PREMIÈRE PARTIE. Dans les abysses

-7. Disparition d’une journaliste. Lundi 23 juin — Mardi 1er juillet 2014

JESSE ROSENBERG Lundi 23 juin 2014

33 jours avant la première du 21e festival de théâtre d’Orphea

La première et dernière fois que je vis Stephanie Mailer fut lorsqu’elle s’incrusta à la petite réception organisée en l’honneur de mon départ de la police d’État de New York.

Ce jour-là, une foule de policiers de toutes les brigades s’était réunie sous le soleil de midi, face à l’estrade en bois qu’on dressait pour les grandes occasions sur le parking du centre régional de la police d’État. Je me tenais dessus, à côté de mon supérieur, le major McKenna, qui m’avait dirigé tout au long de ma carrière, et me rendait un hommage appuyé.

« Jesse Rosenberg est un jeune capitaine de police, mais il est visiblement très pressé de partir, dit le major, déclenchant les rires de l’assemblée. Je n’aurais jamais imaginé qu’il s’en aille avant moi. La vie est quand même mal faite : tout le monde voudrait que je parte, mais je suis toujours là, et tout le monde voudrait garder Jesse, mais Jesse s’en va. »

J’avais 45 ans et je quittais la police serein et heureux. Après vingt-trois années de service, j’avais décidé de prendre la pension à laquelle j’avais désormais droit afin de mener à bien un projet qui me tenait à cœur depuis très longtemps. Il me restait encore une semaine de travail jusqu’au 30 juin. Après cela, un nouveau chapitre de ma vie s’ouvrirait.

« Je me souviens de la première grosse affaire de Jesse, poursuivit le major. Un quadruple meurtre épouvantable, qu’il avait brillamment résolu, alors que personne dans la brigade ne l’en croyait capable. C’était encore un tout jeune policier. À partir de ce moment-là tout le monde a compris de quelle trempe était Jesse. Tous ceux qui l’ont côtoyé savent qu’il a été un enquêteur hors pair, je crois pouvoir dire qu’il a même été le meilleur d’entre nous. Nous l’avons baptisé capitaine 100 % pour avoir résolu toutes les enquêtes auxquelles il a participé, ce qui fait de lui un enquêteur unique. Policier admiré de ses collègues, expert consulté et instructeur de l’académie pendant de longues années. Laisse-moi te dire, Jesse : ça fait vingt ans que nous sommes tous jaloux de toi ! »

L’assemblée éclata de rire à nouveau.

« Nous n’avons pas très bien compris quel est ce nouveau projet qui t’attend, Jesse, mais nous te souhaitons bonne chance dans cette entreprise. Sache que tu nous manqueras, tu manqueras à la police, mais surtout tu manqueras à nos femmes qui passaient les kermesses de la police à te dévorer des yeux. »

Un tonnerre d’applaudissements salua le discours. Le major me donna une accolade amicale puis je descendis de la scène pour aller saluer tous ceux qui m’avaient fait l’amitié d’être présents, avant qu’ils ne se précipitent sur le buffet.

Me retrouvant seul un instant, je fus alors abordé par une très jolie femme, dans la trentaine, que je ne me souvenais pas d’avoir jamais vue.

— C’est donc vous le fameux capitaine 100 % ? me demanda-t-elle d’un ton charmeur.

— Il paraît, répondis-je en souriant. Est-ce qu’on se connaît ?

— Non. Je m’appelle Stephanie Mailer. Je suis journaliste pour l’Orphea Chronicle.

Nous échangeâmes une poignée de main. Stephanie me dit alors :

— Ça vous dérange si je vous appelle capitaine 99 % ?

Je fronçai les sourcils :

— Est-ce que vous insinueriez que je n’ai pas résolu l’une de mes enquêtes ?

Pour toute réponse, elle sortit de son sac la photocopie d’une coupure de presse de l’Orphea Chronicle datant du 1er août 1994 et me la tendit :

QUADRUPLE MEURTRE À ORPHEA : LE MAIRE ET SA FAMILLE ASSASSINÉS

Samedi soir, le maire d’Orphea, Joseph Gordon, sa femme, ainsi que leur jeune fils de 10 ans ont été abattus chez eux. La quatrième victime se prénomme Meghan Padalin, 32 ans. La jeune femme, qui faisait son jogging au moment des faits, a sans doute été le témoin malheureux de la scène. Elle a été tuée par balles en pleine rue devant la maison du maire.

Illustrant l’article, il y avait une photo de moi et de mon coéquipier de l’époque, Derek Scott, sur les lieux du crime.

— Où voulez-vous en venir ? lui demandai-je.

— Vous n’avez pas résolu cette affaire, capitaine.

— Qu’est-ce que vous racontez ?

— En 1994, vous vous êtes trompé de coupable. Je pensais que vous voudriez le savoir avant de quitter la police.

Je crus d’abord à une mauvaise plaisanterie de mes collègues, avant de comprendre que Stephanie était très sérieuse.

— Est-ce que vous menez votre propre enquête ? l’interrogeai-je.

— En quelque sorte, capitaine.

En quelque sorte ? Il va falloir m’en dire plus si vous voulez que je vous croie.

— Je dis la vérité, capitaine. J’ai un rendez-vous tout à l’heure qui devrait me permettre d’obtenir une preuve irréfutable.

— Rendez-vous avec qui ?

— Capitaine, me dit-elle d’un ton amusé, je ne suis pas une débutante. C’est le genre de scoop qu’un journaliste ne veut pas risquer de perdre. Je promets de partager mes découvertes avec vous dès que ce sera le moment. En attendant, j’ai une faveur à vous demander : pouvoir accéder au dossier de la police d’État.

— Vous appelez ça une faveur, moi du chantage ! lui rétorquai-je. Commencez par me montrer votre enquête, Stephanie. Ce sont des allégations très graves.

— J’en suis consciente, capitaine Rosenberg. Et justement, je n’ai pas envie de me faire doubler par la police d’État.

— Je vous rappelle que vous avez le devoir de partager toutes les informations sensibles en votre possession avec la police. C’est la loi. Je pourrais aussi venir perquisitionner votre journal.

Stephanie sembla déçue de ma réaction.

— Tant pis, capitaine 99 %, dit-elle. J’imaginais que cela vous intéresserait, mais vous devez déjà penser à votre retraite et à ce nouveau projet dont votre major a parlé dans son discours. De quoi s’agit-il ? Retaper un vieux bateau ?

— Ça ne vous regarde pas, répondis-je sèchement.

Elle haussa les épaules, fit mine de partir. J’étais certain qu’elle bluffait et, effectivement, elle s’arrêta après quelques pas et se tourna vers moi :

— La réponse était juste sous vos yeux, capitaine Rosenberg. Vous ne l’avez simplement pas vue.

J’étais à la fois intrigué et agacé.

— Je ne suis pas sûr de vous suivre, Stephanie.

Elle leva alors sa main et la plaça à hauteur de mes yeux.

— Que voyez-vous, capitaine ?

— Votre main.

— Je vous montrais mes doigts, corrigea-t-elle.

— Mais moi je vois votre main, rétorquai-je sans comprendre.

— C’est bien le problème, me dit-elle. Vous avez vu ce que vous vouliez voir, et non pas ce que l’on vous montrait. C’est ce que vous avez raté il y a vingt ans.

Ce furent ses dernières paroles. Elle s’en alla, me laissant avec son énigme, sa carte de visite et la photocopie de l’article.

Avisant au buffet Derek Scott, mon ancien coéquipier qui végétait aujourd’hui au sein de la brigade administrative, je m’empressai de le rejoindre et lui montrai la coupure de presse.

— T’as toujours la même tête, Jesse, me dit-il en souriant, s’amusant de retrouver cette vieille archive. Que te voulait cette fille ?

— C’est une journaliste. Selon elle, on s’est planté en 1994. Elle affirme qu’on est passé à côté de l’enquête et qu’on s’est trompé de coupable.

— Quoi ? s’étrangla Derek, mais c’est insensé.

— Je sais.

— Qu’a-t-elle dit exactement ?

— Que la réponse se trouvait sous nos yeux et qu’on ne l’a pas vue.

Derek resta perplexe. Il semblait troublé lui aussi, mais il décida de chasser cette idée de son esprit.

— J’y crois pas un instant, finit-il par maugréer. C’est juste une journaliste de seconde zone qui veut se faire de la pub à bon compte.

— Peut-être, répondis-je, songeur. Peut-être pas.

Balayant le parking du regard, j’aperçus Stephanie qui montait dans sa voiture. Elle me fit signe et me cria : « À bientôt, capitaine Rosenberg. »

Mais il n’y eut pas de « bientôt ».

Parce que ce jour-là fut le jour de sa disparition.

DEREK SCOTT

Je me souviens du jour où toute cette affaire a commencé. C’était le samedi 30 juillet 1994.

Ce soir-là, Jesse et moi étions de service. Nous nous étions arrêtés pour dîner au Blue Lagoon, un restaurant à la mode où Darla et Natasha travaillaient comme serveuses.

À cette époque, Jesse était en couple avec Natasha depuis des années déjà. Darla était l’une de ses meilleures amies. Elles projetaient toutes les deux d’ouvrir un restaurant ensemble et consacraient leurs journées à ce projet : elles avaient trouvé un lieu et se chargeaient à présent d’obtenir les autorisations de travaux. Le soir et le week-end, elles assuraient le service au Blue Lagoon, mettant de côté la moitié de ce qu’elles gagnaient pour le réinvestir dans leur futur établissement.

Au Blue Lagoon, elles se seraient bien vues assurer la gérance, ou travailler en cuisine, mais le propriétaire des lieux leur disait : « Avec votre jolie petite tête et votre joli petit cul, votre place est en salle. Et ne vous plaignez pas, vous vous faites bien plus en pourboires que ce que vous gagneriez en cuisine. » Sur ce dernier point, il n’avait pas tort : de nombreux clients venaient au Blue Lagoon uniquement pour être servis par elles. Elles étaient belles, douces, souriantes. Elles avaient tout pour elles. Il ne faisait aucun doute que leur restaurant connaîtrait un succès retentissant et tout le monde en parlait déjà.

Darla était célibataire. Et j’avoue que depuis que je l’avais rencontrée je ne pensais qu’à elle. Je bassinais Jesse pour aller au Blue Lagoon lorsque Natasha et Darla s’y trouvaient, pour prendre un café avec elles. Et quand elles se réunissaient chez Jesse pour travailler sur leur projet de restaurant, je m’incrustais pour faire un numéro de charme à Darla, qui ne marchait qu’à moitié.

Vers 20 heures 30, ce fameux soir du 30 juillet, Jesse et moi dînions au bar tout en échangeant gaiement quelques mots avec Natasha et Darla qui nous tournaient autour. Soudain mon bip et celui de Jesse se mirent à sonner simultanément. Nous nous dévisageâmes l’un l’autre d’un air inquiet.

— Pour que vos deux bips sonnent en même temps, ça doit être grave, releva Natasha.

Elle nous désigna la cabine téléphonique du restaurant ainsi qu’un combiné sur le comptoir. Jesse se dirigea vers la cabine, j’optai pour le comptoir. Nos deux appels furent brefs.

— On a un appel général pour un quadruple meurtre, expliquai-je à Natasha et Darla après avoir raccroché, me précipitant vers la porte.

Jesse était en train d’enfiler sa veste.

— Grouille-toi, le tançai-je. La première unité de la brigade criminelle qui sera sur les lieux aura l’enquête.

Nous étions jeunes et ambitieux. C’était là l’opportunité de notre première enquête d’importance ensemble. J’étais un policier plus expérimenté que Jesse et j’avais déjà le grade de sergent. Ma hiérarchie m’appréciait énormément. Tout le monde disait que j’allais faire une carrière de grand flic.

Nous courûmes dans la rue jusqu’à la voiture et nous engouffrâmes dans l’habitacle, moi côté conducteur, Jesse côté passager.

Je démarrai en trombe et Jesse ramassa le gyrophare posé sur le plancher. Il l’enclencha et le posa, par la fenêtre ouverte, sur le toit de notre voiture banalisée, illuminant la nuit d’un éclat rouge.

C’est ainsi que tout commença.

JESSE ROSENBERG Jeudi 26 juin 2014

30 jours avant la première

J’avais imaginé que je passerais ma dernière semaine au sein de la police à flâner dans les couloirs et à boire des cafés avec mes collègues pour leur faire mes adieux. Mais depuis trois jours, j’étais enfermé dans mon bureau du matin au soir, plongé dans le dossier d’enquête du quadruple meurtre de 1994, que j’avais ressorti des archives. La visite de cette Stephanie Mailer m’avait ébranlé : je ne pouvais penser à rien d’autre qu’à cet article, et à cette phrase qu’elle avait prononcée : « La réponse était juste sous vos yeux. Vous ne l’avez simplement pas vue. »

Mais il me semblait que nous avions tout vu. Plus je ressassais le dossier, plus je me confortais dans l’idée qu’il s’agissait de l’une des plus solides enquêtes que j’aie menées dans ma carrière : tous les éléments étaient là, les preuves contre l’homme considéré comme le meurtrier étaient accablantes. Derek et moi avions travaillé avec un sérieux et une minutie implacables. Je ne trouvais pas la moindre faille. Comment aurions-nous donc pu nous tromper de coupable ?

Cet après-midi-là, Derek, justement, débarqua dans mon bureau.

— Qu’est-ce que tu fabriques, Jesse ? Tout le monde t’attend à la cafétéria. Les collègues du secrétariat t’ont fait un gâteau.

— J’arrive, Derek, désolé, j’ai un peu la tête ailleurs.

Il regarda les documents éparpillés sur mon bureau, en attrapa un et s’écria :

— Ah non, ne me dis pas que tu gobes les conneries de cette journaliste ?

— Derek, je voudrais juste m’assurer que…

Il ne me laissa pas finir ma phrase :

— Jesse, le dossier était béton ! Tu le sais aussi bien que moi. Allez, viens, tout le monde t’attend.

J’acquiesçai.

— Donne-moi une minute, Derek. J’arrive.

Il soupira et sortit de mon bureau. J’attrapai la carte de visite posée devant moi et composai le numéro de Stephanie. Son téléphone était éteint. J’avais déjà essayé de l’appeler la veille, sans succès. Elle-même ne m’avait pas recontacté depuis notre rencontre de lundi et je décidai de ne pas insister davantage. Elle savait où me trouver. Je finis par me dire que Derek avait raison : rien ne permettait de douter des conclusions de l’enquête de 1994, et c’est l’esprit apaisé que je rejoignis mes collègues à la cafétéria.

Mais en remontant dans mon bureau, une heure plus tard, je trouvai un fax de la police d’État de Riverdale, dans les Hamptons, qui annonçait la disparition d’une jeune femme : Stephanie Mailer, 32 ans, journaliste. Sans nouvelles d’elle depuis lundi.

Mon sang ne fit qu’un tour. J’arrachai la page de la machine et me ruai sur le téléphone pour contacter le poste de Riverdale. À l’autre bout du fil, un policier m’expliqua que les parents de Stephanie Mailer étaient venus en début d’après-midi, inquiets que leur fille ne se soit pas manifestée depuis lundi.

— Pourquoi les parents ont-ils directement contacté la police d’État et pas la police locale ? demandai-je.

— Ils l’ont fait, mais la police locale n’a apparemment pas pris l’affaire au sérieux. Du coup, je me suis dit qu’il valait mieux faire remonter ça directement à la brigade des crimes majeurs. Ce n’est peut-être rien, mais je préférais vous donner l’information.

— Vous avez bien fait. Je m’en occupe.

La mère de Stephanie, à qui je téléphonai aussitôt, me fit part de sa plus grande inquiétude. Son dernier échange avec sa fille datait de lundi matin. Depuis, plus rien. Son portable était coupé. Aucune des amies de Stephanie n’avait pu la joindre non plus. Elle avait fini par se rendre à l’appartement de sa fille avec la police locale, mais il n’y avait personne.

J’allai immédiatement trouver Derek dans son bureau de la brigade administrative.

— Stephanie Mailer, lui dis-je, la journaliste qui est venue ici lundi, a disparu.

— Qu’est-ce que tu me racontes, Jesse ?

Je lui tendis l’avis de disparition.

— Regarde toi-même. Il faut aller à Orphea. Il faut aller voir ce qui se passe. Tout ça ne peut pas être une coïncidence.

Il soupira :

— Jesse, tu n’es pas censé quitter la police ?

— Dans quatre jours seulement. Je suis encore flic pendant quatre jours. Lundi, quand je l’ai vue, Stephanie disait avoir un rendez-vous qui allait lui apporter les éléments manquant à son dossier…

— Laisse l’affaire à l’un de tes collègues, me suggéra-t-il.

— Hors de question ! Derek, cette fille m’a assuré qu’en 1994…

Il ne me laissa pas terminer ma phrase :

— On a bouclé l’enquête, Jesse ! C’est du passé ! Qu’est-ce qui te prend tout d’un coup ? Pourquoi veux-tu à tout prix te replonger là-dedans ? Tu as vraiment envie de revivre tout ça ?

Je regrettai son manque de soutien.

— Alors, tu ne veux pas venir à Orphea avec moi ?

— Non, Jesse. Désolé. Je crois que tu délires complètement.


C’est donc seul que je me rendis à Orphea, vingt ans après y avoir mis les pieds pour la dernière fois. Depuis le quadruple meurtre.

Il fallait compter une heure de route depuis le centre régional de la police d’État, mais pour gagner du temps, je m’affranchis des limitations de vitesse en enclenchant la sirène et les gyrophares de mon véhicule banalisé. Je pris l’autoroute 27 jusqu’à la bifurcation vers Riverhead, puis la 25 en direction du nord-ouest. La route, dans le dernier tronçon, traversait une nature somptueuse, entre forêt luxuriante et étangs parsemés de nénuphars. J’atteignis bientôt la route 17, longiligne et déserte, qui rejoignait Orphea et sur laquelle je filai comme une flèche. Un immense panneau routier m’annonça bientôt que j’étais arrivé.

BIENVENUE À ORPHEA, NEW YORK.
Festival national de théâtre, 26 juillet — 9 août

Il était 17 heures. Je pénétrai dans la rue principale, verdoyante et colorée. Je vis défiler les restaurants, les terrasses et les boutiques. L’ambiance était paisible et vacancière. À l’approche des festivités du 4 Juillet[1], les lampadaires avaient été ornés de bannières étoilées, et des panneaux annonçaient un feu d’artifice pour le soir de la fête nationale. Le long de la marina bordée de massifs de fleurs et de buissons taillés, des promeneurs flânaient entre les cabanons proposant des tours d’observation des baleines et ceux des loueurs de vélos. Cette ville semblait sortie tout droit d’un décor de film.


Mon premier arrêt fut au poste de la police locale.

Le chef Ron Gulliver, qui dirigeait la police d’Orphea, me reçut dans son bureau. Je n’eus pas besoin de lui rappeler que nous nous étions déjà rencontrés vingt ans plus tôt : il se souvenait de moi.

— Vous n’avez pas changé, me dit-il en me secouant la main.

Je ne pouvais pas en dire autant de lui. Il avait mal vieilli et passablement grossi. Bien qu’il ne fût plus l’heure de déjeuner et pas encore celle de dîner, il était en train de manger des spaghettis dans une barquette en plastique. Et tandis que je lui expliquais les raisons de ma venue, il avala la moitié de son plat de façon tout à fait dégoûtante.

— Stephanie Mailer ? s’étonna-t-il, la bouche pleine. Nous avons déjà traité cette affaire. Il ne s’agit pas d’une disparition. Je l’ai expliqué à ses parents qui sont décidément de fichus enquiquineurs. Ils sortent par la porte et ils rentrent par la fenêtre, ceux-là !

— Ce sont peut-être simplement des parents inquiets pour leur fille, lui fis-je remarquer. Ils n’ont pas eu de nouvelles de Stephanie depuis trois jours et disent que c’est très inhabituel. Vous comprendrez que je veuille traiter cela avec la diligence nécessaire.

— Stephanie Mailer a 32 ans, elle fait ce qu’elle veut, non ? Croyez-moi, si j’avais des parents comme les siens, j’aurais moi aussi envie de m’enfuir, capitaine Rosenberg. Vous pouvez être tranquille, Stephanie s’est simplement absentée quelque temps.

— Comment pouvez-vous en avoir la certitude ?

— C’est son patron, le rédacteur en chef de l’Orphea Chronicle, qui me l’a dit. Elle lui a envoyé un message sur son portable lundi soir.

— Le soir de sa disparition, relevai-je.

— Mais puisque je vous dis qu’elle n’a pas disparu ! s’agaça le chef Gulliver.

À chacune de ses exclamations, un feu d’artifice al pomodoro sortait de sa bouche. Je reculai d’un pas pour éviter que les projections n’atterrissent sur ma chemise immaculée. Gulliver, après avoir dégluti, reprit :

— Mon adjoint a accompagné les parents chez elle. Ils ont ouvert avec leur double de la clé et inspecté : tout était en ordre. Le message reçu par son rédacteur en chef a confirmé qu’il n’y avait aucune raison de s’inquiéter. Stephanie n’a de comptes à rendre à personne. Ce qu’elle fait de sa vie ne nous regarde pas. Quant à nous, nous avons fait notre boulot correctement. Alors, de grâce, ne venez pas me casser les pieds.

— Les parents sont très inquiets, insistai-je, et avec votre accord, je serais content de vérifier par moi-même que tout va bien.

— Si vous avez du temps à perdre, capitaine, ne vous gênez pas pour moi. Vous n’avez qu’à attendre que mon chef-adjoint, Jasper Montagne, revienne de sa patrouille. C’est lui qui s’est occupé de tout cela.

Quand le sergent-chef Jasper Montagne arriva enfin, je me retrouvai face à une gigantesque armoire à glace, aux muscles saillants et à l’air redoutable. Il m’expliqua qu’il avait accompagné les parents Mailer chez Stephanie. Ils étaient entrés dans son appartement : elle n’y était pas. Rien à signaler. Pas de signe de lutte, rien d’anormal. Montagne avait ensuite inspecté les rues avoisinantes à la recherche de la voiture de Stephanie, en vain. Il avait poussé le zèle jusqu’à appeler les hôpitaux et les postes de police de la région : rien. Stephanie Mailer s’était simplement absentée de chez elle.

Comme je voulais jeter un coup d’œil à l’appartement de Stephanie, il proposa de m’accompagner. Elle habitait sur Bendham Road, une petite rue calme proche de la rue principale, dans un immeuble étroit, bâti sur trois niveaux. Une quincaillerie occupait le rez-de-chaussée, un locataire louait l’appartement unique du premier étage, et Stephanie celui du deuxième.

Je sonnai longuement à la porte de son appartement. Je tambourinai, criai, mais en vain : il n’y avait visiblement personne.

— Vous voyez bien, elle n’est pas là, me dit Montagne.

Je tournai la poignée de la porte : elle était fermée à clé.

— Est-ce qu’on peut entrer ? demandai-je.

— Vous avez la clé ?

— Non.

— Moi non plus. Ce sont les parents qui ont ouvert l’autre jour.

— Donc on ne peut pas entrer ?

— Non. On ne va pas commencer à casser la porte des gens sans raison ! Si vous voulez être tout à fait rassuré, allez au journal local et parlez au rédacteur en chef, il vous montrera le message reçu de Stephanie lundi soir.

— Et le voisin du dessous ? demandai-je.

— Brad Melshaw ? Je l’ai interrogé hier, il n’a rien vu, ni rien entendu de particulier. Ça ne sert à rien d’aller sonner chez lui : il est cuisinier au Café Athéna, le restaurant branché du haut de la rue principale, et il y est en ce moment.

Je ne me laissai pas démonter pour autant : je descendis d’un étage et sonnai chez ce Brad Melshaw. En vain.

— Je vous l’avais dit, soupira Montagne en redescendant les escaliers tandis que je restais encore un instant sur le palier à espérer qu’on m’ouvrirait.

Lorsque je pris les escaliers à mon tour pour redescendre, Montagne était déjà sorti de l’immeuble. Arrivé dans le hall d’entrée, je profitai d’être seul pour inspecter la boîte aux lettres de Stephanie. D’un coup d’œil par la fente, je vis qu’il y avait une lettre à l’intérieur et je parvins à l’attraper du bout des doigts. Je la pliai en deux et la glissai discrètement dans la poche arrière de mon pantalon.


Après notre arrêt dans l’immeuble de Stephanie, Montagne me conduisit à la rédaction de l’Orphea Chronicle, à deux pas de la rue principale, pour que je puisse parler avec Michael Bird, le rédacteur en chef du journal.

La rédaction se trouvait dans un bâtiment en briques rouges. Si l’extérieur avait bonne allure, l’intérieur, en revanche, était décati.

Michael Bird, le rédacteur en chef, nous reçut dans son bureau. Il était déjà à Orphea en 1994, mais je n’avais plus souvenir de l’avoir croisé. Bird m’expliqua que, par un concours de circonstances, il avait repris les rênes de l’Orphea Chronicle trois jours après le quadruple meurtre et qu’il avait du coup passé l’essentiel de cette période le nez dans la paperasse et non sur le terrain.

— Depuis combien de temps Stephanie Mailer travaille-t-elle pour vous ? demandai-je à Michael Bird.

— Environ neuf mois. Je l’ai engagée en septembre dernier.

— C’est une bonne journaliste ?

— Très. Elle remonte le niveau du journal. C’est important pour nous car il est difficile d’avoir toujours du contenu de qualité. Vous savez, le journal va très mal financièrement : nous survivons parce que les locaux nous sont prêtés par la mairie. Les gens ne lisent plus la presse aujourd’hui, les annonceurs ne sont plus intéressés. Avant, nous étions un journal régional important, lu et respecté. Aujourd’hui, pourquoi liriez-vous l’Orphea Chronicle quand vous pouvez lire le New York Times en ligne ? Et je ne vous parle même pas de ceux qui ne lisent plus rien et se contentent de s’informer sur Facebook.

— Quand avez-vous vu Stephanie pour la dernière fois ? l’interrogeai-je.

— Lundi matin. À la réunion de rédaction hebdomadaire.

— Et avez-vous remarqué quelque chose de particulier ? Un comportement inhabituel ?

— Non, rien de spécial. Je sais que les parents de Stephanie sont inquiets, mais comme je le leur ai expliqué hier ainsi qu’au chef-adjoint Montagne, Stephanie m’a envoyé un message lundi soir, tard, pour me dire qu’elle devait s’absenter.

Il sortit son portable de sa poche et me montra le message en question, reçu à minuit, dans la nuit de lundi à mardi :

Je dois m’absenter quelque temps d’Orphea. C’est important. Je t’expliquerai tout.

— Et vous n’avez pas eu de nouvelles depuis ce message ? demandai-je.

— Non. Mais honnêtement, ça ne m’inquiète pas. Stephanie est une journaliste au caractère indépendant. Elle avance à son rythme sur ses articles. Je ne me mêle pas trop de ce qu’elle fait.

— Sur quoi travaille-t-elle en ce moment ?

— Le festival de théâtre. Chaque année, à la fin juillet, nous avons un important festival de théâtre à Orphea…

— Oui, je suis au courant.

— Eh bien, Stephanie avait envie de raconter le festival de l’intérieur. Elle rédige une série d’articles à ce sujet. En ce moment, elle interviewe les bénévoles qui assurent la pérennité du festival.

— Est-ce que c’est son genre de « disparaître » ainsi ? m’enquis-je.

— Je dirais « s’absenter », nuança Michael Bird. Oui, elle s’absente régulièrement. Vous savez, le métier de journaliste nécessite de quitter souvent son bureau.

— Est-ce que Stephanie vous a parlé d’une enquête d’envergure qu’elle menait ? interrogeai-je encore. Elle affirmait avoir un rendez-vous important à ce sujet lundi soir…

Je restais volontairement flou, ne souhaitant pas donner plus de détails. Mais Michael Bird secoua la tête.

— Non, me dit-il, elle ne m’en a jamais parlé.


Au sortir de la rédaction, Montagne, qui considérait qu’il n’y avait pas de quoi s’inquiéter, m’invita à quitter la ville.

— Le chef Gulliver voudrait savoir si vous allez partir maintenant.

— Oui, lui répondis-je, je crois que j’ai fait le tour.

De retour dans ma voiture, j’ouvris l’enveloppe trouvée dans la boîte aux lettres de Stephanie. C’était un relevé de carte de crédit. Je l’examinai attentivement.

En dehors des dépenses de sa vie courante (essence, courses au supermarché, quelques retraits au distributeur, des achats à la librairie d’Orphea), je remarquai de nombreux débits de péages routiers de l’entrée de Manhattan : Stephanie s’était régulièrement rendue à New York ces derniers temps. Mais surtout, elle s’était acheté un billet d’avion pour Los Angeles : un rapide aller-retour du 10 au 13 juin. Quelques dépenses sur place — notamment un hôtel — confirmaient qu’elle avait bien effectué ce voyage. Peut-être avait-elle un petit copain en Californie. En tous les cas, c’était une jeune femme qui bougeait beaucoup. Il n’y avait rien d’étonnant à ce qu’elle s’absentât. Je pouvais parfaitement comprendre la police locale : aucun élément ne penchait en faveur de la thèse d’une disparition. Stephanie était majeure et libre de faire ce qu’elle voulait sans avoir de comptes à rendre. Faute d’éléments, j’étais à mon tour sur le point de renoncer à cette enquête, lorsque je fus frappé par un détail. Un élément clochait : la rédaction de l’Orphea Chronicle. Son décor ne collait pas du tout avec l’image que je m’étais faite de Stephanie. Je ne la connaissais certes pas, mais l’aplomb avec lequel elle m’avait interpellé trois jours auparavant m’avait fait l’imaginer plutôt au New York Times que dans un journal local d’une petite ville balnéaire des Hamptons. C’est ce détail qui me poussa à creuser encore un peu plus loin et à rendre visite aux parents de Stephanie, qui vivaient à Sag Harbor, à vingt minutes de là.

Il était 19 heures.

* * *

Au même instant, sur la rue principale d’Orphea, Anna Kanner se garait devant le Café Athéna où elle avait rendez-vous pour dîner avec Lauren, son amie d’enfance, et Paul, le mari de cette dernière.

Lauren et Paul étaient ceux de ses amis qu’Anna voyait le plus régulièrement depuis qu’elle avait quitté New York pour s’établir à Orphea. Les parents de Paul possédaient une maison de vacances à Southampton, à une quinzaine de miles de là, où ils venaient régulièrement passer de longs week-ends, quittant Manhattan dès le jeudi pour éviter le trafic.

Alors qu’Anna s’apprêtait à descendre de sa voiture, elle vit Lauren et Paul, déjà attablés sur la terrasse du restaurant, et elle remarqua surtout qu’un homme les accompagnait. Comprenant aussitôt ce qui se passait, Anna téléphona à Lauren.

— Tu m’as organisé un rancard, Lauren ? lui demanda-t-elle dès que celle-ci décrocha.

Il y eut un instant de silence gêné.

— Peut-être que oui, finit par répondre Lauren. Comment le sais-tu ?

— Mon instinct, lui mentit Anna. Enfin, Lauren, pourquoi tu m’as fait ça ?

Le seul reproche qu’Anna pouvait faire à son amie était qu’elle passait son temps à se mêler de sa vie sentimentale en essayant de la caser avec le premier venu.

— Celui-là, tu vas l’adorer, assura Lauren, après s’être éloignée de la table pour que l’homme qui les accompagnait n’entende pas sa conversation. Fais-moi confiance, Anna.

— Tu sais quoi, Lauren, en fait ce n’est pas idéal ce soir. Je suis encore au bureau et j’ai une tonne de paperasse à terminer.

Anna s’amusa de voir Lauren s’agiter sur la terrasse.

— Anna, je t’interdis de me poser un lapin ! Tu as 33 ans, tu as besoin d’un mec ! Ça fait combien de temps que tu n’as pas baisé, hein ?

Ça, c’était l’argument que Lauren utilisait en dernier recours. Mais Anna n’était vraiment pas d’humeur à se farcir un rendez-vous arrangé.

— Je suis désolée, Lauren. En plus, je suis de permanence…

— Oh, ne commence pas avec ta permanence ! Il ne se passe jamais rien dans cette ville. Tu as le droit de t’amuser un peu aussi !

À cet instant, un automobiliste klaxonna et Lauren l’entendit à la fois dans la rue et à travers le téléphone.

— Alors là, ma vieille, tu es grillée ! s’exclama-t-elle en se précipitant sur le trottoir. Où es-tu ?

Anna n’eut pas le temps de réagir.

— Je te vois ! s’écria Lauren. Si tu crois que tu vas te débiner comme ça et me planter maintenant ? Tu te rends compte que tu passes la plupart de tes soirées toute seule, comme une grand-mère ! Tu sais, je me demande si tu as fait le bon choix en venant t’enterrer ici…

— Oh, pitié, Lauren ! J’ai l’impression d’entendre mon père !

— Mais si tu continues comme ça, tu vas finir ta vie toute seule, Anna !

Anna éclata de rire et sortit de sa voiture. Si on lui avait donné une pièce de monnaie chaque fois qu’elle s’était entendu dire cela, elle nagerait aujourd’hui dans une piscine remplie d’argent. Elle était cependant bien obligée d’avouer qu’à ce stade, elle ne pouvait pas donner tort à Lauren : elle était fraîchement divorcée, sans enfant, et vivait seule à Orphea.

Selon Lauren, la cause des échecs amoureux successifs d’Anna était double : ils tenaient d’une part à son manque de bonne volonté, et d’autre part à son métier qui « faisait peur aux hommes ». « Je ne leur dis jamais d’avance ce que tu fais dans la vie, avait expliqué Lauren à plusieurs reprises en parlant à Anna des rendez-vous qu’elle lui arrangeait. Je pense que ça les intimide. »

Anna rejoignit la terrasse. Le candidat du jour s’appelait Josh. Il avait cet air affreux des hommes trop sûrs d’eux. Il salua Anna en la dévorant des yeux de façon gênante, soufflant d’une haleine fatiguée. Elle sut aussitôt que ce ne serait pas ce soir-là qu’elle rencontrerait le prince charmant.

* * *

— Nous sommes très inquiets, capitaine Rosenberg, me dirent à l’unisson Trudy et Dennis Mailer, les parents de Stephanie, dans le salon de leur coquette maison de Sag Harbor.

— J’ai téléphoné à Stephanie lundi matin, expliqua Trudy Mailer. Elle m’a dit qu’elle était à une réunion de rédaction au journal et qu’elle me rappellerait. Elle ne l’a jamais fait.

— Stephanie rappelle toujours, assura Dennis Mailer.

J’avais immédiatement compris pourquoi les parents Mailer avaient pu agacer la police. Avec eux, tout prenait une dimension dramatique, même le café que j’avais refusé en arrivant :

— Vous n’aimez pas le café ? s’était désespérée Trudy Mailer.

— Vous voulez peut-être du thé ? avait demandé Dennis Mailer.

Parvenant finalement à capter leur attention, j’avais pu leur poser quelques questions préliminaires. Stephanie avait-elle des problèmes ? Non, ils étaient catégoriques. Se droguait-elle ? Non plus. Avait-elle un fiancé ? Un petit ami ? Pas qu’ils sachent. Y aurait-il eu une raison pour qu’elle disparaisse de la circulation ? Aucune.

Les parents Mailer m’assurèrent que leur fille n’était pas du genre à leur cacher quoi que ce soit. Mais je découvris rapidement que ce n’était pas exactement le cas.

— Pourquoi Stephanie s’est-elle rendue à Los Angeles il y a deux semaines ? demandai-je.

— À Los Angeles ? s’étonna la mère. Que voulez-vous dire ?

— Il y a deux semaines, Stephanie a fait un voyage de trois jours en Californie.

— Nous n’en savions rien, se désola le père. Ça ne lui ressemble pas de partir à Los Angeles sans nous en avertir. Peut-être était-ce en lien avec le journal ? Elle est toujours assez discrète à propos des articles sur lesquels elle travaille.

Je doutais que l’Orphea Chronicle puisse se permettre d’envoyer ses journalistes en reportage à l’autre bout du pays. Et c’est justement la question de son emploi au sein du journal qui allait soulever encore un certain nombre d’interrogations.

— Quand et comment Stephanie est-elle arrivée à Orphea ? demandai-je.

— Elle vivait à New York ces dernières années, m’expliqua Trudy Mailer. Elle a étudié la littérature à l’université Notre-Dame. Depuis toute petite, elle veut devenir écrivain. Elle a déjà publié des nouvelles, dont deux dans le New Yorker. Après ses études, elle a travaillé à la Revue des lettres new-yorkaises, mais elle s’est fait licencier en septembre.

— Pour quel motif ?

— Difficultés économiques apparemment. Les choses se sont enchaînées rapidement : elle a trouvé un emploi à l’Orphea Chronicle et elle a décidé de revenir vivre dans la région. Elle semblait contente de s’être éloignée de Manhattan et de retrouver un environnement plus calme.

Il y eut un moment de flottement. Puis, le père de Stephanie me dit :

— Capitaine Rosenberg, nous ne sommes pas du genre à déranger la police pour rien, croyez-moi. Nous n’aurions pas donné l’alerte si nous n’étions pas convaincus, ma femme et moi, qu’il se passe quelque chose d’inhabituel. La police d’Orphea nous a bien fait comprendre qu’il n’y a aucun élément tangible. Mais, même quand elle faisait un aller-retour à New York dans la journée, Stephanie nous envoyait un message, ou nous appelait à son retour pour dire que tout s’était bien passé. Pourquoi envoyer un message à son rédacteur en chef et pas à ses parents ? Si elle n’avait pas voulu que l’on s’inquiète, elle nous aurait envoyé un message à nous aussi.

— À propos de New York, rebondis-je, pourquoi Stephanie se rend-elle si régulièrement à Manhattan ?

— Je ne disais pas qu’elle y allait souvent, précisa le père, je donnais juste un exemple.

— Non, elle s’y rend très souvent, dis-je. Souvent les mêmes jours et aux mêmes heures. Comme si elle avait un rendez-vous régulier. Que va-t-elle faire là-bas ?

De nouveau, les parents Mailer ne semblaient pas savoir de quoi je leur parlais. Trudy Mailer, comprenant qu’elle n’avait pas réussi à me convaincre complètement de la gravité de la situation, me demanda alors :

— Êtes-vous allé chez elle, capitaine Rosenberg ?

— Non, j’aurais aimé accéder à son appartement, mais la porte était fermée et je n’avais pas la clé.

— Voudriez-vous aller y jeter un coup d’œil maintenant ? Vous verrez peut-être quelque chose que nous n’avons pas vu.

J’acceptai dans le seul but de clore ce dossier. Un coup d’œil chez Stephanie achèverait de me convaincre que la police d’Orphea avait raison : il n’y avait aucun élément qui puisse faire penser à une disparition inquiétante. Stephanie pouvait aller à Los Angeles ou New York autant qu’elle le voulait. Quant à son travail à l’Orphea Chronicle, on pouvait parfaitement considérer qu’après son licenciement, elle avait saisi une opportunité en attendant mieux.


Il était 20 heures précises lorsque nous arrivâmes en bas de l’immeuble de Stephanie, sur Bendham Road. Nous montâmes tous les trois jusqu’à son appartement. Trudy Mailer me donna la clé pour que j’ouvre la porte, mais alors que je la tournais dans la serrure, elle résista. La porte n’était pas fermée à clé. Je ressentis une puissante montée d’adrénaline : il y avait quelqu’un à l’intérieur. Était-ce Stephanie ?

J’appuyai doucement sur la poignée et la porte s’entrebâilla. Je fis signe aux parents de rester silencieux. Je poussai doucement la porte qui s’ouvrit sans bruit. Je vis aussitôt du désordre dans le salon : quelqu’un était venu fouiller les lieux.

— Descendez, murmurai-je aux parents. Retournez à votre voiture et attendez que je vienne vous chercher.

Dennis Mailer acquiesça et entraîna sa femme avec lui. Je dégainai mon arme et fis quelques pas dans l’appartement. Tout avait été retourné. Je commençai par inspecter le salon : les étagères avaient été renversées, les coussins du canapé éventrés. Des objets divers éparpillés sur le sol attirèrent mon attention, et je ne remarquai pas la silhouette menaçante qui approchait derrière moi en silence. C’est en me retournant pour aller faire le tour des autres pièces que je me retrouvai nez à nez avec une ombre qui m’aspergea le visage avec une bombe lacrymogène. Mes yeux me brûlèrent, j’eus la respiration coupée. Je me pliai en deux, aveuglé. Je reçus un coup.

Ce fut le rideau noir.

* * *

20 heures 05 au Café Athéna.

Il paraît que l’Amour arrive toujours sans prévenir, mais il ne faisait aucun doute que l’Amour avait décidé de rester chez lui ce soir-là en infligeant ce dîner à Anna. Cela faisait une heure maintenant que Josh parlait sans discontinuer. Son monologue tenait de la prouesse. Anna, qui avait cessé de l’écouter, s’amusait à compter les je et les moi qui sortaient de sa bouche comme des petits cafards qui la rebutaient un peu plus à chaque mot. Lauren, qui ne savait plus où se mettre, en était à son cinquième verre de vin blanc, tandis qu’Anna se contentait de cocktails sans alcool.

Finalement, sans doute épuisé par ses propres paroles, Josh attrapa un verre d’eau et l’avala d’un trait, ce qui le força à se taire. Après cet instant de silence bienvenu, il se tourna vers Anna et lui demanda d’un ton compassé : « Et toi, Anna, qu’est-ce que tu fais dans la vie ? Lauren n’a pas voulu me le dire. » À ce moment précis, le téléphone d’Anna sonna. En voyant le numéro qui s’affichait sur l’écran, elle comprit immédiatement qu’il s’agissait d’une urgence.

— Désolée, s’excusa-t-elle, je dois prendre cet appel.

Elle se leva de table, et fit quelques pas à l’écart, avant de revenir rapidement en annonçant qu’elle devait malheureusement s’éclipser.

— Déjà ? regretta Josh visiblement déçu. On n’a même pas eu le temps de faire connaissance.

— Je connais tout de toi, c’était… passionnant.

Elle embrassa Lauren et son mari, salua Josh d’un geste de la main qui signifiait « à jamais ! » puis elle quitta rapidement la terrasse. Elle avait dû taper dans l’œil de ce pauvre Josh parce qu’il lui emboîta le pas et l’accompagna sur le trottoir.

— Tu veux que je te dépose quelque part ? lui demanda-t-il. J’ai un…

— Coupé Mercedes, l’interrompit-elle. Je sais, tu me l’as dit deux fois. C’est gentil, mais je suis garée juste là.

Elle ouvrit le coffre de sa voiture, tandis que Josh restait planté derrière elle.

— Je demanderai ton numéro à Lauren, dit-il, je suis souvent dans le coin, on pourrait boire un café.

— Très bien, répondit Anna pour qu’il s’en aille, tout en ouvrant un grand sac en toile qui encombrait son coffre.

Josh poursuivit :

— En fait, tu ne m’as toujours pas dit ce que tu faisais comme métier.

Au moment où il terminait sa phrase, Anna sortit du sac un gilet pare-balles et l’enfila. Alors qu’elle ajustait les fixations autour de son corps, elle vit les yeux de Josh s’écarquiller et fixer l’écusson réfléchissant sur lequel était inscrit en lettres majuscules :

POLICE

— Je suis le chef-adjoint de la police d’Orphea, lui dit-elle en sortant un étui dans lequel était rangée son arme et qu’elle accrocha à sa ceinture.

Josh la dévisagea, hébété et incrédule. Elle monta dans sa voiture banalisée et démarra en trombe, faisant resplendir dans la lumière du soir tombant les éclairs bleus et rouges de ses gyrophares, avant d’enclencher sa sirène, attirant les regards de tous les passants.

D’après la centrale, un agent de la police d’État venait d’être agressé dans un immeuble tout proche. Toutes les patrouilles disponibles ainsi que l’officier de permanence avaient été appelés pour intervenir.

Elle descendit la rue principale à toute allure : les piétons en train de traverser retournèrent se réfugier sur les trottoirs et, dans les deux sens du trafic, les voitures se rangeaient sur le côté en la voyant approcher. Elle roulait au milieu de la route, pied au plancher. Elle avait l’expérience des appels d’urgence aux heures de pointe à New York.

Lorsqu’elle arriva au bas de l’immeuble, une patrouille de police était déjà sur place. En pénétrant dans le hall, elle tomba sur l’un de ses collègues qui redescendait les escaliers. Il lui cria :

— Le suspect s’est enfui par la porte arrière de l’immeuble !

Anna traversa tout le rez-de-chaussée jusqu’à l’issue de secours, à l’arrière du bâtiment, qui donnait sur une ruelle déserte. Un étrange silence régnait : elle tendit l’oreille, à l’affût d’un son qui puisse l’aiguiller, avant de reprendre sa course et d’arriver jusqu’à un petit parc désert. À nouveau, silence total.

Elle crut entendre un bruit dans les fourrés : elle sortit son arme de son étui et se précipita à l’intérieur du parc. Rien. Soudain, il lui sembla voir une ombre courir. Elle s’élança à sa poursuite, mais elle perdit rapidement sa trace. Elle finit par s’arrêter, désorientée et hors d’haleine. Le sang martelait ses tempes. Elle entendit un bruit derrière une haie de buissons : elle s’approcha lentement, le cœur battant. Elle vit une ombre, qui avançait à pas feutrés. Elle attendit le moment propice, puis elle bondit, braquant son arme sur le suspect et lui ordonnant de ne plus bouger. C’était Montagne, qui la braquait aussi.

— Putain, Anna, t’es cinglée ? s’écria-t-il.

Elle soupira et remit son arme dans son étui tout en se pliant en deux pour reprendre son souffle.

— Montagne, qu’est-ce que tu fous ici ? lui demanda-t-elle.

— Permets-moi de te retourner la question ! Tu n’es pas de service ce soir !

En sa qualité de chef-adjoint, Montagne était techniquement son supérieur hiérarchique. Elle n’était que deuxième adjoint.

— Je suis de permanence, expliqua Anna. La centrale m’a appelée.

— Dire que j’étais sur le point de le coincer ! s’agaça Montagne.

— De le coincer ? Je suis arrivée avant toi. Il n’y avait qu’une patrouille devant l’immeuble.

— Je suis passé par la rue arrière. Tu aurais dû donner ta position à la radio. C’est ce que les équipiers font. Ils communiquent les informations, ils ne jouent pas les têtes brûlées.

— J’étais seule, je n’avais pas de radio.

— Tu en as une dans ta voiture, non ? Tu fais chier, Anna ! Depuis ton premier jour ici, tu fais chier tout le monde !

Il cracha par terre et retourna en direction de l’immeuble. Anna le suivit. Bendham Road était à présent envahie de véhicules d’urgence.

— Anna ! Montagne ! les apostropha le chef Ron Gulliver en les voyant arriver.

— On l’a loupé, chef, maugréa Montagne. J’aurais pu l’avoir si Anna n’avait pas foutu la merde comme toujours.

— Va te faire foutre, Montagne ! s’écria-t-elle.

— Toi, va te faire foutre, Anna ! tempêta Montagne. Tu peux rentrer chez toi, c’est mon affaire !

— Non, c’est mon affaire ! Je suis arrivée avant toi.

— Rends-nous service à tous et dégage d’ici ! rugit Montagne.

Anna se tourna vers Gulliver pour le prendre à témoin.

— Chef… vous pouvez intervenir ?

Gulliver détestait les conflits.

— Tu n’es pas en service, Anna, dit-il d’une voix apaisante.

— Je suis de permanence !

— Laisse l’affaire à Montagne, trancha Gulliver.

Montagne eut un sourire triomphant et se dirigea vers l’immeuble, laissant Anna et Gulliver seuls.

— Ce n’est pas juste, chef ! fulmina-t-elle. Et vous laissez Montagne me parler de cette façon ?

Gulliver ne voulait rien entendre.

— S’il te plaît, Anna, ne fais pas une scène ! lui demanda-t-il gentiment. Tout le monde nous regarde. Je n’ai pas besoin de ça maintenant.

Il dévisagea la jeune femme d’un œil curieux puis lui demanda :

— Tu avais un rancard ?

— Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?

— Tu as mis du rouge à lèvres.

— Je mets souvent du rouge à lèvres.

— Là, c’est différent. T’as une tête à avoir un rancard. Pourquoi tu n’y retournes pas ? On se verra au commissariat demain.

Gulliver se dirigea vers l’immeuble à son tour, la laissant toute seule. Elle entendit soudain une voix qui l’interpellait et tourna la tête. C’était Michael Bird, le rédacteur en chef de l’Orphea Chronicle.

— Anna, lui demanda-t-il en arrivant à sa hauteur, que se passe-t-il ici ?

— Je n’ai pas de commentaires à faire, répondit-elle, je ne suis en charge de rien.

— Tu le seras bientôt, sourit-il.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Ben, quand tu reprendras la direction de la police de la ville ! Est-ce pour ça que tu viens de te disputer avec le chef-adjoint Montagne ?

— Je ne sais pas de quoi tu parles, Michael, affirma Anna.

— Vraiment ? répondit-il d’un air faussement étonné. Tout le monde sait que tu seras le prochain chef de la police.

Elle s’éloigna sans répondre et retourna à sa voiture. Elle enleva son gilet pare-balles, le jeta sur la banquette arrière et démarra. Elle aurait pu retourner au Café Athéna, mais elle n’en avait aucune envie. Elle rentra chez elle et s’installa sous le porche de sa maison avec un verre et une cigarette, et profita de la douceur de la soirée.

ANNA KANNER

Je suis arrivée à Orphea le samedi 14 septembre 2013.

La route, depuis New York, avait pris deux petites heures à peine : j’avais pourtant l’impression d’avoir traversé le globe. Des gratte-ciel de Manhattan, j’étais passée à cette petite ville paisible, baignée par un doux soleil de fin de journée. Après avoir remonté la rue principale, je traversai mon nouveau quartier pour rejoindre la maison que j’avais louée. Je roulais au pas, observant les promeneurs, les enfants qui s’agglutinaient devant la camionnette d’un marchand de glaces, les riverains consciencieux qui entretenaient leurs plates-bandes. Il régnait un calme absolu.

J’arrivai finalement à la maison. Une nouvelle existence s’offrait à moi. Les seuls vestiges de mon ancienne vie étaient mes meubles, que j’avais fait déménager depuis New York. Je déverrouillai la porte d’entrée, pénétrai à l’intérieur, et allumai la lumière du hall plongé dans l’obscurité. À ma stupéfaction, je découvris que le sol était encombré de mes cartons. Je parcourus le rez-de-chaussée au pas de course : les meubles étaient tous emballés, rien n’avait été monté, mes affaires étaient toutes entassées dans des boîtes empilées au gré des pièces.

J’appelai immédiatement l’entreprise de déménagement que j’avais mandatée. Mais la personne qui me répondit me dit d’un ton sec : « Je crois que vous faites erreur, madame Kanner. J’ai votre dossier sous les yeux et vous avez visiblement coché les mauvaises cases. La prestation que vous avez demandée n’incluait pas le déballage. » Elle raccrocha. Je ressortis de la maison pour ne plus voir ce capharnaüm et m’assis sur les marches du porche. J’étais dépitée. Une silhouette apparut, une bouteille de bière dans chaque main. C’était mon voisin, Cody Illinois. Je l’avais rencontré à deux reprises : au moment de visiter la maison, et après avoir signé le bail, lorsque j’étais venue préparer mon emménagement.

— Je voulais vous souhaiter la bienvenue, Anna.

— C’est gentil, répondis-je avec une moue.

— Vous n’avez pas l’air de bonne humeur, me dit-il.

Je haussai les épaules. Il me tendit une bière et s’assit à côté de moi. Je lui expliquai ma mésaventure avec les déménageurs, il proposa de m’aider à déballer mes affaires, et quelques minutes plus tard nous montions mon lit dans ce qui devait être ma chambre. Je lui demandai alors :

— Qu’est-ce que je devrais faire pour m’intégrer ici ?

— Vous n’avez pas de souci à vous faire, Anna. Les gens vont vous apprécier. Vous pouvez toujours vous engager comme bénévole pour le festival de théâtre, l’été prochain. C’est un événement très fédérateur.

Cody fut la première personne avec qui je me liai à Orphea. Il tenait une librairie merveilleuse sur la rue principale, qui allait devenir rapidement comme une seconde maison pour moi.

Ce soir-là, après que Cody fut parti et alors que j’étais occupée à déballer des cartons de vêtements, je reçus un appel téléphonique de mon ex-mari.

— T’es pas sérieuse, Anna ? me dit-il lorsque je décrochai. Tu es partie de New York sans me dire au revoir.

— Je t’ai dit au revoir il y a longtemps, Mark.

— Aïe ! ça fait mal !

— Pourquoi tu m’appelles ?

— J’avais envie de te parler, Anna.

— Mark, je n’ai pas envie de « parler ». On ne se remettra pas ensemble. C’est fini.

Il ignora ma remarque.

— J’ai dîné avec ton père ce soir. C’était formidable.

— Laisse mon père tranquille, veux-tu ?

— Est-ce de ma faute s’il m’adore ?

— Pourquoi tu me fais ça, Mark ? Pour te venger ?

— Tu es de mauvaise humeur, Anna ?

— Oui, m’emportai-je, je suis de mauvaise humeur ! J’ai des meubles en pièces détachées, que je ne sais pas comment monter, j’ai donc vraiment mieux à faire que de t’écouter !

Je regrettai aussitôt ces paroles car il sauta sur l’occasion pour me proposer de venir à la rescousse.

— Tu as besoin d’aide ? Je suis déjà en voiture, j’arrive !

— Non, surtout pas !

— Je serai là dans deux heures. On passera la nuit à monter tes meubles et refaire le monde… Ce sera comme au bon vieux temps.

— Mark, je t’interdis de venir.

Je raccrochai et éteignis mon téléphone pour avoir la paix. Mais le lendemain matin, j’eus la mauvaise surprise de voir Mark débarquer chez moi.

— Qu’est-ce que tu fais là ? demandai-je d’un ton désagréable en ouvrant la porte.

Il m’adressa un large sourire.

— Quel accueil chaleureux ! Je suis venu t’aider.

— Qui t’a donné mon adresse ?

— Ta mère.

— Oh, c’est pas vrai, je vais la tuer !

— Anna, elle rêve de nous revoir ensemble. Elle veut des petits-enfants !

— Au revoir, Mark.

Il retint la porte au moment où je la lui fermais au visage.

— Attends, Anna : laisse-moi au moins t’aider.

J’avais trop besoin d’un coup de main pour refuser. Et puis, il était là de toute façon. Il me fit son numéro d’homme parfait : il transporta des meubles, fixa des tableaux au mur et installa un lustre.

— Tu vas vivre toute seule ici ? finit-il par me demander entre deux coups de perceuse.

— Oui, Mark. C’est ici que commence ma nouvelle vie.

*

Le lundi suivant marqua mon premier jour au commissariat. Il était 8 heures du matin lorsque je me présentai au guichet d’accueil, en civil.

— C’est pour une plainte ? me demanda le policier sans lever le nez de son journal.

— Non, répondis-je. Je suis votre nouvelle collègue.

Il posa ses yeux sur moi, me sourit amicalement puis cria à la cantonade : « Les gars, la fille est là ! » Je vis apparaître une escouade de policiers qui m’observèrent comme un animal curieux. Le chef Gulliver s’avança et me tendit une main amicale : « Bienvenue, Anna. »

Je fus chaleureusement accueillie. Je saluai tour à tour mes nouveaux collègues, nous échangeâmes quelques mots, on m’offrit un café, on me posa beaucoup de questions. Quelqu’un s’écria joyeusement : « Les gars, je vais commencer à croire au Père Noël : un vieux flic rabougri part à la retraite et il est remplacé par une sublime jeunette ! » Ils éclatèrent tous de rire. Malheureusement, l’atmosphère bon enfant n’allait pas durer.

JESSE ROSENBERG Vendredi 27 juin 2014

29 jours avant la première

De bon matin, j’étais sur la route vers Orphea.

Je voulais impérativement comprendre ce qui s’était passé la veille dans l’appartement de Stephanie. Pour le chef Gulliver, il s’agissait d’un simple cambriolage. Je n’y croyais pas un instant. Mes collègues de la police scientifique étaient restés jusque tard dans la nuit pour essayer de relever des empreintes, mais ils n’avaient rien trouvé. Pour ma part, à en juger par la violence du coup reçu, je penchais fortement vers l’idée que l’agresseur était un homme.

Il fallait retrouver Stephanie. Je sentais que le temps pressait. Roulant à présent sur la route 17, j’accélérai sur la dernière ligne droite avant l’entrée de la ville, sans avoir enclenché ni mes gyrophares, ni ma sirène.

Ce n’est qu’au moment de dépasser le panneau routier marquant la limite d’Orphea que je remarquai la voiture de police banalisée dissimulée derrière et qui me prit immédiatement en chasse. Je me rangeai sur le bas-côté, et je vis dans mon rétroviseur une jolie jeune femme en uniforme sortir du véhicule et marcher vers moi. Je m’apprêtais à faire la connaissance de la première personne qui allait accepter de m’aider à démêler cette affaire : Anna Kanner.

Comme elle s’approchait de ma fenêtre ouverte, je brandis mon badge de policier en lui souriant.

— Capitaine Jesse Rosenberg, lut-elle sur ma carte d’identification. Une urgence ?

— Il me semble vous avoir vue hier brièvement sur Bendham Road. Je suis le flic qui s’est fait assommer.

— Chef-adjoint Anna Kanner, se présenta la jeune femme. Comment va votre tête, capitaine ?

— Ma tête va très bien, je vous remercie. Mais je vous avoue que je suis troublé par ce qui s’est passé dans cet appartement. Le chef Gulliver pense qu’il s’agit d’un cambriolage, je n’y crois pas un instant. Je me demande si je n’ai pas mis les pieds dans une drôle d’affaire.

— Gulliver est le dernier des idiots, me dit Anna. Parlez-moi plutôt de votre affaire, ça m’intéresse.

Je compris alors qu’Anna pourrait être une alliée précieuse à Orphea. J’allais découvrir par la suite qu’elle était de surcroît un flic hors pair. Je lui proposai alors :

— Anna, si tu me permets de te tutoyer, puis-je t’offrir un café ? Je vais tout te raconter.


Quelques minutes plus tard, à la table d’un petit diner tranquille du bord de la route, j’expliquai à Anna que tout avait commencé lorsque Stephanie Mailer était venue me trouver en début de semaine pour me parler d’une enquête qu’elle menait sur le quadruple meurtre d’Orphea de 1994.

— Qu’est-ce que c’est que le quadruple meurtre de 1994 ? demanda Anna.

— Le maire d’Orphea et sa famille ont été assassinés, expliquai-je. Ainsi qu’une passante qui faisait son jogging. Une vraie boucherie. C’était le soir de l’inauguration du festival de théâtre d’Orphea. Ça a surtout été la première grosse enquête que j’ai menée. À l’époque, mon coéquipier, Derek Scott, et moi avions résolu cette affaire. Mais voilà que lundi dernier, Stephanie est venue me dire qu’elle pensait que nous nous étions trompés : que l’enquête n’était pas bouclée et que nous avions fait erreur sur le coupable. Depuis, elle a disparu et son appartement a été visité hier.

Anna semblait très intriguée par mon récit. Après notre café, nous nous rendîmes donc tous les deux à l’appartement de Stephanie, fermé et mis sous scellés, dont les parents m’avaient laissé leur clé.

Les lieux avaient été complètement retournés, tout était en désordre. Le seul élément concret dont nous disposions était que la porte d’entrée de l’appartement n’avait pas été forcée.

Je dis à Anna :

— D’après les parents Mailer, le seul double était celui en leur possession. Cela signifie que la personne qui s’est introduite ici avait les clés de Stephanie.

Comme je lui avais mentionné plus tôt le message envoyé par Stephanie à Michael Bird, le rédacteur en chef de l’Orphea Chronicle, Anna s’interrogea alors :

— Si quelqu’un a les clés de Stephanie, il a peut-être aussi son téléphone portable.

— Tu veux dire que ce ne serait pas elle qui a envoyé ce message ? Mais qui alors ?

— Quelqu’un qui voulait gagner du temps, suggéra-t-elle.

Je sortis de la poche arrière de mon pantalon l’enveloppe récupérée la veille dans la boîte aux lettres et la tendis à Anna.

— C’est le relevé de la carte de crédit de Stephanie, expliquai-je. Elle a effectué un voyage à Los Angeles au début du mois, et il faut encore déterminer de quoi il s’agit. D’après mes vérifications elle n’a pas repris l’avion depuis. Si elle est partie de son plein gré, c’est donc en voiture. J’ai émis un avis de recherche générale pour les plaques d’immatriculation : si elle est en route quelque part, les polices de l’autoroute vont la trouver rapidement.

— Tu n’as pas traîné, me dit Anna, impressionnée.

— Il n’y a pas de temps à perdre, répondis-je. J’ai également fait une demande de ses relevés de téléphone et carte de crédit de ces derniers mois. J’espère les avoir dès ce soir.

Anna jeta un coup d’œil rapide au relevé.

— Sa carte de crédit a été utilisée pour la dernière fois lundi soir à 21 heures 55 au Kodiak Grill, constata-t-elle. C’est un restaurant de la rue principale. Nous devrions y aller. Quelqu’un a peut-être vu quelque chose.


Le Kodiak Grill était situé en haut de la rue principale. Le gérant, après avoir consulté le planning de la semaine, nous indiqua ceux qui, parmi les membres du personnel présents, étaient de service lundi soir. L’une des serveuses que nous interrogeâmes reconnut Stephanie sur la photo que nous lui présentâmes.

— Oui, nous dit-elle, je me souviens d’elle. Elle était là en début de semaine. Une jolie fille, toute seule.

— Quelque chose vous a-t-il marquée en particulier pour que vous vous souveniez d’elle au milieu des clients qui défilent tous les jours ici ?

— Ce n’était pas la première fois qu’elle venait. Elle demandait toujours la même table. Elle disait attendre quelqu’un, qui ne venait jamais.

— Et lundi, que s’est-il passé ?

— Elle est arrivée vers 18 heures, au début du service. Et elle a attendu. Elle a fini par commander une salade César et un Coca, et elle est finalement repartie.

— Vers 22 heures, c’est exact.

— C’est possible. Je ne me souviens pas de l’heure mais elle est restée longtemps. Elle a payé et elle est partie. C’est tout ce que je me rappelle.

En ressortant du Kodiak Grill, nous remarquâmes que le bâtiment voisin était une banque munie d’un distributeur automatique extérieur.

— Il y a forcément des caméras, me dit Anna. Stephanie a peut-être été filmée lundi.

Quelques minutes plus tard, nous étions dans le bureau étroit d’un agent de sécurité de la banque qui nous montra le champ de vision des différentes caméras du bâtiment. L’une filmait le trottoir et on apercevait la terrasse du Kodiak Grill. Il nous passa les enregistrements vidéo du lundi à partir de 18 heures. Scrutant les passants qui défilaient sur l’écran, je la vis soudain.

— Stop ! m’écriai-je. C’est elle, c’est Stephanie.

L’agent de sécurité figea l’image.

— Maintenant, revenez lentement en arrière, lui demandai-je.

Sur l’écran, Stephanie marcha à reculons. La cigarette qu’elle tenait entre ses lèvres se reconstitua, puis elle l’alluma avec un briquet doré, la prit entre ses doigts et la rangea dans un paquet qu’elle remit dans son sac. Elle recula encore et dévia de trajectoire sur le trottoir jusqu’à une petite voiture compacte bleue dans laquelle elle s’installa.

— C’est sa voiture, dis-je. Une Mazda trois portes de couleur bleue. Je l’ai vue monter dedans lundi, sur le parking du centre régional de la police d’État.

Je priai l’agent de sécurité de repasser la séquence dans le bon sens et l’on vit Stephanie sortir de voiture, allumer une cigarette, la fumer en faisant quelques pas sur le trottoir, avant de se diriger vers le Kodiak Grill.

Nous avançâmes ensuite l’enregistrement jusqu’à 21 heures 55, heure à laquelle Stephanie avait payé son dîner avec sa carte de crédit. Au bout de deux minutes, on la vit apparaître de nouveau. Elle marcha d’un pas nerveux jusqu’à sa voiture. Au moment de monter, elle sortit son téléphone de son sac. Quelqu’un l’appelait. Elle répondit, l’appel fut bref. Il semblait qu’elle ne parlait pas mais qu’elle écoutait seulement. Après avoir raccroché, elle s’assit dans l’habitacle et resta immobile pendant un instant. On pouvait la voir distinctement à travers la vitre de la voiture. Elle chercha un numéro dans le répertoire de son téléphone et l’appela, mais elle raccrocha aussitôt. Comme si la communication ne passait pas. Elle attendit alors cinq minutes, assise au volant de sa voiture. Elle semblait nerveuse. Puis elle passa un deuxième appel : on la vit parler cette fois. L’échange dura une vingtaine de secondes. Puis finalement, elle démarra et disparut en direction du nord.

— Voici ce qui constitue peut-être la dernière image de Stephanie Mailer, murmurai-je alors.


Nous passâmes la moitié de l’après-midi à interroger les amis de Stephanie. La plupart habitaient à Sag Harbor, d’où elle était originaire.

Aucun d’entre eux n’avait eu de nouvelles de Stephanie depuis lundi et tous s’inquiétaient. D’autant plus que les parents Mailer les avaient appelés également, ce qui avait ajouté à leur inquiétude. Ils avaient essayé de la joindre par téléphone, par courriel, à travers les réseaux sociaux, ils étaient allés frapper à sa porte, mais sans succès.

Il ressortit de nos diverses conversations que Stephanie était une jeune femme bien sous tous rapports. Elle ne se droguait pas, ne buvait pas de façon excessive et s’entendait bien avec tout le monde. Ses amis en savaient plus que ses parents sur sa vie intime. L’une de ses amies nous affirma lui avoir connu un petit copain récemment :

— Oui, il y avait un type, un certain Sean qu’elle avait amené à une soirée. C’était bizarre.

— Qu’est-ce qui était bizarre ?

— La chimie entre eux. Quelque chose ne collait pas.

Une autre nous affirma que Stephanie était plongée dans le travail :

— On ne voyait quasiment plus Stephanie ces derniers temps. Elle disait qu’elle avait énormément de travail.

— Et sur quoi travaillait-elle ?

— Je l’ignore.

Une troisième nous parla de son voyage à Los Angeles :

— Oui, elle avait fait un voyage à Los Angeles il y a quinze jours, mais elle m’a dit de ne pas en parler.

— C’était à propos de quoi ?

— Je l’ignore.

Le dernier de ses amis à lui avoir parlé était Timothy Volt. Stephanie et lui s’étaient vus le dimanche soir précédent.

— Elle est venue chez moi, nous expliqua-t-il. J’étais seul, nous avons bu quelques verres.

— Vous a-t-elle semblé nerveuse, inquiète ? demandai-je.

— Non.

— Quel genre de fille est Stephanie ?

— Une fille géniale, ultra-brillante, mais avec un sacré caractère, et même une tête de mule. Quand elle a une idée, elle ne la lâche plus.

— Elle vous tenait au courant de ce sur quoi elle travaillait ?

— Un peu. Elle disait être sur un très gros projet en ce moment, sans entrer dans les détails.

— Quel genre de projet ?

— Un livre. En tout cas, c’est pour ça qu’elle est revenue dans la région.

— Comment ça ?

— Stephanie déborde d’ambition. Elle rêve d’être un écrivain célèbre, et elle y arrivera. Elle gagnait sa vie à côté en travaillant pour un journal littéraire jusqu’en septembre dernier… le nom m’échappe…

— Oui, acquiesçai-je, la Revue des lettres new-yorkaises.

— Voilà, c’est ça. Mais ce n’était vraiment qu’un à-côté pour payer ses factures. Quand elle a été licenciée, elle a dit vouloir revenir dans les Hamptons pour être au calme et pouvoir écrire. Je me souviens qu’un jour elle m’a dit : « Si je suis ici, c’est pour écrire un livre. » Je pense qu’elle avait besoin de temps et de calme, ce qu’elle a trouvé ici. Et puis sinon, pourquoi aurait-elle accepté un boulot de pigiste dans un journal local ? Je vous le dis, c’est une ambitieuse. Elle vise la lune. Si elle est venue à Orphea, c’est qu’il y a une bonne raison. Peut-être qu’elle n’arrivait pas à se concentrer dans l’agitation de New York. Les écrivains qui se mettent au vert, on voit ça souvent, non ?

— Où écrivait-elle ?

— Chez elle, j’imagine.

— Sur un ordinateur ?

— Je n’en sais rien. Pourquoi ?

En sortant de chez Timothy Volt, Anna me fit remarquer qu’il n’y avait pas d’ordinateur chez Stephanie.

— À moins que le « visiteur » d’hier soir s’en soit emparé, dis-je.

Nous profitâmes d’être à Sag Harbor pour aller voir les parents de Stephanie. Ces derniers n’avaient jamais entendu parler du petit ami prénommé Sean et Stephanie n’avait pas laissé d’ordinateur chez eux. Par précaution, nous demandâmes à pouvoir jeter un coup d’œil à la chambre de Stephanie. Elle n’avait plus été occupée depuis la fin du lycée et était restée intacte : les affiches sur le mur, les trophées de championnats sportifs, les peluches sur le lit et les livres d’école.

— Ça fait des années que Stephanie n’a plus dormi ici, nous indiqua Trudy Mailer. Après le lycée, elle est partie à l’université, et elle est restée à New York jusqu’à son licenciement en septembre de la Revue des lettres new-yorkaises.

— Y a-t-il une raison précise qui ait poussé Stephanie à s’installer à Orphea ? demandai-je sans dévoiler ce que Timothy Volt m’avait confié.

— Comme je vous l’ai dit hier, elle avait perdu son emploi à New York et elle avait envie de revenir dans les Hamptons.

— Mais pourquoi Orphea ? insistai-je.

— Parce que c’est la plus grande ville de la région, j’imagine.

Je me hasardai à demander :

— Et à New York, madame Mailer, Stephanie avait-elle des ennemis ? Était-elle en conflit avec quelqu’un ?

— Non, rien de tout cela.

— Est-ce qu’elle vivait seule ?

— Elle avait une colocataire, une jeune femme qui travaillait à la Revue des lettres new-yorkaises également. Alice Filmore. Nous l’avons croisée une fois, quand nous sommes allés aider Stephanie à reprendre ses quelques meubles après qu’elle avait décidé de quitter New York. Elle n’avait vraiment que trois bricoles, nous avons tout emporté directement dans son appartement d’Orphea.


Faute d’avoir trouvé quoi que ce soit chez elle, ni chez ses parents, nous décidâmes de retourner à Orphea et consulter l’ordinateur de Stephanie à la rédaction de l’Orphea Chronicle.

Il était 17 heures lorsque nous arrivâmes dans les locaux du journal. C’est Michael Bird qui nous guida à travers les bureaux de ses employés. Il pointa celui de Stephanie, bien rangé, sur lequel étaient posés un écran d’ordinateur, un clavier, une boîte de mouchoirs, une quantité astronomique de stylos identiques rangés dans une tasse à thé, un bloc-notes et quelques papiers en vrac. Je les parcourus rapidement sans rien y trouver de très intéressant, avant de demander :

— Est-ce que quelqu’un a pu accéder à son ordinateur en son absence ces derniers jours ?

Tout en parlant, j’appuyai sur la touche du clavier censée allumer la machine.

— Non, me répondit Michael, les ordinateurs sont protégés par un mot de passe individuel.

Comme l’ordinateur ne s’allumait pas, je pressai à nouveau sur le bouton de démarrage tout en continuant d’interroger Michael :

— Il n’y aurait donc aucune possibilité que quelqu’un ait consulté l’ordinateur de Stephanie à son insu ?

— Aucune, nous assura Michael. Seule Stephanie a le code. Personne d’autre, même pas l’informaticien. D’ailleurs je ne sais même pas comment vous consulterez son ordinateur si vous n’avez pas le mot de passe.

— On a des spécialistes qui s’en chargeront, ne vous inquiétez pas. Mais je voudrais déjà qu’il s’allume.

Je me baissai sous le bureau pour contrôler que la tour de l’ordinateur était bien branchée, mais il n’y avait pas de tour d’ordinateur. Il n’y avait rien.

Je relevai la tête et demandai :

— Où est l’ordinateur de Stephanie ?

— Eh bien, là-dessous, non ? me répondit Michael.

— Non, il n’y a rien !

Michael et Anna se baissèrent aussitôt pour constater qu’il n’y avait que des câbles qui pendaient dans le vide. Et Michael de s’écrier, d’un ton hébété :

— Quelqu’un a volé l’ordinateur de Stephanie !


À 18 heures 30, un flot pêle-mêle de véhicules de la police d’Orphea et de la police d’État étaient garés le long du bâtiment de l’Orphea Chronicle.

À l’intérieur, un officier de la brigade scientifique nous confirmait qu’il y avait bien eu cambriolage avec effraction. Michael, Anna et moi le suivîmes en procession jusque dans un local technique du sous-sol qui servait également de débarras et d’issue de secours. Au fond de la pièce, une porte donnait sur un escalier raide qui remontait vers la rue. La vitre avait été cassée et il avait suffi de passer une main à travers pour tourner la poignée de l’intérieur et ouvrir la porte.

— Vous ne venez jamais dans cette pièce ? demandai-je à Michael.

— Jamais. Personne ne vient au sous-sol. Il n’y a que les archives, qui ne sont jamais consultées.

— Et il n’y a pas d’alarme, ni de caméras ? s’enquit Anna.

— Non, qui voudrait payer pour ça ? Croyez-moi, s’il y avait de l’argent, il irait d’abord dans la plomberie.

— Nous avons essayé de relever des traces sur les poignées, expliqua le policier de la brigade scientifique, mais il y a un cumul d’empreintes et de saletés de toutes sortes, autant dire que c’est inexploitable. Nous n’avons rien trouvé non plus autour du bureau de Stephanie. À mon avis, il est entré par cette porte, il est monté à l’étage et a embarqué l’ordinateur avant de sortir par le même chemin.

Nous retournâmes à la salle de rédaction.

— Michael, demandai-je, est-ce que cela pourrait être un membre de la rédaction qui ait fait ça ?

— Non, enfin ! s’offusqua Michael. Comment pouvez-vous imaginer une chose pareille ? J’ai toute confiance en mes journalistes.

— Alors, comment expliquez-vous que quelqu’un d’étranger à la rédaction ait pu savoir quel était l’ordinateur de Stephanie ?

— Je n’en sais rien, soupira Michael.

— Qui arrive en premier ici le matin ? demanda Anna.

— Shirley. En général, c’est elle qui ouvre les bureaux tous les matins.

Nous fîmes venir Shirley. Je l’interrogeai :

— Est-ce que l’un de ces derniers matins, vous avez constaté quelque chose d’inhabituel en arrivant ?

Shirley, d’abord perplexe, fit un effort de mémoire et son regard s’illumina soudain.

— Moi, je n’ai rien vu. Mais il est vrai que mardi matin Newton, l’un des journalistes, m’a dit que son ordinateur était allumé. Il savait qu’il l’avait éteint la veille car il était parti le dernier. Il m’a fait une scène, affirmant que quelqu’un avait allumé son ordinateur à son insu, mais je pensais qu’il avait simplement oublié de l’éteindre.

— Où est le bureau de Newton ? demandai-je.

— C’est le premier à côté de celui de Stephanie.

J’appuyai sur le bouton de démarrage de l’ordinateur, sachant qu’il ne pouvait plus y avoir d’empreintes exploitables dessus puisqu’il avait été utilisé entre-temps. L’écran s’alluma :

Ordinateur de : Newton
Mot de passe :

— Il a allumé un premier ordinateur, dis-je. Il a vu le nom s’afficher et a compris que ce n’était pas le bon. Il a alors allumé le deuxième et le nom de Stephanie s’est affiché. Il n’a pas eu besoin de chercher plus loin.

— Ce qui prouve que c’est quelqu’un d’étranger à la rédaction qui a fait ça, intervint Michael, rassuré.

— Ça veut surtout dire que le cambriolage a eu lieu dans la nuit de lundi à mardi, repris-je. Soit la nuit de la disparition de Stephanie.

— La disparition de Stephanie ? répéta Michael, intrigué. Que voulez-vous dire par la disparition ?

Pour toute réponse, je lui demandai :

— Michael, pourriez-vous m’imprimer tous les articles que Stephanie a écrits depuis son arrivée au journal ?

— Bien entendu. Mais allez-vous me dire ce qui se passe, capitaine ? Est-ce que vous pensez qu’il est arrivé quelque chose à Stephanie ?

— Je le crois, lui confiai-je. Et je pense que c’est grave.

En quittant la rédaction, nous tombâmes sur le chef Gulliver et le maire d’Orphea, Alan Brown, qui discutaient de la situation sur le trottoir. Le maire me reconnut immédiatement. On aurait dit qu’il venait de voir un fantôme.

— Vous ici ? s’étonna-t-il.

— J’aurais aimé vous revoir dans d’autres circonstances.

— Quelles circonstances ? demanda-t-il. Que se passe-t-il ? Depuis quand la police d’État se déplace-t-elle pour un vulgaire cambriolage ?

— Vous n’avez pas autorité pour agir ici ! ajouta le chef Gulliver.

— Il y a eu une disparition dans cette ville, chef Gulliver, et les disparitions sont du ressort de la police d’État.

— Une disparition ? s’étrangla le maire Brown.

— Il n’y a pas de disparition ! s’écria le chef Gulliver, exaspéré. Vous n’avez pas le moindre élément, capitaine Rosenberg ! Avez-vous appelé le bureau du procureur ? Vous devriez l’avoir déjà fait si vous êtes si sûr de vous ! Peut-être que je devrais leur passer un coup de fil ?

Je ne répondis rien et m’en allai.


Cette nuit-là, à 3 heures du matin, la centrale des pompiers d’Orphea fut avertie d’un incendie au 77 Bendham Road, l’adresse de Stephanie Mailer.

DEREK SCOTT

30 juillet 1994, le soir du quadruple meurtre.

Il était 20 heures 55 lorsque nous arrivâmes à Orphea. Nous avions traversé Long Island en un temps record.

Nous débouchâmes sirène hurlante à l’angle de la rue principale qui était fermée en raison de la première du festival de théâtre. Un véhicule de la police locale, qui stationnait là, nous ouvrit la route à travers le quartier de Penfield. Le quartier était complètement bouclé, envahi par des véhicules d’urgence venus de toutes les villes voisines. Des bandes de police avaient été tirées autour de Penfield Lane, derrière lesquelles se massaient les curieux qui affluaient depuis la rue principale pour ne pas rater une miette du spectacle.

Jesse et moi étions les premiers enquêteurs de la Criminelle sur les lieux. C’est Kirk Harvey, le chef de la police d’Orphea, qui nous accueillit.

— Je suis le sergent Derek Scott, police d’État, me présentai-je en brandissant mon badge, et voici mon adjoint, l’inspecteur Jesse Rosenberg.

— Je suis le chef Kirk Harvey, nous salua le policier, visiblement soulagé de pouvoir passer la main à quelqu’un. Je ne vous cache pas que je suis complètement dépassé. On n’a jamais eu affaire à un truc pareil. Il y a quatre morts. Une vraie boucherie.

Des policiers couraient dans tous les sens, criant des ordres et des contre-ordres. J’étais de fait l’officier le plus gradé sur place et décidai de prendre la situation en main.

— Il faut fermer toutes les routes, intimai-je au chef Harvey. Mettez des barrages en place. Je demande des renforts de la police de l’autoroute et de toutes les unités de police d’État disponibles.

À vingt mètres de nous, gisait le corps d’une femme, en vêtements de sport, qui baignait dans son sang. Nous nous approchâmes d’elle lentement. Un policier se tenait en faction à proximité, s’efforçant de ne pas regarder.

— C’est son mari qui l’a trouvée. Il est dans une ambulance, juste là-bas, si vous voulez l’interroger. Mais le plus épouvantable c’est à l’intérieur, nous dit-il en désignant la maison à côté de laquelle nous nous trouvions. Un gamin et sa mère…

Nous nous dirigeâmes aussitôt vers la maison. Nous voulûmes couper en passant par le gazon et nous nous retrouvâmes les chaussures dans quatre centimètres d’eau.

— Merde, pestai-je, j’ai les pieds trempés, je vais en mettre partout. Pourquoi est-ce qu’il y a toute cette flotte ici ? Ça fait des semaines qu’il n’a pas plu.

— Une conduite de l’arrosage automatique qui a sauté, sergent, m’indiqua depuis la maison un policier en faction. On est en train d’essayer de couper l’eau.

— Surtout ne touchez à rien, ordonnai-je. On laisse tout en l’état tant que la brigade scientifique n’est pas intervenue. Et mettez-moi des bandes de police des deux côtés de la pelouse pour que les gens passent sur les dalles. Je ne veux pas que toute la scène de crime soit contaminée par de la flotte.

Je m’essuyai les pieds tant bien que mal sur les marches des escaliers du porche. Puis nous pénétrâmes dans la maison : la porte avait été défoncée à coups de pied. Droit devant nous, dans le couloir, une femme étendue par terre, criblée de balles. À côté d’elle, une valise ouverte et à moitié remplie. À droite, un petit living-room dans lequel il y avait le corps d’un garçon d’une dizaine d’années mort par balles et qui s’était effondré dans les rideaux, comme s’il avait été fauché avant d’avoir pu se cacher. Dans la cuisine, un homme d’une quarantaine d’années couché sur le ventre, étalé dans une flaque de sang : il s’était fait abattre en cherchant à fuir.

L’odeur de mort et de tripes était insoutenable. Nous ressortîmes rapidement de la maison, livides et choqués par ce que nous venions de voir.

Bientôt, on nous appela dans le garage du maire. Des policiers avaient trouvé d’autres valises dans le coffre de la voiture. Le maire et sa famille étaient visiblement sur le point de s’en aller.

*

La nuit était chaude et le jeune maire-adjoint Brown était en sueur dans son costume : il descendait la rue principale aussi vite qu’il le pouvait, se frayant un passage parmi la foule. Il avait quitté le théâtre aussitôt qu’on l’avait prévenu des évènements et avait décidé de rejoindre Penfield Crescent à pied, convaincu qu’il irait plus vite en marchant qu’en voiture. Il avait raison : le centre-ville, noir de monde, était impraticable. À l’angle de la rue Durham, des habitants, informés d’une inquiétante rumeur, l’aperçurent et l’encerclèrent pour avoir des nouvelles : il ne répondit même pas et se mit à courir comme un dératé. Il bifurqua à droite à la hauteur de Bendham Road et continua jusqu’à une zone résidentielle. Il passa d’abord dans des rues désertes aux maisons éteintes. Puis, il perçut l’agitation au loin. À mesure qu’il approchait, il voyait s’intensifier un halo de lumières et les crépitements des gyrophares des véhicules d’urgence. La foule des badauds grandissait. Certains l’interpellaient, mais il les ignora et ne s’arrêta pas. Il se fraya un chemin jusque devant les bandes de police. Le chef-adjoint Ron Gulliver, l’apercevant, le laissa aussitôt passer. Alan Brown fut d’abord dépassé par la scène : le bruit, les lumières, un corps recouvert d’un drap blanc sur le trottoir. Il ne savait pas où se diriger. Il vit alors avec soulagement le visage familier de Kirk Harvey, le chef de la police d’Orphea, avec qui Jesse et moi étions en train de parler.

— Kirk, dit le maire-adjoint Brown au chef, en se précipitant vers lui, que se passe-t-il, au nom du ciel ? Est-ce que la rumeur dit vrai ? Joseph et sa famille ont été assassinés ?

— Tous les trois, Alan, répondit le chef Harvey d’un ton grave.

Il désigna de la tête la maison dans laquelle des policiers allaient et venaient.

— On les a retrouvés tous les trois dans la maison. Un massacre total.

Le chef Harvey nous présenta au maire adjoint.

— Avez-vous une piste ? Des indices ? nous interrogea Brown.

— Pour l’instant, rien, lui répondis-je. Ce qui me trotte dans la tête, c’est que cela se soit passé le soir de l’inauguration du festival de théâtre.

— Vous pensez qu’il y a un lien ?

— C’est trop tôt pour le dire. Je ne comprends même pas ce que le maire faisait chez lui. Ne devait-il pas déjà être au Grand Théâtre ?

— Si, nous avions rendez-vous à 19 heures. Ne le voyant pas venir, j’ai essayé d’appeler chez lui, mais personne n’a répondu. La pièce devant bien commencer, j’ai improvisé à sa place le discours d’ouverture et son siège est resté vide. C’est à l’entracte qu’on m’a informé de ce qui se passait.

— Alan, dit le chef Harvey, on a retrouvé des bagages dans la voiture du maire Gordon. Lui et sa famille avaient l’air d’être sur le départ.

Sur le départ ? Comment ça, sur le départ ? Quel départ ?

— Toutes les hypothèses sont encore ouvertes, lui expliquai-je. Mais est-ce que le maire vous a semblé préoccupé ces derniers temps ? Vous aurait-il fait part de menaces ? Était-il inquiet pour sa sécurité ?

— Des menaces ? Non, il ne m’a jamais rien dit de tel. Est-ce que… Est-ce que je peux aller voir à l’intérieur la maison ?

— Il vaut mieux éviter de contaminer la scène de crime, le dissuada le chef Harvey. Et puis c’est vraiment pas beau à voir, Alan. Une vraie boucherie. Le petit s’est fait tuer dans le salon, la femme de Gordon, Leslie, dans le couloir, et Joseph dans la cuisine.

Le maire-adjoint Brown se sentit vaciller. Il eut soudain l’impression que ses jambes le lâchaient et il s’assit sur le trottoir. Son regard se posa à nouveau sur le drap blanc à quelques dizaines de mètres de lui.

— Mais s’ils sont tous morts dans la maison, alors qui est là ? demanda-t-il en désignant le corps.

— Une petite jeune femme, Meghan Padalin, lui répondis-je. Elle faisait son jogging. Elle a dû tomber sur le meurtrier au moment où il sortait de la maison et elle a été abattue aussi.

— C’est pas possible ! dit le maire-adjoint en plongeant son visage entre ses mains. C’est un cauchemar !

Le chef-adjoint Ron Gulliver nous rejoignit à cet instant. Il s’adressa directement à Brown :

— La presse pose beaucoup de questions. Il faudrait que quelqu’un fasse une déclaration.

— Je… je ne sais pas si je peux affronter ça, bredouilla Alan, le visage livide.

— Alan, répondit le chef Harvey, il le faut. Tu es le maire de cette ville désormais.

JESSE ROSENBERG Samedi 28 juin 2014

28 jours avant la première

Il était 8 heures du matin. Tandis qu’Orphea se réveillait doucement, sur Bendham Road envahie de camions de pompiers, l’agitation était à son comble. L’immeuble où vivait Stephanie n’était plus qu’une ruine fumante. Son appartement avait été totalement détruit par les flammes.

Anna et moi, sur le trottoir, observions le va-et-vient des pompiers qui s’affairaient à enrouler des tuyaux et à ranger du matériel. Nous fûmes bientôt rejoints par le chef des pompiers.

— C’est un incendie volontaire, nous dit-il d’un ton catégorique. Heureusement, il n’y a pas de blessés. Seul le locataire du premier étage était dans l’immeuble et il a eu le temps de sortir. C’est lui qui nous a prévenus. Pourriez-vous venir avec moi ? Je voudrais vous montrer quelque chose.

Nous le suivîmes à l’intérieur du bâtiment puis dans les escaliers. L’air était enfumé et âcre. Arrivés au deuxième étage, nous découvrîmes que la porte de l’appartement de Stephanie était grande ouverte. Elle semblait parfaitement intacte. La serrure également.

— Comment êtes-vous entrés sans casser la porte ni briser la serrure ? demanda Anna.

— C’est justement ce que je voulais vous montrer, répondit le chef des pompiers. Quand nous sommes arrivés, la porte était grande ouverte, telle que vous la voyez ici.

— L’incendiaire avait les clés, dis-je.

Anna me regarda d’un air grave :

— Jesse, je crois que celui que tu as surpris ici jeudi soir est venu finir le travail.

Je m’approchai jusque sur le palier pour observer l’intérieur de l’appartement : il n’en restait plus rien. Les meubles, les murs, les livres : tout était carbonisé. La personne qui avait mis le feu à l’appartement n’avait qu’un but : tout faire brûler.


Dans la rue, Brad Melshaw, le locataire du premier étage, assis sur les marches d’un immeuble voisin, enveloppé dans une couverture et buvant un café, contemplait la façade du bâtiment noircie par les flammes. Il nous expliqua avoir terminé son service au Café Athéna vers 23 heures 30.

— Je suis rentré directement chez moi, nous dit-il. Je n’ai rien remarqué de particulier. Je me suis douché, j’ai regardé un peu la télé et je me suis endormi sur mon canapé, comme cela m’arrive souvent. Vers 3 heures du matin, je me suis réveillé en sursaut. L’appartement était envahi de fumée. J’ai rapidement compris que ça venait de la cage d’escalier et en ouvrant la porte d’entrée j’ai vu que l’étage au-dessus brûlait. Je suis descendu aussitôt dans la rue et j’ai prévenu les secours avec mon portable. Apparemment, Stephanie n’était pas chez elle. Elle a des problèmes, c’est ça ?

— Qui vous en a parlé ?

— Tout le monde en parle. C’est une petite ville ici, vous savez.

— Connaissez-vous bien Stephanie ?

— Non. Comme des voisins qui se croisent, et encore. Nos horaires sont très différents. Elle a emménagé ici en septembre de l’année dernière. Elle est sympathique.

— Vous a-t-elle parlé d’un projet de voyage ? Vous a-t-elle parlé de s’absenter ?

— Non. Ainsi que je vous l’ai dit, nous n’étions pas suffisamment proches pour qu’elle m’en parle.

— Elle aurait pu vous demander d’arroser ses plantes ou de relever son courrier ?

— Elle ne m’a jamais demandé ce genre de service.

Soudain, le regard de Brad Melshaw se troubla. Il s’écria alors :

— Si ! Comment ai-je pu oublier cela ? Elle s’est disputée avec un policier l’autre soir.

— Quand ?

— Samedi soir dernier.

— Que s’est-il passé ?

— Je rentrais du restaurant à pied. C’était vers minuit. Il y avait une voiture de police garée devant l’immeuble et Stephanie parlait au conducteur. Elle lui disait : « Tu ne peux pas me faire ça, j’ai besoin de toi. » Et il lui a répondu : « Je ne veux plus entendre parler de toi. Si tu m’appelles encore, je porte plainte. » Il a démarré et il est parti. Elle est restée un moment sur le trottoir. Elle avait l’air complètement paumée. J’ai attendu à l’angle de la rue, d’où j’avais assisté à la scène, jusqu’à ce qu’elle remonte chez elle. Je ne voulais pas la mettre mal à l’aise.

— De quel type de voiture de police s’agissait-il ? demanda Anna. La police d’Orphea ou d’une autre ville ? La police d’État ? La police de l’autoroute ?

— Je n’en sais rien. Sur le moment, je n’ai pas fait attention. Et il faisait nuit.

Nous fûmes interrompus par le maire Brown qui me tomba dessus.

— J’imagine que vous avez lu le journal du jour, capitaine Rosenberg ? me demanda-t-il d’un ton furieux, en dépliant devant moi un exemplaire de l’Orphea Chronicle.

Sur la une, s’affichait un portrait de Stephanie surmonté du titre suivant :

AVEZ-VOUS VU CETTE JEUNE FEMME ?

Stephanie Mailer, journaliste à l’Orphea Chronicle, n’a plus donné signe de vie depuis lundi. Autour de sa disparition se produisent d’étranges évènements. La police d’État enquête.

— Je n’étais pas au courant de cet article, monsieur le maire, assurai-je.

— Au courant ou pas au courant, capitaine Rosenberg, c’est vous qui créez toute cette agitation ! s’agaça Brown.

Je me tournai vers l’immeuble détruit par les flammes.

— Vous soutenez qu’il ne se passe rien à Orphea ?

— Rien dont la police locale ne puisse pas se charger. Alors ne venez pas créer davantage de désordre, voulez-vous ? La santé financière de la ville n’est pas au beau fixe et tout le monde compte sur la saison estivale et le festival de théâtre pour relancer l’économie. Si les touristes ont peur, ils ne viendront pas.

— Permettez-moi d’insister, monsieur le maire : je crois qu’il peut s’agir d’une affaire très grave…

— Vous n’avez pas le premier élément, capitaine Rosenberg. Le chef Gulliver me disait hier que la voiture de Stephanie n’a plus été vue depuis lundi. Et si elle était tout simplement partie ? J’ai passé quelques coups de fil à votre sujet, il paraît que vous partez à la retraite lundi ?

Anna me dévisagea d’un drôle d’air.

— Jesse, me dit-elle, tu quittes la police ?

— Je ne vais nulle part sans avoir tiré cette affaire au clair.


Je compris que le maire Brown avait le bras long lorsque, après avoir quitté Bendham Road, alors qu’Anna et moi regagnions le commissariat d’Orphea, je reçus un appel de mon supérieur, le major McKenna.

— Rosenberg, me dit-il, le maire d’Orphea me harcèle par téléphone. Il affirme que tu sèmes la panique dans sa ville.

— Major, expliquai-je, une femme a disparu et ce pourrait être en relation avec le quadruple meurtre de 1994.

— L’affaire du quadruple meurtre a été bouclée, Rosenberg. Et tu devrais le savoir puisque c’est toi qui l’as résolue.

— Je sais, major. Mais je commence à me demander si nous n’avons pas manqué quelque chose à l’époque…

— Qu’est-ce que tu me chantes là ?

— La jeune femme disparue est une journaliste qui avait rouvert cette enquête. Est-ce que ce n’est pas le signe qu’il faut creuser ?

— Rosenberg, me dit McKenna d’un ton agacé, d’après le chef de la police locale, tu n’as pas le moindre élément. Tu es en train de pourrir mon samedi et tu vas passer pour un idiot à deux jours de quitter la police. Est-ce vraiment ce que tu veux ?

Je restai silencieux et McKenna reprit d’une voix plus amicale :

— Écoute-moi. Je dois partir avec ma famille au lac Champlain pour le week-end, ce que je vais faire en prenant soin d’oublier mon téléphone portable à la maison. Je serai injoignable jusqu’à demain soir et de retour au bureau lundi matin. Tu as donc jusqu’à lundi matin, première heure, pour trouver quelque chose de solide à me présenter. Sinon, tu reviens gentiment au bureau, comme si de rien n’était. Nous boirons un verre pour célébrer ton départ de la police et je ne veux plus jamais entendre parler de cette histoire. Est-ce clair ?

— Compris, major. Merci.

Le temps était compté. Dans le bureau d’Anna, nous commençâmes à coller les différents éléments sur un tableau magnétique.

— D’après le témoignage des journalistes, dis-je à Anna, le vol de l’ordinateur à la rédaction aurait eu lieu dans la nuit de lundi à mardi. L’intrusion dans l’appartement a eu lieu jeudi soir, et finalement il y a eu l’incendie cette nuit.

— Où veux-tu en venir ? me demanda Anna en me tendant une tasse de café brûlant.

— Eh bien, tout laisse à penser que ce que cette personne cherchait ne se trouvait pas dans l’ordinateur de la rédaction, ce qui l’a obligée à aller fouiller l’appartement de Stephanie. Vraisemblablement sans succès, puisqu’elle a pris le risque de revenir le lendemain soir et d’y mettre le feu. Pourquoi agir ainsi si ce n’est pour espérer détruire les documents, faute d’avoir mis la main dessus ?

— Donc ce que l’on cherche est peut-être encore dans la nature ! s’exclama Anna.

— Exact, acquiesçai-je. Mais où ?

J’avais emporté avec moi les relevés téléphoniques et bancaires de Stephanie, récupérés la veille au centre régional de la police d’État, et je les déposai sur la table.

— Commençons par essayer de découvrir qui a téléphoné à Stephanie à la sortie du Kodiak Grill, dis-je en fouillant parmi les documents jusqu’à trouver la liste des derniers appels émis et reçus.

Stephanie avait reçu un appel à 22 heures 03. Puis elle avait téléphoné deux fois de suite à un même correspondant. À 22 heures 05 et 22 heures 10. Le premier appel avait duré à peine une seconde, le deuxième en avait duré 20.

Anna s’installa à son ordinateur. Je lui dictai le numéro de l’appel reçu par Stephanie à 22 heures 03 et elle l’entra dans le système de recherche pour identifier l’abonné correspondant.

— Ça alors, Jesse ! s’écria Anna.

— Quoi ? demandai-je, en me précipitant vers l’écran.

— Le numéro correspond à la cabine téléphonique du Kodiak Grill !

— Quelqu’un a appelé Stephanie depuis le Kodiak Grill juste après qu’elle en est sortie ? m’étonnai-je.

— Quelqu’un l’observait, dit Anna. Pendant tout le temps où elle attendait, quelqu’un l’observait.

Reprenant mon document, je surlignai le dernier numéro composé par Stephanie. Je le dictai à Anna qui l’entra à son tour dans le système.

Elle resta stupéfaite devant le nom qui s’afficha sur l’ordinateur.

— Non, ce doit être une erreur ! me dit-elle, soudain blême.

Elle me demanda de répéter le numéro et frappa frénétiquement le clavier, entrant à nouveau la série de chiffres.

Je m’approchai de l’écran et lus le nom qui s’y affichait :

— Sean O’Donnell. Quel est le problème, Anna ? Tu le connais ?

— Je le connais très bien, répondit-elle, atterrée. C’est un de mes policiers. Sean O’Donnell est un flic d’Orphea.

*

Le chef Gulliver, en voyant le relevé téléphonique, ne put me refuser d’interroger Sean O’Donnell. Il le fit revenir de patrouille et installer dans une salle d’interrogatoire. Lorsque j’entrai dans la pièce, accompagné d’Anna et du chef Gulliver, Sean se leva à moitié de sa chaise, comme s’il avait les jambes molles.

— Va-t-on me dire ce qui se passe ? exigea-t-il sur un ton inquiet.

— Assieds-toi, lui dit Gulliver. Le capitaine Rosenberg a des questions à te poser.

Il obéit. Gulliver et moi nous assîmes derrière la table, face à lui. Anna se tenait contre le mur, en retrait.

— Sean, lui dis-je, je sais que Stephanie Mailer vous a téléphoné lundi soir. Vous êtes la dernière personne qu’elle ait tenté de joindre. Qu’est-ce que vous nous cachez ?

Sean se prit la tête entre les mains.

— Capitaine, gémit-il, j’ai complètement merdé. J’aurais dû en parler à Gulliver. Je voulais le faire, d’ailleurs ! Je regrette tellement…

— Mais vous ne l’avez pas fait, Sean ! Alors, il faut que vous me disiez tout, maintenant.

Il ne parla qu’après un long soupir :

— Stephanie et moi on est brièvement sortis ensemble. On s’était rencontrés dans un bar, il y a quelque temps. C’est moi qui l’ai abordée et, pour être honnête avec vous, elle n’avait pas l’air très emballée. Elle a finalement accepté que je lui paie un verre, on a discuté un peu, je pensais que ça n’irait pas plus loin. Jusqu’à ce que je lui dise que j’étais flic ici à Orphea : ça a eu l’air de la brancher tout de suite. Elle a immédiatement changé d’attitude et s’est soudain montrée très intéressée par moi. On a échangé nos numéros, on s’est revus quelques fois. Sans plus. Mais les choses se sont subitement accélérées il y a deux semaines. On a couché ensemble. Juste une fois.

— Pourquoi ça n’a pas duré entre vous ? demandai-je.

— Parce que j’ai compris que ce n’était pas moi qui l’intéressais, mais la salle des archives du commissariat.

La salle des archives ?

— Oui, capitaine. C’était très étrange. Elle m’en avait parlé plusieurs fois. Elle voulait absolument que je l’y emmène. Je pensais qu’elle plaisantait et je lui disais que c’était impossible évidemment. Mais voilà qu’en me réveillant dans son lit il y a quinze jours, elle a exigé que je la conduise à la salle des archives. Comme si je lui devais une contrepartie pour avoir passé la nuit avec elle. J’ai été terriblement blessé. Je suis parti furieux en lui faisant comprendre que je ne voulais plus la voir.

— Tu n’as pas eu la curiosité de savoir pourquoi elle s’intéressait tant à la salle des archives ? demanda le chef Gulliver.

— Bien sûr. Une partie de moi voulait absolument savoir. Mais je ne voulais pas montrer à Stephanie que son histoire m’intéressait. Je me sentais manipulé, et comme elle me plaisait vraiment, ça m’a fait mal.

— Et vous l’avez revue ensuite ? l’interrogeai-je.

— Une seule fois. Samedi dernier. Ce soir-là, elle m’a appelé à plusieurs reprises, mais je n’ai pas répondu. Je pensais qu’elle se lasserait mais elle appelait sans discontinuer. J’étais de service et son insistance était insupportable. Finalement, à bout de nerfs, je lui ai dit de me retrouver en bas de chez elle. Je ne suis même pas sorti de ma voiture, je lui ai dit que si elle me recontactait, je porterais plainte pour harcèlement. Elle m’a dit qu’elle avait besoin d’aide, mais je ne l’ai pas crue.

— Qu’a-t-elle dit exactement ?

— Elle m’a dit qu’elle avait besoin de consulter un dossier lié à un crime commis ici et pour lequel elle avait des informations. Elle m’a dit : « Il y a une enquête qui a été bouclée à tort. Il y a un détail, quelque chose que personne n’a vu à l’époque et qui était pourtant tellement évident. » Pour me convaincre, elle m’a montré sa main et elle m’a demandé ce que je voyais. « Ta main », ai-je répondu. « Ce sont mes doigts qu’il fallait voir. » Avec son histoire de main et de doigts, je me suis dit qu’elle me prenait pour un idiot. Je suis reparti en la laissant plantée dans la rue, me jurant de ne plus jamais me laisser avoir par elle.

— Plus jamais ? demandai-je.

— Plus jamais, capitaine Rosenberg. Je ne lui ai plus parlé depuis.

Je laissai planer un court silence avant d’abattre mon atout :

— Ne nous prenez pas pour des imbéciles, Sean ! Je sais que vous avez parlé avec Stephanie lundi soir, le soir de sa disparition.

— Non, capitaine ! Je vous jure que je ne lui ai pas parlé !

Je brandis le relevé de téléphone et le plaquai devant lui.

— Arrêtez de mentir, c’est écrit ici : vous vous êtes parlé pendant 20 secondes.

— Non, nous ne nous sommes pas parlé ! s’écria Sean. Elle m’a appelé, c’est vrai. Deux fois. Mais je n’ai pas répondu ! Au dernier appel, elle m’a laissé un message sur mon répondeur. Nos téléphones se sont effectivement connectés comme l’indique le relevé, mais nous ne nous sommes pas parlé.

Sean ne mentait pas. En interrogeant son téléphone, nous découvrîmes un message reçu lundi à 22 heures 10, d’une durée de 20 secondes. J’appuyai sur le bouton d’écoute et la voix de Stephanie surgit soudain du haut-parleur du téléphone.

Sean, c’est moi. Je dois absolument te parler, c’est urgent. S’il te plaît… [Pause.] Sean, j’ai peur. J’ai vraiment peur.

Sa voix laissait transparaître une légère panique.

— Je n’ai pas écouté ce message sur le moment. Je pensais que c’était encore ses pleurnicheries. Je l’ai finalement fait mercredi, après que ses parents sont venus au commissariat annoncer sa disparition, expliqua Sean. Et je n’ai pas su quoi faire.

— Pourquoi n’avez-vous rien dit ? demandai-je.

— J’ai eu peur, capitaine. Et je me suis senti honteux.

— Est-ce que Stephanie se sentait menacée ?

— Non… En tout cas, elle n’en a jamais fait mention. C’est la première fois qu’elle disait avoir peur.

J’échangeai un regard avec Anna et le chef Gulliver, puis je demandai à Sean :

— J’ai besoin de savoir où vous étiez et ce que vous faisiez lundi soir vers 22 heures, quand Stephanie a essayé de vous joindre.

— J’étais dans un bar à East Hampton. L’un de mes copains en est le gérant, on était tout un groupe d’amis. On y a passé la soirée. Je vais vous donner tous les noms, vous pouvez vérifier.

Plusieurs témoins confirmèrent la présence de Sean dans le bar en question, de 19 heures jusqu’à 1 heure du matin le soir de la disparition. Dans le bureau d’Anna, j’écrivis sur le tableau magnétique l’énigme de Stephanie : Ce qui était sous nos yeux et que nous n’avons pas vu en 1994.

Nous pensions que Stephanie voulait se rendre aux archives du commissariat d’Orphea pour accéder au dossier d’enquête du quadruple meurtre de 1994. Nous nous rendîmes donc à la salle des archives et trouvâmes sans difficulté le grand carton censé contenir le dossier en question. Mais à notre grande surprise, la boîte était vide. Tout avait disparu. À l’intérieur, il n’y avait qu’une feuille de papier jaunie par le temps et sur laquelle on avait tapé à la machine à écrire :

Ici commence LA NUIT NOIRE.

Comme le début d’un jeu de piste.

*

Le seul élément concret dont nous disposions était le coup de fil passé depuis le Kodiak Grill juste après que Stephanie en était partie. Nous nous rendîmes sur place et y retrouvâmes l’employée interrogée la veille.

— Où se trouve votre téléphone public ? lui demandai-je.

— Vous pouvez utiliser le téléphone du comptoir, me répondit-elle.

— C’est gentil, mais je voudrais voir votre téléphone public.

Elle nous conduisit à travers le restaurant jusqu’à la partie arrière où l’on trouvait deux rangées de portemanteaux fixés au mur, les toilettes, un distributeur d’argent, et, dans un angle, un téléphone à pièces.

— Y a-t-il une caméra ? interrogea Anna en scrutant le plafond.

— Non, il n’y a aucune caméra dans le restaurant.

— Cette cabine est-elle souvent utilisée ?

— Je ne sais pas, il y a toujours beaucoup de va-et-vient par ici. Les toilettes sont réservées aux clients mais il y a toujours des gens qui entrent et demandent innocemment s’il y a le téléphone ici. On répond que oui. Mais on ne sait pas s’ils ont vraiment besoin de passer un coup de fil ou s’ils ont besoin de faire pipi. Aujourd’hui tout le monde a un portable, non ?

À cet instant justement, le téléphone d’Anna sonna. On venait de retrouver la voiture de Stephanie à proximité de la plage.

*

Anna et moi roulions à toute allure sur Ocean Road, qui partait de la rue principale et menait jusqu’à la plage d’Orphea. La route se terminait par un parking qui consistait en un vaste cercle de béton, sur lequel les baigneurs garaient leurs voitures sans qu’il n’y ait ni ordre ni limite de temps. En hiver, il restait clairsemé des véhicules de quelques promeneurs et de pères de famille venus faire voler des cerfs-volants avec leurs enfants. Il commençait à se remplir dans les beaux jours du printemps. Au cœur de l’été, il était pris d’assaut dès le début des matinées brûlantes et le nombre de voitures qui parvenaient à s’y entasser était spectaculaire.

À environ 100 mètres du parking, une voiture de police était garée sur le bas-côté. Un agent nous fit un signe de la main et je me rangeai derrière sa voiture. À cet endroit, un petit chemin routier s’enfonçait dans la forêt. Le policier nous expliqua :

— Ce sont des promeneurs qui ont vu la voiture. Apparemment, elle est garée ici depuis mardi. C’est en lisant le journal ce matin qu’ils ont fait le lien. J’ai vérifié, la plaque correspond au véhicule de Stephanie Mailer.

Il nous fallut marcher environ deux cents mètres pour arriver à la voiture, convenablement garée dans un renfoncement. C’était bien la Mazda bleue filmée par les caméras de la banque. J’enfilai une paire de gants en latex et en fis rapidement le tour, inspectant l’intérieur à travers les vitres. Je voulus ouvrir la porte, mais elle était fermée à clé. Anna finit par exprimer à voix haute l’idée qui me trottait dans la tête :

— Jesse, est-ce que tu crois qu’elle est dans le coffre ?

— Il n’y a qu’une façon de le savoir, répondis-je.

Le policier nous apporta un pied-de-biche. Je l’enfonçai dans la rainure du coffre. Anna se tenait juste derrière moi, retenant sa respiration. La serrure céda facilement et le coffre s’ouvrit brusquement. J’eus un mouvement de recul, puis me penchant en avant pour mieux voir l’intérieur, je constatai qu’il était vide. « Il n’y a rien, dis-je en m’écartant de la voiture. Appelons la police scientifique avant qu’on ne pollue la scène. Je pense que, cette fois, le maire sera d’avis qu’il faut employer les grands moyens. »


La découverte de la voiture de Stephanie changeait effectivement la donne. Le maire Brown, informé de la situation, débarqua avec Gulliver sur les lieux et, comprenant qu’il fallait lancer des opérations de recherche et que la police locale serait rapidement dépassée par la situation, il fit appeler en renfort des effectifs de police des villes voisines.

En une heure, Ocean Road était complètement bouclée, de son milieu jusqu’au parking de la plage. Les polices de tout le comté avaient envoyé des hommes, appuyés par des patrouilles de la police d’État. Des groupes de curieux s’étaient massés de part et d’autre des bandes de police.

Du côté de la forêt, les hommes de la police scientifique jouaient leur ballet en combinaisons blanches autour de la voiture de Stephanie, qu’ils passèrent au peigne fin. Des équipes cynophiles avaient également été dépêchées.

Bientôt, le responsable de la brigade canine nous fit appeler sur le parking de la plage.

— Tous les chiens suivent une même piste, nous dit-il lorsque nous l’eûmes rejoint. Ils partent de la voiture et prennent ce petit chemin qui serpente depuis la forêt entre les herbes et arrive ici.

Il nous montra du doigt le tracé du chemin qui était un raccourci emprunté par les promeneurs pour aller de la plage jusqu’au chemin forestier.

— Les chiens marquent tous l’arrêt sur le parking. À l’endroit où je me trouve. Ensuite, ils perdent sa trace.

Le policier se tenait littéralement au milieu du parking.

— Qu’est-ce que cela signifie ? demandai-je.

— Qu’elle est montée dans une voiture ici, capitaine Rosenberg. Et qu’elle est partie à bord de ce véhicule.

Le maire se tourna vers moi.

— Qu’en pensez-vous, capitaine ? me demanda-t-il.

— Je pense que quelqu’un attendait Stephanie. Elle avait rendez-vous. La personne avec qui elle avait rendez-vous au Kodiak Grill l’épiait, installée à une table du fond. Quand elle repart du restaurant, cette personne l’appelle depuis la cabine téléphonique et lui donne rendez-vous à la plage. Stephanie est inquiète : elle pensait à un rendez-vous dans un lieu public et elle se retrouve à devoir aller à la plage, déserte à cette heure-là. Elle téléphone à Sean qui ne répond pas. Elle décide finalement de se garer sur le sentier de la forêt. Peut-être pour avoir une solution de repli ? Ou alors pour guetter la venue de son mystérieux rendez-vous ? En tout cas, elle ferme sa voiture à clé. Elle descend jusqu’au parking et monte dans le véhicule de son contact. Où a-t-elle été emmenée ? Dieu seul le sait.

Il y eut un silence glaçant. Puis, le chef Gulliver, comme s’il était en train de prendre la mesure de la situation, murmura :

— Ainsi commence la disparition de Stephanie Mailer.

DEREK SCOTT

Ce soir du 30 juillet 1994, à Orphea, il fallut un moment pour qu’arrivent finalement sur la scène de crime les premiers de nos collègues de la brigade criminelle ainsi que notre chef, le major McKenna. Après un point de la situation, il me prit à l’écart et me demanda :

— Derek, c’est toi qui es arrivé le premier sur les lieux ?

— Oui, major, lui répondis-je. Ça fait plus d’une heure qu’on est là avec Jesse. Étant l’officier le plus gradé, j’ai dû prendre quelques décisions, notamment de dresser des barrages routiers.

— Tu as bien fait. Et la situation me semble bien gérée. Tu te sens capable de prendre en charge cette affaire ?

— Oui, major. J’en serais très honoré.

Je sentais que McKenna hésitait.

— Ce serait ta première grosse affaire, dit-il, et Jesse est un inspecteur encore peu expérimenté.

— Rosenberg a un bon instinct de flic, assurai-je. Faites-nous confiance, major. Nous ne vous décevrons pas.

Après un instant de réflexion, le major finit par acquiescer :

— J’ai envie de vous donner votre chance, Scott. Je vous aime bien, Jesse et toi. Mais ne merdez pas. Parce que, quand vos collègues apprendront que je vous ai confié une affaire de cette envergure, ça va jaser sec. En même temps, ils n’avaient qu’à être là ! Où sont-ils tous, nom d’un chien ? En vacances ? Foutus connards…

Le major héla Jesse puis annonça à la cantonade pour que nos collègues entendent également :

— Scott et Rosenberg, c’est vous qui dirigerez cette affaire.


Jesse et moi étions bien décidés à ne pas faire regretter au major sa décision. Nous passâmes la nuit à Orphea, à réunir les premiers éléments de notre enquête. Il était presque 7 heures du matin lorsque je déposai Jesse devant chez lui, dans le Queens. Il me proposa de rentrer à l’intérieur boire un café et j’acceptai. Nous étions épuisés mais beaucoup trop excités par cette affaire pour dormir. Dans la cuisine, tandis que Jesse préparait la cafetière, je me mis à prendre des notes.

Qui en voulait au maire au point de le tuer avec sa femme et son fils ? demandai-je à haute voix tout en notant cette phrase sur une feuille qu’il colla sur le frigo.

— Il faut interroger ses proches, suggéra Jesse.

— Que faisaient-ils tous chez eux le soir de la première du festival de théâtre ? Ils auraient dû être au Grand Théâtre. Et puis ces valises pleines de vêtements qu’on a trouvées dans la voiture. Je crois qu’ils étaient sur le point de partir.

— Ils s’enfuyaient ? Mais pourquoi ?

— Ça, Jesse, lui dis-je, c’est ce que nous devons découvrir.

Je collai une seconde feuille sur laquelle il inscrivit : Le maire avait-il des ennemis ?

Natasha, sans doute réveillée par nos éclats de voix, apparut à la porte de la cuisine, encore à moitié endormie.

— Qu’est-ce qui s’est passé hier soir ? demanda-t-elle en se blottissant contre Jesse.

— Un massacre, lui répondis-je.

Meurtres au festival de théâtre ? lut Natasha sur la porte du frigo avant de l’ouvrir. Ça sonne comme une bonne pièce policière.

— Ça pourrait en être une, acquiesça Jesse.

Natasha sortit du lait, des œufs, de la farine qu’elle déposa sur le comptoir pour préparer des pancakes et se servit de café. Elle regarda encore les notes et nous demanda :

— Et alors, quelles sont vos premières hypothèses ?

JESSE ROSENBERG Dimanche 29 juin 2014

27 jours avant la première

Les recherches pour retrouver Stephanie ne donnaient rien.

Il y avait presque vingt-quatre heures que la région était mobilisée, en vain. Des équipes de policiers et de volontaires ratissaient le comté. Des équipes cynophiles, des plongeurs ainsi qu’un hélicoptère étaient à pied d’œuvre également. Des bénévoles collaient des affiches dans les supermarchés et défilaient dans les magasins et les stations-service dans l’espoir que quelqu’un, client ou employé, aurait aperçu Stephanie. Les parents Mailer avaient fait une déclaration à la presse et aux télévisions locales, présentant une photo de leur fille, appelant quiconque l’aurait vue à contacter immédiatement la police.

Tout le monde voulait participer à l’effort : le Kodiak Grill offrait des rafraîchissements à quiconque avait pris part aux recherches. Le Palace du Lac, l’un des plus luxueux hôtels de la région et situé sur le comté d’Orphea, avait mis l’un de ses salons à disposition de la police qui s’en servait comme point de ralliement pour les volontaires désireux de se joindre aux forces vives, d’où ils étaient ensuite dirigés vers une zone de recherche.

Installés dans son bureau du commissariat d’Orphea, Anna et moi poursuivions notre enquête. Le voyage de Stephanie à Los Angeles restait un mystère total. C’est à son retour de Californie qu’elle s’était soudain rapprochée du policier Sean O’Donnell, insistant pour accéder à la salle des archives de la police. Qu’avait-elle pu découvrir là-bas ? Nous contactâmes l’hôtel où elle était restée mais sans que cela soit d’aucune utilité. En revanche, en nous penchant sur ses allers-retours réguliers vers New York — trahis par les débits de sa carte de crédit aux péages —, nous découvrîmes qu’elle avait reçu des amendes pour stationnement prolongé ou illégal — et même une mise en fourrière — toujours dans la même rue. Anna trouva sans difficulté la liste des différents établissements de la rue : restaurants, médecins, avocats, chiropraticiens, laverie. Mais surtout : la rédaction de la Revue des lettres new-yorkaises.

— Comment est-ce possible ? m’interrogeai-je. La mère de Stephanie m’a affirmé que sa fille avait été licenciée en septembre de la Revue des lettres new-yorkaises, raison pour laquelle elle est venue à Orphea. Pourquoi aurait-elle continué à se rendre là-bas ? Ça n’a aucun sens.

— En tout cas, me dit Anna, les dates de passage aux péages coïncident avec les contraventions reçues. Et d’après ce que je vois ici, les emplacements où elle a été verbalisée semblent être à proximité immédiate de l’entrée de l’immeuble où se trouvent les locaux de la Revue. Appelons le rédacteur en chef de la Revue pour lui demander des explications, proposa-t-elle en décrochant son téléphone.

Elle n’eut pas le temps de composer le numéro car au même moment on frappa à la porte de son bureau. C’était le responsable de la brigade scientifique de la police d’État.

— Je vous apporte le résultat de ce que nous avons trouvé dans l’appartement et la voiture de Stephanie Mailer, nous dit-il en agitant une lourde enveloppe. Et je pense que ça va vous intéresser.

Il s’assit sur le bord de la table de réunion.

— Commençons par l’appartement, dit-il. Je vous confirme qu’il s’agit d’un incendie criminel. Les lieux ont été arrosés de produits accélérants. Et si vous aviez un doute, ce n’est certainement pas Stephanie Mailer qui a mis le feu.

— Pourquoi dites-vous cela ? demandai-je.

Le policier brandit un sac en plastique contenant des liasses de billets :

— Nous avons trouvé 10 000 dollars en liquide dans l’appartement, cachés dans le réservoir d’une cafetière italienne en fonte. Ils sont intacts.

Anna dit alors :

— Effectivement, si j’étais Stephanie et que j’avais caché 10 000 dollars en liquide chez moi, je prendrais la peine de les récupérer avant de mettre le feu à mon appartement.

— Et dans la voiture, demandai-je au policier, qu’avez-vous trouvé ?

— Malheureusement aucune trace d’ADN en dehors de celles de Stephanie elle-même. Nous avons pu comparer avec un prélèvement sur ses parents. En revanche, nous avons retrouvé une note manuscrite assez énigmatique, sous le siège conducteur et dont l’écriture serait celle de Stephanie.

Le policier replongea la main dans son enveloppe et en sortit un troisième sac en plastique qui contenait une feuille arrachée à un cahier d’écolier, et sur laquelle il était inscrit :

La Nuit noire — Festival de théâtre d’Orphea
En parler à Michael Bird

La Nuit noire ! s’écria Anna, comme l’inscription laissée à la place du dossier de police sur le quadruple meurtre de 1994.

— Il faut aller parler à Michael Bird, dis-je. Il se peut qu’il en sache plus que ce qu’il a bien voulu nous dire.

*

Nous retrouvâmes Michael dans son bureau de la rédaction de l’Orphea Chronicle. Il avait préparé à notre intention un dossier contenant les copies de tous les articles écrits par Stephanie pour le journal. On retrouvait pour l’essentiel de l’information très locale : kermesse scolaire, la parade de Colombus Day, célébration communale de Thanksgiving pour les esseulés, concours de citrouilles pour Halloween, accident de la route et autres sujets de la rubrique des chiens écrasés. Tout en faisant défiler les articles devant moi, je demandai à Michael :

— Quel est le salaire de Stephanie au journal ?

— 1 500 dollars par mois, répondit-il. Pourquoi cette question ?

— Cela peut avoir de l’importance pour l’enquête. Je ne vous cache pas que je cherche encore à comprendre pourquoi Stephanie a quitté New York pour venir à Orphea écrire des articles sur Columbus Day et la fête de la courge. Ça n’a aucun sens à mes yeux. Ne le prenez pas mal, Michael, mais ça ne colle pas avec le portrait ambitieux que m’ont fait d’elle ses parents et ses amis.

— Je comprends parfaitement votre question, capitaine Rosenberg. Je me la suis posée d’ailleurs. Stephanie m’a dit qu’elle avait été écœurée par son licenciement de la Revue des lettres new-yorkaises. Elle avait envie de renouveau. C’est une idéaliste, vous savez. Elle veut changer les choses. Le défi de travailler pour un journal local ne l’effraie pas, au contraire.

— Je pense qu’il y a autre chose, dis-je avant de montrer à Michael le morceau de papier retrouvé dans la voiture de Stephanie.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Michael.

— Une note écrite de la main de Stephanie. Elle y mentionne le festival de théâtre d’Orphea, et elle ajoute vouloir vous en parler. Que savez-vous que vous ne nous dites pas, Michael ?

Michael soupira :

— Je lui ai promis de ne rien révéler… Je lui ai donné ma parole.

— Michael, lui dis-je, je crois que vous ne comprenez pas la gravité de la situation.

— C’est vous qui ne comprenez pas, répliqua-t-il. Il y a peut-être une bonne raison qui justifie que Stephanie ait décidé de disparaître quelque temps. Et vous êtes en train de tout compromettre en rameutant la population.

— Une bonne raison ? m’étranglai-je.

— Elle se savait peut-être en danger et a décidé de se cacher. En retournant la région, vous risquez de la compromettre : son enquête est plus importante que ce que vous pouvez imaginer, ceux qui la cherchent en ce moment sont peut-être ceux dont elle se cache.

— Vous voulez dire un policier ?

— C’est possible. Elle est restée très mystérieuse. J’ai insisté pourtant pour qu’elle m’en révèle davantage, mais elle n’a jamais voulu me dire de quoi il retournait.

— Ça ressemble bien à la Stephanie que j’ai rencontrée l’autre jour, soupirai-je. Mais quel est le lien avec le festival de théâtre ?

Bien que la rédaction fût déserte et la porte de son bureau fermée, Michael baissa encore d’un ton, comme s’il craignait qu’on puisse l’entendre :

— Stephanie pensait qu’il se tramait quelque chose au festival, qu’elle avait besoin d’interroger les bénévoles sans que personne ne soupçonne quoi que ce soit. Je lui ai suggéré de faire une série d’articles pour le journal. C’était la couverture parfaite.

— Des interviews bidon ? m’étonnai-je.

— Pas vraiment bidon, parce que nous les publiions ensuite… Je vous ai parlé des difficultés économiques rencontrées par le journal : Stephanie m’avait assuré que la publication des résultats de son enquête permettrait de renflouer la caisse. « Quand on publiera ça, les gens s’arracheront l’Orphea Chronicle », m’a-t-elle dit un jour.


De retour au commissariat, nous contactâmes finalement l’ancien patron de Stephanie, le rédacteur en chef de la Revue des lettres new-yorkaises. Il s’appelait Steven Bergdorf et vivait à Brooklyn. C’est Anna qui lui téléphona. Elle brancha le téléphone sur haut-parleur pour que je puisse entendre la conversation.

— Pauvre Stephanie, se désola Steven Bergdorf après qu’Anna l’eut informé de la situation. J’espère qu’il ne lui est rien arrivé de grave. C’est une femme très intelligente, une excellente journaliste littéraire, une belle plume. Et très gentille. Toujours aimable avec tout le monde. Pas le genre à s’attirer la malveillance ou des ennuis.

— Si mes informations sont exactes, vous l’avez licenciée l’automne dernier…

— C’est exact. Ça a été un déchirement : une fille si brillante. Mais le budget de la Revue a été resserré pendant l’été. Les abonnements sont en chute libre. Je devais absolument faire des économies et me séparer de quelqu’un.

— Comment a-t-elle réagi à son renvoi ?

— Elle n’était pas très contente, vous vous en doutez. Mais nous étions restés en bons termes. Je lui ai même écrit au mois de décembre pour prendre de ses nouvelles. Elle m’avait indiqué à ce moment-là qu’elle travaillait pour l’Orphea Chronicle et qu’elle s’y plaisait beaucoup. J’ai été content pour elle, même si j’étais un peu surpris.

— Surpris ?

Bergdorf détailla sa pensée :

— Une fille comme Stephanie Mailer, c’est un calibre du niveau du New York Times. Qu’est-ce qu’elle est allée faire dans un journal de seconde zone ?

— Monsieur Bergdorf, est-ce que Stephanie est revenue à la rédaction de votre revue depuis son licenciement ?

— Non. Du moins pas que je sache. Pourquoi ?

— Parce que nous avons établi que sa voiture s’est garée à proximité de l’immeuble à de fréquentes reprises ces derniers mois.

* * *

Dans son bureau de la rédaction de la Revue des lettres new-yorkaises, déserte en ce dimanche, Steven Bergdorf, après avoir raccroché, resta longuement troublé.

— Que se passe-t-il, Stevie ? lui demanda Alice, 25 ans, assise sur le canapé du bureau, peignant ses ongles avec du vernis rouge.

— C’était la police. Stephanie Mailer a disparu.

— Stephanie ? C’était une sale idiote.

— Comment ça, c’était ? s’inquiéta Steven. Est-ce que tu es au courant de quelque chose ?

— Mais non, je dis c’était parce que je l’ai pas revue depuis son départ. Elle est sans doute toujours idiote, tu as raison.

Bergdorf se leva de sa chaise de bureau et alla se poster à la fenêtre, pensif.

— Stevie mon chouchou, le gourmanda Alice, tu ne vas pas commencer à te ronger les sangs ?

— Si tu ne m’avais pas forcé à la virer…

— Ne commence pas, Stevie ! Tu as fait ce qu’il fallait.

— Tu ne lui as plus parlé depuis son départ ?

— Je l’ai peut-être eue au téléphone. Qu’est-ce que ça change ?

— Au nom du ciel, Alice, tu viens de me dire que tu ne l’avais pas vue !…

— Je ne l’ai pas vue. Mais je lui ai parlé au téléphone. Une seule fois. C’était il y a deux semaines.

— Ne me dis pas que tu l’as appelée pour la narguer ! Est-ce qu’elle sait la vérité sur son licenciement ?

— Non.

— Comment peux-tu en être si sûre ?

— Parce que c’est elle qui m’a téléphoné pour obtenir un conseil. Elle semblait inquiète. Elle m’a dit : « J’ai besoin des faveurs d’un homme. » Je lui ai répondu : « Les hommes c’est pas compliqué : tu leur suces la bite, tu leur promets ton cul, et en échange, eux te donnent leur infaillible loyauté. »

— De qui s’agissait-il ? On devrait peut-être prévenir la police.

— Pas de police… Sois gentil et tais-toi maintenant.

— Mais…

— Ne me mets pas de mauvaise humeur, Stevie ! Tu sais ce qui se passe quand tu m’énerves. As-tu une chemise de rechange ? La tienne est toute froissée. Fais-toi beau, j’ai envie de sortir ce soir.

— Je ne peux pas sortir ce soir, je…

— J’ai dit que j’avais envie de sortir !

Bergdorf, la tête basse, quitta son bureau pour aller se chercher un café. Il téléphona à sa femme, il lui dit qu’il avait une urgence pour le bouclage de la Revue et qu’il ne rentrerait pas dîner. Quand il eut raccroché, il enfouit son visage entre ses mains. Comment en était-il arrivé là ? Comment s’était-il retrouvé, à 50 ans, à avoir une liaison avec cette jeune femme ?

* * *

Anna et moi avions la conviction que l’argent retrouvé chez Stephanie était une des pistes de notre enquête. D’où provenaient ces 10 000 dollars en liquide retrouvés chez elle ? Stephanie gagnait 1 500 dollars par mois : une fois payés son loyer, sa voiture, ses courses et ses assurances, il ne devait pas rester grand-chose. S’il s’agissait d’économies personnelles, cette somme aurait plutôt été sur un compte en banque.

Nous passâmes la fin de la journée à interroger les parents de Stephanie, ainsi que ses amis, à propos de l’existence de cette somme. Mais sans succès. Les parents Mailer affirmèrent que leur fille s’était toujours débrouillée toute seule. Elle avait obtenu une bourse pour payer ses études universitaires et avait vécu de son salaire ensuite. Les amis, eux, nous assurèrent que Stephanie avait souvent de la peine à boucler ses fins de mois. Ils la voyaient mal mettre de l’argent de côté.


Au moment de quitter Orphea, alors que je descendais la rue principale, au lieu de continuer vers la route 17 pour rejoindre l’autoroute, je bifurquai presque sans réfléchir dans le quartier de Penfield et rejoignis Penfield Crescent. Je longeai le petit square et m’arrêtai devant la maison qui avait été celle du maire Gordon vingt ans plus tôt, là où tout avait commencé.

Je restai garé là un long moment, puis, en route pour chez moi, je ne pus m’empêcher de faire un arrêt à la maison de Derek et Darla. Je ne sais pas si c’était parce que j’avais besoin de voir Derek, ou simplement parce que je n’avais pas envie d’être seul et qu’en dehors de lui, je n’avais personne.

Il était 20 heures lorsque j’arrivai devant leur maison. Je restai un moment devant la porte, sans oser sonner. De l’extérieur, je pouvais percevoir les conversations joyeuses et les éclats de voix depuis la cuisine où ils étaient en train de dîner. Tous les dimanches, Derek et sa famille mangeaient des pizzas.

Je m’approchai discrètement de la fenêtre et j’observai le repas. Les trois enfants de Derek étaient encore au lycée. L’aîné devait entrer à l’université l’année prochaine. Soudain, l’un d’eux remarqua ma présence. Tous se retournèrent en direction de la fenêtre et me dévisagèrent.

Derek sortit de la maison, terminant de mâcher sa part de pizza, sa serviette en papier encore dans la main.

— Jesse, s’étonna-t-il, qu’est-ce que tu fais dehors ? Viens manger avec nous.

— Non, merci. J’ai pas trop faim. Écoute, il se passe des choses étranges à Orphea…

— Jesse, soupira Derek, ne me dis pas que tu as passé ton week-end là-bas !

Je lui fis un rapide résumé des derniers évènements.

— Il n’y a plus de doute possible, affirmai-je. Stephanie avait découvert des éléments nouveaux sur le quadruple meurtre de 1994.

— Ce ne sont que des suppositions, Jesse.

— Mais enfin, m’écriai-je, il y a cette note sur La Nuit noire retrouvée dans la voiture de Stephanie et ces mots identiques qui remplacent le dossier de police du quadruple meurtre qui a disparu ! Et le lien qu’elle a fait avec le festival de théâtre dont l’été 1994 marquait la toute première édition, si tu te rappelles bien ! Ce ne sont pas des éléments tangibles ?

— Tu vois les liens que tu as envie de voir, Jesse ! Tu te rends compte de ce que cela signifie de rouvrir le dossier de 1994 ? Ça veut dire qu’on s’est planté.

— Et si on s’était planté ! Stephanie a dit qu’on avait raté un détail essentiel qui était pourtant sous nos yeux.

— Mais qu’est-ce qu’on a fait de faux à l’époque ? s’agaça Derek. Dis-moi ce qu’on a fait de faux, Jesse ! Tu te rappelles très bien avec quelle diligence on a travaillé. Notre dossier était béton ! Je crois que ton départ de la police te fait ruminer des mauvais souvenirs. On ne pourra pas revenir en arrière, on ne pourra jamais revenir sur ce qu’on a fait ! Alors pourquoi tu nous fais ça ? Pourquoi tu veux rouvrir ce dossier ?

— Parce qu’il le faut !

— Non, il ne faut rien, Jesse ! Demain est ta dernière journée de flic. Qu’est-ce que tu veux aller foutre au beau milieu d’un merdier qui ne te concerne plus ?

— Je compte suspendre mon départ. Je ne peux pas quitter la police comme ça. Je ne peux pas vivre avec ça sur le cœur !

— Eh bien moi, si !

Il fit mine de vouloir rentrer à l’intérieur, comme pour essayer de clore cette conversation qu’il ne voulait pas avoir.

— Aide-moi, Derek ! m’écriai-je alors. Si je n’apporte pas demain au major une preuve formelle du lien entre Stephanie Mailer et l’enquête de 1994, il me forcera à clore définitivement cette enquête.

Il se retourna.

— Pourquoi tu fais ça, Jesse ? me demanda-t-il. Pourquoi tu veux remuer toute cette merde ?

— Fais équipe avec moi, Derek…

— Ça fait vingt ans que je n’ai pas remis les pieds sur le terrain, Jesse. Alors pourquoi tu veux m’entraîner là-dedans ?

— Parce que tu es le meilleur flic que je connaisse, Derek. Tu as toujours été un bien meilleur flic que moi. Tu aurais dû être le capitaine de notre unité à ma place.

— Ne viens pas ici me juger ou me faire une leçon de morale sur la façon dont j’aurais dû conduire ma carrière, Jesse ! Tu sais très bien pourquoi j’ai passé les vingt dernières années derrière un bureau à remplir de la paperasse.

— Je crois que nous avons là une occasion de tout réparer, Derek.

— Il n’y a rien que l’on puisse réparer, Jesse. Tu es le bienvenu à l’intérieur pour une part de pizza si tu le veux. Mais le sujet de l’enquête est clos.

Il poussa la porte de sa maison.

— Je t’envie, Derek ! lui dis-je alors.

Il se retourna :

— Tu m’envies ? Mais de quoi pourrais-tu bien m’envier ?

— D’aimer et d’être aimé.

Il hocha la tête, dépité :

— Jesse, ça fait vingt ans que Natasha est partie. Il y a longtemps que tu aurais dû refaire ta vie. Parfois, j’ai l’impression que c’est comme si tu t’attendais à ce qu’elle revienne.

— Chaque jour, Derek. Chaque jour, je me dis qu’elle va réapparaître. Chaque fois que je passe la porte de ma maison j’ai l’espoir de l’y retrouver.

Il soupira.

— Je ne sais pas quoi te dire. Je suis désolé. Tu devrais voir quelqu’un. Tu dois aller de l’avant dans ta vie, Jesse.

Il rentra à l’intérieur, je retournai à ma voiture. Alors que j’étais sur le point de démarrer, je vis Darla sortir de la maison et accourir vers moi d’un pas nerveux. Elle semblait en colère et j’en connaissais la raison. Je baissai ma vitre et elle s’écria :

— Ne lui fais pas ça, Jesse ! Ne viens pas réveiller les fantômes du passé.

— Écoute, Darla…

— Non, Jesse. Toi, écoute-moi ! Derek ne mérite pas que tu lui fasses ça ! Fous-lui la paix avec ce dossier ! Ne lui fais pas ça ! Tu n’es pas le bienvenu ici si c’est pour remuer le passé. Dois-je te rappeler ce qui est arrivé il y a vingt ans ?

— Non, Darla, tu n’as pas besoin ! Personne n’a besoin de me le rappeler. Je me le rappelle tous les jours. Tous les putains de jours, Darla, tu m’entends ? Tous les putains de matins à mon lever et tous les soirs en m’endormant.

Elle me lança un regard triste et je compris qu’elle regrettait d’avoir abordé ce sujet.

— Je suis désolée, Jesse. Viens dîner, il reste de la pizza et j’ai fait un tiramisu.

— Non, merci. Je vais rentrer.

Je démarrai.

De retour chez moi, je me servis un verre et ressortis un classeur que je n’avais pas touché depuis bien longtemps. À l’intérieur, des articles en vrac datant de 1994. Je les parcourus longuement. L’un d’eux retint mon attention.

LA POLICE CÉLÈBRE UN HÉROS

Le sergent Derek Scott a été décoré hier lors d’une cérémonie au centre régional de la police d’État pour son courage après avoir sauvé la vie de son coéquipier, l’inspecteur Jesse Rosenberg, au cours de l’arrestation d’un dangereux meurtrier, coupable d’avoir assassiné quatre personnes dans les Hamptons durant l’été.

La sonnette de la porte d’entrée m’arracha à mes réflexions. Je regardai l’heure : qui pouvait venir si tard ? J’attrapai mon arme, laissée sur la table devant moi, et m’approchai sans bruit de la porte, méfiant. Je jetai un coup d’œil par le judas : c’était Derek.

Je lui ouvris et le dévisageai un instant, en silence. Il remarqua mon arme.

— Tu penses vraiment que c’est sérieux, hein ? me dit-il.

J’acquiesçai. Il ajouta :

— Montre-moi ce que tu as, Jesse.

Je ressortis toutes les pièces dont je disposais et les étalai sur la table de la salle à manger. Derek étudia les photos des caméras de surveillance, le briquet, la note, l’argent liquide et les relevés de carte de crédit.

— Il est évident que Stephanie dépensait plus qu’elle ne gagnait, expliquai-je à Derek. Son seul billet pour Los Angeles lui a coûté 900 dollars. Elle avait forcément une autre source de revenus. Il faut trouver laquelle.

Derek se plongea dans les dépenses de Stephanie. J’aperçus dans son regard une lueur pétillante que je n’avais pas vue depuis bien longtemps. Après avoir longuement épluché les dépenses de la carte de crédit, il attrapa un stylo et entoura un prélèvement automatique mensuel de 60 dollars depuis le mois de novembre.

— Les débits sont faits au nom d’une société appelée SVMA, me dit-il. Est-ce que ce nom t’évoque quelque chose ?

— Non, rien, lui répondis-je.

Il attrapa mon ordinateur portable posé sur la table et interrogea Internet.

— Il s’agit d’un garde-meuble en libre-service à Orphea, m’annonça-t-il en tournant l’écran vers moi.

— Un garde-meuble ? m’étonnai-je en me remémorant ma discussion avec Trudy Mailer. Selon sa mère, Stephanie n’avait que quelques affaires à New York, qu’elle avait emportées directement dans son appartement d’Orphea. Alors pourquoi louer un garde-meuble depuis le mois de novembre ?

Le garde-meuble était ouvert 24 heures sur 24 et nous décidâmes de nous y rendre immédiatement. Le vigile de permanence, après que je lui eus présenté ma plaque, consulta son registre et nous indiqua le numéro du local loué par Stephanie.

Nous traversâmes un dédale de portes et de stores baissés et arrivâmes face à un rideau métallique, fermé par un cadenas. J’avais apporté une pince à métaux et je vins sans difficulté à bout du verrou. Je fis coulisser le rideau tandis que Derek éclairait la pièce au moyen d’une lampe de poche.

Ce que nous y découvrîmes nous laissa stupéfaits.

DEREK SCOTT

Début août 1994. Une semaine s’était écoulée depuis le quadruple meurtre.

Jesse et moi consacrions toutes nos ressources à l’enquête, y travaillant jour et nuit, sans nous préoccuper de sommeil, de congés ou d’heures supplémentaires.

Nous avions pris nos quartiers dans l’appartement de Jesse et Natasha, beaucoup plus accueillant que le bureau froid du centre de la police d’État. Nous nous étions installés dans le salon, dans lequel nous avions disposé deux lits de camp, allant et venant à notre gré. Natasha était aux petits soins pour nous. Il lui arrivait de se lever au milieu de la nuit pour nous faire à manger. Elle disait que c’était une bonne façon de tester les plats qu’elle mettrait à la carte de son restaurant.

— Jesse, disais-je la bouche pleine et me délectant de ce que Natasha nous avait préparé, assure-toi que tu épouses cette femme. Elle est absolument fantastique.

— C’est prévu, me répondit un soir Jesse.

— Pour quand ? m’exclamai-je, enjoué.

Il sourit :

— Prochainement. Tu veux voir la bague ?

— Et comment !

Il disparut un instant pour revenir avec un écrin contenant un diamant magnifique.

— Mon Dieu, Jesse, elle est magnifique !

— Elle est à ma grand-mère, m’expliqua-t-il avant de la ranger précipitamment dans sa poche car Natasha arrivait.

*

Les analyses balistiques étaient formelles : une seule arme avait été utilisée, un pistolet de marque Beretta. Il n’y avait qu’une seule personne impliquée dans les meurtres. Les experts considéraient qu’il s’agissait vraisemblablement d’un homme, non seulement pour la violence du crime, mais parce que la porte de la maison avait été défoncée d’un solide coup de pied. Celle-ci n’était d’ailleurs même pas fermée à clé.

À la demande du bureau du procureur, une reconstitution des évènements permit d’établir que les faits avaient été les suivants : le meurtrier avait défoncé la porte de la maison de la famille Gordon. Il était d’abord tombé sur Leslie Gordon dans le hall d’entrée et lui avait tiré dessus de face, dans la poitrine, quasiment à bout portant. Puis il avait vu l’enfant dans le salon et l’avait abattu de deux balles dans le dos, tirées depuis le couloir. Le meurtrier s’était ensuite dirigé vers la cuisine, sans doute parce qu’il avait entendu du bruit. Le maire Joseph Gordon tentait de s’enfuir dans le jardin par la porte-fenêtre de la cuisine. Il lui avait tiré dessus à quatre reprises dans le dos. Le tireur était reparti par le couloir et la porte d’entrée. Aucune balle n’avait manqué sa cible, c’était donc un tireur expérimenté.

Il était ressorti de la maison par la porte principale et était tombé sur Meghan Padalin qui faisait son jogging. Elle avait certainement essayé de prendre la fuite et il l’avait abattue de deux balles tirées dans le dos. Il avait probablement agi à visage découvert car il avait ensuite tiré une balle à bout portant dans la tête de la jeune femme, comme pour s’assurer qu’elle était bien morte et qu’elle ne parlerait pas.


Difficulté supplémentaire, il y avait deux témoins indirects mais qui n’étaient pas en mesure de contribuer utilement à l’enquête. Au moment des faits, Penfield Crescent était quasiment vidée de ses habitants. Sur les huit maisons de la rue, l’une était à vendre, les habitants des cinq autres étaient au Grand Théâtre. La dernière maison était habitée par la famille Bellamy, dont seule Lena Bellamy, jeune mère de trois enfants, était restée à la maison ce soir-là avec son dernier-né, âgé d’à peine trois mois. Terrence, son mari, était sur la marina avec leurs deux aînés.

Lena Bellamy avait bien entendu les détonations, mais elle avait pensé à des feux d’artifice tirés sur la marina à l’occasion du festival. Elle avait néanmoins remarqué, juste avant les déflagrations, une camionnette noire avec un large logo apposé sur la vitre arrière mais qu’elle ne pouvait pas décrire. Elle se souvenait d’un dessin, mais n’y avait pas prêté assez attention pour se souvenir de ce qu’il représentait.

Le second témoin était un homme vivant seul, Albert Plant, qui habitait une maison de plain-pied dans une rue parallèle. Ce dernier, condamné à se déplacer en fauteuil roulant depuis un accident, était resté chez lui ce soir-là. Il avait entendu les coups de feu alors qu’il dînait. Une série de détonations qui avaient suffisamment attiré son attention pour qu’il sorte sur le porche écouter ce qui se passait dans le quartier. Il eut la présence d’esprit de regarder l’heure : il était 19 heures 10. Mais un silence total étant revenu, il pensa que des enfants avaient dû tirer des pétards. Il resta sur le seuil, profitant de la douceur de la soirée, jusqu’à ce qu’environ une heure plus tard, vers 20 heures 20, il entende un homme hurler et appeler à l’aide. Il avait aussitôt appelé la police.


L’une de nos premières difficultés fut l’absence de mobile. Pour découvrir qui avait tué le maire et sa famille, nous avions besoin de savoir qui avait une bonne raison de le faire. Or, les premiers éléments de l’enquête n’aboutissaient à rien : nous avions interrogé les habitants de la ville, les employés municipaux, les familles et amis du maire et de sa femme, en vain. L’existence des Gordon semblait parfaitement paisible. Pas d’ennemis connus, pas de dettes, pas de drame, pas de passé trouble. Rien. Une famille ordinaire. Leslie Gordon, la femme du maire, était une enseignante appréciée de l’école primaire d’Orphea, quant au maire lui-même, sans que les qualificatifs à son endroit soient dithyrambiques, il était suffisamment bien considéré par ses concitoyens, et tous estimaient qu’il allait être réélu aux élections municipales de septembre, auxquelles son adjoint, Alan Brown, se présentait contre lui.

Une après-midi que nous reprenions pour la énième fois les documents de l’enquête, je finis par dire à Jesse :

— Et si les Gordon n’étaient pas sur le point de fuir ? Et si nous étions à côté depuis le début ?

— Où veux-tu en venir, Derek ? me demanda Jesse.

— Eh bien, nous nous sommes focalisés sur le fait que Gordon était chez lui, et pas au Grand Théâtre, et que leurs valises étaient bouclées.

— Tu avoueras, m’opposa Jesse, que c’est très étrange que le maire décide de ne pas se pointer à l’inauguration du festival qu’il a lui-même créé.

— Peut-être qu’il était simplement en retard, dis-je. Qu’il était sur le point de s’y rendre. La cérémonie officielle ne devait débuter qu’à 19 heures 30, il avait encore le temps de rejoindre le Grand Théâtre. Il n’est même pas à dix minutes en voiture. Quant aux valises, les Gordon avaient peut-être prévu de partir en vacances. La femme et le fils étaient en congé pour tout l’été. Ce serait très logique. Ils ont prévu de partir le lendemain de bonne heure et ils veulent boucler leurs valises avant d’aller au Grand Théâtre car ils savent qu’ils rentreront tard.

— Et comment expliques-tu qu’ils se soient fait tuer ? s’interrogea Jesse.

— Un cambriolage qui aurait mal tourné, suggérai-je. Quelqu’un qui pensait que les Gordon seraient déjà au Grand Théâtre à ce moment-là et que l’accès à leur maison était libre.

— Sauf que le soi-disant cambrioleur n’a apparemment rien pris, à part leurs vies. Et il aurait défoncé la porte d’un coup de pied pour entrer ? Pas très discret comme méthode. Et puis, aucun des employés municipaux n’a indiqué qu’il était prévu que le maire parte en vacances. Non, Derek, c’est autre chose. Celui qui les a massacrés voulait les éliminer. Une violence pareille ne laisse aucun doute.

Jesse sortit du dossier une photo du cadavre du maire prise dans la maison et la fixa longuement avant de me demander :

— Il n’y a rien qui t’étonne sur cette photo, Derek ?

— Tu veux dire en dehors du fait que le maire baigne dans son sang ?

— Il n’était pas en costume-cravate, me dit Jesse. Il portait des vêtements décontractés. Quel maire irait inaugurer un festival dans cette tenue ? Ça n’a aucun sens. Tu sais ce que je pense, Derek ? Je pense que le maire n’a jamais eu l’intention d’aller assister à cette pièce de théâtre.

Les clichés de la valise ouverte à côté de Leslie Gordon laissaient entrevoir des albums photo et un bibelot à l’intérieur.

— Regarde, Derek, reprit alors Jesse. Leslie Gordon remplissait une valise d’objets personnels quand elle a été tuée. Qui emporte des albums photo en vacances ? Ils fuyaient. Ils fuyaient probablement celui qui les a tués. Quelqu’un qui savait justement qu’ils ne seraient pas au festival de théâtre.

Natasha entra dans la pièce au moment où Jesse terminait sa phrase.

— Alors, les gars, nous sourit-elle, vous avez une piste ?

— Rien, soupirai-je. À part une camionnette noire avec un dessin sur la vitre arrière. Ce qui est assez vague.

Nous fûmes interrompus par la sonnette de la porte.

— Qui est-ce ? demandai-je.

— Darla, me répondit Natasha. Elle vient regarder des plans de l’aménagement du restaurant.

J’attrapai les documents et les rangeai dans un dossier en carton.

— Tu ne peux pas lui parler de l’enquête, intimai-je à Natasha alors qu’elle allait ouvrir la porte.

— D’accord, Derek, m’assura-t-elle d’un ton détaché.

— C’est sérieux, Nat, répétai-je. On est tenus au secret d’enquête. On ne devrait pas être ici, tu ne devrais pas voir tout cela. Jesse et moi pourrions avoir des ennuis.

— C’est promis, lui assura Natasha, je ne dirai rien.

Natasha ouvrit la porte et Darla, en pénétrant dans l’appartement, remarqua aussitôt le dossier que je tenais dans mes mains.

— Alors, comment avance votre enquête ? demanda-t-elle.

— Ça va, répondis-je.

— Allons, Derek, c’est tout ce que tu as à me raconter ? se rebiffa Darla d’un ton mutin.

— Secret d’enquête, me contentai-je de dire.

Ma réponse avait été un peu sèche malgré moi. Darla eut une moue agacée :

— Secret d’enquête, mon œil ! Je suis certaine que Natasha est au courant de tout, elle.

JESSE ROSENBERG Lundi 30 juin 2014

26 jours avant la première

Je réveillai Anna à 1 heure 30 du matin pour qu’elle vienne nous retrouver, Derek et moi, au garde-meuble. Elle connaissait l’endroit et nous y rejoignit vingt minutes plus tard. Nous la retrouvâmes sur le parking. La nuit était chaude, le ciel constellé.

Après lui avoir présenté Derek, je dis à Anna :

— C’est Derek qui a découvert où Stephanie menait son enquête.

— Dans un garde-meuble ? s’étonna-t-elle.

Derek et moi acquiesçâmes d’un même mouvement de la tête avant d’entraîner Anna à travers les allées de rideaux métalliques. Nous nous arrêtâmes devant le numéro 234-A. Je le relevai et allumai la lumière. Anna découvrit une petite pièce de deux mètres sur trois, entièrement tapissée de documents, tous consacrés au quadruple meurtre de 1994. Il y avait des articles trouvés dans divers quotidiens régionaux de l’époque, et notamment une succession d’articles de l’Orphea Chronicle. Il y avait aussi des agrandissements de photos de chacune des victimes et une photo de la maison du maire Gordon prise le soir du meurtre et sans doute tirée d’un article. On me voyait, au premier plan, avec Derek ainsi qu’un groupe de policiers autour d’un drap blanc dissimulant le corps de Meghan Padalin. Stephanie avait écrit au feutre sur le cliché :

Ce que personne n’a vu

Pour tout mobilier, il y avait une petite table et une chaise, sur laquelle on imaginait que Stephanie avait passé des heures. Sur ce bureau de fortune, du papier et des stylos. Et une feuille collée contre le mur, comme pour la mettre en évidence et sur laquelle il avait été inscrit :

Trouver Kirk Harvey

— Qui est Kirk Harvey ? demanda Anna à haute voix.

— C’était le chef de la police d’Orphea à l’époque des meurtres, lui répondis-je. Il a enquêté avec nous.

— Et où se trouve-t-il aujourd’hui ?

— Je n’en sais rien. J’imagine qu’il a dû prendre sa retraite depuis le temps. Il faut impérativement le contacter : il a peut-être parlé à Stephanie.

En fouillant parmi les notes empilées sur le bureau, j’avais fait une autre découverte.

— Anna, regarde ça, dis-je en lui tendant un morceau de papier rectangulaire.

C’était le billet d’avion de Stephanie pour Los Angeles. Elle avait écrit dessus :

La Nuit noire — Archives de la police

— Encore La Nuit noire, murmura Anna. Qu’est-ce que ça peut bien signifier ?

— Que son voyage à Los Angeles était en lien avec son enquête, suggérai-je. Et nous avons à présent la certitude absolue que Stephanie enquêtait bien sur le quadruple meurtre de 1994.

Sur le mur, il y avait une photo du maire Brown, prise au moins vingt ans plus tôt. On aurait dit que le cliché avait été extrait d’une vidéo. Brown se tenait debout, derrière un micro, une feuille de notes à la main, comme s’il faisait un discours. Le morceau de papier avait été entouré au feutre également. L’arrière-plan laissait penser à la scène du Grand Théâtre.

— Ça pourrait être une image du maire Brown faisant le discours d’ouverture du festival au Grand Théâtre, le soir des meurtres, dit Derek.

— Comment peux-tu savoir qu’il s’agit du soir des meurtres ? lui demandai-je. Tu te rappelles ce qu’il portait ce soir-là ?

Derek reprit la photo de l’article de journal sur laquelle Brown figurait également et dit :

— On dirait qu’il porte exactement les mêmes vêtements.

Nous passâmes toute la nuit au garde-meuble. Il n’y avait pas de caméras et le gardien n’avait rien vu : il nous expliqua n’être là qu’en cas de problème, mais qu’il n’y avait jamais de problème. Les clients allaient et venaient à leur gré, sans contrôle et sans besoin de poser des questions.

La brigade scientifique de la police d’État fut dépêchée sur place pour inspecter les lieux, dont la fouille minutieuse permit la découverte de l’ordinateur de Stephanie, caché dans le double fond d’un carton supposé vide mais dont le policier qui le souleva s’étonna du poids au moment de le déplacer.

— Voilà ce que cherchait celui qui a mis le feu à l’appartement et cambriolé le journal, dis-je.

L’ordinateur fut emporté par la police scientifique pour être analysé. De notre côté, Anna, Derek et moi emportâmes les documents collés contre le mur du garde-meuble et les reconstituâmes à l’identique dans le bureau d’Anna. À 6 heures 30 du matin, Derek, les yeux gonflés par le sommeil, punaisa la photo de la maison du maire Gordon, la fixa pendant un long instant et lut encore une fois à haute voix ce qu’y avait inscrit Stephanie : « Ce que personne n’a vu. » Il approcha ses yeux à quelques centimètres du cliché pour étudier les visages des personnes présentes. « Donc ça, c’est le maire Brown, nous rappela-t-il en désignant un homme en costume clair. Et lui, ajouta-il en pointant du doigt une tête miniature, c’est le chef Kirk Harvey. »


Je devais retourner au centre régional de la police d’État pour rendre compte de mes avancées au major McKenna. Derek m’y accompagna. Alors que nous quittions Orphea, redescendant la rue principale illuminée par le soleil du matin, Derek, qui retrouvait lui aussi Orphea vingt ans plus tard, me dit :

— Rien n’a changé ici. C’est comme si le temps ne s’était pas écoulé.

Une heure plus tard, nous étions dans le bureau du major McKenna qui écouta, sidéré, le récit de mon week-end. Avec la découverte du garde-meuble, nous avions désormais la preuve que Stephanie enquêtait sur le quadruple meurtre de 1994 et qu’elle avait peut-être fait une découverte d’importance.

— Sacré nom de Dieu, Jesse, souffla McKenna, est-ce que cette affaire va nous poursuivre toute notre vie ?

— Je ne l’espère pas, major, lui répondis-je. Mais il faut aller au bout de cette enquête.

— Est-ce que tu te rends compte de ce que cela signifie si vous vous êtes plantés à l’époque ?

— J’en suis parfaitement conscient. C’est pour cela que je voudrais que vous me gardiez au sein de la police le temps que je puisse mener cette enquête à terme.

Il soupira.

— Tu sais, Jesse, ça va me coûter un temps fou en paperasses et en explications à la hiérarchie.

— J’en suis conscient, major. Et j’en suis désolé.

— Et qu’en est-il de ton fameux projet qui t’a convaincu de quitter la police ?

— Ça peut attendre que je boucle le dossier, major, assurai-je.

McKenna grogna et sortit des formulaires d’un tiroir.

— Je vais faire ça pour toi, Jesse, parce que tu es le meilleur flic que j’aie jamais connu.

— Je vous en suis très reconnaissant, major.

— Par contre, j’ai déjà attribué ton bureau à quelqu’un à partir de demain.

— Je n’ai pas besoin de bureau, major. Je vais aller récupérer mes affaires.

— Et je ne veux pas que tu enquêtes seul. Je vais t’assigner un coéquipier. Malheureusement, les autres binômes de votre unité sont déjà complets puisque tu devais partir aujourd’hui, mais ne te fais pas de souci, je vais te trouver quelqu’un.

Derek, qui était assis à côté de moi, sortit de son silence :

— Je suis prêt à épauler Jesse, major. C’est la raison pour laquelle je suis ici.

— Toi, Derek ? s’étonna McKenna. Mais tu n’as plus mis les pieds sur le terrain depuis combien de temps ?

— Vingt ans.

— C’est grâce à Derek que nous avons trouvé le garde-meuble, précisai-je.

Le major soupira encore. Je voyais bien qu’il était tracassé.

— Derek, tu es en train de me dire que tu veux te replonger dans l’enquête qui t’a poussé à quitter le terrain ?

— Oui, répondit Derek d’un ton décidé.

Le major nous dévisagea longuement.

— Et où est ton arme de service, Derek ? demanda-t-il finalement.

— Dans un tiroir de mon bureau.

— Tu sais encore t’en servir ?

— Oui.

— Eh bien, fais-moi quand même le plaisir d’aller vider un chargeur au stand de tir avant de te promener avec ce machin à la ceinture. Messieurs, bouclez-moi cette enquête vite et bien. Je n’ai pas très envie que le ciel nous tombe sur la tête.

* * *

Pendant que Derek et moi étions au centre régional de la police d’État, Anna ne perdit pas son temps. Elle s’était mis en tête de retrouver Kirk Harvey, mais cette initiative allait s’avérer infiniment plus compliquée qu’elle ne l’imaginait. Elle consacra des heures à chercher la trace de l’ancien chef, en vain : il avait totalement disparu de la circulation. Il n’avait plus ni adresse, ni numéro de téléphone. Faute de sources, elle s’en remit à la seule personne en qui elle pouvait avoir confiance à Orphea : son voisin Cody, qu’elle alla trouver dans sa librairie, située à proximité de la rédaction de l’Orphea Chronicle.

— Décidément, pas un chat aujourd’hui, soupira Cody en la voyant entrer.

Anna comprit qu’il avait espéré un client en entendant la porte s’ouvrir. Il poursuivit :

— J’espère que le feu d’artifice du 4 Juillet attirera un peu de monde, j’ai eu un mois de juin terrible.

Anna attrapa un roman sur un présentoir.

— Il est bien ? demanda-t-elle au libraire.

— Pas mal.

— Je le prends.

— Anna, t’es pas obligée de faire ça…

— Je n’ai plus rien à lire. Ça tombe à pic.

— Mais j’imagine que tu n’es pas venue pour ça.

— Je ne suis pas venue que pour cela, lui sourit-elle en lui tendant un billet de cinquante dollars. Que peux-tu me dire du quadruple meurtre de 1994 ?

Il fronça les sourcils.

— Ça faisait bien longtemps que je n’avais plus entendu parler de cette histoire. Que veux-tu savoir ?

— Je suis juste curieuse de connaître l’ambiance en ville à l’époque.

— Ça a été terrible, dit Cody. Les gens ont été évidemment très choqués. Tu imagines, une famille totalement décimée, dont un petit garçon. Et Meghan, qui était la fille la plus douce qu’on puisse imaginer et que tout le monde adorait ici.

— Tu la connaissais bien ?

— Si je la connaissais bien ? Elle travaillait à la librairie. À l’époque, le magasin marchait du tonnerre, et c’était notamment grâce à elle. Imagine une jeune et jolie libraire, passionnée, délicieuse, brillante. Les gens venaient de tout Long Island juste pour elle. Quel gâchis ! Quelle injustice ! Pour moi, ça a été un choc terrible. À un moment, j’avais même hésité à tout plaquer et à partir d’ici. Mais pour aller où ? J’ai toutes mes attaches ici. Tu sais, Anna, le pire c’est que tout le monde a tout de suite compris : si Meghan était morte, c’était parce qu’elle avait reconnu le meurtrier des Gordon. Cela signifiait que c’était l’un d’entre nous. Quelqu’un que nous connaissions. Que l’on voyait au supermarché, à la plage, ou même à la librairie. Et malheureusement, nous ne nous sommes pas trompés lorsque le meurtrier a été confondu.

— De qui s’agissait-il ?

— Ted Tennenbaum, un homme sympathique, avenant, issu d’une bonne famille. Un citoyen actif et engagé. Restaurateur de métier. Membre du corps des pompiers volontaires. Il avait contribué à l’organisation du premier festival.

Cody soupira et ajouta :

— Je n’aime pas parler de tout ça, Anna, ça me remue trop.

— Désolée, Cody. Juste une dernière question : est-ce que le nom de Kirk Harvey te dit quelque chose ?

— Oui, c’était l’ancien chef de la police d’Orphea. Juste avant Gulliver.

— Et qu’est-il devenu ? Je cherche à retrouver sa trace.

Cody la dévisagea avec un drôle d’air.

— Il a disparu du jour au lendemain, lui dit-il en lui rendant sa monnaie et en glissant le livre dans un sac en papier. Plus personne n’a jamais entendu parler de lui.

— Que s’est-il passé ?

— Personne ne le sait. Il a disparu un beau jour de l’automne 1994.

— Tu veux dire la même année que le quadruple meurtre ?

— Oui, trois mois après. C’est pour cela que je m’en souviens. Ça a été un drôle d’été. La plupart des habitants de la ville ont préféré oublier ce qui a pu se passer ici.

Tout en parlant, il attrapa ses clés et fourra son téléphone portable, posé sur le comptoir, dans sa poche.

— Tu t’en vas ? lui demanda Anna.

— Oui, je vais profiter qu’il n’y a personne pour aller travailler un moment avec les autres bénévoles au Grand Théâtre. Ça fait un moment qu’on ne t’a pas vue, d’ailleurs.

— Je sais, je suis un peu débordée en ce moment. Je te dépose ? Je voulais justement aller au Grand Théâtre pour interroger les bénévoles à propos de Stephanie.

— Volontiers.


Le Grand Théâtre se situait à côté du Café Athéna, c’est-à-dire sur le haut de la rue principale, presque en face du début de la marina.

Comme dans toutes les villes paisibles, les accès aux bâtiments publics n’étaient guère surveillés et Anna et Cody pénétrèrent à l’intérieur du théâtre en en poussant simplement la porte principale. Ils traversèrent le foyer, puis la salle elle-même, descendant l’allée centrale, entre les rangées de sièges en velours rouge.

« Imagine cet endroit dans un mois, rempli de monde, dit Cody avec fierté. Tout ça grâce au travail des bénévoles. » Il gravit dans son élan les marches qui menaient à la scène et Anna lui emboîta le pas. Ils passèrent derrière les rideaux et rejoignirent les coulisses. Après un dédale de couloirs, ils poussèrent une porte derrière laquelle bourdonnait la ruche des bénévoles, qui se pressaient en tous sens : certains géraient la billetterie, d’autres les aspects logistiques. Dans une salle, on se préparait au collage des affiches et à la relecture des prospectus qui partiraient bientôt à l’impression. Dans l’atelier, une équipe s’attelait à monter un décor en charpente.

Anna prit le temps de discuter avec tous les bénévoles. Une grande partie d’entre eux avaient déserté le Grand Théâtre la veille pour participer aux opérations de recherche de Stephanie et ils vinrent spontanément lui demander si l’enquête avançait.

— Pas aussi vite que je le souhaiterais, leur confia-t-elle. Mais je sais qu’elle venait beaucoup au Grand Théâtre. Je l’ai moi-même croisée ici à quelques reprises.

— Oui, lui indiqua un petit monsieur qui gérait la billetterie, c’était pour ses articles sur les bénévoles. Toi, elle ne t’a pas interrogée, Anna ?

— Non, répondit Anna.

Elle ne l’avait même pas réalisé.

— Moi non plus, releva un homme arrivé récemment à Orphea.

— C’est sûrement parce que vous êtes nouveaux ici, suggéra quelqu’un.

— Oui, c’est vrai, renchérit un autre. Vous n’étiez pas là en 1994.

— En 1994 ? s’étonna Anna. Stephanie vous parlait de 1994 ?

— Oui. Elle s’intéressait essentiellement au tout premier festival de théâtre.

— Que voulait-elle savoir ?

À cette question, Anna obtint un panel de réponses variées, mais l’une revint de façon récurrente : Stephanie avait systématiquement posé des questions à propos du pompier de service au théâtre le soir de la première. En compilant les témoignages des bénévoles, c’était comme si elle essayait de reconstituer minutieusement le programme de la soirée.

Anna finit par aller trouver Cody dans le réduit qui lui servait de bureau. Il était installé derrière une table de fortune, sur laquelle étaient un vieil ordinateur et des piles de documents en vrac.

— Tu as fini de déranger mes bénévoles, Anna ? dit-il en plaisantant.

— Cody, est-ce que tu te rappelles par miracle qui était le pompier de service le soir de la première en 1994 et s’il vit encore à Orphea ?

Cody ouvrit de grands yeux :

— Si je me rappelle ? Mon Dieu, Anna, c’est vraiment la journée des fantômes aujourd’hui. C’était Ted Tennenbaum, l’auteur du quadruple meurtre de 1994, justement. Et tu ne pourras le trouver nulle part parce qu’il est mort.

ANNA KANNER

À l’automne 2013, l’atmosphère bon enfant qui régnait au commissariat au moment de mon arrivée ne dura guère plus de deux jours, laissant rapidement place aux premières difficultés d’intégration. Elles se manifestèrent d’abord dans un détail d’organisation. La première question que tous se posèrent fut de savoir comment on ferait pour les toilettes. Dans la partie du commissariat réservée aux policiers, il y avait des toilettes à chaque étage, toutes conçues pour des hommes, alliant rangées d’urinoirs et cabines individuelles.

— Il faut décréter que l’une des toilettes est pour les femmes, suggéra un policier.

— Oui, mais alors ça devient compliqué s’il faut changer d’étage pour aller pisser, lui répondit son voisin de rangée.

— On peut dire que les toilettes sont mixtes, proposai-je pour ne pas compliquer la situation. Sauf si cela pose problème à quelqu’un.

— Moi, je trouve malheureux d’être en train de pisser avec une femme qui fait je-ne-sais-quoi dans la cabine derrière, releva l’un de mes nouveaux collègues qui avait parlé en levant la main comme à l’école primaire.

— Ça te la bloque ? ricana quelqu’un.

L’assistance éclata de rire.

Il se trouvait que le commissariat disposait, côté visiteurs, de toilettes séparées pour hommes et femmes, juste à côté du guichet d’accueil. Il fut décidé que j’utiliserais les toilettes femmes visiteurs, ce qui me convenait parfaitement. Le fait que je doive traverser l’accueil du commissariat chaque fois que je voulais aller aux toilettes ne m’aurait pas dérangée si je n’avais pas perçu un jour les ricanements de l’agent d’accueil qui comptait mes allées et venues.

— Dis donc, elle pisse drôlement souvent celle-là, glissa-t-il au collègue avec qui il conversait, vautré sur le guichet. Ça fait déjà trois fois aujourd’hui.

— Peut-être qu’elle a ses règles, répondit l’autre.

— Ou qu’elle se touche en pensant à Gulliver.

Ils pouffèrent.

— Tu voudrais bien qu’elle se touche en pensant à toi, hein ? T’as vu comme elle est gaulée ?

L’autre problème de la mixité nouvelle au sein du commissariat fut celui du vestiaire. Le commissariat n’était pourvu que d’un seul grand vestiaire, muni de douches et de casiers, dans lequel les policiers pouvaient se changer en début et en fin de service. Mon arrivée, et sans que je ne demande rien à personne, eut pour conséquence de voir l’accès au vestiaire interdit à tout le personnel masculin. Sur la porte, en dessous de la plaque en métal sur laquelle était gravé VESTIAIRE, le chef Gulliver apposa la mention femme, au singulier, sur une feuille de papier. « Chacun des deux sexes doit avoir un vestiaire séparé, c’est la loi, expliqua Gulliver à ses troupes qui le regardèrent faire, médusées. Le maire Brown a insisté pour qu’Anna ait un vestiaire pour se changer. Donc, messieurs, dorénavant vous vous changerez dans vos bureaux. » Tous les agents présents se mirent à grommeler et je proposai que ce soit moi qui me change dans mon bureau, ce que le chef Gulliver refusa. « Je ne veux pas que les gars tombent sur toi en petite culotte, ça va encore faire des histoires. » Il ajouta d’un rire gras : « Il vaut mieux que tu gardes ton pantalon bien boutonné, si tu vois ce que je veux dire. » Nous trouvâmes finalement un compromis : il fut décidé que je me changerais chez moi et viendrais directement au poste en uniforme. Tout le monde était content.

Mais le lendemain, me voyant sortir de ma voiture à mon arrivée sur le parking du commissariat, le chef Gulliver me convoqua dans son bureau.

— Anna, me dit-il, je ne veux pas que tu roules dans ton véhicule privé en uniforme.

— Mais je n’ai aucun endroit pour me changer au commissariat, expliquai-je.

— Je sais. C’est pourquoi je vais mettre l’un de nos véhicules banalisés à ta disposition. Je veux que tu l’utilises pour tes déplacements entre chez toi et le commissariat lorsque tu es en uniforme.

Je m’étais ainsi retrouvée avec une voiture de fonction, un tout-terrain noir aux vitres teintées, dont les gyrophares étaient cachés dans le haut du pare-brise et la calandre.

Ce que j’ignorais, c’est qu’il n’y avait que deux voitures banalisées dans le parc automobile de la police d’Orphea. Le chef Gulliver s’en était octroyé une pour son usage personnel. La seconde, restée au parking, était un trésor convoité de tous mes collègues et voilà qu’elle m’était maintenant attribuée. Ce qui suscita évidemment l’agacement général des autres policiers.

« C’est un privilège ! se plaignirent-ils lors d’une réunion improvisée dans la salle de repos du commissariat. Elle arrive à peine et elle a déjà des privilèges. »

— Il faut choisir, les gars, leur dis-je quand ils s’en ouvrirent à moi. Partagez-vous la voiture entre vous et laissez-moi le vestiaire si vous préférez. Moi, ça me va bien aussi.

— T’as qu’à te changer dans ton bureau, au lieu de faire des histoires ! m’opposa-t-on. T’as peur de quoi ? Qu’on te viole ?

L’épisode de la voiture fut le premier affront fait à Montagne malgré moi. Il convoitait la voiture banalisée depuis longtemps et je la lui avais piquée sous son nez.

— Ç’aurait dû être moi, geignit-il auprès de Gulliver. Je suis le chef-adjoint, après tout ! De quoi j’ai l’air maintenant ?

Mais Gulliver lui opposa une fin de non-recevoir.

— Écoute, Jasper, lui dit-il, je sais que cette situation est compliquée. Elle l’est pour tout le monde et pour moi le premier. Crois-moi, je m’en serais passé volontiers. Les femmes, ça crée toujours des tensions dans les équipes. Elles ont trop à prouver. Et puis je te parle même pas de quand elle va tomber enceinte et qu’il nous faudra tous faire des heures sup pour la remplacer !


Un drame en chassait un autre. Après les questions d’ordre logistique, vinrent celles sur ma légitimité et ma compétence. J’arrivais au sein du commissariat au poste de deuxième adjoint du chef, créé pour moi. La raison officielle en était qu’au fil des ans, avec le développement de la ville, la police d’Orphea avait vu ses missions prendre de l’ampleur, ses effectifs augmenter, et l’arrivée d’un troisième officier de commandement devait apporter au chef Gulliver et à son adjoint Jasper Montagne une bouffée d’oxygène nécessaire.

D’abord on me demanda :

— Pourquoi ils ont eu besoin de te créer un poste ? C’est parce que tu es une femme ?

— Non, expliquai-je, le poste a été créé d’abord et ensuite ils ont cherché à le pourvoir.

Puis on s’inquiéta :

— Qu’est-ce qui se passe si tu dois te battre contre un homme ? Je veux dire, t’es quand même une femme toute seule dans une voiture de patrouille. Tu peux arrêter un gars toute seule ?

— Toi, tu le peux ? demandai-je en retour.

— Bien sûr.

— Alors pourquoi pas moi ?

Enfin on me jaugea :

— T’as l’expérience du terrain ?

— J’ai l’expérience des rues de New York, répondis-je.

— C’est pas la même chose, m’opposa-t-on. Tu faisais quoi à New York ?

J’espérais que mon CV les impressionnerait :

— J’étais négociatrice au sein d’une unité de gestion de crise. J’étais en intervention tout le temps. Prises d’otages, drames familiaux, menaces de suicide.

Mais mes collègues haussaient les épaules.

— Ce n’est pas la même chose, m’opposèrent-ils.

*

Je passai le premier mois en binôme avec Lewis Erban, un vieux policier usé qui partait à la retraite et que je remplaçais dans l’effectif. J’appris rapidement les patrouilles nocturnes sur la plage et dans le parc municipal, la verbalisation des infractions routières, les interventions sur des bagarres à l’heure de la fermeture des bars.

Si je fis rapidement mes preuves sur le terrain, tant en qualité d’officier supérieur que lors d’interventions, les rapports au quotidien restaient plus compliqués : l’ordre hiérarchique qui prévalait jusque-là avait été bousculé. Pendant des années, le chef Ron Gulliver et Montagne avaient assuré un commandement bicéphale, deux loups à la tête de leur meute. Gulliver prenait sa retraite au 1er octobre de l’année suivante et il était acquis pour tous que Montagne lui succéderait. C’était d’ailleurs Montagne qui faisait en réalité déjà la loi au sein du commissariat, Gulliver faisant semblant de donner des ordres. Gulliver était un homme au fond plutôt sympathique mais un mauvais chef, complètement manipulé par Montagne qui s’était emparé de la tête de la chaîne de commandement depuis longtemps. Mais tout cela avait changé : avec mon arrivée au poste de deuxième adjoint au chef, nous étions désormais trois à diriger.

Il n’en fallut pas plus pour que Montagne se lance dans une intense campagne de dénigrement à mon égard. Il fit comprendre à tous les autres policiers qu’il valait mieux pour eux ne pas trop s’acoquiner avec moi. Personne au commissariat ne voulait être dans les mauvais papiers de Montagne et mes collègues évitèrent soigneusement tout rapport avec moi en dehors de nos échanges professionnels. Je savais que dans les vestiaires, lorsque les gars en fin de service parlaient d’aller boire une bière, il les sermonnait : « Ne vous avisez pas d’inviter cette idiote à vous accompagner. À moins que vous n’ayez envie de récurer les chiottes du commissariat pendant ces dix prochaines années. »

« Sûr que non ! » répondaient les policiers, l’assurant de leur fidélité.

Cette campagne de dénigrement orchestrée par Montagne ne facilita pas mon intégration au sein de la ville d’Orphea. Mes collègues n’étaient pas enclins à me voir après le service, et mes invitations à dîner avec leur femme se soldèrent soit par des refus, soit des annulations de dernière minute ou même des lapins. Je ne compte même plus le nombre de brunchs du dimanche que je passai seule, devant une table dressée pour huit ou dix et couverte d’une montagne de nourriture. Mes activités sociales étaient très limitées : je sortais parfois avec la femme du maire, Charlotte Brown. Comme j’affectionnais particulièrement le Café Athéna, sur la rue principale, je sympathisai un peu avec la propriétaire, Sylvia Tennenbaum, avec qui je papotais parfois sans pouvoir dire que nous étions amies. La personne que je fréquentais le plus était mon voisin, Cody Illinois. Quand je m’ennuyais, je passais à sa librairie. Je lui y donnais des coups de main ponctuels. Cody présidait également l’association des bénévoles du festival de théâtre, que je rejoignis finalement à l’approche de l’été, ce qui me garantissait une soirée occupée par semaine pendant laquelle nous préparions le festival de théâtre à venir à la fin juillet.

Au commissariat, dès que j’avais l’impression qu’on m’acceptait un peu, Montagne revenait à la charge. Il passa à la vitesse supérieure, en fouillant dans mon passé et en commençant à me donner des surnoms pleins de sous-entendus : « Anna la gâchette » ou « la Tueuse », avant de dire à mes collègues : « Méfiez-vous, les gars : Anna a le coup de feu facile. » Il rigolait comme un imbécile puis ajouta : « Anna, est-ce que les gens savent pourquoi tu as quitté New York ? »

Un matin, j’avais trouvé, collée sur la porte de mon bureau, une ancienne coupure de presse titrant :

MANHATTAN : UN OTAGE TUÉ PAR LA POLICE DANS UNE BIJOUTERIE

J’avais débarqué dans le bureau de Gulliver en brandissant le morceau de journal :

— Vous lui avez dit, chef ? C’est vous qui avez raconté ça à Montagne ?

— Je n’y suis pour rien, Anna, assura-t-il.

— Alors, expliquez-moi comment il est au courant !

— C’est dans ton dossier. Il y aura eu accès d’une façon ou d’une autre.

Montagne, décidé à se débarrasser de moi, s’arrangeait pour que je sois envoyée sur les missions les plus ennuyeuses et les plus ingrates. Alors que j’étais seule en patrouille dans la ville ou ses environs, il m’arrivait fréquemment de recevoir un appel radio du commissariat : « Kanner, ici la centrale. J’ai besoin que tu répondes à un appel d’urgence. » Je me rendais à l’adresse indiquée avec sirène et gyrophares, ne comprenant qu’en arrivant qu’il s’agissait d’un incident mineur.

Des oies sauvages qui bloquaient la route 17 ? C’était pour moi.

Un chat coincé dans un arbre ? C’était pour moi.

La vieille dame un peu sénile qui entendait sans cesse des bruits suspects et qui appelait trois fois par nuit ? C’était pour moi aussi.

J’eus même droit à ma photo dans l’Orphea Chronicle dans un article concernant des vaches échappées d’un enclos. On m’y voyait, ridicule, couverte de boue, essayant désespérément de ramener une vache vers un champ en la tirant par la queue, sous le titre suivant : LA POLICE EN ACTION.

L’article me valut évidemment d’être chambrée par mes collègues, avec plus ou moins d’humour : j’en trouvai une coupure déposée sous l’essuie-glace de la voiture banalisée que je conduisais, sur laquelle une main anonyme avait écrit au feutre noir Deux vaches à Orphea. Et comme si ça ne suffisait pas, mes parents vinrent de New York me rendre visite ce week-end-là.

— Voilà pourquoi tu es venue ici ? m’interrogea mon père en arrivant, brandissant devant moi une copie de l’Orphea Chronicle. Tu as foutu ton mariage en l’air pour devenir gardienne de vaches ?

— Papa, est-ce qu’on va déjà commencer à se disputer ?

— Non, mais je pense que tu aurais fait une bonne avocate.

— Je sais, papa, ça fait quinze ans que tu me dis ça.

— Quand je pense que tu as fait toutes ces études de droit pour finir flic dans une petite ville ? Quel gâchis !

— Je fais ce que j’aime, c’est le plus important, non ?

— Je vais prendre Mark comme associé, m’annonça-t-il alors.

— Bon sang, papa, soupirai-je, est-ce que tu as vraiment besoin de travailler avec mon ex-mari ?

— C’est un bon garçon, tu sais.

— Papa, ne commence pas ! le suppliai-je.

— Il est prêt à te pardonner. Vous pourriez vous remettre ensemble, tu pourrais rejoindre le cabinet…

— Je suis fière d’être flic, papa.

JESSE ROSENBERG Mardi 1er juillet 2014

25 jours avant la première

Il y avait huit jours que Stephanie avait disparu.

Dans la région, les gens ne parlaient plus que de cela. Une poignée d’entre eux était convaincue qu’elle avait orchestré sa fuite. La majorité pensait qu’il lui était arrivé malheur et s’inquiétait de savoir qui serait la prochaine victime. Une mère de famille partie faire ses courses ? Une fille sur le chemin de la plage ?

Ce matin du 1er juillet, Derek et moi retrouvâmes Anna au Café Athéna pour le petit-déjeuner. Elle nous parla de la disparition mystérieuse de Kirk Harvey, dont ni Derek ni moi n’avions eu connaissance à l’époque. Ceci signifiait qu’elle remontait à après la résolution du quadruple meurtre.

— Je suis allée faire un tour aux archives de l’Orphea Chronicle, nous dit Anna. Et regardez ce que j’ai découvert en cherchant des articles sur le premier festival de 1994…

Elle nous présenta la photocopie d’un article qui portait pour titre :

LE GRAND CRITIQUE OSTROVSKI RACONTE SON FESTIVAL

Je parcourus rapidement le début de l’article. Il s’agissait du point de vue de Meta Ostrovski, célèbre critique new-yorkais, sur cette première édition du festival. Soudain mes yeux s’arrêtèrent sur une phrase.

— Écoute ça, dis-je à Derek. Le journaliste demande à Ostrovski quelles sont les bonnes et les mauvaises surprises du festival et Ostrovski répond : « La bonne surprise est certainement — et tout le monde en conviendra — la magnifique représentation d’Oncle Vania sublimée par Charlotte Carell qui y tient le rôle d’Elena. Quant à la mauvaise surprise, c’est indéniablement le monologue farfelu de Kirk Harvey. Quel désastre du début à la fin, c’est indigne d’un festival de programmer une nullité pareille. Je dirais même que c’est une offense faite aux spectateurs. »

— Il a dit Kirk Harvey ? répéta Derek, incrédule.

— Il a dit Kirk Harvey, confirma Anna, fière de sa découverte.

— Qu’est-ce que c’est que ce micmac ? m’étonnai-je. Le chef de la police d’Orphea participait au festival ?

— Qui plus est, ajouta Derek, Harvey a enquêté sur les meurtres de 1994. Il était donc lié et aux meurtres et au festival.

— Est-ce la raison pour laquelle Stephanie voulait le retrouver ? interrogeai-je. Il faut absolument lui mettre la main dessus.


Un homme pouvait nous aider dans notre quête de Kirk Harvey : Lewis Erban, le policier qu’Anna avait remplacé à Orphea. Il avait passé toute sa carrière au sein de la police d’Orphea et avait donc forcément côtoyé Harvey.

Anna, Derek et moi passâmes lui rendre visite : nous le trouvâmes en train de s’occuper d’un massif de fleurs devant sa maison. En voyant Anna, son visage s’illumina d’un sourire sympathique.

— Anna, dit-il, quel plaisir ! T’es bien la première des collègues à venir prendre de mes nouvelles.

— C’est une visite intéressée, lui avoua Anna d’emblée. Ces messieurs qui m’accompagnent sont de la police d’État. Nous voudrions te parler de Kirk Harvey.

Installés dans sa cuisine où il insista pour nous offrir du café, Lewis Erban nous expliqua n’avoir aucune idée de ce qu’il était advenu de Kirk Harvey.

— Est-ce qu’il est mort ? demanda Anna.

— Je n’en sais rien. J’en doute. Quel âge aurait-il aujourd’hui ? Dans les 55 ans.

— Donc il a disparu en octobre 1994, soit juste après la résolution de l’assassinat du maire Gordon et de sa famille, c’est cela ? poursuivit Anna.

— Oui. Du jour au lendemain. Il a laissé une étrange lettre de démission. On n’a jamais su le pourquoi du comment.

— Il y a eu une enquête ? demanda Anna.

— Pas vraiment, répondit Lewis d’un air un peu honteux, le nez dans sa tasse.

— Comment ça ? bondit Anna. Votre chef de la police plaque tout et personne ne cherche à en savoir davantage ?

— La vérité, c’est que tout le monde le détestait au poste, répondit Erban. Au moment de sa disparition, le chef Harvey ne contrôlait plus la police. C’était son adjoint, Ron Gulliver, qui avait pris le pouvoir. Les policiers du commissariat ne voulaient plus avoir affaire à lui. Ils le haïssaient. Nous l’appelions le chef-tout-seul.

— Le chef-tout-seul ? s’étonna Anna.

— Comme je te le dis. Tout le monde méprisait Harvey.

— Pourquoi a-t-il été nommé chef alors ? intervint Derek.

— Parce qu’au début nous l’adorions. C’était un homme charismatique et très intelligent. Un bon chef de surcroît. Fanatique de théâtre. Vous savez ce qu’il faisait pendant son temps libre ? Il écrivait des pièces de théâtre ! Il passait ses congés à New York, il allait voir toutes les pièces qui s’y jouaient. Il a même monté une pièce qui avait eu son petit succès avec la troupe étudiante de l’université d’Albany. On avait parlé de lui dans le journal et tout ça. Il s’était trouvé une petite copine belle comme un cœur, une étudiante qui participait à la troupe. Enfin, la totale quoi. Le type avait tout pour lui, tout.

— Que s’est-il passé alors ? poursuivit Derek.

— Son moment de gloire a duré une petite année à peine, expliqua Lewis Erban. Fort de son succès, il a écrit une nouvelle pièce. Il nous en parlait tout le temps. Il disait que ça allait être un chef-d’œuvre. Quand le festival de théâtre d’Orphea a été créé, il a fait des pieds et des mains pour que sa pièce soit jouée en ouverture. Mais le maire Gordon le lui a refusé. Il a dit que la pièce était mauvaise. Ils se sont beaucoup disputés à ce sujet.

— Mais sa pièce a quand même été jouée lors du festival, non ? J’ai lu une critique à son sujet dans les archives de l’Orphea Chronicle.

— Il a joué un monologue de son cru. Ça a été un désastre.

Derek précisa :

— Ma question est : comment Kirk Harvey a-t-il pu participer au festival alors que le maire Gordon ne voulait pas de lui ?

— Parce que le maire s’est fait dézinguer le soir de l’ouverture du festival ! C’est son adjoint de l’époque, Alan Brown, qui a repris les rênes de la ville et Kirk Harvey a réussi à faire ajouter sa pièce dans le programme. J’ignore pourquoi Brown a accepté. Il avait sans doute des problèmes plus importants à régler.

— Donc, c’est uniquement parce que le maire Gordon est mort que Kirk Harvey a pu se produire, conclus-je.

— Exactement, capitaine Rosenberg. Tous les soirs en deuxième partie de soirée, dans le Grand Théâtre. Ça a été un fiasco total. C’était lamentable, vous ne pouvez pas imaginer. Il s’est ridiculisé aux yeux de tous. D’ailleurs, ça a été le début de la fin pour lui : sa réputation était flinguée, sa petite copine l’a quitté, tout est parti en vrille.

— Mais est-ce à cause de sa pièce que tous les autres flics se sont mis à détester Harvey ?

— Non, répondit Lewis Erban, pas directement, du moins. Durant les mois qui ont précédé le festival, Harvey nous a annoncé que son père avait un cancer et qu’il était traité dans un hôpital d’Albany. Il nous a expliqué qu’il allait prendre un congé sans solde pour veiller sur lui pendant son traitement. Au commissariat, ça nous a brisé le cœur cette histoire. Pauvre Kirk, son père mourant. On a essayé de lever de l’argent pour combler sa perte de salaire, on a organisé divers évènements, on a même cotisé sur nos congés pour les lui offrir et qu’il continue à être payé pendant ses absences. C’était notre chef et on l’appréciait.

— Et que s’est-il passé ?

— On a découvert le pot aux roses : le père se portait en réalité très bien. Harvey avait inventé cette histoire pour aller à Albany préparer sa fameuse pièce de théâtre. À partir de ce moment, plus personne n’a voulu entendre parler de lui, ni lui obéir. Lui s’est défendu en disant qu’il avait été pris dans son mensonge et qu’il n’avait jamais imaginé qu’on allait tous se cotiser pour l’aider. Ça n’a fait que nous énerver davantage, ça voulait dire qu’il ne pensait pas comme nous. À partir de ce jour, nous ne l’avons plus considéré comme notre chef.

— À quand remonte cet incident ?

— On a découvert ça dans le courant du mois de juillet 1994.

— Mais comment la police a-t-elle pu fonctionner sans chef de juillet à octobre ?

— Ron Gulliver est devenu chef de facto. Les gars respectaient son autorité, tout s’est bien passé. Cette situation n’avait rien d’officiel, mais personne ne s’en est offusqué parce que, peu après ça, il y a eu l’assassinat du maire Gordon, et ensuite son remplaçant, le maire Brown, s’est retrouvé pendant les mois qui ont suivi avec des dossiers sur les bras plus importants à régler.

— Pourtant, réagit Derek, nous avons collaboré régulièrement avec Kirk Harvey pendant l’enquête sur le quadruple meurtre.

— Et qui d’autre du commissariat avez-vous côtoyé ? lui répondit Erban.

— Personne, admit Derek.

— Et ça ne vous a paru étrange de n’avoir d’interactions qu’avec Kirk Harvey ?

— Je n’y ai même pas pensé à l’époque.

— Attention, précisa Erban, ça ne veut pas dire qu’on a négligé notre boulot pour autant. C’était un quadruple meurtre, quand même. Tous les appels de la population ont été pris au sérieux, toutes les demandes de la police d’État aussi. Mais en dehors de cela, Harvey a mené sa propre enquête tout seul, dans son coin. Il était complètement obsédé par cette affaire.

— Il y avait donc un dossier ?

— Bien entendu. Compilé par Harvey. Il doit être conservé dans la salle des archives.

— Il n’y a rien, dit Anna. Juste une boîte vide.

— Peut-être dans son bureau du sous-sol, suggéra Erban.

— Quel bureau du sous-sol ? demanda Anna.

— En juillet 1994, quand on a découvert l’histoire du faux cancer du père, tous les policiers ont débarqué dans le bureau de Harvey pour lui demander des explications. Il n’était pas là, alors on a commencé à fouiller et on a compris qu’il passait plus de temps à travailler sa pièce de théâtre qu’à faire son boulot de flic : il y avait des textes manuscrits, des scénarios. On a décidé de faire le ménage : on a passé à la broyeuse tout ce qui ne concernait pas son boulot de chef de la police, et laissez-moi vous dire qu’il ne restait plus grand-chose. Après quoi, on a débranché son ordinateur, saisi sa chaise et son bureau, et on l’a déménagé dans une pièce du sous-sol. Un local de stockage de matériel, au milieu d’un gigantesque capharnaüm, sans fenêtre et sans air frais. À partir de ce jour-là, en arrivant au commissariat, Harvey descendait directement dans son nouveau bureau. On pensait qu’il ne tiendrait pas une semaine, il est quand même resté dans son sous-sol pendant trois mois, jusqu’à ce qu’il disparaisse de la circulation, en octobre 1994.

Nous restâmes estomaqués un instant par la scène de putsch décrite par Erban. Finalement, je repris :

— Et donc un beau jour, il a disparu.

— Oui, capitaine. Je m’en souviens bien parce que, la veille, il voulait absolument me parler de son affaire.

* * *

Orphea, fin octobre 1994


En entrant dans les toilettes du commissariat, Lewis Erban tomba sur Kirk Harvey qui se lavait les mains.

— Lewis, il faut que je te parle, lui dit Harvey.

Erban fit d’abord semblant de ne pas l’entendre. Mais comme Harvey le fixait, il lui murmura :

— Kirk, je ne veux pas me griller auprès des autres…

— Écoute, Lewis, je sais que j’ai merdé…

— Mais putain, Kirk, qu’est-ce qui t’a pris ? On a tous cotisé sur nos jours de congé pour toi.

— Je ne vous avais rien demandé ! protesta Harvey. J’avais pris un congé sans solde. Je ne faisais chier personne. C’est vous qui vous êtes mêlés de tout ça.

— Alors c’est de notre faute maintenant ?

— Écoute, Lewis, tu as le droit de me haïr. Mais j’ai besoin de ton aide.

— Laisse tomber. Si les gars apprennent que je te parle, je vais me retrouver au sous-sol moi aussi.

— Alors, voyons-nous ailleurs. Retrouve-moi ce soir au parking de la marina, vers 20 heures. Je te raconterai tout. C’est très important. Ça concerne Ted Tennenbaum.

* * *

— Ted Tennenbaum ? répétai-je.

— Oui, capitaine Rosenberg, me confirma Lewis. Évidemment, je n’y suis pas allé. Être vu avec Harvey, c’était comme avoir la gale. Cette conversation fut ma dernière avec lui. Le lendemain, en arrivant au commissariat, j’appris que Ron Gulliver avait découvert une lettre signée de sa main sur son bureau, l’informant qu’il était parti et qu’il ne reviendrait plus jamais à Orphea.

— Quelle a été votre réaction ? demanda Derek.

— Je me suis dit bon débarras. Honnêtement, c’était mieux pour tout le monde.


En repartant de chez Lewis Erban, Anna nous dit :

— Au Grand Théâtre, Stephanie interrogeait les bénévoles afin d’établir l’emploi du temps exact de Ted Tennenbaum le soir du quadruple meurtre.

— Merde, souffla Derek.

Il crut devoir préciser :

— Ted Tennenbaum était…

— … l’auteur du quadruple meurtre de 1994, je sais, le coupa Anna.

Derek ajouta alors :

— Du moins, est-ce ce que nous avons cru pendant vingt ans. Qu’est-ce que Kirk Harvey avait découvert sur lui et pourquoi ne nous en a-t-il pas parlé ?


Ce même jour, nous reçûmes de la police scientifique l’analyse du contenu de l’ordinateur de Stephanie : il n’y avait sur le disque dur qu’un seul document, en format Word, et protégé par un code que les informaticiens avaient pu facilement contourner.

Nous l’ouvrîmes, tous les trois agglutinés derrière l’ordinateur de Stephanie.

— C’est un texte, dit Derek. Sans doute son article.

— On dirait plutôt un livre, fit remarquer Anna.

Elle avait raison. En lisant le document, nous découvrîmes que Stephanie consacrait un livre entier à l’affaire. J’en retranscris le début ici :

NON-COUPABLE
par Stephanie Mailer

L’annonce se trouvait entre une publicité pour un cordonnier et une autre pour un restaurant chinois qui offrait un buffet à volonté à moins de 20 dollars.


VOULEZ-VOUS ÉCRIRE UN LIVRE À SUCCÈS ?

HOMME DE LETTRES RECHERCHE ÉCRIVAIN AMBITIEUX POUR TRAVAIL SÉRIEUX. RÉFÉRENCES INDISPENSABLES.


D’abord je ne la pris pas au sérieux. Intriguée, je décidai de composer malgré tout le numéro qui était indiqué. Un homme me répondit, dont je ne reconnus pas immédiatement la voix. Je ne compris que lorsque je le retrouvai le lendemain dans le café de SoHo où il me donna rendez-vous.

— Vous ? m’étonnai-je en le voyant.

Il paraissait aussi surpris que moi. Il m’expliqua qu’il avait besoin de quelqu’un pour écrire un livre qui lui trottait dans la tête depuis longtemps.

— Ça va faire vingt ans que je diffuse cette annonce, Stephanie, me dit-il. Tous les candidats qui y ont répondu au fil des années étaient plus pitoyables les uns que les autres.

— Mais pourquoi recherchez-vous quelqu’un pour écrire un livre à votre place ?

— Pas à ma place. Un livre pour moi. Je vous donne le sujet, vous serez la plume.

— Pourquoi ne l’écrivez-vous pas vous-même ?

— Moi ? Impossible ! Que diraient les gens ? Vous imaginez… Enfin, bref, je paierai tous vos frais pendant l’écriture. Et ensuite vous n’aurez plus de souci à vous faire.

— Pourquoi ? demandai-je.

— Parce que ce livre fera de vous un écrivain riche et célèbre, et de moi un homme plus apaisé. J’aurai enfin la satisfaction d’avoir des réponses à des questions qui m’obsèdent depuis vingt ans. Et le bonheur de voir ce livre exister. Si vous trouvez la clé de l’énigme, cela fera un merveilleux roman policier. Les lecteurs se régaleront.

Il faut avouer que le livre était écrit de façon passionnante. Stephanie y racontait qu’elle s’était fait engager à l’Orphea Chronicle pour avoir une couverture et enquêter tranquillement sur le quadruple meurtre de 1994.

Il était cependant difficile de distinguer ce qui était récit et fiction. Si elle ne dépeignait que la réalité des faits, alors qui était ce mystérieux commanditaire qui lui avait demandé d’écrire ce livre ? Et pourquoi ? Elle ne mentionnait pas son nom, mais elle semblait dire qu’il s’agissait d’un homme qu’elle connaissait, et qui était apparemment à l’intérieur du Grand Théâtre le soir du quadruple meurtre.

— C’est peut-être la raison pour laquelle je suis tellement obsédé par ce fait divers. J’étais dans cette salle, à regarder la pièce qui se jouait. Une version très moyenne d’Oncle Vania. Et voilà que la vraie tragédie, passionnante, elle, se déroulait à quelques rues de là, dans le quartier de Penfield. Depuis ce soir-là, je me demande tous les jours ce qui a bien pu se passer, et tous les jours je me dis que cette histoire ferait un roman policier fantastique.

— Mais d’après mes informations, le meurtrier a été démasqué. Il s’agissait d’un certain Ted Tennenbaum, restaurateur à Orphea.

— Je sais, Stephanie. Je sais également que tous les éléments confirment sa culpabilité. Mais je ne suis pas complètement convaincu. Il était le pompier de service dans le théâtre ce soir-là. Or, un peu avant 19 heures, je suis sorti dans la rue faire quelques pas, j’ai vu une camionnette passer. Elle était facilement identifiable à son autocollant singulier sur la vitre arrière. J’ai compris bien après, en lisant les journaux, que c’était le véhicule de Ted Tennenbaum. Le problème est que ce n’était pas lui qui était au volant.

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire de camionnette ? demanda Anna.

— La camionnette de Ted Tennenbaum est l’un des points centraux qui ont mené à son arrestation, expliqua Derek. Un témoin a formellement établi qu’elle était stationnée devant la maison du maire juste avant les meurtres.

— Donc c’était bien sa camionnette, mais pas lui au volant ? s’interrogea Anna.

— C’est ce que semble affirmer cet homme, dis-je. C’est pour cela que Stephanie est venue me dire qu’on s’était trompé de coupable.

— Il y aurait donc quelqu’un qui douterait de sa culpabilité et qui n’aurait rien dit pendant tout ce temps ? interrogea Derek.

Un détail était évident pour nous trois : si Stephanie avait volontairement disparu, elle ne serait jamais partie sans son ordinateur.

Malheureusement, notre conviction allait se révéler exacte : le lendemain matin, mercredi 2 juillet, une ornithologue amateur qui se promenait à l’aube aux abords du lac des Cerfs remarqua une masse flottant au loin, au milieu des nénuphars et des roseaux. Intriguée, elle prit ses jumelles. Il lui fallut de longues minutes pour comprendre. C’était un corps humain.

DEREK SCOTT

Août 1994. Notre enquête piétinait : nous n’avions ni suspect, ni mobile. Si le maire Gordon et sa famille étaient réellement sur le point de fuir Orphea, nous n’avions aucune idée de la destination, ni de la raison. Nous n’avions trouvé aucun indice, aucune piste. Rien dans le comportement de Leslie ni de Joseph Gordon n’avait alerté leurs proches, leurs relevés bancaires n’indiquaient rien d’anormal.

Pour remonter la piste du tueur, faute de comprendre encore le mobile du meurtre, nous avions besoin d’éléments concrets. Grâce aux experts balistiques, nous savions que l’arme utilisée pour les meurtres était un pistolet de marque Beretta, et à en juger par la précision des tirs, le meurtrier était relativement bien entraîné. Mais nous nous noyions, tant dans les registres des armes que dans les listes de membres des associations de tir.

Nous disposions cependant d’un élément d’importance, qui pouvait changer le cours de l’enquête : ce fameux véhicule repéré dans la rue par Lena Bellamy, juste avant les meurtres. Malheureusement, elle était incapable de se remémorer le moindre détail. Elle se souvenait vaguement d’une camionnette noire, avec un imposant dessin sur la vitre arrière.

Jesse et moi passâmes des heures avec elle, à lui présenter des images de tous les véhicules possibles et imaginables.

— Est-ce que c’était plutôt ce genre-là ? lui demandait-on.

Elle regardait attentivement les photos qui défilaient devant elle.

— C’est vraiment dur à dire, nous répondait-elle.

— Quand vous dites camionnette, vous voulez dire plutôt un van ? Ou plutôt un pick-up ?

— Quelle est la différence entre les deux ? Vous savez, plus vous me montrez de voitures, plus ça me brouille les souvenirs.

Malgré toute la bonne volonté de Lena Bellamy, nous tournions en rond. Et le temps jouait contre nous. Le major McKenna nous mettait une pression folle :

— Alors ? nous demandait-il sans cesse. Dites-moi que vous avez quelque chose, les gars.

— Rien, major. C’est un vrai casse-tête.

— Bon sang, vous devez absolument avancer. Ne me dites pas que je me suis trompé sur vous ? C’est une grosse affaire et tout le monde à la brigade attend de vous voir vous planter. Vous savez ce qu’on murmure sur vous à la machine à café ? Que vous êtes des amateurs. Vous allez passer pour des cons, je vais passer pour un con, et tout ceci va être très désagréable pour tout le monde. Alors j’ai besoin que vous ne respiriez que pour cette enquête. Quatre morts en plein jour, il doit bien y avoir un os à ronger quelque part.

Nous ne vivions que pour cette enquête. Vingt heures par jour, sept jours par semaine. Nous ne faisions que ça. J’habitais pratiquement chez Jesse et Natasha. Dans leur salle de bains, il y avait désormais trois brosses à dents.


C’est grâce à Lena Bellamy que le cours de l’enquête bascula.

Dix jours après les meurtres, son mari l’emmena dîner un soir sur la rue principale. Depuis cette terrible nuit du 30 juillet, Lena n’était guère sortie de sa maison. Elle était inquiète, angoissée. Elle ne laissait plus les enfants aller jouer dans le parc en face de la maison. Elle préférait les emmener plus loin, quitte à faire quarante-cinq minutes de voiture. Elle songeait même à déménager. Son mari, Terrence, soucieux de lui changer les idées, parvint finalement à lui faire accepter une sortie en tête à tête. Il avait envie d’essayer ce nouveau restaurant dont tout le monde parlait, situé sur la rue principale, à côté du Grand Théâtre. Le Café Athéna. C’était le nouvel endroit à la mode, il avait ouvert juste à temps pour le festival. Les réservations s’arrachaient : il y avait enfin un restaurant digne de ce nom à Orphea.

La soirée était douce. Terrence s’était garé sur le parking de la marina et ils avaient flâné tranquillement jusqu’au restaurant. L’endroit était magnifique, disposant d’une terrasse entourée de massifs fleuris et intégralement éclairée à la bougie. La façade du restaurant était une grande baie vitrée, sur laquelle avait été dessinée une série de lignes et de points, qui, au premier coup d’œil, donnait l’impression d’un motif tribal, avant que l’on comprenne qu’il s’agissait d’une chouette.

En voyant la devanture, Lena Bellamy se mit à trembler, pétrifiée.

— C’est le dessin ! dit-elle à son mari.

— Quel dessin ?

— Le dessin que j’ai vu à l’arrière de la camionnette.


Terrence Bellamy nous avait immédiatement prévenus depuis une cabine téléphonique. Jesse et moi avions foncé jusqu’à Orphea et avions retrouvé les Bellamy terrés dans leur voiture sur le parking de la marina. Lena Bellamy était en pleurs. D’autant plus qu’entre-temps, la fameuse camionnette noire s’était garée devant le Café Athéna : le logo sur la vitre arrière était effectivement identique à celui sur la devanture. Son conducteur était un homme à la carrure imposante que les Bellamy avaient vu s’engouffrer dans l’établissement. Nous pûmes l’identifier grâce aux plaques de son véhicule : il s’agissait de Ted Tennenbaum, le propriétaire du Café Athéna.

Nous décidâmes de ne pas précipiter l’arrestation de Tennenbaum et de commencer par enquêter discrètement sur lui. Et nous comprîmes très rapidement qu’il correspondait au profil que nous recherchions : Tennenbaum avait fait l’acquisition d’une arme de poing une année plus tôt — mais qui n’était pas un Beretta — et il s’entraînait très régulièrement dans un stand de tir de la région, dont le patron nous indiqua qu’il était plutôt doué pour cet exercice.

D’après nos renseignements, Tennenbaum était issu d’une famille aisée de Manhattan, le genre de fils à papa impulsif et pas avare de coups de poing. Sa propension à la bagarre l’avait fait virer de l’université de Stanford et l’avait même envoyé quelques mois en prison. Ce qui ne l’avait pas empêché ensuite d’acquérir une arme. Il était installé à Orphea depuis quelques années, ne s’y était apparemment plus fait remarquer. Il avait travaillé au Palace du Lac, avant de se lancer dans sa propre affaire : le Café Athéna. Et le Café Athéna avait justement placé Ted Tennenbaum au cœur d’une importante dispute avec le maire.

Tennenbaum, certain que son restaurant allait faire un malheur, avait acheté un bâtiment idéalement situé sur la rue principale et dont le prix élevé qu’en demandait le propriétaire avait dissuadé les autres acquéreurs. Il restait un problème de taille cependant : l’affectation cadastrale ne l’autorisait pas à ouvrir un restaurant à cet endroit. Tennenbaum était convaincu que la mairie lui accorderait sans problème un passe-droit, mais le maire Gordon ne l’avait pas entendu de cette oreille. Il s’opposa farouchement au projet du Café Athéna. Tennenbaum prévoyait d’en faire un établissement huppé, du style de ce qu’on trouvait à Manhattan, et Gordon n’y voyait aucun intérêt pour Orphea. Il refusa toute dérogation au plan cadastral et les employés de la mairie rapportèrent de nombreuses disputes entre les deux hommes.

Nous découvrîmes alors que, par une nuit de février, le bâtiment fut ravagé par un incendie. Ce fut une circonstance heureuse pour Tennenbaum : la nécessité de reconstruire totalement le bâtiment permettait de changer son affectation. C’est le chef Harvey qui nous rapporta cet épisode.

— Donc vous êtes en train de nous dire que, grâce à cet incendie, Tennenbaum a pu ouvrir son restaurant.

— Exactement.

— Et l’incendie était d’origine criminelle, j’imagine.

— Évidemment. Mais nous n’avons rien trouvé qui puisse prouver que Tennenbaum en était l’auteur. En tous les cas, comme le hasard fait bien les choses, l’incendie a eu lieu à temps pour que Tennenbaum puisse réaliser les travaux et ouvrir le Café Athéna juste avant le début du festival. Depuis, il ne désemplit plus. Il n’aurait pas pu se permettre que les travaux prennent le moindre retard.

Et c’est ce point qui allait être déterminant justement. Car plusieurs témoins affirmèrent que Gordon avait implicitement menacé Tennenbaum de faire traîner les travaux. Le chef-adjoint Gulliver nous raconta notamment être intervenu alors que les deux hommes s’apprêtaient à en venir aux mains, en pleine rue.

— Pourquoi personne ne nous a parlé de ce différend avec Tennenbaum ? m’étonnai-je.

— Parce que c’était au mois de mars, me répondit Gulliver. Ça m’était sorti de la tête. Vous savez, en politique les esprits s’échauffent facilement. Des histoires comme celle-là, j’en ai des tonnes. Il faut aller voir les séances du conseil municipal : les gars s’écharpent sans cesse. Ça ne veut pas dire qu’ils vont finir par se tirer dessus.

Mais pour Jesse et moi, c’était largement assez. Nous avions un dossier en béton : Tennenbaum avait un mobile pour tuer le maire, il était un tireur aguerri et sa camionnette avait été formellement identifiée devant la maison des Gordon quelques minutes avant la tuerie. À l’aube du 12 août 1994, nous arrêtions Ted Tennenbaum chez lui pour les meurtres de Joseph, Leslie et Arthur Gordon, et Meghan Padalin.

Nous arrivâmes triomphants au centre régional de la police d’État et conduisîmes Tennenbaum en cellule sous les regards admiratifs de nos collègues et du major McKenna.


Mais notre gloire ne dura que quelques heures. Le temps pour Ted de faire appel à Robin Starr, un ténor du barreau new-yorkais, qui débarqua depuis Manhattan aussitôt après que la sœur de Tennenbaum lui eut versé 100 000 dollars de provision.

En salle d’interrogatoire, Starr nous infligea une sévère humiliation, sous le regard dépité du major et de tous nos collègues, pliés de rire, qui nous observaient derrière une glace sans tain.

— J’en ai vu des flics pas doués, tonna Robin Starr, mais alors vous deux, c’est le pompon. Répétez-moi encore votre histoire, sergent Scott ?

— Ce n’est pas la peine de nous prendre de haut, répliquai-je. Nous savons que votre client était en litige avec le maire Gordon depuis plusieurs mois à propos des travaux de réfection du Café Athéna.

Starr me regarda d’un air intrigué :

— Les travaux ont déjà eu lieu, il me semble, où est le problème, sergent Scott ?

— Les travaux de construction du Café Athéna ne pouvaient souffrir aucun retard et je sais que le maire Gordon avait menacé votre client de tout bloquer. Après un énième différend, Ted Tennenbaum a fini par tuer le maire, sa famille et cette pauvre joggeuse qui passait devant la maison. Car comme vous le savez sûrement, maître Starr, votre client est un tireur aguerri.

Starr opina ironiquement.

— C’est prodigieux de confusion, sergent. Je suis vraiment ébaubi.

Tennenbaum ne réagissait pas, se contentant de laisser son avocat parler à sa place, ce qui fonctionnait plutôt bien jusque-là. Starr poursuivit :

— Si vous en avez terminé avec votre histoire à dormir debout, permettez-moi à présent d’y répondre. Mon client ne pouvait pas être chez le maire Gordon le 30 juillet à 19 heures pour la simple et bonne raison qu’il était pompier de garde au Grand Théâtre. Vous pouvez aller demander à quiconque se trouvait dans les coulisses ce soir-là, ils vous diront avoir vu Ted.

— Il y avait pas mal de va-et-vient ce soir-là, dis-je. Ted aura eu le temps de s’éclipser. Il n’est qu’à quelques minutes de voiture de la maison du maire.

— Ah, d’accord, sergent ! Donc votre théorie est que mon client a vite sauté dans sa camionnette pour faire un petit saut chez le maire, tué tous ceux qui se trouvaient sur son chemin, et est ensuite tranquillement retourné prendre sa place au Grand Théâtre.

Je décidai d’abattre mon atout. Ce que je croyais être le coup de grâce. Après avoir volontairement fait peser un instant de silence, je dis à Starr :

— La camionnette de votre client a été formellement identifiée devant la maison de la famille Gordon quelques minutes avant les meurtres. C’est la raison pour laquelle votre client est dans ce commissariat, et c’est la raison pour laquelle il n’en ressortira que pour aller dans une prison fédérale en attendant de passer devant une cour.

Starr me dévisagea sévèrement. Je crus avoir fait mouche. Il se mit alors à applaudir.

— Bravo, sergent. Et merci. Il y avait longtemps que je ne m’étais pas autant amusé. Donc votre château de cartes repose sur cette abracadabrantesque histoire de camionnette ? Que votre témoin a été incapable de reconnaître pendant dix jours avant de subitement retrouver la mémoire ?

— Comment pouvez-vous le savoir ? m’offusquai-je.

— Parce que je fais mon travail, moi, contrairement à vous, tempêta Starr. Et vous devriez savoir qu’aucun juge ne recevra ce témoignage à dormir debout ! Vous n’avez donc aucune preuve tangible. Votre dossier est digne d’un boy-scout, vous devriez avoir honte, sergent. Si vous n’avez rien à ajouter, mon client et moi allons prendre congé de vous à présent.

La porte de la salle s’ouvrit. C’était le major qui nous fusilla du regard. Il laissa Starr et Tennenbaum s’en aller, et lorsqu’ils furent partis, il entra dans la pièce. D’un coup de pied rageur, il envoya une chaise valdinguer. Je ne l’avais jamais vu dans une colère pareille.

— Alors c’est ça votre grande enquête ? s’écria-t-il. Je vous avais demandé d’avancer, pas de faire n’importe quoi !

Jesse et moi baissâmes les yeux. Nous ne pipâmes mot, ce qui eut pour effet d’agacer le major davantage.

— Qu’est-ce que vous avez à répondre, hein ?

— J’ai la conviction que c’est Tennenbaum qui a fait ça, major, dis-je.

— Quel genre de conviction, Scott ? Une conviction de flic ? Qui ne vous fera ni dormir, ni manger jusqu’à ce que vous ayez bouclé ce dossier ?

— Oui, major.

— Alors, allez-y ! Foutez-moi le camp d’ici tous les deux et allez me reprendre cette enquête !

-6. Meurtre d’une journaliste. Mercredi 2 juillet — Mardi 8 juillet 2014

JESSE ROSENBERG Mercredi 2 juillet 2014

24 jours avant le festival

Sur la route 117 une armada de véhicules d’urgence, camions de pompiers, ambulances et voitures de police par dizaines venues de toute la région, bloquait l’accès au lac des Cerfs. Le trafic était détourné par la police de l’autoroute et des bandes avaient été déroulées dans les prés alentour, d’un pan de forêt à un autre, derrière lesquelles des agents montaient la garde, empêchant le passage des curieux et des journalistes qui affluaient.

À quelques dizaines de mètres de là, au bas d’une pente douce, au milieu des herbes hautes et des buissons de myrtilles, Anna, Derek et moi, ainsi que le chef Gulliver et une poignée de policiers, contemplions en silence le décor féerique d’une vaste étendue d’eau, couverte de plantes aquatiques. Au beau milieu du lac, une tache de couleur apparaissait clairement dans la végétation aquatique : c’était un amas de chair blanche. Un corps humain était coincé dans les nénuphars.

Il était impossible de dire à distance s’il s’agissait de Stephanie. Nous attendions les plongeurs de la police d’État. En attendant, nous observions, impuissants, silencieux, l’étendue d’eau tranquille.

Sur l’une des berges opposées, des policiers, en voulant s’approcher, s’étaient empêtrés dans la boue.

— Est-ce que cette zone n’a pas été fouillée ? demandai-je au chef Gulliver.

— Nous ne sommes pas venus jusqu’ici. L’endroit est peu accessible. Et puis, les berges sont impraticables, entre la boue et les roseaux…

Nous entendîmes des sirènes au loin. Des renforts affluaient. Puis arriva le maire Brown, escorté par Montagne qui était allé le chercher à la mairie pour le conduire ici. Finalement, les unités de la police d’État débarquèrent à leur tour et ce fut le début de l’agitation totale : des policiers et des pompiers transportèrent des canots pneumatiques, suivis de plongeurs portant de lourdes caisses de matériel.

« Qu’est-ce qui est en train de se passer dans cette ville ? » murmura le maire en nous rejoignant, tout en fixant du regard les somptueuses étendues de nénuphars.

Les plongeurs s’équipèrent rapidement, les canots pneumatiques furent mis à l’eau. Le chef Gulliver et moi montâmes à bord de l’un d’eux. Nous nous élançâmes sur le lac, rapidement suivis par un deuxième canot dans lequel se trouvaient les plongeurs. Les grenouilles et les oiseaux d’eau se turent soudain, et lorsque les moteurs des bateaux furent coupés, il régna un silence éprouvant. Les canots, portés par leur élan, fendirent les tapis de nénuphars en fleurs, et arrivèrent bientôt à hauteur du corps. Les plongeurs se glissèrent dans l’eau et disparurent dans un nuage de bulles. Je m’accroupis à la proue du bateau et me penchai vers l’eau pour mieux observer le corps qui était dégagé par les hommes-grenouilles. Lorsqu’ils parvinrent enfin à le retourner, j’eus un brusque mouvement de recul. Le visage déformé par l’eau qu’on me présentait était bien celui de Stephanie Mailer.


L’annonce de la découverte du corps de Stephanie Mailer noyée dans le lac des Cerfs s’empara de la région. Les curieux accoururent, se massant le long des barrières de police. Les médias locaux étaient également là en nombre. Tout le bord de la route 17 se transforma en une espèce de gigantesque kermesse bruyante.

Sur la berge, où le corps avait été ramené, le médecin légiste, le docteur Ranjit Singh, procéda aux premières constatations avant de nous réunir, Anna, Derek, le maire Brown, le chef Gulliver et moi, pour un point de la situation.

— Je pense que Stephanie Mailer a été étranglée, nous dit-il.

Le maire Brown se cacha le visage. Le médecin légiste poursuivit :

— Il va falloir attendre les résultats de l’autopsie pour savoir exactement ce qui s’est passé, mais j’ai déjà relevé de larges hématomes au niveau du cou ainsi que des signes d’une importante cyanose. Elle présente également des griffures sur les bras et le visage, et des écorchures sur les coudes et les genoux.

— Pourquoi ne l’a-t-on pas remarquée avant ? demanda Gulliver.

— Il faut du temps pour que les corps immergés remontent à la surface. À en juger par l’état du corps, le décès a eu lieu il y a huit ou neuf jours. Plus d’une semaine en tout cas.

— Ce qui nous ramènerait à la nuit de la disparition, dit Jesse. Stephanie aurait donc été enlevée et tuée.

— Seigneur ! murmura Brown en se passant la main dans les cheveux, atterré. Comment est-ce possible ? Qui a bien pu faire ça à cette pauvre jeune fille ?

— C’est ce que nous allons devoir découvrir, répondit Derek. Vous êtes face à une situation très grave, monsieur le maire. Il y a un tueur dans la région, peut-être dans votre ville. Nous ne connaissons encore rien de ses motifs et on ne peut pas exclure qu’il frappe à nouveau. Tant que nous ne l’aurons pas arrêté, il va falloir redoubler de prudence. Mettre éventuellement un plan de sécurisation en place avec la police d’État pour appuyer la police d’Orphea.

— Un plan de sécurisation ? s’inquiéta Brown. Vous n’y pensez pas, vous allez effrayer tout le monde ! Vous ne vous rendez pas compte, Orphea est une ville balnéaire. Que la rumeur coure qu’un assassin rôde ici et la saison d’été est foutue ! Est-ce que vous comprenez ce que cela signifie pour nous ?

Le maire Brown se tourna alors vers le chef Gulliver et Anna :

— Combien de temps pouvez-vous bloquer cette information ? leur demanda-t-il.

— Tout le monde est déjà au courant, Alan, lui dit Gulliver. La rumeur a fait le tour de la région. Allez voir vous-même là-haut, au bord de la route, c’est une véritable fête foraine !

Nous fûmes soudain interrompus par des cris : les parents Mailer venaient d’arriver. Ils apparurent sur le haut de la berge. « Stephanie ! » hurla Trudy Mailer, épouvantée, suivie par son mari. Derek et moi, les voyant dévaler la pente, nous précipitâmes pour les empêcher d’avancer plus loin et leur épargner la vision du cadavre de leur fille, gisant sur la berge, sur le point d’être chargé dans un sac mortuaire.

« Vous ne pouvez pas voir ça, madame », murmurai-je à Trudy Mailer, qui se serrait contre moi. Elle se mit à crier et à pleurer. Nous conduisîmes Trudy et Dennis Mailer jusqu’à un camion de police où une psychologue s’apprêtait à les rejoindre.


Il fallait parler aux médias. Je préférais laisser le maire s’en charger. Gulliver, qui ne voulait pas rater une occasion de passer à la télévision, insista pour l’accompagner.

Ils remontèrent tous les deux jusqu’au cordon de sécurité derrière lequel des journalistes venus de toute la région trépignaient. Il y avait des chaînes de télévision régionales, des photographes, et la presse écrite également. À l’arrivée du maire Brown et de Gulliver, une forêt de micros et d’objectifs se tendit dans leur direction. D’une voix se démarquant de celle de ses collègues, Michael Bird posa la première question :

— Est-ce que Stephanie Mailer a été assassinée ?

Un silence glacé plana.

— Il faut attendre les progrès de l’enquête, répondit le maire Brown. Pas de conclusions hâtives, s’il vous plaît. Un communiqué officiel sera fait en temps utile.

— Mais c’est bien Stephanie Mailer qui a été retrouvée dans le lac ? demanda encore Michael.

— Je ne peux pas vous en dire plus.

— Nous avons tous vu ses parents arriver, monsieur le maire, insista Michael.

— Il semblerait effectivement que ce soit Stephanie Mailer, fut obligé de confirmer Brown, acculé. Ses parents ne l’ont pas encore identifiée formellement.

Il fut aussitôt assailli par un brouhaha de questions émanant de tous les autres journalistes présents. La voix de Michael s’éleva à nouveau de la masse :

— Stephanie a donc été assassinée, conclut-il. N’allez pas nous dire que l’incendie de son appartement est une coïncidence. Que se passe-t-il à Orphea ? Que cachez-vous à la population, monsieur le maire ?

Brown, gardant son sang-froid, répondit d’une voix calme :

— Je comprends vos interrogations, mais il est important que vous laissiez les enquêteurs faire leur travail. Je ne ferai pas de commentaires pour le moment, je ne veux pas risquer d’entraver le travail de la police.

Michael, visiblement ému et remonté, cria encore :

— Monsieur le maire, comptez-vous maintenir les célébrations du 4 Juillet alors que votre ville est endeuillée ?

Le maire Brown, pris au dépourvu, n’eut qu’une fraction de seconde pour répondre :

— Pour l’instant, je décrète que le feu d’artifice du 4 Juillet est annulé.

Une rumeur envahit les journalistes et les badauds.


De notre côté, Anna, Derek et moi examinions les berges du lac pour essayer de comprendre comment Stephanie avait pu se retrouver ici. Derek considérait qu’il s’agissait d’un meurtre précipité.

— À mon avis, dit-il, n’importe quel assassin un peu minutieux aurait lesté le corps de Stephanie pour s’assurer qu’il ne remonte pas avant un bout de temps. La personne qui a fait ça n’avait pas prévu de la tuer ici ni de cette façon.

La majeure partie des berges du lac des Cerfs — et c’est ce qui en faisait un paradis ornithologique — étaient inaccessibles à pied car recouvertes d’une roselière, immense et dense, qui se dressait comme une muraille. Dans cette véritable forêt vierge, des dizaines d’espèces d’oiseaux nichaient et vivaient en toute tranquillité. Une autre partie était directement bordée par une épaisse forêt de pins qui longeait toute la route 17, jusqu’à l’océan.

Il nous sembla d’abord que l’accès à pied n’était possible que par la berge par laquelle nous étions arrivés. Mais en observant attentivement la topographie des lieux, nous remarquâmes que les herbes hautes côté forêt avaient été récemment aplaties. Nous atteignîmes très péniblement cette partie-là : le sol était meuble et marécageux. Nous découvrîmes alors un endroit plat débouchant de la forêt, où la boue avait été remuée. Il était impossible de l’affirmer, mais on aurait dit comme des empreintes de pas.

— Il s’est passé quelque chose ici, affirma Derek. Mais je doute que Stephanie ait emprunté le même chemin que nous. C’est beaucoup trop escarpé. À mon avis, le seul moyen pour atteindre cette berge…

— Est de passer par la forêt ? suggéra Anna.

— Exactement.

Assistés d’une poignée de policiers d’Orphea, nous entreprîmes une fouille minutieuse de la bande de forêt. Nous découvrîmes des branches cassées et des signes de passage. Accroché à un buisson, un morceau de tissu.

— Ça pourrait être un morceau du t-shirt que portait Stephanie lundi, dis-je à Anna et Derek en prélevant le tissu avec des gants en latex.

Telle que je l’avais vue dans l’eau, Stephanie n’avait qu’une seule chaussure. Sur le pied droit. Nous trouvâmes la chaussure gauche dans la forêt, prise derrière une souche.

— Donc elle courait dans la forêt, conclut Derek, elle essayait d’échapper à quelqu’un. Sinon elle aurait pris le temps de remettre sa chaussure.

— Et son poursuivant l’aurait rattrapée au niveau du lac avant de l’y noyer, ajouta Anna.

— Tu as certainement raison, Anna, acquiesça Derek. Mais elle aurait couru jusqu’ici depuis la plage ?

Il y avait plus de cinq miles entre les deux.

En suivant les traces de passage à travers la forêt, nous débouchâmes sur la route. À environ deux cents mètres des barrières de police.

— Elle serait rentrée par là, dit Derek.

Plus ou moins à cet endroit, nous remarquâmes sur le bas-côté des traces de pneus. Son poursuivant était donc en voiture.

* * *

Au même instant, à New York


Dans les locaux de la Revue des lettres new-yorkaises, Meta Ostrovski contemplait par la fenêtre de son bureau un écureuil qui bondissait à travers la pelouse d’un square. Dans un français presque parfait, il répondait à une interview par téléphone pour une obscure revue intellectuelle parisienne curieuse de connaître son opinion sur la perception de la littérature européenne aux États-Unis.

— Bien entendu ! s’exclama Ostrovski, d’un ton enjoué. Si je suis aujourd’hui l’un des plus éminents critiques du monde, c’est parce que je suis intransigeant depuis trente ans. La discipline d’un esprit inflexible, voilà mon secret. Surtout, ne jamais aimer. Aimer, c’est être faible !

— Pourtant, objecta la journaliste au bout du fil, certaines mauvaises langues affirment que les critiques littéraires sont des écrivains ratés…

— Balivernes, ma chère amie, répondit Ostrovski en ricanant. Je n’ai jamais, et je dis bien jamais, rencontré un critique qui rêvait d’écrire. Les critiques sont au-dessus de cela. Écrire est un art mineur. Écrire, c’est mettre des mots ensemble qui forment ensuite des phrases. Même une guenon un peu dressée peut faire cela !

— Quel est le rôle du critique alors ?

— Établir la vérité. Permettre à la masse de trier ce qui est bon et ce qui est nul. Vous savez, seule une toute petite partie de la population peut comprendre d’elle-même ce qui est vraiment bon. Malheureusement, comme aujourd’hui tout le monde veut donner son avis sur tout et qu’on a vu porter aux nues des nullités totales, nous, critiques, sommes bien obligés de mettre un peu d’ordre dans ce cirque. Nous sommes la police de la vérité intellectuelle. Voilà tout.

L’interview terminée, Ostrovski resta pensif. Qu’il avait bien parlé ! Qu’il était intéressant ! Et l’analogie des guenons-écrivains, quelle brillante idée ! En quelques mots, il avait résumé le déclin de l’humanité. Grande fierté que sa pensée soit si rapide, et son cerveau si magnifique !

Une secrétaire fatiguée poussa la porte du bureau en désordre sans frapper.

— Frappez avant d’entrer, nom de Dieu ! beugla Ostrovski. Ceci est le bureau d’un homme important.

Il détestait cette femme qu’il soupçonnait d’être dépressive.

— Courrier du jour, lui dit-elle, sans même relever sa remarque.

Elle déposa une lettre sur une pile de livres en attente de lecture.

— Une seule lettre, c’est tout ? demanda Ostrovski, déçu.

— C’est tout, répondit la secrétaire en quittant la pièce, fermant la porte derrière elle.

Quel malheur que ce courrier devenu misérable ! À l’époque du New York Times, il recevait des sacs entiers de lettres enflammées de lecteurs qui ne manquaient aucune de ses critiques ni de ses chroniques. Mais ça, c’était avant ; les beaux jours d’antan, ceux de sa toute-puissance, un temps révolu. Aujourd’hui on ne lui écrivait plus, on ne le reconnaissait plus dans la rue, dans les salles de spectacle la file des spectateurs ne bruissait plus à son passage, les auteurs ne faisaient plus le pied de grue en bas de son immeuble pour lui donner leur livre, avant de se jeter sur le cahier littéraire le dimanche suivant pour espérer en lire un compte rendu. Combien de carrières avait-il fait par le rayonnement de ses critiques, combien de noms avait-il détruit par ses phrases assassines ! Il avait porté aux nues, il avait foulé du pied. Mais c’était avant. Aujourd’hui, on ne le craignait plus comme on l’avait craint. Ses critiques n’étaient plus suivies que par les lecteurs de la Revue, certes très réputée mais lue à une bien moindre échelle.

En se réveillant ce matin-là, Ostrovski avait eu un pressentiment. Il allait se passer un événement important qui relancerait sa carrière. Il comprit alors que c’était la lettre. Cette lettre était importante. Son instinct ne le trompait jamais, lui qui pouvait savoir si un livre était bon ou pas à la seule impression qu’il avait en le prenant en main. Mais que pouvait contenir cette lettre ? Il ne voulait pas l’ouvrir trop vite. Pourquoi une lettre et pas un coup de téléphone ? Il réfléchit intensément : et s’il s’agissait d’un producteur qui voulait réaliser un film sur sa vie ? Après avoir observé encore, le cœur battant, l’enveloppe merveilleuse, il la déchira et en sortit avec minutie la feuille de papier qu’elle contenait. Il en regarda directement le signataire : Alan Brown, maire d’Orphea.

Cher monsieur Ostrovski,

Nous serions très heureux de vous accueillir au 21e festival de théâtre national d’Orphea, dans l’État de New York, cette année. Votre réputation de critique n’est plus à faire et votre présence au festival serait pour nous un immense honneur. Il y a vingt ans, vous nous aviez fait le bonheur de votre présence pour la première édition de notre festival. Ce serait une joie extraordinaire de pouvoir célébrer nos 20 ans avec vous. Bien évidemment tous les frais de votre séjour seraient à notre charge et vous seriez logé dans les meilleures conditions.

La lettre se terminait par les grandes marques de respect habituelles. En annexe, un programme du festival ainsi qu’un dépliant de l’office du tourisme de la ville.

Quelle déception que cette méchante lettre ! Méchante lettre pas importante du tout d’un méchant maire d’une méchante ville de l’arrière-campagne ! Pourquoi n’était-il pas invité à des évènements plus prestigieux ? Il jeta le courrier à la poubelle.

Pour se changer les idées, il décida d’écrire sa prochaine critique pour la Revue. Comme il était de coutume avant cet exercice, il se saisit du dernier classement de ventes de livres à New York, remonta la grille du doigt jusqu’à la meilleure vente et écrivit un texte assassin sur ce roman déplorable qu’il n’avait pas ouvert. Il fut interrompu dans son exercice par la sonnerie de son ordinateur qui lui annonçait qu’un courriel venait d’arriver. Ostrovski leva les yeux sur l’écran. C’était Steven Bergdorf, le rédacteur en chef de la Revue, qui lui écrivait. Il se demandait ce que Bergdorf pouvait bien lui vouloir : il avait essayé de l’appeler plus tôt, mais il était occupé avec son interview. Ostrovski ouvrit le courriel :

Meta, comme vous ne daignez pas répondre à votre téléphone, je vous écris pour vous dire que vous êtes viré de la Revue avec effet immédiat. Steven Bergdorf.

Ostrovski bondit de son fauteuil et se précipita hors de son bureau, traversa le couloir et ouvrit brusquement la porte de son rédacteur en chef qui était assis à son bureau.

ME FAIRE ÇA À MOI ! hurla-t-il.

— Tiens, Ostrovski ! dit placidement Bergdorf. Ça fait deux jours que j’essaie de vous parler.

— Comment osez-vous me renvoyer, Steven ? Avez-vous perdu la tête ? La ville de New York va vous crucifier ! La foule en furie vous traînera à travers Manhattan jusqu’à Times Square et là ils vous pendront à un lampadaire, m’entendez-vous ! Et moi je ne pourrai plus rien pour vous. Je leur dirai : « Cessez ! Laissez ce pauvre homme, il n’avait pas conscience de ce qu’il faisait ! », et ils me répondront, fous de rage : « Seule la mort peut venger l’affront fait au Grand Ostrovski. »

Bergdorf dévisagea son critique d’un air dubitatif.

— Êtes-vous en train de me menacer de mort, Ostrovski ?

— Pas-du-tout ! se défendit Ostrovski, au contraire : je vous sauve la vie tant que je le peux encore. Le peuple de New York aime Ostrovski !

— Mais mon vieux, arrêtez vos salades ! Les New-Yorkais se foutent de vous comme de leur première chemise. Ils ne savent plus qui vous êtes. Vous êtes complètement ringard.

— J’ai été le critique le plus craint de ces trente dernières années !

— Justement, il est temps d’en changer.

— Les lecteurs m’adorent ! Je suis…

Dieu mais en mieux, le coupa le rédacteur en chef. Je connais votre slogan, Ostrovski. Vous êtes surtout trop vieux. Lâchez l’affaire. Il est l’heure de laisser la place à la nouvelle génération. Je suis désolé.

— Les acteurs se pissaient dessus rien qu’à me savoir dans le théâtre !

— Oui, mais ça, c’était avant, à l’époque du télégraphe et des ballons dirigeables !

Ostrovski se retint de ne pas lui envoyer une baffe en pleine figure. Il ne voulait pas se rabaisser à des coups. Il tourna les talons sans saluer, la pire des offenses selon lui. Il retourna dans son bureau, se fit apporter un carton par la secrétaire et y entassa ses plus précieux souvenirs avant de s’enfuir avec. De toute sa vie, il n’avait jamais été pareillement humilié.

* * *

Orphea était en ébullition. Entre la découverte du cadavre de Stephanie et l’annonce par le maire de l’annulation du feu d’artifice du 4 Juillet, la population était en émoi. Tandis que Derek et moi poursuivions l’enquête au bord du lac des Cerfs, Anna fut appelée en renfort à l’hôtel de ville où une manifestation venait de commencer. Devant le bâtiment municipal, un groupe de manifestants, tous des commerçants de la ville, s’étaient réunis pour réclamer le maintien du feu d’artifice. Ils agitaient des pancartes tout en se plaignant de la situation.

— S’il n’y a pas de feu d’artifice vendredi soir, moi je suis bon pour mettre la clé sous la porte, protesta un petit type chauve qui tenait un stand de nourriture mexicaine. C’est ma plus grosse soirée de la saison.

— Moi, j’ai fait des frais importants pour louer un emplacement sur la marina et engager du personnel, expliqua un autre. Est-ce que la mairie me remboursera si le feu d’artifice est annulé ?

— Ce qui est arrivé à la petite Mailer est affreux, mais quel est le lien avec la fête nationale ? Chaque année des milliers de personnes viennent sur la marina pour voir le feu d’artifice. Ils arrivent de bonne heure, en profitent pour faire un tour dans les magasins de la rue principale, puis mangent dans les restaurants de la ville. S’il n’est pas maintenu, les gens ne viendront pas !

La manifestation était placide. Anna décida d’aller rejoindre le maire Brown dans son bureau du deuxième étage. Elle le trouva debout, face à la fenêtre. Il la salua tout en observant les manifestants.

— Les joies de la politique, Anna, lui dit-il. Avec ce meurtre qui secoue la ville, si je maintiens les festivités, je suis un sans-cœur, et si je les annule, je suis un inconscient qui pousse les commerçants à la ruine.

Il y eut un moment de silence. Anna finit par essayer de le réconforter un peu :

— Les gens vous aiment beaucoup ici, Alan…

— Malheureusement, Anna, je risque bien ne pas être réélu en septembre. Orphea n’est plus la ville qu’elle était et les habitants réclament du changement. J’ai besoin d’un café. Tu veux un café ?

— Volontiers, répondit-elle.

Anna pensait que le maire allait demander deux cafés à son assistante, mais il l’entraîna dans le couloir au bout duquel il y avait un distributeur de boissons chaudes. Il mit une pièce dans la machine. Un liquide noirâtre coula dans un gobelet en carton.

Alan Brown avait beaucoup d’allure, un regard profond et une allure d’acteur. Il était toujours tiré à quatre épingles, et ses cheveux poivre et sel étaient impeccablement coiffés. Le premier café était prêt, il le tendit à Anna, puis répéta l’opération pour lui.

— Et si vous n’étiez pas réélu, lui demanda Anna après avoir trempé ses lèvres dans le café infâme, est-ce que ce serait si grave ?

— Anna, sais-tu ce qui m’a plu chez toi la première fois que je t’ai vue sur la marina, l’été passé ?

— Non…

— Nous partageons des idéaux forts, des mêmes ambitions pour notre société. Tu aurais pu faire une immense carrière de policier à New York. Il y a longtemps que j’aurais pu céder aux sirènes de la politique et chercher à être élu au Sénat ou au Congrès. Mais au fond, cela ne nous intéresse pas, car ce que nous pouvons réaliser à Orphea, nous ne le pourrions jamais à New York, Washington ou Los Angeles, c’est-à-dire l’idée d’une ville juste, d’une société qui fonctionne, sans trop d’inégalités. Quand le maire Gordon m’a proposé de devenir son adjoint, en 1992, tout était à faire. Cette ville était comme une page blanche. J’ai pu la modeler au plus près de mes convictions, essayant toujours de penser à ce qui était juste, ce qui était le mieux pour le bien de notre communauté. Depuis que je suis maire, les gens gagnent mieux leur vie, ils ont vu leur quotidien s’améliorer grâce à des services de meilleure qualité, de meilleures prestations sociales, et cela sans que les impôts n’augmentent.

— Alors pourquoi pensez-vous que les citoyens d’Orphea ne vous rééliraient pas cette année ?

— Parce que le temps a passé et qu’ils ont oublié. Il y a presque eu une génération qui s’est écoulée depuis mon premier mandat. Aujourd’hui, les attentes ont changé, les exigences aussi car tout est pris pour acquis. Et puis, Orphea, devenue prospère, aiguise désormais les appétits, et il y a tout un tas de petits ambitieux avides d’un peu de pouvoir qui se verraient bien à la mairie. La prochaine élection pourrait marquer la fin de cette ville, gâchée par l’envie de pouvoir, la soif égoïste de gouverner qui animera mon successeur.

— Votre successeur ? Qui est-il ?

— Je n’en sais encore rien. Il va sortir du bois, tu vas voir. Les candidatures pour la mairie peuvent encore être déposées jusqu’à la fin du mois.


Le maire Brown disposait d’une impressionnante capacité à se remettre en selle. Anna s’en rendit compte en l’accompagnant chez les parents de Stephanie à Sag Harbor en fin de journée.

Devant la maison des Mailer, protégée par un cordon de police, l’ambiance était électrique. Une foule compacte s’était massée sur la rue. Certains étaient des curieux attirés par l’agitation, d’autres voulaient témoigner leur soutien à la famille. Beaucoup parmi les personnes présentes tenaient une bougie. Un autel avait été improvisé contre un lampadaire, autour duquel s’entassaient des fleurs, des messages et des peluches. Certains chantaient, d’autres priaient, d’autres encore prenaient des photos. Il y avait également beaucoup de journalistes, venus de toute la région, et une partie du trottoir avait d’ailleurs été envahie par les camionnettes des chaînes de télévision locales. Aussitôt que le maire Brown apparut, les journalistes se précipitèrent sur lui pour l’interroger quant à l’annulation du feu d’artifice du 4 Juillet. Anna voulut les écarter pour permettre à Brown de s’en aller sans avoir à répondre, mais celui-ci la retint. Il voulait parler aux médias. L’homme, acculé un peu plus tôt dans son bureau, était à présent plein de panache et sûr de lui.

« J’ai entendu les inquiétudes des commerçants de notre ville, déclara-t-il. Je les comprends parfaitement et je suis bien conscient que l’annulation des festivités du 4 Juillet pourrait mettre en péril une économie locale déjà fragile. Aussi, après consultation de mon cabinet, j’ai décidé de maintenir le feu d’artifice et de le dédier à la mémoire de Stephanie Mailer. » Content de son effet, le maire ne répondit pas aux questions et poursuivit son chemin.


Ce soir-là, après avoir reconduit Brown chez lui, Anna s’arrêta sur le parking de la marina, face à l’océan. Il était 20 heures. Par les vitres baissées, la chaleur délicieuse de la soirée pénétra dans l’habitacle. Elle n’avait pas envie de se retrouver seule chez elle, et encore moins d’aller dîner au restaurant sans personne.

Elle téléphona à son amie Lauren. Mais celle-ci était à New York.

— Je ne comprends pas, Anna, lui dit Lauren. Quand on dîne ensemble, tu te barres à la première occasion, et quand je suis à New York tu me proposes de dîner ?

Anna n’était pas d’humeur à parlementer. Elle raccrocha et alla s’acheter un repas à emporter dans un snack de la marina. Puis elle se rendit à son bureau du commissariat et dîna en contemplant le tableau de l’enquête. Soudain, alors qu’elle fixait le nom de Kirk Harvey écrit sur le tableau, elle repensa à ce qu’avait dit Lewis Erban, la veille, à propos du déménagement forcé de l’ancien chef de la police dans le sous-sol. Il existait effectivement un local qui servait de débarras et elle décida d’y descendre aussitôt. En en poussant la porte, elle fut prise d’un étrange sentiment de malaise. Elle imaginait Kirk Harvey, ici même, vingt ans plus tôt.

La lumière ne fonctionnant plus, elle dut s’éclairer avec sa lampe de poche. L’espace était encombré de chaises, d’armoires, de tables bancales et de cartons. Elle se fraya un chemin dans ce cimetière du mobilier, jusqu’à arriver à un bureau en bois laqué, couvert de poussière et jonché d’objets divers, parmi lesquels elle remarqua un chevalet en métal gravé au nom de CHEF K. HARVEY. C’était son bureau. Elle ouvrit les quatre tiroirs. Trois étaient vides, le quatrième lui résista. Celui-ci disposait d’une serrure, il était fermé à clé. Elle s’empara d’un pied-de-biche dans l’atelier voisin et s’attaqua au verrou qui céda facilement et le tiroir s’ouvrit d’un coup sec. À l’intérieur, il y avait une feuille de papier jauni sur laquelle avait été inscrit à la main :

LA NUIT NOIRE

ANNA KANNER

Il n’y a rien que j’aime plus que les nuits de patrouille à Orphea.

Il n’y a rien que j’aime plus que les rues tranquilles et calmes, baignées dans la chaleur des nuits d’été au ciel bleu marin constellé d’étoiles. Rouler au pas à travers les quartiers paisibles et endormis, les volets clos. Y croiser un promeneur insomniaque ou des habitants heureux qui, profitant de ces heures nocturnes, veillent sur leur terrasse et saluent votre passage d’un geste amical de la main.

Il n’y a rien que j’aime plus que les rues du centre-ville les nuits d’hiver, quand il se met soudain à neiger et que rapidement le sol se couvre d’une épaisse couche de poudre blanche. Ce moment où vous êtes le seul être éveillé, où les chasse-neige n’ont pas encore commencé leur ballet, et où vous êtes le premier à marquer la neige vierge. Sortir de la voiture, patrouiller à pied dans le square et entendre la neige crisser sous vos pas, et emplir délicieusement vos poumons de ce froid sec et revigorant.

Il n’y a rien que j’aime plus que surprendre la balade d’un renard qui remonte toute la rue principale, aux petites heures du matin.

Il n’y a rien que j’aime plus que le lever de soleil, en toute saison, sur la marina. Voir l’horizon d’encre se percer d’un point rose vif puis orangé et voir cette boule de feu qui s’élève lentement au-dessus des flots.


Je me suis installée à Orphea quelques mois seulement après avoir signé les papiers de mon divorce.

Je me suis mariée trop vite, avec un homme plein de qualités mais qui n’était pas le bon. Je crois que je me suis mariée trop vite à cause de mon père.

J’ai toujours entretenu avec mon père une relation très forte et très étroite. Nous avons, lui et moi, été comme deux doigts de la main depuis ma prime enfance. Ce que mon père faisait, je voulais le faire. Ce que mon père disait, je le répétais. Où qu’il aille, je suivais ses pas.

Mon père aime le tennis. J’ai également joué au tennis, dans le même club que lui. Les dimanches, nous jouions souvent l’un contre l’autre, et plus les années passaient, plus nos matchs devenaient serrés.

Mon père adore jouer au Scrabble. Par le plus grand des hasards j’adore ce jeu, moi aussi. Longtemps nous avons passé les vacances d’hiver à Whistler, en Colombie-Britannique, pour y skier. Tous les soirs après le dîner, nous nous installions dans le salon de notre hôtel pour nous affronter au Scrabble, notant scrupuleusement, partie après partie, qui avait gagné et avec combien de points.

Mon père est avocat, diplômé de Harvard, et c’est tout naturellement et sans me poser la moindre question que je suis allée étudier le droit à Harvard. J’ai toujours eu la sensation que c’était ce que je voulais depuis toujours.

Mon père a toujours été très fier de moi. Au tennis, au Scrabble, à Harvard. En toutes circonstances. Il ne se lassait jamais des brassées de compliments qu’on pouvait lui faire à mon sujet. Il aimait plus que tout qu’on lui dise combien j’étais intelligente et belle. Je sais sa fierté de voir les regards qui se tournaient vers moi quand j’arrivais quelque part, que ce soit à une soirée où nous nous rendions ensemble, sur les courts de tennis ou dans les salons de notre hôtel de Whistler. Mais, parallèlement à cela, mon père n’a jamais pu supporter aucun de mes petits copains. À partir de l’âge de 16 ou 17 ans, aucun des garçons avec qui j’ai eu une aventure n’était, aux yeux de mon père, assez bien, assez bon, assez beau ou assez intelligent pour moi.

— Quand même, Anna, me disait-il, tu peux viser mieux que ça !

— Je l’aime bien, papa, c’est le principal, non ?

— Mais tu t’imagines mariée avec ce type ?

— Papa, j’ai 17 ans ! Je n’en suis pas encore là !

Plus la relation durait, plus la campagne d’obstruction de mon père s’intensifiait. Jamais frontalement, mais insidieusement. Chaque fois qu’il le pouvait, par une remarque anodine, un détail qu’il mentionnait, une observation qu’il glissait, il démolissait, lentement mais sûrement, l’image que j’avais de mon amoureux du moment. Et je finissais immanquablement par rompre, certaine que cette rupture venait de moi, ou du moins c’est ce que je voulais croire. Et le pire étant qu’à chacune de mes nouvelles relations, mon père me disait : « Autant le précédent était vraiment un garçon charmant — dommage que vous ayez rompu d’ailleurs —, autant celui-ci, je ne vois vraiment pas ce que tu lui trouves. » Et chaque fois, je me laissais avoir. Mais étais-je réellement dupe au point que mon père puisse régir à mon insu mes ruptures ? Ou n’était-ce pas plutôt moi qui rompais non pas pour des motifs précis, mais simplement car je ne pouvais me résoudre à aimer un homme que mon père n’aimait pas. Je crois qu’il était inconcevable pour moi de m’imaginer avec quelqu’un qui ne plairait pas à mon père.

Après avoir terminé Harvard et passé le barreau de New York, je suis devenue avocate dans le cabinet de mon père. L’aventure a duré une année, au bout de laquelle je découvris que la justice, sublime dans son principe, était une machine au fonctionnement long et coûteux, procédurière et débordée, et dont, au fond, même les vainqueurs ne sortaient pas indemnes. J’acquis rapidement la conviction que la justice serait mieux servie si je pouvais l’appliquer en amont et que le travail dans la rue aurait plus d’impact que celui dans les parloirs. Je m’inscrivis à l’école de police de la NYPD au grand dam de mes parents, et de mon père particulièrement, qui prit mal ma désertion de son cabinet, mais espéra que mon engagement n’était qu’une passade et pas un renoncement, et que j’arrêterais ma formation en cours de route. Je sortis de l’école de police, une année plus tard, major de ma promotion, avec les louanges unanimes de tous mes instructeurs, et j’intégrai, au grade d’inspecteur, la brigade criminelle du 55e district.

J’ai immédiatement adoré ce métier, surtout pour toutes ces infimes victoires du quotidien qui me firent prendre conscience que, face à la fureur de la vie, un bon flic pouvait être une réparation.

Ma place laissée libre dans le cabinet de mon père fut offerte à un avocat déjà expérimenté, Mark, qui avait quelques années de plus que moi.

La première fois que j’entendis parler de Mark, ce fut à un dîner de famille. Mon père était en admiration devant lui. « Un jeune homme brillant, doué, bel homme, me dit-il. Il a tout pour lui. Il joue même au tennis. » Puis soudain, il eut ces mots que je l’entendis prononcer pour la première fois de ma vie : « Je suis sûr et certain qu’il te plairait. Je voudrais bien que tu le rencontres. »

J’étais dans une période de ma vie où j’avais très envie de rencontrer quelqu’un. Mais les rencontres que je faisais ne débouchaient sur rien de sérieux. Après mon école de police, mes relations duraient le temps d’un premier dîner ou d’une première sortie avec des tiers : apprenant que j’étais flic, et à la brigade criminelle de surcroît, les gens se passionnaient et me mitraillaient de questions. J’accaparais malgré moi toute l’attention, je captais toute la lumière. Et souvent, ma liaison s’arrêtait sur une phrase du genre : « C’est dur d’être avec toi, Anna, les gens ne s’intéressent qu’à toi, j’ai l’impression de ne pas exister. Je crois que j’ai besoin d’être avec quelqu’un qui me laisse plus de place. »

Je rencontrai finalement le fameux Mark une après-midi où je passais voir mon père à son cabinet, et j’allais découvrir avec bonheur qu’il ne souffrait pas de ces complexes-là : par son charme naturel, il attirait les regards et nourrissait facilement toutes les conversations. Il connaissait tous les sujets, savait presque tout faire et quand il ne savait pas, il savait admirer. Je le regardai comme je n’avais jamais regardé personne auparavant, peut-être parce que mon père le regardait avec des yeux emplis d’admiration. Il l’adorait. Mark était son chouchou et ils se mirent même à jouer au tennis ensemble. Mon père s’extasiait chaque fois qu’il me parlait de lui.

Mark m’invita à boire un café. Le courant passa aussitôt. Il y avait une alchimie parfaite, une énergie folle. Le troisième café, il me l’apporta dans mon lit. Ni lui, ni moi n’en parlâmes à mon père et finalement, un soir, alors que nous dînions ensemble, il me dit :

— Je voudrais tellement que ça devienne plus sérieux entre nous…

— Mais… ? demandai-je avec appréhension.

— Je sais combien ton père t’admire, Anna. Il a placé la barre très haut. Je ne sais pas s’il m’apprécie assez.

Quand je rapportai ces mots à mon père, il l’adora plus encore, si c’était possible. Il le fit venir dans son bureau et ouvrit une bouteille de champagne.

Lorsque Mark me raconta cet épisode, j’eus un fou rire de plusieurs minutes. J’attrapai un verre, le levai en l’air et, imitant la voix grave de mon père et sa gestuelle paternaliste, je déclarai : « À l’homme qui baise ma fille ! »

Ce fut le début d’une aventure passionnée entre Mark et moi, qui se transforma en véritable relation sentimentale dans le meilleur sens du mot. Nous passâmes un premier vrai cap en allant dîner chez mes parents. Et pour la première fois, contrastant avec les quinze dernières années, je vis mon père rayonnant, affable et prévenant avec un homme qui m’accompagnait. Après avoir balayé tous les précédents, le voilà qui s’émerveillait.

« Quel type ! Quel type ! » me dit mon père au téléphone, le lendemain du dîner. « Il est extraordinaire ! » surenchérit ma mère en arrière-plan sonore. « Tâche de ne pas le faire fuir comme tous les autres ! » eut le culot d’ajouter mon père. « Oui, celui-ci est précieux », dit ma mère.

Le moment où Mark et moi allions passer le cap d’une année de relation coïncida avec nos traditionnelles vacances de ski en Colombie-Britannique. Mon père proposa de partir tous ensemble à Whistler et Mark accepta volontiers.

« Si tu survis à cinq soirées de suite avec mon père, et surtout aux compétitions de Scrabble, tu mériteras une médaille. »

Non seulement il survécut mais il gagna à trois reprises. À ajouter à cela qu’il skiait comme un dieu et que le dernier soir, alors que nous dînions au restaurant, un client à la table voisine fut pris d’un malaise cardiaque. Mark appela les secours tout en prodiguant des premiers soins vitaux à la victime en attendant l’ambulance.

L’homme fut sauvé et conduit à l’hôpital. Tandis que des secouristes l’emmenaient sur une civière, le médecin dépêché avec eux serra la main de Mark avec admiration. « Vous avez sauvé la vie de cet homme, monsieur. Vous êtes un héros. » Tout le restaurant l’applaudit et le patron refusa que l’on paie notre dîner.


C’est cette anecdote que mon père raconta à notre mariage, un an et demi plus tard, pour expliquer aux invités combien Mark était un homme exceptionnel. Et moi je rayonnais dans ma robe blanche, dévorant mon mari des yeux.

Notre mariage allait durer moins d’une année.

JESSE ROSENBERG Jeudi 3 juillet 2014

23 jours avant le festival

La une de l’Orphea Chronicle :

LE MEURTRE DE STEPHANIE MAILER
SERAIT-IL EN LIEN AVEC LE FESTIVAL DE THÉÂTRE ?

L’assassinat de Stephanie Mailer, jeune journaliste de l’Orphea Chronicle dont le corps a été retrouvé dans le lac des Cerfs, laisse la ville en émoi. La population est inquiète et la municipalité est sous pression au moment où débute la saison estivale. Un tueur rôde-t-il parmi nous ?

Une note retrouvée dans la voiture de Stephanie et mentionnant le festival de théâtre d’Orphea laisserait penser qu’elle aurait payé de sa vie l’enquête qu’elle menait pour le compte de ce journal sur l’assassinat du maire Gordon, le fondateur du festival, ainsi que de sa famille en 1994.

Anna montra le journal à Derek et moi alors que nous nous retrouvions ce matin-là au centre régional de la police d’État, où le docteur Ranjit Singh, le médecin légiste, devait nous livrer les premiers résultats de l’autopsie du corps de Stephanie.

— Il ne manquait plus que ça ! s’agaça Derek.

— J’ai été idiot de parler de cette note à Michael, dis-je.

— Je l’ai croisé au Café Athéna avant de venir ici, je crois qu’il vit assez mal la mort de Stephanie. Il dit qu’il se sent un peu responsable. Qu’ont donné les analyses de la police scientifique ?

— Les traces de pneus de voiture sur le bord de la route 17 sont inexploitables malheureusement. Par contre, la chaussure est bien celle de Stephanie et le morceau de tissu provient du t-shirt qu’elle portait. Ils ont également relevé une trace de sa chaussure sur le bord de la route.

— Ce qui confirme qu’elle a traversé la forêt à cet endroit, conclut Anna.

Nous fûmes interrompus par l’arrivée du docteur Singh.

— Merci d’avoir travaillé si vite, lui dit Derek.

— Je voulais que vous puissiez avancer avant les congés du 4 Juillet, répondit-il.

Le docteur Singh était un homme élégant et affable. Il chaussa ses lunettes pour nous donner lecture des points essentiels de son rapport.

— J’ai relevé des choses assez inhabituelles, expliqua-t-il d’emblée. Stephanie Mailer est morte de noyade. J’ai trouvé une grande quantité d’eau dans ses poumons et dans son estomac, ainsi que de la vase dans la trachée. Il y a des signes importants de cyanose et de détresse respiratoire, ce qui signifie qu’elle a lutté, ou dans son cas qu’elle s’est débattue : j’ai découvert des hématomes sur sa nuque qui laissent l’empreinte d’une main large, ce qui signifierait qu’on lui a agrippé le cou de façon ferme pour lui plonger la tête dans l’eau. En plus des traces de vase dans la trachée, il y en a sur ses lèvres et ses dents ainsi que sur le haut des cheveux, ce qui indique que sa tête a été maintenue au fond de l’eau, à faible profondeur.

— A-t-elle été physiquement violentée avant sa noyade ? demanda Derek.

— Il n’y a aucune trace de coups violents, je veux dire par là que Stephanie n’a pas été assommée, ni battue. Pas d’agression sexuelle non plus. Je pense que Stephanie fuyait son meurtrier et qu’il l’a rattrapée.

Il ? demande Derek. Donc, pour toi, c’est un homme ?

— À en juger par la force nécessaire pour maintenir quelqu’un sous l’eau, je pencherais plutôt pour un homme, oui. Mais pourquoi pas une femme suffisamment forte ?

— Elle courait donc dans la forêt ? reprit Anna.

Singh acquiesça :

— J’ai relevé également de nombreuses contusions et marques sur le visage et les bras, dues à des griffures de branchages. Elle présente également des marques sur la plante de son pied déchaussé. Elle devait donc courir à toutes jambes dans la forêt et s’est écorché la plante du pied avec des branchages et des cailloux. Il y avait également des traces de terre sous ses ongles. Je pense qu’elle est probablement tombée sur la berge et que le meurtrier n’a eu qu’à lui appuyer la tête dans l’eau.

— Donc ce serait bien un crime de circonstance, dis-je. Celui qui a fait ça n’avait pas prévu de la tuer.

— J’allais y venir, Jesse, reprit le docteur Singh en nous présentant des photos en gros plans des épaules, des coudes, des mains et des genoux de Stephanie.

On y distinguait des plaies rougeâtres et sales.

— On dirait des brûlures, murmura Anna.

— Exactement, approuva Singh. Ce sont des abrasions relativement superficielles dans lesquelles j’ai trouvé des morceaux de bitume et des gravillons.

— Du bitume ? répéta Derek. Je ne suis pas certain de te suivre, doc.

— Eh bien, expliqua Singh, si l’on en croit la localisation des plaies, elles sont dues à un roulé-boulé sur du bitume, c’est-à-dire sur une route. Ce qui pourrait vouloir dire que Stephanie s’est volontairement éjectée d’une voiture en marche avant de s’enfuir dans la forêt.


Les conclusions de Singh allaient être étayées par deux témoignages importants. Le premier fut le récit d’un adolescent en vacances avec ses parents dans la région et qui retrouvait tous les soirs un groupe de copains sur la plage à proximité de laquelle nous avions retrouvé la voiture de Stephanie. C’est Anna qui l’interrogea après que ses parents, alertés par le battage médiatique, nous contactèrent, considérant que leur fils avait peut-être vu quelque chose d’important. Ils avaient raison.

D’après le docteur Singh, la mort de Stephanie remontait à la nuit de lundi à mardi, soit la nuit de sa disparition. L’adolescent expliqua que le lundi 26 juin justement, il s’était éloigné du groupe pour téléphoner au calme à sa petite amie restée à New York.

— Je me suis assis sur un rocher, raconta le garçon. De là, je voyais bien le parking dont je me souviens qu’il était totalement désert. Et puis soudain, j’ai vu une jeune femme descendre le sentier depuis la forêt. Elle a attendu un moment, jusqu’à 22 heures 30. Je le sais parce que c’est l’heure à laquelle j’ai terminé mon appel. J’ai vérifié sur mon téléphone. À ce moment-là, une voiture est arrivée sur le parking. J’ai vu la fille dans le faisceau des phares, c’est comme ça que j’ai su que c’était une jeune femme, vêtue d’un t-shirt blanc. La vitre côté passager s’est abaissée, la fille a échangé deux mots avec la personne au volant puis elle est montée à l’avant. La voiture est repartie aussitôt. Est-ce que c’est la fille qui est morte… ?

— Je vérifierai, lui répondit Anna pour ne pas le choquer inutilement. Est-ce que tu pourrais me décrire la voiture ? As-tu remarqué un détail dont tu te souviendrais ? Peut-être as-tu vu la plaque ? Même en partie ? Ou le nom de l’État ?

— Non, je regrette.

— Le conducteur était un homme ou une femme ?

— Impossible de vous le dire. Il faisait trop sombre et ça s’est passé très vite. Et puis, j’ai pas fait plus attention que ça. Si j’avais su…

— Tu m’as déjà beaucoup aidée. Donc tu confirmes que la fille est montée volontairement à bord ?

— Oh oui, absolument ! Elle l’attendait, c’est sûr.

L’adolescent était donc la dernière personne à avoir vu Stephanie en vie. À son témoignage s’ajouta celui d’un voyageur de commerce de Hicksville qui se présenta au centre régional de la police d’État. Il nous indiqua être venu à Orphea le lundi 26 juin pour voir des clients.

— J’ai quitté la ville vers 22 heures 30 environ, nous expliqua-t-il. J’ai pris la route 17 pour rejoindre l’autoroute. En arrivant au niveau du lac des Cerfs, j’ai vu une voiture arrêtée sur le bas-côté, moteur allumé, avec les deux portières avant ouvertes. Ça m’a intrigué évidemment, donc j’ai ralenti, j’ai pensé que quelqu’un avait peut-être eu un souci. Ça peut arriver.

— Quelle heure était-il ?

— Environ 22 heures 50. En tout cas, pas tout à fait 23 heures, ça c’est sûr.

— Donc vous ralentissez, et… ?

— Je ralentis, oui, car je trouve étrange cette voiture qui est arrêtée là. Je regarde autour, et là, je vois une silhouette qui remonte le talus. Je me suis dit que c’était sans doute une pause pipi pressante. Je ne me suis pas posé plus de questions. J’ai songé que si cette personne avait besoin d’aide, elle aurait fait un signe. J’ai repris ma route et je suis rentré chez moi sans que cela me préoccupe davantage. C’est seulement en entendant parler aux infos tout à l’heure d’un meurtre au bord du lac des Cerfs lundi soir que j’ai fait le lien avec ce que j’avais vu et que je me suis dit que c’était peut-être important.

— Est-ce que vous avez vu cette personne ? Était-ce un homme ? Une femme ?

— À en juger par la silhouette, j’aurais dit plutôt un homme. Mais il faisait très sombre.

— Et la voiture ?

Du peu qu’il avait vu, le témoin décrivit le même véhicule que l’adolescent avait vu sur la plage quinze minutes plus tôt. De retour dans le bureau d’Anna au commissariat d’Orphea, nous pûmes recouper ces différents éléments et refaire la chronologie de la dernière soirée de Stephanie.

— À 18 heures elle arrive au Kodiak Grill, dis-je. Elle attend quelqu’un — probablement son meurtrier — qui ne se montre pas, mais qui en fait l’observe en cachette dans le restaurant. À 22 heures, Stephanie repart du Kodiak Grill. Son possible meurtrier lui téléphone depuis la cabine du restaurant et lui donne rendez-vous à la plage. Stephanie est inquiète et elle appelle Sean, le policier, mais il ne répond pas. Elle va donc au lieu du rendez-vous. À 22 heures 30, le meurtrier vient la chercher à bord d’une voiture. Elle accepte de monter. Elle est donc suffisamment en confiance, ou peut-être le connaît-elle.

Anna, à l’aide d’une immense carte murale de la région, refit au marqueur rouge le tracé que la voiture avait dû emprunter : elle était partie de la plage, avait forcément pris Ocean Road, puis la route 17, en direction du nord-est, qui longeait le lac. De la plage au lac des Cerfs, il y avait cinq miles, soit un quart d’heure de voiture.

— Vers 22 heures 45, poursuivis-je, comprenant qu’elle est en danger, Stephanie s’éjecte de la voiture et s’enfuit à travers la forêt, avant d’être rattrapée et noyée. Son meurtrier s’est alors emparé de ses clés et s’est rendu chez elle sans doute dès le lundi soir. N’y trouvant rien, il cambriole la rédaction et repart avec l’ordinateur de Stephanie mais là encore il fait chou blanc. Stephanie était trop prudente. Pour gagner du temps, il envoie un SMS à minuit à Michael Bird, dont il sait qu’il est son rédacteur en chef, espérant encore pouvoir mettre la main sur le travail d’enquête de Stephanie. Mais quand il comprend que la police d’État soupçonne une disparition inquiétante, les choses se précipitent. L’homme retourne à l’appartement de Stephanie, mais je débarque. Il m’assomme et revient la nuit du lendemain pour y mettre le feu, espérant détruire l’enquête qu’il n’a jamais retrouvée.

Pour la première fois depuis le début de cette affaire, nous y voyions un peu plus clair. Mais si, de notre côté, l’étau commençait à se resserrer, en ville, la population était sur le point de céder à la psychose et la une du jour de l’Orphea Chronicle n’arrangeait rien. J’en pris pleinement conscience lorsque Anna reçut un appel de Cody : « Tu as lu le journal ? Le meurtre de Stephanie est lié au festival. Je réunis les bénévoles aujourd’hui à 17 heures au Café Athéna pour voter une grève. Nous ne sommes plus en sécurité. Il n’y aura peut-être pas de festival cette année. »

* * *

Au même instant, à New York


Steven Bergdorf rentrait chez lui à pied avec sa femme.

— Je sais que la Revue a des soucis, lui dit sa femme d’une voix douce, mais qu’est-ce que c’est que cette histoire de ne pas pouvoir prendre de vacances ? Tu sais que ça nous ferait du bien à tous.

— Financièrement, il ne me semble pas que ce soit le moment de faire des voyages extravagants, la rabroua Steven.

— Extravagants ? se défendit sa femme. Ma sœur nous prête son camping-car. Nous voyagerons à travers le pays. Ça ne coûtera pas grand-chose. Allons jusqu’au parc national de Yellowstone. Les enfants rêvent de visiter Yellowstone.

— Yellowstone ? Trop dangereux avec les ours et tous ces machins.

— Oh, Steven, pour l’amour du ciel, que t’arrive-t-il ? s’exaspéra sa femme. Tu es tellement ronchon ces derniers temps.

Ils arrivèrent devant leur immeuble. Steven tressaillit soudain : Alice était là.

— Bonjour, monsieur Bergdorf, lui dit Alice.

— Alice, quelle bonne surprise ! balbutia-t-il.

— Je vous ai apporté les documents dont vous avez besoin, il faut juste que vous les signiez.

— Mais certainement, lui répondit Bergdorf, qui jouait la comédie comme un pied.

— Ce sont des documents urgents. Comme vous n’étiez pas au bureau cet après-midi, je me suis dit que je passerais vous les faire signer chez vous.

— Comme c’est gentil d’être venue jusqu’ici, la remercia Steven en souriant bêtement à sa femme.

Alice lui tendit un cartable avec des courriers divers. Il le plaça de sorte que sa femme ne voie rien et consulta une première lettre qui était un envoi publicitaire. Il fit semblant de prendre un air intéressé avant de passer à la lettre suivante qui consistait en une page blanche sur laquelle Alice avait écrit :

Punition pour ne m’avoir donné aucune nouvelle de la journée : 1 000 dollars.

Et juste en dessous, accroché par un trombone, un chèque extrait du carnet qu’elle lui avait confisqué, déjà rempli à son nom à elle.

— Vous êtes sûre de ce montant ? demanda Bergdorf d’une voix tremblante. Ça me semble cher.

— C’est le juste prix, monsieur Bergdorf. La qualité a un prix.

— Alors je valide, s’étrangla-t-il.

Il signa le chèque de 1 000 dollars, referma le cartable et le tendit à Alice. Il la salua d’un sourire crispé et s’engouffra avec sa femme dans l’immeuble. Quelques minutes plus tard, enfermé dans les toilettes et faisant couler l’eau dans le lavabo, il lui téléphona.

— Tu es folle, Alice ? lui chuchota-t-il, accroupi entre la cuvette des toilettes et le lavabo.

— Où étais-tu passé ? Tu disparais sans donner de nouvelles ?

— J’avais une course à faire, bredouilla Bergdorf et après je suis allé chercher ma femme à son travail.

— Une course ? Quel genre de course, Stevie ?

— Je ne peux pas t’en parler.

— Si tu ne me racontes pas immédiatement, je sonne à ta porte et je raconte tout à ta femme.

— C’est bon, c’est bon, implora Steven. Je suis allé à Orphea. Écoute, Alice, Stephanie a été assassinée…

— Quoi ?! Tu es allé là-bas, triple idiot ! Ah, pourquoi es-tu si idiot ? Qu’est-ce que je vais faire de toi, imbécile ?

Alice, furieuse, raccrocha. Elle sauta dans un taxi et remonta Manhattan : elle se dirigea vers le haut de la Cinquième Avenue, au niveau des boutiques de luxe. Elle avait 1 000 dollars à dépenser et comptait bien se faire plaisir.


Le taxi déposa Alice à proximité de la tour vitrée qui abritait les locaux de Channel 14, la puissante station de télévision privée. Dans une salle de réunion du 53e étage, son PDG, Jerry Eden, avait convoqué ses principaux directeurs :

— Comme vous le savez, leur annonça-t-il, les audiences de ce début d’été sont très mauvaises, pour ne pas dire catastrophiques, raison pour laquelle je vous ai tous convoqués ici. Il faut absolument réagir.

— Quel est le principal problème ? demanda l’un des responsables créatifs.

— Le créneau de 18 heures. Nous nous sommes fait complètement distancer par Regarde !

Regarde ! était la concurrente directe de Channel 14. Public similaire, audience similaire, contenu similaire : les deux chaînes se livraient une bataille acharnée avec, à la clé, des contrats publicitaires records pour les émissions phares.

Regarde ! diffuse une émission de téléréalité qui fait un tabac, expliqua le directeur marketing.

— Quel est le pitch de l’émission ? demanda Jerry Eden.

— Rien, justement. On suit ce groupe de trois sœurs. Elles vont déjeuner, elles font des courses, elles vont à la gym, elles se disputent, elles se réconcilient. On suit leur journée type.

— Et que font-elles comme métier ?

— Elles n’ont pas de métier, monsieur, expliqua le sous-directeur des programmes. On les paie pour ne rien faire.

— C’est là qu’on pourrait faire mieux qu’eux ! assura Jerry. En faisant de la téléréalité plus ancrée dans le quotidien.

— Mais monsieur, objecta le directeur de la division, le public cible de la téléréalité est plutôt pauvre financièrement et mal éduqué. Il cherche une part de rêve quand il allume sa télévision.

— Justement, répondit Jerry, il faut un concept qui mette le spectateur face à lui-même, à ses ambitions. Une émission de téléréalité qui le tire vers l’avant ! On pourrait présenter un nouveau concept à la rentrée. Il faut frapper un grand coup ! Je vois déjà le slogan : « CHANNEL 14. La part de rêve est en vous ! »

La proposition déclencha une vague d’enthousiasme.

— Oh, c’est bien, ça ! approuva le directeur du marketing.

— Je veux une émission pour la rentrée qui frappe un grand coup. Je veux tout chambouler. Je veux qu’on lance d’ici septembre un concept génial et qu’on fasse une razzia sur les téléspectateurs. Je vous laisse exactement dix jours : lundi 14 juillet, je veux une proposition de programme phare pour la rentrée.

Jerry leva la réunion. Alors que les participants quittaient son bureau, son portable sonna. C’était Cynthia, sa femme. Il décrocha.

— Jerry, lui reprocha Cynthia, ça fait des heures que j’essaie de te joindre.

— Désolé, j’étais en rendez-vous. Tu sais qu’on prépare les programmes de la prochaine saison et que c’est tendu ici en ce moment. Que se passe-t-il ?

— Dakota est rentrée à 11 heures ce matin. Elle était encore ivre.

Jerry soupira, totalement impuissant.

— Et que veux-tu que j’y fasse, Cynthia ?

— Mais enfin, Jerry, c’est notre fille ! Tu as entendu ce que dit le docteur Lern : il faut l’éloigner de New York.

— L’éloigner de New York, comme si ça allait tout changer !

— Jerry, cesse d’être fataliste ! Elle n’a que 19 ans. Elle a besoin d’aide.

— Ne viens pas me dire que nous n’essayons pas de l’aider…

— Tu ne te rends pas compte de ce qu’elle traverse, Jerry !

— Je me rends surtout compte que j’ai une fille de 19 ans qui se défonce ! s’emporta-t-il en ayant tout de même pris le soin de chuchoter sa dernière phrase pour qu’on ne l’entendît pas.

— On en parlera de vive voix, lui proposa Cynthia pour le calmer. Où es-tu ?

Où je suis ? répéta Jerry.

— Oui, la séance avec le docteur Lern est à 17 heures, rappela Cynthia. Ne me dis pas que tu as oublié ?

Jerry écarquilla les yeux : il avait complètement oublié. Il bondit hors de son bureau et se précipita dans l’ascenseur.

Par miracle, il arriva juste à l’heure au cabinet du docteur Lern sur Madison Avenue. Depuis six mois, Jerry avait consenti à y suivre chaque semaine une thérapie de famille avec sa femme Cynthia et leur fille Dakota âgée de 19 ans.

Les Eden prirent tous trois place dans un canapé face au thérapeute, installé dans son fauteuil habituel.

— Alors ? interrogea le docteur Lern, que s’est-il passé depuis la dernière séance ?

— Vous voulez dire il y a quinze jours, dégaina Dakota, puisque mon père a oublié de se pointer la semaine dernière ?…

— Excuse-moi de travailler pour payer les dépenses insensées de cette famille ! se défendit Jerry.

— Oh, Jerry, je t’en prie, ne commence pas ! le supplia sa femme.

— J’ai juste dit dernière séance, rappela le thérapeute d’une voix neutre.

Cynthia s’efforça de lancer la discussion de façon constructive.

— J’ai dit à Jerry qu’il devait passer plus de temps avec Dakota, expliqua-t-elle.

— Et qu’en pensez-vous, Jerry ? demanda le docteur Lern.

— J’en pense que cet été, ça va être compliqué : on doit boucler un concept d’émission. La concurrence est rude et on doit impérativement avoir développé un nouveau programme d’ici l’automne.

— Jerry ! s’énerva Cynthia, il doit bien y avoir quelqu’un qui peut te remplacer, non ? Tu n’as jamais de temps pour personne sauf pour ton travail !

— J’ai une famille et un psychiatre à nourrir, rétorqua cyniquement Jerry.

Le docteur Lern ne releva pas.

— De toute façon, tu penses qu’à ton boulot de merde, papa ! dit Dakota.

— N’utilise pas ce genre de vocabulaire, intima Jerry à sa fille.

— Jerry, lui demanda le thérapeute, que pensez-vous que Dakota essaie de vous dire lorsqu’elle parle en ces termes ?

— Que ce boulot de merde lui paie son téléphone, ses fringues, sa putain de voiture et tout ce qu’elle se fourre dans le nez !

— Dakota, est-ce que c’est ce que tu essaies de dire à ton père ? interrogea Lern.

— Nan. Mais je veux un chien, répondit Dakota.

— Toujours plus, se lamenta Jerry. D’abord tu veux un ordinateur, maintenant tu veux un chien…

— Ne parle plus de cet ordinateur ! se défendit Dakota. N’en parle plus jamais !

— Est-ce que l’ordinateur était une requête de Dakota ? interrogea Lern.

— Oui, expliqua Cynthia Eden. Elle aimait tellement écrire.

— Et pourquoi pas un chien ? interrogea le psychiatre.

— Parce qu’elle n’est pas responsable, dit Jerry.

— Comment tu peux le savoir si tu ne me laisses pas essayer ! protesta Dakota.

— Je vois comment tu t’occupes de toi et ça me suffit ! lui envoya son père.

— Jerry ! cria Cynthia.

— De toute façon, elle veut un chien parce que sa copine Neila a acheté un chien, expliqua doctement Jerry.

— C’est Leyla, pas Neila ! Tu ne connais même pas le nom de ma meilleure amie !

— Ta meilleure amie, cette fille ? Elle a appelé son chien Marijuana.

— Eh bien, Marijuana est très gentil ! protesta Dakota. Il a deux mois et il est déjà propre !

— Ça n’est pas le problème, bon sang ! s’agaça Jerry.

— Quel est le problème alors ? demanda le docteur Lern.

— Le problème, c’est que cette Leyla a une mauvaise influence sur ma fille. Chaque fois qu’elles sont ensemble, elles font des conneries. Vous voulez mon avis : tout ce qui s’est passé n’est pas la faute de l’ordinateur mais bien de cette Leyla !

— Le problème c’est toi, papa ! s’écria Dakota. Parce que tu es trop con et que tu ne comprends rien !

Elle se leva du canapé et quitta la séance qui n’avait duré qu’un quart d’heure.

* * *

À 17 heures 15, Anna, Derek et moi arrivâmes au Café Athéna à Orphea. Nous nous trouvâmes une table au fond et nous y installâmes discrètement. L’établissement était rempli par les bénévoles et les curieux venus assister à l’étrange réunion qui s’y tenait. Cody, prenant sa fonction de président des bénévoles très à cœur, se tenait debout sur une chaise et martelait des propos que la foule reprenait en chœur.

— Nous sommes en danger ! cria Cody.

Oui, en danger ! répétèrent les bénévoles qui buvaient ses paroles.

— Le maire Brown nous cache la vérité sur la mort de Stephanie Mailer. Vous savez pourquoi elle a été tuée ?

Pourquoi ? bêla le chœur.

— À cause du festival de théâtre !

Le festival de théâtre ! hurlèrent les bénévoles.

— Sommes-nous venus donner de notre temps pour nous faire massacrer ?

Noooooooon ! brailla la foule.

Un serveur vint nous servir du café et nous apporter les menus. Je l’avais déjà vu dans le restaurant. C’était un homme de type amérindien, aux cheveux mi-longs et grisonnants, et dont le prénom m’avait marqué. Il s’appelait Massachusetts.

Les bénévoles prirent la parole tour à tour. Beaucoup s’inquiétaient de ce qu’ils avaient lu dans l’Orphea Chronicle et craignaient d’être les prochaines victimes du tueur. Le maire Brown, présent également, écoutait les griefs de chacun et tâchait d’y apporter une réponse rassurante, espérant ramener les bénévoles à la raison.

— Il n’y a pas de tueur en série à Orphea, martela-t-il.

— Il y a bien un tueur, fit remarquer un petit homme, puisque Stephanie Mailer est morte.

— Écoutez, il s’est produit un événement tragique, c’est vrai. Mais cela n’a rien à voir avec vous ou le festival. Vous n’avez pas le moindre souci à vous faire.

Cody remonta sur sa chaise pour répondre au maire :

— Monsieur le maire, nous ne nous ferons pas massacrer pour un festival de théâtre !

— Je vais vous le répéter pour la centième fois, lui répondit Brown, cette affaire, aussi terrible soit-elle, n’a absolument aucun lien avec le festival ! Votre raisonnement est absurde ! Est-ce que vous vous rendez compte que, sans vous, le festival ne pourra pas avoir lieu ?

— Alors, c’est tout ce qui vous préoccupe, monsieur le maire ? réagit Cody. Votre festival à la noix, plutôt que la sécurité de vos concitoyens ?

— Je vous préviens simplement des conséquences d’une décision irrationnelle : si le festival de théâtre n’a pas lieu, la ville ne s’en relèvera pas.

— C’est le signe ! cria soudain une femme.

— Quel signe ? demanda un jeune homme inquiet.

— C’est la Nuit noire ! hurla la femme.

À cet instant, Derek, Anna et moi nous dévisageâmes, stupéfaits, tandis qu’à l’évocation de ces mots le Café Athéna résonna d’un tohu-bohu de plaintes inquiètes. Cody s’efforça de reprendre l’assemblée en main et lorsque le silence revint enfin, il proposa de passer au vote.

— Qui parmi vous est en faveur d’une grève totale jusqu’à ce que l’assassin de Stephanie soit arrêté ? demanda-t-il.

Une forêt de mains se leva : la quasi-totalité des bénévoles refusait de continuer à travailler. Et Cody de déclarer alors : « La grève totale est approuvée, et ce jusqu’à ce que l’assassin de Stephanie Mailer soit arrêté et notre sécurité garantie. » La séance clôturée, la foule se dispersa bruyamment hors de l’établissement, sous le soleil chaud de la fin de journée. Derek s’empressa de rattraper la femme qui avait parlé de la Nuit noire.

— Qu’est-ce que la Nuit noire, madame ? lui demanda-t-il.

Elle le dévisagea d’un air apeuré.

— Vous n’êtes pas d’ici, monsieur ?

— Non, madame. Je suis de la police d’État.

Il lui montra son badge. La femme lui dit alors à voix basse :

— La Nuit noire est la pire chose qui puisse arriver. La personnification d’un grand malheur. Elle s’est déjà produite une fois, et elle va se reproduire.

— Je ne suis pas sûr de comprendre, madame.

— Vous n’êtes donc au courant de rien ? L’été 1994, l’été de la Nuit noire !

— Vous parlez des quatre assassinats ?

Elle acquiesça d’un geste inquiet de la tête.

— Ces assassinats, c’était la Nuit noire ! Et cela va se reproduire cet été ! Partez loin d’ici, partez avant que le malheur ne vous rattrape et frappe cette ville. Ce festival est maudit !

Elle quitta les lieux précipitamment et disparut avec les derniers bénévoles, qui laissèrent le Café Athéna vide. Derek revint à notre table. Hormis nous, il ne restait plus à l’intérieur que le maire Brown.

— Cette femme avait l’air drôlement effrayée par cette histoire de Nuit noire, dis-je au maire.

Il haussa les épaules.

— N’y prêtez pas attention, capitaine Rosenberg, la Nuit noire n’est qu’une légende ridicule. Cette femme débloque.

Le maire Brown s’en alla à son tour. Massachusetts s’empressa de venir à notre table verser du café dans nos tasses, que nous avions à peine touchées. Je compris que c’était un prétexte pour nous parler. Il murmura :

— Le maire ne vous a pas dit la vérité. La Nuit noire est plus qu’une légende urbaine. Beaucoup ici y croient et y voient une prédiction qui s’est déjà réalisée en 1994.

— Quel genre de prédiction ? demanda Derek.

— Qu’un jour, par la faute d’une pièce, la ville sera plongée dans le chaos pendant toute une nuit : la fameuse Nuit noire.

— Est-ce ce qui s’est passé en 1994 ? m’enquis-je.

— Je me souviens que juste après l’annonce de la création du festival de théâtre par le maire Gordon, il a commencé à se produire des évènements étranges en ville.

— Quel genre d’évènements ? l’interrogea Derek.

Massachusetts ne put nous en dire plus car, à cet instant, la porte du Café Athéna s’ouvrit. C’était la propriétaire des lieux qui arrivait. Je la reconnus aussitôt : il s’agissait de Sylvia Tennenbaum, la sœur de Ted Tennenbaum. Elle devait avoir 40 ans à l’époque et donc 60 aujourd’hui, mais elle n’avait physiquement guère changé : elle était restée cette femme sophistiquée que j’avais rencontrée dans le cadre de l’enquête. Lorsqu’elle nous vit, elle ne put retenir une expression déconcertée qu’elle s’empressa de remplacer par un visage glacial :

— On m’avait dit que vous étiez revenus en ville, nous dit-elle d’une voix dure.

— Bonjour, Sylvia, lui répondis-je. Je ne savais pas que c’était vous qui aviez repris cet établissement.

— Il fallait bien que quelqu’un s’en occupe, après que vous avez tué mon frère.

— Nous n’avons pas tué votre frère, objecta Derek.

— Vous n’êtes pas les bienvenus ici, martela-t-elle pour toute réponse. Payez et partez.

— Très bien, dis-je. Nous ne sommes pas venus ici pour vous chercher des ennuis.

Je demandai l’addition à Massachusetts, qui nous l’apporta aussitôt. Au bas du ticket de caisse, il avait inscrit au stylo à bille :

Renseignez-vous sur ce qui s’est passé la nuit du 11 au 12 février 1994.

*

— Je n’avais pas fait le lien entre Sylvia et Ted Tennenbaum, nous dit Anna alors que nous ressortions du Café Athéna. Que s’est-il passé avec son frère ?

Ni Derek ni moi n’avions envie d’en parler. Il y eut un silence et Derek finit par changer de sujet :

— Commençons par tirer au clair cette histoire de Nuit noire et cette note laissée par Massachusetts.

Il y avait une personne qui pouvait certainement nous aider à ce sujet : Michael Bird. Nous nous rendîmes à la rédaction de l’Orphea Chronicle et, en nous voyant entrer dans son bureau, Michael Bird nous demanda :

— Vous venez à cause de la une du journal ?

— Non, lui répondis-je, mais puisque vous en parlez je voudrais bien savoir pourquoi vous avez fait ça ? Je vous ai parlé de la note retrouvée dans la voiture de Stephanie au cours d’une conversation amicale ! Pas pour que cela finisse sur la première page de votre journal.

— Stephanie était une femme très courageuse, une journaliste exceptionnelle ! me répondit Michael. Je refuse qu’elle soit morte en vain : tout le monde doit connaître son travail !

— Justement, Michael, le meilleur moyen de lui rendre hommage est de terminer son enquête. Pas de semer la panique en ville en éventant les pistes de l’enquête.

— Je suis désolé, Jesse, dit Michael. J’ai l’impression de n’avoir pas su protéger Stephanie. Je voudrais tellement pouvoir revenir en arrière. Et dire que j’ai cru à son foutu SMS. C’est moi qui vous disais, il y a une semaine, qu’il n’y avait pas d’inquiétude à avoir.

— Vous ne pouviez pas savoir, Michael. Ne vous torturez pas inutilement parce que, de toute façon, elle était déjà morte à ce moment-là. Il n’y avait plus rien que l’on puisse faire.

Michael s’affala sur sa chaise, atterré. J’ajoutai alors :

— Mais vous pouvez nous aider à retrouver celui qui a fait ça.

— Tout ce que vous voulez, Jesse. Je suis à votre disposition.

— Stephanie s’était intéressée à un terme dont nous ne parvenons pas à saisir le sens : la Nuit noire.

Il eut un sourire amusé.

— J’ai vu ces deux mots sur la note que vous m’avez montrée et j’ai été intrigué aussi. Du coup, j’ai fait mes recherches dans les archives du journal.

Il sortit un dossier de son tiroir et nous le tendit. À l’intérieur, une série d’articles parus entre l’automne 1993 et l’été 1994 faisaient état d’inscriptions aussi inquiétantes qu’énigmatiques. D’abord sur le mur du bureau de poste : Bientôt : La Nuit noire. Puis à travers la ville.

Une nuit de novembre 1993, un feuillet fut déposé derrière les essuie-glaces de centaines de voitures, sur lequel il était écrit : La Nuit noire arrive.

Un matin de décembre 1993, les habitants de la ville se réveillèrent avec des feuillets déposés devant leur porte : Préparez-vous, La Nuit noire arrive.

En janvier 1994, une inscription à la peinture sur la porte d’entrée de la mairie lançait un compte à rebours : Dans six mois : La Nuit noire.

En février 1994, après l’incendie volontaire d’un bâtiment désaffecté de la rue principale, les pompiers découvraient sur les murs une nouvelle inscription : LA NUIT NOIRE VA BIENTÔT DÉBUTER.

Et ainsi de suite jusqu’à début juin 1994, où ce fut au tour du Grand Théâtre de voir sa façade vandalisée : Le festival de théâtre va commencer : La Nuit noire aussi.

— Donc la Nuit noire était en lien avec le festival de théâtre, en conclut Derek.

— La police n’a jamais découvert qui pouvait se cacher derrière ces menaces, ajouta Michael.

Je repris :

— Anna a trouvé cette inscription dans les archives à la place du dossier de police sur le quadruple meurtre de 1994, et également dans l’un des tiroirs du bureau du chef Kirk Harvey au commissariat.

Kirk Harvey savait-il quelque chose ? Était-ce la raison de sa disparition mystérieuse ? Nous étions également curieux de savoir ce qui avait pu se passer la nuit du 11 au 12 février 1994 à Orphea. Une recherche dans les archives nous permit de découvrir, dans l’édition du 13 février, un article sur l’incendie criminel d’un bâtiment de la rue principale appartenant à Ted Tennenbaum, qui voulait en faire un restaurant contre l’avis du maire Gordon.

Derek et moi avions déjà eu connaissance de cet épisode à l’époque de l’enquête sur les meurtres. Mais pour Anna, cette information était une découverte.

— C’était avant le Café Athéna, lui expliqua Derek. L’incendie a justement permis le changement d’affectation du bâtiment pour en faire un restaurant.

— À l’époque, Ted Tennenbaum aurait mis le feu lui-même ? demanda-t-elle.

— On n’a jamais su le fin mot de l’affaire, dit Derek. Mais cette histoire est de notoriété publique. Il doit y avoir une autre explication pour que le serveur du Café Athéna nous invite à nous pencher dessus.

Soudain, il fronça les sourcils et compara l’article sur l’incendie avec l’un des articles sur la Nuit noire.

— Bon sang, Jesse ! me dit-il.

— Qu’as-tu trouvé ? lui demandai-je.

— Écoute ça. C’est tiré de l’un des articles concernant les inscriptions de La Nuit noire : « Deux jours après l’incendie qui a ravagé le bâtiment du haut de la rue principale, les pompiers, en déblayant les décombres, ont découvert une inscription sur l’un des murs : LA NUIT NOIRE VA BIENTÔT DÉBUTER. »

— Il y aurait donc un lien entre la Nuit noire et Ted Tennenbaum ?

— Et si cette histoire de Nuit noire était réelle ? suggéra Anna. Et si par la faute d’une pièce, la ville allait être plongée dans le chaos pendant toute une nuit ? Et si le 26 juillet, lors de la première du festival, il allait de nouveau se produire un meurtre ou un massacre similaire à celui de 1994 ? Et si le meurtre de Stephanie n’était que le prélude à quelque chose de beaucoup plus grave qui allait survenir ?

DEREK SCOTT

Le soir de l’humiliation infligée par l’avocat de Ted Tennenbaum, en ce milieu du mois d’août 1994, Jesse et moi avions roulé jusque dans le Queens, à l’invitation de Darla et Natasha, bien décidées à nous changer les idées. Elles nous avaient donné une adresse à Rego Park. C’était une petite échoppe en travaux dont l’enseigne avait été recouverte d’un drap, devant laquelle Darla et Natasha nous attendaient. Elles étaient rayonnantes.

— Où est-on ? leur demandai-je, curieux.

— Devant notre futur restaurant, sourit Darla.

Jesse et moi restâmes émerveillés, oubliant aussitôt Orphea, les meurtres, Ted Tennenbaum. Leur projet de restaurant était sur le point d’aboutir. Toutes ces heures de travail acharné allaient enfin payer : elles allaient bientôt pouvoir quitter le Blue Lagoon et vivre leur rêve.

— Quand pensez-vous ouvrir ? demanda Jesse.

— D’ici la fin de l’année, nous répondit Natasha. À l’intérieur tout est encore à faire.

Nous savions qu’elles auraient un succès fou. Les gens feraient la queue autour du pâté de maisons en attendant qu’une table se libère.

— Au fait, interrogea alors Jesse, comment s’appellera votre restaurant ?

— C’est pour ça qu’on vous a conviés ici, nous expliqua Darla. On a fait mettre l’enseigne. On était certaines du nom et on s’est dit que, comme ça, les gens dans le quartier en parleraient déjà.

— Est-ce que ça ne porte pas malheur de dévoiler l’enseigne du restaurant avant qu’il n’existe vraiment ? les taquinai-je.

— Ne dis pas de bêtises, Derek, me répondit Natasha en riant.

Elle sortit d’un fourré une bouteille de vodka et quatre petits verres qu’elle nous tendit avant de les remplir à ras bord. Darla saisit une cordelette reliée au drap qui couvrait l’enseigne et, après s’être accordées sur un signal, elles tirèrent dessus d’un coup sec. Le drap flotta dans les airs jusqu’au sol comme un parachute et nous vîmes s’illuminer dans la nuit le nom du restaurant :

LA PETITE RUSSIE

Nous levâmes nos verres à La Petite Russie et nous descendîmes encore quelques vodkas, puis nous visitâmes les lieux. Darla et Natasha nous montrèrent les plans pour que nous puissions imaginer les lieux tels qu’ils seraient. Il y avait, au-dessus, un petit étage étriqué, dans lequel elles prévoyaient d’installer un bureau. Une échelle permettait d’accéder au toit et c’est là que nous passâmes une bonne partie de cette nuit d’été brûlante, à boire de la vodka et à dîner d’un pique-nique que les filles avaient préparé, à la lueur de quelques bougies, contemplant la silhouette de Manhattan qui se dressait au loin.

Je regardai Jesse et Natasha enlacés. Ils étaient tellement beaux ensemble, ils avaient l’air tellement heureux. C’était un couple dont vous pouviez croire que rien ne les séparerait jamais. C’est en les voyant à ce moment-là que je ressentis l’envie de vivre quelque chose de similaire. Darla était à côté de moi. Je plongeai mes yeux dans les siens. Elle avança sa main pour effleurer la mienne. Et je l’embrassai.


Le lendemain, nous étions de retour aux affaires, en planque devant le Café Athéna. Nous avions une gueule de bois carabinée.

— Alors, me demanda Jesse, tu as dormi chez Darla ?

Je souris pour toute réponse. Il éclata de rire. Mais nous n’avions pas l’esprit à la rigolade : nous devions reprendre notre enquête depuis le début.

Nous restions convaincus que c’était la camionnette de Ted Tennenbaum que Lena Bellamy avait vue dans la rue juste avant les meurtres. Le logo du Café Athéna était une création unique : Tennenbaum l’avait fait apposer sur la vitre arrière de son véhicule pour faire connaître son établissement. Mais c’était la parole de Lena contre celle de Ted. Nous avions besoin de plus que ça.

Nous tournions en rond. À la mairie, on nous indiqua que le maire Gordon avait été furieux de l’incendie du bâtiment de Ted Tennenbaum. Gordon était persuadé que Tennenbaum avait mis le feu lui-même. La police d’Orphea également. Mais rien ne le prouvait. Tennenbaum avait visiblement le don de ne pas laisser de traces derrière lui. Nous avions un espoir : invalider son alibi en parvenant à prouver qu’il avait quitté le Grand Théâtre à un moment donné le soir des meurtres. Sa garde avait duré de 17 heures à 23 heures. Soit six heures. Vingt minutes lui auraient suffi pour faire un aller-retour chez le maire. Vingt petites minutes. Nous interrogeâmes tous les bénévoles présents en coulisses le soir de la première : tout le monde affirmait avoir vu et revu Tennenbaum ce soir-là. Mais la question était de savoir s’il avait été présent au Grand Théâtre pendant 5 heures 40 ou 6 heures ? Cela pouvait faire toute la différence. Et bien entendu personne n’en savait rien. On l’avait vu tantôt dans la partie des loges, tantôt dans la partie des décors, tantôt faisant un saut au bar pour acheter un sandwich. On l’avait vu partout et nulle part.

Notre enquête était complètement embourbée et nous étions sur le point de perdre espoir lorsqu’un matin, nous reçûmes un appel d’une employée d’une banque de Hicksville qui allait changer le cours de l’enquête.

JESSE ROSENBERG Vendredi 4 et samedi 5 juillet 2014

22 jours avant le festival

Derek et Darla organisaient tous les ans un grand barbecue dans leur jardin pour fêter le 4 Juillet, auquel ils nous convièrent, Anna et moi. Pour ma part, je déclinai l’invitation, prétextant être déjà invité ailleurs. Je passai la fête nationale seul, enfermé dans ma cuisine, à tenter désespérément de reproduire une sauce à hamburger, dont Natasha avait le secret à l’époque. Mais mes nombreux essais furent tous infructueux. Il manquait des ingrédients, et je n’avais aucun moyen d’identifier lesquels. Natasha avait d’abord conçu cette sauce pour des sandwichs au rosbif. J’avais suggéré de l’utiliser aussi sur des hamburgers, ce qui avait été un immense succès. Mais aucun parmi les dizaines de hamburgers que je confectionnai ce jour-là ne ressemblait à ceux que Natasha faisait.

Anna, elle, se rendit chez ses parents à Worchester, banlieue huppée située à quelques encablures de la ville de New York, pour une célébration familiale traditionnelle. Alors qu’elle était presque arrivée, elle reçut un appel paniqué de sa sœur :

— Anna, où es-tu ?

— Quasiment là. Que se passe-t-il ?

— Le barbecue est organisé par le nouveau voisin de papa et maman.

— La maison d’à côté a finalement été vendue ?

— Oui, Anna, répondit la sœur. Et tu ne devineras jamais qui l’a achetée : Mark. Mark ton ex-mari.

Anna écrasa la pédale de frein. Effarée. Elle entendait sa sœur dans le téléphone : « Anna ? Anna, tu es là ? » Le hasard voulut qu’elle s’arrêtât exactement devant la maison en question : elle qui l’avait toujours trouvée jolie, elle lui semblait désormais affreuse et tape-à-l’œil. Elle détailla les décorations ridicules de la fête nationale accrochées aux fenêtres. On se serait cru à la Maison Blanche. Comme toujours avec ses parents, Mark voulait en faire trop. Ne sachant plus si elle devait rester ou s’enfuir, Anna décida de s’enfermer dans sa voiture. Sur une pelouse voisine, elle vit des enfants qui jouaient et des parents heureux. De toutes ses ambitions, la plus chère qu’elle ait jamais eue avait été de fonder une famille. Elle enviait ses amies heureuses en ménage. Elle enviait ses amies mères comblées.

Des coups contre la vitre de sa voiture la firent sursauter. C’était sa mère.

— Anna, lui dit-elle, je t’en supplie, ne me fais pas honte et viens, s’il te plaît. Tout le monde sait que tu es là.

— Pourquoi tu ne m’as pas prévenue ? demanda Anna d’un ton cinglant. J’aurais évité de faire tout ce trajet.

— Voilà exactement pourquoi je ne t’ai rien dit.

— Mais vous êtes devenus fous ? Vous célébrez le 4 Juillet chez mon ex-mari ?

— Nous célébrons le 4 Juillet avec notre voisin, objecta sa mère.

— Oh, je t’en prie, ne joue pas sur les mots !

Peu à peu, les invités s’agglutinèrent sur le gazon pour observer la scène, et parmi eux, Mark, arborant son plus bel air de chien triste.

— Tout est ma faute, dit-il. Je n’aurais pas dû vous inviter sans en parler à Anna avant. On devrait annuler.

— On ne va rien annuler, Mark ! s’agaça la mère d’Anna. Tu n’as pas de comptes à rendre à ma fille !

Anna entendit quelqu’un murmurer :

— Pauvre Mark, se faire humilier ainsi alors qu’il nous reçoit si généreusement.

Anna sentait sur elle les regards lourds de désapprobation. Elle ne voulait pas donner à Mark une raison de fédérer sa propre famille contre elle. Elle descendit de voiture et rejoignit la fête qui se déroulait dans la partie arrière du jardin, au bord de la piscine.

Mark et le père d’Anna, tous les deux affublés de tabliers de cuisine identiques, s’activèrent autour du grill. Tout le monde s’extasiait sur la nouvelle maison de Mark et la qualité de ses hamburgers. Anna attrapa une bouteille de vin blanc et s’installa dans un coin, se jurant de se tenir correctement et de ne pas faire d’esclandre.


À quelques dizaines de miles de là, à Manhattan, dans le bureau de son appartement de Central Park West, Meta Ostrovski regardait tristement par la fenêtre. Il avait d’abord cru que son licenciement de la Revue des lettres new-yorkaises n’était qu’une saute d’humeur de Bergdorf et que celui-ci le rappellerait le lendemain pour lui dire qu’il était indispensable et unique. Mais Bergdorf n’avait jamais rappelé. Ostrovski s’était rendu à la rédaction pour découvrir que son bureau avait été intégralement vidé et ses livres entassés dans des cartons prêts à être emportés. Les secrétaires ne l’avaient pas laissé accéder au bureau de Bergdorf. Il avait essayé de lui téléphoner en vain. Qu’allait-il devenir ?

Sa femme de ménage entra dans la pièce et lui apporta une tasse de thé.

— Je vais y aller, monsieur Ostrovski, dit-elle doucement. Je vais chez mon fils pour la fête nationale.

— Vous avez bien raison, Erika, lui répondit le critique.

— Y a-t-il quelque chose que je puisse faire pour vous avant de partir ?

— Auriez-vous l’obligeance de bien vouloir prendre un coussin et m’étouffer avec ?

— Non, monsieur, je ne peux pas faire ça.

Ostrovski soupira :

— Alors, vous pouvez partir.


De l’autre côté du parc, dans leur appartement de la Cinquième Avenue, Jerry et Cynthia s’apprêtaient à s’en aller célébrer le Jour de l’indépendance chez des amis.

Dakota invoqua le fait de se sentir migraineuse pour rester à la maison. Ils ne s’y opposèrent pas. Ils préféraient la savoir à la maison. Quand ils partirent, elle était dans le salon, à regarder la télévision. Quelques heures s’écoulèrent. Lasse et seule dans cet immense appartement, elle finit par rouler un joint, s’empara d’une bouteille de vodka dans le bar de son père — elle savait où il cachait la clé — et s’installa sous la ventilation de la cuisine pour boire et fumer. Son joint terminé, légèrement défoncée et un peu ivre, elle s’en alla dans sa chambre. Elle sortit le Yearbook de son lycée, trouva la page qu’elle cherchait et retourna dans la cuisine. Elle roula un deuxième joint, but encore, et caressa du bout du doigt la photo d’une élève. Tara Scalini.

Elle prononça son nom. Tara. Elle se mit à rire, puis des larmes coulèrent de ses yeux. Elle éclata en un sanglot incontrôlé. Elle se laissa tomber au sol, pleurant en silence. Elle resta ainsi jusqu’à ce que son téléphone sonne. C’était Leyla.

— Salut, Leyl, dit Dakota en décrochant.

— T’as une voix de merde, Dakota. T’as chialé ?

— Ouais.

Elle était jeune et belle, presque encore enfant, allongée sur le sol, ses cheveux éparpillés comme une crinière autour de son visage mince.

— Tu veux me rejoindre ? lui demanda Leyla.

— J’ai promis à mes parents de rester à la maison. Mais je veux bien que tu viennes, toi, ici. Je ne veux pas être toute seule.

— Je saute dans un taxi et je suis là, lui promit Leyla.

Dakota raccrocha puis sortit de sa poche un sachet en plastique contenant une poudre claire : de la kétamine. Elle en versa dans le fond d’un verre et dilua le tout avec de la vodka avant de l’avaler d’un trait.


Ce n’est que le lendemain matin, samedi, que Jerry découvrit la bouteille de vodka aux trois quarts vide. Il avait alors fouillé la poubelle de la cuisine et y avait trouvé deux mégots de joints. Il était prêt à déloger sa fille de son lit, mais Cynthia lui avait enjoint d’attendre qu’elle se lève. Aussitôt que Dakota émergea de sa chambre, il exigea des explications.

— Tu as trahi notre confiance, une fois de plus ! s’emporta-t-il en brandissant la bouteille et les mégots.

— Oh, sois pas si coincé ! lui répondit Dakota. On dirait que t’as jamais été jeune.

Elle retourna dans sa chambre et se recoucha. Ses parents entrèrent aussitôt dans la pièce.

— Tu te rends compte que tu as descendu presque une bouteille de vodka et fumé de la marijuana dans notre maison ? lui dit son père, furieux.

— Pourquoi tu te détruis comme ça ? demanda Cynthia sa mère en s’efforçant de ne pas la brusquer.

— Qu’est-ce que ça peut vous foutre ? répliqua Dakota. De toute façon, vous serez contents quand je serai plus là !

— Dakota ! protesta sa mère, comment peux-tu dire des choses pareilles ?

— Il y avait deux verres dans l’évier, qui était là ? exigea de savoir Jerry Eden. Tu invites des gens comme ça ?

— J’invite des amis, où est le problème ?

— Le problème c’est que tu consommes de la marijuana !

— Relax, c’est juste un joint.

— Tu me prends pour un imbécile, je sais que tu prends des saloperies ! Qui était avec toi ? Cette petite conne de Neila ?

— C’est LEYLA, papa, pas NEILA ! Et c’est pas une conne ! Arrête de penser que tu es supérieur à tout le monde juste à cause de ton fric !

— C’est ce fric qui te fait vivre ! hurla Jerry.

— Ma chérie, dit Cynthia en s’efforçant de calmer le jeu, ton père et moi nous sommes inquiets. Nous pensons que tu dois aller faire soigner ton problème d’addiction.

— Je vais déjà voir le docteur Lern.

— Nous pensons à un établissement spécialisé.

— Une cure ? Je ne retournerai pas faire une cure ! Tirez-vous de ma chambre !

Elle attrapa une peluche d’enfant qui détonnait avec le reste de la pièce et la lança en direction de la porte pour chasser ses parents.

— Tu feras ce qu’on te dit, répliqua Jerry, décidé à ne plus se laisser faire.

— Je n’irai pas, vous m’entendez ? Je n’irai pas, et je vous hais !

Elle se leva de son lit pour claquer la porte, exigeant un peu d’intimité. Puis elle téléphona en pleurs à Leyla :

— Qu’est-ce qui t’arrive, Dakota ? lui demanda Leyla inquiète de ses sanglots.

— Mes vieux veulent m’envoyer dans un centre spécialisé.

— Quoi ? En désintox ? Mais quand ?

— J’en sais rien. Ils veulent parler avec le psy lundi. Mais je n’irai pas. Tu m’entends, je n’irai pas. Je me tire ce soir. Je ne veux plus jamais voir ces cons. Dès qu’ils dorment je me barre.


Ce même matin, à Worchester, Anna, qui avait dormi chez ses parents, subissait les assauts de sa mère, qui la bombardait de questions à la table du petit-déjeuner.

— Maman, finit par dire Anna, j’ai la gueule de bois. Je voudrais boire mon café tranquillement si c’est possible.

— Ah voilà, tu as trop bu ! s’exaspéra sa mère. Donc, tu bois maintenant ?

— Quand tout le monde me fait chier, oui je bois, maman.

La mère soupira :

— Si tu étais encore avec Mark, nous habiterions à côté à présent.

— Une chance que nous ne soyons plus ensemble alors, dit Anna.

— Est-ce que c’est vraiment fini entre Mark et toi ?

— Maman, ça fait un an qu’on est divorcés !

— Oh, mais ma chérie, tu sais qu’aujourd’hui ça ne veut plus rien dire : les couples vivent ensemble d’abord et se marient après, et puis ils divorcent trois fois, se remettent ensemble finalement.

Anna soupira pour toute réponse, attrapa sa tasse de café et se leva de table. Sa mère lui dit alors :

— Depuis ce jour dramatique à la bijouterie Sabar, tu n’es plus la même, Anna. Être flic a gâché ta vie, voilà ce que je pense.

— J’ai pris la vie d’un homme, maman, répondit Anna. Et il n’y a rien que je puisse faire pour changer cela.

— Alors quoi, tu préfères te punir en allant vivre dans un bled paumé ?

— Je sais que je ne suis pas la fille que tu aurais aimé avoir, maman. Mais malgré ce que tu peux croire, je suis heureuse à Orphea.

— Je croyais que tu devais devenir chef de la police de cette ville, lui asséna sa mère. Que s’est-il passé ?

Anna ne répondit pas et alla s’isoler sur la terrasse pour profiter d’un moment de tranquillité.

ANNA KANNER

Je me souviens de ce matin du printemps 2014, quelques semaines avant les évènements liés à la disparition de Stephanie. C’étaient les premiers beaux jours. Bien qu’il fût encore tôt, il faisait déjà chaud. Je sortis sous le porche de ma maison pour ramasser l’édition du jour de l’Orphea Chronicle déposé chaque matin et m’installai sur un fauteuil confortable pour le lire en buvant mon café. À cet instant, Cody, mon voisin, passant dans la rue devant moi, me salua et me dit :

— Bravo, Anna !

— Bravo pour quoi ? demandai-je.

— Pour l’article dans le journal.

Je dépliai aussitôt le quotidien et je découvris, effarée, en une, une large photo de moi surmontée du titre suivant :

CETTE FEMME SERA-T-ELLE LE PROCHAIN CHEF DE LA POLICE ?

Alors que l’actuel chef de la police, Ron Gulliver, doit prendre sa retraite cet automne, une rumeur voudrait que ce ne soit pas son adjoint, Jasper Montagne, qui lui succède, mais sa deuxième adjointe, Anna Kanner, arrivée à Orphea au mois de septembre dernier.

Je fus envahie par la panique : qui avait prévenu l’Orphea Chronicle ? Et surtout : comment allaient réagir Montagne et ses collègues ? Je me précipitai au commissariat. Tous les policiers m’assaillirent : « Est-ce que c’est vrai, Anna ? Tu vas remplacer le chef Gulliver ? » Je me ruai, sans répondre, vers le bureau du chef Gulliver pour tenter d’empêcher ce désastre. Mais c’était trop tard : la porte était déjà close. Montagne était à l’intérieur. Je l’entendis crier :

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire, chef ? Vous avez lu ça ? Est-ce que c’est vrai ? Anna va être le prochain chef de la police ?

Gulliver semblait aussi surpris que lui.

— Cesse de croire ce que tu lis dans le journal, Montagne, lui enjoignit-il. Ce ne sont que des idioties ! Je n’ai jamais entendu rien d’aussi ridicule de ma vie. Anna, le prochain chef ? Laisse-moi rire. Elle vient de débarquer ici ! Et puis les gars n’accepteraient jamais d’être dirigés par une femme !

— Vous l’avez pourtant nommée chef-adjoint, rétorqua Montagne.

— Deuxième adjointe, précisa Gulliver. Et tu sais qui était le deuxième adjoint avant elle ? Personne. Et tu sais pourquoi ? Parce que c’est un titre fantôme. Une invention du maire Brown qui veut faire moderne en propulsant des gonzesses partout. Égalité de mes fesses. Mais tu sais comme moi que tout ça, c’est de la connerie.

— Alors quoi, s’inquiéta Montagne, il faudra que je la nomme comme mon adjointe quand je serai chef ?

— Jasper, s’efforça de le rassurer Gulliver, quand tu seras chef, tu nommeras qui tu veux à tes côtés. Cette place de deuxième adjoint n’est qu’un placard. Tu sais que le maire Brown m’a forcé la main pour engager Anna et que je suis pieds et poings liés. Mais quand je serai parti et que tu seras chef, tu pourras la virer si ça te chante. Ne t’inquiète pas, je vais la recadrer, tu vas voir. Je vais lui montrer qui commande.

Quelques instants plus tard, j’étais convoquée dans le bureau de Gulliver. Il me fit asseoir face à lui et souleva l’exemplaire de l’Orphea Chronicle qui se trouvait sur son bureau.

— Anna, me dit-il d’une voix monocorde, je vais te donner un bon conseil. Un conseil d’ami. Fais-toi petite, toute petite. Petite comme une souris.

J’essayai de me défendre :

— Chef, je ne sais pas ce que c’est que cet article…

Mais Gulliver ne me laissa pas terminer ma phrase et me dit d’un ton cassant :

— Anna, je vais être très clair avec toi. Tu n’as été nommée deuxième adjoint que parce que tu es une femme. Alors, cesse de monter sur tes grands chevaux et de croire que c’est pour tes prétendues compétences que tu as été engagée. La seule raison pour laquelle tu es là, c’est parce que le maire Brown, avec ses foutues idées révolutionnaires, voulait à tout prix engager une femme au sein de la police. Il m’a enquiquiné avec ses histoires de diversité, de discrimination et de je ne sais quelle connerie. Il m’a mis une pression d’enfer. Tu sais comment ça marche : je ne voulais pas ouvrir une guerre larvée avec lui à une année de mon départ, ni qu’il nous fasse des crasses budgétaires. Bref, il voulait à tout prix une femme et tu étais le seul candidat féminin. Alors je t’ai prise. Mais ne viens pas fiche le bordel dans mon commissariat. Tu n’es qu’un quota, Anna. Tu n’es qu’un quota !

Les remontrances de Gulliver terminées, n’ayant aucune envie de subir les assauts de mes collègues, je partis en patrouille. J’étais allée me garer derrière le grand panneau routier planté sur le bord de la route 17 où, depuis mon arrivée à Orphea, je me réfugiais chaque fois que j’avais besoin de réfléchir au calme et que l’agitation du commissariat m’en empêchait.

Tout en gardant un œil sur le trafic encore clairsemé en cette heure matinale, je répondis à un message de Lauren : elle avait trouvé l’homme parfait pour moi et souhaitait organiser un dîner avec lui pour me le présenter. Comme je déclinais, elle me servit sa rengaine : « Si tu continues comme ça, Anna, tu vas finir toute seule. » Nous échangeâmes quelques messages. Je me plaignis du chef Gulliver, Lauren me suggéra de retourner vivre à New York. Mais je n’en avais aucune envie. En dehors de mes soucis d’acclimatation professionnelle, je me plaisais dans les Hamptons. Orphea était une ville paisible où il faisait bon vivre, bordée par l’océan et entourée d’une nature sauvage. Les longues plages sablonneuses, les forêts profondes, les étangs couverts de nénuphars, les bras de mer sinueux attirant une faune abondante étaient autant d’endroits enchanteurs que l’on pouvait trouver tout autour de la ville. Les étés y étaient merveilleux et chauds ; les hivers rigoureux mais lumineux.

Je savais que c’était un endroit où je pourrais être enfin heureuse.

JESSE ROSENBERG Lundi 7 juillet 2014

19 jours avant le festival

La une de l’Orphea Chronicle, édition du lundi 7 juillet 2014 :

LE FESTIVAL DE THÉÂTRE À L’ABANDON

Et si c’était le rideau de fin pour le festival de théâtre d’Orphea ? Après avoir été le cœur de la vie estivale pendant vingt ans, il semblerait que l’édition de cette année soit plus compromise que jamais après que les bénévoles, fait unique dans l’histoire de cette institution, ont voté une grève illimitée, invoquant des craintes pour leur sécurité. Depuis, la question est sur toutes les lèvres : sans bénévoles, le festival pourra-t-il avoir lieu ?

Anna avait passé son dimanche à remonter la piste de Kirk Harvey. Elle avait fini par retrouver son père, Cornelius Harvey, qui vivait dans une maison de retraite à Poughkeepsie, à trois heures de route d’Orphea. Elle avait contacté le directeur, qui attendait notre visite.

— Tu as travaillé hier, Anna ? m’étonnai-je alors que nous étions en route, elle et moi, pour la maison de retraite. Je te croyais chez tes parents pour le week-end.

Elle haussa les épaules.

— Les festivités ont été abrégées, me répondit-elle. J’étais contente d’avoir quelque chose à faire pour me changer les idées. Où est Derek ?

— Au centre régional. Il reprend le dossier d’enquête de 1994. Il est tracassé à l’idée qu’on a peut-être raté quelque chose.

— Qu’est-ce qui s’est passé entre vous deux, Jesse, en 1994 ? De ce que tu racontes, j’ai l’impression que vous étiez les meilleurs amis du monde.

— Nous le sommes toujours, assurai-je.

— Mais en 1994 quelque chose s’est brisé entre vous…

— Oui. Je ne suis pas sûr d’être prêt à en parler.

Elle acquiesça en silence, puis voulut changer de sujet.

— Et toi, Jesse, qu’est-ce que tu as fait pour la fête nationale ?

— J’étais chez moi.

— Tout seul ?

— Tout seul. Je me suis fait des hamburgers à la sauce Natasha.

J’eus un sourire : c’était une précision inutile.

— Qui est Natasha.

— Ma fiancée.

— Tu es fiancé ?

— C’est de l’histoire ancienne. Moi, je suis le célibataire de service.

Elle éclata de rire.

— Moi aussi, me dit-elle. Depuis mon divorce, mes copines me prédisent que je finirai ma vie toute seule.

— Ça fait mal ! compatis-je.

— Un peu. Mais j’espère que je trouverai quelqu’un. Et avec Natasha, pourquoi ça n’a pas marché ?

— La vie, Anna, nous joue parfois de drôles de tours.

Je vis à son regard qu’Anna comprenait ce que je voulais dire. Et elle se contenta d’opiner en silence.


La maison de retraite Les Chênes occupait un petit bâtiment aux balcons fleuris, en bordure de Poughkeepsie. Dans le hall d’entrée, un petit groupe de vieillards installés dans des fauteuils roulants guettaient chaque passage.

— Visiteurs ! Visiteurs ! s’écria l’un d’eux en nous voyant, un échiquier sur les genoux.

— Vous venez nous rendre visite ? demanda un vieux bonhomme sans dents qui ressemblait à une tortue.

— Nous venons voir Cornelius Harvey, lui répondit gentiment Anna.

— Pourquoi vous ne venez pas me voir, moi ? interrogea d’une voix chevrotante une petite vieille dame maigre comme une brindille.

— Moi, ça fait deux mois que mes enfants ne sont pas venus me rendre visite, intervint le joueur d’échecs.

Nous nous annonçâmes à l’accueil, et quelques instants plus tard, le directeur de l’établissement apparut. C’était un petit bonhomme rondouillard, au costume trempé de sueur. Il reluqua Anna dans son uniforme et nous serra vigoureusement la main. La sienne était poisseuse.

— Que voulez-vous à Cornelius Harvey ? demanda-t-il.

— Nous recherchons son fils dans le cadre d’une affaire criminelle.

— Et il a fait quoi le fiston ?

— On aimerait juste lui parler.

Il nous entraîna à travers les couloirs jusqu’à un salon dans lequel étaient dispersés des pensionnaires. Certains jouaient aux cartes, d’autres lisaient, d’autres encore se contentaient de regarder dans le vide.

— Cornelius, annonça le directeur, de la visite pour vous.

Un vieil homme, grand et mince, à la chevelure blanche ébouriffée et vêtu d’une épaisse robe de chambre, se leva de son fauteuil et nous regarda curieusement.

— La police d’Orphea ? s’étonna-t-il en arrivant vers nous, contemplant l’uniforme noir d’Anna. Que se passe-t-il ?

— Monsieur Harvey, lui dit Anna, nous devons absolument entrer en contact avec votre fils Kirk.

— Kirky ? Que lui voulez-vous ?

— Venez, monsieur Harvey, suggéra Anna, asseyons-nous.

Nous prîmes place tous les quatre dans un coin meublé d’un canapé et deux fauteuils. Un troupeau de vieillards curieux s’agglutina autour de nous.

— Que voulez-vous à mon Kirky ? demanda Cornelius, inquiet.

À la façon dont il avait parlé, nous avions levé un premier doute : Kirk Harvey était bel et bien en vie.

— Nous avons repris l’une de ses enquêtes, expliqua Anna. En 1994, votre fils a enquêté sur un quadruple meurtre perpétré à Orphea. Nous avons tout lieu de croire que le même meurtrier s’en est pris à une jeune femme il y a quelques jours. Nous avons impérativement besoin de parler à Kirk pour résoudre cette affaire. Êtes-vous en contact avec lui ?

— Oui, bien sûr. Nous nous téléphonons souvent.

— Est-ce qu’il vient ici ?

— Oh non ! Il habite trop loin !

— Où habite-t-il ?

— En Californie. Il travaille sur une pièce de théâtre qui va avoir un immense succès ! C’est un grand metteur en scène, vous savez. Il va devenir très célèbre. Très célèbre ! Quand sa pièce sera enfin jouée, je mettrai un costume magnifique et j’irai l’applaudir. Voulez-vous voir mon costume ? Il est dans ma chambre.

— Non, merci beaucoup, déclina Anna. Dites-moi, monsieur Harvey, comment peut-on joindre votre fils ?

— J’ai un numéro de téléphone. Je peux vous le donner. Il faut lui laisser un message et il vous rappellera.

Il sortit un calepin de sa poche et dicta le numéro à Anna.

— Depuis combien de temps Harvey vit-il en Californie ? demandai-je.

— Je ne sais plus. Longtemps. Vingt ans peut-être.

— Donc, quand il est parti d’Orphea, il est allé directement en Californie ?

— Oui, directement.

— Pourquoi a-t-il tout quitté du jour au lendemain ?

— Mais à cause de La Nuit noire, nous répondit Cornelius comme s’il s’agissait d’une évidence.

La Nuit noire ? Mais qu’est-ce que cette fameuse Nuit noire, monsieur Harvey ?

— Il avait tout découvert, nous dit Cornelius, sans vraiment répondre à la question. Il avait découvert l’identité de l’auteur du quadruple meurtre de 1994, et il a été obligé de partir.

— Donc il savait que ce n’était pas Ted Tennenbaum ? Mais pourquoi ne l’a-t-il pas arrêté ?

— Seul mon Kirky pourra vous répondre. Et s’il vous plaît, si vous le voyez, dites-lui que son papa lui fait de gros bisous.

Aussitôt que nous fûmes ressortis de la maison de retraite, Anna composa le numéro que nous avait donné Cornelius Harvey.

— Le Beluga Bar, bonjour, répondit une voix de femme à l’autre bout du fil.

— Bonjour, dit Anna une fois passé l’effet de surprise, je voudrais parler à Kirk Harvey.

— Laissez-moi votre message et il vous rappellera.

Anna laissa son nom et son numéro de téléphone et indiqua qu’il s’agissait d’une affaire d’une extrême importance. Une fois qu’elle eut raccroché, nous fîmes une rapide recherche sur Internet : le Beluga Bar était un établissement situé dans le quartier de Meadowood à Los Angeles. Ce nom ne m’était pas inconnu. Et je fis soudain le rapprochement. Je téléphonai aussitôt à Derek et lui demandai de reprendre les relevés de carte bancaire de Stephanie.

— Ton souvenir est exact, me confirma-il après s’être plongé dans les documents. D’après ses débits, Stephanie s’est rendue à trois reprises au Beluga Bar lorsqu’elle était à Los Angeles en juin.

— Voilà pourquoi elle était à Los Angeles ! m’écriai-je. Elle avait retrouvé la trace de Kirk Harvey et elle était venue le voir.

* * *

New York, ce même jour


Dans l’appartement des Eden, Cynthia était dans tous ses états. Cela faisait deux jours que Dakota avait disparu. La police était prévenue et la recherchait activement. Jerry et Cynthia avaient quadrillé la ville, fait le tour de tous ses amis, en vain. À présent, ils tournaient en rond dans leur appartement à espérer des nouvelles qui n’arrivaient pas. Ils avaient les nerfs à vif.

— Elle reviendra certainement quand elle aura besoin de fric pour acheter sa merde, finit par dire Jerry, excédé.

— Jerry, je ne te reconnais plus ! C’est notre fille ! Vous étiez tellement complices tous les deux ! Tu te souviens ? Quand elle était petite j’étais même jalouse de votre relation.

— Je sais, je sais, répondit Jerry, soucieux de calmer sa femme.

Ils ne s’étaient aperçus de la disparition de leur fille que tardivement le dimanche. Ils la croyaient en train de dormir et n’étaient pas allés dans sa chambre avant le début de l’après-midi.

— Nous aurions dû aller voir plus tôt, se reprocha Cynthia.

— Qu’est-ce que ça aurait changé ? Et puis, de toute façon, on est censé « respecter son espace intime » comme on me l’a demandé en séance de thérapie familiale. Nous n’avons fait qu’appliquer ce putain de principe de confiance de ton putain de docteur Lern !

— Ne déforme pas tout, Jerry ! Quand nous avons parlé de cela en séance, c’est parce que Dakota se plaignait que tu fouillais sa chambre à la recherche de drogue. Le docteur Lern a parlé de faire de sa chambre un espace à elle que nous respecterions, d’instaurer un principe de confiance. Il ne nous a pas dit de ne pas aller voir si notre fille allait bien !

— Tout laissait croire qu’elle faisait la grasse matinée. Je voulais lui laisser le bénéfice du doute.

— Son portable est toujours coupé ! s’étrangla Cynthia qui avait réessayé entre-temps de joindre sa fille. Je vais appeler le docteur Lern.

À cet instant, la sonnerie du téléphone de la maison retentit. Jerry se précipita pour décrocher.

— Monsieur Eden ? C’est la police de New York. Nous avons retrouvé votre fille. Elle va bien, ne vous inquiétez pas. Une patrouille l’a ramassée dans une ruelle, endormie, visiblement ivre. Ils l’ont emmenée au Mount Sinai pour des examens.


Au même moment, à la rédaction de la Revue des lettres new-yorkaises, Skip Nalan, le rédacteur en chef adjoint, entra en tempête dans le bureau de Steven Bergdorf.

— Tu as viré Ostrovski ? s’écria Skip. Mais tu as complètement perdu la tête ! Et qu’est-ce que c’est que cette rubrique minable que tu veux ajouter au prochain numéro ? Et d’où sort cette Alice Filmore ? Son texte est nul, ne me dis pas que tu veux publier une nullité pareille !

— Alice est une journaliste très douée. Je crois beaucoup en elle. Tu la connais, elle s’occupait du courrier avant.

Skip Nalan se prit la tête entre les mains.

— Au courrier ? répéta-t-il, exaspéré. Tu as viré Meta Ostrovski pour le remplacer par une fille du courrier qui écrit des articles de merde ? Est-ce que tu te drogues, Steven ?

— Ostrovski n’a plus le niveau. Il est odieux inutilement. Quant à Alice, c’est une jeune femme pleine de talent ! protesta Bergdorf. Je suis encore le patron de cette revue, oui ou merde ?

— Du talent ? C’est à chier, oui ! s’écria encore Skip qui sortit en claquant la porte.

Aussitôt qu’il fut parti, la porte du placard s’ouvrit brusquement et Alice en sortit. Steven se précipita pour verrouiller sa porte.

— Pas maintenant, Alice, l’implora-t-il, se doutant qu’elle allait lui faire une scène.

— Non mais ! Tu l’as entendu, Stevie ? Tu entends les horreurs qu’il dit sur moi, et toi tu ne me défends même pas !

— Bien sûr que je t’ai défendue. J’ai dit que ton article était très bon.

— Arrête d’être une couille molle, Stevie. Je veux que tu le chasses lui aussi !

— Ne sois pas ridicule, je ne vais pas renvoyer Skip. Tu as déjà obtenu le renvoi de Stephanie et la peau d’Ostrovski, tu ne vas pas me décimer ma revue quand même !

Alice le fusilla du regard, puis elle exigea un cadeau.

Bergdorf s’exécuta, penaud. Il fit le tour des magasins de luxe de la Cinquième Avenue qu’affectionnait Alice. Dans une maroquinerie, il dénicha un petit sac à main, très élégant. Il savait que c’était exactement le genre de modèle que voulait Alice. Il le prit et tendit sa carte de crédit à la vendeuse. Elle fut refusée, faute de solde suffisant. Il en essaya une autre qui fut rejetée également. La troisième aussi. Il se mit à paniquer, la sueur perlait sur son front. On n’était que le 7 juillet, ses cartes étaient au plafond et son compte à sec. Faute d’une autre solution, il se résolut à tendre la carte de la Revue, qui passa. Il ne restait plus que le compte avec l’argent des vacances. Il devait convaincre à tout prix sa femme de renoncer à son projet de voyage en camping-car à Yellowstone.

Son achat effectué, il erra encore à travers les rues. Dehors, le ciel lourd était en train de virer à l’orage. Une première salve de gouttes d’une pluie chaude et sale tomba et mouilla sa chemise et ses cheveux. Il continua de marcher sans y prêter attention, il se sentait totalement perdu. Il finit par entrer dans un McDonald’s, s’y commanda un café qu’il but à une table crasseuse. Il se sentait désespéré.

* * *

Anna et moi, de retour à Orphea, nous nous arrêtâmes au Grand Théâtre. Sur la route du retour depuis Poughkeepsie, nous avions appelé Cody : nous étions à la recherche de tout document concernant le premier festival de théâtre. Nous étions notamment curieux d’en apprendre davantage sur la pièce qu’avait jouée Kirk Harvey et que le maire Gordon avait initialement voulu interdire.

Anna me guida à travers le bâtiment jusque dans les coulisses. Cody nous attendait dans son bureau : il avait ressorti des archives un carton rempli de souvenirs en vrac.

— Que cherchez-vous en particulier ? nous demanda Cody.

— Des informations pertinentes sur le premier festival. Le nom de la troupe qui a joué la pièce d’ouverture, quelle était la pièce de Kirk Harvey…

— Kirk Harvey ? Il jouait une pièce ridicule qui s’appelait Moi, Kirk Harvey. Un monologue sans intérêt. La pièce d’ouverture était Oncle Vania. Tenez, voilà le programme.

Il sortit une vieille brochure au papier jauni et me le tendit.

— Vous pouvez le garder, me dit-il, j’en ai d’autres.

Puis, farfouillant encore dans sa boîte, il en sortit un petit livret.

— Ah, j’avais complètement oublié l’existence de ce livre. Une idée du maire Gordon à l’époque. Ça vous sera peut-être utile.

Je pris le livre entre les mains et en lus le titre :

HISTOIRE DU FESTIVAL DE THÉÂTRE À ORPHEA
par Steven Bergdorf

— Qu’est-ce que c’est que ce livre ? demandai-je aussitôt à Cody.

— Steven Bergdorf ? s’étrangla Anna en lisant le nom de l’auteur.

Cody nous raconta alors un épisode survenu deux mois avant le quadruple meurtre.

* * *

Orphea, mai 1994


Enfermé dans son petit bureau de la librairie, Cody était occupé à passer des commandes lorsque Meghan Padalin poussa timidement la porte.

— Pardon de te déranger, Cody, mais il y a le maire qui est là et qui voudrait te voir.

Cody se leva aussitôt et passa de l’arrière-salle au magasin. Il était curieux de savoir ce que lui voulait le maire. Pour une raison mystérieuse, ce dernier ne venait plus à la librairie depuis le mois de mars. Cody ne s’en expliquait pas la raison. Il avait l’impression que le maire évitait son magasin. Il avait même été vu en train d’acheter ses livres à la librairie d’East Hampton.

Gordon se tenait derrière le comptoir, tripotant nerveusement un petit fascicule.

— Monsieur le maire ! s’exclama Cody.

— Bonjour, Cody.

Ils échangèrent une poignée de main chaleureuse.

— Quel bonheur, dit le maire Gordon en contemplant les rayonnages de livres, d’avoir une si belle librairie à Orphea.

— Est-ce que tout va bien, monsieur le maire ? s’enquit Cody. J’ai eu l’impression que vous m’évitiez récemment.

— Que je vous évitais ? s’amusa Gordon. Mais enfin, quelle drôle d’idée ! Vous savez, je suis impressionné de voir combien les gens lisent ici. Toujours un livre à la main. L’autre jour, je dînais au restaurant, et croyez-le ou non, mais il y avait, à la table voisine, un jeune couple assis face à face, chacun le nez plongé dans un bouquin ! Je me suis dit que les gens étaient devenus fous. Parlez-vous, que diable, au lieu d’être absorbés par votre livre ! Et puis les baigneurs ne vont à la plage qu’avec des piles de bons romans. C’est leur drogue.

Cody écouta, amusé, le récit du maire. Il le trouva affable et sympathique. Tout en bonhomie. Il songea qu’il s’était sans doute monté la tête tout seul. Mais la visite de Gordon n’était pas désintéressée.

— Je voulais vous poser une question, Cody, poursuivit alors Gordon. Comme vous le savez, le 30 juillet nous inaugurons notre tout premier festival de théâtre…

— Oui, bien entendu que je le sais, répondit Cody, enthousiaste. J’ai déjà commandé différentes éditions d’Oncle Vania pour les proposer à mes clients.

— Quelle belle idée ! approuva le maire. Alors voici ce que je voulais vous demander : Steven Bergdorf, le rédacteur en chef de l’Orphea Chronicle, a écrit un petit livre consacré au festival de théâtre. Pensez-vous que vous pourriez le mettre en vente ici ? Tenez, je vous en ai apporté un exemplaire.

Il tendit à Cody le fascicule. La couverture était une photo du maire posant devant le Grand Théâtre, surmontée du titre.

Histoire du festival, lut Cody à haute voix, avant de s’étonner. Mais c’est seulement la première édition du festival, non ? N’est-ce pas un peu tôt pour lui consacrer un livre ?

— Vous savez, il y a déjà tant à dire à ce sujet, lui assura le maire avant de s’en aller. Attendez-vous à quelques belles surprises.

Cody ne voyait pas vraiment l’intérêt de ce livre, mais il voulait se montrer aimable avec le maire et accepta qu’il soit vendu dans sa librairie. Quand Gordon fut parti, Meghan Padalin réapparut.

— Qu’est-ce qu’il voulait ? demanda-t-elle à Cody.

— Faire la promotion d’un fascicule qu’il édite.

Elle s’adoucit et feuilleta le petit livre.

— Ça a l’air pas mal, jugea-t-elle. Tu sais, il y a pas mal de gens dans la région qui publient à compte d’auteur. On devrait leur consacrer un petit coin pour qu’ils puissent mettre leurs ouvrages en vente.

— Un coin ? Mais on n’a déjà pas de place. Et puis, ça n’intéressera personne, lui dit Cody. Les gens n’ont pas envie d’acheter le livre de leur voisin.

— Utilisons le débarras, au fond du magasin, insista Meghan. Un coup de peinture et ce sera comme neuf. On en fait une pièce pour les auteurs régionaux. Tu verras : les auteurs sont de bons clients pour les librairies. Ils viendront de toute la région voir leur propre livre dans les rayonnages, et ils en profiteront pour faire des achats.

Cody songea que ça pouvait être une bonne idée. Et puis, il voulait faire plaisir au maire Gordon : il sentait bien que quelque chose clochait et il n’aimait pas ça.

— Essayons si tu veux, Meghan, approuva Cody. On ne perdra rien à essayer. Au pire, on aura remis le débarras en état. En tout cas, grâce au maire Gordon, je découvre que Steven Bergdorf est écrivain à ses heures perdues.

* * *

— Steven Bergdorf est l’ancien rédacteur en chef de l’Orphea Chronicle ? s’étonna Anna. Tu le savais, Jesse ?

Je haussai les épaules : je n’en avais moi-même aucune idée. L’avais-je rencontré à l’époque ? Je n’en savais plus rien.

— Vous le connaissez ? demanda alors Cody, surpris par notre réaction.

— Il est le rédacteur en chef de la Revue pour laquelle travaillait Stephanie Mailer à New York, expliqua Anna.

Comment pouvais-je ne pas me souvenir de Steven Bergdorf ? Renseignements pris, nous découvrîmes que Bergdorf avait démissionné de son poste de rédacteur en chef de l’Orphea Chronicle le lendemain du quadruple meurtre et avait laissé sa place à Michael Bird. Drôle de coïncidence. Et si Bergdorf était parti avec des interrogations qui le taraudaient encore aujourd’hui ? Et s’il était le mandataire du livre qu’écrivait Stephanie ? Elle parlait de quelqu’un qui ne pouvait pas l’écrire directement. On comprendrait bien que l’ancien rédacteur en chef du journal local ne pouvait revenir vingt ans plus tard mettre son nez dans cette affaire. Nous devions impérativement nous rendre à New York pour nous entretenir avec Bergdorf. Nous décidâmes de le faire le lendemain, à la première heure.

Nous n’étions pas au bout de nos surprises. Le même jour, tard dans la soirée, Anna reçut un appel sur son portable. Le numéro qui s’affichait était celui du Beluga Bar. « Chef-adjoint Kanner ? lui dit une voix d’homme à l’autre bout du fil. C’est Kirk Harvey à l’appareil. »

DEREK SCOTT

Lundi 22 août 1994. Trois semaines après le quadruple meurtre.

Jesse et moi étions en route pour Hicksville, une ville de Long Island entre New York et Orphea. La femme qui nous avait contactés était une guichetière d’une petite succursale de la Bank of Long Island.

— Elle nous a fixé rendez-vous dans un café du centre-ville, expliquai-je à Jesse dans la voiture. Son patron n’est pas au courant qu’elle nous a contactés.

— Mais ça concerne le maire Gordon ? me demanda Jesse.

— Apparemment.

Malgré l’heure matinale, Jesse était en train de manger un sandwich chaud à la viande recouvert d’une sauce brune qui sentait divinement bon.

— Tu veux goûter ? me demanda Jesse, entre deux bouchées, en me tendant son casse-croûte. Ch’est vraiment très bon.

Je mordis dans le pain. J’avais rarement mangé quelque chose d’aussi délicieux.

— C’est la sauce qui est incroyable. Je ne sais pas comment Natasha la fait. Je l’appelle la sauce Natasha.

— Quoi, Natasha t’a fait ce sandwich ce matin avant de partir ?

— Oui, me répondit Jesse. Elle s’est levée à 4 heures du matin pour essayer des plats pour le restaurant. Darla doit passer tout à l’heure. J’avais l’embarras du choix. Pancakes, gaufres, salade russe. Il y avait de quoi nourrir un régiment. Je lui ai suggéré de servir ces sandwichs à La Petite Russie. Les gens vont se les arracher.

— Et avec beaucoup de frites, dis-je en m’y voyant déjà. Il n’y a jamais assez de frites en accompagnement.


L’employée de la Bank of Long Island s’appelait Macy Warwick. Elle nous attendait dans un café désert, remuant nerveusement une cuillère dans son cappuccino.

— Je suis allée dans les Hamptons le week-end dernier, et j’ai vu dans un journal une photo de cette famille qui a été massacrée. J’avais l’impression de reconnaître le monsieur, avant de comprendre que c’était un client de la banque.

Elle avait apporté un dossier en carton contenant des documents bancaires et le poussa dans notre direction. Elle reprit alors :

— Il m’a fallu un peu de temps pour retrouver son nom. Sur le moment je n’ai pas pris le journal avec moi et je n’avais pas retenu le nom de famille. J’ai dû remonter dans le système informatique de la banque pour retrouver les transactions. Ces derniers mois, il venait jusqu’à plusieurs fois par semaine.

Tout en l’écoutant, Jesse et moi consultâmes les relevés de comptes que Macy Warwick avait apportés. Il s’agissait chaque fois d’un dépôt de 20 000 dollars en liquide à destination d’un compte enregistré à la Bank of Long Island.

— Plusieurs fois par semaine, Joseph Gordon venait dans cette succursale pour déposer 20 000 dollars ? s’étonna Jesse.

— Oui, acquiesça Macy. 20 000 dollars est le dépôt maximum pour lequel un client n’a pas besoin de fournir d’explications.

En étudiant les documents, nous découvrîmes que ce manège avait commencé au mois de mars dernier.

— Donc si je comprends bien, dis-je, vous n’avez jamais eu à demander de justification à monsieur Gordon pour cet argent ?

— Non. Et puis, mon patron n’aime pas qu’on pose trop des questions. Il dit que si les clients ne viennent pas ici, ils iront ailleurs. Il paraît que la direction de la banque songe à fermer des succursales.

— Et donc l’argent est encore sur ce compte, dans votre banque ?

— Dans notre banque si vous voulez, mais je me suis permis de regarder à quoi correspondait le compte sur lequel l’argent était versé : c’était un compte différent, appartenant toujours à monsieur Gordon, mais ouvert dans notre succursale de Bozeman dans le Montana.

Jesse et moi tombions des nues. Dans les documents bancaires trouvés chez Gordon, il n’y avait que ses comptes personnels, ouverts dans une banque des Hamptons. Qu’est-ce que c’était que ce compte secret ouvert à Bozeman, au fin fond du Montana ?

Nous contactâmes aussitôt la police d’État du Montana pour obtenir davantage d’informations. Et ce qu’ils découvrirent justifia que Jesse et moi prîmes un vol pour Yellowstone Bozeman Airport, via Chicago, munis de sandwichs à la sauce Natasha pour agrémenter le voyage.

Joseph Gordon louait une petite maison à Bozeman depuis avril, ce qui put être établi grâce à des débits automatiques émis depuis son mystérieux compte en banque ouvert dans le Montana. Nous retrouvâmes l’agent immobilier qui nous conduisit à une sinistre petite baraque en planches construite sur un seul niveau et qui faisait l’angle de deux rues.

— Oui, c’est bien lui, Joseph Gordon, nous assura l’agent immobilier lorsque nous lui montrâmes une photo du maire. Il est venu à Bozeman une fois. En avril. Il était seul. Il avait roulé depuis l’État de New York. Sa voiture était pleine de cartons. Il n’avait même pas encore vu la maison qu’il me confirmait déjà qu’il la prenait. « À un prix pareil, ça ne se refuse pas », m’a-t-il dit.

— Êtes-vous certain que c’est bien cet homme que vous avez vu ? demandai-je.

— Oui. Je n’avais pas confiance en lui, alors j’ai discrètement pris une photo pour avoir sa tête et sa plaque minéralogique, au cas où. Regardez !

L’agent immobilier sortit de son dossier un cliché sur lequel on voyait bel et bien le maire Gordon décharger des cartons d’une décapotable bleue.

— Vous a-t-il expliqué pourquoi il voulait venir vivre ici ?

— Pas vraiment, mais il a fini par dire à peu près ceci : « C’est pas très beau, par chez vous, mais au moins ici, personne ne viendra me chercher. »

— Et quand devait-il arriver ?

— Il louait la maison depuis avril mais il ne savait pas quand exactement il viendrait pour de bon. Moi, je m’en fichais pas mal, tant que le loyer est payé, le reste, ça ne me regarde pas.

— Puis-je prendre cette photo pour la verser au dossier ? demandai-je encore à l’agent immobilier.

— Je vous en prie, sergent.

Compte bancaire ouvert en mars, maison louée en avril : le maire Gordon avait planifié sa fuite. Le soir de sa mort, il était bien sur le point de quitter Orphea avec sa famille. Une question demeurait : comment le meurtrier pouvait-il le savoir ?

Il fallait également comprendre d’où sortait cet argent. Car il était à présent évident à nos yeux qu’il y avait un lien entre son meurtre et ces énormes sommes en liquide qu’il avait transférées vers le Montana : près de 500 000 dollars au total.

Notre premier réflexe fut de vérifier si cet argent pouvait constituer un lien entre Ted Tennenbaum et le maire Gordon. Nous dûmes déployer des trésors de persuasion pour que le major accepte de demander un mandat au substitut du procureur afin que nous puissions avoir accès aux informations bancaires de Tennenbaum.

— Vous savez, nous prévint le major, qu’avec un avocat comme Starr, si vous vous plantez encore une fois, vous êtes bons pour être traînés en commission disciplinaire, voire devant un juge pour acharnement. Et là, laissez-moi vous dire que c’est la fin de votre carrière.

Nous le savions parfaitement. Mais nous ne pouvions nous empêcher de constater que le maire avait commencé à percevoir ces mystérieuses sommes d’argent au moment où les travaux de réfection du Café Athéna avaient débuté. Et si le maire Gordon avait fait chanter Tennenbaum en échange de ne pas faire bloquer les travaux et de le laisser ouvrir à temps pour le festival ?

Le substitut du procureur, après avoir entendu nos arguments, jugea notre théorie suffisamment convaincante pour nous délivrer un mandat. Et c’est ainsi que nous découvrîmes qu’entre février et juillet 1994, Ted Tennenbaum avait retiré 500 000 dollars d’un compte hérité de son père dans une banque de Manhattan.

JESSE ROSENBERG Mardi 8 juillet 2014

18 jours avant le festival

Ce matin-là, dans la voiture pour aller trouver Steven Bergdorf à New York, Anna nous raconta, à Derek et moi, l’appel qu’elle avait eu avec Kirk Harvey.

— Il refuse de me révéler quoi que ce soit par téléphone, expliqua-t-elle. Il m’a donné rendez-vous demain mercredi à 18 heures au Beluga Bar.

— À Los Angeles ? m’étranglai-je. Il n’est pas sérieux ?

— Il avait l’air tout ce qu’il y a de plus sérieux, m’assura Anna. J’ai déjà regardé les horaires : tu peux prendre le vol de 10 heures demain matin depuis JFK, Jesse.

— Comment ça, Jesse ? protestai-je.

— C’est à la police d’État d’y aller, argumenta Anna, et Derek a des enfants.

— Va pour Los Angeles, soupirai-je.


Nous n’avions pas prévenu Steven Bergdorf de notre venue afin de jouer un peu de l’effet surprise. Nous le trouvâmes à la rédaction de la Revue des lettres new-yorkaises où il nous reçut dans son bureau en désordre.

— Oh, j’ai appris pour Stephanie, quelle affreuse nouvelle ! nous dit-il d’emblée. Est-ce que vous avez une piste ?

— C’est possible et il se pourrait qu’elle vous concerne, lui asséna Derek dont je découvrais qu’il n’avait rien perdu de sa verve même après vingt ans à l’écart du terrain.

— Moi ? blêmit Bergdorf.

— Stephanie s’est fait engager à l’Orphea Chronicle pour mener en toute discrétion une enquête sur le quadruple meurtre de 1994. Elle écrivait un livre à ce sujet.

— Les bras m’en tombent, nous assura Bergdorf. Je l’ignorais.

— Vraiment ? s’étonna Derek. Nous savons que l’idée du livre a été soufflée à Stephanie par quelqu’un qui était présent à Orphea le soir des meurtres. Et plus précisément, dans le Grand Théâtre. Où étiez-vous au moment des meurtres, monsieur Bergdorf ? Je suis certain que vous vous en souvenez.

— Au Grand Théâtre, c’est vrai. Comme tout le monde à Orphea ce soir-là ! Je n’ai même jamais abordé ce sujet avec Stephanie, c’est un fait divers sans la moindre importance à mes yeux.

— Vous étiez rédacteur en chef de l’Orphea Chronicle et vous avez subitement démissionné dans les jours qui ont suivi le quadruple meurtre. Sans parler de ce livre que vous avez écrit sur le festival, festival auquel Stephanie s’intéressait de près justement. Ça fait beaucoup de points de convergence, vous ne trouvez pas ? Monsieur Bergdorf, avez-vous mandaté Stephanie Mailer pour écrire une enquête sur le quadruple meurtre d’Orphea ?

— Je vous jure que non ! C’est insensé cette histoire. Pourquoi aurais-je fait cela ?

— Depuis combien de temps n’êtes-vous plus allé à Orphea ?

— Je m’y suis rendu pour un week-end au mois de mai de l’année passée, à l’invitation de la mairie. Je n’y avais plus mis les pieds depuis 1994. J’ai quitté Orphea sans y garder d’attaches : je me suis installé à New York, j’y ai rencontré ma femme et j’ai poursuivi ma carrière de journaliste.

— Pourquoi avez-vous quitté Orphea juste après le quadruple meurtre ?

— À cause du maire Gordon justement.

Bergdorf nous replongea vingt ans en arrière.

— Joseph Gordon, nous expliqua-t-il, était sur le plan personnel et professionnel un homme assez médiocre. C’était un homme d’affaires raté : ses sociétés avaient toutes sombré et il s’était finalement lancé dans la politique lorsque l’opportunité de devenir maire lui a fait miroiter le salaire qui allait avec.

— Comment a-t-il été élu ?

— C’était un grand baratineur, il était capable de faire bonne impression en surface. Il aurait vendu de la neige à des Esquimaux, mais il aurait été incapable de leur livrer la neige si vous voyez ce que je veux dire. Lors de l’élection municipale de 1990, la ville d’Orphea n’allait économiquement pas très bien et le climat était morose. Gordon a raconté aux gens ce qu’ils voulaient entendre et il a été élu. Mais rapidement, comme il était un politicien médiocre, il a été assez mal considéré.

— Médiocre, nuançai-je, mais pourtant le maire Gordon a créé le festival de théâtre qui a eu un important retentissement pour la ville.

— Ce n’est pas le maire Gordon qui a créé le festival de théâtre, capitaine Rosenberg. C’est son adjoint de l’époque : Alan Brown. Rapidement après avoir été élu, le maire Gordon a compris qu’il avait besoin d’aide pour gérer Orphea. À cette époque, Alan Brown, un enfant de la ville, venait d’obtenir son diplôme de droit. Il a accepté de devenir adjoint au maire, ce qui était un premier poste tout de même important pour un gars fraîchement diplômé. Rapidement, le jeune Brown a brillé par son intelligence. Il a tout mis en œuvre pour relancer l’économie de la ville. Et il y est parvenu. Les bonnes années qui ont suivi l’élection du président Clinton ont ensuite beaucoup aidé, mais Brown avait posé les jalons avec sa panoplie d’idées : il a relancé le tourisme de façon massive, puis il y a eu les célébrations du 4 Juillet, le feu d’artifice annuel, une aide à l’installation de nouveaux commerces, la réfection de la rue principale.

— Et il a ensuite été propulsé maire à la mort de Gordon, c’est bien cela ? demandai-je.

— Propulsé, non, capitaine. Après l’assassinat de Gordon, Alan Brown a assuré les fonctions de maire par intérim pendant à peine un mois : en septembre 1994, il y avait de toute façon les élections municipales et Brown avait déjà prévu de s’y présenter. Il a été brillamment élu.

— Revenons au maire Gordon, proposa Derek. Avait-il des ennemis ?

— Il n’avait pas de ligne politique claire, donc il fâchait tout le monde à un moment ou un autre.

— Par exemple Ted Tennenbaum ?

— Même pas. Ils ont bien eu une petite querelle quant à la réfection d’un bâtiment en restaurant, mais il n’y avait pas de quoi tuer un homme et toute sa famille.

— Vraiment ? demandai-je.

— Oh oui, je n’ai jamais cru qu’il ait pu faire ça pour un motif aussi futile !

— Pourquoi n’avez-vous rien dit à l’époque ?

— À qui ? À la police ? Vous me voyez débarquer au commissariat pour remettre en cause une enquête ? J’imaginais qu’il y avait certainement des preuves solides. Je veux dire : le pauvre gars en est mort quand même. Et puis, pour être franc, je m’en fichais un peu. Je ne vivais plus à Orphea de toute façon. J’ai suivi l’histoire de loin. Enfin bref, reprenons le fil de mon histoire. Je vous disais que la volonté du jeune Alan Brown de reconstruire la ville a été une bénédiction pour les petits entrepreneurs locaux : réfection de la mairie, réfection des restaurants, construction d’une bibliothèque municipale et de divers nouveaux bâtiments. Enfin, ça c’est la version officielle. Parce que sous couvert d’affirmer qu’il voulait faire travailler les habitants de la ville, Gordon leur demandait par-derrière de surfacturer leur prestation en échange de l’obtention du contrat.

— Gordon touchait des pots-de-vin ? s’écria Derek qui semblait tomber des nues.

— Eh oui !

— Pourquoi à l’époque de notre enquête, personne n’en a parlé ? s’étonna Anna.

— Vous vouliez quoi ? lui rétorqua Bergdorf. Que les entrepreneurs se dénoncent eux-mêmes ? Ils étaient aussi coupables que le maire. Autant confesser l’assassinat du président Kennedy tant que vous y êtes.

— Et vous ? Comment l’avez-vous su ?

— Les contrats étaient publics. Au moment des travaux, vous pouviez consulter les montants payés par la mairie aux différentes entreprises. Et il se trouvait que les entreprises participant aux chantiers municipaux devaient aussi présenter leurs bilans comptables à la mairie, qui voulait s’assurer qu’elles ne feraient pas faillite en cours de travaux. Au début de l’année 1994, je me suis arrangé pour obtenir le bilan des entreprises mandatées et je l’ai comparé avec les sommes officiellement versées par la mairie. Pour la plupart, la ligne comptable concernant le paiement effectué par la mairie affichait une somme inférieure à celle du contrat signé avec elle.

— Comment personne ne s’en est-il rendu compte ? interrogea Derek.

— J’imagine qu’il y avait une facture pour la mairie et une facture pour la comptabilité et que les deux montants ne correspondaient pas, ce que personne, à part moi, n’est jamais allé vérifier.

— Et vous n’avez rien dit ?

— Si, j’ai préparé un article pour l’Orphea Chronicle, et je suis allé voir le maire Gordon. Pour lui demander des explications. Et vous savez ce qu’il m’a répondu ?

* * *

Mairie d’Orphea,

bureau du maire Gordon,

15 février 1994


Le maire Gordon lut attentivement l’article que Bergdorf venait de lui soumettre. Un silence total régnait dans la pièce. Gordon paraissait tranquille alors que Bergdorf était, lui, nerveux. Finalement, le maire, posant le texte sur sa table, leva les yeux vers le journaliste et lui dit d’une voix presque comique :

— C’est très grave ce dont vous me prévenez ici, mon cher Steven. Il y aurait donc de la corruption au plus haut niveau à Orphea ?

— Oui, monsieur le maire.

— Ça va faire un sacré boucan. Bien entendu, vous avez des copies des contrats et des bilans pour prouver tout cela ?

— Oui, monsieur le maire, acquiesça Bergdorf.

— Quel travail consciencieux ! le félicita le maire Gordon. Vous savez, mon cher Steven, c’est une sacrée coïncidence que vous soyez venu me voir : je voulais justement vous parler d’un grand projet. Vous n’ignorez pas que dans quelques mois nous célébrerons l’ouverture de notre premier festival de théâtre ?

— Absolument, monsieur le maire, répondit Bergdorf qui ne comprenait pas bien où le maire voulait en venir.

— Eh bien, je voudrais que vous consacriez un livre à ce festival. Une plaquette dans laquelle vous raconteriez les coulisses de la création de ce festival, le tout agrémenté de quelques photos. Il paraîtrait au moment de l’ouverture. Ce serait un souvenir bienvenu pour les spectateurs qui l’achèteront sans hésiter. Au fait, Steven, combien demandez-vous pour un travail de commande ?

— Je… je ne sais pas, monsieur le maire. Je n’ai encore jamais fait cela.

— À mon avis, ça coûte bien dans les 100 000 dollars, décréta le maire.

— Vous… vous me paieriez 100 000 dollars pour écrire ce livre ? balbutia Steven.

— Oui, ça me paraît normal pour une plume comme la vôtre. Par contre, évidemment, cela ne serait pas possible si un article devait paraître dans l’Orphea Chronicle à propos de la gestion des comptes municipaux. Car les comptes seraient scrupuleusement examinés et les gens ne comprendraient pas que je vous verse une pareille somme. Vous voyez ce que je veux dire…

* * *

— Et vous avez écrit ce livre ! m’exclamai-je en faisant aussitôt le lien avec le livre qu’Anna et moi avions déniché chez Cody. Vous vous êtes laissé corrompre…

— Ah, non, capitaine Rosenberg ! se rebiffa Steven. Pas de gros mots, je vous en prie ! Vous imaginez bien que je n’allais pas refuser une offre pareille ! C’était l’occasion de me faire un peu de fric, ça aurait pu me payer une maison. Malheureusement, je n’ai jamais été payé car cet imbécile de Gordon s’est fait assassiner avant que je touche l’argent. Pour empêcher que je me retourne contre lui après avoir reçu mes 100 000 dollars, il m’avait dit qu’il me paierait après la publication du livre. Le surlendemain de la mort de Gordon, je suis allé voir illico Alan Brown, devenu maire par intérim. Il n’y avait pas de contrat écrit entre Gordon et moi et je ne voulais pas que notre accord parte aux oubliettes. Je pensais que Brown était mouillé, lui aussi, mais voilà que je découvre qu’il n’était au courant de rien. Il a été tellement effaré qu’il m’a demandé de démissionner avec effet immédiat, faute de quoi il préviendrait la police. Il m’a dit qu’il ne tolérerait pas de journaliste corrompu au sein de l’Orphea Chronicle. J’ai dû m’en aller, et c’est comme ça que ce cafard de Michael Bird s’est retrouvé rédacteur en chef, alors qu’il écrit comme un pied !

* * *

À Orphea, Charlotte Brown, la femme du maire, avait réussi à arracher son mari à son bureau pour l’emmener déjeuner sur la terrasse du Café Athéna. Elle le trouvait affreusement tendu et nerveux. Il dormait à peine, se nourrissait de rien, il avait les traits tirés et la mine des gens trop soucieux. Elle avait songé qu’un déjeuner au soleil lui ferait le plus grand bien.

Son initiative fut un succès total : Alan, après avoir assuré qu’il n’avait pas le temps de déjeuner, s’était finalement laissé convaincre et sa pause semblait lui avoir fait du bien. Le répit fut de courte durée : le téléphone d’Alan se mit à vibrer sur la table et, lorsqu’il vit le nom de l’interlocuteur qui s’affichait sur l’écran, il eut un air inquiet. Il s’éloigna de la table pour répondre.

Charlotte Brown ne put entendre la teneur de sa conversation, mais elle perçut quelques éclats de voix et décela un extrême agacement dans la gestuelle de son mari. Elle l’entendit soudain dire d’une voix presque suppliante « Ne faites pas ça, je vais trouver une solution », avant de raccrocher et revenir furieux alors qu’un serveur déposait sur leur table les desserts qu’ils avaient commandés.

— Il faut que j’aille à la mairie, annonça Alan d’un ton désagréable.

— Déjà ? regretta Charlotte. Mais mange au moins ton dessert, Alan. Ça peut bien attendre un quart d’heure, non ?

— J’ai de grosses emmerdes, Charlotte. C’était l’imprésario de la troupe qui doit jouer la pièce principale du festival. Il dit qu’il a appris pour la grève et que les acteurs ont peur pour leur sécurité. Ils se désistent. Je n’ai plus de pièce. C’est une catastrophe.

Le maire s’en alla aussitôt, et ne remarqua pas la personne, attablée dos à lui depuis le début de son déjeuner, qui n’avait pas perdu une miette de sa conversation. Elle attendit que Charlotte Brown fût partie à son tour pour décrocher son téléphone.

« Michael Bird ? dit-elle. C’est Sylvia Tennenbaum. J’ai des informations sur le maire qui devraient vous intéresser. Pouvez-vous passer au Café Athéna ? »

* * *

Lorsque j’avais demandé à Steven Bergdorf où il se trouvait le soir de la disparition de Stephanie Mailer, celui-ci, prenant un air offusqué, avait répondu : « J’étais à un vernissage, vous pouvez vérifier, capitaine. » C’est ce que nous fîmes, de retour dans le bureau d’Anna au commissariat d’Orphea.

La galerie qui organisait l’évènement nous confirma la présence de Bergdorf tout en précisant que le vernissage s’était terminé à 19 heures.

— En quittant Manhattan à 19 heures, il pouvait être à Orphea à 22 heures, fit remarquer Anna.

— Tu penses qu’il aurait pu s’en prendre à Stephanie ? lui demandai-je.

— Bergdorf connaît parfaitement le bâtiment de la rédaction de l’Orphea Chronicle. Il savait comment s’y introduire pour voler l’ordinateur. Il savait également que Michael Bird en était le rédacteur en chef et c’est à lui qu’il envoie le SMS depuis le téléphone d’Anna. Et puis on peut imaginer qu’il craignait d’être encore connu à Orphea, raison pour laquelle il a finalement renoncé à rencontrer Stephanie au Kodiak Grill et lui a fixé rendez-vous à la plage. Rappelez-moi pourquoi on ne l’a pas embarqué tout à l’heure ?

— Parce que ce sont que des suppositions, Anna, intervint Derek. Rien de concret. Un avocat te démonte ça en cinq minutes. Nous n’avons rien de concret contre lui : quand bien même il aurait été seul chez lui, impossible de le prouver. Et puis, son alibi merdique est la preuve qu’il ne sait même pas à quelle heure Stephanie a été assassinée.

Derek n’avait pas tort sur ce point-là. Je collai malgré tout une photo de Bergdorf sur le tableau magnétique.

— Moi, Jesse, suggéra Anna, je verrais plutôt Bergdorf comme le commanditaire du livre de Stephanie.

Elle reprit des extraits du texte retrouvé dans l’ordinateur et que nous avions collés sur le tableau et nous dit :

— Lorsque Stephanie demande au commanditaire pourquoi il n’écrivait pas ce livre lui-même, celui-ci répond : « Moi ? Impossible ! Que diraient les gens ? » Ce serait donc une personne notoirement incapable d’écrire, au point de confier la tâche à quelqu’un d’autre.

Je lus alors l’extrait suivant :

« Il était un peu avant 19 heures. Je suis sorti dans la rue faire quelques pas, j’ai vu une camionnette passer. J’ai compris bien après, en lisant les journaux, que c’était le véhicule de Ted Tennenbaum. Le problème est que ce n’était pas lui qui était au volant. » Bergdorf nous a dit douter justement de la culpabilité de Tennenbaum. Et il était dans le Grand Théâtre ce soir-là.

— Je donnerais cher pour savoir qui était au volant de cette camionnette, dit Anna.

— Moi, lui répondit Derek, je me demande pourquoi est-ce que le maire Brown n’a jamais parlé de la corruption du maire Gordon ? Si on l’avait su à l’époque, ça aurait changé le cours de l’enquête. Et surtout : si l’argent transféré dans le Montana par Gordon provenait des pots-de-vin versés par des entrepreneurs, alors à quoi correspondent les retraits en liquide effectués par Ted Tennenbaum et dont il n’a jamais pu se justifier ?

Il y eut un long silence. Nous voyant Derek et moi complètement perplexes, Anna demanda alors :

— Comment est mort Ted Tennenbaum ?

— Pendant son arrestation, me contentai-je de répondre sobrement.

Derek, lui, détourna tout simplement la conversation pour signifier à Anna que nous n’avions pas envie d’en parler.

— On devrait aller manger un morceau, dit-il, on n’a pas déjeuné. C’est moi qui invite.

* * *

Le maire Brown était rentré chez lui inhabituellement tôt. Il avait besoin de calme pour étudier les différents cas de figure à envisager si le festival de théâtre était annulé. Il tournait en rond dans son salon, le visage concentré. Sa femme, Charlotte, l’observant à distance, pouvait sentir sa nervosité. Elle finit par le rejoindre pour essayer de le raisonner.

— Alan chéri, dit-elle en passant tendrement sa main dans ses cheveux, et si c’était peut-être le signe qu’il faudrait renoncer à ce festival ? Ça te met dans un tel état…

— Comment peux-tu dire une chose pareille ? Toi qui étais actrice… Tu sais ce que ça représente ! J’ai besoin que tu me soutiennes.

— Mais je me dis que c’est peut-être le destin. Ça fait longtemps que ce festival perd de l’argent de toute façon.

— Ce festival doit avoir lieu, Charlotte ! Notre ville en dépend.

— Mais que vas-tu faire pour remplacer la pièce principale ?

— Je n’en sais rien, soupira-t-il. Je vais être ridiculisé.

— Tout va s’arranger, Alan, tu vas voir.

— Comment ? demanda-t-il.

Elle n’en avait aucune idée. Elle avait juste dit cela pour lui remonter le moral. Elle s’employa à trouver une solution :

— Je… je vais activer mes contacts dans le milieu du théâtre !

— Tes contacts ? Chérie, c’est adorable, mais tu n’es plus remontée sur les planches depuis vingt ans. Tu n’as plus la moindre connexion…

Il enroula un bras autour de sa femme qui posa la tête sur son épaule.

— C’est une catastrophe, dit-il. Personne ne veut venir à ce festival. Ni les acteurs, ni la presse, ni les critiques. Nous avons envoyé des dizaines d’invitations qui sont restées sans réponse. J’ai même écrit à Meta Ostrovski.

— Le Meta Ostrovski du New York Times ?

— Ex-New York Times. Il travaille maintenant à la Revue des lettres new-yorkaises. C’est mieux que rien. Mais pas de réponse non plus. On est à moins de vingt jours de la première et le festival est au bord de l’effondrement. Je ferais mieux de mettre le feu au théâtre pour…

— Alan, l’interrompit sa femme, ne dis pas de telles stupidités !

La sonnette de la porte d’entrée retentit à ce moment-là.

— Tiens, c’est peut-être lui, plaisanta Charlotte.

— Tu attends quelqu’un ? demanda Alan qui n’était pas d’humeur à rire.

— Non.

Il se leva et traversa la maison pour aller ouvrir : c’était Michael Bird.

— Bonjour, Michael, lui dit-il.

— Bonjour, monsieur le maire. Je vous demande pardon de vous importuner chez vous, j’ai essayé désespérément de vous appeler sur votre portable mais il était coupé.

— J’avais besoin d’un moment de tranquillité. Que se passe-t-il ?

— Je voulais avoir votre commentaire sur la rumeur, monsieur le maire.

— Quelle rumeur ?

— Celle qui veut que vous n’ayez plus de pièce principale pour le festival de théâtre.

— Qui vous a dit ça ?

— Je suis journaliste.

— Alors, vous devriez justement savoir que les rumeurs ne valent rien, Michael, s’agaça Brown.

— Je suis bien d’accord avec vous, monsieur le maire. C’est la raison pour laquelle j’ai pris la peine d’appeler l’agent de la troupe en question, qui m’a confirmé l’annulation du spectacle. Il m’a dit que les acteurs ne se sentent plus en sécurité à Orphea.

— Tout ceci est ridicule, répondit Alan sans se départir de son calme. Et si j’étais vous, je ne publierais pas ça…

— Ah ? Et pourquoi ?

— Parce que… vous vous ridiculiseriez !

— Je me ridiculiserais ?

— Parfaitement. Que croyez-vous, Michael, j’ai d’ores et déjà pallié la défection de la troupe de théâtre initialement programmée.

— Vraiment ? Et pourquoi ne l’avez-vous pas encore annoncé ?

— Parce que… Parce que c’est une très grande production, répondit le maire sans réfléchir. Quelque chose d’unique ! Quelque chose qui va faire tellement de bruit que les spectateurs accourront. Je veux faire une vraie et belle annonce, pas un communiqué à la va-vite qui passerait inaperçu.

— Et alors, quand ferez-vous cette grande annonce ? interrogea Michael.

— Je vais l’annoncer ce vendredi, répondit le maire Brown du tac au tac. Oui, voilà, ce vendredi 11 juillet, je ferai une conférence de presse à la mairie, et croyez-moi, ce que je vous annoncerai sera une surprise totale pour tout le monde !

— Eh bien, merci de ces informations, monsieur le maire. Je mettrai tout ça dans l’édition de demain, dit Michael qui voulait vérifier si le maire bluffait ou pas.

— Faites, je vous en prie, lui répondit Alan d’un ton qu’il s’efforça de garder confiant.

Michael acquiesça et fit mine de s’en aller. Mais Alan ne put s’empêcher d’ajouter :

— N’oubliez pas que c’est la mairie qui subventionne votre journal en vous épargnant un loyer, Michael.

— Que voulez-vous dire, monsieur le maire ?

— Que le chien ne mord pas la main qui le nourrit.

— Vous me menacez, monsieur le maire ?

— Je ne me permettrais pas. Je vous donne un conseil amical, c’est tout.

Michael le salua d’un geste de la tête et s’en alla. Alan referma la porte et serra le poing de rage. Il sentit une main se poser sur son épaule : Charlotte. Elle avait tout entendu et lui lança un regard inquiet.

— Une grande annonce ? répéta-t-elle. Mais, mon chéri, que vas-tu annoncer ?

— Je n’en sais rien. J’ai deux jours pour qu’un miracle survienne. Sinon, c’est ma démission que j’annoncerai.

-5. La Nuit noire. Mercredi 9 juillet — Jeudi 10 juillet 2014

JESSE ROSENBERG Mercredi 9 juillet 2014, Los Angeles

17 jours avant la première

Extraits de la une de l’Orphea Chronicle du mercredi 9 juillet 2014 :

MYSTÉRIEUSE PIÈCE POUR L’OUVERTURE DU FESTIVAL DE THÉÂTRE

Changement de programme : le maire annoncera vendredi la pièce qui assurera l’ouverture et prédit une production spectaculaire qui devrait faire de cette vingt et unième édition du festival l’une des plus marquantes de son histoire.

Je reposai le journal au moment où mon avion atterrit à Los Angeles. C’était Anna qui m’avait donné son exemplaire de l’Orphea Chronicle lorsque je l’avais vue le matin avec Derek pour un dernier point de la situation.

— Tiens, m’avait-elle dit en me tendant le journal, ça te fera un peu de lecture pendant la route.

— Soit le maire est un génie, soit il est dans la merde jusqu’au cou, avais-je souri en lisant la une du quotidien avant de le glisser dans mon sac.

— J’opterais pour la deuxième hypothèse, avait ri Anna.

Il était 1 heure de l’après-midi en Californie. J’avais décollé de New York en milieu de matinée et malgré six heures et demie de vol, la magie du décalage horaire me laissait encore quelques heures avant mon rendez-vous avec Kirk Harvey. Je voulais les mettre à profit pour comprendre ce que Stephanie était venue faire ici. Je n’avais pas beaucoup de temps, mon vol de retour était réservé pour le lendemain après-midi, ce qui me laissait vingt-quatre heures exactement.

Procédure oblige, j’avais informé de ma venue la police de l’autoroute de Californie — équivalent là-bas de la police d’État. Un policier répondant au nom de Cruz était venu me chercher à l’aéroport et se tenait à ma disposition pour la durée de mon séjour ici. Je demandai au sergent Cruz de bien vouloir me conduire directement à l’hôtel où, d’après sa carte de crédit, Stephanie avait séjourné. C’était un Best Western coquet, tout proche du Beluga Bar. Le prix des chambres était élevé. L’argent n’était donc visiblement pas un problème pour elle. Quelqu’un la finançait. Mais qui ? Son mystérieux commanditaire ?

Le réceptionniste de l’hôtel reconnut immédiatement Stephanie lorsque je lui présentai une photo d’elle.

— Oui, je me souviens bien d’elle, m’assura-t-il.

— Y a-t-il quelque chose en particulier qui vous ait marqué ? demandai-je.

— Une jolie jeune femme, élégante, ça vous marque, me répondit le réceptionniste. Mais j’ai surtout été frappé parce qu’elle était le premier écrivain que je rencontrais.

— C’est comme ça qu’elle s’est présentée ?

— Oui, elle disait être en train d’écrire un roman policier basé sur une histoire vraie, et qu’elle venait ici chercher des réponses.

C’était donc bien un livre que Stephanie écrivait. Après son renvoi de la Revue, elle avait décidé d’accomplir son désir de devenir écrivain, mais à quel prix ?


Je n’avais pas réservé d’hôtel et par commodité je retins une chambre au Best Western pour la nuit. Puis, le sergent Cruz me conduisit au Beluga Bar, où j’arrivai à 17 heures pile. Au comptoir de l’établissement, une jeune femme essuyait des verres. Elle comprit à mon attitude que je cherchais quelqu’un. Lorsque je mentionnai le nom de Kirk Harvey, elle eut un sourire amusé.

— Vous êtes acteur ?

— Non, lui assurai-je.

Elle haussa les épaules, comme si elle ne me croyait pas.

— Traversez la rue, il y a une école. Descendez au sous-sol, à la salle de spectacle.

Je m’exécutai aussitôt. Ne trouvant pas l’accès au sous-sol, j’avisai le concierge qui balayait le préau :

— Pardon, monsieur, je cherche Kirk Harvey.

Le type éclata de rire.

— Encore un ! dit-il.

— Encore un quoi ? demandai-je.

— Z’êtes acteur, non ?

— Non. Pourquoi tout le monde pense que je suis acteur ?

L’autre s’esclaffa de plus belle.

— Vous allez vite comprendre. Vous voyez la porte en fer là-bas ? Vous descendez d’un niveau et là vous verrez un panneau. Vous ne pouvez pas vous tromper. Bonne chance !

Comme il riait encore, je le laissai à son hilarité et suivis ses indications. Je passai la porte qui donnait sur un escalier, descendis d’un niveau et je vis une lourde porte sur laquelle une énorme affiche avait été grossièrement collée avec du ruban adhésif :

Ici répétition de :
« LA NUIT NOIRE »

PIÈCE DE THÉÂTRE DU SIÈCLE

Acteurs intéressés : prière de se présenter
au Maître Kirk Harvey en fin de répétition.
Cadeaux bienvenus.

En tout temps : Silence !
Bavardages interdits !

Mon cœur se mit à battre fort dans ma poitrine. Je fis une photographie au moyen de mon téléphone portable et l’envoyai aussitôt à Anna et Derek. Puis, alors que je m’apprêtais à appuyer sur la poignée de la porte, le battant s’ouvrit violemment et je dus faire un pas en arrière pour ne pas le recevoir en plein visage. Je vis passer un homme qui s’enfuit dans les escaliers en sanglotant. Je l’entendis se jurer à lui-même rageusement : « Plus jamais ! Plus jamais on ne me traitera de la sorte ! »

La porte était restée ouverte et je pénétrai timidement dans la pièce plongée dans l’obscurité. C’était une salle de spectacle d’école typique, assez vaste, haute de plafond. Des rangées de chaises faisaient face à une petite scène, éclairée par des spots trop chauds à la lumière aveuglante, sur laquelle se trouvaient deux personnes : une grosse dame et un petit monsieur.

Massée devant eux, prêtant une attention religieuse à ce qui se passait, une petite foule impressionnante. Dans un coin, une table avec du café, des boissons, des beignets et des biscuits. J’avisai un homme à demi nu qui engloutissait une pâtisserie à la hâte tout en passant un uniforme de policier. C’était visiblement un acteur en train de se changer. Je m’approchai de lui et chuchotai :

— Pardon, mais qu’est-ce qui se passe ici ? demandai-je.

— Comment ça, qu’est-ce qui passe ? C’est la répétition de La Nuit noire !

— Ha ! fis-je, légèrement circonspect. Et qu’est-ce que La Nuit noire ?

— C’est la pièce sur laquelle le Maître Harvey travaille depuis vingt ans. Vingt ans qu’il répète ! Il y a une légende qui veut que le jour où la pièce sera prête, elle aura un succès jamais vu.

— Et quand sera-t-elle prête ?

— Personne ne le sait. Pour l’instant, il n’a pas fini de répéter la première scène. Vingt ans pour la première scène seulement, vous imaginez la qualité du spectacle !

Les gens autour de moi se retournèrent et nous fixèrent d’un air mauvais pour nous signifier de nous taire. Je me rapprochai de mon interlocuteur et lui murmurai à l’oreille :

— Qui sont tous ces gens ?

— Des acteurs. Tout le monde veut tenter sa chance et faire partie de la distribution de la pièce.

— Il y a tant de rôles que ça ? demandai-je en évaluant le nombre de personnes présentes.

— Non, mais il y a un grand roulement. À cause du Maître. Il est exigeant…

— Et où est le Maître ?

— Là-bas au premier rang.

Il me fit signe que nous avions assez parlé et qu’il fallait se taire à présent. Je me faufilai dans la foule. Je compris que la pièce avait débuté et que le silence en faisait partie. En m’approchant de la scène, j’y vis un homme étendu, jouant le rôle d’un mort. Une femme s’avança vers le corps que le petit monsieur en uniforme contemplait.

Le silence dura de longues minutes. Soudain une voix dans l’assistance s’extasia :

— C’est un chef-d’œuvre !

— Ta gueule ! lui répondit une autre.

Le silence se fit à nouveau. Puis un enregistrement sonore s’enclencha et donna lecture d’une didascalie :

C’est un matin sinistre. Il pleut. Sur une route de campagne, la circulation est paralysée : un gigantesque embouteillage s’est formé. Les automobilistes, exaspérés, klaxonnent rageusement. Une jeune femme, marchant sur le bas-côté, remonte la file des voitures immobiles. Elle avance jusqu’au barrage de police et interroge le policier en faction.


LA JEUNE FEMME : Qu’est-ce qui se passe ?

LE POLICIER : Un homme mort. Accident de moto tragique.

— Coupé ! hurla une voix nasillarde. Lumière ! Lumière !

La lumière s’alluma brutalement et éclaira la salle. Un homme en costume froissé, les cheveux en bataille et un texte à la main s’approcha de la scène. C’était Kirk Harvey, vingt ans plus vieux que je l’avais connu.

— Non, non, non ! rugit-il en s’adressant au petit monsieur. Qu’est-ce que c’est que ce ton ? Soyez convaincant, mon vieux ! Allez-y, refaites-le-moi.

Le petit monsieur dans son uniforme trop grand bomba le torse et gueula :

Un type mort !

— Mais non, espèce d’idiot ! s’emporta Kirk. C’est : Un homme mort. Et puis, pourquoi vous aboyez comme un chien ? Vous annoncez un décès, vous ne faites pas le décompte d’un troupeau à un berger. Soyez dramatique, bon sang ! Le spectateur doit frémir dans son siège.

— Pardon, maître Kirk, gémit le petit monsieur. Laissez-moi encore une chance, je vous en supplie !

— Bon, alors une dernière. Après je vous fous à la porte !

Je profitai de l’interruption pour m’annoncer auprès de Kirk Harvey.

— Bonjour, Kirk. Je suis Jesse Rosenberg et…

— Je devrais vous connaître, face d’idiot ? Si c’est un rôle que vous voulez, c’est à la fin de la répétition qu’il faut venir me voir, mais pour vous, c’est grillé ! Gâche-métier !

— Je suis le capitaine Rosenberg, précisai-je, police de l’État de New York. Nous avons enquêté ensemble il y a vingt ans sur le quadruple meurtre de 1994.

Son visage s’éclaira soudain.

— Ah, mais oui ! Bien sûr ! Leonberg ! Tu n’as pas changé.

Rosenberg.

— Écoute, Leonberg, tu tombes affreusement mal. Tu me déranges en pleine répétition. Quel bon vent t’amène ?

— Vous avez parlé avec le chef-adjoint Anna Kanner de la police d’Orphea. C’est elle qui m’envoie. Comme vous aviez fixé un rendez-vous à 17 heures…

— Et quelle heure est-il ? m’interrogea Harvey.

— 17 heures.

— Dis donc, tu es le petit-fils d’Eichmann ou quoi ? Tu fais tout ce qu’on te dit dans la vie ? Si je te disais de prendre ton arme et de tirer dans la tête de mes acteurs, le ferais-tu ?

— Heu… non. Kirk, je dois vous parler, c’est important.

— Ha, écoutez-le celui-là ! Important, important ! Laisse-moi te dire ce qui est important, mon garçon : c’est cette scène. C’est ce qui se passe ici, maintenant !

Il se tourna vers la scène et, la désignant des deux mains :

— Regarde, Leonberg !

Rosenberg !

— Que vois-tu ?

— Je ne vois qu’un plancher vide…

— Ferme les yeux et regarde bien. Il vient d’y avoir un meurtre, mais personne ne le sait encore. C’est le matin. C’est l’été, mais il fait froid. Une pluie gelée nous pisse dessus. On sent la tension, l’exaspération des automobilistes qui ne peuvent plus avancer car la route a été fermée par la police. L’air empeste des odeurs âcres des pots d’échappement à cause de tous ces imbéciles qui sont coincés depuis une heure mais qui n’ont pas jugé bon de couper leur moteur. Éteignez vos moteurs, bande de cons ! Et là, paf ! On voit cette femme qui arrive, apparaissant dans le brouillard. Elle demande à un policier : « Qu’est-ce qui se passe ? » et le flic lui répond : « Un homme mort… » Et la scène démarre pour de bon ! Le spectateur est médusé. Lumière ! Lumière ! Éteignez-moi cette lumière, sacré nom de Dieu !

La lumière de la salle s’éteignit et seule la scène resta éclairée dans un silence religieux.

— Allez, ma grosse ! cria Harvey à l’actrice qui jouait la femme pour lui donner le signal de départ.

Elle longea la moitié de la scène jusqu’au policier et récita son texte :

Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-elle.

Un homme mort ! s’époumona le petit monsieur dans son uniforme trop grand.

Harvey approuva de la tête et laissa la scène se poursuivre.

L’actrice surjoua la femme intriguée et voulut s’approcher du cadavre. Mais, sans doute émue par le trac, elle ne remarqua pas la main de celui qui jouait le cadavre et l’écrasa.

— Aïe ! gémit le mort. Elle m’a marché dessus !

— Coupé ! hurla Harvey. Lumière ! Lumière, bon sang !

La salle se ralluma et Harvey bondit sur la scène. Celui qui jouait le cadavre se massa la main.

— Ne marche pas comme une grosse vache ! cria Harvey. Fais donc attention où tu mets tes pieds, pauvre idiote !

— Je ne suis pas une grosse vache, ni une idiote ! s’écria l’actrice en éclatant en sanglots.

— Ah non mais, quand même ! un peu d’honnêteté, de grâce ! Regarde-toi, toute ventrue que tu es !

— Je m’en vais ! hurla la femme en éclatant en sanglots. Je refuse de me faire traiter de la sorte !

Elle voulut quitter la scène, mais dans sa nervosité piétina de nouveau le cadavre qui hurla de plus belle.

— C’est ça, lui cria Harvey, va-t’en, vache affreuse !

La malheureuse, en pleurs, bouscula l’assistance pour se frayer un passage jusqu’à la porte et s’enfuit. On put entendre ses cris monter avec elle dans les escaliers. Harvey lança rageusement son mocassin verni contre la porte. Puis, se retournant, il toisa la foule des acteurs silencieux qui le dévisageaient et il laissa éclater sa colère :

— Vous êtes tous nuls ! Vous ne comprenez rien ! Que tout le monde s’en aille ! Foutez le camp ! Foutez le camp ! La répétition est terminée pour aujourd’hui !

Les acteurs s’en allèrent docilement. Lorsque le dernier fut parti, Harvey verrouilla la porte de l’intérieur et s’effondra contre. Il se laissa aller à un long râle désespéré :

— Je n’y arriverai jamais ! JAMAIS !

J’étais resté dans la salle et je m’approchai de lui, un peu embarrassé.

— Kirk, lui dis-je doucement.

— Appelle-moi Maestro, tout simplement.

Je lui tendis une main amicale, il se releva et essuya ses yeux du revers de ses deux manches de costume noir.

— Tu ne voudrais pas être acteur, par hasard ? me demanda alors Harvey.

— Non, merci, maestro. Mais j’ai des questions à vous poser si vous avez un petit moment à m’accorder.

Il m’emmena boire une bière au Beluga Bar, tandis que le sergent Cruz, installé à une table voisine, attendait fidèlement en faisant des mots croisés.

— Stephanie Mailer ? me dit Harvey. Oui, je l’ai vue ici même. Elle voulait me parler. Elle écrivait un livre sur le quadruple meurtre de 1994. Pourquoi ?

— Elle est morte. Assassinée.

— Bigre…

— Je pense qu’elle est morte à cause de ce qu’elle a découvert à propos des meurtres de 1994. Que lui avez-vous dit exactement ?

— Que vous vous êtes certainement trompés de coupable.

— Alors c’est vous qui lui avez mis cette idée en tête ? Mais pourquoi ne pas nous en avoir parlé au moment de l’enquête ?

— Parce que je l’ai compris après coup.

— C’est la raison pour laquelle vous vous êtes enfui d’Orphea ?

— Je ne peux rien te révéler, Leonberg. Pas encore.

— Comment ça, pas encore ?

— Tu comprendras.

— Maestro, j’ai parcouru quatre mille kilomètres pour vous voir.

— Il ne fallait pas venir. Je ne peux pas risquer de compromettre ma pièce.

— Votre pièce ? Que signifie La Nuit noire ? Est-ce en lien avec les évènements de 1994 ? Que s’est-il passé le soir du 30 juillet 1994 ? Qui a tué le maire et sa famille ? Pourquoi vous êtes-vous enfui ? Et que faites-vous dans cette salle du sous-sol d’une école ?

— Je vais t’emmener, tu vas comprendre.


À bord de sa voiture de patrouille, le sergent Cruz nous conduisit, Kirk Harvey et moi, au sommet des collines d’Hollywood pour contempler la ville qui s’étendait devant nous.

— Est-ce qu’il y a une raison à notre présence ici ? finis-je par demander à Harvey.

— Tu crois que tu connais Los Angeles, Leonberg ?

— Un peu…

— Es-tu un artiste ?

— Pas vraiment.

— Pfft ! alors tu es comme les autres, tu ne connais que ce qui brille : le Château Marmont, Nice Guy, Rodeo Drive et Beverly Hills.

— Je viens d’une famille modeste du Queens.

— Peu importe d’où tu viens, les gens te jugeront selon où tu vas. Quel est ton destin, Leonberg ? Qu’est-ce que l’art pour toi ? Et que fais-tu pour le servir ?

— Où voulez-vous en venir, Kirk ? Vous parlez comme si vous dirigiez une secte.

— Ça fait vingt ans que je construis cette pièce ! Chaque mot compte, chaque silence des acteurs aussi. C’est un chef-d’œuvre, tu m’entends ? Mais tu ne peux pas comprendre, tu ne peux pas percevoir. Ce n’est pas de ta faute, Leonberg, tu es né idiot.

— Est-ce qu’on pourrait arrêter avec les insultes ?

Il ne répondit rien et regarda encore l’immense étendue de Los Angeles.

— En route ! s’écria-t-il soudain. Je vais te montrer ! Je vais te montrer l’autre peuple de Los Angeles, celui qui a été trompé par le mirage de la gloire. Je vais te montrer la ville des rêves brisés et des anges aux ailes brûlées.

Il guida le sergent Cruz jusqu’à une enseigne de hamburgers et m’envoya seul à l’intérieur passer commande pour nous trois. J’obéis sans bien comprendre à quoi tout cela pouvait bien rimer. En m’approchant du comptoir, je reconnus le petit monsieur dans le costume trop grand de policier que j’avais vu sur scène deux heures plus tôt.

— Bienvenue chez In-N-Out, que souhaitez-vous commander ? me demanda-t-il.

— Je vous ai vu tout à l’heure, dis-je. Vous étiez à la répétition de La Nuit noire ?

— Oui.

— Ça s’est mal terminé.

— Ça finit souvent comme ça, le Maître Harvey est très exigeant.

— Je dirais surtout qu’il est complètement cinglé.

— Ne dites pas ça. Il est comme il est. Il monte un grand projet.

La Nuit noire ?

— Oui.

— Mais qu’est-ce que c’est ?

— Seuls les initiés peuvent comprendre.

— Initiés à quoi ?

— Je n’en suis même pas certain.

— Quelqu’un m’a parlé d’une légende, repris-je.

— Oui, que La Nuit Noire va devenir la plus grande pièce de théâtre de tous les temps !

Son visage s’était soudain éclairé, et l’excitation l’avait submergé.

— Avez-vous un moyen de me procurer le texte de cette pièce ? demandai-je.

— Personne n’a le texte. Seul celui de la première scène circule.

— Mais pourquoi acceptez-vous d’être traité comme ça ?

— Regardez-moi : je suis arrivé ici il y a maintenant trente ans. Trente ans que j’essaie de percer en tant qu’acteur. J’ai 50 ans aujourd’hui, je gagne 7 dollars de l’heure, je n’ai ni retraite ni assurance. Je loue un studio. Je n’ai pas eu de famille. Je n’ai rien. La Nuit noire est mon seul espoir de percer. Que souhaitez-vous commander ?


Quelques minutes plus tard, je revins à la voiture chargé d’un sac de hamburgers et de frites.

— Alors ? me demanda-t-il.

— J’ai vu l’un de vos acteurs.

— Je sais. Gentil sergent Cruz, prenez Westwood Boulevard, s’il vous plaît. Il y a un bar branché qui s’appelle le Flamingo, vous ne pouvez pas le rater. J’irais bien y prendre un verre.

Cruz acquiesça et se mit en route. Harvey était aussi odieux qu’il était charismatique. En débarquant devant le Flamingo, je reconnus l’un des voituriers : c’était l’acteur à qui j’avais parlé à la table du café et des beignets. Au moment de m’approcher de lui, il monta dans la voiture de luxe de clients qui venaient d’arriver.

— Allez prendre une table, dis-je à Harvey, je vous rejoins plus tard.

Je me précipitai dans la voiture, côté passager.

— Que faites-vous ? s’inquiéta le voiturier.

— Vous vous souvenez de moi ? demandai-je en brandissant ma plaque de policier. Nous nous sommes parlé à la répétition de La Nuit noire.

— Oui.

Il démarra et conduisit en direction d’un vaste parking à ciel ouvert.

— Qu’est-ce que La Nuit noire ? l’interrogeai-je.

— Ce dont tout le monde parle à Los Angeles. Ceux qui y participeront…

— Auront un succès immense. Je le sais. Que pouvez-vous me dire que je ne sache déjà ?

— Comme quoi ?

Il me vint alors à l’esprit une question que j’aurais dû poser à l’employé du In-N-Out :

— Est-ce que vous pensez que Kirk Harvey puisse être un meurtrier ?

L’autre répondit sans hésiter :

— Évidemment. Vous l’avez vu ? Si vous le contrariez, il vous écrase comme une mouche.

— A-t-il déjà été violent ?

— Y a qu’à voir comme il gueule, ça en dit long, non ?

Il gara la voiture et en sortit. Il se dirigea vers l’un de ses collègues, installé derrière une table de jardin en plastique et qui maniait les clés des voitures des clients au gré des appels radio émis depuis le restaurant. Il tendit un jeu au voiturier et lui désigna une voiture à ramener.

— Qu’est-ce que La Nuit noire représente pour vous ? demandai-je encore au voiturier.

— La réparation, me dit-il comme si c’était une évidence.

Il monta dans une BMW noire et disparut, me laissant avec davantage de questions que de réponses.

Je marchai jusqu’au Flamingo, qui n’était qu’à un bloc de là. En pénétrant dans l’établissement, je reconnus immédiatement l’employé de l’accueil : c’était celui qui jouait le rôle du cadavre. Il m’escorta jusqu’à la table de Kirk qui sirotait déjà un martini. Une serveuse s’approcha de moi pour m’apporter un menu. C’était l’actrice de tout à l’heure.

— Alors ? me demanda Harvey.

— Qui sont ces gens ?

— Le peuple de ceux qui attendaient la gloire et l’attendent encore. C’est le message que nous envoie la société au quotidien : la gloire ou la mort. Eux attendront la gloire jusqu’à en crever, car à la fin toutes les deux se rejoignent.

Je lui demandai alors de but en blanc :

— Kirk, avez-vous tué le maire et sa famille ?

Il éclata de rire, avala son martini puis regarda sa montre :

— C’est l’heure. Je dois aller travailler. Emmène-moi, Leonberg !

Le sergent Cruz nous emmena à Burbank, dans la banlieue nord de Los Angeles. L’adresse que Harvey avait donnée correspondait à un village de caravanes.

— Terminus pour moi, me dit gentiment Kirk. Content de t’avoir recroisé, Leonberg.

— C’est ici que vous travaillez ? demandai-je.

— C’est ici que je vis, me répondit-il. Je dois aller mettre mon uniforme de travail.

— Que faites-vous comme métier ? demandai-je.

— Je suis balayeur de nuit dans les Studios Universal. Je suis comme tous ces gens que tu as vus ce soir, Leonberg : je me suis fait dévorer par mes rêves. Je crois que je suis un grand metteur en scène, mais je nettoie les chiottes des grands metteurs en scène.

Ainsi, l’ancien chef de la police d’Orphea, devenu metteur en scène, vivait dans la misère dans la banlieue de Los Angeles.

Kirk sortit de voiture. Je l’imitai pour prendre mon sac dans le coffre et lui donner ma carte de visite.

— Je voudrais vraiment pouvoir vous revoir encore demain, lui dis-je. J’ai besoin d’avancer dans cette enquête.

Tout en parlant, je fouillais parmi mes affaires. Kirk remarqua alors l’exemplaire de l’Orphea Chronicle.

— Je peux te prendre le journal ? me demanda-t-il. Ça me divertira pendant ma pause et ça me rappellera quelques souvenirs.

— Je vous en prie, répondis-je en lui tendant le quotidien.

Il le déplia et jeta un coup d’œil à la une :

MYSTÉRIEUSE PIÈCE POUR L’OUVERTURE DU FESTIVAL DE THÉÂTRE

Kirk s’écria alors :

— Sacré nom de Dieu !

— Que se passe-t-il, Kirk ?

— Quelle est cette pièce mystérieuse ?

— Je l’ignore… À vrai dire, je ne sais même pas si le maire Brown le sait lui-même.

— Et si c’était le signe ? Le signe que j’attendais depuis vingt ans !

— Le signe de quoi ? demandai-je.

Le regard fou, Harvey m’attrapa par les épaules.

— Leonberg ! Je veux jouer La Nuit noire au festival d’Orphea !

— Quoi ? Le festival est dans deux semaines. Vous répétez depuis vingt ans et vous n’en êtes qu’à la première scène.

— Tu ne comprends pas…

— Pas quoi ?

— Leonberg, je veux être programmé au festival d’Orphea. Je veux jouer La Nuit noire. Et tu auras la réponse à tes questions.

— Sur le meurtre du maire ?

— Oui, tu sauras tout. Si vous me laissez jouer La Nuit noire, tu sauras tout ! Le soir de la première, toute la vérité sur cette affaire sera révélée !

Je téléphonai aussitôt à Anna et lui expliquai la situation :

— Harvey dit que si nous le laissons jouer la pièce, il nous révélera qui a tué le maire Gordon.

— Quoi ? Alors il sait tout ?

— C’est ce qu’il affirme.

— Est-ce qu’il bluffe ?

— Étrangement, je ne crois pas. Il a passé la soirée à refuser de répondre à mes questions et il était sur le point de partir lorsqu’il a vu la une de l’Orphea Chronicle. Sa réaction a été immédiate : il m’a proposé de me révéler la vérité si nous le laissons jouer sa fameuse pièce.

— Ou alors, me dit Anna, il a tué le maire et sa famille, il est cinglé et il va se dénoncer.

— Cette idée ne m’était même pas venue à l’esprit, répondis-je.

Anna me dit alors :

— Confirme à Harvey que c’est d’accord. Je m’arrangerai pour obtenir ce qu’il veut.

— Vraiment ?

— Oui. Il faut que tu le ramènes ici. Au pire, on le fait arrêter, il relèvera de notre juridiction. Il sera obligé de parler.

— Très bien, approuvai-je. Laisse-moi aller lui poser la question.

Je retournai près de Kirk qui m’attendait devant sa caravane :

— Je suis en ligne avec le chef-adjoint de la police d’Orphea, lui expliquai-je. Elle me confirme que c’est d’accord.

— Ne me prenez pas pour une autruche ! gueula Harvey. Depuis quand la police décide-t-elle du programme du festival ? Je veux une lettre écrite de la main du maire d’Orphea. Je vais vous dicter mes conditions.

* * *

Avec le décalage horaire, il était 23 heures sur la côte Est. Mais Anna n’eut pas d’autre choix que d’aller trouver le maire Brown chez lui.

En arrivant devant sa maison, elle remarqua que le rez-de-chaussée était éclairé. Avec un peu de chance, le maire était encore debout.

Alan Brown, effectivement, ne dormait pas. Il faisait les cent pas dans la pièce qui lui servait de bureau, relisant son discours de démission pour ses collaborateurs. Il n’avait pas trouvé de solution de remplacement à la pièce initiale. Les autres troupes étaient trop amateurs et modestes pour drainer suffisamment de spectateurs et remplir le Grand Théâtre d’Orphea. L’idée que la salle reste aux trois quarts vide lui était insupportable et elle était financièrement périlleuses. C’était décidé : demain matin jeudi, il réunirait les employés de la mairie et leur annoncerait son départ. Le vendredi, il réunirait la presse comme prévu et la nouvelle deviendrait publique.

Il étouffait. Il avait besoin d’air. Comme il répétait son discours à haute voix, il n’avait pas voulu ouvrir la fenêtre de peur que Charlotte, qui dormait dans la chambre juste au-dessus, ne l’entende. N’y tenant plus, il poussa les battants de la porte-fenêtre qui donnait sur le jardin et l’air tiède de la nuit pénétra dans la pièce. L’odeur des rosiers lui parvint et le calma. Il reprit, en chuchotant cette fois : « Mesdames et messieurs, c’est la mort dans l’âme que je vous ai réunis aujourd’hui pour vous annoncer que le festival d’Orphea ne pourra pas avoir lieu. Vous savez combien j’étais lié à cet événement, à titre personnel mais aussi politiquement. Je n’ai pas réussi à faire du festival le rendez-vous incontournable qui aurait dû redorer le blason de notre ville. J’ai échoué dans ce qui était le projet majeur de mon mandat. C’est donc avec beaucoup d’émotion que je dois vous annoncer que je vais démissionner de mon poste de maire de la ville d’Orphea. Je voulais que vous soyez les premiers à l’apprendre. Je compte sur votre totale discrétion pour que cette nouvelle ne s’ébruite pas jusqu’à la conférence de presse de vendredi. »

Il se sentait presque soulagé. Il avait eu trop d’ambition, pour lui, pour Orphea, pour ce festival. Lorsqu’il avait lancé ce projet, il n’était alors qu’adjoint au maire. Il s’était imaginé en faire l’un des évènements culturels majeurs de l’État, puis du pays. Le Sundance du théâtre. Mais tout cela n’avait été qu’un magnifique raté.

À cet instant, la sonnette de la porte d’entrée retentit. Qui pouvait débarquer à une heure pareille ? Il se dirigea vers la porte d’entrée. Charlotte, réveillée par le bruit, était en train de descendre les escaliers en enfilant une robe de chambre. Il regarda par le judas et découvrit Anna, en uniforme.

— Alan, lui dit-elle, je suis vraiment désolée de vous importuner à une heure pareille. Je ne serais pas venue si ce n’était pas très important.

Quelques instants plus tard, dans la cuisine des Brown, Charlotte, qui préparait du thé, n’en revint pas en entendant le nom qui fut prononcé :

— Kirk Harvey ? répéta-t-elle.

— Que veut-il, ce fou ? demanda Alan, visiblement agacé.

— Il a monté une pièce de théâtre et il souhaiterait la jouer au festival d’Orphea. En échange, il…

Anna n’eut pas le temps de terminer sa phrase qu’Alan avait déjà bondi de sa chaise. Son visage s’était soudain recoloré.

— Une pièce de théâtre ? Mais bien sûr ! Penses-tu qu’il pourrait remplir le Grand Théâtre plusieurs soirs de suite ?

— Il paraît que c’est la pièce du siècle, répondit Anna en montrant la photo de l’affiche collée sur la porte de la salle de répétition.

— La pièce du siècle ! répéta le maire Brown, prêt à tout pour sauver sa peau.

— En échange de pouvoir jouer sa pièce, Harvey nous livrera des informations cruciales sur le quadruple meurtre de 1994, et probablement sur celui de Stephanie Mailer.

— Chéri, dit doucement Charlotte Brown, est-ce que tu ne crois pas que…

— Je crois que c’est un cadeau du ciel ! jubila Alan.

— Il a des exigences, prévint Anna en dépliant la feuille sur laquelle elle avait pris des notes, dont elle donna lecture. Il réclame une suite dans le meilleur hôtel de la ville, la prise en charge de tous ses frais et la mise à sa disposition immédiate du Grand Théâtre pour les répétitions. Il veut un accord écrit et signé de votre main. C’est la raison pour laquelle je me suis permis de venir à une heure pareille.

— Il ne demande pas de cachet ? s’étonna le maire Brown.

— Apparemment pas.

— Amen ! Tout ceci me va bien. Donne-moi cette feuille que je te la signe. Et va vite prévenir Harvey qu’il sera la tête d’affiche du festival ! J’ai besoin qu’il prenne le premier vol pour New York demain, peux-tu lui faire ce message ? Il faut impérativement qu’il soit à mes côtés vendredi matin pour la conférence de presse.

— Très bien, acquiesça Anna, je le lui dirai.

Le maire Brown attrapa un stylo et ajouta sur le bas du document une ligne manuscrite confirmant son engagement avant d’y apposer sa signature.

— Voilà, Anna. À toi de jouer maintenant.

Anna s’en alla, mais lorsque Alan referma la porte derrière elle, elle ne descendit pas tout de suite les marches du perron. Elle entendit alors la conversation entre le maire et sa femme.

— Tu es fou de faire confiance à Harvey ! dit Charlotte.

— Enfin, ma chérie, c’est inespéré !

— Il va revenir ici, à Orphea ! Tu te rends compte de ce que ça signifie ?

— Il va sauver ma carrière, voilà ce que ça signifie, répondit Brown.

* * *

Mon téléphone sonna enfin.

— Jesse, me dit Anna, le maire accepte. Il a signé la demande de Harvey. Il veut que vous soyez présents à Orphea vendredi matin pour la conférence de presse.

Je transmis le message à Harvey qui s’excita aussitôt :

— Diable oui ! hurla-t-il. Diable oui ! Conférence de presse, et tout et tout ! Puis-je voir la lettre signée ? Je veux être certain que vous n’êtes pas en train de m’entourlouper.

— Tout est en ordre, promis-je à Harvey. Anna a la lettre avec elle.

— Alors qu’elle me la faxe ! s’écria-t-il.

— Qu’elle vous la faxe ? Mais Harvey, qui a encore un fax aujourd’hui ?

— Démerdez-vous, je suis la vedette !

Je commençais à perdre patience mais m’efforçai de garder mon calme. Kirk pouvait être en possession d’informations déterminantes. Il y avait un fax au commissariat d’Orphea et Anna suggéra d’envoyer la lettre au bureau du sergent Cruz, qui devait disposer d’un fax également.

Une demi-heure plus tard, dans un bureau du centre de la police de l’autoroute de Californie, Harvey relisait fièrement le fax.

— C’est merveilleux ! s’écria-t-il. La Nuit noire va être jouée !

— Harvey, lui dis-je alors, maintenant que vous avez obtenu la garantie que votre pièce sera jouée à Orphea, pourriez-vous me dire ce que vous savez sur le quadruple meurtre de 1994 ?

— Le soir de la première, vous saurez tout, Leonberg !

— La première est le 26 juillet, nous ne pouvons pas attendre jusque-là. Une enquête de police dépend de vous.

— Rien avant le 26, c’est tout.

Je bouillonnai intérieurement.

— Harvey, j’exige de tout savoir, et maintenant. Ou je fais annuler votre pièce.

Il me regarda avec mépris :

— Ferme ta bouche, Leonmerde ! Comment oses-tu me menacer ? Je suis un grand metteur en scène ! Si tu continues, je te ferai lécher le sol à chacun de mes pas !

C’en était trop. Je perdis mes nerfs, attrapai Harvey par le col et le plaquai contre le mur.

— Vous allez parler ! hurlai-je. Parlez ou je vous casse toutes les dents ! Je veux savoir ce que vous savez ! Qui est le meurtrier de la famille Gordon ?

Comme Harvey appelait à l’aide, le sergent Cruz accourut et nous sépara.

— Je veux porter plainte contre cet homme ! prévint Harvey.

— Des innocents sont morts à cause de vous, Harvey ! Je ne vous lâcherai pas tant que vous n’aurez pas parlé.

Le sergent Cruz me fit sortir de la pièce pour que je me calme, mais je décidai de quitter le commissariat, furieux. Je trouvai un taxi qui me conduisit jusqu’au village de caravanes où vivait Kirk Harvey. Je me fis indiquer la sienne et défonçai la porte d’un coup de pied. Je me mis à fouiller l’intérieur. Si la réponse était dans la pièce de Kirk, il me suffisait de la retrouver. Je trouvai des papiers divers, sans intérêt. Puis, au fond d’un tiroir, un dossier en carton frappé du logo de la police d’Orphea. À l’intérieur, des photos de police des corps de la famille Gordon et de Meghan Padalin. C’était le dossier de l’enquête de 1994, celui qui avait disparu de la salle des archives.

À cet instant, j’entendis un cri : c’était Kirk Harvey justement.

— Qu’est-ce que tu fais là, Leonberg ? hurla-t-il. Sors immédiatement !

Je me ruai sur lui et nous roulâmes dans la poussière. Je lui décochai alors plusieurs coups de poing dans le ventre et au visage.

— Des gens sont morts, Harvey ! Vous comprenez ? Cette affaire m’a pris ce que j’avais de plus cher ! Et vous, vous gardez le secret depuis vingt ans ? Parlez maintenant !

Comme le dernier coup l’avait envoyé au sol, je le frappai d’un coup de pied dans les côtes.

— Qui est derrière toute cette affaire ? exigeai-je de savoir.

— Je n’en sais rien ! gémit Harvey. Je n’en sais rien ! Ça fait vingt ans que je me pose la question.

Des habitants du village de caravanes avaient prévenu la police et plusieurs patrouilles déboulèrent, sirènes hurlantes. Les policiers se jetèrent sur moi, me plaquèrent contre le capot d’une voiture et me menottèrent sans ménagement.

Je regardai Harvey, recroquevillé au sol, tremblant. Qu’est-ce qui m’avait pris de le frapper ainsi ? Je ne me reconnaissais plus. J’avais les nerfs à vif. Cette enquête me rongeait. Les démons du passé étaient en train de resurgir.

DEREK SCOTT

Derniers jours d’août 1994. Un mois s’était écoulé depuis le quadruple meurtre. L’étau se resserrait autour de Ted Tennenbaum : aux soupçons que Jesse et moi avions déjà, s’ajoutait désormais celui du chantage opéré par le maire pour ne pas retarder les travaux du Café Athéna.

Bien que les prélèvements de Tennenbaum et les encaissements du maire Gordon coïncident, par leurs montants comme par leurs dates, ils n’avaient pas valeur de preuves concrètes. Nous voulions interroger Tennenbaum sur la nature de ses sorties d’argent mais surtout ne pas commettre de faux pas. Nous le convoquâmes donc officiellement, par courrier, au centre régional de la police d’État. Comme nous nous y attendions, il débarqua avec Robin Starr, son avocat.

— Vous pensez que le maire Gordon me faisait chanter ? s’amusa Tennenbaum. Ça devient de plus en plus délirant, sergent Scott.

— Monsieur Tennenbaum, répliquai-je, pendant la même période, une somme d’argent identique, à quelques milliers de dollars près, est sortie de votre compte et est entrée sur celui du maire Gordon.

— Vous savez, sergent, me fit remarquer Robin Starr, tous les jours des millions d’Américains font, sans le savoir, des transactions similaires.

— À quoi correspondent ces retraits, monsieur Tennenbaum ? demanda Jesse. Un demi-million de dollars tout de même, ce n’est pas rien. Et nous savons que ce n’est pas pour les travaux de votre restaurant, c’est une autre comptabilité à laquelle nous avons eu accès.

— Vous y avez eu accès grâce au bon-vouloir de mon client, nous rappela Starr. Ce que monsieur Tennenbaum fait de son argent ne regarde personne.

— Pourquoi vous ne nous dites pas simplement comment vous avez dépensé cette somme, monsieur Tennenbaum, puisque vous n’avez rien à cacher ?

— J’aime sortir, j’aime dîner, j’aime vivre. Je n’ai pas à me justifier de quoi que ce soit, répliqua Tennenbaum.

— Avez-vous des reçus qui attesteraient vos dires ?

— Et si c’était pour entretenir des petites copines à droite et à gauche ? suggéra-t-il d’un ton goguenard. Le genre de petites copines qui ne font pas de reçus. Trêve de plaisanterie, messieurs, cet argent est légal, je l’ai hérité de mon père. J’en fais ce que je veux.

Sur ce point Tennenbaum avait parfaitement raison. Nous savions que nous n’en tirerions rien de plus.

Le major McKenna nous fit remarquer, à Jesse et moi, que nous disposions d’un faisceau d’indices incriminant Tennenbaum, mais qu’il nous manquait un élément qui puisse enfoncer le clou. « Jusqu’à maintenant, nous dit McKenna, Tennenbaum n’a pas besoin de renverser la charge de la preuve. Vous ne pouvez pas prouver que sa camionnette était dans la rue, vous ne pouvez pas prouver le chantage. Trouvez un élément obligeant Tennenbaum à démontrer le contraire. »

Nous reprîmes à nouveau toute notre enquête depuis le début : il y avait forcément une faille quelque part, nous devions la mettre au jour. Dans le salon de Natasha, entièrement retapissé au fil de notre enquête, nous étudiâmes encore toutes les pistes possibles et, de nouveau, tout nous menait à Tennenbaum.

Entre le Café Athéna et La Petite Russie, nous passions d’un restaurant à un autre. Le projet de Darla et Natasha avançait bon train. Elles cuisinaient à longueur de journée, testant des recettes qu’elles notaient ensuite dans un grand livre rouge, en vue de l’élaboration de leur carte. Jesse et moi en étions les premiers bénéficiaires : chaque fois que nous allions et venions dans la maison, à toute heure du jour ou de la nuit, il se passait quelque chose dans la cuisine. Il y eut d’ailleurs un bref incident diplomatique lorsque je parlai des fameux sandwichs de Natasha.

— Je vous en prie, dites-moi que vous avez prévu de faire figurer dans le menu ces incroyables sandwichs à la viande braisée.

— Tu les as goûtés ? s’offusqua alors Darla.

Je compris que j’avais gaffé et Natasha s’efforça de limiter les dégâts :

— Quand ils sont partis dans le Montana, la semaine dernière, j’ai donné des sandwichs à Jesse pour l’avion.

— On avait dit qu’on leur ferait tout goûter ensemble, toutes les deux, pour voir leur réaction, déplora Darla.

— Désolée, regretta Natasha. Ils m’ont fait de la peine à partir prendre leur vol à l’aube pour traverser le pays.

Je crus que l’incident avait été rapidement clos. Mais Darla m’en parla à nouveau quelques jours plus tard, alors que nous étions seuls.

— Quand même, Derek, me dit-elle, je n’en reviens pas que Natasha m’ait fait un coup pareil.

— Tu es toujours en train de parler de ces malheureux sandwichs ? lui dis-je.

— Oui. Pour toi ce n’est peut-être rien, mais quand tu as un partenaire et que la confiance est brisée, ça ne peut plus marcher.

— Tu ne crois pas que tu en fais un peu trop, Darla ?

— Tu es de quel côté, Derek ? Du mien ou du sien ?

Je crois que Darla, qui n’avait rien à envier à personne, était un peu jalouse de Natasha. Mais j’imagine que toutes les filles étaient jalouses de Natasha à un moment ou un autre : elle était plus intelligente, plus présente, plus belle. Quand elle entrait dans une pièce, on ne voyait plus qu’elle.


Du côté de l’enquête, Jesse et moi nous concentrâmes sur ce que nous pouvions prouver. Et un élément en particulier ressortait : l’absence de Tennenbaum du Grand Théâtre, pendant une période d’au moins 20 minutes. Il assurait qu’il n’en avait pas bougé. À nous donc de prouver qu’il mentait. Et sur ce point, il nous restait encore une marge de manœuvre. Nous avions interrogé tous les bénévoles, mais nous n’avions pas pu parler avec la troupe de théâtre qui avait joué la pièce d’ouverture, puisque nous n’avions commencé à suspecter Tennenbaum qu’après la fin du festival.

La troupe, rattachée à l’université d’Albany, s’était malheureusement dissoute entre-temps. La plupart des étudiants qui la composaient avaient terminé leur cursus et s’étaient éparpillés à travers le pays. Pour gagner du temps, nous décidâmes, Jesse et moi, de nous concentrer sur ceux qui vivaient encore dans l’État de New York, et nous nous partageâmes le travail.

C’est Jesse qui décrocha le gros lot en allant interroger Buzz Leonard, le metteur en scène de la troupe qui, lui, était resté à l’université d’Albany.

Lorsque Jesse lui parla de Ted Tennenbaum, Buzz Leonard lui dit aussitôt :

— Si j’ai remarqué un comportement étrange chez le pompier de service le soir de la première ? J’ai surtout remarqué qu’il en fichait pas une. Il y a eu un incident dans une loge, vers 19 heures. Un sèche-cheveux qui a pris feu. Le type était introuvable, j’ai dû me débrouiller tout seul. Heureusement qu’il y avait un extincteur.

— Donc vous affirmez qu’à 19 heures le pompier était absent ?

— Je l’affirme. Sur le moment, mes cris ont rameuté d’autres acteurs qui se trouvaient dans la loge voisine. Ils vous confirmeront tout ça. Quant à votre pompier, je lui ai finalement dit ma façon de penser quand il a magiquement réapparu sur le coup de 19 heures 30.

— Le pompier s’est donc absenté pendant une demi-heure ? répéta Jesse.

— Absolument, confirma Buzz Leonard.

JESSE ROSENBERG Jeudi 10 juillet 2014

16 jours avant la première

J’avais passé la nuit en cellule, de laquelle je fus sorti à l’aube. On me conduisit dans un bureau où m’attendait un téléphone décroché. À l’autre bout du fil, le major McKenna.

— Jesse, hurla-t-il, tu es devenu complètement fou ! Passer à tabac un pauvre bougre après lui avoir ravagé sa caravane !

— Je suis désolé, major. Il disait avoir des informations cruciales sur le quadruple meurtre de 1994.

— J’en ai rien à foutre de tes excuses, Jesse ! Rien ne justifie de perdre les pédales. À moins que tu ne sois plus en état psychique de mener cette enquête.

— Je vais me reprendre, major, je vous le promets.

Le major soupira longuement puis me dit d’une voix soudain plus douce :

— Écoute, Jesse, je ne peux pas imaginer ce que ça doit te faire de revivre tout ce qui s’est passé en 1994. Mais il faut que tu te contrôles. J’ai dû jouer de toutes mes relations pour te sortir de là.

— Merci, major.

— Ce Harvey ne portera pas plainte si tu t’engages à ne plus t’approcher de lui.

— Très bien, major.

— Alors maintenant, trouve-toi un vol pour New York et reviens illico par ici. Tu as une enquête à boucler.


Tandis que j’étais sur le chemin du retour de la Californie vers Orphea, Anna et Derek rendirent visite à Buzz Leonard, le metteur en scène de la pièce d’ouverture, qui vivait désormais dans le New Jersey, où il était devenu professeur d’art dramatique dans un lycée.

Sur la route, Derek fit un point de situation à Anna.

— En 1994, expliqua-t-il, deux éléments de l’enquête avaient été particulièrement déterminants contre Ted Tennenbaum : les transactions financières, dont nous savons désormais qu’elles n’émanaient pas de lui, et son absence lors d’un début d’incendie dans les coulisses du Grand Théâtre. Or, la possibilité qu’il se soit absenté pouvait être cruciale. L’un des témoins de l’époque, Lena Bellamy, qui habitait à quelques maisons des Gordon, affirmait avoir vu la camionnette de Tennenbaum dans la rue au moment des coups de feu, alors que Ted affirmait n’avoir pas quitté le théâtre où il officiait comme pompier de service. C’était la parole de Bellamy contre celle de Tennenbaum. Mais voilà que Buzz Leonard, le metteur en scène, était ensuite venu affirmer qu’avant le début de la représentation, un sèche-cheveux avait pris feu dans une loge et que Tennenbaum avait été introuvable.

— Donc si Tennenbaum n’était pas au Grand Théâtre, dit Anna, c’est qu’il avait pris sa camionnette pour aller massacrer le maire Gordon et sa famille.

— Exactement.

Dans le salon où il les reçut, Buzz Leonard, la soixantaine dégarnie, gardait sous verre une affiche du spectacle de 1994.

Oncle Vania au festival d’Orphea cette année-là est restée gravée dans les mémoires. Rappelez-vous que nous n’étions qu’une troupe universitaire : à ce moment-là, le festival n’en était qu’à ses balbutiements et la mairie d’Orphea ne pouvait pas espérer attirer une troupe professionnelle. Mais nous avons offert au public une performance exceptionnelle. Pendant dix soirs de suite, le Grand Théâtre était plein, les critiques étaient unanimes. Un triomphe. Le succès était tel que tout le monde pensait que les acteurs feraient carrière.

On voyait à son air enjoué que Buzz Leonard prenait plaisir à se remémorer cette période. Le quadruple meurtre n’avait été pour lui qu’un vague fait divers sans beaucoup d’importance.

— Et alors ? demanda Derek, curieux. Est-ce que les autres membres de la troupe ont fait carrière dans le théâtre, comme vous ?

— Non, aucun n’a poursuivi dans cette voie. Je ne peux pas les blâmer, c’est un monde tellement difficile. J’en sais quelque chose : j’ai voulu viser Broadway et j’ai atterri dans un lycée privé de banlieue. Une seule personne parmi eux aurait pu devenir une véritable vedette : Charlotte Carell. Elle jouait le rôle d’Elena, la femme du professeur Serebriakov. Elle était extraordinaire, elle attirait tous les regards sur scène. Elle avait une forme de naïveté et de détachement qui la rendait supérieure. Plus présente, plus forte. Pour être honnête avec vous, le succès de la pièce au festival, c’est à elle que nous le devions. Aucun d’entre nous ne lui arrivait à la cheville.

— Pourquoi n’a-t-elle pas poursuivi sa carrière ?

— Elle n’y tenait pas. C’était sa dernière année d’université, elle avait suivi des études de vétérinaire. Aux dernières nouvelles, elle a ouvert une clinique pour animaux à Orphea.

— Attendez, dit Anna en comprenant soudain : la Charlotte dont vous parlez, c’est Charlotte Brown, la femme du maire d’Orphea ?

— Oui, absolument, acquiesça Buzz Leonard. C’est grâce à la pièce qu’ils se sont rencontrés, ça a été un coup de foudre immédiat. Ils faisaient un couple magnifique. J’étais à leur mariage, mais avec les années on a perdu le contact. C’est dommage.

Derek s’enquit alors :

— Ce qui veut donc dire que la ravissante petite amie de Kirk Harvey en 1994 était Charlotte, la future femme du maire ?

— Oui, absolument. Vous l’ignoriez, sergent ?

— Totalement, répondit Derek.

— Vous savez, ce Kirk Harvey, c’était un sale idiot, un flic prétentieux et un artiste raté. Il voulait être dramaturge et metteur en scène, mais il n’avait pas une once de talent.

— Pourtant, on m’a dit que sa première pièce avait connu un petit succès.

— Elle a eu du succès pour une seule raison : Charlotte jouait dedans. Elle a tout sublimé. La pièce en elle-même était nulle. Mais Charlotte sur scène, elle vous lisait l’annuaire téléphonique et vous tombiez à la renverse tellement c’était beau. D’ailleurs, je ne me suis pas expliqué qu’elle ait été en couple avec un type comme Harvey. Ça fait partie des mystères inexpliqués de la vie. On a tous croisé des filles extraordinaires et sublimes entichées de types aussi moches qu’idiots. Enfin, bref, de toute façon, ce type était tellement imbécile qu’il n’a pas su la garder.

— Ils sont restés longtemps ensemble ?

Buzz Leonard prit le temps de la réflexion avant de répondre :

— Une année, je pense. Harvey écumait les théâtres new-yorkais et Charlotte aussi. C’est comme ça qu’ils se sont rencontrés. Elle a participé à sa fameuse première pièce et son succès a donné des ailes à Harvey. C’était au printemps 1993. Je m’en souviens parce que c’est le moment où on commençait à préparer Oncle Vania. Lui s’est monté la tête, s’est cru doué et il a écrit une pièce de son côté. Quand il a été question qu’un festival de théâtre ait lieu à Orphea, il était convaincu que sa pièce serait choisie comme spectacle principal. Mais je l’avais lue, sa pièce, elle était nulle. Parallèlement, j’ai proposé Oncle Vania au comité artistique du festival et nous avons été choisis après plusieurs auditions.

— Harvey a dû être furieux contre vous !

— Oh oui ! Il disait que je l’avais trahi, que sans lui je n’aurais pas songé à présenter la pièce au festival. Ce qui était vrai. Mais de toute façon sa pièce n’aurait jamais été jouée. Le maire en personne s’y opposait.

— Le maire Gordon ?

— Oui. J’ai surpris une conversation un jour qu’il m’avait demandé de venir le trouver à son bureau. Ce devait être mi-juin. J’étais arrivé en avance et j’attendais devant la porte. Soudain, Gordon l’avait ouverte pour mettre Harvey dehors. Il lui a dit : « Votre pièce est une horreur, Harvey. Moi vivant, je ne vous laisserai jamais la jouer dans ma ville ! Vous faites honte à Orphea. » Et là-dessus le maire a déchiré devant tout le monde le texte de la pièce que Harvey lui avait confié.

— Le maire a dit « moi vivant » ? demanda Derek.

— Tel que je vous le dis, assura Buzz Leonard. Au point que, lorsqu’il a été assassiné, toute la troupe s’est demandé si Harvey n’y était pas mêlé. Pour ajouter au malaise, le lendemain de la mort du maire, Harvey a pris possession de la scène du Grand Théâtre en deuxième partie de soirée, après notre représentation, pour y réciter un affreux monologue.

— Qui l’a laissé faire ? s’enquit Derek.

— Il a profité de la confusion générale qui régnait après le quadruple meurtre. Il affirmait à qui voulait l’entendre que c’était prévu avec le maire Gordon et les organisateurs l’ont laissé faire.

— Pourquoi n’avez-vous jamais mentionné à la police l’échange entre le maire Gordon et Kirk Harvey ?

— À quoi bon ? s’interrogea Buzz en faisant la moue. Ç’aurait été sa parole contre la mienne. Et puis, honnêtement, je voyais mal ce type avoir assassiné une famille entière. Il était tellement nul que c’en était hilarant. Oncle Vania terminé, alors que les spectateurs se levaient de leur siège pour quitter la salle, il courait sur la scène et hurlait : « Attention, la soirée n’est pas terminée ! Maintenant voici Moi, Kirk Harvey, de et avec le célèbre Kirk Harvey ! »

Anna ne put s’empêcher de pouffer.

— C’est une blague ? demanda-t-elle.

— Je suis on ne peut plus sérieux, madame, l’assura Buzz Leonard. Il démarrait aussitôt son soliloque, dont je me rappelle encore les premiers mots : « Moi Kirk Harvey, l’homme sans pièce ! » braillait-il. J’ai oublié la suite du texte, mais je me souviens que nous nous dépêchions tous de passer des coulisses au balcon de la salle pour le regarder s’égosiller. Il a tenu bon jusqu’à la fin. La salle vidée de ses spectateurs, il continuait, impassible, en la présence des seuls techniciens et des nettoyeurs. Une fois son récital terminé, il descendait de scène et disparaissait, sans que personne ne lui accorde la moindre considération. Il arrivait que les nettoyeurs finissent parfois leur travail plus rapidement et le dernier à partir interrompait Harvey en pleine déclamation. Il lui disait : « Ça suffit maintenant, monsieur ! On ferme la salle, il faut partir. » Dans les secondes qui suivaient, les lumières s’éteignaient. Et pendant que Harvey s’humiliait tout seul, Alan Brown, nous ayant rejoints dans les travées, faisait la cour à Charlotte assise à côté de lui. Pardonnez-moi, mais pourquoi est-ce que vous vous intéressez à tout cela ? Au téléphone, vous disiez vouloir parler d’un incident en particulier ?

— C’est exact, monsieur Leonard, répondit Derek. Nous nous intéressons surtout à l’incendie d’un sèche-cheveux dans l’une des loges avant la première d’Oncle Vania.

— Oui, ça, je m’en souviens car un inspecteur était venu me demander si le pompier de service avait eu un comportement inhabituel.

— C’était mon collègue de l’époque, Jesse Rosenberg, précisa Derek.

— Oui, c’est cela. Rosenberg, c’était son nom. Je lui ai dit que j’avais trouvé le pompier nerveux, mais que surtout, fait étonnant, un sèche-cheveux a pris feu vers 19 heures ce soir-là et que le pompier était introuvable. Heureusement, l’un des acteurs a su trouver un extincteur et maîtriser le sinistre avant que toute la loge s’embrase. Ç’aurait pu être une catastrophe.

— D’après le rapport de l’époque, le pompier n’est réapparu que vers 19 heures 30, dit Derek.

— Oui, c’est ce dont je me souviens. Mais si vous avez lu mon témoignage, pourquoi venir me voir ? C’était il y a vingt ans… Vous espérez que je vous en raconte davantage ?

— Dans le rapport, vous indiquez que vous étiez dans le couloir, que vous avez vu de la fumée filtrer sous la porte d’une loge et que vous avez appelé le pompier de service qui était introuvable.

— C’est exact, confirma Buzz Leonard. J’ai ouvert la porte, j’ai vu ce sèche-cheveux qui fumait et était en train de prendre feu. Tout est allé très vite.

— Ça, je le comprends bien, dit Derek. Mais ce qui m’a frappé en relisant votre témoignage c’est pourquoi la personne dans la loge n’a pas réagi elle-même à ce début d’incendie.

— Parce que la loge était vide, réalisa soudain Buzz. Il n’y avait personne à l’intérieur.

— Mais il y avait ce sèche-cheveux allumé ?

— Oui, affirma Buzz Leonard, troublé. Je ne comprends pas pourquoi ce détail ne m’a jamais frappé… J’étais tellement obnubilé par l’incendie…

— Parfois, on a quelque chose juste devant les yeux et on ne le voit pas, dit Anna en se remémorant approximativement la phrase funeste prononcée par Stephanie.

Derek poursuivit :

— Dites-moi, Buzz, qui occupait cette loge ?

— Charlotte Brown, repartit aussitôt le metteur en scène.

— Comment pouvez-vous en être si sûr ?

— Parce que ce sèche-cheveux défectueux était le sien. Je m’en souviens. Elle disait que si elle l’utilisait trop, il chauffait et se mettait à fumer.

— Elle l’aurait volontairement laissé trop chauffer ? s’étonna Derek. Pourquoi ?

— Non, non, assura Buzz Leonard en rassemblant ses souvenirs. Il y a eu une grosse panne d’électricité, ce soir-là. Un problème avec les plombs qui n’arrivaient pas à supporter toute la puissance électrique nécessaire. Il était environ 19 heures. Je me rappelle cela car nous étions à une heure du début de la représentation et je paniquais parce que les techniciens étaient incapables de rétablir les plombs. Cela a pris un bon moment, mais ils y sont finalement parvenus et peu après, il y a eu ce début d’incendie.

— Cela signifie que Charlotte a quitté sa loge pendant la panne, en déduisit Anna. Le sèche-cheveux était branché et s’est remis en route en son absence.

— Mais si elle n’était pas dans sa loge, où était-elle ? se demanda Derek. Ailleurs dans le théâtre ?

— Si elle avait été dans les coulisses, fit remarquer Buzz Leonard, elle aurait forcément accouru à cause du grabuge autour de l’incendie. Il y a eu des cris et de l’excitation. Mais je me souviens qu’elle est venue se plaindre à moi de la disparition de son sèche-cheveux au moins une demi-heure plus tard. Je peux l’affirmer car à ce moment-là, j’étais terrifié à l’idée de ne pas être prêt à l’heure pour le lever de rideau. La partie officielle avait déjà commencé, nous ne pouvions pas nous permettre d’être en retard. Charlotte a débarqué dans ma loge, elle m’a dit que quelqu’un lui avait pris son sèche-cheveux. Fort agacé, je lui ai dit : « Ton sèche-cheveux a cramé, il est à la poubelle ! Tu n’es pas encore coiffée ? Et pourquoi tes chaussures sont-elles mouillées ? » Je me rappelle que ses chaussures de scène étaient trempées. Comme si elle avait volontairement marché dans de l’eau. À trente minutes de rentrer sur scène. Quelle angoisse !

— Ses chaussures étaient mouillées ? répéta Derek.

— Oui. Je me rappelle bien ces détails parce que, sur le moment, je croyais que la pièce allait tourner au fiasco. Nous étions à trente minutes du lever de rideau. Entre les plombs qui avaient sauté, le début d’incendie et mon actrice principale qui n’était pas prête et s’est pointée avec ses chaussures de scène trempées, j’étais loin d’imaginer à quel triomphe nous allions avoir droit ce soir-là.

— Et ensuite la pièce s’est déroulée normalement ? poursuivit Derek.

— Parfaitement.

— Quand avez-vous appris que le maire Gordon et sa famille avaient été assassinés ?

— Il y a eu une rumeur pendant l’entracte, mais nous n’y avons pas vraiment prêté attention. Je voulais que mes acteurs se concentrent sur la pièce. J’ai noté à la reprise que quelques personnes dans le public étaient parties, dont le maire Brown, ce que j’ai remarqué parce qu’il était assis au premier rang.

— À quel moment le maire s’est-il éclipsé ?

— Ça, je ne saurais pas vous le dire. Mais si ça peut vous aider d’une quelconque façon, j’ai la cassette vidéo de la pièce ?

Buzz Leonard alla farfouiller dans une pile de reliques entassées dans la bibliothèque et revint avec une vieille cassette VHS.

— On avait fait un enregistrement vidéo de la première de la pièce, pour avoir un souvenir. La qualité n’est pas très bonne, c’est fait avec les moyens de l’époque, mais ça vous aidera peut-être à vous replonger dans l’ambiance. Promettez-moi simplement de me la rendre, j’y tiens.

— Bien entendu, l’assura Derek. Merci de votre aide très précieuse, monsieur Leonard.


En repartant de chez Buzz Leonard, Derek semblait très préoccupé.

— Qu’est-ce qu’il y a, Derek ? lui demanda Anna en montant en voiture.

— C’est cette histoire de chaussures, répondit-il. Je me souviens que le soir des meurtres, le tuyau de l’arrosage automatique des Gordon était cassé et le gazon devant leur maison était détrempé.

— Tu penses que Charlotte pourrait être impliquée ?

— On sait maintenant qu’elle n’était pas dans le Grand Théâtre à une heure qui correspond à celle des meurtres. Si elle est partie une demi-heure, cela lui laissait largement le temps d’un aller-retour du Grand Théâtre au quartier de Penfield alors que tout le monde la croyait dans sa loge. Je repense à cette phrase de Stephanie Mailer : ce qui était sous nos yeux et que nous n’avons pas vu. Et si ce soir-là, alors que le quartier de Penfield était bouclé et que des barrages étaient dressés dans toute la région, l’auteur du quadruple meurtre était en fait sur la scène du Grand Théâtre, devant les centaines de spectateurs qui lui servaient d’alibi ?

— À ton avis, Derek, cette cassette vidéo pourra nous aider à y voir plus clair ?

— Je l’espère, Anna. Si on voit le public, on pourra peut-être relever un détail qui nous avait échappé. Je dois t’avouer qu’à l’époque de notre enquête, ce qui s’était passé durant la pièce de théâtre ne nous avait pas paru très intéressant. C’est grâce à Stephanie Mailer, si nous sommes en train de nous pencher dessus aujourd’hui.

* * *

Au même moment, dans son bureau de la mairie, Alan Brown écoutait, agacé, les doutes de son adjoint, Peter Frogg :

— Kirk Harvey est votre joker pour le festival ? L’ancien chef de la police ? Dois-je vous rappeler sa prestation dans Moi, Kirk Harvey ?

— Non, Peter, mais il paraît que sa nouvelle pièce est excellente.

— Mais qu’est-ce que vous en savez ? Vous ne l’avez même pas vue ! Vous êtes fou d’avoir promis une pièce de théâtre sensationnelle dans la presse !

— Et qu’aurais-je dû faire ? J’étais acculé par Michael, il fallait que je trouve une issue. Peter, ça fait vingt ans que nous travaillons ensemble, est-ce que je t’ai déjà donné une occasion de douter ?

La porte du bureau s’entrouvrit : une secrétaire passa timidement la tête par l’entrebâillement.

— J’ai demandé à ne pas être dérangé ! s’agaça le maire Brown.

— Je sais bien, monsieur le maire. Mais vous avez une visite impromptue : Meta Ostrovski, le grand critique.

— Il ne manquait plus que ça ! s’épouvanta Peter Frogg.

Quelques minutes plus tard, Ostrovski, tout sourire, était vautré dans un fauteuil face au maire. Il se félicitait d’avoir quitté New York pour venir dans cette ville charmante où il se sentait respecté à sa juste valeur. Pourtant, la première question du maire le froissa :

— Monsieur Ostrovski, je n’ai pas bien compris ce que vous faites à Orphea ?

— Eh bien, charmé par votre belle invitation, je suis venu assister à votre si célèbre festival de théâtre.

— Mais vous savez que le festival ne débute que dans deux semaines ? lui fit remarquer le maire.

— Parfaitement, répondit Ostrovski.

— Mais pourquoi ? demanda le maire.

— Pourquoi quoi alors ?

— Pour quoi faire ? interrogea le maire qui commençait à perdre patience.

— Pourquoi faire quoi ? demanda Ostrovski. Exprimez-vous plus clairement, mon vieux, vous me faites tourner en bourrique.

Peter Frogg, qui percevait l’exaspération de son patron, prit le relais.

— Le maire voudrait savoir s’il y a une raison à votre venue, comment dire, si prématurée à Orphea.

— Une raison à ma venue ? M’enfin, c’est vous qui m’avez invité ici. Et quand finalement j’arrive, tout fraternel et gai, vous me demandez ce que je fais là ? Vous êtes un peu pervers narcissique sur les bords, ou je me trompe ? Si vous préférez, je rentre à New York raconter à qui veut l’entendre qu’Orphea est la terre fertile de l’arrogance et de la malhonnêteté intellectuelle !

Le maire Brown eut soudain une idée.

— N’allez nulle part, monsieur Ostrovski ! Il se trouve que j’ai besoin de vous.

— Ah, vous voyez comme j’ai bien fait de venir !

— Demain, vendredi, je dois donner une conférence de presse pour annoncer la pièce d’ouverture du festival. Ce sera une avant-première mondiale. Je voudrais que vous soyez à mes côtés et que vous déclariez que c’est la pièce la plus extraordinaire qu’il vous ait été donné de voir de toute votre carrière.

Ostrovski dévisagea le maire, stupéfait par sa demande.

— Vous voulez que je mente de façon éhontée à la presse en encensant une pièce que je n’ai jamais vue ?

— Absolument, lui confirma le maire Brown. En échange de quoi, je vous installe dès ce soir dans une suite du Palace du Lac, et ce jusqu’à la fin du festival.

— Topez là, mon vieux ! s’écria Ostrovski, enthousiaste. Pour une suite, je vous promets les plus belles louanges !

Ostrovski parti, le maire Brown chargea son adjoint Frogg d’organiser le séjour du critique.

— Une suite au Palace pendant trois semaines, Alan ? s’étrangla ce dernier. Vous n’êtes pas sérieux ? Ça va coûter une fortune.

— Ne t’en fais pas, Peter. Nous trouverons un moyen de rééquilibrer les comptes. Si le festival est un succès, ma réélection est assurée et les citoyens se ficheront bien de savoir si le budget alloué a été dépassé. Nous amputerons l’édition suivante s’il le faut.

* * *

À New York, dans l’appartement des Eden, Dakota se reposait dans sa chambre. Couchée sur son lit, les yeux fixés au plafond, elle pleurait en silence. Elle avait finalement pu quitter l’hôpital du Mount Sinai et rentrer chez elle.

Elle ne se souvenait plus de ce qu’elle avait fait après s’être enfuie de chez elle, le samedi. Elle se rappelait vaguement avoir rejoint Leyla à une soirée, s’y être défoncée avec de la kétamine et de l’alcool, puis des errances, des lieux inconnus, un club, un appartement, un garçon qu’elle embrasse, une fille aussi. Elle se souvenait de s’être retrouvée à vider une bouteille de vodka sur le toit d’un immeuble, s’être approchée du bord pour regarder la rue qui s’agitait en dessous. Elle s’était sentie irrémédiablement attirée par le vide. Elle avait voulu sauter. Pour voir. Mais elle ne l’avait pas fait. Peut-être que c’était la raison pour laquelle elle se défonçait. Pour avoir le courage de le faire un jour. Disparaître. Être en paix. Des policiers l’avaient réveillée dans une ruelle où elle dormait, en haillons. D’après les examens gynécologiques que lui avaient fait passer les médecins, elle n’avait pas été violée.

Elle fixait le plafond. Une grosse larme roula sur sa joue jusqu’à la commissure de ses lèvres. Comment avait-elle pu en arriver là ? Elle avait été une bonne élève, douée, ambitieuse, aimée. Elle avait eu tout pour elle. Une vie facile, sans écueil, et des parents qui avaient toujours été à ses côtés. Tout ce qu’elle avait voulu, elle l’avait eu. Et puis il y avait eu Tara Scalini et la tragédie qui s’était ensuivie. Depuis cet épisode, elle se détestait. Elle avait envie de se détruire. Elle avait envie de crever une fois pour toutes. Elle avait envie de se griffer la peau jusqu’au sang, de se faire du mal et que tout le monde puisse ensuite voir à ses marques combien elle se haïssait et combien elle souffrait.

Son père Jerry avait l’oreille collée derrière la porte. Il ne l’entendait même pas respirer. Il entrouvrit la porte. Elle ferma aussitôt les paupières pour faire semblant de dormir. Il marcha jusqu’au lit, ses pas étouffés par la moquette profonde, vit ses yeux clos et ressortit de la chambre. Il traversa le vaste appartement et regagna la cuisine où Cynthia l’attendait, assise sur une chaise haute, devant le comptoir.

— Alors ? demanda-t-elle.

— Elle dort.

Il se servit un verre d’eau et s’accouda au comptoir, face à sa femme.

— Qu’est-ce qu’on va faire ? se désespéra Cynthia.

— Je n’en sais rien, soupira Jerry. Parfois je me dis qu’il n’y a plus rien à faire. C’est sans espoir.

— Jerry, je ne te reconnais plus. Elle aurait pu être violée ! Quand je t’entends parler de cette façon, j’ai l’impression que tu as renoncé à ta fille.

— Cynthia, on a essayé les thérapies individuelles, thérapies de famille, gourou, magnétiseur, médecins en tous genres, tout ! On l’a envoyée deux fois en cure de désintoxication et ça a été deux fois une catastrophe. Je ne reconnais plus ma fille. Qu’est-ce que tu veux que je te dise ?

— Tu n’as pas essayé, toi, Jerry !

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Oui, tu l’as envoyée chez tous les médecins possibles, tu l’y as même accompagnée parfois, mais tu n’as pas essayé, toi, de l’aider !

— Mais qu’est-ce que je pourrais faire de plus que les médecins n’ont pas pu faire ?

— Ce que tu pourrais faire de plus ? Mais tu es son père, bon sang ! Tu n’as pas toujours été comme ça avec elle. As-tu oublié l’époque où vous étiez tellement complices ?

— Tu sais très bien ce qui s’est passé entre-temps, Cynthia !

— Je le sais, Jerry ! Justement : il faut que tu la répares. Tu es le seul à pouvoir le faire.

— Et cette petite qui est morte ? s’étrangla Jerry. Pourra-t-on jamais la réparer ?

— Arrête, Jerry ! On ne peut pas revenir en arrière. Ni toi, ni moi, ni personne. Emmène Dakota, je t’en prie, et sauve-la. New York est en train de la tuer.

— L’emmener où ?

— Là où nous étions heureux. Emmène-la à Orphea. Dakota a besoin d’un père. Pas d’un couple de parents qui se crient dessus à longueur de journée.

— On se crie dessus parce que…

Jerry avait élevé la voix et sa femme avait aussitôt posé doucement ses doigts sur sa bouche pour le faire taire.

— Sauve notre fille, Jerry. Il n’y a que toi qui puisses le faire. Elle doit quitter New York, emmène-la loin de ses fantômes. Pars, Jerry, je t’en supplie. Pars et reviens-moi. Je veux retrouver mon mari, je veux retrouver ma fille. Je veux retrouver ma famille.

Elle éclata en pleurs. Jerry acquiesça d’un air entendu, elle retira son doigt de ses lèvres, il quitta la cuisine et se dirigea d’un pas décidé vers la chambre de sa fille. Il en poussa la porte d’un geste brusque et ouvrit grand les stores.

— Hé, qu’est-ce que tu fais ? protesta Dakota en se dressant dans son lit.

— Ce que j’aurais dû faire il y a bien longtemps.

Il ouvrit un tiroir au hasard, puis un deuxième et fouilla sans ménagement à l’intérieur. Dakota bondit hors de son lit.

— Arrête ! Arrête, papa ! Le docteur Lern a dit que…

Elle voulut s’interposer entre son père et le tiroir, mais Jerry l’en empêcha en l’écartant d’un geste vigoureux qui la surprit.

— Le docteur Lern a dit que tu devais arrêter de te défoncer ! tonna Jerry en agitant un sachet rempli de poudre blanchâtre qu’il venait de trouver.

— Laisse ça ! hurla-t-elle.

— Qu’est-ce que c’est ? De la putain de kétamine ?

Sans attendre la réponse, il entra dans la salle de bains contiguë à la chambre.

— Arrête ! Arrête ! hurlait Dakota qui tentait de récupérer le sachet de la main de son père, tandis que ce dernier, de son bras musclé, la tenait à distance.

— Tu cherches quoi ? demanda-t-il en ouvrant le couvercle des toilettes. À crever ? À finir en prison ?

— Ne fais pas ça ! implora-t-elle en se mettant à pleurer sans que l’on sache s’il s’agissait de rage ou de tristesse.

Il versa la poudre dans les toilettes, tira aussitôt la chasse d’eau sous les yeux impuissants de sa fille qui finit par hurler :

— Tu as raison, je cherche à crever pour ne plus avoir à te supporter !

Son père lui lança un regard triste et lui annonça d’une voix étonnamment calme :

— Fais ta valise, nous partons demain matin à la première heure.

— Quoi ? Comment ça, nous partons ? Je ne vais nulle part, prévint-elle.

— Je ne te demande pas ton avis.

— Et je peux savoir où on va ?

— À Orphea.

— À Orphea ? Qu’est-ce qui te prend ? Je ne retournerai jamais là-bas ! Et de toute façon j’ai déjà fait des plans, figure-toi : Leyla a un copain qui a une maison à Montauk et…

— Oublie Montauk. Tes plans viennent de changer.

— Quoi ? hurla Dakota. Non, tu ne peux pas me faire ça ! Je ne suis plus un bébé, je fais ce que je veux !

— Non, tu ne fais pas ce que tu veux. Je t’ai laissé trop longtemps faire ce que tu voulais.

— Sors de ma chambre maintenant, laisse-moi tranquille !

— Je ne te reconnais plus, Dakota…

— Je suis une adulte, je ne suis plus ta petite fille qui te récitait l’alphabet en mangeant ses céréales !

— Tu es ma fille, tu as 19 ans, tu fais ce que je te dis. Et je te dis : fais ta valise.

— Et maman ?

— Ce sera juste toi et moi, Dakota.

— Pourquoi est-ce que je partirais avec toi ? Je veux en discuter d’abord avec le docteur Lern.

— Non, il n’y aura pas de discussion avec Lern, ni avec personne. Il est temps qu’on te mette des limites.

— Tu ne peux pas me faire ça ! Tu ne peux pas me forcer à partir avec toi !

— Si. Parce que je suis ton père et que je te l’ordonne.

— Je te déteste ! Je te déteste, tu m’entends ?

— Oh, je le sais bien, Dakota, tu n’as pas besoin de me le rappeler. Fais ta valise maintenant. Nous partons demain matin à la première heure, répéta Jerry d’un ton qui n’appelait aucune tergiversation.

Il quitta la chambre d’un pas décidé, alla se servir un scotch et l’avala en quelques gorgées, contemplant par la baie vitrée la nuit spectaculaire qui tombait sur New York.


Au même instant, Steven Bergdorf rentrait chez lui. Il puait la sueur et le sexe. Il avait assuré à sa femme qu’il assistait au vernissage d’une exposition pour le compte de la Revue, mais en réalité il était allé faire les boutiques avec Alice. Il avait encore cédé à des folies dépensières, elle lui avait promis qu’il pourrait la baiser ensuite et elle avait tenu parole. Il l’avait sautée comme un gorille furieux dans son petit appartement de la 100e Rue, après quoi, elle avait réclamé un week-end romantique.

— Partons demain, Stevie, passons deux jours en amoureux.

— Impossible, lui assura d’un ton navré Steven tout en remettant son slip, car non seulement il n’avait plus un kopeck, mais il avait une famille sur le dos.

— Tout est toujours impossible avec toi, Stevie ! gémit Alice qui était d’humeur à jouer à l’enfant. Pourquoi n’irions-nous pas à Orphea, cette ville charmante où nous étions au printemps l’an passé ?

Comment justifier d’aller là-bas ? Il avait déjà joué le joker de son invitation au festival alors.

— Et que suis-je supposé dire à ma femme ? demanda-t-il.

Alice vit rouge et lui envoya un coussin en pleine figure.

— Ta femme, ta femme ! hurla-t-elle. Je t’interdis d’évoquer ta femme en ma présence !

Alice l’avait chassé de chez elle, et Steven était rentré chez lui.

Dans la cuisine, sa femme et les enfants terminaient de dîner. Sa femme lui adressa un sourire tendre ; il n’osa pas l’embrasser. Il empestait le sexe.

— Maman a dit qu’on allait partir pour les vacances au parc de Yellowstone, lui annonça alors son aînée.

— On va même dormir dans un camping-car, s’extasia le cadet.

— Votre maman devrait me consulter avant de faire des promesses, leur dit simplement Steven.

— Allons, Steve, objecta sa femme, on part en août. Dis oui. J’ai posé mes congés. Et ma sœur est d’accord pour nous prêter son camping-car.

— Mais enfin, s’emporta Steven, vous êtes fous ! Un parc où pullulent de dangereux grizzlys ! As-tu lu les statistiques : rien que l’année passée, il y a eu des dizaines de blessés dans le parc ! Et même une femme tuée par un bison ! Je ne vous parle pas des pumas, des loups et des sources d’eau bouillante.

— Tu exagères, Steve, désapprouva sa femme.

J’exagère, moi ? Tiens, regarde !

Il sortit de sa poche un article imprimé plus tôt dans la journée et en donna lecture : « 22 personnes sont mortes depuis 1870 dans les sources de soufre de Yellowstone. Au printemps dernier, un jeune de 20 ans, faisant fi des panneaux d’avertissement, s’est jeté dans une piscine de soufre bouillante. Il est mort sur le coup et les secours, n’ayant pu ressortir son corps que le lendemain de l’accident en raison des conditions climatiques, n’ont retrouvé que ses sandales en plastique. Tout son corps avec été dissous par le soufre. Il ne restait plus rien. »

— Il faut vraiment être idiot pour se jeter dans une source de soufre ! s’éleva sa fille.

— À qui le dis-tu, ma chérie ! approuva la femme de Steven.

— Maman, on va mourir à Yellowstone ? s’inquiéta le fils cadet.

— Non, s’agaça la mère.

— Oui ! hurla Steven avant d’aller s’enfermer dans la salle de bains au prétexte de vouloir prendre une douche.

Il ouvrit le jet d’eau et s’assit sur la cuvette des toilettes, complètement dépité. Que devait-il dire à ses enfants ? Que leur papa avait dépensé toutes les économies de la famille parce qu’il était incapable de maîtriser ses pulsions ?

Il s’était retrouvé à renvoyer Stephanie Mailer, alors qu’elle était une journaliste talentueuse et prometteuse, puis à chasser ce pauvre Meta Ostrovski qui ne faisait de mal à personne et qui, de surcroît, était son chroniqueur vedette. Qui serait le prochain ? Probablement lui-même, quand on découvrirait qu’il avait une liaison avec une employée de la moitié de son âge et qu’il lui achetait des cadeaux aux frais de la Revue.

Alice était insatiable, il ne savait plus comment mettre un terme à cette spirale infernale. La quitter ? Elle menaçait de l’accuser de viol. Il voulait que tout puisse s’arrêter maintenant. Pour la première fois, il avait envie qu’Alice meure. Il trouva même que la vie était injuste : si elle était morte à la place de Stephanie, tout serait si simple.

La sonnerie de son téléphone lui annonça la réception d’un courriel. Machinalement, il regarda son écran, et soudain son visage s’illumina. Le message émanait de la mairie d’Orphea. Quelle coïncidence ! Depuis son article sur le festival, l’année précédente, il était dans la liste d’envoi de la mairie. Il ouvrit aussitôt le courriel : c’était un rappel à propos de la conférence de presse qui se tiendrait le lendemain à 11 heures à l’hôtel de ville et au cours de laquelle le maire allait « révéler le nom de la pièce exceptionnelle qui serait jouée en avant-première mondiale en ouverture du festival de théâtre ».

Il écrivit immédiatement un message à Alice pour lui dire qu’il l’emmenait à Orphea et qu’ils partiraient de bonne heure le lendemain matin. Il sentait son cœur battre fort dans sa poitrine. Il allait la tuer.

Il n’aurait jamais imaginé un jour être prêt à assassiner quelqu’un de sang-froid. Mais c’était un cas de force majeure. C’était la seule solution pour se débarrasser d’elle.

STEVEN BERGDORF

Ma femme Tracy et moi avons toujours eu une politique très stricte quant à l’utilisation d’Internet par nos enfants : ils pouvaient s’en servir pour s’instruire et s’éduquer, mais hors de question d’y faire tout et n’importe quoi. En particulier, interdiction de s’inscrire sur des sites de discussion. Nous avions entendu trop d’histoires sordides sur des enfants abordés par des pédophiles se faisant passer pour des mômes de leur âge.

Mais au printemps 2013, quand notre fille aînée eut 10 ans, elle exigea de pouvoir s’inscrire sur Facebook.

— Pour quoi faire ? lui demandai-je.

— Toutes mes copines sont sur Facebook !

— Ce n’est pas une raison valable. Tu sais bien que ta mère et moi n’approuvons pas ce genre de sites. Internet n’a pas été conçu pour des idioties pareilles.

À cette remarque ma fille de 10 ans me répondit :

— Le Metropolitan Museum est sur Facebook, le MoMA aussi, National Geographic, le Ballet de Saint-Pétersbourg. Tout le monde est sur Facebook, sauf moi ! On vit comme des Amish dans cette maison !

Ma femme Tracy jugea qu’elle n’avait pas tort et argua que notre fille était intellectuellement très en avance sur ses camarades et qu’il était important qu’elle puisse avoir des interactions avec les enfants de son âge si elle ne voulait pas finir totalement isolée à l’école.

J’étais réticent malgré tout. J’avais lu de nombreux articles à propos de ce que les adolescents s’infligeaient à travers les réseaux sociaux : agressions écrites et visuelles, insultes en tous genres et images choquantes. Nous eûmes un conseil de famille avec ma femme et ma fille pour débattre de la question et je leur donnai lecture d’un article du New York Times concernant un drame récent survenu dans un lycée de Manhattan où une élève s’était suicidée après avoir été victime d’une campagne de harcèlement sur Facebook.

— Étiez-vous au courant de cette histoire ? Cela s’est passé la semaine dernière, ici, à New York : « Violemment insultée et menacée sur Facebook où l’on avait divulgué, à son insu, un message dans lequel elle révélait son homosexualité, la jeune femme de 18 ans, en dernière année du très prestigieux lycée privée de Hayfair, s’est donné la mort chez elle. » Vous vous rendez compte !

— Papa, je veux juste pouvoir interagir avec mes copines, me dit ma fille.

— Elle a 10 ans et elle utilise le mot interagir, souligna Tracy. Je crois qu’elle est suffisamment mûre pour avoir un compte Facebook.

Je finis par céder à une condition, qui fut acceptée : ouvrir moi aussi un compte Facebook afin de pouvoir suivre les activités de notre fille et m’assurer qu’elle n’était pas victime de harcèlement.

Je dois avouer ici que je n’ai jamais été très doué avec les nouvelles technologies. Peu après la création de mon compte Facebook, ayant besoin d’aide pour sa configuration, j’en parlai avec Stephanie Mailer alors que nous buvions un café à la salle de repos de la rédaction de la Revue. « Vous vous êtes inscrit sur Facebook, Steven ? » s’amusa Stephanie, avant de me donner un rapide cours sur les paramètres de compte et leur utilité.

Plus tard, le même jour, Alice, en entrant dans mon bureau pour m’apporter du courrier, me dit :

— Vous devriez mettre une photo de profil.

— Une photo de mon profil ? Où ça ?

Elle rit :

— Sur votre profil Facebook. Vous devriez mettre une photo de vous. Je vous ai ajouté comme ami.

— Nous sommes connectés sur Facebook ?

— Si vous acceptez ma demande d’amitié, oui.

Je le fis aussitôt. Je trouvai la démarche amusante. Quand elle fut partie, je parcourus sa page Facebook, je regardai ses photos et je dois avouer que cela fut amusant. Je ne connaissais pas Alice autrement que comme la fille qui m’apportait le courrier. Je découvrais à présent sa famille, ses lieux de prédilection, ses goûts de lecture. Je découvrais sa vie. Stephanie m’avait montré comment envoyer des messages et je décidai d’en envoyer un à Alice :

Vous étiez en vacances au Mexique ?

Elle me répondit :

Oui, l’hiver passé.

Je lui dis :

Les photos sont chouettes.

Elle me répondit encore :

Merci.

Ce fut le début d’échanges intellectuellement navrants mais je dois dire addictifs. Des conversations totalement futiles mais qui m’amusaient.

Le soir, alors que d’ordinaire je lisais ou regardais un film avec ma femme, je me mis à avoir des conversations idiotes sur Facebook avec Alice :

MOI : J’ai vu que tu as mis une photo d’un exemplaire du Comte de Monte-Cristo. Tu aimes la littérature française ?

ALICE : J’adore la littérature française. J’ai pris des cours de français à l’université.

MOI : Vraiment ?

ALICE : Oui. Je rêve de devenir écrivain. Et de m’installer à Paris.

MOI : Tu écris ?

ALICE : Oui, je suis en train d’écrire un roman.

MOI : J’adorerais le lire.

ALICE : Peut-être quand je l’aurai terminé. Vous êtes encore au bureau ?

MOI : Non, chez moi. Je viens de terminer de dîner.

Ma femme, qui lisait dans le canapé, s’interrompit pour me demander ce que je faisais.

— Je dois terminer un article, lui répondis-je.

Elle se replongea dans son livre et moi dans mon écran :

ALICE : Vous avez mangé quoi ?

MOI : De la pizza. Et toi ?

ALICE : Je vais aller dîner maintenant.

MOI : Où ça ?

ALICE : Je ne sais pas encore. Je sors avec des amies.

MOI : Alors, bonne soirée.

L’échange s’arrêta ici, elle était probablement sortie. Mais quelques heures plus tard, alors que je m’apprêtais à aller me coucher, j’eus la curiosité d’un dernier tour sur Facebook et je vis qu’elle m’avait répondu :

ALICE : Merci.

J’avais envie de relancer la conversation.

MOI : Ta soirée était bien ?

ALICE : Bof, ennuyeuse. J’espère que vous passez une bonne soirée.

MOI : Pourquoi ennuyeuse ?

ALICE : Je m’ennuie un peu avec les gens de mon âge. Je préfère être avec des gens plus mûrs.

Ma femme m’appela depuis la chambre.

— Steve, tu viens te coucher ?

— J’arrive.

Mais je me laissai prendre dans la discussion, et je restai en ligne avec Alice jusqu’à 3 heures du matin.


Quelques jours plus tard, alors que je me rendais avec ma femme au vernissage d’une exposition de peinture, je tombai nez à nez avec Alice au buffet. Elle portait une robe courte et des talons : elle était magnifique.

— Alice ? m’étonnai-je. Je ne savais pas que tu venais.

— Moi, je savais que vous veniez.

— Comment ?

— Vous avez reçu l’invitation à cette soirée sur Facebook et vous avez répondu que vous viendriez.

— Et tu peux voir ça sur Facebook ?

— Oui, on voit tout sur Facebook.

Je souris, amusé.

— Qu’est-ce que tu bois ? lui demandai-je.

— Un martini.

Je passai commande pour elle, puis je demandai deux verres de vin.

— Vous êtes avec quelqu’un ? s’enquit Alice.

— Avec ma femme. Elle m’attend d’ailleurs, je vais aller la rejoindre.

Alice eut une mine déçue.

— Tant pis pour moi, me dit-elle.

Ce soir-là, en rentrant du vernissage, un message m’attendait sur Facebook.

J’aimerais tellement pouvoir boire un verre seule avec vous.

Après une longue hésitation, je répondis :

Demain à 16 heures au bar du Plaza ?

Je ne sais pas quelle idée saugrenue me prit de suggérer à la fois ce verre et le Plaza. Le verre, sans doute, parce que j’étais attiré par Alice et que l’idée que je puisse plaire à une belle femme de 25 ans me flattait. Le Plaza, certainement parce que c’était le dernier lieu à New York où j’irais prendre un verre : l’endroit n’était pas du tout mon genre et il était situé à l’opposé de mon quartier. Je ne risquais donc pas d’y croiser quelqu’un. Non pas que je m’imaginais qu’il allait se passer quoi que ce soit avec Alice, mais je ne voulais pas que les gens se l’imaginent. À 16 heures, au Plaza, je serais vraiment tranquille.

En pénétrant dans le bar, j’étais nerveux et excité à la fois. Elle m’attendait déjà, lovée dans un fauteuil. Je lui demandai ce qu’elle voulait et elle me répondit : « Vous, Steven. »

Une heure plus tard, complètement ivre de champagne, je lui faisais l’amour dans une chambre du Plaza. Ce fut un moment d’une intensité folle. Je crois que je n’avais jamais vécu ça avec ma propre femme.

Il était 22 heures lorsque je rentrai chez moi, les sens en émoi, le cœur battant, chamboulé par ce que je venais de vivre. Je gardais les images de ce corps que j’avais pénétré, de ces seins si fermes que j’avais attrapés, de cette peau qui s’était offerte à moi. Je ressentais en moi une excitation adolescente. Je n’avais jamais trompé ma femme auparavant. Je n’avais jamais imaginé tromper ma femme un jour. J’avais toujours jugé très sévèrement ceux de mes amis ou collègues qui avaient eu une aventure extraconjugale. Mais en entraînant Alice dans cette chambre d’hôtel, je n’y avais même pas pensé. Et j’en étais ressorti avec une seule idée en tête : recommencer. Je me sentais tellement bien que je trouvais qu’il n’y avait rien de mal à tromper sa femme. Je n’avais même pas l’impression d’avoir fauté. J’avais vécu. Tout simplement.

En poussant la porte de mon appartement, ma femme me tomba dessus :

— Où étais-tu, Steven ? J’étais morte d’inquiétude.

— Désolé, grosse urgence à la Revue, j’ai cru que je finirais plus tôt.

— Mais enfin, je t’ai laissé au moins dix messages. Tu aurais pu appeler, me reprocha-t-elle. J’étais sur le point de prévenir la police.

J’allai dans la cuisine pour fouiller le frigo. Je crevais de faim. Je trouvai une assiette de restes que je fis réchauffer et je mangeai à même le comptoir. Ma femme, elle, s’activait entre la table et l’évier, à ranger tout le petit merdier laissé par nos enfants. Je ne me sentais toujours pas coupable. Je me sentais bien.


Le lendemain matin, en débarquant dans mon bureau avec le courrier du jour, Alice, d’un air mutin, me donna du « Bonjour, monsieur Bergdorf ».

— Alice, murmurai-je, il faut absolument que je te revoie.

— J’en ai envie aussi, Steven. Tout à l’heure chez moi ?

Elle nota son adresse sur un morceau de papier et le déposa sur une pile de lettres.

— J’y serai à 18 heures. Viens quand tu veux.

Je passai la journée dans un état de surexcitation totale. Quand il fut enfin l’heure, je pris un taxi en direction de la 100e Rue, où elle vivait. Je m’arrêtai deux blocs avant pour trouver des fleurs de supermarché. Le bâtiment était vétuste, étriqué. L’interphone de l’entrée était cassé mais la porte ouverte. Je montai les deux étages à pied puis parcourus un couloir étroit jusqu’à trouver l’appartement. Il y avait deux noms sur la sonnette, auxquels je ne fis pas attention, mais je fus inquiet qu’il puisse y avoir quelqu’un d’autre dans l’appartement. Quand Alice m’ouvrit, à moitié nue, je compris que non.

— Tu as un colocataire ? demandai-je malgré tout, soucieux de ne pas être vu.

— On s’en fout, elle n’est pas là, me répondit Alice en m’attrapant par le bras pour me faire entrer et en refermant la porte du bout du pied.

Elle m’entraîna dans sa chambre où je restai jusque tard dans la soirée. Et je recommençai le lendemain, et le jour d’après. Je ne pensais qu’à elle, je ne voulais qu’elle. Alice, tout le temps. Alice partout.

Après une semaine, elle me proposa de la retrouver au bar du Plaza, comme la première fois. Je trouvai l’idée formidable : j’y réservai une chambre et je prévins ma femme que je devais aller à Washington et que j’y passerais la nuit. Elle ne se doutait de rien : tout me semblait tellement simple.

Nous nous soûlâmes au bar avec du champagne grand cru et nous dînâmes à la Palmeraie. J’ignore pourquoi, mais j’avais envie de l’impressionner. C’était peut-être l’effet du Plaza. Ou peut-être c’était le fait de me sentir plus libre. Avec ma femme c’était budget, budget, budget. Il fallait toujours faire attention : les courses, les sorties, les achats. La moindre dépense était soumise à délibération. Nos vacances d’été étaient d’ailleurs toujours fixées, d’année en année : nous les passions dans le pavillon en planches proche du lac Champlain que possédaient les parents de ma femme, et dans lequel nous allions nous entasser avec la famille de ma belle-sœur. J’avais souvent proposé de changer de destination, mais ma femme me disait : « Les enfants aiment aller là-bas. Ils passent du temps avec leurs cousins. On peut y aller en voiture, c’est pratique et puis on n’a pas besoin de payer pour un hôtel. Pourquoi faire des dépenses inutiles ? »

Dans ce Plaza qui me semblait déjà presque familier, dînant en tête à tête avec cette fille de 25 ans, je songeai que ma femme ne savait pas vivre.

— Stevie, tu m’écoutes ? me demanda Alice, en décortiquant son homard.

— Je n’écoute que toi.

Le sommelier remplit nos verres d’un vin au prix absurde. La bouteille était terminée et j’en commandai aussitôt une nouvelle. Alice me dit :

— Tu sais ce que j’aime chez toi, Stevie : tu es un homme, un vrai, avec des couilles, des responsabilités, du pognon. J’en peux plus de ces petits puceaux qui comptent leurs dollars et m’emmènent à la pizzeria. Toi, tu sais baiser, tu sais vivre, tu me rends heureuse. Tu vas voir comment je vais te remercier.

Non seulement Alice me rendait heureux, mais elle me sublimait. Je me sentais puissant à ses côtés, je me sentais homme quand je l’emmenais faire les boutiques et que je la gâtais. J’avais l’impression d’être enfin l’homme que j’avais toujours voulu être.

Je pouvais dépenser sans trop me préoccuper de mes finances : j’avais un peu d’argent de côté, un compte dont je n’avais pas parlé à ma femme et qui était crédité des remboursements de frais de la Revue auxquels je n’avais jamais touché et qui avaient constitué, au fil des années, un capital de quelques milliers de dollars.

*

On dit bientôt de moi que j’avais changé. J’avais l’air plus sûr, plus heureux, on me remarquait davantage. Je m’étais mis au sport, j’avais minci et j’avais utilisé cette excuse pour rajeunir un peu ma garde-robe, accompagné par Alice.

— Quand as-tu eu le temps de faire des achats ? me demanda ma femme lorsqu’elle remarqua mes nouveaux vêtements.

— Une boutique proche du bureau. J’en avais vraiment besoin, je suis ridicule dans mes pantalons trop grands.

Elle eut une moue :

— On dirait que tu veux faire jeune.

— Je n’ai pas encore 50 ans, je suis encore jeune, non ?

Ma femme ne comprenait rien. Quant à moi, je n’avais jamais vécu une histoire d’amour pareille, car c’était bien d’amour qu’il s’agissait. J’étais tellement entiché d’Alice que je songeai rapidement à divorcer de ma femme. Je ne voyais mon avenir qu’avec Alice. Elle me faisait rêver. Je m’imaginais même vivre dans son tout petit appartement, s’il le fallait. Mais ma femme ne se doutant d’absolument rien, je décidai de ne pas précipiter les choses : pourquoi me créer des complications alors que tout fonctionnait à merveille ? Je préférais consacrer mon énergie et surtout mon argent à Alice : notre train de vie commençait à me coûter cher, mais je m’en fichais complètement. Ou alors, je ne voulais pas y prêter attention. J’aimais tellement lui faire plaisir. Pour y parvenir, je dus prendre une nouvelle carte de crédit, avec un plafond de dépenses plus élevé, de même que je m’organisai pour faire passer une partie de nos dîners en notes de frais de la Revue. Il n’y avait pas de problèmes, il n’y avait que des solutions.

Début mai 2013, je reçus, à la Revue, une lettre de la mairie d’Orphea m’offrant de venir passer un week-end dans les Hamptons à leurs frais, en échange de la publication d’un article sur le festival de théâtre dans le prochain numéro de la Revue, censé paraître fin juin. Soit juste à temps pour drainer encore des spectateurs. La mairie redoutait visiblement une affluence limitée, et s’engageait même à acheter trois pages de publicité dans la Revue.

Il y avait un moment que je songeais à organiser quelque chose de spécial pour Alice. Je rêvais de l’emmener quelque part pour un week-end romantique. Jusque-là, je voyais mal comment je pouvais le faire avec ma femme et mes enfants sur le dos, mais cette invitation changeait la donne.

Quand j’annonçai à ma femme que je devais me rendre à Orphea pour le week-end dans le cadre d’un article, elle me réclama de pouvoir m’accompagner.

— Trop compliqué, dis-je.

— Compliqué ? Je demande à ma sœur de garder les enfants. Ça fait des lustres qu’on n’a pas passé un week-end ensemble, en amoureux.

J’aurais voulu répondre que c’était justement un week-end en amoureux, mais avec une autre. Je me contentai d’une explication embrouillée :

— Tu sais bien que c’est très compliqué de mélanger le boulot et le privé. Ça va faire jaser tout le monde à la rédaction, et je ne te parle même pas du service comptabilité qui n’aime pas ça et va me faire une misère pour chaque note de frais de repas.

— Je paierai ma part, m’assura ma femme. Allez, Steven, ne sois pas si têtu, enfin !

— Non, c’est impossible. Je ne peux pas faire les choses à ma guise. Ne complique pas tout, Tracy.

Compliquer les choses ? Qu’est-ce que je complique ? Steven, c’est l’occasion de nous retrouver, de passer deux jours dans un bel hôtel.

— Ce n’est pas très marrant, tu sais. C’est un voyage de boulot. Crois-moi, je n’y vais pas de gaieté de cœur.

— Alors, pourquoi tiens-tu absolument à y aller ? Toi qui m’as toujours soutenu que tu ne remettrais plus jamais les pieds à Orphea ? Tu n’as qu’à envoyer quelqu’un d’autre à ta place. Tu es le rédacteur en chef, après tout.

— Justement parce que je suis le rédacteur en chef. Je dois y aller.

— Tu sais, Steven, depuis quelque temps, tu n’es plus le même : tu ne me parles plus, tu ne me touches plus, je ne te vois plus, tu t’occupes à peine des enfants et même quand tu es avec nous c’est comme si tu n’étais pas là. Qu’est-ce qui se passe, Steven ?

Nous nous disputâmes un long moment. Le plus étrange pour moi était que nos disputes me laissaient à présent indifférent. Je n’avais rien à fiche de l’avis de ma femme, ni de son mécontentement. Je me sentais en position de force : elle n’avait qu’à s’en aller si elle n’était pas contente. J’avais une autre vie qui m’attendait ailleurs, avec une jeune femme dont j’étais follement épris, et je me disais souvent en parlant de mon épouse : « Si elle me fait trop chier cette conne, je divorce. »

Le lendemain soir, prétendant à ma femme devoir me rendre à Pittsburgh pour une entrevue avec un grand écrivain, je retins une chambre au Plaza — auquel j’avais totalement pris goût — et invitai Alice à me rejoindre pour dîner à la Palmeraie et passer la nuit ensemble. J’en profitai pour lui annoncer la bonne nouvelle de notre week-end à Orphea, ce fut une soirée magique.

Mais le jour d’après, au moment de quitter l’hôtel, le réceptionniste m’indiqua que ma carte de crédit était refusée, faute de solde suffisant. Je sentis mon ventre se nouer et des sueurs froides monter en moi. Heureusement, Alice était déjà partie à la Revue et n’assista pas à ce moment d’embarras. Je téléphonai immédiatement à ma banque pour obtenir des explications et, à l’autre bout du fil, l’employé m’expliqua :

— Votre carte a atteint son plafond de 10 000 dollars, monsieur Bergdorf.

— Mais j’ai contracté une autre carte chez vous.

— Oui, votre carte Platinum. Le plafond est à 25 000 dollars mais il est atteint aussi.

— Alors renflouez la carte avec le compte associé.

— Il est en négatif de 15 000 dollars.

Je fus pris de panique.

— Êtes-vous en train de me dire que j’ai 45 000 dollars de découvert chez vous ?

— 58 480 dollars pour être précis, monsieur Bergdorf. Car il y a encore 10 000 dollars sur votre autre carte de crédit ainsi que les intérêts dus.

— Et pourquoi ne m’avez-vous pas prévenu plus tôt ? éructai-je.

— La gestion de vos finances ne nous regarde pas, monsieur, me répondit l’employé sans se départir de son calme.

Je traitai le type d’idiot et songeai que ma femme ne m’aurait jamais laissé me mettre dans une situation pareille. C’était toujours elle qui faisait attention au budget. Je décidai de repousser le problème à plus tard : rien ne devait gâcher mon week-end avec Alice, et comme le type de la banque m’informa que j’avais droit à une nouvelle carte de crédit, j’acceptai aussitôt.

Il fallait néanmoins que je fasse attention à mes dépenses et surtout que je paie ma nuit au Plaza, ce que je fis en utilisant la carte de la Revue. Ce fut la première d’une série d’erreurs que j’allais commettre.

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