Les va-et-vient dans le couloir, les petits gloussements des gosses qui chahutent, et pour finir, le réveil quasi militaire de Bianca quand elle a toqué à la porte. Tout ça a contribué à me faire ouvrir les yeux.
— J'ai attendu le dernier moment pour te lever du lit. Tu vas louper le départ.
— Tu viens à la fête, Bianca ?
— Je dois m'occuper de mes vieux, et des amis m'ont laissé un bébé. Il paraît qu'une équipe de la télé locale va venir filmer les jeux. Je ne louperai pas tout.
Sans me presser, je prends une douche, un café, je regarde la place par la fenêtre de la cuisine. Tout le village est déjà là, bourdonnant, hommes, femmes, enfants, et tutti quanti. Bianca sera sûrement la seule à veiller sur Sora. Il n'y aura rien à garder, d'ailleurs, les marlous et les voleurs seront aussi de la fête. Mon père m'en parlait souvent, du Gonfalone. Les cinq villages se réunissent, chacun sous ses couleurs, comme des tribus indiennes qui, une fois l'an, décident de se regrouper dans une même nation. Le cortège marche pendant presque une heure pour arriver au carrefour des cinq villes. Là, tout est aménagé, un ring géant où les hommes recrutés pour les jeux produiront des efforts insensés pour faire triompher leur drapeau. Tir à la corde, bras de fer et autres prouesses musculaires. Tout autour, des stands, des tables, une foire gigantesque, une kermesse à tout casser jusqu'à la nuit. Et quand le village vainqueur est désigné et fêté, on oublie tout, les couleurs, les villages, les drapeaux, les jeux. Ne restent que des milliers d'individus, ivres de tout, prêts à veiller jusque très tard.
La foule grossit à vue d'œil, et le maire, porte-voix en main, souhaite la bienvenue à tous. Je m'habille en pressant le mouvement pour ne pas louper le départ. Je me fonds dans une grappe de gens et cherche un peu partout où Marcello a bien pu se fourrer. J'entends son chant écorché à quelques mètres de là, il gratouille son banjo et interprète à la cantonade un vieux standard local qui fait la joie de son entourage. Ses lunettes noires me terrifient toujours autant. Mais après tout, mettre de l'ambiance, c'est son job. Le maire donne le coup d'envoi, je me retrouve coincé entre deux dames chargées de paniers. Devant, je vois Mangini discuter avec des gens, il se retourne et me salue. Marcello est guidé au bras par un jeune type qui reprend sa chanson en canon.
J'ai peur.
Il serait encore temps de mettre fin à cette farce.
Sans m'en rendre compte, je traîne le pas. Le cordon qui me suit me pousse gentiment, comme pour m'assurer qu'il est trop tard et qu'il fallait réfléchir avant. C'est seulement maintenant que je calcule les risques. Il y en a trop. Quelque chose pourrait foirer dans le plan de Dario, et là, c'est plus la taule que je risque, c'est la damnation à vie.
On s'engage sur la route qui passe près du sentier de la vigne. Nous marchons trop rapidement, je me suis trompé dans le minutage. Mon cœur se met à battre plus vite, je serre les dents. Je cherche partout la silhouette de Marcello, sans la trouver. Le jeune homme qui le guidait discute maintenant avec une fille. L'aveugle a filé en douce, comme prévu. Je regarde ma montre, dans dix minutes nous passerons à portée de ce terrain de malheur. C'est le moment ou jamais de discuter avec les autochtones. Je passe près de Mangini qui me salue à nouveau, la discussion s'engage, je n'arrive même plus à comprendre ce qu'il dit, c'est la peur, je n'entends plus rien, il sourit. Qu'est-ce que fout l'aveugle ? Je regarde ma montre trois fois de suite, les gens s'amusent, tout devient de plus en plus confus, j'ai peur.
— Vous allez rester longtemps, chez nous ?
Marcello, qu'est-ce que tu fous ? Dario, je te maudis, tout ça c'est de ta faute. La banderole bleu et jaune va passer tout près du sentier.
— Monsieur Polsinelli… ? Vous m'entendez… ?
— Hein… ?
— Je vous demandais si vous alliez rester longtemps en Italie… ?
— …
Et si je rentrais là, tout de suite ? Machine arrière, sans prendre mon sac, sans saluer personne, marcher jusqu'à la prochaine gare, attendre le train pour Rome, revoir Paris…
— Faudra venir dîner chez moi, avant de partir, hein ? Monsieur Polsinelli… ? Vous vous sentez bien… ?
Mon cœur va exploser, ma tête va exploser, je vois les premiers plants de vigne, dans deux minutes le cortège aura passé son chemin et tout sera foutu. Marcello, Dario, et toi aussi, le Saint Patron, vous m'avez lâché…
— Allez vous reposer, monsieur Polsinelli…
Lâché.
Je vais attendre un peu avant de sortir du cortège. Dans ma tête, j'en suis déjà sorti. Je ne les suis plus. J'avance comme un zombi. Fatigué.
Déçu.
M'en veux pas, Dario.
C'était une belle idée, mais celle-là aussi est déjà tombée dans l'oubli. Je voulais faire ça pour toi, pour ta mémoire. Et pour moi aussi. Et pour mon père. Il aurait tellement aimé ça. Il aime tout ce qui bouleverse l'ordre des choses. Il aurait été fier de nous, tiens…
Tout à coup on s'agite. Les gens me bousculent. Je redescends sur terre, tout près d'eux. Le cortège serpente dans tous les sens pour se disperser, comme dans un mouvement de panique. En tête, j'entends hurler des dizaines de voix.
— Fuoco ! Fuoco !
Je redresse la tête.
Le feu…
Oui, le feu… La meute sort brutalement de la route pour déferler sur mes terres, je suis happé par le mouvement. Le feu… Ils ont vu le feu… Comme si je n'y croyais pas encore j'attrape le premier venu par la manche et lui demande ce qui se passe.
— Mais regardez devant vous, porca miseria ! Regardez !
La foule hurle et se précipite vers la vigne. En me dressant sur la pointe des pieds, je peux enfin voir…
Une boule de flammes. Seule, au beau milieu des arpents. Bien ronde. Magnifique. Je n'ai rien à faire. Rester là. Ne pas bouger dans cette vague de panique. Et admirer le tourbillon des flammes.
Dans le porte-voix, au loin, on crie déjà qu'il est trop tard. Qu'on ne peut plus rien faire pour la chapelle.
Elle a flambé d'un seul coup. Quelques hommes s'agitent, tentent on ne sait quoi pour enrayer l'incendie. Mais ils baissent les bras très vite et regardent, impuissants, le ventre du brasier engloutir intégralement la masure.
Les cris cessent eux aussi et la foule entière reste debout, figée, hypnotisée par le spectacle. Le peuple de Sora laisse brûler une partie de son histoire.
Dans quelques minutes la chapelle entière va s'effondrer. À quoi peuvent bien penser ces deux mille villageois qui se sont tous raconté l'histoire de cette bicoque, de génération en génération. Ils restent là, muets. Honteux, peut-être, pour les plus anciens. Honteux d'avoir laissé la chapelle à l'abandon. Elle était déjà morte depuis longtemps.
Soudain, les premiers craquements. Une vague rumeur s'élève dans l'assemblée. Ils attendent, émus, le cœur battant, ils veulent voir. Les flammes ont recouvert jusqu'au petit dôme. Le feu a pris en quelques secondes, il s'en est donné à cœur joie, cette chapelle ruinée, c'est une petite friandise, un bonbon qu'on lèche un instant et qu'on avale d'un trait. Aucune résistance. Au contraire, un abandon total. Une longue flamme s'élève très haut. Un craquement, à nouveau. Je reste bouche bée, les bras ballants, comme tous les autres, en attendant l'imminence.
La foule a reculé brutalement quand les murs ont commencé à ployer.
Et puis, les deux murs de côté se sont affaissés d'un coup dans un bruit sinistre, ils ont cédé et se sont écroulés vers l'extérieur, comme si on les avait tirés pour ne pas qu'ils implosent et ne s'abattent dans la masure. Le dôme a roulé loin derrière. La chapelle s'est ouverte comme une corolle et la foule a hurlé à cet instant-là.
Les murs se sont couchés et le brasier s'est répandu tout autour, juste quelques secondes, pour perdre toute son intensité.
Et puis…
Au milieu des flammes et de la fumée noire, quand tout semblait terminé…
Le Saint nous est apparu.
Droit sur son socle en pierre.
Intact.
Le regard plus mauvais que jamais.
Sant'Angelo a toisé la foule.
Une femme à mes côtés a baissé la tête et s'est masqué les yeux.
Dans les décombres qui crépitent encore, il reste là, tout entier, et pas la moindre flammèche ne s'est hasardée à venir le défier.
Son corps luit étrangement.
Dans les premiers rangs, un petit groupe d'hommes recule.
Une femme s'est évanouie, on la transporte un peu plus loin, sans le moindre cri.
À une dizaine de mètres de moi, un couple vient de s'agenouiller.
La fumée se dissipe et le brasier agonise. Le silence revient, doucement, et nous glace plus encore. Sant'Angelo, à ciel ouvert, nous nargue de sa superbe. C'est comme ça que nous le voyons, tous.
Moi aussi.
J'ai tout oublié.
Un instant, une éternité plus tard, l'un de nous a voulu rompre le silence. Un fou. Comme un pantin, il s'est avancé vers la statue, le bras en avant, et une femme près de moi a porté une main à sa poitrine. À pas lents, il est parvenu jusqu'au socle.
Sant'Angelo ruisselle et brille.
L'homme a hésité un instant, comme s'il avait eu peur de se brûler.
Puis l'a touché.
Sa main l'a caressé un instant. Incrédule, les yeux écarquillés, il s'est retourné et a dit.
– È vino…
Les chuchotements ont fusé et le mot s'est répandu jusqu'aux derniers rangs.
– È vino ! È vino… !
« C'est du vin !.. » Oui, c'est du vin. Sant'Angelo ruisselle de vin, sue et pleure le vin. Son vin.
Des femmes, des enfants crient, les hommes bougent, la pression est trop forte. Celui qui a touché le saint chancelle à terre. Un autre vient le secourir.
Et puis, brusquement, un cri déchirant a couvert tout le reste. Un cri humain. Un homme.
Autour de lui, un cercle s'est formé. J'ai voulu m'approcher le plus possible en écartant les gens sur mon passage, avec violence, pour ne pas en perdre une miette. L'homme est à genoux et son râle n'en finit plus.
Il est prostré et tient ses paumes plaquées contre son visage.
Personne n'ose lui prêter main-forte. La peur. Je veux voir. Voir. Il se plaint toujours et pleure comme un enfant.
C'est Marcello.
Il rampe sur ses genoux et ses coudes, vers la statue. On s'écarte sur son passage, il pleure de plus en plus fort. La voie est libre, il foule la terre boueuse et atteint enfin le socle. Des cris fusent dans l'assistance. « Lo ciego… lo ciego ! » Oui, c'est bien l'aveugle qui souffre le martyre, au pied du saint. Il crie une dernière fois, ses mains n'ont pas quitté son visage, il tourne sur lui-même et tombe, à bout de force.
Une chape de silence total s'abat sur nous tous.
Marcello reste figé un long moment. Et, lentement, ses mains glissent sur son visage et retombent à terre.
Il relève la tête. Regarde le ciel. Puis nous regarde, nous.
Ses yeux sont grands ouverts.
Il tourne la tête vers le saint, tend le bras vers lui. Et retombe, comme mort.
Un vieil homme s'approche de lui, le secoue. Marcello le repousse d'un coup sec.
— Ne me touchez pas… Ne me touchez pas !
Je me fraye un passage jusqu'au tout premier rang. Marcello nous toise un instant, muet, et se retourne vers le saint.
— Mes yeux… ! Les yeux me brûlent… Sant'Angelo… Et je te vois…
Ses yeux pleurent et regardent la foule.
— Je vous vois… Vous tous ! ! !