Sur la marina d’Orphea, je buvais un café avec Anna en attendant Derek.
— Donc, tu as finalement laissé Kirk Harvey en Californie ? me demanda Anna après que je lui eus raconté ce qui s’était passé à Los Angeles.
— Ce type est un menteur, dis-je.
Derek arriva finalement. Il semblait préoccupé.
— Le major McKenna est furieux contre toi, me dit-il. Après ce que tu as fait à Harvey, tu es à deux doigts de te faire virer. Tu ne dois l’approcher sous aucun prétexte.
— Je sais, répondis-je. Aucun risque, de toute façon. Kirk Harvey est à Los Angeles.
— Le maire veut nous voir, dit alors Anna. J’imagine qu’il veut nous passer un savon.
À voir le regard que me lança le maire Brown lorsque nous pénétrâmes dans son bureau, je compris qu’Anna avait raison.
— J’ai été informé de ce que vous avez fait à ce pauvre Kirk Harvey, capitaine Rosenberg. C’est indigne de votre fonction.
— Ce type voulait tous nous mener en bateau, il n’a pas la première information valable concernant l’enquête de 1994.
— Vous le savez parce qu’il n’a pas parlé sous la torture ? ironisa le maire.
— Monsieur le maire, j’ai perdu mes nerfs et je le regrette, mais…
Le maire Brown ne me laissa pas terminer.
— Vous me révulsez, Rosenberg. Et vous êtes prévenu. Si vous ne touchez ne serait-ce qu’un cheveu de cet homme, je vous détruirai.
À cet instant, l’assistante de Brown, par l’interphone, annonça l’entrée imminente de Kirk Harvey.
— Vous l’avez fait venir quand même ? m’étonnai-je, stupéfait.
— Sa pièce est extraordinaire, se justifia le maire.
— Mais c’est une arnaque ! m’écriai-je.
La porte du bureau s’ouvrit soudain et Kirk Harvey apparut. Aussitôt qu’il me vit, il se mit à hurler :
— Cet homme n’a pas le droit d’être ici en ma présence ! Il m’a tabassé sans raison !
— Kirk, tu n’as rien à craindre de cet homme, lui assura le maire Brown. Tu es sous ma protection. Le capitaine Rosenberg et ses collègues s’en allaient justement.
Le maire nous pria de partir et nous obéîmes, pour ne pas envenimer la situation.
Juste après notre départ, Meta Ostrovski arriva à son tour dans le bureau du maire. Pénétrant dans la pièce, il toisa Harvey un instant avant de se présenter :
— Meta Ostrovski, critique le plus craint et le plus célèbre de ce pays.
— Oh, mais je te connais, toi ! le fusilla Kirk du regard. Poison ! Batracien ! Tu m’as rabaissé plus bas que terre il y a vingt ans.
— Ah, je n’oublierai jamais la nullité de ta pièce scélérate qui nous a cassé les oreilles tous les soirs du festival après Oncle Vania ! Ton spectacle était si affreux que les rares spectateurs en ont perdu la vue !
— Avale ta langue, je viens d’écrire la plus grande pièce de théâtre de ces cent dernières années !
— Comment oses-tu t’auto-congratuler ? s’éleva Ostrovski. Seul un Critique peut décider du bon et du mauvais. J’ai seul qualité pour décider de ce que vaut ta pièce. Et mon jugement sera implacable !
— Et vous allez dire que c’est une pièce extraordinaire ! explosa le maire Brown, rouge de colère, en s’interposant entre les deux. Dois-je vous rappeler notre accord, Ostrovski ?
— Vous m’aviez parlé d’une pièce prodigieuse, Alan ! protesta Ostrovski. Pas de la dernière horreur signée Kirk Harvey !
— Qui t’a invité, ramassis de bile gastrique ? se rebiffa Harvey.
— Comment oses-tu me parler ? s’offusqua Ostrovski, portant ses mains à sa bouche. Je peux ruiner ta carrière d’un claquement de doigts !
— Vous allez bientôt arrêter vos conneries, tous les deux ! hurla Brown. Est-ce le spectacle que vous allez offrir aux journalistes ?
Le maire avait crié tellement fort que les murs avaient tremblé. Un silence de mort régna soudain. Ostrovski comme Harvey prirent un air penaud et regardèrent leurs chaussures. Le maire rajusta le col de sa veste et, d’un ton qu’il s’efforça de vouloir apaisé, il demanda à Kirk :
— Où est le reste de la troupe ?
— Il n’y a pas encore d’acteurs, répondit Harvey.
— Comment ça, pas encore d’acteurs ?
— Je vais faire le casting ici, à Orphea, lui expliqua Harvey.
Brown écarquilla les yeux, atterré :
— Comment ça, faire le casting ici ? La première de la pièce est dans quinze jours !
— Ne t’en fais pas, Alan, le rassura Harvey. Je vais tout préparer durant le week-end. Auditions lundi, première répétition jeudi.
— Jeudi ? s’étrangla Brown. Mais cela ne te laissera que neuf jours pour monter la pièce qui doit être le fleuron de ce festival ?
— C’est plus qu’assez. J’ai répété la pièce pendant vingt ans. Fais-moi confiance, Alan, cette pièce va faire tellement de bruit qu’on parlera de ton festival merdique aux quatre coins du pays.
— Ma parole, les années t’ont rendu complètement tapé, Kirk ! hurla Brown, hors de lui. J’annule tout ! Je peux supporter l’échec, mais pas l’humiliation.
Ostrovski se mit à ricaner et Harvey sortit de sa poche une feuille de papier froissée qu’il déplia et agita sous les yeux du maire :
— Tu as signé une promesse, fils d’une effeuilleuse ! Tu es tenu de me laisser jouer !
À cet instant, une employée de la mairie ouvrit la porte de l’intérieur :
— Monsieur le maire, la salle de presse est pleine de journalistes qui commencent à s’impatienter. Ils réclament tous la grande annonce.
Brown soupira : il ne pouvait plus reculer.
Steven Bergdorf entra dans l’hôtel de ville et s’annonça à l’accueil pour qu’on le conduise à la salle de presse. Il s’appliqua à donner son nom à l’employée, demanda s’il fallait signer un registre, s’assura que le bâtiment était équipé de caméras de sécurité qui le filmaient : cette conférence de presse serait son alibi. C’était le grand jour : il allait tuer Alice.
Ce matin-là, il était parti de chez lui comme s’il allait au travail. Il avait simplement mentionné à sa femme qu’il prenait la voiture pour se rendre à une conférence de presse en banlieue. Il était passé prendre Alice chez elle : quand il avait mis sa valise dans le coffre, elle n’avait pas remarqué qu’il n’avait pas de bagages. Elle s’était vite assoupie, et elle avait finalement dormi pendant tout le trajet, blottie contre lui. Et rapidement, les pensées meurtrières de Steven s’étaient estompées. Il l’avait trouvée tellement attendrissante dans son sommeil : comment avait-il pu même songer à la tuer ? Il finit par rire de lui-même : il ne savait même pas comment tuer quelqu’un ! À mesure qu’il avalait des kilomètres, son humeur changea : il était content d’être là, avec elle. Il l’aimait, même si ça ne marchait plus entre eux. Profitant de la route pour cogiter, il avait finalement décidé de rompre aujourd’hui même. Ils iraient se promener sur la marina, il lui expliquerait qu’ils ne pouvaient plus continuer ainsi, qu’ils devaient se séparer, et elle comprendrait. Et puis, s’il sentait, lui, que ce n’était plus comme avant entre eux, Alice le ressentait aussi forcément. Ils étaient adultes. Ce serait une séparation en bons termes. Ils retourneraient à New York en fin de journée et tout serait rentré dans l’ordre. Ah, comme il lui tardait d’être ce soir ! Il avait besoin de retrouver le calme et la stabilité de sa vie de famille. Il n’avait qu’une hâte : retrouver les vacances dans le pavillon du lac Champlain et que sa femme s’occupe des dépenses comme elle l’avait toujours fait avec tant de diligence.
Alice s’était réveillée au moment où ils arrivaient à Orphea.
— Bien dormi ? lui avait demandé gentiment Steven.
— Pas assez, je suis crevée. Je me réjouis de faire une sieste à l’hôtel. Leurs lits sont tellement confortables. J’espère qu’on aura la même chambre que l’année passée. C’était la 312. Tu leur demanderas, hein, Stevie ?
— L’hôtel ? s’était étranglé Steven.
— Bah oui ! J’espère qu’on descend au Palace du Lac. Oh, Stevie, pitié, ne me dis pas que tu as fait le vilain radin et que tu as pris un motel de plouc ! Je ne pourrais pas supporter l’idée d’un vulgaire motel.
Steven, l’estomac noué, s’était rangé sur le bas-côté et avait coupé le moteur.
— Alice, avait-il dit d’un ton déterminé, il faut qu’on parle.
— Qu’est-ce qui t’arrive, Stevie chou ? Tu es tout pâle.
Il prit une grande respiration et se lança :
— Je n’ai pas prévu de passer le week-end avec toi. Je veux rompre.
Il se sentit aussitôt beaucoup mieux de lui avoir tout avoué. Elle le regarda d’un air surpris, puis éclata de rire.
— Oh Stevie, je t’ai presque cru ! Mon Dieu, tu m’as fait peur l’espace d’un instant.
— Je ne plaisante pas, Alice, lui asséna Steven. Je n’ai même pas pris de bagages avec moi. Je suis venu ici pour rompre avec toi.
Alice se retourna sur son siège et remarqua qu’il n’y avait effectivement que sa valise dans le coffre.
— Steven, qu’est-ce qui te prend ? Et pourquoi m’avoir dit que tu m’emmenais en week-end si c’est pour rompre ?
— Parce que, hier soir, je croyais t’emmener en week-end. Mais finalement j’ai compris qu’il fallait arrêter cette relation. C’est devenu toxique.
— Toxique ? Mais de quoi tu parles, Stevie ?
— Alice, tout ce qui t’intéresse, ce sont ton livre et les cadeaux que je te fais. On fait à peine l’amour. Alice, tu as assez profité de moi.
— Alors quoi, il n’y a que le cul qui t’intéresse, Steven ?
— Alice, ma décision est prise. Ça ne sert à rien d’ergoter. D’ailleurs je n’aurais jamais dû venir jusqu’ici. Rentrons à New York.
Il redémarra et amorça un début de manœuvre pour faire demi-tour.
— L’adresse e-mail de ta femme, c’est bien tracy.bergdorf@lightmail.com ? avait alors demandé Alice d’un ton calme tout en se mettant à pianoter sur son téléphone portable.
— Comment as-tu eu son adresse ? s’écria Steven.
— Elle a droit de savoir ce que tu m’as fait. Tout le monde saura.
— Tu ne peux rien prouver !
— Ça sera à toi de prouver que tu n’as rien fait, Stevie. Tu sais très bien comment ça marche. J’irai voir la police, je leur montrerai tes messages sur Facebook. Comment tu m’as piégée, comment tu m’as fixé rendez-vous un jour au Plaza, où tu m’as enivrée avant d’abuser de moi dans une chambre de l’hôtel. Je leur dirai que j’étais sous ton emprise, et que je n’ai pas osé en parler jusque-là à cause de ce que tu as fait à Stephanie Mailer ?
— Ce que j’ai fait à Stephanie ?
— Comment tu as abusé d’elle, avant de la chasser quand elle a voulu rompre !
— Mais je n’ai jamais rien fait de tel !
— Prouve-le ! avait hurlé Alice d’un regard noir. Je dirai à la police que Stephanie s’était confiée à moi, qu’elle m’avait dit ce que tu lui avais fait subir, et qu’elle avait peur de toi. Est-ce que la police n’était pas dans ton bureau, mardi, Stevie ? Oh, mon Dieu, j’espère que tu n’es pas déjà sur la liste de leurs suspects ?
Steven, pétrifié, avait posé sa tête sur le volant. Il était complètement coincé. Alice lui avait tapoté sur l’épaule de façon condescendante, avant de lui murmurer à l’oreille :
— Maintenant tu vas faire demi-tour, Stevie, et tu vas m’emmener au Palace du Lac. Chambre 312, tu te souviens ? Tu vas me faire passer un week-end de rêve, comme tu me l’as promis. Et si tu es gentil, je te laisserai peut-être dormir dans le lit et pas sur la moquette.
Steven n’avait pas eu d’autre choix que d’obéir. Il s’était rendu au Palace du Lac. Complètement à sec, il avait donné la carte de crédit de la Revue comme garantie pour son séjour. La chambre 312 était une suite, facturée 900 dollars par nuit. Alice avait envie de faire une sieste, et il l’avait laissée au Palace pour se rendre à la conférence de presse du maire à l’hôtel de ville. Sa présence là-bas pourrait déjà justifier l’utilisation de la carte de crédit de la Revue, si la comptabilité lui posait des questions. Et surtout, la police, si elle venait l’interroger une fois qu’on aurait retrouvé le corps d’Alice. Il dirait qu’il était là pour la conférence de presse — ce que tout le monde pourrait confirmer — et qu’il ignorait qu’Alice s’y trouvait aussi. Traversant les couloirs de la mairie jusqu’à la salle de presse, il essayait de trouver un bon moyen de la tuer. Pour l’instant il songeait à de la mort-aux-rats dans sa nourriture. Mais cela impliquait qu’on ne l’ait pas vu en public avec Alice, or ils étaient arrivés ensemble au Palace. Il comprit que son alibi était déjà tombé à l’eau : les employés du Palace les avaient vus arriver ensemble.
Un employé municipal lui fit un signe, l’arrachant à ses réflexions, et le fit entrer dans une salle bondée, dans laquelle des journalistes écoutaient attentivement le maire Brown terminer son introduction :
« Et c’est la raison pour laquelle je suis très heureux de vous annoncer que c’est La Nuit noire, la toute nouvelle création du metteur en scène Kirk Harvey, qui sera jouée en avant-première mondiale au festival d’Orphea. »
Il était assis à une longue table, face à l’auditoire. Steven remarqua, à son plus grand étonnement, que Meta Ostrovski se tenait à gauche, et à sa droite Kirk Harvey qui, la dernière fois qu’il l’avait vu, officiait en ville en qualité de chef de la police. Ce dernier prit la parole à son tour :
— Cela fait vingt ans que je prépare La Nuit noire et je suis très fier que le public puisse enfin découvrir ce bijou, qui suscite déjà l’enthousiasme le plus absolu parmi les plus importants critiques du pays, dont le légendaire Meta Ostrovski, ici présent pourra nous dire tout le bien qu’il pense de cette œuvre.
Ostrovski, songeant à ses vacances au Palace du Lac payées par les contribuables d’Orphea, sourit en opinant du chef à la foule des photographes qui le mitraillaient.
— Grande pièce, mes amis, très grande pièce, assura-t-il. D’une qualité rare. Et vous savez que je suis avare en compliments. Mais alors là, c’est quelque chose ! Le renouveau du théâtre mondial !
Steven se demanda ce qu’Ostrovski pouvait bien fiche ici. Sur l’estrade, Kirk Harvey, galvanisé par le bon accueil qu’on lui faisait, enchaîna :
— Si cette pièce est aussi exceptionnelle, dit-il, c’est parce qu’elle va être interprétée par des acteurs issus de la population de la région. J’ai refusé les plus grands acteurs de Broadway et d’Hollywood pour offrir leur chance aux habitants d’Orphea.
— Vous voulez dire des amateurs ? l’interrompit Michael Bird, présent dans l’assistance.
— Ne soyez pas grossier, s’agaça Kirk. Je veux dire : des acteurs vrais ! lui répondit Kirk.
— Une troupe amateur et un metteur en scène inconnu, le maire Brown frappe fort ! répliqua sèchement Michael Bird.
Des rires fusèrent et une rumeur envahit la salle. Le maire Brown, bien décidé à sauver les meubles, déclara alors :
— Kirk Harvey propose une performance extraordinaire.
— Les performances, ça enquiquine tout le monde, lui rétorqua une journaliste d’une station de radio locale.
— La grande annonce se transforme en grande arnaque, regretta Michael Bird. Je crois que cette pièce n’a rien de sensationnel. Le maire Brown tente par tous les moyens de sauver son festival et surtout son élection cet automne, mais personne n’est dupe !
Kirk s’écria alors :
— Si cette pièce est exceptionnelle, c’est parce qu’elle va être l’occasion de révélations fracassantes ! Toute la lumière n’a pas été faite sur le quadruple meurtre de 1994. En me laissant jouer ma pièce, le maire Brown permettra de lever le voile et de découvrir toute la vérité.
L’assemblée était désormais captivée.
— Nous avons passé un accord, Kirk et moi, expliqua le maire Brown, qui aurait préféré taire ce détail mais avait trouvé là un moyen de convaincre les journalistes. En échange de pouvoir jouer sa pièce, Kirk livrera toutes les informations en sa possession à la police.
— Le soir de la première, précisa Kirk. Je ne divulguerai rien avant, hors de question qu’une fois la police au courant, on m’interdise de jouer mon chef-d’œuvre.
— Le soir de la première, répéta Brown. J’espère que le public viendra donc nombreux pour soutenir cette pièce qui permettra le rétablissement de la vérité.
À ces mots, il y eut un instant de silence médusé, au bout duquel les journalistes, sentant qu’ils tenaient là une information de premier ordre, se mirent soudain à s’agiter bruyamment.
Dans son bureau du commissariat d’Orphea, Anna avait fait installer une télévision et un lecteur de cassette VHS.
— On a récupéré la vidéo du spectacle de 1994 chez Buzz Leonard, m’expliqua-t-elle. On voudrait la visionner, en espérant y déceler quelque chose.
— Votre visite à Buzz Leonard a-t-elle été productive ? demandai-je.
— Très, me répondit Derek d’un ton enthousiaste. D’abord, Leonard a parlé d’une altercation entre Kirk Harvey et le maire Gordon. Harvey voulait jouer sa pièce pendant le festival et Gordon lui aurait dit : « Moi vivant, vous ne jouerez pas cette pièce. » Puis le maire Gordon a été assassiné et Harvey a pu jouer sa pièce.
— Il aurait tué le maire ? interrogeai-je.
Derek n’était pas convaincu.
— Je ne sais pas, me dit-il. Ça me semble un peu gros de tuer le maire, sa famille et une pauvre joggeuse, tout ça pour une pièce.
— Harvey était chef de la police, fit observer Anna. Meghan l’aurait forcément reconnu en le voyant sortir de chez les Gordon et il n’aurait pas eu d’autre choix que de la tuer elle aussi. Ça se tient.
— Eh quoi ! lui opposa Derek, avant de commencer sa pièce, le 26 juillet, Harvey va prendre le micro et annoncer à la salle : « Mesdames et messieurs, c’est moi qui ai massacré tout le monde. »
Je ris en imaginant cette scène.
— Kirk Harvey est suffisamment cinglé pour nous faire un coup de ce genre, dis-je.
Derek examina le tableau magnétique sur lequel nous ajoutions les éléments au fur et à mesure de l’enquête.
— On sait désormais que l’argent du maire correspondait à des pots-de-vin versés par des entrepreneurs de la région et non pas par Ted Tennenbaum, dit-il. Mais du coup, si elles n’étaient pas destinées au maire, je voudrais bien savoir à quoi correspondaient les grosses sorties d’argent de Tennenbaum.
— Par contre, poursuivis-je, il y a toujours la question de son véhicule dans la rue, plus ou moins au moment des meurtres. C’était bien sa camionnette, notre témoin était formel. Est-ce que Buzz Leonard a pu vous confirmer que Ted Tennenbaum s’était bien absenté du Grand Théâtre à l’heure des meurtres, comme nous l’avions établi à l’époque ?
— Oui, Jesse, il l’a bien confirmé. Par contre, il apparaît qu’il n’est pas le seul à avoir mystérieusement disparu l’espace d’une demi-heure. Figure-toi que Charlotte, qui jouait dans la troupe, et qui était également la petite amie de Kirk Harvey…
— La sublime petite copine qui l’a quittée ?
— Elle-même. Eh bien, Buzz Leonard assure qu’elle s’est absentée avant 19 heures et jusqu’à 19 heures 30. Soit au moment des meurtres. Elle est revenue avec les chaussures trempées.
— Tu veux dire trempées comme l’était la pelouse du maire Gordon à cause de sa conduite percée ? dis-je.
— Exactement, sourit Derek, amusé que je me souvienne de ce détail. Mais attends, ce n’est pas tout : la Charlotte en question, elle a quitté Harvey pour Alan Brown. Ça a été le grand amour et ils ont fini par se marier. Ils le sont toujours d’ailleurs.
— Ça alors ! soufflai-je.
Je contemplai les documents trouvés dans le garde-meuble de Stephanie et collés au mur. Il y avait son billet d’avion pour Los Angeles et l’inscription Trouver Kirk Harvey. Ça, c’était fait. Mais Harvey lui en avait-il dit plus qu’à nous ? Mon regard se posa ensuite sur la coupure d’époque de l’Orphea Chronicle, dont la photo à la une, cerclée de rouge, nous montrait Derek et moi, contemplant le drap recouvrant Meghan Padalin, devant la maison du maire Gordon, et juste derrière nous : Kirk Harvey et Alan Brown. Ils se dévisageaient mutuellement. Ou peut-être qu’ils se parlaient. Je regardai encore. Je remarquai alors la main d’Alan Brown. Il semblait faire le chiffre trois. Était-ce un signe pour quelqu’un ? Pour Harvey ? Et en dessous de la photo, l’écriture de Stephanie au stylo rouge qui martelait : Ce que personne n’a vu.
— Qu’est-ce qu’il y a ? me demanda Derek.
Je l’interrogeai :
— Quel est le point commun entre Kirk Harvey et Alan Brown ?
— Charlotte Brown, me répondit-il.
— Charlotte Brown, acquiesçai-je. Je sais qu’à l’époque, les experts assuraient qu’il s’agissait d’un homme, mais auraient-ils pu se tromper ? Une femme serait la meurtrière ? Est-ce cela que nous n’avons pas vu en 1994 ?
Nous nous consacrâmes ensuite au visionnage minutieux de la vidéo de la pièce de 1994. La qualité de l’image n’était pas très bonne et le cadrage se limitait à la scène. On ne voyait pas du tout le public. Mais la captation avait commencé au moment de la partie officielle déjà. On voit alors le maire-adjoint Alan Brown monter sur scène d’un air embarrassé et s’approcher du micro. Il y a un moment de battement. Brown semble avoir chaud. Après une hésitation, il déplie une feuille de papier qu’il a sortie de sa poche et sur laquelle on imagine qu’il a pris des notes à la va-vite depuis son fauteuil. « Mesdames et messieurs, dit-il, je prends la parole à la place du maire Gordon qui est absent ce soir. Je vous avoue que je pensais qu’il serait parmi nous et je n’ai malheureusement pas pu préparer un véritable discours. Je me limiterai donc simplement à souhaiter la bienvenue à… »
— Stop, cria soudain Anna à Derek, pour qu’il mette la cassette en pause. Regardez !
L’image se figea. On voyait Alan Brown, seul sur scène, sa feuille entre les mains. Anna se leva de sa chaise pour aller s’emparer d’une image collée au mur, trouvée également dans le garde-meuble. C’était exactement la même scène : Brown, face au micro, sa feuille entre les mains, que Stephanie avait entourée au feutre rouge.
— Cette image est tirée de la vidéo, dit Anna.
— Alors Stephanie a vu cette vidéo, murmurai-je. Qui la lui a procurée ?
— Stephanie est morte mais elle a toujours un coup d’avance, soupira Derek. Et pourquoi avoir entouré la feuille ?
Nous écoutâmes la suite du discours, mais il ne présentait aucun intérêt. Stephanie avait-elle entouré la feuille pour le discours prononcé par Brown, ou pour ce qui était écrit sur ce morceau de papier ?
Ostrovski marchait sur Bendham Road. Il ne parvenait pas à joindre Stephanie : son téléphone était toujours éteint. Avait-elle changé de numéro ? Pourquoi ne répondait-elle pas ? Il avait décidé d’aller la trouver chez elle. Il suivit les numéros des habitations, vérifiant encore l’adresse exacte, notée dans un carnet en cuir qui ne le quittait jamais. Il arriva finalement devant l’immeuble et s’arrêta, effaré : le bâtiment semblait avoir brûlé et l’accès était barré par des bandes de police.
À cet instant, il avisa une patrouille de police qui remontait lentement la rue et fit signe au policier à l’intérieur.
Au volant du véhicule, le chef-adjoint Montagne s’arrêta et baissa sa vitre.
— Un problème, monsieur ? demanda-t-il à Ostrovski.
— Que s’est-il passé ici ?
— Un incendie. Pourquoi ?
— Je cherche quelqu’un qui vit là. Elle s’appelle Stephanie Mailer.
— Stephanie Mailer ? Mais elle a été assassinée. Vous débarquez d’où ?
Ostrovski resta interdit. Montagne remonta sa vitre et reprit sa route en direction de la rue principale. Sa radio annonça soudain une dispute de couple sur le parking de la marina. Il était tout près. Il annonça à l’opérateur qu’il se rendait immédiatement sur place et enclencha ses gyrophares et sa sirène. Une minute plus tard, il arrivait sur le parking, au milieu duquel était garée une Porsche noire, les deux portières ouvertes : une jeune fille courait vers la jetée, mollement poursuivie par un grand type en âge d’être son père. Montagne donna un coup de sirène retentissant : une nuée de mouettes s’envola et le couple se figea. La fille eut l’air amusée.
— Ah bravo, Dakota ! pesta Jerry Eden. Voilà les flics qui débarquent maintenant ! Ça commence bien !
— Police d’Orphea, vous ne bougez plus ! lui intima Montagne. Nous avons reçu un appel pour une dispute de couple.
— De couple ? répéta l’homme comme s’il tombait des nues. C’est la meilleure celle-là ! C’est ma fille !
— C’est ton père ? demanda Montagne à la jeune fille.
— Malheureusement oui, monsieur.
— Vous arrivez d’où ?
— Manhattan, répondit Jerry.
Montagne contrôla leurs identités et demanda encore à Dakota :
— Et pourquoi est-ce que tu courais comme ça ?
— Je voulais m’enfuir.
— Qu’est-ce que tu fuis ?
— La vie, monsieur.
— Est-ce que ton père t’a violentée ? l’interrogea Montagne.
— Moi, la violenter ? s’exclama Jerry.
— Monsieur, merci de vous taire, lui ordonna sèchement Montagne. Je ne vous ai pas parlé.
Il prit Dakota à l’écart et lui posa à nouveau la question. La jeune fille se mit à pleurer :
— Non, bien sûr que non, mon père ne m’a pas touchée, dit-elle entre deux sanglots.
— Alors pourquoi es-tu dans cet état ?
— Ça fait un an que je suis dans cet état.
— Pourquoi ?
— Oh, ce serait beaucoup trop long à vous expliquer.
Montagne n’insista pas et les laissa repartir.
« Faites des enfants ! » gueula Jerry Eden en claquant la portière de sa voiture, avant de démarrer bruyamment et de quitter le parking. Quelques minutes plus tard, il arrivait avec Dakota au Palace du Lac, où il avait réservé une suite. Dans une longue procession rituelle, des bagagistes les installèrent dans la suite 308.
Dans la suite 310 voisine, Ostrovski, qui venait de rentrer, s’assit sur son lit, tenant un cadre dans ses mains. À l’intérieur, une photo d’une femme, radieuse. C’était Meghan Padalin. Il contempla longuement l’image, puis il murmura : « Je vais découvrir qui t’a fait ça. Je te le promets. » Puis il embrassa le verre qui les séparait.
Dans la suite 312, tandis qu’Alice était dans son bain, Steven Bergdorf, les yeux brillants, était plongé dans ses réflexions : cette histoire d’échange d’une pièce de théâtre contre des révélations policières était absolument unique dans toute l’histoire de la culture. Son instinct lui dictait de rester un peu à Orphea. Non seulement à cause de son excitation journalistique, mais également parce qu’il songeait que quelques jours supplémentaires ici lui laisseraient le temps de régler ses histoires affectives avec Alice. Il sortit sur la terrasse pour téléphoner au calme à son adjoint, Skip Nalan, à la rédaction de la Revue.
— Je serai absent quelques jours pour couvrir l’affaire du siècle, expliqua-t-il à Skip avant de lui détailler ce à quoi il venait d’assister. Un ancien chef de la police devenu metteur en scène joue sa pièce en échange de révélations sur une affaire criminelle vieille de vingt ans et que tout le monde croyait bouclée. Je vais te faire un reportage de l’intérieur, tout le monde s’arrachera cet article, on va tripler nos ventes.
— Prends le temps qu’il te faut, lui répondit Skip. Tu crois que c’est sérieux ?
— Si c’est sérieux ? Tu n’as pas idée. C’est énorme.
Bergdorf appela ensuite sa femme, Tracy, et lui expliqua qu’il serait absent quelques jours pour les mêmes raisons indiquées à Skip un instant plus tôt. Après un moment de silence, Tracy finit par demander, d’une voix inquiète :
— Steven, que se passe-t-il ?
— Une drôle de pièce de théâtre, ma chérie, je viens de te l’expliquer. C’est une opportunité unique pour la Revue, tu sais que les abonnements sont en chute libre en ce moment.
— Non, reprit-elle, je veux dire : que se passe-t-il avec toi ? Quelque chose ne tourne pas rond et je le vois bien. Tu n’es pas le même. La banque a appelé, ils disent que ton compte est à découvert.
— Mon compte ? s’étrangla-t-il.
— Oui, ton compte bancaire, répéta-t-elle.
Elle était trop calme pour savoir que le compte épargne de la famille avait été vidé également. Mais il savait que ce n’était plus qu’une question de temps pour qu’elle le découvre. Il s’efforça de rester calme.
— Oui, je sais, j’ai eu le banquier finalement. C’était une erreur de leur part dans le traitement d’une transaction. Tout va bien.
— Fais ce que tu as à faire à Orphea, Steven. J’espère qu’après, ça ira mieux.
— Ça ira beaucoup mieux, Tracy. Je te le promets.
Il raccrocha. Cette pièce de théâtre était un cadeau du ciel : il allait pouvoir tout régler calmement avec Alice. Il avait été trop brutal avant. Et surtout peu élégant : faire ça dans une voiture. Il allait prendre le temps de tout lui expliquer, et elle comprendrait. Il n’aurait pas besoin de la tuer finalement. Tout allait s’arranger.
Le week-end que je passai en mai 2013 à Orphea avec Alice fut absolument merveilleux, m’inspirant au passage un article dithyrambique pour la Revue, dans lequel j’invitais les lecteurs à se précipiter là-bas et que j’intitulai Le plus petit des grands festivals.
En août, je dus abandonner Alice pour partir passer nos traditionnelles vacances familiales dans le merdique pavillon en bois du lac Champlain. Trois heures de bagnole dans les embouteillages avec mes enfants criards et ma femme de mauvaise humeur, pour découvrir avec effroi, en entrant dans la maison, qu’un écureuil s’était introduit par la cheminée et s’était retrouvé coincé à l’intérieur. Il avait causé des dégâts minimes, rongé quelques pieds de chaises ainsi que les câbles de la télévision, déféqué sur le tapis et il était finalement mort de faim dans le salon. Son petit cadavre avait engendré une puanteur épouvantable dans toute la maison.
Nos vacances avaient commencé par trois heures de ménage intensif.
— On aurait peut-être mieux fait d’aller dans la ville où il fait le mieux vivre au monde ! pesta ma femme, le front en sueur de frotter comme une diablesse le tapis crotté.
Elle m’en voulait encore pour le week-end à Orphea. Et je commençais à me demander si elle ne se doutait pas de quelque chose. J’avais beau me dire que j’étais prêt à divorcer pour Alice, la situation actuelle me convenait : j’étais avec Alice sans pour autant me farcir toutes les emmerdes qu’impliquerait un divorce. Parfois, je songeais que j’étais un lâche. Mais comme tous les hommes, au fond. Si le bon Dieu nous avait donné une paire de couilles, c’était justement parce que nous n’en avions pas.
Ces vacances furent un enfer pour moi. Alice me manquait. Tous les jours, je m’adonnais à de longues séances de « course à pied » pour m’échapper et pouvoir lui téléphoner. Je partais dans la forêt et m’arrêtais au bout d’un quart d’heure. Je m’asseyais sur une souche, face à la rivière, je l’appelais et lui parlais pendant plus d’une heure à chaque fois. Les conversations auraient pu se prolonger davantage si je ne m’étais pas senti obligé de revenir au pavillon, ne pouvant difficilement justifier plus d’une heure et demie d’exercice physique.
Par bonheur, une véritable urgence à la Revue me força à rentrer en bus à New York un jour avant le reste de ma famille. Je disposais d’une nuit de liberté totale avec Alice. Je la passai chez elle. Nous dînâmes de pizzas, dans son lit et fîmes quatre fois l’amour. Elle finit par s’endormir. Il était presque minuit. J’avais soif et je sortis de la chambre, uniquement vêtu d’un t-shirt trop court et de mon caleçon, pour chercher de l’eau à la cuisine. J’y tombai nez à nez avec sa colocataire dont je découvris avec effroi qu’il s’agissait de l’une de mes journalistes : Stephanie Mailer.
— Stephanie ? m’étranglai-je.
— Monsieur Bergdorf ? me dit-elle, aussi étonnée que moi.
Elle me contempla dans ma tenue ridicule et se retint de rire.
— Alors, c’est toi la colocataire ? dis-je.
— Alors, c’est vous le petit copain que j’entends à travers les murs ?
Je me sentis très embarrassé et mon visage devint rouge de honte.
— Vous inquiétez pas, monsieur Bergdorf, me promit-elle en quittant la pièce, je ne dirai rien. Ce que vous faites ne regarde que vous.
Stephanie Mailer était une femme de classe. Lorsque je la revis à la rédaction le lendemain, elle fit comme si rien ne s’était jamais passé. Elle ne le mentionna d’ailleurs plus jamais, dans aucune circonstance. En revanche, je reprochai à Alice de ne pas m’avoir prévenu.
— Quand même, tu aurais pu me dire que tu vivais en colocation avec Stephanie ! lui dis-je en fermant la porte de mon bureau pour qu’on ne nous entende pas.
— Qu’est-ce que ça aurait changé ?
— Je ne serais pas venu chez toi. Tu imagines si quelqu’un apprend pour toi et moi ?
— Eh bien quoi ? Tu as honte de moi ?
— Non, mais je suis ton supérieur hiérarchique. Je pourrais avoir de graves ennuis.
— Tu dramatises tout, Stevie.
— Non, je ne dramatise pas tout ! m’étais-je emporté. D’ailleurs je ne reviendrai plus chez toi, c’est terminé ces gamineries. Nous nous retrouverons ailleurs. Je déciderai d’où.
C’est à ce moment-là, après cinq mois de relation, que tout commença à basculer et que je découvris qu’Alice pouvait être sujette à de terribles colères.
— Comment ça, tu ne veux plus venir chez moi ? Mais pour qui te prends-tu, Stevie ? Tu crois que c’est toi qui décides ?
Nous connûmes notre première dispute, qu’elle conclut par : « Je me suis trompée sur toi, tu n’es pas à la hauteur, Stevie. Tu as des toutes petites couilles de minable, comme tous les hommes de ton espèce. » Elle quitta mon bureau et décida de prendre sur-le-champ la quinzaine de jours de congé qu’il lui restait.
Pendant dix jours, elle ne me donna plus de nouvelles, ni ne répondit à mes appels. Cet épisode m’affecta et me rendit affreusement malheureux. Il me permit surtout de comprendre que je m’étais trompé depuis le début : j’avais l’impression qu’Alice était prête à tout pour moi et pour satisfaire mes désirs, mais c’était exactement le contraire. Elle commandait, je lui obéissais. Je croyais qu’elle était à moi, mais j’étais à elle. Depuis le premier jour, elle dominait totalement notre relation.
Ma femme remarqua que j’étais dans un drôle d’état :
— Que se passe-t-il, mon chéri ? me demanda-t-elle. Tu as l’air très préoccupé.
— Rien, des histoires de boulot.
En réalité, j’étais à la fois terriblement chagriné d’avoir perdu Alice et très inquiet qu’elle me fasse une crasse en révélant notre relation à ma femme et aux collègues de la Revue. Moi qui, un mois plus tôt, fier comme un coq, étais prêt à tout plaquer pour elle, je faisais à présent dans mon froc : j’allais perdre ma famille et mon emploi, et me retrouver sans rien. Ma femme s’efforça de comprendre ce qui ne tournait pas rond, elle se fit tendre et douce, et plus elle était gentille avec moi, plus je songeais que je ne voulais pas la perdre.
Finalement, n’y tenant plus, je décidai de me rendre chez Alice après le travail. Je ne sais pas si c’était par besoin de l’entendre me dire qu’elle ne parlerait jamais de nous à qui que ce soit, ou si c’était l’envie de la revoir. Il était 19 heures lorsque je sonnai à l’interphone de l’immeuble. Aucune réponse. Elle était visiblement absente et je décidai de l’attendre, assis sur les marches qui menaient à la porte d’entrée. J’attendis pendant trois heures, sans bouger. Il y avait bien un petit café en face où j’aurais pu aller me réfugier mais j’avais peur de la rater. Finalement, elle arriva. Je vis sa silhouette sur le trottoir : elle portait un pantalon en cuir et des talons. Elle était sublime. Puis je remarquai qu’elle n’était pas seule : Stephanie Mailer l’accompagnait. Elles étaient sorties toutes les deux.
Les voyant approcher, je me levai. Stephanie me salua gentiment mais sans s’arrêter et passa la porte de l’immeuble pour nous laisser seuls, Alice et moi.
— Qu’est-ce que tu veux ? me demanda Alice d’un ton glacial.
— Te demander pardon.
— C’est comme ça que tu demandes pardon ?
Je ne sais pas ce qui me prit, mais je me mis à genoux devant elle, à même le trottoir. Elle me dit alors de sa voix amoureuse qui me faisait fondre :
— Oh, Stevie, tu es si mignon !
Elle me releva et m’embrassa langoureusement. Puis elle me conduisit à son appartement, m’entraîna dans sa chambre, et m’ordonna de lui faire l’amour. En pleine pénétration elle me dit, griffant mes épaules avec ses ongles :
— Tu sais que je t’aime, Stevie, mais il faut que tu te fasses pardonner. Retrouve-moi demain à 17 heures au Plaza avec un beau cadeau. Tu sais ce que j’aime, ne sois pas radin.
Je le lui promis et le lendemain, à 17 heures, au bar du Plaza, tout en buvant du champagne grand cru, je lui offris un bracelet en diamants payé avec un retrait sur le compte ouvert par ma femme et moi pour nos enfants. Je savais que ma femme ne vérifiait jamais ce compte et que j’aurais le temps de rembourser la somme sans qu’elle ne remarque rien.
— C’est bien, Stevie, me dit Alice d’un ton condescendant, en mettant le bracelet à son poignet. Tu as enfin compris comment tu dois te comporter avec moi.
Elle avala le contenu de sa flûte à champagne d’un trait et se leva.
— Où vas-tu ? lui demandai-je.
— J’ai rendez-vous avec des amis. On se voit au bureau demain.
— Mais je croyais qu’on passait la nuit ensemble, m’entendis-je gémir. J’ai réservé une chambre.
— Eh bien, profites-en pour bien te reposer, Stevie.
Elle partit. Et moi, je passai ma soirée dans la chambre que je ne pouvais plus annuler, à me goinfrer de hamburgers en regardant la télévision.
Depuis le début, Alice avait donné le ton. Je n’avais simplement pas voulu m’en rendre compte. Et ce fut, pour moi, le début d’une longue descente aux enfers. Je me sentais à présent prisonnier d’Alice. Elle soufflait le chaud et le froid. Si je ne filais pas droit, elle menaçait de tout révéler et de me détruire. En plus de prévenir la Revue et ma femme, elle irait trouver la police. Elle dirait avoir subi des relations sexuelles forcées, sous l’emprise d’un employeur retors et tyrannique. Parfois, elle était pendant quelques jours d’une douceur exquise, qui m’affaiblissait totalement et m’empêchait de vraiment la haïr. Surtout, elle me gratifiait, mais désormais à des rythmes très occasionnels, d’extraordinaires séances de sexe que j’attendais désespérément et qui avaient tissé en moi un effroyable lien de dépendance à son égard.
C’est finalement dans le courant du mois de septembre 2013 que je réalisai bientôt que les motivations d’Alice n’étaient pas tant d’ordre pécuniaire. Je me ruinais certes en cadeaux, désormais détenteur d’une quatrième carte de crédit et ayant vidé un bon quart du compte d’épargne familial, mais elle aurait pu séduire des hommes riches et obtenir cent fois plus d’eux. Ce qui l’intéressait vraiment, c’était sa carrière d’écrivain et elle pensait que je pouvais l’aider. L’idée de devenir le prochain écrivain à la mode à New York l’obsédait. Elle était déterminée à écarter quiconque susceptible de lui faire de la concurrence. J’ai en mémoire le souvenir tout particulier du samedi 14 septembre 2013 au matin. Je faisais des courses avec ma femme et mes enfants lorsqu’elle me téléphona. Je m’éloignai quelques instants pour prendre la communication et je l’entendis me hurler dessus :
— Tu l’as mise en couverture ? Espèce de salopard !
— De quoi parles-tu, Alice ?
Elle parlait de la une du nouveau numéro d’automne de la Revue. Stephanie Mailer y avait écrit un texte si bon que je lui avais fait les honneurs d’une mention sur la couverture, ce qu’Alice venait de découvrir.
— Mais enfin, Alice, tu es folle ? Stephanie a écrit un texte incroyable !
— Je me fous de tes explications, Stevie ! Ça va te coûter cher ! Je veux te voir, où es-tu ?
Je m’arrangeai pour la retrouver en fin de journée au café en bas de chez elle. Craignant sa colère, je lui avais apporté un joli foulard d’une marque de luxe française. Elle débarqua hors d’elle et me jeta mon offrande au visage. Je ne l’avais jamais vue aussi furieuse.
— Tu t’occupes de sa carrière à elle, tu la mets en une de la Revue, et moi alors ? Moi, je reste une ridicule petite employée du courrier !
— Mais Alice, enfin, tu n’écris pas d’articles !
— Si ! J’ai mon blog d’écrivain, tu m’as dit que c’était très bien. Pourquoi est-ce que tu ne publies pas des extraits dans la Revue ?
— Alice, je…
Elle me fit taire d’un geste rageur, fouettant l’air avec son foulard comme si elle dressait un cheval.
— Cesse d’ergoter ! ordonna-t-elle. Tu veux m’impressionner avec ton chiffon minable ? Tu me prends pour une pute ? Tu crois que tu peux m’acheter comme ça ?
— Alice, qu’est-ce que tu veux de moi ? finis-je par me lamenter.
— Je veux que tu te débarrasses de cette idiote de Stephanie ! Je veux que tu la vires sur-le-champ !
Elle se leva de sa chaise pour me signifier qu’elle en avait terminé avec moi. Je voulus lui attraper le bras doucement pour la retenir. Elle planta ses doigts profondément dans ma chair.
— Je pourrais te crever les yeux, Stevie. Alors, écoute-moi bien : lundi matin, Stephanie Mailer sera renvoyée de la Revue, tu m’entends ? Sinon, lundi, tout le monde découvrira ce que tu me fais subir.
En y repensant aujourd’hui, j’aurais pu ne pas céder. J’aurais gardé Stephanie, Alice m’aurait dénoncé à la police, à ma femme, à qui elle en voulait et j’aurais payé les conséquences de mes actes. Au moins, aurais-je pris mes responsabilités. Mais j’étais trop lâche pour le faire. Ainsi, le lundi suivant, je renvoyai Stephanie Mailer de la Revue des lettres new-yorkaises, au prétexte de problèmes financiers. Au moment de s’en aller, elle passa par mon bureau, en pleurs, avec un carton d’effets personnels dans les bras.
— Je ne comprends pas pourquoi vous me faites ça, Steven. J’ai travaillé tellement dur pour vous.
— Je suis désolé, Stephanie. Satanée conjoncture, on a une grosse restriction de budget.
— Vous mentez, me dit-elle. Je sais qu’Alice vous manipule. Mais ne vous inquiétez pas, je ne dirai jamais rien à personne. Vous pouvez dormir tranquille, je ne vous ferai pas de tort.
Le renvoi de Stephanie apaisa Alice, qui travaillait désormais d’arrache-pied à son roman. Elle disait qu’elle avait eu l’idée du siècle et que le livre allait être vraiment très bon.
Trois mois s’écoulèrent jusqu’à décembre 2013 et la période de Noël, qui me coûta un pendentif à 1 500 dollars pour Alice et un bijou fantaisie à 150 dollars pour ma femme, qui, elle, me fit la surprise d’offrir à toute la famille une semaine de vacances au soleil. Elle nous en fit l’annonce un vendredi soir, pendant le dîner, toute rayonnante, nous montrant les prospectus : « On fait tellement attention à ce qu’on dépense, on ne se permet rien. J’économise sur mon salaire depuis Pâques pour que nous puissions passer le Nouvel an dans les Caraïbes. » Ce qu’elle appelait les Caraïbes était la Jamaïque, dans l’un de ces hôtels tout-inclus pour classe archi-moyenne qui voulait jouer les grands-ducs, avec grande piscine à l’eau insalubre et des repas de buffet infâmes. Mais dans la chaleur moite de la côte jamaïcaine, à l’abri du soleil brûlant sous des palmiers à siroter des cocktails faits avec des alcools de troisième main, loin d’Alice et de tout tracas, je me trouvai bien. Serein pour la première fois depuis très longtemps. Je compris que j’avais envie de quitter New York, de recommencer ma vie ailleurs, à zéro, et de ne plus commettre ces erreurs qui m’avaient perdu. Je finis par en parler à ma femme et lui demander :
— Tu ne voudrais pas quitter New York ?
— Quoi ? Pourquoi voudrais-tu quitter New York ? On y est bien, non ?
— Oui, mais tu vois ce que je veux dire.
— Non, justement, je ne vois pas ce que tu veux dire.
— On pourrait vivre dans une ville plus petite, pas passer notre temps dans les transports publics, à se croiser sans cesse.
— Qu’est-ce que c’est que cette nouvelle lubie, Steven ?
— Ce n’est pas une lubie, c’est une idée que je partage avec toi, c’est tout.
Ma femme, comme tous les vrais New-Yorkais, ne se voyait pas vivre ailleurs et mon idée de fuite et de nouvelle vie fut vite oubliée.
Six mois s’écoulèrent.
Au mois de juin 2014, le compte épargne de mes enfants était vide. J’interceptai un appel de la banque pour nous prévenir qu’on ne pouvait pas conserver un compte épargne vide et je fis un virement pour effacer ce souci. Il fallait impérativement que je trouve un moyen de le renflouer et de cesser de creuser ma perte financière par la même occasion. Il fallait que je mette un terme à tout cela. Je n’en dormais plus et quand le sommeil me gagnait enfin, je faisais d’insupportables cauchemars. Cette histoire était en train de me ronger de l’intérieur.
Alice venait de terminer son roman. Elle me demanda de le lire et d’être absolument honnête avec elle. « Sois comme au lit, me dit-elle : dur mais juste. » Je lus son livre avec peine, et finis par en sauter de larges passages car elle s’impatientait d’avoir mon avis, qui était malheureusement très clair : son texte était d’une nullité affligeante. Mais je ne pouvais pas le lui dire. Et dans un restaurant sophistiqué de SoHo, nous trinquâmes au champagne à son grand succès à venir.
— Je me sens tellement heureuse que tu aies aimé, Stevie, se réjouit-elle. Tu ne me dis pas ça pour me faire plaisir, hein ?
— Non, vraiment, j’ai adoré. Comment peux-tu en douter ?
— Parce que je l’ai proposé à trois agents littéraires qui ont refusé de le défendre.
— Bah, ne te décourage pas. Si tu savais le nombre de bouquins qui ont d’abord été refusés par les agents et les éditeurs.
— Justement, je veux que tu m’aides à le faire connaître et que tu le fasses lire à Meta Ostrovski.
— Ostrovski le critique ? demandai-je inquiet.
— Oui, évidemment. Il pourrait écrire un papier dans la prochaine Revue. Tout le monde écoute son opinion. Il peut faire de ce livre un succès avant même sa publication en écrivant un article dithyrambique à son sujet. Les agents et les éditeurs viendront me supplier d’accepter leurs offres.
— Je ne suis pas certain que ce soit une bonne idée. Ostrovski peut se montrer très dur, voire méchant.
— Tu es son patron, non ? Tu n’as qu’à exiger qu’il écrive un bon papier.
— Ça ne fonctionne pas exactement comme ça, Alice, et tu le sais bien. Chacun est libre de…
— Ne commence pas avec ton refrain moralisateur, Stevie. J’exige qu’Ostrovski fasse un article très enthousiaste sur mon livre et il le fera. Tu feras en sorte que cela se passe ainsi.
Le serveur arriva à ce moment-là avec nos homards du Maine mais elle le renvoya en cuisine d’un geste de la main.
— Je n’ai plus faim, je passe une soirée affreuse. Je veux rentrer chez moi.
Pendant les dix jours qui suivirent, elle exigea des cadeaux que je ne pouvais plus payer. Lorsque je ne m’exécutais pas, elle me faisait vivre mille tourments. Je finis par l’apaiser en l’assurant qu’Ostrovski lirait son livre et en ferait une critique élogieuse.
Je fis parvenir le texte à Ostrovski qui me promit de le lire. Au bout d’une quinzaine de jours, sans nouvelles de sa part, je m’enquis de savoir s’il avait pu se plonger dans le roman, et il m’annonça l’avoir terminé. Alice exigea que je le convoque dans mon bureau pour qu’il me fasse son compte rendu de vive voix et nous prîmes rendez-vous pour le 30 juin. Ce jour-là, Alice se cacha dans l’armoire du bureau juste avant qu’Ostrovski n’arrive. Son jugement fut cinglant :
— Est-ce que je vous ai fait du mal malgré moi, Steven ? me demanda-t-il d’emblée en s’asseyant dans mon bureau. Si c’est le cas, je vous demande pardon.
— Non, lui répondis-je étonné. Pourquoi me dites-vous cela ?
— Parce que, pour m’infliger une lecture pareille, il fallait que vous m’en vouliez ! Et voilà que maintenant il faut que je perde encore mon temps et vienne vous en parler. Mais j’ai fini par comprendre pourquoi vous insistiez tant pour que je lise cette ignominie.
— Ah ? Et pourquoi ? demandai-je un peu inquiet.
— Parce que c’est vous qui avez écrit ce livre et vous aviez besoin d’un avis. Vous vous rêvez écrivain, Steven, c’est ça ?
— Non, je ne suis pas l’auteur de ce texte, l’assurai-je.
Mais Ostrovski ne me crut pas et me dit :
— Steven, je vais vous parler comme à un ami parce que je ne veux pas vous laisser de faux espoirs : vous n’avez aucun talent. C’est nul ! Nul, nul, nul ! Je dirais même que votre livre est une définition parfaite de la nullité. Même une guenon ferait mieux. Rendez service à l’humanité, voulez-vous ? Abandonnez cette carrière. Essayez la peinture, peut-être ? Ou le hautbois ?
Il s’en alla. À peine eut-il passé la porte de mon bureau qu’Alice bondit hors de l’armoire :
— Alice, lui dis-je pour la calmer, il ne pensait pas ce qu’il disait.
— Je veux que tu le vires !
— Que je le vire ? Mais je ne peux pas renvoyer Ostrovski. Les lecteurs l’adorent.
— Tu vas le virer, Stevie !
— Ah non, Alice, je ne peux pas faire ça ! Tu imagines ? Virer Ostrovski ?
Elle pointa un doigt menaçant vers moi.
— Je te promets le feu et l’enfer, Stevie. La ruine et la prison. Pourquoi est-ce que tu ne m’obéis pas ? Tu m’obliges à te punir ensuite !
Je ne pouvais pas renvoyer Ostrovski. Mais Alice me força à l’appeler devant elle, sur haut-parleur. À mon grand soulagement il ne répondit pas. Je décidai de laisser traîner ce dossier, espérant que la colère d’Alice s’apaiserait. Mais deux jours après, le 2 juillet, elle entrait dans mon bureau comme une furie :
— Tu n’as pas renvoyé Ostrovski ! Est-ce que tu es fou ? Tu oses me défier ?
— J’ai essayé de l’appeler devant toi, il ne m’a pas rappelé.
— Essaie encore ! Il est dans son bureau, je l’ai croisé tout à l’heure.
J’appelai sur sa ligne directe, mais il ne décrocha pas. L’appel finit par être dévié vers une secrétaire qui m’informa qu’il était en train de donner une interview par téléphone à un journal français.
Alice, rouge de colère, me chassa de ma chaise d’un geste rageur et s’installa derrière mon ordinateur.
— Alice, m’inquiétai-je en la voyant ouvrir ma boîte e-mail, qu’est-ce que tu fais ?
— Je fais ce que tu aurais dû faire, espèce de couille molle.
Elle créa un nouveau message et y écrivit :
Meta, comme vous ne daignez pas répondre à votre téléphone, je vous écris pour vous dire que vous êtes viré de la Revue avec effet immédiat. Steven Bergdorf.
Elle cliqua sur envoyer et quitta mon bureau d’un air satisfait.
Je songeai à ce moment-là que cela ne pouvait plus continuer ainsi. J’étais en train de perdre le contrôle de la Revue et de ma vie. Entre mes cartes de crédit et la ponction totale du compte épargne familial, j’étais couvert de dettes.
Nous avions décidé de nous octroyer un week-end de congé. Nous avions besoin de souffler un peu, prendre du recul. Derek et moi devions garder le contrôle de nous-mêmes : si nous perdions les pédales avec Kirk Harvey, nous risquions gros.
Pour la deuxième semaine consécutive, je passai mon samedi dans ma cuisine, à travailler ma sauce et mes hamburgers.
Derek, lui, profitait de sa famille.
Quant à Anna, elle n’arrivait pas à se sortir notre affaire de la tête. Je crois qu’elle était notamment tracassée par les révélations de Buzz Leonard concernant Charlotte Brown. Où avait-elle disparu en 1994 le soir de la première ? Et pourquoi ? Que cachait-elle ? Alan et Charlotte Brown s’étaient tous les deux montrés très présents auprès d’Anna au moment de son emménagement à Orphea. Elle ne comptait plus le nombre de dîners auxquels ils l’avaient conviée, les propositions de promenades, d’excursions en bateau. Elle était régulièrement sortie dîner avec Charlotte, au Café Athéna le plus souvent, où elles étaient restées pendant des heures à bavarder. Anna lui avait fait part de ses déboires avec le chef Gulliver, et Charlotte lui avait raconté son emménagement à Orphea. À l’époque, elle venait à peine de terminer ses études. Elle avait trouvé un emploi chez un vétérinaire ronchon qui la cantonnait à des tâches de secrétariat et lui mettait la main aux fesses en ricanant. Anna voyait mal Charlotte Brown s’introduire dans une maison et massacrer une famille entière.
La veille, après avoir visionné la vidéo, nous avions téléphoné à Buzz Leonard pour lui poser deux questions d’importance : est-ce que les membres de la troupe disposaient d’une voiture ? Et qui possédait une copie de l’enregistrement vidéo de la pièce ?
Sur la question de la voiture, il fut catégorique : toute la troupe était venue ensemble, en bus. Personne n’avait de voiture. Quant à la cassette vidéo, six cents copies avaient été vendues à des habitants de la ville, à travers différents points de distribution. « Il y en avait dans les magasins de la rue principale, les épiceries, les stations-service. Les gens trouvaient que c’était un joli souvenir. Entre l’automne 1994 et l’été suivant, on a tout écoulé. »
Ceci signifiait deux choses : Stephanie avait facilement pu se procurer la cassette vidéo en seconde main — il en existait même une copie à la bibliothèque municipale. Mais surtout : pendant sa disparition d’environ trente minutes le soir des meurtres, Charlotte Brown, n’ayant pas de voiture, ne pouvait se déplacer que dans un rayon de trente minutes à pied aller-retour du Grand Théâtre. Nous avions conclu avec Derek et Anna que si elle avait pris l’un des rares taxis de la ville, ou si elle avait demandé de se faire conduire dans le quartier de Penfield, le chauffeur se serait très probablement manifesté ensuite après les tragiques évènements.
Ce matin-là, Anna décida de profiter de son jogging pour chronométrer le temps qui était nécessaire pour faire, à pied, l’aller-retour depuis le théâtre jusqu’à la maison du maire Gordon. En marchant, il lui fallut compter presque 45 minutes. Charlotte s’était absentée environ une demi-heure. Quelle était la marge d’interprétation du terme environ ? En courant, 25 minutes suffisaient. Un bon coureur pouvait le faire en 20, et pour quelqu’un avec des chaussures inadaptées, c’était plutôt 30 minutes. Techniquement, c’était donc faisable. Charlotte Brown aurait eu le temps de courir jusque chez les Gordon, de les assassiner, et de retourner au Grand Théâtre ensuite.
Alors qu’Anna réfléchissait, assise sur un banc dans le square face à l’ancienne maison de la famille Gordon, elle reçut un appel de Michael Bird. « Anna, dit-il d’une voix inquiète, est-ce que tu peux venir à la rédaction immédiatement ? Il vient de se passer quelque chose de très étrange. »
Dans son bureau de l’Orphea Chronicle, Michael raconta à Anna la visite qu’il venait de recevoir.
— Meta Ostrovski, le célèbre critique littéraire, a débarqué à la réception. Il voulait savoir ce qui était arrivé à Stephanie. Quand je lui ai parlé du meurtre, il s’est mis à crier « Pourquoi est-ce que personne ne m’a prévenu ? »
— Quel est son lien avec Stephanie ? demanda Anna.
— Je l’ignore. C’est pour ça que je t’ai appelée. Il s’est mis à me poser toutes sortes de questions. Il voulait tout savoir. Comment elle était morte, pourquoi, quelles étaient les pistes de la police.
— Que lui as-tu répondu ?
— Je me suis contenté de lui répéter ce qui est de notoriété publique et qu’il pourra trouver dans les journaux.
— Et ensuite ?
— Ensuite, il m’a demandé d’anciens numéros du journal, liés à sa disparition. Je lui ai donné ceux que j’avais encore en surplus ici. Il a insisté pour les payer. Et il est parti aussitôt.
— Parti où ?
— Il a dit qu’il allait tout étudier à son hôtel. Il a une chambre au Palace du Lac.
Après un rapide passage chez elle pour se doucher, Anna se rendit au Palace du Lac. Elle retrouva Ostrovski au bar de l’hôtel où il lui donna rendez-vous après qu’elle l’avait fait appeler dans sa chambre.
— J’ai connu Stephanie à la Revue des lettres new-yorkaises, lui expliqua Ostrovski. C’était une femme brillante, au talent immense. Grand écrivain en devenir.
— Comment saviez-vous qu’elle était installée à Orphea ? demanda Anna.
— Après son licenciement, nous avons gardé le contact. Quelques échanges par-ci par-là.
— Ça ne vous a pas étonné qu’elle vienne travailler dans une petite ville des Hamptons ?
— Maintenant que je suis de retour à Orphea, je trouve que son choix était très judicieux : elle disait qu’elle voulait écrire et cette ville au calme total s’y prête.
— Calme total, le reprit Anna, il faut le dire vite en ce moment… Ce n’est pas la première fois que vous venez ici, monsieur Ostrovski, si je ne me trompe pas ?
— Vos renseignements sont exacts, jeune madame officier. Je suis venu ici il y a vingt ans, à l’occasion du tout premier festival. Je ne garde pas un souvenir impérissable de la programmation dans son ensemble, mais la ville m’avait plu.
— Et depuis 1994, vous n’étiez jamais revenu au festival ?
— Jamais, non, affirma-t-il.
— Alors pourquoi revenir soudainement après vingt ans ?
— J’ai reçu une gentille invitation du maire Brown, je me suis dit pourquoi pas ?
— C’était la première fois qu’on vous y réinvitait depuis 1994 ?
— Non. Mais cette année j’ai eu envie de venir.
Anna sentait qu’Ostrovski ne lui disait pas tout.
— Monsieur Ostrovski, et si vous arrêtiez de me prendre pour une imbécile ? Je sais que vous vous êtes rendu à la rédaction de l’Orphea Chronicle aujourd’hui et que vous avez posé des questions à propos de Stephanie. Le rédacteur en chef m’a indiqué que vous ne sembliez pas dans votre état normal. Que se passe-t-il ?
— Que se passe-t-il ? s’offusqua-t-il. Il se passe qu’une jeune femme que j’estimais énormément a été assassinée ! Alors pardonnez-moi de mal contenir mon émotion face à l’annonce de cette tragédie.
Sa voix craquait. Elle le sentit à bout de nerfs.
— Vous ignoriez ce qui était arrivé à Stephanie ? Personne n’en a parlé à la rédaction de la Revue ? C’est pourtant le genre de rumeurs qui circule rapidement autour de la machine à café, non ?
— Peut-être, dit Ostrovski d’une voix étranglée, mais je ne pouvais pas le savoir car j’ai été licencié de la Revue. Chassé ! Humilié ! Traité comme un moins que rien ! Du jour au lendemain, ce scélérat de Bergdorf me congédie, on me chasse avec mes affaires dans des cartons, on ne me laisse plus entrer à la rédaction, on ne me prend plus au téléphone. Moi, le grand Ostrovski, traité comme le dernier des derniers. Et figurez-vous, madame, qu’il n’y avait qu’une personne dans ce pays qui me traitait encore avec gentillesse, et cette femme était Stephanie Mailer. Au bord de la dépression, à New York, ne parvenant pas à la contacter, j’ai décidé de venir la trouver à Orphea, considérant que l’invitation du maire était une belle coïncidence et, qui sait, peut-être un signe du destin. Mais une fois arrivé, ne parvenant toujours pas à joindre mon amie, je décide de me rendre à son adresse personnelle, où un agent de la force publique m’apprend qu’elle a été assassinée. Noyée dans un lac boueux, et son corps laissé aux insectes, aux vers, aux oiseaux et aux sangsues. Voilà, madame, la raison de mon chagrin et de ma colère.
Il y eut un moment de silence. Il se moucha, essuya une larme, essaya de reprendre contenance en prenant d’amples respirations.
— Je suis vraiment désolé de la mort de votre amie, monsieur Ostrovski, finit par dire Anna.
— Je vous remercie, madame, de partager ma peine.
— Vous dites que c’est Steven Bergdorf qui vous a licencié ?
— Oui, Steven Bergdorf. Le rédacteur en chef de la Revue.
— Il a donc licencié Stephanie, puis vous ensuite ?
— Oui, confirma Ostrovski. Vous pensez qu’il pourrait y avoir un quelconque lien ?
— Je n’en sais rien.
Après sa conversation avec Ostrovski, Anna se rendit au Café Athéna pour déjeuner. Au moment où elle allait s’installer à une table, une voix l’interpella :
— Ça vous va bien, les vêtements civils, Anna.
Anna se retourna, c’était Sylvia Tennenbaum, qui lui souriait : elle semblait bien disposée.
— Je ne savais pas pour ton frère, dit Anna. J’ignorais ce qui lui était arrivé.
— Qu’est-ce que ça change ? demanda Sylvia. Tu vas me regarder différemment ?
— Je voulais dire : je suis désolée. Ça a dû être terrible pour toi. Je t’aime bien et ça me fait de la peine pour toi. C’est tout.
Sylvia eut une mine triste.
— C’est gentil. Tu permets que je me joigne à toi pour déjeuner, Anna ? C’est moi qui t’invite.
Elles s’installèrent à table, sur la terrasse, un peu à l’écart des autres clients.
— Pendant longtemps, j’ai été la sœur du monstre, confia Sylvia. Les gens ici auraient bien voulu que je m’en aille. Que je brade son restaurant et que je m’en aille.
— Comment était ton frère ?
— Un cœur d’or. Gentil, généreux. Mais trop impulsif, trop bagarreur. Ça l’a perdu. Toute sa vie, il a toujours tout gâché pour un coup de poing. À l’école déjà. Dès qu’un conflit éclatait avec un autre enfant, il ne pouvait pas s’empêcher de se bagarrer. Il n’a pas arrêté de se faire renvoyer. Les affaires de notre père étaient florissantes, et il nous avait inscrits dans les meilleures écoles privées de Manhattan, où nous vivions. Mon frère a écumé toutes les écoles, avant de finir avec un précepteur à la maison. Après quoi, il a été accepté à l’université de Stanford. Et il en a été renvoyé au bout d’une année parce qu’il s’était battu avec l’un de ses professeurs. Un professeur, vous imaginez ! De retour à New York, mon frère a trouvé un emploi. Ça a duré huit mois, puis il s’est battu avec un collègue. Et il a été renvoyé. Nous avions une maison de vacances à Ridgesport, pas très loin d’ici, et mon frère s’y est installé. Il s’est trouvé un emploi comme gérant de restaurant. Ça lui a énormément plu, le restaurant se développait très bien, mais il avait là-bas de mauvaises fréquentations. Après le boulot, il allait traîner dans un bar malfamé. Il a été arrêté pour ivresse, pour un peu de marijuana. Et puis, il y a eu une très violente bagarre sur un parking. Ted a été condamné à six mois de prison. À sa sortie, il avait envie de retourner dans les Hamptons, mais pas à Ridgesport. Il voulait tirer un trait sur son passé. Il disait qu’il voulait repartir à zéro. C’est comme ça qu’il est venu à Orphea. À cause de son passé — même bref — de détenu, il a eu beaucoup de peine à trouver un emploi. Finalement, le propriétaire du Palace du Lac l’a engagé comme bagagiste. C’était un employé modèle, il a vite gravi les échelons. Il est devenu concierge, puis sous-directeur. Il était impliqué dans la vie citoyenne. Il s’est engagé comme pompier volontaire. Tout allait bien.
Sylvia s’interrompit. Anna sentait qu’elle n’avait pas forcément envie d’en dire plus et l’y poussa.
— Que s’est-il passé ensuite ? demanda-t-elle doucement.
— Ted avait le sens des affaires, reprit Sylvia. À l’hôtel, il avait remarqué que la plupart des clients se plaignaient de ne pas pouvoir trouver un restaurant digne de ce nom à Orphea. Il a eu envie de monter sa propre affaire. Mon père, décédé entre-temps, nous avait laissé un important héritage, et Ted a pu racheter un bâtiment décrépi du centre-ville, idéalement situé, avec l’idée de le retaper et d’en faire le Café Athéna. Malheureusement, tout a rapidement dégénéré.
— Tu parles de l’incendie ? demanda Anna.
— Tu es au courant ?
— Oui. J’ai entendu parler de grosses tensions entre ton frère et le maire Gordon qui refusait de donner une nouvelle affectation au bâtiment. Ted aurait mis le feu pour faciliter l’octroi d’une autorisation de travaux. Mais les tensions avec le maire auraient persisté après coup…
— Tu sais, Anna, j’ai tout entendu à ce sujet. Je peux t’assurer cependant que mon frère n’a pas mis le feu au bâtiment. Il était colérique, oui. Mais ce n’était pas un escroc à la petite semaine. C’était un homme élégant. Un homme avec des valeurs. Il est vrai que des tensions ont persisté après l’incendie entre mon frère et le maire Gordon. Je sais qu’ils ont été vus par de nombreux témoins en train de se disputer violemment en pleine rue. Mais si je te raconte la raison de leur désaccord, je pense que tu ne me croiras pas.
Rue principale d’Orphea,
21 février 1994.
Deux semaines après l’incendie
Lorsque Ted Tennenbaum arriva devant le bâtiment du futur Café Athéna, il découvrit le maire Gordon qui l’attendait dehors, faisant les cent pas sur le trottoir pour se réchauffer.
— Ted, lui dit le maire Gordon en guise de salutations, je vois que vous n’en faites qu’à votre tête.
Tennenbaum ne comprit d’abord pas ce dont il s’agissait.
— Je ne suis pas sûr de vous suivre, monsieur le maire. Que se passe-t-il ?
Gordon sortit une feuille de la poche de son manteau :
— Je vous ai donné le nom de ces entreprises pour vos travaux, et vous n’avez engagé aucune d’elles.
— C’est vrai, lui répondit Ted Tennenbaum. J’ai fait des demandes de devis et j’ai choisi celles qui faisaient les meilleurs prix. Je ne vois pas où est le problème.
Le maire Gordon monta le ton d’un cran.
— Ted, cessez d’ergoter. Si vous voulez commencer vos transformations, je vous conseille de contacter ces entreprises qui sont beaucoup plus qualifiées.
— J’ai fait appel à des entreprises de la région parfaitement compétentes. Je suis libre de faire comme bon me semble, non ?
Le maire Gordon perdit patience.
— Je ne vous autoriserai pas à travailler avec ces entreprises ! s’écria-t-il.
— Vous ne m’autoriserez pas ?
— Non. Je ferai bloquer vos travaux aussi longtemps qu’il le faudra, et par tous les moyens.
Quelques passants, intrigués par les éclats de voix, se figèrent. Ted, qui s’était rapproché du maire, s’écria :
— Je peux savoir ce que ça peut vous foutre, Gordon ?
— Monsieur le maire, je vous prie, le corrigea Gordon en appuyant son doigt sur son torse comme pour ponctuer son injonction.
Ted vit rouge et l’empoigna brusquement par le col, avant de relâcher son étreinte. Le maire le défia du regard :
— Alors quoi, Tennenbaum, vous croyez m’impressionner ? Essayez de vous tenir un peu correctement au lieu de vous donner en spectacle !
Une voiture de police arriva à cet instant et le chef-adjoint Gulliver en sortit précipitamment.
— Monsieur le maire, est-ce que tout va bien ? demanda le policier, la main sur sa matraque.
— Tout va très bien, chef-adjoint, je vous remercie.
— Voilà la raison de leur désaccord, expliqua Sylvia à Anna, à la terrasse du Café Athéna. Le choix des entreprises pour les travaux.
— Je te crois, l’assura Anna.
Sylvia parut presque étonnée :
— Vraiment ?
— Oui, le maire se faisait verser des pots-de-vin par les entreprises à qui il accordait des marchés. J’imagine que les travaux pour la construction du Café Athéna impliquaient des sommes relativement importantes et que le maire Gordon voulait sa part du gâteau. Que s’est-il passé ensuite ?
— Ted a accepté. Il savait que le maire avait les moyens de bloquer les travaux et de lui causer mille tourments. Les choses se sont arrangées, le Café Athéna a pu ouvrir une semaine avant le début du festival. Tout allait bien. Jusqu’à ce que le maire Gordon soit assassiné. Mon frère n’a pas tué le maire Gordon, j’en suis certaine.
— Sylvia, est-ce que le terme La Nuit noire te dit quelque chose ?
— La Nuit noire, répondit Sylvia en prenant le temps de la réflexion, j’ai vu ça quelque part.
Elle avisa un exemplaire de l’édition du jour de l’Orphea Chronicle abandonné sur une table voisine et s’en empara.
— Oui, voilà, reprit-elle en lisant la une du journal, c’est le titre de la pièce qui sera finalement jouée en ouverture du festival.
— Est-ce que l’ancien chef de la police Kirk Harvey et ton frère étaient liés ? demanda Anna.
— Pas que je sache. Pourquoi ?
— Parce que La Nuit noire correspond à de mystérieux messages ayant apparu à travers la ville durant l’année précédant le premier festival. Cette même inscription a été retrouvée dans les décombres de l’incendie du futur Café Athéna en février 1994. Tu n’étais pas au courant ?
— Non, je l’ignorais. Mais n’oublie pas que je ne me suis installée ici que bien après tout ce drame. À l’époque, j’habitais à Manhattan, j’étais mariée et j’avais repris les affaires de mon père. À la mort de mon frère, j’ai hérité du Café Athéna et j’ai décidé de ne pas le vendre. Il y tenait tellement. J’ai engagé un gérant, puis j’ai divorcé, et j’ai décidé de vendre la compagnie de mon père. J’avais envie de renouveau. Je me suis finalement installée ici en 1998. Tout ça pour te dire qu’il me manque une partie de l’histoire, surtout à propos de cette Nuit noire dont tu me parles. Je n’ai aucune idée du lien avec l’incendie, mais par contre je sais qui a mis le feu.
— Qui ? demanda Anna, le cœur battant.
— Je t’ai parlé tout à l’heure des mauvaises fréquentations de Ted à Ridgesport. Il y avait un type, Jeremiah Fold, un voyou à la petite semaine qui vivait d’extorsions, qui lui a cherché des noises. Jeremiah était un sale type, et il lui arrivait de venir avec de drôles de filles pour flamber au Palace. Il débarquait, les poches pleines de billets, monté sur une énorme moto qu’il faisait pétarader. Il était bruyant, grossier, souvent défoncé. Il régalait des tablées qui viraient à l’orgie et lançait des billets de cent dollars aux serveurs. Le propriétaire de l’hôtel n’aimait pas ça, mais il n’osait pas interdire à Jeremiah d’accéder à son établissement pour ne pas avoir d’ennuis avec lui. Un jour, Ted, qui travaillait encore à l’hôtel à l’époque, a décidé d’intervenir. Par loyauté pour le propriétaire du Palace qui lui avait donné sa chance. Après que Jeremiah fut parti de l’hôtel, Ted s’est lancé à sa poursuite en voiture. Il a fini par le forcer à s’arrêter sur le bas-côté pour avoir une explication et lui dire qu’il n’était plus le bienvenu au Palace. Mais Jeremiah avait une fille à l’arrière de sa moto. Pour l’impressionner il a essayé de frapper Ted, et Ted lui a salement cassé la gueule. Jeremiah a été terriblement humilié. Quelque temps après, il est venu trouver Ted chez lui, avec deux costauds, qui lui ont mis une dérouillée. Puis, quand Jeremiah a appris que Ted se lançait dans le projet du Café Athéna, il est venu exiger un « partenariat ». Il voulait une commission pour laisser les entreprises travailler tranquillement, puis un pourcentage des recettes une fois le restaurant ouvert. Il avait senti le potentiel.
— Et qu’a fait Ted ? s’enquit Anna.
— Au début, il a refusé de payer. Et un soir de février, le bâtiment du Café Athéna est parti en fumée.
— Un coup de ce Jeremiah Fold ?
— Oui. La nuit de l’incendie, Ted a débarqué chez moi à 3 heures du matin. C’est comme ça que j’ai appris tout ce qui se passait.
Nuit du 11 au 12 février 1994,
Appartement de Sylvia Tennenbaum,
à Manhattan
Le téléphone réveilla Sylvia. Son réveil indiquait 2 heures 45. C’était le portier de l’immeuble : son frère était là. C’était urgent.
Elle le fit monter et lorsque les portes de l’ascenseur s’ouvrirent, elle trouva Ted, livide, ne tenant plus sur ses jambes. Elle l’installa dans le salon et lui fit du thé.
— Le Café Athéna a cramé, lui dit Ted. J’avais tout dedans, les plans des travaux, mes dossiers, des mois de boulot partis en fumée.
— Est-ce que les architectes ont des copies ? l’interrogea Sylvia, soucieuse d’apaiser son frère.
— Non, tu ne comprends pas ! C’est très grave.
Ted sortit de sa poche une feuille de papier froissée. Une lettre anonyme. Il l’avait trouvée derrière les essuie-glaces de sa voiture lorsque, prévenu de l’incendie qui faisait rage, il s’était précipité hors de chez lui.
La prochaine fois c’est ta maison qui crame.
— Tu veux dire que c’était un incendie criminel ? demanda Sylvia, épouvantée.
Ted acquiesça.
— Qui a fait ça ? s’écria Sylvia.
— Jeremiah Fold.
— Qui ?
Son frère lui raconta tout. Comment il avait défendu à Jeremiah Fold de revenir au Palace, la bagarre entre eux, et les conséquences qui en découlaient à présent.
— Jeremiah veut de l’argent, expliqua Ted. Il veut beaucoup d’argent.
— Il faut aller voir la police, le supplia Sylvia.
— Impossible dans l’immédiat : connaissant Jeremiah, il a payé un type pour faire ça. La police ne remontera jamais jusqu’à lui. Du moins pas dans l’immédiat. Tout ce que ça m’apportera, ce sera de sévères représailles. C’est un cinglé, il est prêt à tout. Ça va dégénérer : au mieux il brûlera tout ce que je possède. Au pire, quelqu’un finira par être tué.
— Et tu penses que si tu le paies, il te laissera tranquille ? demanda Sylvia, livide.
— J’en suis certain, dit Ted. Il adore le fric.
— Alors paie-le pour le moment, le supplia sa sœur. On a de l’argent à ne plus savoir qu’en faire. Paie-le, le temps de calmer la situation et pouvoir prévenir la police sans être pris à la gorge.
— Je crois que tu as raison, acquiesça Ted.
— Mon frère a donc décidé de payer, momentanément du moins, pour apaiser la situation, raconta Sylvia à Anna. Il tenait tellement à son restaurant : c’était sa fierté, sa réussite personnelle. Il a engagé les entreprises désignées par le maire Gordon, et il a régulièrement versé à Jeremiah Fold des grosses sommes d’argent pour qu’il ne sabote pas les travaux. Ainsi, le Café Athéna a pu ouvrir à temps.
Anna resta perplexe : ce n’était donc pas au maire Gordon que Ted Tennenbaum avait versé de l’argent entre février et juillet 1994, mais à Jeremiah Fold.
— As-tu parlé de tout cela à la police à l’époque ? demanda alors Anna.
— Non, soupira Sylvia.
— Pourquoi ?
— Mon frère a commencé à être suspecté de ces meurtres. Puis un jour il a disparu, avant d’être finalement tué lors d’une course-poursuite avec la police. Je n’avais pas envie de l’accabler davantage. Mais ce qui est sûr, c’est que s’il n’avait pas été tué j’aurais pu lui poser toutes les questions qui me tracassaient.
Pendant qu’Anna et Sylvia Tennenbaum étaient attablées au Palace du Lac, sur la rue principale, Alice traînait Steven Bergdorf de magasin en magasin. « Tu n’avais qu’à prendre tes affaires avec toi, au lieu de faire l’imbécile. Maintenant il faut tout racheter ! » lui martela-t-elle à chaque protestation de sa part. Au moment d’entrer dans une boutique de lingerie, il s’arrêta net sur le trottoir.
— Toi, tu as tout ce dont tu as besoin, objecta-t-il. Pas question d’entrer là-dedans.
— Un cadeau pour toi, un cadeau pour moi, exigea Alice en le poussant à l’intérieur.
Ils ratèrent de peu Kirk Harvey, qui passa devant le magasin et s’arrêta devant un mur en briques. Il sortit de son sac un pot de colle, un pinceau et placarda l’une des affiches qu’il venait de faire imprimer.
À quelques centaines de mètres de là, Jerry et Dakota Eden, qui flânaient sur la rue principale, tombèrent sur l’une de ces affiches.
— Une audition pour une pièce de théâtre, lut Jerry à sa fille. Et si on se lançait ? Quand tu étais plus petite, tu te voyais devenir actrice.
— Certainement pas dans une pièce pour des nazes, répliqua Dakota.
— Tentons notre chance, on verra bien, répondit Jerry en s’efforçant de rester enthousiaste.
— Il est écrit que les auditions sont lundi, se lamenta Dakota. On va rester combien de temps dans ce bled pourri ?
— Je n’en sais rien, Dakota, s’agaça Jerry. Autant qu’il faut. On vient d’arriver, ne commence pas. Tu as prévu quelque chose d’autre ? Aller à l’université peut-être ? Ah non, j’oubliais, tu n’es inscrite nulle part.
Dakota bouda et reprit sa marche en avant de son père. Ils arrivèrent alors devant la librairie de Cody. Dakota y entra, et contempla les rayonnages, fascinée. Sur une table, elle avisa un dictionnaire. Elle le saisit, et le feuilleta. Un mot en entraînant un autre, elle fit défiler les définitions. Elle sentit la présence de son père derrière elle.
— Ça fait si longtemps que je n’ai pas vu un dictionnaire, lui dit-elle.
Elle attrapa le dictionnaire, puis fureta parmi les romans. Cody vint à sa rencontre.
— Tu cherches quelque chose en particulier ? lui demanda-t-il.
— Un bon roman, lui répondit Dakota. Ça fait longtemps que je n’ai rien lu.
Il remarqua le dictionnaire qu’elle tenait sous son bras.
— Ça, ce n’est pas un roman, sourit-il.
— C’est bien mieux. Je vais le prendre. Je ne me souviens pas de la dernière fois que j’ai parcouru un dictionnaire en papier. En général, je n’écris qu’à l’ordinateur et mon traitement de texte corrige mes fautes.
— Drôle de siècle, soupira Cody.
Elle acquiesça et poursuivit :
— Quand j’étais petite, je participais à des concours d’épellation. C’est mon père qui m’entraînait. On passait notre temps à épeler des mots, ça rendait ma mère complètement folle. Il y a une époque où je pouvais passer des heures à lire le dictionnaire, et à mémoriser l’orthographe des mots les plus compliqués. Allez-y, choisissez un mot au hasard.
Elle tendit le dictionnaire à Cody, amusé, qui le prit et l’ouvrit au hasard. Il parcourut la page et demanda :
— Holosystolique.
— Facile : h-o-l-o-s-y-s-t-o-l-i-q-u-e.
Il eut un sourire espiègle.
— Tu lisais vraiment le dictionnaire ?
— Oh, toute la journée.
Elle rit et un éclat de lumière se dégagea soudain d’elle.
— D’où viens-tu ? lui demanda Cody.
— New York. Je m’appelle Dakota.
— Je suis Cody.
— J’adore votre librairie, Cody. J’aurais voulu être écrivain.
Elle sembla se rembrunir soudain.
— Tu aurais ? répéta Cody. Qu’est-ce qui t’en empêche ? Tu ne dois même pas avoir 20 ans.
— Je n’arrive plus à écrire.
— Plus ? Que veux-tu dire ?
— Plus depuis que j’ai fait quelque chose de très grave.
— Qu’est-ce que tu as fait ?
— C’est trop grave pour en parler.
— Tu pourrais écrire sur ça, suggéra Cody.
— Je sais, c’est ce que me dit mon psy. Mais ça ne sort pas. Rien ne sort. Je suis toute vide à l’intérieur.
Ce soir-là, Jerry et Dakota dînèrent au Café Athéna. Jerry savait que Dakota avait toujours aimé cet endroit : il avait espéré lui faire plaisir en l’y emmenant. Mais elle fit la tête pendant tout le repas.
— Pourquoi tu nous traînes ici ? finit-elle par demander en remuant ses pâtes aux fruits de mer.
— Je croyais que tu aimais cet endroit, se défendit son père.
— Je parle d’Orphea. Pourquoi tu m’as traînée ici ?
— Je pensais que ça te ferait du bien.
— Tu pensais que ça me ferait du bien ? Ou est-ce que tu voulais me montrer combien je te déçois et me rappeler qu’à cause de moi tu as perdu ta maison ?
— Dakota, comment peux-tu dire des horreurs pareilles !
— Je t’ai gâché la vie, je le sais bien !
— Dakota, tu dois arrêter de t’en prendre à toi-même sans cesse, tu dois aller de l’avant, tu dois te reconstruire.
— Mais tu ne comprends donc pas ? Je ne pourrai jamais réparer ce que j’ai fait, papa ! Je hais cette ville, je hais tout, je hais la vie !
Elle n’avait pu retenir ses larmes et elle s’était réfugiée dans les toilettes pour ne pas qu’on la voie pleurer. Quand elle en sortit finalement, après vingt longues minutes, elle demanda à son père de pouvoir rentrer au Palace.
Jerry n’avait pas remarqué qu’il y avait un minibar dans chacune des deux chambres à coucher qui composaient la suite. Dakota, sans faire de bruit, ouvrit la porte du meuble, s’empara d’un verre et saisit dans le petit frigo une bouteille miniature de vodka. Elle se servit un verre dont elle but quelques gorgées. Puis, farfouillant dans le tiroir de ses sous-vêtements, elle sortit une ampoule de kétamine. Leyla disait que c’était un format plus pratique et plus discret que la poudre.
Dakota brisa l’extrémité du tube et en vida le contenu dans le verre. Elle mélangea le tout du bout du doigt et l’avala d’un trait.
Après quelques minutes, elle sentit l’apaisement monter en elle. Elle était plus légère. Plus heureuse. Elle s’allongea sur le lit et contempla le plafond dont la peinture blanche sembla se craqueler lentement pour laisser apparaître une fresque merveilleuse : elle reconnut la maison d’Orphea et eut envie de se promener à l’intérieur.
Orphea, dix ans plus tôt,
Juillet 2004
Une agitation joyeuse régnait à la table du petit-déjeuner de la somptueuse maison d’été de la famille Eden, dressée face à l’océan, sur Ocean Road.
— Acuponcture, annonça Jerry, d’un air malicieux.
Dakota, 9 ans, retroussa le bout de son nez dans une moue mutine, ce qui engendra un sourire charmé sur le visage de sa mère qui l’observait. Puis, attrapant d’une main décidée la cuillère qui trempait dans son bol, la fillette en sonda le lait pour ressortir les céréales en forme de lettres et articula lentement :
— A-c-u-p-o-n-c-t-u-r-e.
À l’énoncé de chacune des lettres, elle avait déposé la céréale correspondante sur une assiette à côté d’elle. Elle contempla le résultat final, satisfaite.
— Bravo, ma chérie ! s’exclama son père impressionné.
Sa mère applaudit en riant.
— Comment fais-tu cela ? lui demanda-t-elle.
— J’en sais rien, maman. Je vois comme une photo du mot dans ma tête et en principe c’est juste.
— Essayons encore, proposa Jerry. Rhododendron.
Dakota roula des yeux, déclenchant l’hilarité de ses parents, puis elle s’essaya à l’épellation à laquelle il ne manqua que le « h ».
— Presque ! la félicita son père.
— Au moins j’ai appris un nouveau mot, philosopha Dakota. Je ne me tromperai plus maintenant. Est-ce que je peux aller à la piscine ?
— Allez, va mettre ton maillot, lui sourit sa mère.
La fillette poussa un cri de joie et quitta précipitamment la table. Jerry la regarda tendrement disparaître dans le couloir et Cynthia profita de cet instant de calme pour aller s’asseoir sur les genoux de son mari.
— Merci, mon amour, d’être un mari et un père aussi génial.
— Merci à toi d’être une femme aussi extraordinaire.
— Je n’aurais jamais pu imaginer être aussi heureuse, lui dit Cynthia les yeux brillants d’amour.
— Moi non plus. Nous avons tellement de chance, repartit Jerry.
En ce dimanche caniculaire, Derek et Darla nous avaient conviés, Anna et moi, à venir profiter de leur petite piscine. C’était la première fois que nous nous réunissions tous ainsi, hors du cadre de l’enquête. En ce qui me concernait, c’était même la première fois que je passais un après-midi chez Derek depuis bien longtemps.
Le but premier de cette invitation était de nous relaxer en sirotant des bières. Mais Darla s’éclipsa un instant, et les enfants étant occupés dans l’eau, nous ne pûmes résister à l’envie d’aborder l’affaire.
Anna nous rapporta sa conversation avec Sylvia Tennenbaum. Elle nous détailla ensuite comment Ted était sous la pression du maire Gordon d’une part, qui voulait lui imposer les entreprises de son choix, et de Jeremiah Fold, d’autre part, un caïd notoire de la région qui s’était mis en tête de le racketter.
— La Nuit noire, nous expliqua-t-elle, pourrait être liée à Jeremiah Fold. C’est lui qui a mis le feu au Café Athéna en février 1994, pour mettre la pression sur Ted et le pousser à payer.
— La Nuit noire serait le nom d’une bande criminelle ? suggérai-je.
— C’est une piste à envisager, Jesse, me répondit Anna. Je n’ai pas eu le temps de passer au commissariat pour creuser davantage à propos de ce Jeremiah Fold. Ce que je sais, c’est que l’incendie a convaincu Ted de payer.
— Donc les mouvements d’argent que nous avions repérés à l’époque sur les comptes de Tennenbaum étaient en réalité destinés à ce Jeremiah ? comprit Derek.
— Oui, acquiesça Anna. Tennenbaum voulait s’assurer que Jeremiah le laisserait faire les travaux en paix et que le Café Athéna pourrait ouvrir à temps pour le festival. Et comme on sait maintenant que Gordon réclamait des pots-de-vin aux entreprises de construction, on comprend pourquoi il a reçu des versements à la même période. Il aura certainement exigé que les entreprises choisies pour la construction du Café Athéna lui versent des commissions, leur soutenant que s’ils avaient obtenu ce chantier, c’était grâce à lui.
— Et si le maire Gordon et Jeremiah Fold étaient liés ? dit alors Derek. Le maire Gordon avait peut-être des liens avec la pègre locale ?
— Aviez-vous envisagé cette piste à l’époque ? demanda Anna.
— Non, lui répondit Derek. On pensait que le maire était juste un politicien corrompu. Pas qu’il encaissait des pots-de-vin à tous les étages.
Anna poursuivit :
— Supposons que La Nuit noire soit le nom d’une organisation criminelle. Et si c’était l’assassinat du maire Gordon qui était la grande annonce étalée sur les murs d’Orphea les mois précédant les meurtres ? Un meurtre signé, au vu et au su de tous, mais que personne n’aurait vu.
— Ce que personne n’a vu ! s’écria Derek. Ce qui était sous nos yeux et que nous n’avons pas vu ! Qu’en penses-tu, Jesse ?
— Cela supposerait qu’à l’époque Kirk Harvey enquêtait sur cette organisation, répondis-je après un instant de réflexion. Et qu’il était au courant de tout. Ce serait la raison pour laquelle il a emporté son dossier avec lui.
— C’est ce que nous devrons essayer de creuser demain en priorité, suggéra Anna.
— Moi, ce qui me chiffonne, reprit Derek, c’est pourquoi, en 1994, Ted Tennenbaum ne nous a jamais dit qu’il se faisait racketter par ce Jeremiah Fold lorsque nous l’avons interrogé sur les mouvements d’argent.
— Peur de représailles ? s’interrogea Anna.
Derek fit une moue.
— Peut-être. Mais si nous avons raté cette histoire avec Jeremiah Fold, nous avons peut-être raté autre chose. Je voudrais aussi reprendre le contexte de l’affaire à zéro, et savoir ce qu’en disaient les journaux locaux à l’époque.
— Je peux demander à Michael Bird de nous préparer toutes les archives dont il dispose sur le quadruple meurtre.
— Bonne idée, approuva Derek.
Le soir venu, nous restâmes pour dîner. Comme tous les dimanches, Derek commanda des pizzas. Alors que nous nous installions tous dans la cuisine, Anna remarqua une photo accrochée au mur : on y voyait Darla, Derek, Natasha et moi, devant La Petite Russie en travaux.
— Qu’est-ce que La Petite Russie ? demanda innocemment Anna.
— Le restaurant que je n’ai jamais ouvert, lui répondit Darla.
— Tu aimes cuisiner ? l’interrogea Anna.
— Il y a une époque où je vivais pour ça.
— Et qui est la fille avec toi, Jesse ? me demanda Anna en désignant Natasha.
— Natasha, lui répondis-je.
— Natasha, ta fiancée de l’époque ?
— Oui, acquiesçai-je.
— Tu ne m’as jamais dit ce qui s’était passé entre vous…
Darla, comprenant au flot de questions qu’Anna ignorait tout, finit par me dire en hochant la tête :
— Mon Dieu, Jesse, tu ne lui as donc rien raconté ?
Au Palace du Lac, Steven Bergdorf et Alice venaient de s’installer sur des chaises longues au bord de la piscine. La journée était spectaculairement chaude et, parmi les baigneurs qui se rafraîchissaient, Ostrovski barbotait. Lorsque ses doigts furent totalement fripés, il sortit de l’eau et rejoignit sa chaise longue pour se sécher. C’est alors qu’il découvrit avec horreur que, sur la chaise juste à côté de la sienne, Steven Bergdorf était en train d’étaler de la crème solaire sur le dos d’une jeune créature qui n’était pas sa femme.
— Steven ! s’écria Ostrovski.
— Meta ? s’étrangla Bergdorf en voyant le critique devant lui. Qu’est-ce que vous faites ici ?
S’il avait certes aperçu Ostrovski à la conférence de presse, il n’avait jamais envisagé que ce dernier puisse loger au Palace.
— Permettez-moi de vous retourner la question, Steven. Je quitte New York pour avoir la paix, et il faut que je tombe sur vous ici !
— Je suis venu en savoir plus sur cette mystérieuse pièce qui va être jouée.
— J’étais là le premier, Steven, retournez donc à New York voir si j’y suis.
— On va où on veut, on est en démocratie, lui répondit sèchement Alice.
Ostrovski la reconnut : elle travaillait à la Revue.
— Eh bien, Steven, siffla-t-il, je vois que vous alliez travail et plaisir. Votre femme doit être contente.
Il ramassa ses affaires et s’en alla furieux. Steven s’empressa de le rattraper.
— Attendez, Meta…
— Ne vous inquiétez pas, Steven, dit Ostrovski en haussant les épaules, je ne dirai rien à Tracy.
— Ce n’est pas ça. Je voulais vous dire que j’étais désolé. Je regrette la façon dont je me suis comporté avec vous. Je… je ne suis pas dans mon état normal en ce moment. Je vous demande pardon.
Ostrovski eut l’impression que Bergdorf était sincère et ses excuses le touchèrent.
— Merci, Steven, dit-il.
— Je le pense, Meta. Est-ce le New York Times qui vous envoie ici ?
— Non, grands dieux, je n’ai plus d’emploi. Qui voudrait reprendre un critique obsolète ?
— Vous êtes un grand critique, Meta, n’importe quel journal vous engagera.
Ostrovski haussa les épaules puis soupira :
— C’est peut-être bien le problème.
— Comment ça ? demanda Bergdorf.
— Depuis hier, je suis obsédé par une idée : j’ai envie de me présenter à l’audition pour La Nuit noire.
— Et pourquoi pas ?
— Parce que c’est impossible ! Je suis critique littéraire et critique de théâtre ! Je ne peux donc ni écrire, ni jouer.
— Meta, je ne suis pas certain de vous suivre…
— Enfin, Steven, faites un petit effort au nom du ciel ! Expliquez-moi par quel miracle un critique de théâtre pourrait jouer dans une pièce ? Vous imaginez si les critiques littéraires se mettaient à écrire ou les écrivains à devenir critiques littéraires ? Vous imaginez Don DeLillo faisant la critique pour le New Yorker de la nouvelle pièce de David Mamet ? Vous imaginez si Pollock avait fait la critique de la dernière exposition de Rothko dans le New York Times ? Verriez-vous Jeff Koons démontant la dernière création de Damien Hirst dans le Washington Post ? Est-ce que vous pourriez imaginer Spielberg faire la critique du dernier Coppola dans le LA Times en disant : « N’allez pas voir cette merde, c’est abominable » ? Tout le monde crierait au scandale et à la partialité, et avec raison : on ne peut pas critiquer un art que l’on pratique.
Bergdorf, saisissant le cheminement intellectuel d’Ostrovski, lui fit alors remarquer :
— Techniquement, Meta, vous n’êtes plus critique puisque je vous ai licencié.
Le visage d’Ostrovski s’illumina : Bergdorf avait raison. L’ancien critique remonta aussitôt dans sa chambre et s’empara des exemplaires de l’Orphea Chronicle consacrés à la disparition de Stephanie Mailer.
Et s’il était écrit quelque part que je devais passer de l’autre côté du mur ? songea Ostrovski. Et si Bergdorf, en le congédiant, lui avait en fait rendu sa liberté ? Et si depuis tout ce temps il était un créateur qui s’ignorait ?
Il découpa les articles et les disposa sur le lit. Sur la table de nuit, la photo de Meghan Padalin le regardait.
De retour au bord de la piscine, Steven fit la morale à Alice :
— Ne provoque pas Ostrovski, lui dit-il, il ne t’a rien fait.
— Et pourquoi pas ? Tu as vu avec quel dédain il me regarde ? Comme si j’étais une pute. La prochaine fois, je lui dis que c’est moi qui l’ai fait virer.
— Tu ne dois pas raconter aux gens que c’est toi qui as exigé son renvoi ! tonna Steven.
— Mais c’est la vérité, Stevie !
— Eh bien, à cause de toi je suis dans la merde.
— À cause de moi ? s’indigna Alice.
— Oui, à cause de toi et de tes stupides cadeaux ! La banque a téléphoné chez moi, ce n’est qu’une question de temps avant que ma femme ne découvre que j’ai des problèmes de fric.
— Tu as des problèmes de fric, Steven ?
— Évidemment ! aboya Bergdorf, exaspéré. Tu as vu ce qu’on dépense ? J’ai vidé mes comptes, je me suis endetté comme un con !
Alice le dévisagea d’un air attristé :
— Tu ne me l’as jamais dit, lui reprocha-t-elle.
— Jamais dit quoi ?
— Que tu n’avais pas les moyens des cadeaux que tu m’offrais.
— Et qu’est-ce que ça aurait changé ?
— Tout ! s’emporta Alice. Ça aurait tout changé ! On aurait fait attention. On ne serait pas allé dans des palaces ! Enfin, Stevie, quand même… Je te croyais habitué du Plaza, je te voyais continuer à acheter à tour de bras, alors je pensais que tu avais de l’argent. Je n’ai jamais imaginé que tu vivais à crédit. Pourquoi est-ce que tu ne m’en as jamais parlé ?
— Parce que j’avais honte.
— Honte ? Mais honte de quoi ? Enfin, Stevie, je ne suis ni une pute, ni une salope. Je ne suis pas avec toi pour des cadeaux, ni pour te créer des ennuis.
— Alors pourquoi es-tu avec moi ?
— Mais parce que je t’aime ! s’écria Alice.
Elle dévisagea Steven et une larme roula sur sa joue.
— Tu ne m’aimes pas ? reprit-elle en sanglots. Tu m’en veux, c’est ça ? Parce que je t’ai mis dans la merde ?
— Comme je te le disais dans la voiture hier, Alice, peut-être qu’on devrait réfléchir chacun de notre côté, faire une pause, osa suggérer Steven.
— Non, ne me quitte pas !
— Je veux dire…
— Quitte ta femme ! supplia Alice. Si tu m’aimes, quitte ta femme. Mais pas moi. Je n’ai que toi, Steven. Je n’ai personne d’autre que toi. Si tu pars, je n’ai plus personne.
Elle pleurait abondamment et ses larmes faisaient couler son mascara sur ses joues. Tous les clients autour d’eux les regardaient. Steven s’empressa de la calmer.
— Alice, enfin, tu sais combien je t’aime.
— Non, je ne sais pas ! Alors dis-le-moi, montre-le-moi ! Ne partons pas demain déjà, restons encore quelques jours ensemble ici, ce sont nos derniers. Pourquoi tu ne dirais pas à la Revue que nous passons les auditions pour réaliser de l’intérieur notre reportage sur la pièce ? En sous-marin dans les coulisses de la pièce dont tout le monde va parler. Tes frais seront pris en charge. S’il te plaît ! Au moins quelques jours.
— C’est d’accord, Alice, lui promit Steven. Restons encore lundi et mardi, le temps d’assister aux auditions. Nous écrirons un article ensemble pour la Revue.
Après dîner, chez Derek et Darla.
La nuit avait enveloppé le quartier. Anna et Derek débarrassèrent la table. Darla était dehors, fumant une cigarette près de la piscine. Je l’y rejoignis. Il faisait encore très chaud. Les grillons chantaient.
— Regarde-moi, Jesse, me dit Darla d’un ton sarcastique. Je voulais ouvrir un restaurant et je me retrouve à commander des pizzas tous les dimanches.
Je sentis son désarroi et tentai de la réconforter :
— La pizza est une tradition.
— Non, Jesse. Et tu le sais. Je suis fatiguée. Fatiguée de cette vie, fatiguée de mon travail que je déteste. Chaque fois que je passe devant un restaurant, tu sais ce que je me dis ? « Ça aurait pu être le mien. » Au lieu de ça, je m’échine comme assistante médicale. Derek déteste son travail. Ça fait vingt ans qu’il hait son boulot. Et depuis une semaine, depuis qu’il s’est remis en selle avec toi, qu’il est retourné sur le terrain, il est gai comme un pinson.
— Sa place est sur le terrain, Darla. Derek est un flic incroyable.
— Il ne peut plus être flic, Jesse. Plus après ce qui s’est passé.
— Alors, qu’il démissionne ! Qu’il fasse autre chose. Il a droit à sa pension.
— La maison n’est pas payée.
— Alors vendez-la ! D’ici deux ans vos enfants seront partis à l’université de toute façon. Allez vous trouver un coin tranquille, loin de cette jungle urbaine.
— Et faire quoi ? demanda Darla sur un ton désespéré.
— Vivre, lui répondis-je.
Elle regarda dans le vague. Je ne voyais son visage qu’à la lumière de la piscine.
— Viens, finis-je par lui dire. Je voudrais te montrer quelque chose.
— Quoi ?
— Le projet sur lequel je travaille.
— Quel projet ?
— Ce pour quoi je vais quitter la police et dont je ne voulais pas te parler. Je n’étais pas encore prêt. Viens.
Nous laissâmes Derek et Anna et partîmes en voiture. Nous remontâmes en direction du Queens, puis de Rego Park. Quand je me garai dans la ruelle, Darla comprit. Elle descendit de voiture et regarda l’échoppe.
— Tu l’as louée ? me demanda-t-elle.
— Oui. C’était une mercerie qui était installée là et qui ne marchait plus. J’ai récupéré son pas-de-porte à bon prix. Je suis en train de commencer les travaux.
Elle regarda l’enseigne qui était couverte d’un drap.
— Ne me dis pas que…
— Si, lui répondis-je. Attends ici un instant.
Je rentrai à l’intérieur pour allumer l’enseigne et trouver une échelle, puis je ressortis et grimpai jusqu’à atteindre le drap que je retirai. Et les lettres brillèrent dans la nuit.
Darla ne parlait pas. Je me sentis mal à l’aise.
— Regarde, j’ai encore le livre rouge avec toutes vos recettes, lui dis-je en lui montrant le précieux recueil que j’avais récupéré à l’intérieur en même temps que l’échelle.
Darla restait muette. Je poursuivis pour la faire réagir :
— C’est vrai, je cuisine comme un pied. Je ferai des hamburgers. C’est tout ce que je sais faire. Des hamburgers sauce Natasha. À moins que tu veuilles m’aider, Darla. Monter ce projet avec moi. Je sais que c’est un peu fou, mais…
Elle finit par s’écrier :
— Un peu fou ! C’est insensé, tu veux dire ! Tu es fou, Jesse ! Tu as perdu la tête ! Pourquoi est-ce que tu as fait une chose pareille ?
— Pour la réparation, lui répondis-je doucement.
— Mais Jesse, hurla-t-elle, on ne pourra jamais rien réparer de tout ça ! Est-ce que tu m’entends ? On ne pourra jamais réparer ce qui s’est passé !
Elle éclata en sanglots et s’enfuit dans la nuit.
Ce matin-là, Derek et moi, dissimulés dans le restaurant du Palace du Lac, observions à distance Kirk Harvey qui venait de s’installer pour prendre son petit-déjeuner.
Ostrovski, arrivant à son tour, l’avisa et s’assit à sa table.
— Il va malheureusement y avoir des déçus, car tout le monde ne sera pas sélectionné ce matin, dit Harvey.
— Je te demande pardon, Kirk ?
— Ce n’est pas à toi que je parle, Ostrovski ! Je m’adresse aux pancakes, qui ne seront pas choisis. Le porridge ne sera pas choisi non plus. Les pommes de terre ne sont pas choisies.
— Kirk, c’est juste un petit-déjeuner.
— Non, espèce d’imbécile congénital ! C’est bien plus que cela ! Je dois me préparer à sélectionner les meilleurs acteurs d’Orphea.
Un serveur s’approcha de leur table pour prendre la commande. Ostrovski demanda un café et un œuf mollet. Le serveur se tourna ensuite vers Kirk, mais celui-ci, au lieu de parler, se contenta de le dévisager. Le serveur lui demanda alors :
— Et pour vous, monsieur ?
— Mais pour qui il se prend celui-là ? hurla Kirk. Je vous défends de m’adresser la parole directement ! Je suis un grand metteur en scène, enfin ! De quel droit le petit personnel me parle à « tu » et à « toi » ?
— Je suis désolé, monsieur, regretta le serveur, très mal à l’aise.
— Qu’on appelle le directeur ! exigea Harvey. Seul le directeur de cet hôtel peut m’adresser la parole.
Tous les clients, médusés, se turent et observèrent la scène. Le directeur, prévenu, accourut à la table.
— Le grand Kirk Harvey voudrait des œufs royaux et du caviar, expliqua Harvey.
— Le grand Kirk Harvey voudrait des œufs royaux et du caviar, répéta le directeur à l’attention de son employé.
L’employé nota, et le calme revint dans la salle.
Mon téléphone sonna. C’était Anna. Elle nous attendait au commissariat. Lorsque je lui dis où nous nous trouvions, Derek et moi, elle nous incita à nous en aller rapidement.
— Vous ne devriez pas être là, nous dit-elle. Si le maire l’apprend, nous allons tous avoir des problèmes.
— Ce Harvey est une blague ambulante, m’agaçai-je, et tout le monde le prend au sérieux.
— Raison de plus pour nous concentrer sur notre enquête, ajouta Anna.
Elle avait raison. Nous quittâmes les lieux et nous la rejoignîmes au commissariat. Nous y entreprîmes des recherches à propos de Jeremiah Fold, dont nous découvrîmes qu’il était décédé le 16 juillet 1994 dans un accident de la route, soit deux semaines avant le maire Gordon.
À notre grande surprise, Jeremiah n’avait pas de casier judiciaire. Tout ce qui apparaissait dans son dossier était une enquête ouverte de l’ATF — le bureau fédéral en charge du contrôle de l’alcool, du tabac et des armes à feu — mais qui n’avait apparemment abouti à rien. Nous contactâmes la police de Ridgesport pour essayer d’en apprendre davantage, mais le policier à qui nous parlâmes ne nous fut d’aucune aide : « Aucun dossier concernant Fold ici », nous assura-t-il. Cela signifiait que la mort de Fold n’avait pas été considérée comme suspecte.
— Si Jeremiah Fold est mort avant le massacre des Gordon, dit Derek, ça exclut une implication dans le quadruple meurtre.
— De mon côté, indiquai-je, j’ai contrôlé les fichiers du FBI : il n’y a aucune organisation criminelle du nom de La Nuit noire. Ce ne serait donc pas en lien avec le crime organisé, ni une revendication.
Au moins, nous pouvions écarter la piste Fold. Restait celle du commanditaire du livre de Stephanie.
Derek avait apporté des cartons remplis de journaux.
— L’annonce qui a permis à Stephanie Mailer de rencontrer le commanditaire de son livre est forcément parue dans un journal, nous expliqua-t-il à Anna et moi, puisque dans la discussion qu’elle rapporte, le commanditaire mentionne qu’il la publie depuis vingt ans.
Il nous redonna alors lecture du texte de Stephanie :
L’annonce se trouvait entre une publicité pour un cordonnier et une autre pour un restaurant chinois qui offrait un buffet à volonté à moins de 20 dollars.
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— Il s’agit donc forcément d’une publication récurrente, reprit Derek. Il apparaît que Stephanie était abonnée à un seul journal : la revue du département de lettres de l’université Notre-Dame, où elle a étudié. Du coup, nous nous sommes procuré tous les numéros de l’année écoulée.
— Elle a peut-être lu cette annonce dans un magazine trouvé par hasard, lui opposa Anna. Dans un café, sur un siège du métro, dans une salle d’attente de médecin.
— Peut-être, répondit Derek, peut-être pas. Si on retrouve l’annonce, on pourra remonter jusqu’au commanditaire et découvrir enfin qui il a vu au volant de la camionnette de Ted Tennenbaum le soir des meurtres.
Au Grand Théâtre, une foule importante s’était pressée pour se présenter aux auditions. Celles-ci se déroulaient avec une lenteur décourageante. Kirk Harvey s’était installé derrière une table, sur la scène. Il faisait monter les candidats deux par deux pour les faire se donner la réplique de la première scène de sa pièce, qui tenait sur une misérable feuille, que les aspirants-acteurs devaient se partager.
C’est un matin sinistre. Il pleut. Sur une route de campagne, la circulation est paralysée : un gigantesque embouteillage s’est formé. Les automobilistes, exaspérés, klaxonnent rageusement. Une jeune femme, marchant sur le bas-côté, remonte la file des voitures immobiles. Elle avance jusqu’au barrage de police et interroge le policier en faction.
LA JEUNE FEMME : Qu’est-ce qui se passe ?
LE POLICIER : Un homme mort. Accident de moto tragique.
Les candidats se pressaient devant la scène dans un désordre total, attendaient les consignes de Kirk Harvey pour défiler. Celui-ci leur hurlait ordres et contrordres : il fallut d’abord monter par l’escalier de droite, puis celui de gauche, puis saluer avant de monter sur la scène, puis une fois en haut ne plus saluer du tout, faute de quoi Kirk ordonnait de recommencer toute la procession de montée sur scène depuis le début. Puis les acteurs devaient jouer la scène. La sanction était immédiate : « Nul ! » criait Harvey, ce qui signifiait au candidat qu’il devait dégager illico de la vue du Maestro.
Certains protestèrent :
— Comment pouvez-vous juger les gens sur une seule ligne ?
— Oh, ne venez pas me casser les bonbons et foutez le camp ! Le metteur en scène, c’est moi.
— Est-ce qu’on peut la refaire ? demanda un aspirant malheureux.
— Non ! hurla Harvey.
— Mais ça fait des heures qu’on attend et on n’a lu qu’une seule ligne chacun.
— La gloire n’est pas pour vous, votre destin vous attend dans le caniveau de la vie ! Partez maintenant, mes yeux me piquent rien qu’à vous regarder !
Au Palace du Lac, dans le salon de la suite 308, Dakota était vautrée sur le canapé, tandis que son père installait son ordinateur portable sur le bureau tout en lui parlant.
— On devrait aller à cette audition pour la pièce de théâtre, suggéra Jerry. Ça nous fera une activité ensemble.
— Pfft ! le théâtre c’est chiant ! lui répondit Dakota.
— Comment peux-tu dire des choses pareilles ! Et cette pièce merveilleuse que tu avais écrite et qui devait être jouée par la troupe de ton école !
— Et qui n’a jamais été jouée, rappela Dakota. Je m’en fous du théâtre désormais.
— Quand je pense à la petite fille curieuse que tu étais ! regretta Jerry. Quelle malédiction que cette génération obsédée par les téléphones et les réseaux sociaux ! Vous ne lisez plus, vous ne vous intéressez plus à rien d’autre qu’à prendre votre déjeuner en photo. La belle époque !
— Tu as bon dos de me faire la morale, répliqua Dakota. Ce sont tes émissions pourries qui rendent les gens cons !
— Ne sois pas vulgaire, Dakota, s’il te plaît.
— En tout cas ta pièce, merci bien : si on est pris, on sera coincé ici jusqu’en août.
— Qu’as-tu envie de faire, alors ?
— Rien, répondit Dakota en faisant la moue.
— Tu veux aller à la plage ?
— Non. On rentre quand à New York ?
— Je ne sais pas, Dakota, s’agaça Jerry. Je veux bien être patient, mais est-ce que tu peux faire un minimum d’efforts ? Figure-toi que moi aussi j’ai autre chose à faire qu’à être ici. Channel 14 n’a pas d’émission phare pour la rentrée et…
— Alors tirons-nous d’ici, l’interrompit Dakota. Va faire ce que tu as à faire.
— Non. Je me suis arrangé pour tout gérer depuis ici. D’ailleurs j’ai une vidéoconférence qui commence maintenant.
— Évidemment, toujours un appel, toujours du boulot ! Y a que ça qui t’intéresse.
— Dakota, c’est l’affaire de dix minutes ! Je me montre très disponible pour toi, tu pourrais au moins le reconnaître. Donne-moi juste dix minutes, après on fera ce que tu veux.
— J’ai rien envie de faire, maugréa Dakota avant d’aller s’enfermer dans sa chambre.
Jerry soupira et brancha la caméra de son ordinateur pour démarrer sa séance de travail par vidéoconférence avec ses équipes.
À 250 kilomètres de là, au cœur de Manhattan, dans une salle de réunion bondée du 53e étage de la tour de Channel 14, les participants à la réunion patientaient en papotant.
— Il est où le patron ? demanda l’un d’eux.
— Dans les Hamptons.
— Eh ben, il ne se fait pas chier pendant qu’on bosse comme des ânes ! Nous on travaille, et lui il encaisse.
— Je crois qu’il y a une histoire avec sa fille, dit une femme qui connaissait bien l’assistante de Jerry. Elle se drogue ou quelque chose du genre.
— Les mômes de riches, c’est tous les mêmes de toute façon. Moins ça a de soucis à se faire et plus ça a de problèmes.
Soudain la connexion s’établit et tout le monde se tut. Sur l’écran mural apparut leur patron et tous se tournèrent vers lui pour le saluer.
Le directeur de la création prit la parole en premier.
— Jerry, dit-il, je pense qu’on est sur la bonne piste. Nous nous sommes concentrés sur un projet qui a rapidement rencontré l’aval général : une émission de téléréalité qui suivrait le parcours d’une famille d’obèses qui essaient désespérément de perdre du poids. C’est un concept qui devrait plaire à tous les types d’audience, parce que tout le monde y trouverait son compte : on peut s’identifier à eux, s’attacher à eux, et se moquer d’eux aussi. On a interrogé un panel test, il semble que ce soit la formule gagnante.
— Ça me plaît bien ! s’enthousiasma Jerry.
Le directeur de la création passa la parole au responsable du projet :
— On a pensé que la famille d’obèses pourrait être entraînée par un coach de gym sublime et musclé de partout, dur et méchant, mais dont on découvrirait au fil des épisodes qu’il est lui-même un ex-gros qui a réussi à triompher de ses bourrelets. C’est le genre de personnage à facettes que le public aime bien.
— Il serait également l’élément conflictuel nécessaire au rythme des épisodes, précisa le directeur de la création. On a déjà prévu deux ou trois scènes qui pourraient faire parler d’elles. Par exemple, le gros, déprimé, pleure et mange un pot de glace au chocolat, pendant que le coach, tout en l’écoutant gémir, fait des pompes et des abdominaux pour être encore plus musclé et plus beau.
— Votre idée me paraît vraiment bonne, commenta Jerry, mais il faut faire attention : de ce que je vois, on va être trop dans le pathos et pas assez dans le conflit. Et le spectateur préfère le conflit. S’il y a trop de pleurnicherie, il s’ennuie.
— On a pensé à ce cas de figure, se félicita le directeur de la création qui reprit le crachoir. Pour créer davantage de conflit, on a imaginé une variante : on met deux familles dans une même maison de vacances. L’une de ces familles est super-sportive : parents et enfants sont athlétiques, sains, ne mangent que des légumes bouillis et jamais de gras. L’autre famille, ce sont les obèses et eux passent leur journée devant la télévision à avaler des pizzas. Leur mode de vie antagoniste crée des tensions terribles. Les sportifs disent aux gros : « Hé, les gars, venez faire de la gymnastique avec nous, après on ira manger du tapioca ! » Et les gros les envoient se faire voir et répondent : « Non merci, on préfère se vautrer sur le canapé en nous gavant de nachos au fromage qu’on fait passer avec du soda ! »
Tout le monde dans la salle se montra convaincu par l’idée. Le directeur du département juridique prit alors la parole :
— Le seul hic, c’est que si on force les gros à manger comme des porcs, ils risquent de choper le diabète et on va encore devoir payer leurs soins.
Jerry balaya le problème d’un geste de la main :
— Préparez une décharge béton pour les empêcher d’intenter toute action que ce soit.
Les membres de l’équipe juridique prirent aussitôt des notes. Le directeur du marketing intervint à son tour :
— La marque de chips Grassitos est très enthousiaste et souhaite s’associer au projet. Ils seraient prêts à en financer une partie à condition qu’il se dégage des épisodes l’idée que manger des chips peut aider à perdre du poids. Ils cherchent à redorer leur blason après le fiasco des pommes empoisonnées.
— Les pommes empoisonnées ? demanda Jerry. Qu’est-ce que c’est ?
— Il y a quelques années, Grassitos, accusé d’engraisser les enfants dans les cantines, a financé des distributions de pommes dans des écoles défavorisées de la région de New York. Mais les fruits étaient pleins de pesticides et les enfants ont développé des cancers. 400 gamins malades, ça vous fout votre image en l’air.
— Ah oui, tout de même ! regretta Jerry.
— Bon, nuança le directeur du marketing, ils ont eu de la chance dans leur malheur : c’était des gamins de quartiers défavorisés et les parents n’avaient heureusement pas les moyens de lancer des poursuites en justice. Certains de ces gamins ne verront même pas la tête d’un médecin.
— Grassitos demande que les types musclés mangent aussi des chips. Il faut qu’on puisse faire le lien entre être musclé et manger des chips. Ils aimeraient bien que le coach ou la famille de sportifs soient des latinos. C’est un marché important pour eux et ils veulent le développer. Ils ont déjà leur slogan tout trouvé : Les latinos aiment Grassitos.
— Ça me va très bien, dit Jerry. Par contre, il faudra d’abord évaluer quel est le budget qu’ils souhaitent investir pour que la collaboration ait du sens pour nous.
— Et pour les latinos musclés, ça vous va ? demanda le directeur du marketing.
— Oui, très bien, confirma Jerry.
— Il nous faut des latinos ! gueula le directeur de la création. Est-ce que quelqu’un note ?
Dans sa suite du Palace du Lac, Jerry, le nez sur son écran, ne remarqua pas Dakota qui était sortie de sa chambre et se tenait juste derrière lui. Elle le regarda, absorbé par sa réunion, puis s’en alla de la suite. Elle fit des allées et venues dans le couloir, ne sachant quoi faire d’elle-même. Elle passa devant la chambre 310, dans laquelle Ostrovski se préparait à rejoindre l’audition en récitant des classiques du théâtre. De la chambre 312, celle de Bergdorf et Alice, elle s’amusa de percevoir le bruit d’un coït bruyant. Finalement, elle décida de quitter le Palace. Elle réclama au voiturier la Porsche de son père, et prit la direction d’Orphea. Elle rejoignit Ocean Road. Elle longea les maisons, en direction de la plage. Elle était nerveuse. Elle arriva bientôt devant ce qui avait été leur maison de vacances, là où ils avaient été tellement heureux ensemble. Elle se gara devant le portail et resta à contempler l’inscription en fer forgé : LE JARDIN D’EDEN.
Elle ne put retenir ses larmes longtemps. Cramponnée au volant, elle se mit à pleurer.
— Jesse, me sourit Michael Bird lorsqu’il me vit apparaître à la porte de son bureau, que me vaut le plaisir de votre visite ?
Pendant qu’au commissariat Anna et Derek étaient plongés dans les revues de l’université de Notre-Dame, je m’étais rendu à la rédaction de l’Orphea Chronicle pour récupérer les articles de l’époque consacrés au quadruple meurtre.
— J’ai besoin d’accéder aux archives du journal, expliquai-je à Michael. Est-ce que je peux vous demander un coup de main sans que des informations ne ressurgissent dans l’édition de demain ?
— Évidemment, Jesse, me promit-il. Je regrette encore d’avoir trahi votre confiance. Ce n’était pas professionnel. Vous savez, je n’arrête pas de me refaire le film dans ma tête : est-ce que j’aurais pu protéger Stephanie ?
Il avait le regard triste. Je le vis fixer le bureau de Stephanie, juste devant lui, resté tel quel.
— Il n’y avait rien que vous puissiez faire, Michael, m’efforçai-je de le réconforter.
Il haussa les épaules et me conduisit à la salle des archives au sous-sol.
Michael allait être un soutien précieux : il m’aida à faire le tri parmi les éditions de l’Orphea Chronicle, à trouver les articles qui semblaient pertinents et à les photocopier. Je profitai également de l’immense connaissance qu’avait Michael de la région pour l’interroger à propos de Jeremiah Fold.
— Jeremiah Fold ? répéta-t-il. Jamais entendu parler. Qui est-ce ?
— Un petit caïd de Ridgesport, lui expliquai-je. Il extorquait de l’argent à Ted Tennenbaum en le menaçant d’empêcher l’ouverture du Café Athéna.
Michael tomba des nues :
— Tennenbaum se faisait racketter ?
— Oui. La police d’État est passée à côté de ça en 1994.
Grâce à Michael, je pus également effectuer d’ultimes vérifications à propos de La Nuit noire : il contacta les autres journaux de la région, et notamment le Ridgesport Evening Star, le quotidien de Ridgesport, en demandant s’il dormait dans leurs archives un article contenant les mots-clés La Nuit noire. Mais il n’y avait rien. Les seuls éléments qui apparaissaient liés étaient ceux survenus entre l’automne 1993 et l’été 1994 à Orphea.
— Quel est le lien entre la pièce de Harvey et ces évènements ? me demanda Michael, qui n’avait jusqu’alors pas fait le parallèle.
— Je voudrais bien le savoir. Surtout maintenant qu’on sait que La Nuit noire ne concerne qu’Orphea.
Je ramenai toutes mes copies d’archives de l’Orphea Chronicle au commissariat pour me plonger dedans. Je me mis à lire, découper, surligner, jeter ou classer, tandis qu’Anna et Derek poursuivaient leur exploration minutieuse des exemplaires de la revue de Notre-Dame. Le bureau d’Anna commençait sérieusement à ressembler à un centre de tri de journaux. Soudain Derek s’écria : « Bingo ! » Il avait retrouvé l’annonce. Page 21 du numéro de l’automne 2013, entre une publicité pour un cordonnier et une autre pour un restaurant chinois qui offrait un buffet à volonté à moins de 20 dollars, il y avait ce mystérieux encart :
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Il ne restait plus qu’à contacter la personne en charge, au sein du journal, de la diffusion des annonces.
Dakota était toujours garée devant le portail du Jardin d’Eden. Son père ne l’avait même pas appelée. Elle songea qu’il la haïssait certainement, comme tout le monde. À cause de ce qui était arrivé à la maison. À cause de ce qu’elle avait fait à Tara Scalini. Elle ne se le pardonnerait jamais.
Elle eut une nouvelle crise de larmes. Elle avait tellement mal à l’intérieur d’elle-même : elle pensait que ça n’irait jamais mieux. Elle n’avait plus envie de vivre. Les yeux embués, elle fouilla son sac, à la recherche d’une ampoule de kétamine. Elle avait besoin de se sentir mieux. Elle trouva alors parmi ses affaires une petite boîte en plastique que lui avait donnée sa copine Leyla. C’était de l’héroïne, à sniffer. Dakota n’avait encore jamais essayé. Elle disposa sur le tableau de bord une traînée de poudre blanche et se contorsionna pour en approcher son nez.
Dans la maison, Gerald Scalini, prévenu par sa femme qu’une voiture stationnait devant le portail depuis un long moment, décida d’appeler la police.
Au Grand Théâtre, le maire Brown était venu assister à la fin de la journée d’audition. Il avait été témoin des humiliations des candidats, recalés les uns après les autres, avant que Kirk Harvey ne décide de chasser tout le monde en criant « On arrête pour aujourd’hui. Revenez demain, et essayez d’être moins mauvais, au nom du ciel ! »
— De combien d’acteurs as-tu besoin ? demanda Brown à Harvey après l’avoir rejoint sur scène.
— Huit. Plus ou moins. Je ne suis pas à un rôle près, tu sais.
— Plus ou moins ? s’étrangla Brown, tu n’as pas une distribution exacte ?
— Plus ou moins, répéta Harvey.
— Et combien en as-tu retenu aujourd’hui ?
— Zéro.
Le maire poussa un long soupir désespéré.
— Kirk, lui rappela-t-il avant de s’en aller, il ne te reste qu’une journée pour boucler la distribution. Tu dois impérativement accélérer le mouvement. On ne va jamais y arriver sinon.
Plusieurs véhicules de police étaient stationnés devant Le Jardin d’Eden. À l’arrière de la voiture de patrouille de Montagne, Dakota, les mains menottées dans le dos, pleurait. Montagne, par la portière ouverte, la questionnait :
— Qu’est-ce que tu foutais ici ? demanda-t-il. Tu attends un client ? Tu vends cette merde ici ?
— Non, je vous promets, pleurait Dakota à moitié consciente.
— T’es trop défoncée pour répondre, idiote ! Et va pas gerber sur mes sièges, pigé ? Putain de junkie !
— Je voudrais parler à mon père, supplia Dakota.
— Mais oui, bien sûr, et puis quoi encore ? Avec ce qu’on a trouvé dans la voiture, t’es bonne pour passer devant un juge. La prochaine étape pour toi, ma jolie, c’est la case prison.
L’après-midi touchait à sa fin, et dans le quartier résidentiel tranquille où vivaient les Brown, Charlotte, tout juste rentrée de sa journée à la clinique vétérinaire, rêvassait sous le porche de sa maison. Son mari arriva du Grand Théâtre et s’installa à côté d’elle. Il paraissait épuisé. Elle passa tendrement sa main dans ses cheveux.
— Comment se passent les auditions ? demanda-t-elle.
— Très mal.
Elle alluma une cigarette.
— Alan… dit-elle.
— Oui ?
— J’ai envie d’y participer.
Il sourit.
— Tu devrais, l’encouragea-t-il.
— Je n’en sais rien… ça fait vingt ans que je ne suis plus montée sur les planches.
— Je suis certain que tu ferais un malheur.
Pour toute réponse, Charlotte soupira longuement.
— Que se passe-t-il ? demanda Alan qui voyait que quelque chose ne tournait pas rond.
— Je me dis que c’est peut-être mieux de rester discret et surtout loin de Harvey.
— Tu as peur de quoi ?
— Tu le sais très bien, Alan.
À quelques miles de là, au Palace du Lac, Jerry Eden était dans tous ses états : Dakota avait disparu. Il l’avait cherchée dans tout l’hôtel, au bar, à la piscine, à la salle de fitness, en vain. Elle ne répondait pas au téléphone et n’avait pas laissé de mot. Il avait finalement prévenu la sécurité de l’hôtel. Les enregistrements des caméras montraient Dakota sortant de sa chambre, errant un moment dans le couloir, puis descendant à la réception pour réclamer la voiture et s’en aller. Le chef de la sécurité, à court de solution, proposa de contacter la police. Jerry préférait éviter d’en arriver là, craignant d’attirer des ennuis à sa fille. Soudain, son téléphone portable sonna. Il s’empressa de décrocher.
— Dakota ?
— Jerry Eden ? lui répondit une voix grave. Ici le chef-adjoint Jasper Montagne de la police d’Orphea.
— La police ? Que se passe-t-il ?
— Votre fille Dakota est actuellement détenue au commissariat. Elle a été arrêtée en possession de drogue et sera présentée à un juge demain matin. Elle va passer la nuit en cellule.
À l’été 1994, j’étais jeune directeur d’une station de radio à New York, je gagnais chichement ma vie et je venais de me marier avec Cynthia, mon amour de lycée, la seule fille qui ait jamais cru en moi.
Il fallait nous voir à cette époque : nous avions une sacrée dégaine. Nous étions amoureux, la trentaine à peine, libres comme l’air. Mon bien le plus précieux était une Corvette de deuxième main dans laquelle nous passions les week-ends à voir du pays, roulant d’une ville à l’autre, logeant dans des motels ou des pensions.
Cynthia travaillait à l’administration d’un petit théâtre. Elle avait tous les bons tuyaux et nous passions nos semaines à aller voir des pièces sur Broadway sans dépenser le premier dollar. C’était une vie avec peu de moyens financiers, mais ce que nous avions nous suffisait amplement. Nous étions heureux.
1994 était l’année de notre mariage. Cynthia et moi nous étions unis au mois de janvier et nous avions décidé de remettre aux beaux jours notre lune de miel, pour laquelle notre budget limité nous poussa à choisir des destinations à portée de Corvette. C’est Cynthia qui entendit parler du tout nouveau festival de théâtre d’Orphea. Le milieu artistique en disait beaucoup de bien et on y attendait des journalistes renommés, signe de qualité. De mon côté, j’y trouvai une ravissante pension de famille, à deux pas de l’océan, dans une maison en planches entourée d’hortensias, et il ne fit aucun doute que la dizaine de jours que nous allions y passer serait mémorable. Ils le furent, à tout point de vue. À notre retour à New York, Cynthia se découvrit enceinte. En avril 1995, naquit notre fille unique et chérie : Dakota.
Sans atténuer le bonheur que fut l’arrivée de Dakota dans notre vie, je ne suis pas sûr que nous avions prévu d’avoir un enfant aussi vite. Les mois qui suivirent furent ceux de tous les jeunes parents dont la vie est chamboulée par la présence d’un petit être : notre vie se déclinait désormais en multiple de trois dans un monde dans lequel nous avions évolué jusque-là à bord d’une Corvette à deux places. Il fallut vendre la voiture pour en acheter une plus grande, changer d’appartement pour avoir une chambre supplémentaire et assumer les coûts des couches, layette, lingettes, lavettes, poussette et autres lolettes. Bref, il fallait faire avec.
Pour ajouter à la situation, Cynthia fut licenciée du théâtre à son retour de congé maternité. Quant à moi, la station radio fut rachetée par un grand groupe, et après avoir entendu toutes sortes de rumeurs de restructuration et avoir craint pour ma place je fus obligé d’accepter, pour un même salaire, beaucoup moins de temps d’antenne et beaucoup plus de travail administratif et de responsabilités. Nos semaines devinrent une véritable course contre la montre : le travail, la famille, Cynthia qui cherchait un emploi et ne savait pas quoi faire de Dakota, moi qui rentrais le soir épuisé. Notre couple fut mis à très rude épreuve. Aussi, quand l’été arriva, je proposai d’aller passer quelques jours à la fin juillet dans notre petite pension d’Orphea, pour nous retrouver. Et là encore, le miracle d’Orphea fonctionna.
Il allait en être ainsi pendant les années suivantes. Quoi qu’il se passât dans l’effervescence de New York, quoi que le quotidien nous infligeât, Orphea réparait tout.
Cynthia avait trouvé un emploi dans le New Jersey, à une heure de train. Elle faisait trois heures de transport en commun par jour, et il fallait jongler avec les agendas, les calendriers, amener la petite à la crèche, puis à l’école, faire les courses, enchaîner les réunions, assurer partout, au travail, à la maison, du soir au matin et tous les jours que le bon Dieu faisait. Nous étions à fleur de peau, certains jours nous nous croisions à peine. Mais une fois l’an, grâce à un cycle réparateur, toutes ces tensions, ces incompréhensions, ce stress et ces cavalcades étaient annihilés aussitôt que nous arrivions à Orphea. La ville était cathartique pour nous. L’air semblait plus pur, le ciel plus beau, la vie plus tranquille. La propriétaire de la pension, qui avait des enfants adultes, s’occupait admirablement bien de Dakota et la gardait volontiers s’il nous arrivait de vouloir aller assister à des représentations du festival.
À la fin de notre séjour, nous repartions pour New York heureux, reposés, rassérénés. Prêts à reprendre le cours de nos vies.
Je n’ai jamais été très ambitieux et je ne crois pas que j’aurais réussi l’ascension professionnelle qui a été la mienne sans Cynthia, ni Dakota. Car au fil des ans, à force de revenir à Orphea, de m’y sentir si bien, j’ai eu envie de leur offrir plus. Je me suis mis à vouloir mieux que la petite pension de famille, à vouloir passer plus d’une semaine par an dans les Hamptons. Je voulais que Cynthia n’ait plus à faire trois heures de transport en commun par jour pour parvenir à peine à joindre les deux bouts, je voulais que Dakota puisse aller dans une école privée et bénéficier de la meilleure éducation possible. C’est pour elles que je me suis mis à travailler encore plus dur, à viser des promotions, à réclamer de meilleures rétributions. C’est pour elles que j’ai accepté de délaisser l’antenne pour plus de responsabilités et des postes qui me passionnaient moins mais qui étaient mieux rétribués. Je me mis à gravir les échelons, saisissant toutes les opportunités qui s’offraient à moi, arrivant au bureau le premier et en repartant le dernier. En trois ans, je passai de directeur de station de radio à responsable du développement des séries télévisées de l’ensemble des chaînes du groupe.
Mon salaire doubla, tripla, et notre qualité de vie aussi. Cynthia put arrêter de travailler, et profiter de Dakota, encore toute petite. Elle consacra une partie de son temps à travailler bénévolement pour un théâtre. Nos vacances à Orphea se prolongèrent : elles durèrent trois semaines, puis un mois entier, puis tout l’été, dans une maison de location toujours plus grande et luxueuse, avec une femme de ménage une fois par semaine, puis deux fois par semaine, puis tous les jours, qui tenait la maison, faisait les lits, nous préparait à manger et ramassait tout ce que nous laissions traîner derrière nous.
C’était la belle vie. En légèrement différent de ce que j’avais imaginé : à l’époque de ma semaine de vacances dans la pension, j’étais totalement déconnecté de mon travail. Avec mes nouvelles responsabilités, je ne pouvais pas prendre plus de quelques jours à la fois : quand Cynthia et Dakota profitaient de deux mois au bord de la piscine sans avoir à se préoccuper de rien, moi je rentrais à New York à intervalles réguliers pour gérer les affaires courantes et traiter les dossiers. Cynthia regrettait que je ne puisse pas rester plus longtemps, mais tout allait bien malgré tout. De quoi pouvions-nous nous plaindre ?
Mon ascension se poursuivit. Peut-être même malgré moi, je ne sais plus. Mon salaire, que je croyais pourtant déjà astronomique, continuait de prendre l’ascenseur en même temps que ma charge de travail. Les groupes de médias se rachetaient les uns les autres pour former des conglomérats ultra-puissants. Je me retrouvais dans un grand bureau d’un gratte-ciel en verre, je pouvais mesurer mon ascension professionnelle à mes déménagements dans des bureaux plus grands et plus hauts. Ma rémunération suivait ma progression dans les étages. Mes gains décuplèrent, centuplèrent. De directeur d’une petite station de radio, je me retrouvais, dix ans plus tard, directeur général de Channel 14, la chaîne de télévision la plus regardée et la plus rentable du pays, que je dirigeais depuis le 53e et dernier étage de la tour de verre, pour un salaire, incluant les bonus, de 9 millions de dollars par an. Soit 750 000 dollars par mois. Je gagnais plus d’argent que je ne pourrais jamais en dépenser.
Tout ce que je voulus offrir à Cynthia et Dakota, je pus le faire. Vêtements de luxe, voitures de sport, appartement fabuleux, école privée, vacances de rêve. Que l’hiver new-yorkais nous donne grise mine, et nous partions en avion privé passer une semaine revitalisante à Saint-Barth. Quant à Orphea, j’y fis construire, pour une somme exorbitante, la maison de nos rêves, au bord de l’océan, que je baptisai, apposant son nom en lettres de fer forgé sur le portail, LE JARDIN D’ÉDEN.
Tout était devenu si simple, si facile. Si extraordinaire. Mais cela avait un coût, pas seulement pécuniaire : il impliquait que je m’offre plus encore à mon travail. Plus je voulais donner à mes deux femmes adorées, plus je devais donner à Channel 14, en temps, en énergie, en concentration.
Cynthia et Dakota passaient les étés et tous les week-ends de la belle saison dans notre maison des Hamptons. Je les rejoignais aussi souvent que possible. Je m’y étais aménagé un bureau, depuis lequel je pouvais traiter les affaires courantes et même organiser des conférences téléphoniques.
Mais plus notre existence semblait facile, plus cela devenait compliqué. Cynthia voulait que je me consacre davantage à mon couple et à ma famille, sans que je me soucie en permanence de mon travail, mais sans mon travail il ne pouvait pas y avoir de maison. C’était le serpent qui se mordait la queue. Nos vacances étaient une alternance de reproches et de scènes : « À quoi ça sert que tu viennes ici si c’est pour t’enfermer dans ton bureau ? — Mais on est ensemble… — Non, Jerry, tu es là mais tu es absent. » Et rebelote à la plage, ou au restaurant. Parfois, lors de mes séances de course à pied, je me rendais jusqu’à la maison qui abritait la pension de famille, laquelle avait fermé à la mort de sa propriétaire. Je regardais la jolie maison en planches et je rêvais à ce qu’avaient été nos vacances, si modestes, si courtes, mais si merveilleuses. J’aurais tant voulu retourner à cette époque. Mais je ne savais plus comment faire.
Si vous me posez la question, je vous dirai que j’ai fait tout ça pour ma femme et ma fille.
Si vous posez la question à Cynthia ou à Dakota, elles vous diront que j’ai fait ça pour moi, pour mon ego, pour mon obsession du travail.
Mais peu importe à qui la faute : au fil du temps, la magie d’Orphea n’a plus fait effet. Notre couple, notre famille, ne parvenaient plus à se réparer et à se ressouder durant nos séjours là-bas. Au contraire, ils contribuaient à nous déchirer.
Et puis tout a basculé.
Il y a eu les évènements du printemps 2013, qui nous ont forcés à vendre la maison d’Orphea.
L’annonce retrouvée dans la revue de l’université Notre-Dame ne nous permit pas de remonter à la personne qui l’avait publiée. À la rédaction du journal, la personne en charge des publicités ne disposait d’aucune information : l’annonce avait été enregistrée à l’accueil et payée directement en liquide. Mystère total. En revanche, l’employée put retrouver dans ses archives la même annonce, diffusée exactement une année plus tôt. Et l’année d’avant également. L’annonce était diffusée dans chaque numéro d’automne. J’avais demandé :
— Que se passe-t-il de particulier à l’automne ?
— C’est le numéro le plus lu, m’avait expliqué l’employée. C’est le numéro de la rentrée universitaire.
Derek émit alors une hypothèse : la rentrée marquait l’arrivée de nouveaux étudiants et donc de candidats potentiels pour écrire ce livre tant désiré par le commanditaire.
— Si j’étais cette personne, affirma Derek, je ne me limiterais pas à une seule revue, mais je diffuserais cette annonce plus largement.
Quelques appels aux rédactions des revues des facultés de lettres de plusieurs universités de New York et des environs nous permirent de vérifier cette hypothèse : une annonce similaire était diffusée dans chaque numéro d’automne depuis des années. Mais celui qui les passait ne laissait aucune trace.
Tout ce que nous savions, c’est qu’il s’agissait d’un homme, qu’il se trouvait à Orphea en 1994, qu’il détenait des informations permettant de penser que Ted Tennenbaum n’était pas le meurtrier, qu’il jugeait la situation suffisamment grave pour écrire un livre, mais qu’il ne pouvait pas écrire ce livre lui-même. C’était la question la plus étrange. Derek s’interrogea à haute voix :
— Qui voudrait écrire mais ne peut pas écrire ? Au point de chercher désespérément quelqu’un pour le faire en passant des annonces pendant des années dans des revues estudiantines ?
Anna écrivit alors au feutre noir sur le tableau magnétique ce qui ressemblait à une énigme digne du Sphinx de Thèbes :
Je veux écrire, mais je ne peux pas écrire. Qui suis-je ?
Faute de mieux pour le moment, il ne nous restait plus qu’à poursuivre notre plongée dans les articles de l’Orphea Chronicle que nous avions déjà passablement écrémés sans beaucoup de succès. Soudain, plongé dans un article, Derek s’agita et encercla de rouge un paragraphe. Il semblait circonspect et son attitude nous alerta.
— Tu as trouvé quelque chose ? lui demanda Anna.
— Écoutez ça, dit-il, incrédule, en contemplant encore la photocopie qu’il tenait en main. Ceci est un article paru dans l’Orphea Chronicle le 2 août 1994. Il y est écrit ici : « D’après une source policière, un troisième témoin se serait fait connaître. Un témoignage qui pourrait être capital pour la police qui ne dispose de presque aucune information pour le moment. »
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? m’étonnai-je. Un troisième témoin ? Il n’y avait que deux témoins, les deux habitants du quartier.
— Je le sais bien, Jesse, me dit Derek qui était aussi surpris que moi.
Anna contacta immédiatement Michael Bird. Il n’avait aucun souvenir de ce témoin, mais il nous rappela que trois jours après le quadruple meurtre, la ville fourmillait de rumeurs. Il était malheureusement impossible d’interroger l’auteur de l’article qui était décédé dix ans plus tôt, mais Michael nous précisa que la source policière était très certainement le chef Gulliver, qui avait toujours eu la langue bien pendue.
Gulliver n’était pas au commissariat. À son retour, il vint nous trouver dans le bureau d’Anna. Je lui expliquai que nous avions découvert une mention d’un troisième témoin et il me répondit aussitôt :
— C’était Marty Connors. Il travaillait dans une station-service proche de Penfield Crescent.
— Pourquoi n’avons-nous jamais entendu parler de lui ?
— Parce que, après vérification, son témoignage ne valait rien.
— Nous aurions aimé en juger par nous-mêmes, dis-je.
— Vous savez, à l’époque, il y en a eu des dizaines du genre que nous avons scrupuleusement vérifiés avant de vous les transmettre. Les gens nous contactaient pour tout et n’importe quoi : ils avaient ressenti une présence, entendu un bruit étrange, vu une soucoupe volante. Enfin, ce genre de conneries. On était bien obligé de filtrer, sinon vous auriez été complètement noyés. Mais on a travaillé scrupuleusement.
— Je n’en doute pas. C’est vous qui l’avez interrogé ?
— Non. Je ne sais plus qui l’avait fait.
Au moment de quitter la pièce, Gulliver s’arrêta soudain sur le pas de la porte et déclara :
— Un manchot.
Nous le dévisageâmes tous les trois. Je finis par lui demander :
— De quoi parlez-vous, chef ?
— Le truc écrit sur le tableau : Je veux écrire, mais je ne peux pas écrire. Qui suis-je ? Réponse : Un manchot.
— Merci, chef.
Nous contactâmes la station-service dont Gulliver nous avait parlé et qui existait encore. Et coup de chance, vingt ans plus tard, Marty Connors y travaillait toujours.
— Marty est le pompiste de nuit, m’indiqua l’employée au téléphone. Il prend son poste à 23 heures.
— Et est-ce qu’il travaille ce soir ?
— Oui. Souhaitez-vous que je lui laisse un message ?
— Non, c’est gentil. Je passerai le voir directement.
Ceux qui n’ont pas de temps à perdre pour rejoindre les Hamptons depuis Manhattan prennent la voie des airs. En partant de l’héliport à la pointe sud de l’île, vingt minutes d’hélicoptère suffisent pour relier New York à n’importe quelle autre ville de Long Island.
Sur le parking de l’aérodrome d’Orphea, Jerry Eden attendait, assis au volant de sa voiture. Un puissant bruit de moteur l’arracha à ses pensées. Il leva les yeux et vit l’hélicoptère qui arrivait. Il sortit de voiture. L’appareil se posait sur le tarmac à quelques dizaines de mètres de lui. Une fois le moteur coupé et les pales à l’arrêt, la porte latérale de l’hélicoptère s’ouvrit et Cynthia Eden en descendit, suivie par leur avocat, Benjamin Graff. Ils passèrent le grillage qui séparait le tarmac du parking et Cynthia se précipita dans les bras de son mari en sanglotant.
Jerry, tout en enlaçant sa femme, échangea une poignée de main amicale avec son avocat.
— Benjamin, lui demanda-t-il, est-ce que Dakota risque la prison ?
— Quelle quantité de drogue avait-elle sur elle ?
— Je n’en sais rien.
— Allons tout de suite au commissariat, suggéra l’avocat, il faut préparer l’audience. En temps normal, je ne serais pas inquiet, mais il y a l’antécédent de l’affaire Tara Scalini. Si le juge prépare correctement son dossier, il va tomber dessus, et il pourrait être tenté d’en tenir compte. Ce serait très problématique pour Dakota.
Jerry tremblait. Il avait les jambes complètement molles. Au point de demander à Benjamin de prendre le volant. Un quart d’heure plus tard, ils se présentaient au commissariat d’Orphea. Ils furent installés dans une salle d’interrogatoire, dans laquelle on conduisit ensuite Dakota, menottée. Lorsqu’elle aperçut ses parents, elle éclata en sanglots. Le policier lui enleva ses menottes et elle se précipita aussitôt dans leurs bras. « Mon bébé ! » s’écria Cynthia en serrant sa fille contre elle aussi fort qu’elle le put.
Les policiers les laissèrent seuls dans la pièce et ils s’installèrent autour de la table en plastique. Benjamin Graff sortit un dossier et un bloc-notes de sa mallette et se mit aussitôt au travail.
— Dakota, demanda-t-il, j’ai besoin de savoir précisément ce que tu as dit aux policiers. Surtout, j’ai besoin de savoir si tu leur as parlé de Tara.
Au Grand Théâtre, les auditions se poursuivaient. Sur scène, le maire Brown s’était installé aux côtés de Kirk Harvey pour le pousser à boucler rapidement la distribution des rôles. Mais aucun ne convenait.
— Ils sont tous nuls, répétait Kirk Harvey. C’est censé être la pièce du siècle et je ne vois défiler devant moi que le restant de la colère de Dieu.
— Fais un minimum d’efforts, Kirk ! le supplia le maire.
Harvey appela les candidats suivants sur scène. Contrairement à la consigne, deux hommes se présentèrent devant lui : Ron Gulliver et Meta Ostrovski.
— Qu’est-ce que vous fichez ici tous les deux ?
— Je viens auditionner ! gueula Ostrovski.
— Moi aussi ! brailla Gulliver.
— Les consignes étaient claires : un homme et une femme. Vous êtes disqualifiés tous les deux.
— J’étais là le premier ! protesta Ostrovski.
— Je suis de service aujourd’hui, je ne peux pas attendre mon tour. J’ai un droit de priorité.
— Ron ? s’étonna le maire Brown. Mais vous ne pouvez pas jouer dans la pièce !
— Et pourquoi pas ? se rebiffa le chef Gulliver. Je prendrai des congés. C’est une chance unique, j’ai droit d’en profiter. Et puis, en 1994, le chef Harvey a eu le droit de jouer.
— Je vais vous laisser une chance, trancha alors Kirk. Mais l’un de vous deux devra être une femme.
Il réclama alors qu’on lui amène une perruque, ce qui interrompit l’audition pendant vingt minutes, le temps de trouver l’accessoire. Finalement, un bénévole habitué des lieux revint avec une longue tignasse artificielle blonde, trouvée dans les coulisses et qu’Ostrovski s’attribua. Ainsi coiffé, muni de la feuille sur laquelle était retranscrite la première scène, il écouta Harvey lire la didascalie.
C’est une nuit sinistre. Il pleut. Sur une route de campagne, la circulation est paralysée : un gigantesque embouteillage s’est formé. Les automobilistes, exaspérés, klaxonnent rageusement. Une jeune femme, marchant sur le bas-côté, remonte la file des voitures immobiles. Elle avance jusqu’au barrage de police et interroge le policier en faction.
Ostrovski s’approcha de Gulliver, faisant mine de marcher avec des talons aiguilles, et se lança dans la réplique.
OSTROVSKI (hurlant comme un damné d’une voix trop aiguë) : Qu’est-ce qui se passe ?
LE CHEF GULLIVER (s’y reprenant à trois fois) : Un homme mort. Accident de moto tragique.
Ils étaient épouvantables. Mais leur prestation terminée, Kirk Harvey se leva de sa chaise et battit des mains avant de s’écrier :
— Vous êtes engagés tous les deux !
— Tu es sûr ? lui murmura le maire Brown. Ils sont diablement mauvais.
— Sûr et certain ! s’enthousiasma Harvey.
— Il y avait d’autres candidats meilleurs que tu as recalés.
— Puisque je te dis que je suis sûr de mon choix, Alan !
Il s’écria alors à l’attention de la salle et des candidats :
— Voici nos deux premiers acteurs.
Ostrovski et Gulliver descendirent de scène sous les applaudissements des autres candidats avant d’être éblouis par le flash du photographe de l’Orphea Chronicle et alpagués par un journaliste désireux de recueillir leurs impressions. Ostrovski était rayonnant. Il songeait : Les metteurs en scène me réclament, les journalistes me harcèlent, me voici un artiste déjà adulé et reconnu. Ô gloire chérie, si longtemps convoitée, te voilà enfin !
Devant le Grand Théâtre, Alice attendait dans la voiture de Steven, garée à la va-vite. Alors qu’ils étaient sur le point de rentrer à New York, il avait voulu jeter un coup d’œil aux auditions, en coup de vent, pour avoir de quoi compléter l’article qui justifierait son week-end à Orphea.
« Cinq minutes », avait-il promis à Alice qui s’était mise à bougonner. Cinq minutes plus tard, il ressortait du bâtiment. Voilà, tout était terminé avec Alice. Ils avaient parlé de cette séparation, elle avait fini par dire qu’elle comprenait et qu’elle ne ferait pas d’histoires. Mais alors que Steven s’apprêtait à remonter en voiture, il reçut un appel de Skip Nalan, son rédacteur en chef adjoint.
— À quelle heure rentres-tu aujourd’hui, Steven ? demanda Skip d’une drôle de voix. Je dois te parler, c’est très important.
Au ton de Skip, Bergdorf comprit aussitôt qu’il se passait quelque chose et préféra mentir :
— Je ne sais pas, cela dépend des auditions. C’est passionnant ce qui se passe ici. Pourquoi ?
— Steven, la comptable est venue me voir. Elle m’a montré les relevés de la carte de crédit de la Revue qui t’a été attribuée : il y a des transactions vraiment étranges. Des achats en tous genres, surtout dans des magasins de luxe.
— Dans des magasins de luxe ? répéta Steven comme s’il tombait des nues. Est-ce que quelqu’un aurait piraté ma carte ? Il paraît qu’en Chine…
— La carte a été utilisée à Manhattan, Steven, pas en Chine. Il y a aussi des nuits au Plaza, des notes de restaurant extravagantes.
— Ça alors ! dit Steven qui continuait de jouer la stupéfaction.
— Steven, est-ce que tu as quelque chose à voir avec ça ?
— Moi ? Évidemment que non, Skip. Enfin, tu m’imagines faire une chose pareille ?
— Non, effectivement. Mais il y a un débit pour un séjour au Palace du Lac, à Orphea. Et ça, ça ne peut qu’être toi.
Steven tremblait. Il s’efforça cependant de garder un ton calme.
— Ça, ce n’est pas normal, dit-il alors, et tu fais bien de me prévenir : je n’avais donné la carte de crédit que pour les extras. La mairie m’avait assuré qu’ils prenaient la chambre en charge. L’employé de la réception a dû s’emmêler les pinceaux. Je vais les appeler de ce pas.
— Tant mieux, dit Skip, ça me rassure. Je ne te cache pas que j’ai failli croire…
Steven éclata de rire :
— Tu me vois aller dîner au Plaza, moi ?
— Non, effectivement, s’amusa Skip. Enfin bref, la bonne nouvelle, c’est que d’après la banque, nous n’aurons probablement rien à payer car ils auraient dû détecter la fraude. Ils disent que ce genre de cas s’est déjà produit : des types identifient un numéro de carte de crédit et en fabriquent une copie.
— Ah tu vois, c’est ce que je te disais ! conclut Steven qui retrouvait de sa superbe.
— Si tu le peux, quand tu rentres aujourd’hui, il faudrait que tu passes au commissariat pour porter plainte. C’est une demande de la banque pour le remboursement. Au vu de la somme, ils veulent retrouver le faussaire. Ils sont assez certains qu’il habite New York.
Bergdorf sentit la panique l’envahir à nouveau : la banque l’identifierait en un rien de temps. Dans certains magasins, les vendeuses l’appelaient par son prénom. Il ne pouvait pas rentrer à New York aujourd’hui, il devait d’abord trouver une solution.
— J’irai porter plainte à la seconde où je reviens, assura-t-il à Skip. Mais priorité à ce qui se passe ici : cette pièce est tellement extraordinaire, le niveau des candidats est tellement élevé, le procédé de création tellement unique, que j’ai décidé de m’immerger. Je vais passer l’audition et écrire un article en sous-marin ici. La pièce vue de l’intérieur. Ça va faire un papier incroyable. Crois-en mon flair, Skip, ça va être très bon pour la Revue. C’est le prix Pulitzer assuré !
Le prix Pulitzer. C’est exactement ce que Steven servit ensuite à sa femme, Tracy.
— Mais combien de jours encore vas-tu rester là-bas ? s’inquiéta-t-elle.
Il sentait que Tracy ne mordait pas à l’hameçon, et il fut obligé de sortir l’artillerie lourde :
— Combien de temps, ça je n’en sais rien. Mais le plus important, c’est que la Revue me paie des heures supplémentaires pour ma présence ici. Et vu comme je travaille, bonjour le pactole ! Donc dès que je reviens, nous partons faire notre voyage à Yellowstone !
— Alors nous y allons ? se réjouit Tracy.
— Bien sûr, lui dit son mari. Je me réjouis tellement.
Steven raccrocha et ouvrit la portière de la voiture du côté passager.
— On ne peut pas partir, dit-il d’un ton grave.
— Pourquoi pas ? demanda Alice.
Il comprit soudain qu’il ne pouvait pas lui dire la vérité à elle non plus. Il se força alors à sourire et annonça :
— La Revue veut que tu participes aux auditions et que tu écrives un article en sous-marin à propos de cette pièce. Un grand article et même une photo de toi en couverture.
— Oh, Stevie, mais c’est extraordinaire ! Mon premier article !
Elle l’embrassa langoureusement et ils se précipitèrent à l’intérieur du théâtre. Ils attendirent leur tour pendant des heures. Lorsqu’ils furent enfin appelés sur scène, Harvey avait éconduit tous les candidats précédents, et le maire Brown, à côté de lui, le pressait d’en trouver d’autres. Kirk, bien que peu convaincu par la prestation d’Alice et Steven, décida de les accepter pour qu’Alan cesse de gémir.
— Avec Gulliver et Ostrovski, cela fait quatre sur huit, dit le maire, un peu soulagé. Nous sommes déjà à la moitié.
L’après-midi commençait à décliner lorsque, dans la salle d’audience principale du palais de justice d’Orphea, après une attente interminable, Dakota Eden fut enfin présentée au juge Abe Cooperstin.
Encadrée par un policier, elle avança jusque devant le juge d’un pas tremblant, le corps épuisé par la nuit en cellule et les yeux rougis par les larmes.
— Nous avons ici le cas 23450, municipalité d’Orphea contre mademoiselle Dakota Eden, déclara le juge Cooperstin en survolant du regard le rapport qui lui était présenté. Mademoiselle Eden, je lis ici que vous avez été arrêtée hier après-midi, au volant d’une voiture, en train de vous fourrer de l’héroïne dans le nez. Est-ce que c’est vrai ?
Dakota lança un regard terrifié à l’avocat Benjamin Graff qui l’encouragea d’un geste de la tête à répondre ainsi qu’ils l’avaient préparé ensemble.
— Oui, votre honneur, répondit-elle d’une voix étranglée d’avoir trop pleuré.
— Puis-je savoir, mademoiselle, pourquoi une jeune fille mignonne comme vous consomme de la drogue ?
— J’ai commis une grave erreur, votre honneur. Je suis dans un moment difficile de ma vie. Mais je fais tout pour m’en sortir. Je vois un psychiatre à New York.
— Ce n’est donc pas la première fois que vous consommez de la drogue ?
— Non, votre honneur.
— Alors vous êtes une consommatrice régulière ?
— Non, votre honneur. Je ne dirais pas ça.
— Pourtant, la police a retrouvé une importante quantité de drogue sur vous.
Dakota baissa la tête. Jerry et Cynthia Eden sentirent leurs estomacs se nouer : si le juge savait quoi que ce fût à propos de Tara Scalini, leur fille risquait gros.
— Qu’est-ce que vous faites de votre vie ? demanda Cooperstin.
— Pour l’instant, pas grand-chose, admit Dakota.
— Et pourquoi ?
Dakota se mit à pleurer. Elle avait envie de tout lui dire, de lui parler de Tara. Elle méritait d’aller en prison. Comme elle n’arrivait pas à se reprendre, elle ne put répondre à la question, et Cooperstin poursuivit :
— Je vous avoue, mademoiselle, qu’il y a un point du rapport de police qui me tracasse.
Il y eut un instant de silence. Jerry et Cynthia sentirent leurs cœurs exploser dans leurs poitrines : le juge savait tout. C’était la prison assurée. Mais Cooperstin demanda :
— Pourquoi êtes-vous allée devant cette maison pour vous droguer ? Je veux dire, n’importe qui serait allé dans les bois, à la plage, dans un endroit discret, non ? Mais vous, vous vous arrêtez devant le portail d’une maison. Comme ça, au beau milieu du passage. Pas étonnant que les habitants aient prévenu la police. Vous avouerez que c’est étrange, non ?
Jerry et Cynthia n’y tenaient plus, la tension était trop forte.
— C’est notre ancienne maison de vacances, expliqua Dakota. Mes parents ont dû la vendre à cause de moi.
— À cause de vous ? répéta le juge, intrigué.
Jerry eut envie de se lever, ou de crier, de faire n’importe quoi pour interrompre la séance. Mais Benjamin Graff s’en chargea pour lui. Il profita de l’hésitation de Dakota pour répondre à sa place :
— Votre honneur, ma cliente ne cherche qu’à se racheter et à se réconcilier avec la vie. Son comportement d’hier était un appel à l’aide, c’est évident. Elle s’est garée devant la maison car elle savait qu’on l’y retrouverait. Elle savait que son père songerait à aller la chercher là-bas. Dakota et son père sont venus à Orphea pour se retrouver et repartir dans la vie du bon pied.
Le juge Cooperstin détourna son regard de Dakota, observa l’avocat un instant, puis revint à la prévenue.
— Est-ce que c’est vrai, jeune fille ?
— Oui, murmura-t-elle.
Le juge eut l’air satisfait de la réponse. Jerry poussa un discret soupir de soulagement : la feinte de Benjamin Graff avait été parfaite.
— Je crois que vous méritez une seconde chance, décréta Cooperstin. Mais attention : c’est une opportunité que vous devez saisir. Est-ce que votre père est là ?
Jerry se leva aussitôt.
— Je suis ici, votre honneur. Jerry Eden, le père de Dakota.
— Monsieur Eden, tout ceci vous concerne également puisque je comprends que vous êtes venu ici avec votre fille pour vous retrouver.
— C’est le cas, votre honneur.
— Qu’aviez-vous prévu de faire à Orphea avec votre fille ?
La question prit Jerry de court. Le juge, percevant son hésitation, ajouta :
— Ne me dites pas, monsieur, que vous êtes juste venu ici pour que votre fille puisse traîner son mal-être au bord de la piscine d’un hôtel ?
— Non, votre honneur. Nous… nous voulions participer ensemble à l’audition pour la pièce de théâtre. Quand Dakota était petite, elle disait vouloir être actrice. Elle a même écrit une pièce de théâtre il y a trois ans.
Le juge s’accorda un instant de réflexion. Il observa Jerry, puis Dakota, et déclara alors :
— Très bien. Mademoiselle Eden, je suspends la peine à condition que vous participiez, avec votre père, à cette pièce de théâtre.
Jerry et Cynthia se regardèrent, soulagés.
— Merci, votre honneur, lui sourit Dakota. Je ne vous décevrai pas.
— Je l’espère bien, mademoiselle Eden. Que l’on soit bien clairs : si vous deviez défaillir, ou si vous deviez être à nouveau arrêtée en possession de drogue, la clémence ne serait plus de mise. Votre dossier serait traité par la juridiction de l’État. Pour être tout à fait clair, cela signifie qu’en cas de récidive, vous irez directement en prison pour plusieurs années.
Dakota promit et se jeta dans les bras de ses parents. Ils retournèrent au Palace du Lac. Dakota était épuisée et s’endormit à peine assise sur le canapé de leur suite. Jerry entraîna Cynthia sur la terrasse pour parler tranquillement.
— Et si tu restais avec nous ? On pourrait passer du temps en famille.
— Tu as entendu le juge, Jerry, c’est toi et Dakota.
— Rien ne t’empêche de rester ici avec nous…
Cynthia hocha la tête :
— Non, tu ne comprends pas. Je ne peux pas passer du temps en famille, car pour le moment j’ai l’impression que nous ne sommes plus une famille. Je… je n’ai plus la force, Jerry. Je n’ai plus d’énergie. Ça fait des années que tu me laisses tout régler. Alors oui, tu paies intégralement notre train de vie, Jerry, et je t’en remercie sincèrement, ne me prends pas pour une ingrate. Mais à quand remonte la dernière fois que tu t’es investi pour cette famille, hormis pour l’aspect financier ? Toutes ces années tu m’as laissée toute seule pour tout gérer et assurer le bon fonctionnement de notre famille. Toi, tu t’es contenté d’aller travailler. Et pas une fois, Jerry, pas une fois tu ne m’as demandé comment j’allais. Comment je m’en sortais. Pas une fois, Jerry, tu ne m’as demandé si j’étais heureuse. Tu as présumé le bonheur, en pensant qu’à Saint-Barth ou dans un appartement avec vue sur Central Park on est forcément heureux. Pas une fois, Jerry, tu ne m’as posé cette foutue question.
— Et toi ? lui opposa Jerry. M’as-tu jamais demandé si j’étais heureux ? Ne t’es-tu jamais demandé si mon foutu travail, que Dakota et toi détestez tant, je ne le détestais pas moi aussi ?
— Qu’est-ce qui t’empêchait de démissionner ?
— Mais si j’ai fait tout ça, Cynthia, c’est uniquement pour vous offrir une vie de rêve. Dont vous ne voulez pas au fond.
— Oh, vraiment, Jerry ? Tu vas me dire que tu préférais la pension de famille à notre maison sur le bord de l’océan ?
— Peut-être, murmura Jerry.
— Je n’y crois pas !
Cynthia contempla un instant son mari en silence. Puis elle lui dit d’une voix étranglée :
— J’ai besoin que tu répares notre famille, Jerry. Tu as entendu le juge : la prochaine fois ce sera la prison pour Dakota. Comment vas-tu t’assurer qu’il n’y aura pas de prochaine fois, Jerry ? Comment vas-tu protéger ta fille d’elle-même et empêcher qu’elle finisse en prison ?
— Cynthia, je…
Elle ne le laissa pas parler.
— Jerry, je repars à New York. Je te laisse ici avec la mission de réparer notre fille. Ceci est un ultimatum. Sauve Dakota. Sauve-la, sinon je te quitte. Je ne peux plus vivre ainsi.
— C’est là, Jesse, me dit Derek en m’indiquant la station-service décatie tout au bout de Penfield Road.
Je bifurquai pour m’engager sur la dalle de béton et me garai devant la boutique illuminée. Il était 23 heures 15. Il n’y avait personne aux pompes : l’endroit semblait désert.
Dehors, l’air était suffocant malgré l’heure tardive. À l’intérieur de la station, l’air conditionné soufflait une atmosphère glaciale. Nous avançâmes à travers les allées de magazines, de boissons et de chips, jusqu’au comptoir, derrière lequel, caché par un présentoir de barres chocolatées, un homme aux cheveux blancs regardait la télévision. Il me salua sans quitter l’écran des yeux.
— Quelle pompe ? demanda-t-il.
— Je ne viens pas pour de l’essence, répondis-je en brandissant ma plaque d’officier de police.
Il éteignit aussitôt le poste de télévision.
— De quoi s’agit-il ? demanda-t-il en se levant.
— Êtes-vous Marty Connors ?
— Oui, c’est moi. Que se passe-t-il ?
— Monsieur Connors, nous enquêtons sur la mort du maire Gordon.
— Le maire Gordon ? Mais c’était il y a vingt ans.
— D’après mes informations vous auriez été témoin de quelque chose ce soir-là.
— Oui, absolument. Mais j’en ai parlé à la police à l’époque, on m’a dit que ce n’était rien du tout.
— J’ai besoin de savoir ce que vous avez vu.
— Un véhicule noir qui roulait à toute vitesse. Il arrivait depuis Penfield Road et il est parti en direction de Sutton Street. Tout droit. Il fonçait sec. J’étais à la pompe, j’ai juste eu le temps de le voir filer.
— Avez-vous reconnu le modèle ?
— Évidemment. Une camionnette Ford E-150, avec un drôle de dessin à l’arrière.
Derek et moi nous regardâmes : Tennenbaum conduisait une Ford E-150 justement. Je demandai alors :
— Avez-vous pu voir qui conduisait ?
— Non, rien. Sur le moment, j’ai pensé que c’était des jeunes qui faisaient les idiots.
— Et quelle heure était-il exactement ?
— Vers 19 heures, mais l’heure exacte, ça, j’en ai aucune idée. Ça pouvait être 19 heures pile, comme 19 heures 10. Vous savez, ça s’est passé en une fraction de seconde, et je n’y ai pas vraiment prêté attention. Ce n’est que plus tard, lorsque j’ai appris ce qui s’était passé chez le maire, que je me suis dit qu’il y avait peut-être un lien. Et j’ai contacté la police.
— À qui en avez-vous parlé ? Vous vous souvenez du nom du policier ?
— Oui, bien sûr, c’est le chef de la police lui-même qui est venu m’interroger. Le chef Kirk Harvey.
— Et… ?
— Je lui ai raconté la même chose qu’à vous et il m’a dit que ça n’avait rien à voir avec l’enquête.
Lena Bellamy avait bien vu la camionnette de Ted Tennenbaum devant la maison du maire Gordon en 1994. Le témoignage de Marty Connors, qui avait identifié ce même véhicule arrivant depuis Penfield Road, nous le confirmait. Pourquoi est-ce que Kirk Harvey nous l’avait caché ?
En quittant la boutique de la station-service, nous restâmes un moment sur le parking. Derek déplia une carte de la ville et nous étudiâmes l’itinéraire que la camionnette avait pris, selon Marty Connors.
— La camionnette a pris Sutton Street, dit Derek en refaisant le même chemin sur la carte du bout du doigt, et Sutton Street mène vers le haut de la rue principale.
— Si tu te rappelles, le soir de la première du festival, l’accès à la rue principale était fermé au trafic, à l’exception d’un passage par le haut de la rue, destiné aux véhicules habilités à rejoindre le Grand Théâtre.
— Habilités, tu veux dire comme une autorisation de passage ou de stationnement qu’aurait reçue le pompier volontaire de garde ce soir-là ?
À l’époque, nous nous étions déjà posé la question de savoir si quelqu’un se souvenait d’avoir vu Tennenbaum passer le point de contrôle routier sur la rue principale permettant d’accéder au Grand Théâtre. Mais il était ressorti de notre enquête auprès des bénévoles et des policiers qui s’étaient relayés à cet endroit qu’il y avait régné une telle pagaille que personne n’avait rien vu. Le festival avait été victime de son succès : la rue principale était noire de monde, les parkings étaient submergés. Les équipes avaient été dépassées. Les consignes de canalisation de la foule n’avaient pas pu être maintenues longtemps : les gens s’étaient mis à se garer n’importe où et à marcher là où il y avait de la place, massacrant les plates-bandes. Alors, savoir qui était passé par le point de contrôle et à quelle heure, c’était totalement impossible.
— Tennenbaum est donc passé par Sutton Street et il est retourné au Grand Théâtre, exactement comme nous le pensions, me dit Derek.
— Mais pourquoi est-ce que Harvey ne nous l’a jamais dit ? Grâce à ce témoignage nous aurions pu confondre Tennenbaum beaucoup plus tôt. Est-ce que Harvey voulait qu’il puisse s’en sortir ?
Marty Connors apparut soudain à la porte de la boutique et se précipita vers nous :
— Une chance que vous soyez encore là, nous dit-il, je viens de me remémorer un détail : à l’époque j’ai parlé de la camionnette à l’autre type.
— Quel autre type ? demanda Derek.
— Je ne sais plus son nom. Mais je sais qu’il n’était pas d’ici. L’année qui a suivi les meurtres, il est revenu à Orphea régulièrement. Il disait qu’il menait sa propre enquête.
La une de l’Orphea Chronicle :
C’est aujourd’hui que devraient se clôturer les auditions qui ont drainé un nombre incroyable de candidats venus de toute la région, pour le plus grand bonheur des commerçants de la ville. Le premier candidat à avoir le privilège de rejoindre la distribution n’est autre que le célèbre critique Meta Ostrovski (photo ci-contre). Il parle d’une pièce chrysalide où « celui que tous croyaient chenille se révèle papillon majestueux ».
Anna, Derek et moi arrivâmes au Grand Théâtre juste avant le début de la troisième journée d’audition. La salle était encore déserte. Il n’y avait que Harvey sur la scène. Nous voyant débarquer, il s’écria :
— Vous n’avez pas le droit d’être ici !
Je ne pris même pas la peine de répondre. Je me jetai sur lui et l’attrapai par le col.
— Qu’est-ce que vous nous cachez, Harvey ?
Je le traînai dans les coulisses, à l’abri des regards.
— Vous saviez à l’époque que c’était bien la camionnette de Tennenbaum qui était garée devant chez les Gordon. Mais vous avez délibérément étouffé le témoignage du pompiste. Qu’est-ce que vous savez sur cette affaire ?
— Je ne dirai rien ! hurla Harvey. Comment oses-tu me rudoyer ainsi, singe coprophage ?
Je sortis mon arme et l’enfonçai dans son ventre.
— Jesse, qu’est-ce que tu fais ? s’inquiéta Anna.
— On se calme, Leonberg, négocia Harvey. Que veux-tu savoir ? Je t’accorde une question.
— Je veux savoir ce qu’est La Nuit noire, dis-je.
— La Nuit noire, c’est ma pièce, répondit Harvey. Es-tu idiot ?
— La Nuit noire en 1994, précisai-je. Qu’est-ce que signifie cette putain de Nuit noire ?
— En 1994 c’était aussi ma pièce. Enfin, pas la même pièce. J’ai dû tout réécrire à cause de cet idiot de Gordon. Mais j’ai gardé le même titre parce que je le trouvais très bon. « La Nuit noire ». Ça en jette, non ?
— Ne nous prenez pas pour des idiots, m’énervai-je. Il y a un événement lié à La Nuit noire, et vous le savez très bien puisque vous étiez chef de la police à l’époque : il y a eu ces mystérieuses inscriptions qui sont apparues à travers Orphea, puis l’incendie du futur Café Athéna, et ce compte à rebours qui a mené jusqu’à la mort de Gordon.
— Mais tu débloques, Leonberg ! s’écria Harvey, exaspéré. Tout ça, c’était moi ! C’était un moyen d’attirer l’attention sur de ma pièce ! Au moment de commencer ces mises en scène, j’étais certain que je pourrais jouer La Nuit noire en ouverture du festival. Je pensais que, lorsque les gens feraient le lien entre ces mystérieuses inscriptions et l’annonce de ma pièce, cela décuplerait l’intérêt général.
— Vous avez mis le feu au futur Café Athéna ? lui demanda alors Derek.
— Bien sûr que non, je n’ai pas mis le feu ! J’ai été appelé sur l’incendie et je suis resté jusqu’au milieu de la nuit, jusqu’à ce que les pompiers parviennent à éteindre le feu. J’ai profité d’un moment d’inattention générale pour entrer dans les décombres et inscrire La Nuit noire sur les murs. C’était une occasion en or. Dès que les pompiers l’ont vue, au lever du jour, ça a fait son petit effet. Quant au compte à rebours, ce n’était pas celui de la mort de Gordon, mais la date de la première du festival, espèce de nouille ! J’étais absolument sûr que je serais choisi comme tête d’affiche et que le 30 juillet 1994 marquerait l’avènement de La Nuit noire, la pièce sensationnelle du grand Maestro Kirk Harvey.
— Donc tout ça n’était qu’une campagne promotionnelle idiote ?
— Idiote, idiote, s’offusqua Harvey, pas si idiote que ça, Leonberg, puisque vingt ans après tu m’en parles encore !
À cet instant, nous entendîmes du bruit en provenance de la salle. Les candidats étaient en train d’arriver. Je relâchai mon emprise.
— Tu ne nous as jamais vus ici, Kirk, dit Derek. Sinon, tu auras affaire à nous.
Harvey ne répondit rien. Il ajusta les pans de sa chemise et retourna sur la scène, tandis que nous nous éclipsions par une issue de secours.
Dans la salle, la troisième journée d’audition débuta. Le premier à se présenter ne fut autre que Samuel Padalin, venu exorciser les fantômes et rendre hommage à sa femme assassinée. Harvey le sélectionna illico au motif qu’il lui faisait de la peine.
— Oh, mon pauvre ami, lui dit Kirk, si tu savais : ta femme, je l’ai ramassée sur le trottoir, toute bousillée. Un petit bout par ci, un petit bout par là !
— Oui, je sais, répondit Samuel Padalin. J’étais là aussi.
Puis, à la stupéfaction de Harvey, Charlotte Brown se présenta sur la scène. Il fut ému de la voir. Il avait longtemps songé à ce moment. Il aurait voulu se montrer dur, l’humilier devant tout le monde comme elle l’avait fait en lui préférant Brown. Il aurait voulu lui dire qu’elle n’avait pas le niveau pour rejoindre la distribution de sa pièce, mais il en fut incapable. Il suffisait d’un coup d’œil pour mesurer le magnétisme qui se dégageait d’elle. Elle était une actrice née.
— Tu n’as pas changé, finit-il par lui dire.
Elle sourit :
— Merci, Kirk. Toi non plus.
Il haussa les épaules :
— Pfft ! Moi, je suis devenu un vieux fou. Tu as envie de remonter sur les planches ?
— Je crois bien.
— Engagée, dit-il simplement.
Il nota son nom sur sa fiche.
Le fait que Kirk Harvey ait monté cette histoire de Nuit noire de toutes pièces nous le faisait considérer encore plus comme un illuminé. Il n’avait qu’à jouer sa pièce et se ridiculiser, et le maire Brown avec.
Brown justement nous intriguait. Pourquoi Stephanie avait-elle collé dans le garde-meuble une image de lui prononçant son discours lors de la première du festival de 1994 ?
Dans le bureau d’Anna, nous repassâmes l’extrait vidéo. Le propos de Brown n’était pas très intéressant. Que pouvait-il y avoir d’autre ? Derek suggéra d’envoyer la cassette aux experts de la police pour qu’ils essaient d’analyser la séquence. Puis il se leva et consulta le tableau magnétique. Il en effaça les mots La Nuit noire, qui ne présentaient plus d’intérêt pour notre enquête puisque le mystère était levé.
— Je ne peux pas croire que tout ceci ne soit que le titre de la pièce que Harvey voulait jouer, soupira Anna. Quand je pense à toutes les hypothèses que nous avons échafaudées !
— Parfois la solution se trouve juste sous nos yeux, dit Derek en reprenant la phrase prophétique de Stephanie qui nous hantait tous les trois.
Il eut soudain l’air songeur.
— À quoi penses-tu ? lui demandai-je.
Il se tourna vers Anna.
— Anna, dit-il, tu te souviens quand nous sommes allés voir Buzz Leonard, jeudi dernier, il nous a dit que Kirk Harvey avait récité un monologue intitulé Moi, Kirk Harvey.
— Oui, absolument.
— Mais pourquoi ce monologue et pas La Nuit noire ?
C’était une bonne question. À cet instant, mon téléphone sonna. C’était Marty Connors, le pompiste de la station-service.
— Je viens de le retrouver, me dit Marty dans le combiné.
— Qui ça ? demandai-je.
— Le type qui menait son enquête l’année après les meurtres. Je viens de voir sa photo dans l’Orphea Chronicle d’aujourd’hui. Il va jouer dans la pièce de théâtre. Il s’appelle Meta Ostrovski.
Au Grand Théâtre, après un moment de flottement et quelques crises de nerfs de Kirk Harvey, Jerry et Dakota Eden montèrent sur scène pour passer l’audition à leur tour.
Harvey dévisagea Jerry.
— Comment t’appelles-tu et d’où viens-tu ? l’interrogea-t-il d’un ton martial.
— Jerry Eden, de New York. C’est le juge Cooperstin qui…
— Tu es venu depuis New York pour jouer dans la pièce ? l’interrompit Harvey.
— J’ai besoin de passer du temps avec ma fille Dakota, de vivre une expérience nouvelle avec elle.
— Pourquoi ?
— Parce que j’ai l’impression de l’avoir perdue et que je voudrais la retrouver.
Il y eut un silence. Harvey considéra l’homme qui se tenait devant lui et décréta :
— Ça me plaît. Le papa est engagé. Voyons voir ce que vaut la fille. Mets-toi dans la lumière, s’il te plaît.
Dakota obéit et se plaça dans le halo. Harvey tressaillit soudain : il se dégageait d’elle une force extraordinaire. Elle lui lança un regard puissant, presque trop fort pour être soutenu. Harvey attrapa la retranscription de la scène sur sa table et se leva pour l’apporter à Dakota, mais elle lui dit :
— Pas la peine, ça fait au moins trois heures que j’entends cette scène, je la connais.
Elle ferma les yeux et resta ainsi un moment. Tous les autres candidats dans la salle l’observèrent religieusement, saisis par le magnétisme qui se dégageait d’elle. Harvey, subjugué, restait silencieux.
Dakota rouvrit alors les yeux et elle déclama :
C’est un matin sinistre. Il pleut. Sur une route de campagne, la circulation est paralysée : un gigantesque embouteillage s’est formé. Les automobilistes, exaspérés, klaxonnent rageusement. Une jeune femme, marchant sur le bas-côté, remonte la file des voitures immobiles. Elle avance jusqu’au barrage de police et interroge le policier en faction.
Puis elle fit quelques bonds sur la scène, remonta le col du manteau qu’elle ne portait pas, évita des flaques imaginaires et trotta jusqu’à Harvey comme pour éviter les gouttes de pluie qui s’abattaient.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-elle.
Harvey la contempla et ne répondit rien. Elle répéta :
— Alors, monsieur l’agent ? Qu’est-ce qui se passe ici ?
Harvey, se ressaisissant, lui donna la réplique :
— Un homme mort, dit-il. Accident de moto tragique.
Il dévisagea un instant Dakota, puis s’écria, le visage triomphant :
— Nous avons notre huitième et dernier acteur ! Demain, à la première heure, les répétitions pourront commencer.
La salle applaudit. Le maire Brown poussa un soupir de soulagement.
— Tu es extraordinaire, dit Kirk à Dakota. As-tu jamais pris des cours d’art dramatique ?
— Jamais, monsieur Harvey.
— Tu joueras le rôle principal !
Ils se regardaient encore avec une intensité hors du commun. Et Harvey lui demanda alors :
— As-tu tué quelqu’un, mon enfant ?
Elle devint blême, et se mit à trembler.
— Co… comment le savez-vous ? bégaya-t-elle, paniquée.
— C’est écrit dans tes yeux. Je n’ai jamais vu une âme aussi sombre. C’est fascinant.
Dakota, terrifiée, ne put retenir ses larmes.
— Ne t’en fais pas, ma chérie, lui dit doucement Harvey. Tu vas devenir une immense vedette.
Il était presque 22 heures 30 devant le Café Athéna. Installée dans sa voiture, Anna guettait l’intérieur des lieux. Ostrovski venait de payer son addition. Au moment où il se leva, elle saisit aussitôt sa radio.
— Ostrovski va sortir, nous annonça-t-elle.
Derek et moi, en embuscade sur la terrasse, interceptâmes le critique aussitôt qu’il quitta l’établissement.
— Monsieur Ostrovski, lui dis-je en désignant la voiture de police garée sous ses yeux, si vous voulez bien nous suivre, nous avons des questions à vous poser.
Dix minutes plus tard, Ostrovski était installé dans le bureau d’Anna au commissariat en train de boire un café.
— C’est vrai, admit-il, j’ai été très intrigué par cette affaire. J’en ai fait des festivals de théâtre, mais alors le coup du massacre le soir de la première, ça, on ne me l’avait jamais fait. Comme tout être humain un peu curieux, j’ai eu envie de connaître le fin mot de cette histoire.
— D’après le pompiste, dit Derek, vous êtes revenu à Orphea durant l’année après les meurtres. Pourtant, à ce moment-là, l’enquête avait déjà été bouclée.
— De ce que je savais de cette affaire, le meurtrier, bien que sa culpabilité ne fasse aucun doute aux yeux de la police, était mort avant de passer aux aveux. Je vous avoue qu’à l’époque cela m’avait titillé. Sans aveux, je restais sur ma faim.
Derek me lança un regard circonspect. Ostrovski poursuivit :
— Alors, profitant de venir régulièrement me reposer dans cette région merveilleuse que sont les Hamptons, je suis passé à Orphea de temps en temps. J’ai posé quelques questions à gauche et à droite.
— Et qui vous a dit que le pompiste avait vu quelque chose ?
— Pur hasard. Je me suis arrêté pour prendre l’essence un jour. On a papoté. Il m’a dit ce qu’il avait vu. Il a ajouté qu’il en avait informé la police mais que son témoignage n’avait pas été jugé pertinent. Quant à moi, au fil du temps, ma curiosité s’est estompée.
— C’est tout ? demandai-je.
— C’est tout, capitaine Rosenberg. Je suis vraiment navré de ne pas pouvoir vous aider davantage.
Je remerciai Ostrovski de sa collaboration et lui proposai de le raccompagner quelque part.
— C’est gentil, capitaine, mais j’ai envie de marcher un peu et de profiter de cette nuit magnifique.
Il se leva, et prit congé de nous. Mais au moment de passer la porte, il se retourna. Et il nous dit :
— Un critique.
— Je vous demande pardon ?
— Votre devinette, là, sur le tableau, répondit fièrement Ostrovski. Ça fait depuis tout à l’heure que je la regarde. Et je viens de comprendre. Qui voudrait écrire mais ne peut pas écrire ? La réponse est : un critique.
Il nous salua d’un geste de la tête et s’en alla.
— C’est lui ! criai-je alors à Anna et Derek qui ne percutèrent pas tout de suite. Celui qui voudrait écrire mais ne le peut pas et qui se trouvait à l’intérieur du Grand Théâtre le soir des meurtres, c’est Ostrovski ! Il est le commanditaire du livre de Stephanie !
Quelques instants après, Ostrovski se retrouvait en salle d’interrogatoire pour une discussion beaucoup moins agréable que la précédente.
— Nous savons tout, Ostrovski ! tonna Derek. Depuis vingt ans, vous diffusez une annonce, à l’automne, dans les journaux des facultés de lettres de la région de New York pour trouver quelqu’un qui puisse écrire une enquête sur le quadruple meurtre.
— Pourquoi cette annonce ? demandai-je. Il faut parler maintenant.
Ostrovski me regarda comme si c’était une évidence :
— Enfin, capitaine… Vous imaginez un grand critique littéraire qui s’abaisserait à écrire un roman policier ? Vous imaginez ce que diraient les gens ?
— Quel est le problème ?
— Mais parce que dans l’ordre du respect accordé aux genres, il y a en tête de gondole le roman incompréhensible, puis le roman intellectuel, puis le roman historique, puis le roman tout-court, et seulement après, en bon avant-dernier, juste avant le roman à l’eau de rose, il y a le roman policier.
— C’est une blague ? lui dit Derek. Vous êtes en train de vous ficher de nous, c’est ça ?
— Mais non, par Belzébuth ! Non ! C’est bien le problème. Depuis le soir des meurtres, je suis prisonnier d’une géniale intrigue de roman policier mais que je ne peux pas écrire.
Orphea, 30 juillet 1994.
Le soir des meurtres
La représentation d’Oncle Vania terminée, Ostrovski sortit de la salle. Mise en scène acceptable, interprétation bonne. Depuis l’entracte, il entendait les gens s’agiter dans sa rangée. Certains spectateurs n’étaient pas revenus pour la deuxième partie. Il en comprit la raison lorsqu’il traversa le foyer du Grand Théâtre, en effervescence : tout le monde parlait d’un quadruple meurtre qui venait d’être perpétré.
Depuis les marches du bâtiment, surplombant la rue, il observa la foule qui se dirigeait en un flot continu dans la même direction : celle du quartier de Penfield. Tout le monde voulait aller voir ce qui s’y était passé.
L’atmosphère était électrique, empreinte de frénésie : les gens se précipitaient dans un torrent humain qui rappela à Ostrovski la marée de rats du Joueur de flûte de Hamelin. En sa qualité de critique, lorsque tout le monde se précipitait quelque part, il n’y allait justement pas. Il n’aimait pas ce qui était à la mode, il conspuait ce qui était populaire, il abhorrait les mouvements d’enthousiasme général. Et pourtant, fasciné par l’atmosphère, il eut envie de se laisser porter aussi. Il comprit que c’était de la curiosité. Et il se jeta à son tour dans la rivière humaine qui dévalait la rue principale, et convergeait depuis les rues adjacentes jusqu’à rejoindre un quartier résidentiel paisible. Ostrovski, marchant d’un bon pas, arriva bientôt à proximité de Penfield Crescent. Il y avait des voitures de police partout. Les murs des maisons étaient illuminés par les lumières bleues et rouges des gyrophares. Ostrosvki se fraya un passage au milieu de la foule massée contre les barrières de police. L’air de cette nuit d’été tropicale était suffocant. Les gens étaient excités, nerveux, inquiets, curieux. On disait que c’était la maison du maire. Qu’il avait été massacré avec sa femme et son fils.
Ostrovski resta longtemps à Penfield Crescent, fasciné par ce qu’il voyait : il songea que le véritable spectacle ne s’était pas joué au Grand Théâtre, mais ici. Qui s’en était pris au maire ? Pourquoi ? La curiosité le dévorait. Il se mit à échafauder mille théories.
De retour au Palace du Lac, il s’installa au bar. Malgré l’heure tardive, il était beaucoup trop excité pour dormir. Que se passait-il ? Pourquoi était-il si passionné par un simple fait divers ? Soudain, il comprit : il demanda du papier et un stylo. Pour la première fois de sa vie, il avait une trame de livre dans sa tête. L’intrigue était passionnante : alors que toute une ville est occupée à célébrer un festival de théâtre, un terrible meurtre a lieu. Comme un tour de magie : le public regarde à gauche, alors que c’est à droite que tout se passe. Ostrovski écrivit même en lettres capitales LA PRESTIDIGITATION. C’était le titre ! Dès le lendemain, à la première heure, il filerait à la librairie locale et achèterait tous les romans policiers qu’il trouverait. C’est alors qu’il s’interrompit soudain, saisissant la terrible réalité. S’il écrivait ce livre, tout le monde dirait qu’il s’agissait d’un roman de sous-genre : un roman policier. Sa réputation serait ruinée.
— Je n’ai donc jamais pu écrire ce livre, nous expliqua Ostrovski, vingt ans plus tard, dans la salle d’interrogatoire du commissariat. J’en rêvais, j’y pensais sans cesse. Je voulais lire cette histoire mais je ne pouvais pas l’écrire, moi. Pas un roman policier. C’était trop risqué.
— Donc vous avez voulu recruter quelqu’un ?
— Oui. Je ne pouvais pas demander à un auteur établi. Imaginez, il aurait pu me faire chanter en menaçant de dévoiler à tout le monde ma passion secrète pour une intrigue policière. Je me dis qu’engager un étudiant serait moins risqué. Et c’est comme ça que je suis tombé sur Stephanie. Que je connaissais déjà de la Revue dont elle venait d’être renvoyée par cet imbécile de Steven Bergdorf. Stephanie était une plume unique, un talent pur. Elle a accepté d’écrire ce livre : elle disait qu’elle cherchait un bon sujet depuis des années. C’était la rencontre parfaite.
— Étiez-vous en contact régulier avec Stephanie ?
— Au début oui. Elle venait souvent à New York, on se retrouvait dans le café à proximité de la Revue. Elle me tenait au courant de ses avancées. Elle me lisait des passages parfois. Mais il lui arrivait aussi de ne pas donner signe de vie pendant quelque temps, lorsqu’elle était plongée dans ses recherches. C’est pour ça que je ne me suis pas inquiété la semaine dernière, quand je n’ai pas réussi à la joindre. Je lui avais donné carte blanche, et 30 000 dollars en liquide pour ses frais. Je lui laissais l’argent et la gloire, je voulais juste connaître le dénouement de cette histoire.
— Parce que vous pensez que ce n’était pas Ted Tennenbaum le coupable ?
— Précisément. J’ai suivi les développements de cette affaire de près et je savais que, d’après un témoin, sa camionnette avait été vue devant la maison du maire. Or, à la description qu’on m’en fit, je savais que j’avais vu cette même camionnette passer devant le Grand Théâtre, le soir des meurtres, un peu avant 19 heures. J’étais arrivé beaucoup trop tôt au Grand Théâtre et il faisait une chaleur à crever là-dedans. Je suis sorti fumer une cigarette. Pour éviter la foule, je suis allé dans la rue adjacente, qui est un cul-de-sac donnant sur l’entrée des artistes. J’ai vu alors passer ce véhicule noir qui a retenu mon attention car il y avait un drôle de dessin sur la vitre arrière. La camionnette de Tennenbaum, dont tout le monde allait parler ensuite.
— Mais ce jour-là vous avez vu le conducteur et ce n’était pas Ted Tennenbaum ?
— Exactement, dit Ostrosvki.
— Alors qui était au volant, monsieur Ostrovski ? demanda Derek.
— C’était Charlotte Brown, la femme du maire, répondit-il. C’était elle qui conduisait la camionnette de Ted Tennenbaum.
La clinique vétérinaire de Charlotte Brown se trouvait dans la zone industrielle d’Orphea, à proximité de deux grands centres commerciaux. Comme tous les matins, elle arriva à 7 heures 30 au parking encore désert et se gara sur la place qui lui était réservée juste devant le cabinet. Elle sortit de voiture, son café à la main. Elle semblait de bonne humeur. Elle était tellement prise dans ses pensées que, bien que je fusse à quelques mètres d’elle, elle ne me remarqua que lorsque je l’apostrophai.
— Bonjour, madame Brown, me présentai-je, je suis le capitaine Rosenberg, de la police d’État.
Elle sursauta et tourna les yeux.
— Vous m’avez fait peur, me sourit-elle. Oui, je sais qui vous êtes.
Elle vit alors Anna, qui se tenait derrière moi, appuyée contre sa voiture de patrouille.
— Anna ? s’étonna Charlotte, avant de paniquer soudain : Oh, mon Dieu ! est-ce qu’Alan…
— Rassurez-vous, madame, lui dis-je, votre mari va très bien. Mais nous avons besoin de vous poser quelques questions.
Anna ouvrit la portière arrière de son véhicule.
— Je ne comprends pas, articula Charlotte.
— Vous allez vite comprendre, lui assurai-je.
Nous conduisîmes Charlotte Brown au commissariat d’Orphea où nous l’autorisâmes à contacter sa secrétaire pour annuler ses rendez-vous de la journée, puis un avocat ainsi que ses droits l’y autorisaient. Plutôt qu’un avocat, elle préféra appeler son mari qui accourut. Mais tout maire de la ville qu’il fût, Alan Brown ne pouvait pas assister à l’interrogatoire de sa femme. Il tenta de faire un esclandre avant que le chef Gulliver parvienne à lui faire entendre raison. « Alan, lui dit-il, ils vous font une faveur en interrogeant Charlotte ici de façon rapide et discrète, plutôt que de la traîner au centre régional de la police d’État. »
Assise dans la salle d’interrogatoire, un café devant elle, Charlotte Brown semblait totalement fébrile.
— Madame Brown, lui dis-je, le soir du samedi 30 juillet 1994, un témoin vous a formellement identifiée quittant le Grand Théâtre un peu avant 19 heures à bord d’un véhicule appartenant à Ted Tennenbaum, et qui a été vu, quelques minutes plus tard, devant la maison du maire Gordon, au moment où lui et sa famille étaient assassinés.
Charlotte Brown baissa les yeux.
— Je n’ai pas tué les Gordon, martela-t-elle d’emblée.
— Alors, que s’est-il passé ce soir-là ?
Il y eut un moment de silence. Charlotte resta d’abord impassible avant de murmurer :
— Je savais que ce jour arriverait. Je savais que je ne pourrais pas garder le secret jusqu’à la fin de ma vie.
— Quel secret, madame Brown ? demandai-je. Qu’est-ce que vous cachez depuis vingt ans ?
Charlotte, après une hésitation, nous confia d’une petite voix :
— Le soir de la première, j’ai effectivement pris la camionnette de Ted Tennenbaum. Je l’avais vue, garée devant l’entrée des artistes. On ne pouvait pas la rater, avec cette espèce de chouette dessinée sur la vitre arrière. Je savais que c’était la sienne parce qu’avec quelques-uns des acteurs, nous avions passé les soirs précédents au Café Athéna et Ted nous avait raccompagnés à l’hôtel ensuite. Alors ce jour-là, lorsqu’il a fallu que je m’absente brièvement, juste avant 19 heures, j’ai aussitôt songé à la lui emprunter. Pour gagner du temps. Personne de la troupe n’avait de voiture à Orphea. Évidemment, j’avais l’intention de lui demander la permission. Je suis allée le trouver dans sa petite loge de pompier, juste à côté des nôtres. Mais il n’était pas là. J’ai fait un rapide tour des coulisses, je ne l’ai pas trouvé. Il y avait un problème de fusibles et je pensai qu’il était occupé avec ça. J’ai vu les clés dans sa loge, posées en évidence sur une table. Je n’avais pas beaucoup de temps. La partie officielle allait débuter dans une demi-heure et Buzz, le metteur en scène, ne voulait pas que nous quittions le Grand Théâtre. Alors j’ai pris les clés. Je pensais que personne ne le remarquerait. Et puis, de toute façon, Tennenbaum était de garde pour le spectacle, il n’irait nulle part. Je suis discrètement sortie du Grand Théâtre par l’entrée des artistes et je suis partie avec sa camionnette.
— Mais qu’aviez-vous de si urgent à faire pour devoir vous absenter à une demi-heure de la partie officielle ?
— Je devais impérativement parler au maire Gordon. Quelques minutes avant que lui et sa famille ne soient tous assassinés, je suis passée chez eux.
Orphea, 30 juillet 1994, 18 heures 50.
Le soir des meurtres
Charlotte fit démarrer la camionnette de Tennenbaum et sortit de la rue en cul-de-sac pour rejoindre la rue principale : elle fut stupéfaite de découvrir l’agitation indescriptible qui y régnait. La rue était noire de monde, fermée à la circulation. Lorsqu’elle était arrivée avec la troupe, dans la matinée, tout était tranquille et désert. À présent, une foule compacte s’y massait.
Au carrefour, un bénévole chargé de la circulation était occupé à donner des indications à des familles visiblement perdues. Il poussa la barrière de police pour permettre à Charlotte de passer, en lui faisant signe qu’elle ne pouvait que remonter la rue, par un couloir laissé libre pour permettre l’accès aux véhicules d’urgence. Elle obtempéra : elle n’avait pas le choix de toute façon. Elle ne connaissait pas Orphea et n’avait pour s’orienter qu’une carte sommaire de la ville figurant au dos d’un fascicule édité à l’occasion du festival par l’office du tourisme. Penfield Crescent n’y apparaissait pas, mais elle vit le quartier de Penfield. Elle décida de commencer par se rendre là-bas : elle demanderait ensuite son chemin à un passant. Elle remonta donc jusqu’à Sutton Street, puis suivit la rue jusqu’à tomber sur Penfield Road, qui marquait l’entrée dans le quartier résidentiel du même nom. Mais l’endroit était labyrinthique : les rues partaient dans tous les sens. Charlotte erra, multiplia les demi-tours, se perdit même un bref moment. Les rues étaient désertes, presque fantomatiques : il n’y avait pas le moindre passant. Le temps pressait, elle devait se dépêcher. Finalement, elle reprit Penfield Road, l’artère principale, et la remonta rapidement. Elle allait bien finir par croiser quelqu’un. C’est alors qu’elle avisa une jeune femme en tenue de sport qui faisait de l’exercice dans un petit parc. Charlotte s’arrêta immédiatement sur le bas-côté, descendit de camionnette et trotta sur le gazon du parc.
— Excusez-moi, dit-elle à la jeune femme, je suis complètement perdue. Je dois me rendre à Penfield Crescent.
— Vous y êtes, lui sourit la femme. C’est cette rue en demi-cercle qui borde le parc. Quel numéro cherchez-vous ?
— Je ne connais même pas le numéro, avoua Charlotte. Je cherche la maison du maire Gordon.
— Oh, elle est juste là, indiqua la jeune femme en désignant une maison coquette de l’autre côté du parc et de la rue.
Charlotte la remercia et remonta dans la camionnette. Elle prit la bifurcation de Penfield Crescent et roula jusque devant la maison du maire, laissant le véhicule dans la rue, le moteur allumé. Le tableau de bord affichait 19 heures 04. Elle devait faire vite : le temps pressait. Elle courut jusqu’à la porte de la maison des Gordon et sonna. Pas de réponse. Elle sonna encore et colla l’oreille contre la porte. Elle crut percevoir du bruit à l’intérieur. Elle tapa du poing contre la porte. « Il y a quelqu’un ? » hurla-t-elle. Mais pas de réponse. Elle redescendit les marches du porche et vit que les rideaux tirés de l’une des fenêtres de la maison bougeaient doucement. Elle aperçut alors un garçon qui la regardait et referma aussitôt le rideau. Elle l’appela : « Hé, toi, attends… » et s’élança sur la pelouse pour rejoindre la fenêtre. Mais la pelouse était complètement inondée : Charlotte pataugea dans l’eau. Sous la fenêtre, elle appela encore le garçon, en vain. Elle n’avait pas le temps d’insister davantage. Elle devait retourner au Grand Théâtre. Elle traversa la pelouse sur la pointe des pieds pour rejoindre le trottoir. Quelle guigne ! Ses chaussures de scène étaient complètement trempées. Elle remonta dans la camionnette et s’en alla à toute vitesse. L’horloge de bord affichait 19 heures 09. Elle devait foncer.
— Donc vous avez quitté Penfield Crescent juste avant l’arrivée du meurtrier ? demandai-je à Charlotte.
— Oui, capitaine Rosenberg, acquiesça-t-elle. Si j’étais restée une minute de plus, je me faisais tuer moi aussi.
— Il était peut-être déjà là, quelque part, suggéra Derek, et il attendait que vous partiez.
— Peut-être, répondit Charlotte.
— Avez-vous remarqué quelque chose ? l’interrogeai-je encore.
— Non, rien du tout. Je suis retournée au Grand Théâtre aussi vite que j’ai pu. Il y avait tellement de monde dans la rue principale, tout était bloqué, j’ai cru que je n’arriverais jamais à temps pour la pièce. Je serais allée plus vite à pied mais je ne pouvais par abandonner la camionnette de Tennenbaum. Finalement, je suis arrivée au Grand Théâtre à 19 heures 30, la partie officielle avait déjà commencé. J’ai remis les clés de la camionnette à leur place, je me suis précipitée dans ma loge.
— Et Tennenbaum ne vous a pas vue ?
— Non, je ne lui ai d’ailleurs rien dit ensuite. Mais de toute façon, ma petite fugue avait été un fiasco total : je n’avais pas vu Gordon et Buzz, le metteur en scène, avait découvert mon absence à cause de mon sèche-cheveux qui avait pris feu. Enfin, bref, il ne m’en a pas tenu rigueur : on était sur le point de commencer, il était surtout soulagé de me voir en coulisses et la pièce a été un énorme succès. Nous n’en avons jamais reparlé.
— Charlotte, lui dis-je alors pour savoir enfin ce qui nous intéressait tous : pourquoi deviez-vous parler au maire Gordon ?
— Je devais récupérer la pièce de Harvey, La Nuit noire.
À la terrasse du Café Athéna, Steven Bergdorf et Alice terminaient leur petit-déjeuner en silence. Alice fusillait Steven du regard. Il n’osait même pas lever les yeux sur elle et fixait son assiette de pommes de terre sautées.
— Quand je pense à cet hôtel minable où tu me forces à dormir ! finit-elle par dire.
Privé de la carte de crédit de la Revue, Steven avait été obligé de prendre une chambre dans un motel sordide à quelques miles d’Orphea.
— Tu m’as pourtant dit que le luxe ne t’importait pas, se défendit Steven.
— Quand même, Stevie, il y a des limites ! Je ne suis pas une bergère !
Il était l’heure d’y aller. Steven régla l’addition, puis, alors qu’ils traversaient la rue pour rejoindre le Grand Théâtre, Alice gémit :
— Je ne comprends pas ce qu’on fiche ici, Stevie.
— Tu veux la couverture de la Revue, non ? Alors, mets-y un peu du tien. On doit faire un article sur cette pièce de théâtre.
— Mais tout le monde s’en fout de cette pièce ridicule. On ne peut pas faire un article sur un sujet différent qui n’implique pas de vivre dans un hôtel plein de punaises de lit et avoir la couverture quand même ?
Tandis que Steven et Alice gravissaient les marches du Grand Théâtre, Jerry et Dakota sortaient de leur voiture, garée devant le bâtiment, et le chef Gulliver, qui avait pu finalement quitter le commissariat, arrivait à son tour à bord de sa voiture de patrouille.
Dans la salle, Samuel Padalin et Ostrovski étaient déjà assis face à la scène, sur laquelle trônait Kirk Harvey, rayonnant. C’était le grand jour.
Au commissariat, Charlotte Brown nous racontait comment et pourquoi, en 1994, Kirk Harvey lui avait confié la mission de récupérer le texte de La Nuit noire auprès du maire Gordon.
— Ça faisait des jours qu’il me harcelait à ce sujet, nous dit-elle. Il affirmait que le maire avait sa pièce et qu’il ne voulait pas la lui rendre. Le jour de la première, il est venu me casser les pieds dans ma loge.
— À ce moment-là, Harvey était encore votre petit copain, c’est exact ? demandai-je.
— Oui et non, capitaine Rosenberg. J’avais déjà une liaison avec Alan et j’avais rompu avec Harvey, mais il refusait de lâcher prise. Il me rendait la vie infernale.
Orphea, 30 juillet 1994, 10 heures 10.
Neuf heures avant les meurtres
Charlotte entra dans sa loge et sursauta en trouvant Kirk Harvey, en uniforme, vautré sur le canapé.
— Kirk, qu’est-ce que tu fais là ?
— Si tu me quittes, Charlotte, je me suicide.
— Oh, je t’en supplie, arrête ton cirque !
— Mon cirque ? s’écria Kirk.
Il bondit du canapé, attrapa son arme et se l’enfonça dans la bouche.
— Kirk, arrête, au nom du ciel ! hurla Charlotte, paniquée.
Il obtempéra et remit son arme à sa ceinture.
— Tu vois, dit-il, je ne plaisante pas.
— Je sais, Kirk. Mais tu dois accepter que ce soit fini entre nous.
— Qu’est-ce qu’Alan Brown a de plus que moi ?
— Tout.
Il soupira et se rassit.
— Kirk, c’est le jour de la première, tu ne devrais pas être au commissariat ? Vous devez être débordés.
— Je n’ai rien osé te dire, Charlotte, mais ça va mal au boulot. Très mal. Justement, j’ai besoin de soutien moral. Tu ne peux pas me quitter maintenant.
— C’est fini, Kirk. Un point c’est tout.
— Charlotte, plus rien ne va dans ma vie. Ce soir, j’aurais dû briller avec ma pièce. Je t’aurais donné le premier rôle ! Si cet abruti de Joseph Gordon m’avait laissé jouer…
— Kirk, ta pièce n’était pas très bonne.
— Tu veux vraiment que je me foute en l’air, hein ?
— Non, mais j’essaie de t’ouvrir les yeux. Réécris ta pièce, améliore-la, tu pourras certainement la jouer l’année prochaine.
— Tu accepteras le premier rôle ? demanda Harvey qui retrouvait espoir.
— Évidemment, lui mentit Charlotte qui voulait qu’il s’en aille de sa loge.
— Alors aide-moi ! supplia Harvey en se jetant à genoux. Aide-moi, Charlotte, sinon je vais devenir fou !
— T’aider à quoi ?
— Le maire Gordon a le texte de ma pièce, il refuse de me la rendre. Aide-moi à la récupérer.
— Comment ça, Gordon a ta pièce ? Tu n’en as pas une copie ?
— Eh bien, il y a environ deux semaines, il y a eu un petit malentendu avec les gars, au commissariat. En représailles, ils ont saccagé mon bureau. Ils ont détruit tous mes textes. J’avais tout là-bas, Charlotte. Tout ce que j’avais de La Nuit noire a disparu. Il ne reste qu’une copie en possession de Gordon. S’il ne me la rend pas, je ne réponds plus de rien !
Charlotte considéra l’homme abattu, à ses pieds, malheureux, et qu’elle avait un jour aimé. Elle savait combien il avait travaillé dur pour cette pièce.
— Kirk, lui dit-elle, si je récupère le texte des mains de Gordon, tu me promets que tu nous laisseras tranquilles, Alan et moi ?
— Oh, Charlotte, tu as ma parole !
— Où habite le maire Gordon ? J’irai chez lui demain.
— Sur Penfield Crescent. Mais il faut que tu y ailles aujourd’hui.
— Kirk, c’est impossible, on va répéter au moins jusqu’à 18 heures 30.
— Charlotte, je t’en supplie. Avec un peu de chance je pourrai essayer de monter sur scène après votre représentation, je ferai une lecture de la pièce, les gens resteront j’en suis sûr. Je reviendrai te voir à l’entracte, pour récupérer ma pièce. Promets-moi que tu iras voir Gordon aujourd’hui même.
Charlotte soupira. Harvey lui faisait pitié. Elle savait que ce festival, c’était toute sa vie.
— Je te le promets, Kirk. Reviens me voir ici à l’entracte. Vers 21 heures. J’aurai ta pièce.
Dans la salle d’interrogatoire du commissariat, Derek interrompit le récit de Charlotte :
— Donc c’est bien La Nuit noire que Harvey voulait jouer ?
— Oui, acquiesça Charlotte. Pourquoi ?
— Parce que Buzz Leonard nous a parlé d’un monologue, Moi, Kirk Harvey.
— Non, expliqua Charlotte. Le maire Gordon assassiné, Kirk n’a jamais pu récupérer sa pièce. Il a alors interprété dès le lendemain soir une improvisation sans queue ni tête intitulée Moi, Kirk Harvey, et qui commençait ainsi : « Moi Kirk Harvey, l’homme sans pièce. »
— Sans pièce parce qu’il avait perdu tous ses exemplaires de La Nuit noire, comprit Derek.
La scène entre Kirk Harvey et le maire Gordon, dont Buzz Leonard avait été témoin en 1994, concernait en fait La Nuit noire. C’est ce texte que le maire avait déchiré. Qu’est-ce qui pouvait pousser Kirk à croire que Gordon détenait le dernier exemplaire de son texte ? Charlotte n’en avait aucune idée. Je l’interrogeai alors :
— Pourquoi ne pas avoir dit que c’était vous, à l’époque, dans la camionnette ?
— Parce que le lien avec la camionnette de Tennenbaum a été fait après le festival seulement et je n’en ai pas eu connaissance immédiatement : j’étais retournée brièvement à Albany, avant d’entamer un stage de quelques mois chez un vétérinaire de Pittsburgh. Je ne suis revenue à Orphea que six mois plus tard, pour m’installer avec Alan, et ce n’est qu’à ce moment-là que j’ai appris tout ce qui s’était passé. De toute façon, Tennenbaum avait été confondu. C’était bien lui le meurtrier, non ?
Nous ne répondîmes rien. Puis je lui demandai :
— Et Harvey ? Il vous en a parlé ?
— Non. Après le festival, je n’ai plus jamais eu de nouvelles de Kirk Harvey. Quand je suis venue m’installer à Orphea, en janvier 1995, on m’a informée qu’il avait mystérieusement disparu. Personne n’a jamais su pourquoi.
— Je crois que Harvey est parti parce qu’il vous croyait coupable des meurtres, Charlotte.
— Quoi ? s’étonna-t-elle. Il pensait que j’avais vu le maire, qu’il avait refusé de me donner la pièce et que j’avais tué tout le monde en représailles ?
— Je ne peux pas être aussi affirmatif, lui dis-je, mais ce que je sais, c’est qu’Ostrovski, le critique, vous a vue quitter le Grand Théâtre au volant de la camionnette de Tennenbaum juste avant les meurtres. Il nous a expliqué hier soir que, quand il a appris que Tennenbaum avait été incriminé à cause de sa camionnette justement, il est allé voir le chef Harvey pour lui en parler. C’était en octobre 1994. Je crois que Kirk a été tellement bouleversé qu’il a préféré disparaître.
Charlotte Brown était donc hors de cause. Après avoir quitté le commissariat, elle rejoignit aussitôt le Grand Théâtre. Nous le sûmes grâce à Michael Bird qui s’y trouvait et nous rapporta la scène.
Lorsque Charlotte apparut dans la salle de théâtre, Harvey s’écria, enjoué :
— Charlotte est en avance ! se réjouit-il. Cette journée ne pouvait pas mieux se dérouler. Nous avons déjà attribué le rôle du cadavre à Jerry et celui du policier à Ostrovski.
Charlotte s’avança en silence.
— Est-ce que tout va bien, Charlotte ? lui demanda Harvey. Tu fais une drôle de tête.
Elle le dévisagea longuement, avant de murmurer :
— Est-ce que tu t’es enfui d’Orphea à cause de moi, Kirk ?
Il ne répondit rien. Elle reprit :
— Tu savais que c’était moi qui conduisais la camionnette de Tennenbaum et tu as cru que j’avais tué tout le monde ?
— Peu importe ce que je pense, Charlotte. Seul compte ce que je sais. Je l’ai promis à ton mari : s’il me laisse jouer ma pièce, alors il saura tout.
— Kirk, une jeune femme est morte. Et son meurtrier est certainement le meurtrier de la famille Gordon. On ne peut pas attendre le 26 juillet, il faut tout nous dire maintenant.
— Le soir de la première, vous saurez tout, répéta Harvey.
— Mais c’est insensé, Kirk ! Pourquoi est-ce que tu te comportes de la sorte ? Des gens sont morts, tu comprends ?
— Et moi je suis mort avec ! s’écria Harvey.
Il y eut un long silence. Tous les regards étaient braqués sur Kirk et Charlotte.
— Alors quoi, finit par s’exaspérer Charlotte, au bord des larmes, samedi prochain, la police devra attendre gentiment la fin de la représentation pour que tu daignes révéler ce que tu sais ?
Harvey la regarda avec étonnement.
— La fin de la représentation ? Non, ce sera plutôt vers le milieu.
— Le milieu ? Le milieu de quoi ? Kirk, je ne comprends plus rien !
Elle semblait perdue. Kirk, le regard noir, déclara alors :
— J’ai dit que vous saurez tout le soir de la première, Charlotte : cela signifie que la réponse est dans la pièce. La Nuit noire est la révélation de cette affaire. Ce sont les acteurs qui vont tout expliquer, pas moi.
Premiers jours de septembre 1994.
Un mois après le quadruple meurtre, Jesse et moi n’avions désormais plus de doute sur la culpabilité de Ted Tennenbaum. L’affaire était presque bouclée.
Tennenbaum avait tué le maire Gordon parce qu’il l’avait fait chanter pour pouvoir continuer les travaux du Café Athéna. Les sommes d’argent échangées correspondaient à des retraits et des versements chez l’un comme chez l’autre, un témoin affirmait qu’il avait déserté son poste au Grand Théâtre au moment même des meurtres et sa camionnette avait été vue devant la maison du maire. Sans compter qu’il avait été établi qu’il était un tireur émérite.
D’autres flics auraient certainement déjà mis Tennenbaum en détention préventive et laissé l’instruction judiciaire terminer le travail. Il y avait largement de quoi retenir une accusation de quadruple meurtre au premier degré et d’ouvrir la voie à un procès, mais c’était bien là le problème : connaissant Tennenbaum et son diable d’avocat, ils risquaient de parvenir à convaincre un jury populaire de l’existence d’un doute raisonnable qui devait profiter à l’accusé. Et Tennenbaum serait acquitté.
Nous ne voulions donc pas précipiter son arrestation : nos avancées avaient mis le major de notre côté, et nous avions désormais décidé de patienter un peu. Le temps jouait en notre faveur. Tennenbaum allait finir par relâcher sa garde et commettre une erreur. De notre patience allait dépendre notre réputation à Jesse et moi. Nos collègues et nos supérieurs nous observaient de près et nous le savions. Nous voulions être les jeunes flics increvables qui avaient envoyé en prison un quadruple meurtrier, et pas les amateurs humiliés par un acquittement avec dommages et intérêts versés par l’État à Tennenbaum à la clé.
Et il y avait un pan de l’enquête qui restait encore inexploité : l’arme du crime. Un Beretta au numéro de série limé. Une arme de voyou. C’est ce qui nous intriguait justement : comment un homme issu d’une famille notable de Manhattan s’était-il procuré ce genre d’armes ?
Cette question nous conduisit à sillonner les Hamptons, en toute discrétion. Et notamment un bar malfamé de Ridgesport, devant lequel Tennenbaum s’était fait arrêter quelques années plus tôt pour une violente bagarre. Nous nous mîmes à planquer devant l’établissement pendant des jours, en espérant que Tennenbaum s’y pointerait. Mais pour cette initiative nous finîmes convoqués dans le bureau du major McKenna, un matin de bonne heure. En plus de McKenna, nous y trouvâmes un type qui se mit à aboyer :
— Je suis l’agent spécial Grace, de l’ATF[2]. Donc c’est vous les deux connards qui êtes en train de saborder une enquête fédérale.
— Bonjour, charmant monsieur, me présentai-je. Je suis le sergent Derek Scott et voici…
— Je sais qui vous êtes, les guignols ! m’interrompit Grace.
Le major nous expliqua la situation de façon plus diplomatique :
— L’ATF a remarqué votre présence devant un bar de Ridgesport qu’ils sont déjà en train de surveiller.
— On a loué une maison en face du bar. Ça fait des mois qu’on est là.
— Agent spécial Grace, on peut savoir ce que vous savez sur ce bar ? interrogea Jesse.
— On est remonté jusque-là quand un type, pincé après avoir braqué une banque à Long Island en février, s’est mis à table en échange d’une remise de peine. Il a expliqué s’être procuré son arme dans ce bar. En menant l’enquête, on a compris qu’il pourrait s’agir d’un lieu de revente d’armes volées à l’armée. Et volées de l’intérieur, si vous voyez ce que je veux dire. C’est-à-dire que des militaires sont impliqués. Donc vous ne m’en voudrez pas si je ne vous en dis pas davantage, mais c’est assez sensible.
— Est-ce que vous pourriez au moins nous dire de quel genre d’armes il s’agit ? demanda encore Jesse.
— Des Beretta, avec les numéros de série limés.
Jesse me lança un regard interloqué : nous étions peut-être sur le point de frapper notre balle de match. C’était dans ce bar que le meurtrier s’était procuré l’arme du quadruple meurtre.
L’annonce faite par Kirk Harvey la veille au Grand Théâtre, selon laquelle le nom du véritable meurtrier de 1994 serait révélé au cours de sa pièce, était en train d’agiter toute la région. Orphea, en particulier, était en ébullition. Pour moi, Kirk bluffait. Il ne savait rien, il voulait simplement faire parler de lui.
Un point cependant nous tracassait : La Nuit noire. Comment le maire Gordon, dont on savait qu’il avait déchiré son exemplaire, aurait encore été en possession du texte ? Pour essayer de répondre à cette question, Anna, Derek et moi étions à bord du ferry qui reliait Port Jefferson, dans les Hamptons, à Bridgeport dans l’État du Connecticut. Nous allions à New Haven pour interroger le frère du maire Gordon, Ernest Gordon, qui était professeur de biologie à Yale. La famille de son frère décimée, il avait hérité de tout. C’était lui qui avait fait le tri dans les affaires de son frère à l’époque, il avait peut-être vu cette pièce quelque part. Il était notre dernier espoir.
Ernest Gordon avait aujourd’hui 70 ans. Il était le frère aîné de Joseph. Il nous reçut dans sa cuisine où il avait préparé à notre attention des biscuits et du café. Sa femme était présente également. Elle semblait nerveuse.
— Au téléphone vous disiez avoir du nouveau sur le meurtre de mon frère et sa famille ? nous interrogea Ernest Gordon.
Sa femme n’arrivait pas à rester assise.
— Effectivement, monsieur Gordon, lui répondis-je. Pour être honnêtes avec vous, nous avons découvert des éléments récents qui nous obligent à considérer que nous avons pu nous tromper il y a vingt ans au sujet de Ted Tennenbaum.
— Vous voulez dire qu’il n’était pas le meurtrier ?
— C’est ce que je veux dire. Monsieur Gordon, est-ce que vous avez le souvenir d’une pièce de théâtre dont votre frère aurait été en possession ? Elle est intitulée La Nuit noire.
Ernest Gordon soupira :
— Mon frère avait une paperasse incroyable chez lui. J’ai bien essayé de trier un peu, mais il y en avait trop. J’ai fini par presque tout jeter.
— J’ai l’impression que cette pièce de théâtre avait une certaine importance. Il ne voulait apparemment pas la rendre à son auteur. Ceci pourrait nous faire penser qu’il l’avait mise en sécurité. En un lieu inhabituel. Un endroit où personne ne serait allé la chercher.
Ernest Gordon nous dévisagea. Il y eut un silence pesant. C’est sa femme qui parla finalement. Elle dit :
— Ernie, il faut tout raconter. Ça peut être très grave.
Le frère Gordon soupira :
— Après la mort de mon frère, un notaire m’a contacté. Joseph avait rédigé un testament, ce qui m’a surpris parce qu’il n’avait pas de biens à part sa maison. Or le testament faisait état d’un coffre dans une banque.
— Nous n’avons jamais entendu parler de ce coffre à l’époque, releva Derek.
— Je n’en ai pas fait mention à la police, nous avoua Ernest Gordon.
— Mais pourquoi ?
— Parce que, dans ce coffre, il y avait de l’argent en liquide. Beaucoup de liquide. De quoi envoyer nos trois enfants à l’université. J’ai donc décidé de garder l’argent et d’en cacher l’existence.
— C’était les pots-de-vin que Gordon n’avait pas réussi à faire transférer dans le Montana, comprit Derek.
— Qu’y avait-il d’autre dans ce coffre ? demandai-je.
— Des documents, capitaine Rosenberg. Mais je vous avoue que je n’ai pas regardé ce que c’était.
— Merde, pesta Derek, j’imagine que vous avez tout jeté !
— À vrai dire, nous expliqua Ernest Gordon, je n’ai pas annoncé le décès de mon frère à la banque, et j’ai donné au notaire de quoi payer la location du coffre jusqu’à ma mort. Je me doutais que l’argent qui s’y trouvait n’était pas très propre et j’ai pensé que le meilleur moyen de garder secrète l’existence de ce coffre était de ne surtout pas m’en mêler. Je me suis dit que si je commençais à faire les démarches auprès de la banque, pour le fermer…
Derek ne le laissa pas terminer :
— Quelle banque était-ce, monsieur Gordon ?
— Je vais tout rembourser, assura Gordon, je le promets…
— Nous nous fichons de cet argent, nous n’avons pas l’intention de vous embêter avec ça. Mais nous devons impérativement aller voir quels sont les documents que votre frère cachait dans ce coffre.
Quelques heures plus tard, Anna, Derek et moi pénétrions dans la salle des coffres d’une petite banque privée de Manhattan. Un employé nous ouvrit le coffre et en sortit une boîte que nous nous empressâmes d’ouvrir.
À l’intérieur, nous y découvrîmes un amas de pages reliées, dont la couverture indiquait :
— Ça alors, s’étonna Anna, pourquoi le maire Gordon avait-il mis ce texte dans le coffre d’une banque ?
— Et quel est le lien entre les meurtres et cette pièce ? s’interrogea Derek.
Le coffre contenait également des documents bancaires. Derek les feuilleta et parut intrigué.
— Qu’est-ce que tu as trouvé, Derek ? lui demandai-je.
— Ce sont des relevés de compte, avec de gros versements. Sans doute des pots-de-vin. Il y a des retraits aussi. Je crois que ça correspond à l’argent que Gordon s’est envoyé dans le Montana avant de s’enfuir.
— On savait que Gordon était corrompu, rappelai-je à Derek car je ne comprenais pas pourquoi il semblait aussi interloqué.
Il me répondit alors :
— Le compte est au nom de Joseph Gordon et Alan Brown.
Brown était donc mouillé aussi. Et nous n’étions pas au bout de nos surprises. Après la banque, nous nous rendîmes au centre régional de la police d’État pour chercher les résultats de l’analyse de la vidéo du discours d’Alan Brown le soir du premier festival.
Les experts en imagerie avaient identifié un infime moment de la séquence vidéo où le contre-jour avec les spots du théâtre sur la feuille que tenait Alan Brown révélait en transparence le texte qui s’y trouvait. Leur rapport indiquait sommairement : « Des quelques mots qu’on peut y apercevoir, le texte prononcé par l’orateur semble correspondre à ce qui est inscrit sur sa feuille. »
En regardant l’agrandissement je restai bouche bée.
— Où est le problème, Jesse, me demanda alors Derek. Tu viens de me dire que le texte de la feuille correspond au discours de Brown, non ?
— Le problème, lui répondis-je en lui montrant l’image, c’est que le texte est tapé à la machine. Le soir des meurtres, contrairement à ses affirmations, Alan Brown n’a pas improvisé son discours. Il l’avait écrit à l’avance. Il savait que le maire Gordon ne viendrait pas. Il avait tout préparé.
Les documents bancaires découverts dans le coffre de Gordon étaient authentiques. Le compte sur lequel avait transité l’argent de la corruption avait été ouvert par Gordon et Brown. Ensemble. Ce dernier avait lui-même signé les documents d’ouverture.
Aux premières heures du matin, dans la plus grande discrétion, nous sonnâmes au domicile d’Alan et Charlotte Brown et les conduisîmes tous deux au centre régional de la police d’État pour les interroger. Charlotte était forcément au courant de l’implication d’Alan dans la corruption endémique qui gangrenait Orphea en 1994.
Malgré nos efforts pour ne pas nous faire remarquer au moment d’embarquer les Brown, une voisine matinale, rivée à la fenêtre de sa cuisine, les avait vus monter dans deux voitures de la police d’État. L’information passa de maison en maison, à la vitesse exponentielle des messages électroniques. Certains, incrédules, poussèrent la curiosité jusqu’à aller sonner à la porte des Brown, et parmi eux, Michael Bird qui voulait vérifier l’authenticité de la rumeur. L’onde de choc toucha bientôt les rédactions locales : le maire d’Orphea et sa femme auraient été arrêtés par la police. Peter Frogg, l’adjoint au maire, harcelé au téléphone, s’enferma chez lui. Le chef Gulliver, lui, répondait volontiers à tout le monde, mais il ignorait tout. Un scandale couvait lentement.
Lorsque Kirk Harvey arriva au Grand Théâtre, peu avant l’heure où devaient commencer les répétitions, il y trouva des journalistes qui faisaient le pied de grue. Ils l’attendaient.
— Kirk Harvey, est-ce qu’il y a un lien entre votre pièce et l’arrestation de Charlotte Brown ?
Harvey eut une seconde d’hésitation avant de répondre. Puis il dit finalement :
— Il faudra venir voir la pièce. Tout est dedans.
Les journalistes redoublèrent d’excitation et Harvey sourit. Tout le monde commençait à parler de La Nuit noire.
Au centre régional de la police d’État, nous interrogeâmes Alan et Charlotte Brown dans deux salles séparées. C’est Charlotte qui craqua la première, lorsque Anna montra les extraits bancaires trouvés dans le coffre du maire Gordon. En découvrant les documents, Charlotte blêmit.
— Se faire verser des pots-de-vin ? s’offusqua-t-elle. Jamais Alan n’aurait fait une chose pareille ! Il n’y a pas plus honnête que lui !
— Les preuves sont là, Charlotte, lui dit Anna. Tu reconnais bien sa signature ?
— Oui, je suis d’accord, c’est bien sa signature, mais il y a une autre explication. J’en suis certaine. Qu’a-t-il dit ?
— Il nie tout pour le moment, lui confia Anna. S’il ne nous aide pas, nous ne pourrons pas l’aider en retour. Il sera déféré devant le procureur et mis en détention provisoire.
Charlotte éclata en sanglots :
— Oh, Anna, je te jure que je ne suis au courant de rien de tout ça !…
Anna posa une main compatissante sur la sienne et lui demanda :
— Charlotte, est-ce que tu nous as tout raconté l’autre jour ?
— Il y a un détail que j’ai omis, Anna, avoua alors Charlotte, en reprenant difficilement sa respiration. Alan savait que les Gordon allaient s’enfuir.
— Il le savait ? s’étonna Anna.
— Oui, il savait que la nuit de la première du festival, ils allaient quitter la ville en catimini.
Orphea, 30 juillet 1994, 11 heures 30.
Huit heures avant le quadruple meurtre
Sur la scène du Grand Théâtre, Buzz Leonard donnait les dernières indications à ses acteurs réunis autour de lui. Il voulait encore parfaire quelques détails. Charlotte profita d’une scène où elle ne jouait pas pour aller aux toilettes. Dans le foyer, elle tomba sur Alan et se jeta dans ses bras, radieuse. Il l’entraîna à l’abri des regards et ils s’embrassèrent langoureusement.
— Tu es venu me voir ? l’interrogea-t-elle malicieusement.
Ses yeux à elle pétillaient. Mais lui, semblait tracassé.
— Est-ce que tout se passe bien ? lui demanda-t-il alors.
— Très bien, Alan.
— Pas de nouvelles de ce cinglé de Harvey ?
— Si, justement. Une plutôt bonne nouvelle : il a dit qu’il était prêt à me fiche la paix. Plus de menaces de suicide, plus de scènes. Il va se tenir correctement désormais. Il veut juste que je l’aide à récupérer le texte de sa pièce de théâtre.
— Qu’est-ce que c’est que ce chantage ? s’agaça Alan.
— Non, Al’, je veux bien l’aider. Il a bossé tellement dur sur sa pièce. Apparemment, il n’en reste qu’un exemplaire et c’est le maire Gordon qui l’a. Peux-tu lui demander de le lui rendre ? Ou de te le donner et on le transmettra à Kirk ?
Alan se braqua aussitôt.
— Oublie cette histoire de pièce, Charlotte.
— Pourquoi ?
— Parce que je te le demande. Harvey n’a qu’à aller se faire voir.
— Alan, pourquoi est-ce que tu réagis comme ça ? Je ne te reconnais pas. Harvey est étrange, d’accord. Mais il mérite de récupérer son texte. Tu sais ce que ça représente comme somme de travail ?
— Écoute, Charlotte, je respecte Harvey, en tant que flic et en tant que metteur en scène, mais oublie sa pièce. Oublie Gordon.
Elle insista :
— Enfin, Alan, tu peux bien me rendre ce service. Tu ne sais pas ce que c’est que d’avoir Kirk qui menace sans cesse de se foutre en l’air.
— Eh bien, qu’il se foute en l’air ! s’écria Brown, visiblement exaspéré.
— Je ne te savais pas aussi con, Alan, regretta Charlotte. Je me suis trompée sur toi.
Elle se détourna de lui et se dirigea vers la salle. Il l’attrapa par le bras.
— Attends, Charlotte. Excuse-moi, je suis vraiment désolé. Je voudrais vraiment pouvoir aider Kirk, mais c’est impossible.
— Mais pourquoi ?
Alan eut une seconde d’hésitation puis il lui avoua :
— Parce que le maire Gordon est sur le point de quitter Orphea. Pour toujours.
— Quoi ? Ce soir ?
— Oui, Charlotte. La famille Gordon s’apprête à disparaître.
— Pourquoi les Gordon devaient-ils s’en aller ? demanda Anna à Charlotte, vingt ans après cette scène.
— Je l’ignore, répondit-elle. Je ne voulais même pas le savoir. Le maire Gordon m’avait toujours fait l’impression d’un type étrange. Tout ce que je voulais, c’était récupérer le texte de la pièce et le rendre à Harvey. Mais il me fut impossible de quitter le théâtre de toute la journée. Buzz Leonard insistait pour répéter encore certaines scènes, puis il demanda une italienne, et voulut s’entretenir avec chacun de nous. L’enjeu de la pièce le rendait très nerveux. Ce n’est qu’en toute fin de journée que j’ai finalement eu un moment de libre pour me rendre chez le maire, et je m’y suis précipitée. Sans même savoir s’ils étaient encore là, ou s’ils étaient déjà partis. Je savais que c’était ma dernière chance de récupérer le texte.
— Et ensuite ? demanda Anna.
— Quand j’ai appris que les Gordon avaient été assassinés, j’ai voulu en parler à la police mais Alan m’en a dissuadée. Il m’a dit qu’il pourrait avoir de graves ennuis. Et moi aussi, pour m’être pointée chez eux quelques instants avant leur massacre. Quand j’ai dit à Alan qu’une femme qui faisait sa gymnastique dans le parc m’avait vue, il m’a dit avec un air terrifié : « Elle est morte, elle aussi. Tous ceux qui ont vu quelque chose sont morts. Je crois qu’il vaut mieux n’en parler à personne. »
Anna alla ensuite trouver Alan dans la pièce adjacente. Elle ne lui mentionna pas sa conversation avec Charlotte et se contenta de lui dire :
— Alan, vous saviez que le maire ne viendrait pas à la cérémonie d’ouverture. Votre prétendu discours improvisé avait été tapé à la machine.
Il baissa les yeux.
— Je t’assure que je ne suis pour rien dans la mort de la famille Gordon.
Anna déposa sur la table les documents bancaires.
— Alan, vous avez ouvert un compte joint avec Joseph Gordon en 1992, sur lequel a été versé plus d’un demi-million de dollars en deux ans, qui provenaient de pots-de-vin liés aux travaux de rénovation des bâtiments publics d’Orphea.
— Où avez-vous trouvé cela ? demanda Alan.
— Dans un coffre appartenant à Joseph Gordon.
— Anna, je te jure que je ne suis pas corrompu.
— Alors expliquez-moi tout ceci, Alan ! Parce que, pour le moment, vous vous contentez de nier en bloc, ce qui ne sert pas votre cause.
Après une dernière hésitation, le maire Brown se lança finalement :
— Au début de l’année 1994, j’ai découvert que Gordon était corrompu.
— Comment ?
— J’ai reçu un appel anonyme. C’était vers la fin février. Une voix de femme. Elle me disait de me pencher sur la comptabilité des entreprises engagées par la mairie pour les travaux publics, et de comparer, pour un même contrat, la facturation interne des entreprises et la facturation reçue à la mairie. Il y avait une différence importante. Toutes les entreprises surfacturaient systématiquement : quelqu’un à la mairie se servait au passage. Quelqu’un en position de prendre la décision finale pour l’attribution des contrats, c’est-à-dire soit Gordon, soit moi. Et je savais que ce n’était pas moi.
— Qu’avez-vous fait ?
— Je suis immédiatement allé voir Gordon pour lui demander des explications. Je t’avoue que, sur le moment, je lui laissai encore le bénéfice du doute. Mais ce à quoi je ne m’attendais pas fut sa contre-offensive.
Orphea, 25 février 1994.
Bureau du maire Gordon
Le maire Gordon étudia rapidement les documents que lui avait apportés Alan Brown, qui se tenait face à lui. Ce dernier, mal à l’aise devant le manque de réaction de Gordon, finit par lui dire :
— Joseph, rassurez-moi, vous n’êtes pas mêlé à un scandale de corruption ? Vous n’avez pas demandé de l’argent en échange de l’attribution de contrats ?
Le maire Gordon ouvrit un tiroir et en sortit des documents qu’il tendit à Alan, en lui disant d’un ton désolé :
— Alan, nous ne sommes que deux petites crapules sans envergure.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Alan en parcourant les documents. Et pourquoi est-ce qu’il y a mon nom sur ce relevé de compte ?
— Parce que nous avons ouvert ce compte ensemble, il y a deux ans. Vous vous souvenez ?
— Nous avons ouvert un compte pour la mairie, Joseph ! Vous disiez que ça faciliterait la comptabilité, notamment pour les notes de frais. Je vois ici qu’il s’agit d’un compte personnel, sans lien avec la mairie.
— Il fallait lire attentivement avant de signer.
— Mais j’avais confiance en vous, Joseph ! Vous m’avez piégé ? Oh, mon Dieu… Je vous ai même donné mon passeport pour m’authentifier auprès de la banque…
— Oui, et je vous remercie pour votre collaboration. Cela signifie que, si je tombe, vous tombez aussi, Alan. Cet argent est à nous deux. N’essayez pas de jouer les justiciers, n’allez pas voir la police, n’allez pas farfouiller dans ce compte. Tout est en nos deux noms. Alors, à moins que vous ne souhaitiez que nous partagions la même cellule dans une prison fédérale pour corruption, il vaut mieux que vous oubliiez toute cette histoire.
— Mais tout ça va forcément se savoir, Joseph ! Ne serait-ce que parce que tous les entrepreneurs de la ville savent que vous êtes corrompu !
— Cessez de gémir comme une mauviette, Alan. Les entrepreneurs sont tous coincés, comme vous. Ils ne diront rien car ils sont aussi coupables que moi. Vous pouvez être tranquille. Et puis, ça fait un moment que ça dure et tout le monde est content : les entrepreneurs sont assurés de travailler, ils ne vont pas tout mettre en péril juste pour jouer les chevaliers blancs.
— Joseph, vous ne comprenez pas : quelqu’un est au courant de vos manigances et est prêt à en parler. J’ai reçu un appel anonyme. C’est comme ça que j’ai tout découvert.
Pour la première fois, le maire Gordon sembla paniquer.
— Quoi ? Qui ?
— Je n’en sais rien, Joseph. Je vous le répète : c’était un appel anonyme.
Dans la salle d’interrogatoire du centre régional de la police d’État, Alan fixa Anna en silence.
— J’étais complètement coincé, Anna, lui dit-il. Je savais qu’il me serait impossible de prouver que je n’étais pas mêlé à cette affaire de corruption généralisée. Le compte était aussi à mon nom. Gordon était le diable, il avait tout prévu. Il semblait parfois un peu mou, pataud, mais en réalité, il savait exactement ce qu’il faisait. J’étais à sa merci.
— Que s’est-il passé ensuite ?
— Gordon a commencé à paniquer à cause de cette histoire d’appel anonyme. Il était tellement sûr que tout le monde tiendrait sa langue qu’il n’avait pas vu venir une telle éventualité. J’en ai déduit que les ramifications de sa pourriture étaient plus étendues encore que ce que je savais, et qu’il risquait très gros. Les mois qui suivirent furent très compliqués. Nos relations étaient délétères mais nous devions sauver la face. Gordon n’était pas homme à rester les bras ballants et je me doutais qu’il était en train de chercher une issue à cette situation. En avril, effectivement, il me donna rendez-vous un soir sur le parking de la marina. « Je vais prochainement quitter la ville, m’annonça-t-il. — Où allez-vous, Joseph ? — Peu importe. — Quand ? demandai-je encore. — Aussitôt que j’aurai terminé de nettoyer ce merdier. » Il s’écoula encore deux mois qui me parurent une éternité. Fin juin 1994, il me convoqua à nouveau sur le parking de la marina et m’annonça qu’il partirait à la fin de l’été : « J’annoncerai après le festival que je ne me représente pas aux élections municipales de septembre. Je déménagerai dans la foulée. — Pourquoi ne partez-vous pas avant ? lui demandai-je. Pourquoi attendre encore deux mois ? — Je suis en train de vider le compte bancaire petit à petit depuis mars. Je ne peux que faire des virements limités pour ne pas éveiller les soupçons. À ce rythme, il sera vide à la fin de l’été. Le timing est idéal. Nous fermerons alors le compte. Il n’existera plus. Vous ne serez jamais inquiété. Et la ville sera à vous. C’est ce dont vous aviez toujours rêvé, non ? — Et d’ici là ? m’inquiétai-je. Cette affaire peut nous exploser au visage à tout moment. Et même si vous fermez le compte, il existera quelque part les traces des transactions. On ne peut pas tout effacer d’un coup d’éponge, Joseph ! — Ne paniquez pas, Alan. Je me suis occupé de tout. Comme toujours. »
— Le maire Gordon a dit : « Je me suis occupé de tout » ? répéta Anna.
— Oui, ce sont ses mots exacts. Je n’oublierai jamais son visage, glacial, terrifiant, lorsqu’il les a prononcés. Après tout ce temps à le côtoyer, je n’avais jamais compris que Joseph Gordon n’était pas homme à laisser qui que ce soit se mettre en travers de sa route.
Anna acquiesça tout en prenant des notes. Elle leva les yeux sur Brown et lui demanda alors :
— Mais si Gordon avait prévu de partir après le festival, pourquoi a-t-il changé ses plans et décidé de partir le soir de la première du festival ?
Alan eut une moue.
— C’est Charlotte qui vous en a parlé, hein ? dit-il. Ça ne peut être qu’elle, elle était la seule à le savoir. À l’approche du festival, j’ai très mal supporté que Gordon s’en octroie tout le mérite alors qu’il n’avait participé en rien à sa création, ni à son organisation. Tout ce qu’il avait fait, c’était se mettre encore de l’argent dans les poches, en donnant des accréditations pour des stands itinérants sur la rue principale. Je n’en pouvais plus. Il avait poussé le culot jusqu’à faire éditer un petit livre à sa gloire. Tout le monde le félicitait, quelle imposture ! La veille du festival, je suis allé le trouver dans son bureau et j’ai exigé qu’il parte d’ici au lendemain matin. Je ne voulais pas qu’il récolte tous les lauriers de cette manifestation, qu’il prononce le discours d’ouverture. Il comptait quitter Orphea tranquillement, après avoir eu tous les honneurs, et laisser le souvenir impérissable d’un homme politique hors du commun, alors que c’était moi qui avais tout fait. C’était intolérable à mes yeux. Je voulais que Gordon s’enfuie comme un chien, qu’il parte comme un minable. J’ai donc exigé de lui qu’il disparaisse dans la nuit du 29 juillet. Mais il a refusé. Le matin du 30 juillet 1994, je le retrouvai en train de me provoquer, se pavanant dans la rue principale, à faire semblant de s’assurer que tout se passait bien. Je lui ai dit que j’allais immédiatement chez lui, parler à sa femme. J’ai sauté dans ma voiture, j’ai foncé à Penfield Crescent. Au moment où sa femme, Leslie, ouvrait la porte de la maison et me saluait amicalement, j’ai entendu Gordon qui arrivait à mes trousses à toute vitesse. Leslie Gordon était déjà au courant de tout. Dans leur cuisine, je leur ai dit : « Si vous n’avez pas quitté Orphea d’ici ce soir, je révélerai à tout le monde, sur la scène du Grand Théâtre, que Joseph Gordon est corrompu. Je déballe tout ! Je n’ai pas peur des conséquences pour moi. Aujourd’hui est votre unique chance de fuir. » Joseph et Leslie Gordon ont compris que je ne bluffais pas. J’étais sur le point d’exploser. Ils m’ont promis qu’ils disparaîtraient de la ville au plus tard le soir même. En repartant de chez eux, je me suis rendu au Grand Théâtre. C’était la fin de la matinée. J’ai vu Charlotte qui s’était mis en tête de récupérer un document en possession de Gordon, une foutue pièce de théâtre que Harvey avait écrite. Elle insistait tellement que je lui ai confié que Gordon s’apprêtait à disparaître dans les heures qui venaient.
— Donc seuls vous et Charlotte saviez que les Gordon allaient s’enfuir le jour même ? demanda Anna.
— Oui, nous étions les deux seuls à le savoir. Je peux vous l’assurer. Connaissant Gordon, il n’est certainement pas allé le raconter à qui que ce soit. Il n’aimait pas les imprévus, il avait l’habitude de tout contrôler. C’est pour ça que je ne m’explique pas qu’il ait été tué chez lui. Qui pouvait savoir qu’il s’y trouvait ? Officiellement, à cette heure-là, il était censé être au Grand Théâtre, avec moi, à serrer des mains. C’était écrit sur le programme : 19 heures-19 heures 30, accueil officiel dans le foyer du Grand Théâtre par le maire Joseph Gordon.
— Et qu’est-il advenu du compte en banque ? interrogea encore Anna.
— Il est resté ouvert. Il n’avait jamais été déclaré au fisc, c’est comme s’il n’existait pas. Je n’y ai jamais touché, il me semblait que c’était la meilleure façon d’enterrer cette histoire. Il reste encore certainement pas mal d’argent dessus.
— Et ce fameux appel anonyme ? Avez-vous finalement découvert de qui il s’agissait ?
— Jamais, Anna.
Ce soir-là, Anna, nous invita, Derek et moi, à dîner chez elle.
Le repas fut arrosé de quelques bouteilles d’un très bon bordeaux et alors que nous prenions un pousse-café dans son salon, Anna nous dit :
— Vous pouvez dormir ici, si vous voulez. Le lit de la chambre d’amis est très confortable. J’ai aussi une brosse à dents neuve pour chacun d’entre vous et un lot de vieux t-shirts de mon ex-mari que j’ai gardés, je ne sais pas trop pourquoi, et qui vous iront à merveille.
— En voilà une bonne idée, décréta alors Derek. On pourra en profiter pour se raconter nos vies. Anna nous parlera de son ex-mari, moi de ma vie atroce au service administratif de la police et Jesse et de son projet de restaurant.
— Tu projettes d’ouvrir un restaurant, Jesse ? me demanda Anna, intriguée.
— N’écoute pas ce qu’il raconte, Anna, ce pauvre garçon a beaucoup trop bu.
Derek remarqua sur la table basse une copie de La Nuit noire qu’Anna avait emportée chez elle pour la lire. Il prit le texte.
— Tu n’arrêtes vraiment jamais de bosser, lui dit-il.
L’atmosphère redevint soudain sérieuse.
— Je ne comprends pas pourquoi cette pièce de théâtre était aussi précieuse aux yeux de Gordon, dit Anna.
— Précieuse au point de la mettre dans un coffre de banque, précisa Derek.
— Avec les documents bancaires incriminant le maire Brown, ajoutai-je. C’est-à-dire qu’il gardait peut-être cette pièce comme garantie pour se protéger de quelqu’un ?
— Tu penses à Kirk Harvey, Jesse ? me demanda Anna.
— Je ne sais pas, répondis-je. En tout cas, le texte de la pièce lui-même ne présente aucun intérêt concret. Et le maire Brown affirme qu’il n’a jamais entendu Gordon parler de cette pièce.
— Est-ce qu’on peut croire Alan Brown ? s’interrogea Derek. Après tout ce qu’il nous a caché…
— Il n’aurait pas de raison de nous mentir, fis-je remarquer. Et puis, on sait depuis le début qu’au moment des meurtres, il était dans le foyer du Grand Théâtre en train de serrer des mains à des dizaines de personnes.
Derek et moi avions tous les deux lu la pièce de Harvey, mais sans doute à cause de la fatigue, nous n’avions pas vu ce qu’Anna avait relevé.
— Et si c’était en lien avec les mots soulignés ? suggéra-t-elle.
— Les mots soulignés ? m’étonnai-je. De quoi parles-tu ?
— Dans le texte, il y a une dizaine de mots soulignés au crayon.
— Je pensais qu’il s’agissait de notes prises par Harvey, dit Derek. Des modifications qu’il voulait apporter à sa pièce.
— Non, répondit Anna, je crois que c’est autre chose.
Nous nous installâmes autour de la table. Derek reprit le texte et Anna nota les mots soulignés à mesure qu’il les énonçait. Il en ressortit d’abord le charabia suivant :
Jamais en retourne et monter intérêt arrogant horizontal fournaise ouragan la destinée.
— Qu’est-ce que ça peut bien signifier ? m’interrogeai-je.
— Est-ce un code ? suggéra Derek.
Anna se pencha alors sur sa feuille.
Elle semblait avoir une idée en tête. Elle réécrit alors la phrase :
Jamais En Retourne Et Monter Intérêt Arrogant Horizontal Fournaise Orage La Destinée
Mi-septembre 1994. Six semaines après le quadruple meurtre.
Si les informations de l’agent spécial Grace de l’ATF se révélaient exactes, nous avions bel et bien remonté la source de l’arme du quadruple meurtre : le bar de Ridgesport, derrière le comptoir duquel on pouvait se procurer des Beretta de l’armée dont le numéro de série avait été limé.
À la demande de l’ATF, et en signe de bonne volonté, Jesse et moi levâmes immédiatement notre planque à Ridgesport. Nous n’avions plus qu’à attendre que l’ATF se décide à perquisitionner, période que nous consacrâmes à d’autres dossiers. Notre patience et notre diplomatie payèrent : par une fin d’après-midi de la mi-septembre, l’agent spécial Grace nous convia, Jesse et moi, à nous joindre à la gigantesque descente de police qu’ils effectuèrent dans le bar. Ils y saisirent des armes et des munitions, et parmi elles les derniers Beretta de la cargaison volée, et arrêtèrent un caporal de l’infanterie qui répondait au nom de Ziggy, dont la sagacité toute relative laissait à penser qu’il était plus un rouage que la tête pensante d’un trafic d’armes.
Dans cette affaire, chacun avait un intérêt : l’ATF ainsi que la police militaire, qui s’était jointe au dossier, considéraient que Ziggy n’avait pas pu se procurer les armes seul. Quant à nous, nous avions besoin de savoir à qui il avait vendu ses Beretta. Nous finîmes par trouver un arrangement commun. L’ATF nous laissait interroger Ziggy, et nous, nous faisions signer un accord au caporal : il livrait à l’ATF le nom de ses comparses, et obtenait en échange une remise de peine. Tout le monde était content.
Nous présentâmes à Ziggy un lot de photos, dont l’une était celle de Ted Tennenbaum.
— Ziggy, on voudrait beaucoup que tu nous aides, lui dit Jesse.
— Je ne me souviens vraiment plus d’aucun visage, je vous le promets.
Jesse déposa alors devant Ziggy la photo d’une chaise électrique.
— Ça, Ziggy, lui dit-il d’une voix calme, c’est ce qui t’attend si tu ne parles pas.
— Comment ça ? s’étrangla Ziggy.
— L’une de tes armes a servi à tuer quatre personnes. Tu vas être accusé de leurs meurtres.
— Mais j’ai rien fait ! s’époumona Ziggy.
— Ça, tu te débrouilleras avec le juge.
— À moins que la mémoire te revienne, ma gentille Zigounette, lui expliqua Jesse.
— Montrez-moi les photos encore une fois, supplia le caporal. J’ai mal regardé.
— Tu veux te mettre près de la fenêtre pour avoir plus de lumière, peut-être ? lui suggéra Jesse.
— Oui, j’avais pas assez de lumière, acquiesça Ziggy.
— Ah oui, c’est important une bonne luminosité.
Le caporal s’approcha de la fenêtre et observa chacune des photos que nous lui avions apportées.
— J’ai vendu un flingue à ce type, nous affirma-t-il.
Le cliché qu’il nous tendit était celui de Ted Tennenbaum.
— Tu en es sûr ? demandai-je.
— Certain.
— Et quand lui as-tu vendu cette arme ?
— En février. Je l’avais déjà vu au bar, mais c’était il y a des années de cela. Il avait besoin d’une arme. Il avait le liquide sur lui. Je lui ai vendu un Beretta et des munitions. Je ne l’ai plus jamais revu ensuite.
Jesse et moi échangeâmes un regard victorieux : Ted Tennenbaum était désormais bel et bien coincé.
Orphea était en ébullition. La nouvelle qu’une pièce de théâtre allait dévoiler l’identité d’un meurtrier impuni s’était répandue à travers le pays comme une traînée de poudre. En l’espace d’un week-end, les médias avaient débarqué en masse, en même temps que des hordes de touristes en quête de sensationnel, qui se mêlaient aux habitants, eux aussi dévorés par la curiosité. La rue principale, noire de monde, était prise d’assaut par des vendeurs itinérants qui avaient saisi l’occasion de venir vendre des boissons, de la nourriture, et même des t-shirts sur lesquels avaient été imprimés des slogans : J’étais à Orphea, Je sais ce qui s’est passé en 1994. Une cohue sans nom régnait autour du Grand Théâtre, dont l’accès avait été complètement bloqué par la police, et devant lequel des dizaines de journalistes de télévision étaient alignés, apparaissant à l’antenne en direct pour des comptes rendus réguliers :
« Qui a tué la famille Gordon, une joggeuse ainsi qu’une journaliste sur le point de tout découvrir ? Réponse dans 5 jours, ici à Orphea, dans l’État de New York… »
« … Dans 5 jours, l’une des plus extraordinaires pièces jouées depuis longtemps va nous livrer les secrets… »
« … Un tueur rôde dans une paisible ville des Hamptons, et c’est une pièce de théâtre qui dévoilera son nom… »
« … La réalité dépasse la fiction ici à Orphea où les autorités municipales ont annoncé que la ville serait bouclée le soir de la première. Des renforts de la région sont attendus, tandis que le Grand Théâtre, où se tiennent en ce moment les répétitions de la pièce, est surveillé 24 heures sur 24… »
La police locale était complètement débordée par la charge de travail. Pour ne rien arranger, comme Gulliver était occupé à répéter la pièce, c’est Montagne qui assurait le commandement, épaulé par des renforts venus des polices locales de la région et de la police d’État.
Pour ajouter à cette ambiance irréelle, l’agitation était aussi politique : suite aux dernières révélations, Sylvia Tennenbaum exigeait que son frère soit officiellement innocenté. Elle avait réuni un comité de soutien qui s’agitait devant les caméras de télévision avec des pancartes JUSTICE POUR TED. Sylvia Tennenbaum réclamait en outre la démission du maire Brown et la tenue d’élections municipales anticipées, auxquelles elle indiqua qu’elle se présenterait. Elle répétait aux médias, dès qu’ils lui accordaient un peu d’attention : « Le maire Brown a été interrogé par la police dans le cadre du quadruple meurtre de 1994. Il a perdu tout crédit. »
Mais le maire Brown, en animal politique qu’il était, n’avait aucune intention d’abandonner son poste. Et l’agitation qui régnait servait sa cause : Orphea avait plus que jamais besoin d’une tête dirigeante. Malgré les questionnements qu’avait soulevés son audition par la police, Brown conservait un capital de confiance encore élevé, et ceux des citoyens qui s’inquiétaient de la situation ne voulaient surtout pas perdre leur maire dans un moment de crise. Quant aux commerçants de la ville, ils ne pouvaient pas être plus heureux : restaurants et hôtels étaient bondés, les magasins de souvenirs parlaient déjà de rupture de stock, on pressentait des records de chiffres d’affaires pour cette édition du festival.
Ce que tout le monde ignorait, c’est que dans le secret du Grand Théâtre, auquel plus personne en dehors de la troupe de théâtre n’avait accès, la pièce de Kirk Harvey virait au grand n’importe quoi. On était très loin des révélations extraordinaires auxquelles s’attendait le public. Nous le sûmes grâce à Michael Bird, devenu un allié indispensable dans cette enquête. Michael, parce qu’il avait la confiance de Kirk Harvey, était la seule personne externe à la troupe à pouvoir accéder à l’intérieur du Grand Théâtre. En échange de la promesse de ne rien dévoiler du contenu de sa pièce avant la première, Harvey lui avait octroyé une accréditation spéciale. « Il est indispensable qu’un journaliste puisse un jour témoigner de ce qui s’est passé à Orphea », avait expliqué Kirk à Michael. Nous avions alors chargé ce dernier d’être nos yeux à l’intérieur de la salle et de filmer pour nous le déroulement des répétitions. Ce matin-là, il nous convia chez lui pour partager avec nous les séquences captées la veille.
Il habitait avec sa famille une très jolie maison en dehors d’Orphea, sur la route de Bridgehampton.
— C’est avec son salaire de rédacteur en chef d’un journal local qu’il peut se payer ça ? demanda Derek à Anna alors que nous arrivions devant la maison.
— Le père de sa femme a de l’argent, nous expliqua-t-elle. Clive Davis, vous connaissez peut-être. Il a été candidat à la mairie de New York il y a quelques années.
C’est la femme de Michael, justement, qui nous accueillit. Une très belle blonde, qui devait avoir moins de quarante ans, donc nettement plus jeune que son mari. Elle nous proposa du café et nous conduisit dans le salon où nous trouvâmes Michael en train de manipuler les câbles de sa télévision pour la relier à un ordinateur.
— Merci d’être venus, nous dit-il.
Il semblait tracassé.
— Que se passe-t-il, Michael ? demandai-je.
— Je crois que Kirk est complètement fou.
Il manipula son ordinateur et nous vîmes soudain à l’écran la scène du Grand Théâtre, sur laquelle Samuel Padalin jouait le cadavre, et Jerry, le policier. Harvey les observait, tenant un large livret relié entre ses mains.
— C’est bien, cria Harvey en apparaissant à l’écran, imprégnez-vous de votre personnage ! Samuel, tu es un mort mort. Jerry, tu es un policier fier !
Harvey ouvrit un document et se mit à lire :
C’est un matin sinistre. Il pleut. Sur une route de campagne, la circulation est paralysée : un gigantesque embouteillage s’est formé.
— Qu’est-ce que c’est que ce paquet de feuilles qu’il tient ? demandai-je à Michael.
— Sa pièce en entier. Apparemment, tout est là-dedans. J’ai bien essayé de jeter un coup d’œil, mais Harvey ne la quitte pas. Il dit que le contenu de ce texte est tellement sensible qu’il distribuera les scènes au compte-gouttes. Même si les acteurs doivent les lire le soir de la première, faute d’avoir eu le temps d’apprendre leur texte.
HARVEY : Les automobilistes, exaspérés, klaxonnent rageusement.
Alice et Steven mimèrent les conducteurs excédés pris dans les bouchons.
Soudain, Dakota apparut.
HARVEY : Une jeune femme, marchant sur le bas-côté, remonte la file des voitures immobiles. Elle avance jusqu’au barrage de police et interroge le policier en faction.
DAKOTA (la femme) : Qu’est-ce qui se passe ?
JERRY (le policier) : Un homme mort. Accident de moto tragique.
DAKOTA : Accident de moto ?
JERRY : Oui, il a percuté un arbre à pleine vitesse. Il n’en reste que de la bouillie.
— Ils en sont toujours à la même scène, constata Anna.
— Attendez, nous prévint Michael, le meilleur est à venir.
À l’écran, Harvey hurla soudain : « Et maintenant, la Danse des morts ! » Tous les acteurs se mirent à crier : « Danse des morts ! Danse des morts ! » et soudain Ostrovski et Ron Gulliver apparurent en slip.
— Qu’est-ce que c’est que ce cirque ? s’épouvanta Derek.
Ostrovski et Gulliver coururent jusqu’au devant de la scène. Gulliver tenait un animal empaillé. Il le contempla un instant puis l’interrogea : « Carcajou, mon beau carcajou, sauve-nous de la fin si proche ! » Il embrassa l’animal et se jeta au sol où il effectua une roulade pitoyable. Ostrovski, ouvrant grand les bras, contempla les rangées vides et s’écria alors :
Dies iræ, dies illa,
Solvet sæclum in favílla !
Je n’en croyais pas mes yeux.
— Du latin maintenant ? m’offusquai-je.
— C’est grotesque, dit Derek.
— La partie en latin, nous expliqua Michael qui avait eu le temps de faire des recherches, est un texte apocalyptique médiéval. Cela parle du Jour de colère.
Il nous donna lecture de la traduction de ce passage :
Jour de colère que ce jour-là
Il réduira le monde en cendres !
— Ça sonne comme une menace, fit remarquer Anna.
— Comme les inscriptions laissées par Harvey à travers la ville en 1994, rappela Derek. Le Jour de colère serait La Nuit noire ?
— Ce qui me tracasse, dis-je, c’est que la pièce ne sera selon toute évidence jamais prête à temps. Harvey essaie de leurrer tout le monde. Pourquoi ? Qu’est-ce qu’il a derrière la tête ?
Il nous était impossible d’interroger Harvey, qui était sous la protection du major McKenna, du maire et de la police d’Orphea. Notre seule piste était Jeremiah Fold. Nous mentionnâmes ce nom à Michael Bird, mais cela ne lui évoqua rien.
Je demandai à Anna :
— Est-ce que tu penses que ça pourrait être un autre mot que Jeremiah Fold ?
— J’en doute, Jesse, me répondit-elle. J’ai passé ma journée d’hier à relire La Nuit noire. J’ai essayé toutes les combinaisons possibles et de ce que j’ai pu voir, il n’y en a aucune autre pertinente.
Pourquoi un code avait-il été dissimulé dans le texte de La Nuit noire ? Et par qui ? Kirk Harvey ? Que savait-il vraiment, Harvey ? À quel jeu jouait-il avec nous et avec toute la ville d’Orphea ?
À cet instant, le portable d’Anna sonna. C’était Montagne.
— Anna, on te cherche partout. Il faut que tu te rendes d’urgence au commissariat, ton bureau a été cambriolé cette nuit.
Lorsque nous arrivâmes au commissariat, les collègues d’Anna étaient tous agglutinés sur le pas de la porte de son bureau, considérant les débris de verre au sol et le store défoncé, et essayant de comprendre ce qui s’était passé. La réponse était pourtant simple. Le commissariat était de plain-pied sur la rue. Tous les bureaux se trouvaient à l’arrière du bâtiment et donnaient sur une parcelle de gazon, entourée d’une barrière en planches. Il y avait des caméras de sécurité uniquement dans le parking et aux portes d’accès. L’intrus n’avait eu certainement aucune peine à franchir la barrière et il lui avait suffi de traverser la pelouse pour atteindre la fenêtre du bureau. Il avait ensuite relevé de force les stores, cassé la vitre pour ouvrir la fenêtre et il avait pu pénétrer dans la pièce. C’est un policier qui, en entrant dans le bureau d’Anna pour y déposer du courrier, avait découvert l’effraction.
Un autre était passé la veille, dans l’après-midi, et tout était intact. Cela s’était donc produit durant la nuit.
— Comment personne ne s’est-il rendu compte de ce qui se passait ? demandai-je.
— Si tous les agents sont en patrouille en même temps, il n’y a personne au commissariat, m’expliqua Anna. Ça arrive parfois.
— Et le bruit ? s’interrogea Derek. Ça fait un bruit énorme de remonter ces stores. Personne n’a rien entendu ?
Tous les bâtiments alentour étaient des bureaux ou des entrepôts municipaux. Les seuls témoins potentiels étaient les pompiers de la caserne voisine. Mais lorsqu’un policier nous informa que durant la nuit, vers 1 heure du matin, un important accident de la route avait nécessité l’intervention de toutes les patrouilles et des pompiers de la caserne voisine, nous comprîmes que l’intrus avait eu le champ libre.
— Il était caché quelque part, affirma Anna, il a attendu le meilleur moment pour agir. Ça fait peut-être même plusieurs soirs qu’il attendait.
Le visionnage des enregistrements des caméras de sécurité internes du commissariat nous permit d’établir qu’il n’y avait eu aucune intrusion dans le bâtiment. Il y avait une caméra dans le couloir justement, dont l’angle de vue donnait directement sur la porte du bureau d’Anna. Elle était restée close. Celui qui avait pénétré dans le bureau y était resté. C’était donc cette pièce qui avait été ciblée.
— Je ne comprends pas. Il n’y a vraiment rien à voler, nous dit Anna. Rien n’a disparu, d’ailleurs.
— Il n’y a rien à voler, mais il y a à voir, répondis-je en désignant le tableau magnétique et les murs couverts de documents liés à l’affaire. Celui qui s’est introduit ici voulait savoir où en était l’enquête. Et il a eu accès au travail de Stephanie et au nôtre.
— Notre meurtrier prend des risques, dit alors Derek. Il commence à paniquer. Il s’expose. Qui sait que ton bureau se situe ici, Anna ?
Anna haussa les épaules.
— Tout le monde. Je veux dire, ce n’est pas un secret. Même les gens qui viennent au commissariat déposer plainte traversent ce couloir et voient mon bureau. Il y a mon nom sur la porte.
Derek nous entraîna alors à l’écart avant de chuchoter, d’un ton grave :
— Celui qui s’est introduit ici n’a pas pris ce risque en vain. Il savait très bien ce qui se trouvait dans ce bureau. C’est quelqu’un de la maison.
— Oh mon Dieu, dit Anna, ce serait un flic ?
— Si c’était un flic, objectai-je, il n’aurait eu qu’à entrer dans le bureau quand tu n’y étais pas, Anna.
— Il se serait fait prendre, me fit remarquer Derek. Son passage aurait été filmé par la caméra du couloir. S’il se pense surveillé, il ne va surtout pas commettre cette erreur. Par contre, en entrant par effraction, il brouille les pistes. Il y a peut-être un élément pourri au sein de ce commissariat.
Nous n’étions plus en sécurité dans le commissariat. Mais où aller ? Je n’avais plus de bureau au centre régional de la police d’État et celui de Derek se trouvait dans un espace ouvert. Il nous fallait un endroit où personne ne viendrait nous chercher. J’eus alors l’idée de la salle des archives de l’Orphea Chronicle, à laquelle nous pouvions accéder sans être vus en passant directement par la porte arrière de la rédaction.
Michael Bird nous y accueillit avec plaisir.
— Personne ne saura que vous êtes ici, nous assura-t-il. Les journalistes ne viennent jamais au sous-sol. Je vous laisse la clé de la salle ainsi que le double, vous serez donc les seuls à y avoir accès. Et aussi la clé de la porte arrière, afin que vous puissiez aller et venir à toute heure du jour et de la nuit.
Quelques heures plus tard, dans le plus grand secret, nous y avions reconstitué notre mur d’enquête à l’identique.
Ce soir-là, Anna avait rendez-vous pour dîner avec Lauren et Paul. Ils étaient de retour dans leur maison de Southampton pour la semaine et ils avaient prévu de se retrouver au Café Athéna pour rattraper la soirée catastrophique du 26 juin dernier.
De retour chez elle pour se changer, Anna repensa soudain à la discussion qu’elle avait eue avec Cody à propos du livre écrit par Bergdorf sur le festival de théâtre. Cody lui avait indiqué qu’au printemps 1994 il avait décidé de consacrer un espace dans sa librairie aux auteurs de la région. Et si Harvey y avait mis sa pièce en vente ? Avant de partir pour son dîner, elle fit un rapide saut chez Cody. Elle le trouva sous le porche, qui profitait de la douceur de ce début de soirée en buvant un whisky.
— Oui, Anna, lui dit-il, nous avions consacré aux auteurs locaux une pièce au fond du magasin. Un débarras un peu lugubre, qui était devenu une annexe de la librairie sous le nom de « La pièce des auteurs ». Ça a été un succès immédiat. Plus important que ce que j’aurais pu imaginer : les touristes raffolent des récits locaux. Cette section existe toujours d’ailleurs. Au même endroit. Mais j’ai fait tomber un mur de la pièce depuis, afin de l’incorporer au reste du magasin. Pourquoi est-ce que cela t’intéresse ?
— Simple curiosité, répondit Anna qui préférait rester évasive. Je me demandais si tu te souvenais des auteurs qui t’avaient confié leur texte à l’époque.
Cody s’amusa de la question :
— Il y en avait tellement ! Je crois que tu surestimes ma mémoire. Mais je me souviens qu’il y avait eu un article dans l’Orphea Chronicle au début de l’été 1994. Je dois en avoir une copie à la librairie, voudrais-tu que j’aille te la chercher ? Tu y trouveras peut-être des informations utiles.
— Non, Cody, merci beaucoup. Ne te dérange pas pour ça. Je passerai au magasin demain.
— Tu es sûre, Anna ?
— Sûre, merci.
Anna se mit en route pour rejoindre Lauren et Paul. Mais en arrivant dans la rue principale, elle décida de faire un saut à la rédaction de l’Orphea Chronicle. Son dîner pouvait bien souffrir un léger retard. Elle fit le tour du bâtiment et entra par la porte arrière avant de rejoindre la salle des archives. Elle s’installa devant l’ordinateur qui servait de moteur de recherche. Les mots-clés « Cody Illinois », « librairie » et « auteurs locaux » lui permirent de trouver facilement un article daté de la fin juin 1994.
Depuis quinze jours, la librairie d’Orphea s’est agrandie d’une petite pièce consacrée exclusivement aux auteurs locaux. Cette initiative a remporté un succès immédiat auprès des auteurs qui se pressent pour y laisser leur création dans l’espoir de se faire connaître. Au point que le propriétaire des lieux, Cody Illinois, s’est vu obligé de n’autoriser qu’un seul exemplaire de chaque ouvrage pour laisser de la place à tout le monde.
L’article était illustré par une photo de Cody dans son magasin, posant fièrement dans l’encadrement de la porte de ce qui avait été un débarras et à l’entrée duquel une plaque en bois pyrogravé indiquait : AUTEURS DE CHEZ NOUS. On pouvait distinguer l’intérieur de la pièce dont les murs étaient couverts de livres et de textes reliés. Anna se saisit d’une loupe et se pencha attentivement sur chaque ouvrage : elle distingua alors, au milieu de l’image, une brochure reliée dont la couverture affichait en lettres capitales « LA NUIT NOIRE, PAR KIRK HARVEY ». Elle venait de comprendre : c’était à la librairie de Cody que le maire Gordon s’était procuré le texte de la pièce de théâtre.
Au Palace du Lac, Ostrovski rentrait d’une promenade nocturne dans le parc. La nuit était douce. Voyant le critique traverser le lobby de l’hôtel, un employé de la réception vint à sa rencontre :
— Monsieur Ostrovski, cela fait plusieurs jours que le panneau NE PAS DÉRANGER est accroché à votre porte. Je voulais m’assurer que tout allait bien.
— C’est volontaire, assura Ostrovski, je suis en pleine création artistique. Je ne dois être dérangé sous aucun prétexte. L’art est un concept inconcevable !
— Certainement, monsieur. Souhaitez-vous que nous vous apportions des serviettes de bain ? Avez-vous besoin de produits cosmétiques ?
— Rien du tout, mon ami. Soyez remercié de votre sollicitude.
Ostrovski remonta dans sa chambre. Il aimait être un artiste. Il se sentait enfin à sa place. C’était comme s’il avait trouvé sa véritable peau. En poussant la porte de sa suite, il répétait « Dies iræ… dies iræ… » Il alluma la lumière : il avait retapissé tout un mur des articles sur la disparition de Stephanie. Il les étudia longuement. En ajouta encore. Puis il s’assit à son bureau, recouvert de feuilles de notes, et regarda la photo de Meghan qui y trônait. Il embrassa la vitre du cadre et dit : « Je suis un écrivain maintenant, ma chérie. » Il attrapa son stylo et il se mit à écrire : Dies iræ, Jour de colère.
À quelques kilomètres de là, dans une chambre du Motel 17, où logeaient désormais Alice et Steven, une violente dispute venait d’éclater : Alice voulait s’en aller.
— Je veux retourner à New York, avec ou sans toi. Je ne veux plus de cet hôtel miteux et de cette vie minable. Tu es un minable, Stevie. Je le savais depuis le début.
— Eh bien, va-t’en, Alice ! répliqua Steven, penché sur son ordinateur portable car il devait impérativement rendre un premier article destiné au site Internet de la Revue.
Alice s’agaça qu’il la laisse s’en aller si facilement.
— Pourquoi ne rentres-tu pas à New York ? demanda-t-elle.
— Je veux couvrir cette pièce. C’est un moment unique de création.
— Tu mens, Stevie ! Cette pièce est nulle ! Ostrovski qui déambule en slip, tu appelles ça du théâtre, toi ?
— Va-t’en, Alice.
— Je prends ta voiture.
— Non ! Tu prends le bus ! Tu te démerdes !
— Comment oses-tu me parler sur ce ton, Stevie ? Je ne suis pas un animal ! Qu’est-ce qui t’arrive, hein ? Dire qu’il y a peu, tu me traitais comme une reine.
— Écoute, Alice. J’ai beaucoup d’emmerdes. Je risque ma place à la Revue à cause de l’histoire de la carte de crédit.
— Il n’y a que le fric qui t’intéresse, Stevie ! Tu ne connais rien à l’amour !
— C’est ça.
— Je vais tout raconter, Stevie. Si tu me laisses partir à New York toute seule, je vais révéler à Skip Nalan toute la vérité sur toi. Sur ta façon de traiter les femmes. Je vais parler des agressions que tu m’as fait subir.
Steven ne réagit pas. Alice, avisant alors les clés de voiture sur la table à côté de lui, décida de s’en emparer et de s’enfuir. Elle se précipita sur les clés et cria : « Je vais te détruire, Steven ! » Mais elle n’eut pas le temps de passer la porte de la chambre. Steven la rattrapa par les cheveux et la tira en arrière. Elle poussa un hurlement de douleur. Il la lança contre le mur puis se jeta sur elle et lui assena une gifle monumentale. « Tu ne vas nulle part ! hurla-t-il. Tu m’as mis dans la merde, tu vas y rester avec moi ! »
Elle le regarda, terrifiée. Elle était en pleurs. Soudain, il lui prit le visage délicatement. « Pardon, Alice, murmura-t-il d’une voix doucereuse. Pardonne-moi, je ne sais plus ce que je fais. Toute cette histoire me rend fou. Je vais te trouver un meilleur hôtel, je te le promets. Je vais tout arranger. Pardonne-moi, mon amour. »
À ce même instant, passant devant le parking sinistre du Motel 17, une Porsche filait en direction de l’océan. Au volant, Dakota, qui avait dit à son père qu’elle allait à la salle de gym de l’hôtel et qui se retrouvait à s’enfuir en voiture. Elle ne savait pas si elle lui avait sciemment menti ou si ses jambes avaient refusé de lui obéir. Elle bifurqua sur Ocean Road, puis elle continua son pèlerinage jusque devant la maison qui avait été celle de ses parents, Le Jardin d’Eden. Elle observa la sonnette du portail. Là où il avait été écrit FAMILLE EDEN, il était désormais écrit FAMILLE SCALINI. Elle longea la haie de la propriété, observant les lieux à travers le feuillage. Elle voyait de la lumière. Elle finit par trouver un passage. Elle enjamba la barrière et traversa la haie. Les branchages lui griffèrent légèrement les joues. Elle foula le gazon, marcha jusqu’à la piscine. Il n’y avait personne. Elle pleurait en silence.
Elle sortit de son sac une bouteille en plastique dans laquelle elle avait mélangé de la kétamine avec de la vodka. Elle avala le liquide d’un trait. Se coucha sur une chaise longue à côté de la piscine. Elle écouta le clapotis apaisant de l’eau et ferma les yeux. Elle pensa à Tara Scalini.
Je me souviens de la première fois que j’ai rencontré Tara Scalini, en mars 2004. J’avais 9 ans. Nous nous étions retrouvées toutes les deux finalistes d’un concours d’épellation, à New York. Nous avions eu un coup de foudre amical. Ce jour-là, aucune de nous deux ne voulait gagner. Nous étions à égalité : l’une après l’autre, nous nous trompions volontairement dans l’épellation du mot que le juge de la compétition nous soumettait. Il répétait tour à tour à chacune de nous : « Si vous épelez correctement le prochain mot, vous remportez le concours ! »
Mais c’était sans fin. Et finalement, après une heure à tourner en rond, le juge finit par nous déclarer toutes les deux vainqueurs. Ex aequo.
Ce fut le début d’une merveilleuse amitié. Nous devînmes inséparables. Dès que nous le pouvions, nous étions fourrées l’une chez l’autre.
Le père de Tara, Gerald Scalini, travaillait dans un fonds de placement. Toute la famille habitait dans un immense appartement sur Central Park. Leur train de vie était phénoménal : chauffeur, cuisinier, maison dans les Hamptons.
À cette époque, mon père n’était pas encore à la tête de Channel 14 et n’avait pas les mêmes moyens. Nous vivions agréablement, mais nous étions à des années-lumière du train de vie des Scalini. Du haut de mes 9 ans, je trouvais Gerald Scalini très gentil avec nous. Il aimait nous recevoir chez lui, il envoyait son chauffeur me chercher pour que je vienne jouer avec Tara. L’été, quand nous étions à Orphea, il nous invitait à déjeuner chez eux, dans leur maison d’East Hampton.
Mais, malgré mon âge, il ne me fallut pas très longtemps pour comprendre que les invitations de Gerald Scalini n’étaient pas de la générosité mais de la condescendance. Il aimait en mettre plein la vue.
Il adorait nous inviter dans son duplex de 600 mètres carrés sur Central Park, pour pouvoir ensuite venir ensuite chez nous et dire : « Vous avez joliment arrangé votre appartement. » C’était pour lui un régal de nous accueillir dans son incroyable propriété d’East Hampton, puis de venir prendre un café dans la modeste maison que louaient mes parents à Orphea et dire : « Sympa, votre bicoque. »
Je crois que mes parents fréquentaient les Scalini surtout pour me faire plaisir. Tara et moi, nous nous adorions. Nous nous ressemblions énormément toutes les deux : très bonnes élèves, particulièrement douées en littérature, dévoreuses de livres et rêvant de devenir écrivains. Nous passions nos journées à concocter des histoires ensemble, et à les rédiger en partie sur des feuilles volantes, en partie sur l’ordinateur familial.
Quatre ans plus tard, au printemps 2008, Tara et moi allions sur nos 13 ans. La carrière de mon père avait fait un bond spectaculaire. Il avait enchaîné les promotions importantes, on avait parlé de lui dans les journaux spécialisés et il avait finalement été nommé à la tête de Channel 14. Notre vie avait rapidement changé. Nous habitions désormais nous aussi dans un appartement sur Central Park, mes parents étaient en train de faire construire une maison de vacances à Orphea, et pour mon plus grand bonheur, j’avais intégré Hayfair, la prestigieuse école privée que fréquentait Tara.
Je crois que Gerald Scalini a commencé à se sentir un peu menacé par mon père. J’ignore ce qui se racontait dans la cuisine des Scalini, mais il me sembla que Tara adoptait bientôt un comportement différent avec moi.
Depuis longtemps, je disais à Tara que je rêvais d’avoir un ordinateur portable. Je rêvais d’un ordinateur à moi, de pouvoir y rédiger mes textes dans le secret de ma chambre. Mais mes parents s’y refusaient. Ils me disaient qu’il y avait un ordinateur dans le petit salon — nous avions désormais un grand et un petit salon — et que je pouvais l’utiliser autant que je voulais.
— Je préférerais écrire dans ma chambre.
— Le salon c’est très bien, me répondaient mes parents, intransigeants.
Ce printemps-là, Tara reçut un ordinateur portable. Exactement le modèle que je voulais. Il ne m’avait pas semblé qu’elle eût jamais émis ce souhait. Et voilà que, désormais, elle se pavanait à l’école avec son nouveau jouet.
Je m’efforçai ne pas y prêter attention. J’avais surtout plus important en tête : l’école organisait un concours d’écriture et j’avais l’intention d’y présenter un texte. Tara également, et nous travaillions ensemble à la bibliothèque de l’école. Elle sur son ordinateur portable, et moi contrainte d’écrire dans un cahier, avant de devoir tout retranscrire, le soir, sur l’ordinateur du petit salon.
Tara disait que ses parents trouvaient son texte extraordinaire. Ils avaient même demandé à l’un de leurs amis, apparemment un écrivain connu à New York, de le relire et de l’aider un peu. Quand mon texte fut prêt, je le lui fis lire avant de le soumettre au concours. Elle me dit que c’était « pas mal ». Au ton qu’elle avait employé, j’eus l’impression d’entendre son père. Quand son texte fut terminé, en revanche, elle refusa de me le montrer. « Je ne voudrais pas que tu me copies », m’expliqua-t-elle.
Au début du mois de juin 2008, lors d’une grande cérémonie organisée dans l’auditorium de l’école, le nom du lauréat du concours fut annoncé en grande pompe. À ma grande surprise, je remportai le premier prix.
Une semaine plus tard, Tara se plaignit en classe qu’on lui avait volé son ordinateur. Nous disposions tous de casiers individuels dans le couloir, fermés par un cadenas à code et le principal de l’école décréta que les sacs et les casiers de tous les élèves de la classe seraient inspectés. Quand ce fut mon tour d’ouvrir mon casier, devant le principal et le vice-principal, je découvris horrifiée, à l’intérieur, l’ordinateur de Tara.
L’affaire fit un scandale énorme. Je fus convoquée, ainsi que mes parents, par le principal. J’eus beau jurer que je n’y étais pour rien, les preuves étaient accablantes. Il y eut une deuxième réunion avec les Scalini, qui se déclarèrent effarés. J’eus beau protester encore et clamer mon innocence, je dus passer devant le conseil de discipline. Je fus exclue de l’école pendant une semaine et astreinte à des travaux d’intérêt général.
Le pire fut que mes amis me tournèrent le dos : ils n’avaient plus confiance. On me surnommait désormais la voleuse. Tara, elle, racontait à qui voulait l’entendre qu’elle me pardonnait. Que si je le lui avais demandé, elle m’aurait prêté son ordinateur. Je savais qu’elle mentait. Une seule autre personne que moi avait le code du cadenas de mon casier : c’était Tara justement.
Je me retrouvai très seule. Très troublée. Mais cet épisode, plutôt que de m’affaiblir, allait me pousser à écrire davantage. Les mots devinrent mon refuge. J’allais souvent m’isoler à la bibliothèque de l’école pour écrire.
Pour les Scalini, le vent allait tourner quelques mois plus tard.
En octobre 2008, la terrible crise financière toucha directement Gerald Scalini, qui perdit une grande partie de sa fortune.
Ce matin-là, lorsque Derek et moi retrouvâmes Anna à la salle des archives de l’Orphea Chronicle, elle affichait un sourire triomphant. Je la dévisageai, amusé, et lui tendis le café que je lui avais apporté.
— Toi, tu as trouvé une piste, lui dis-je.
Anna acquiesça d’un air mystérieux et nous montra un article consacré à la librairie de Cody, daté du 15 juin 1994.
— Regardez sur la photo, nous indiqua-t-elle. Au fond à droite, sur le rayonnage, on distingue un exemplaire de La Nuit noire. C’est donc très probablement à la librairie que le maire Gordon s’est procuré le texte.
— Donc début juin, récapitula Derek, le maire Gordon déchire la pièce de Kirk. Puis, il va ensuite récupérer ce même texte à la librairie. Pourquoi ?
— Ça, je l’ignore, répondit Anna. Par contre, j’ai trouvé un lien avec la pièce que prépare Kirk Harvey en ce moment au Grand Théâtre et Jeremiah Fold. En rentrant d’un dîner hier soir, je me suis arrêtée au commissariat et j’ai passé une partie de la nuit à fouiller les bases de données. Jeremiah Fold a eu un fils qui est né juste avant sa mort. J’ai pu retrouver le nom de la mère, elle s’appelle Virginia Parker.
— Et… ? demanda Derek. Ce nom devrait nous dire quelque chose ?
— Non, mais je lui ai parlé. Et elle m’a raconté comment Jeremiah est mort.
— Accident de la route, rappela Derek qui ne voyait pas où Anna voulait en venir. On le sait déjà.
— Accident de moto, précisa Anna. Il s’est écrasé à moto contre un arbre.
— Tu veux dire exactement comme au début de la pièce de Harvey ? dis-je.
— Exactement, Jesse, me répondit Anna.
— Il faut immédiatement interpeller Kirk Harvey, décrétai-je. On va le forcer à nous raconter ce qu’il sait.
— Le major ne te laissera pas bouger le petit doigt, Jesse, me fit remarquer Derek. Si tu touches à Harvey, tu seras démis de tes fonctions et l’enquête te sera retirée. Essayons de procéder avec méthode. Et commençons par comprendre pourquoi la police de Ridgesport n’avait même pas le dossier de l’accident quand nous l’avons contactée ?
— Parce que c’est la police de l’autoroute de l’État de New York qui est en charge des accidents mortels, répondit Anna.
— Alors contactons immédiatement la police de l’autoroute pour obtenir une copie du rapport.
Anna nous tendit un paquet de feuilles.
— Déjà fait, messieurs. Le voici.
Derek et moi nous plongeâmes aussitôt dans sa lecture. L’accident avait eu lieu dans la nuit du 15 au 16 juillet 1994. Le procès-verbal de la police était très succinct : « Monsieur Fold a perdu le contrôle de sa moto. Il roulait sans casque. Des témoins l’ont vu quitter le Ridge’s Club vers minuit. Il a été retrouvé par un automobiliste vers 7 heures du matin. Inconscient mais en vie. Il est mort à l’hôpital. » Des photos de la moto accompagnaient le dossier : il ne restait qu’un amas de métal et de débris éparpillés au bas d’un petit ravin. Il était indiqué également que le dossier était envoyé en copie, à sa demande, à l’agent spécial Grace de l’ATF.
— L’agent spécial Grace est celui qui nous a permis de remonter à Ted Tennenbaum en arrêtant l’homme qui lui avait fourni l’arme du crime, expliqua Derek à Anna.
— Il faut absolument le contacter, dis-je. Il n’est certainement plus policier, il devait avoir 50 ans à l’époque.
— En attendant, nous devrions aller interroger cette Virginia Parker, l’ancienne compagne de Jeremiah Fold, suggéra Derek. Elle pourra peut-être nous en apprendre davantage.
— Elle nous attend chez elle, nous annonça alors Anna qui avait décidément un coup d’avance. En route.
Virginia Parker habitait une petite maison mal entretenue à l’entrée de Ridgesport. C’était une femme de 50 ans, qui avait dû être belle mais qui ne l’était plus.
— Jeremiah était un sale type, nous expliqua-t-elle dans le salon où elle nous reçut. La seule chose de bien qu’il ait faite, c’est son gamin. Notre fils est un bon garçon, il bosse dans une entreprise de jardinage, il est très apprécié.
— Comment avez-vous connu Jeremiah ? demandai-je.
Avant de répondre, elle alluma une cigarette et aspira longuement. Elle avait de longs doigts fins qui se terminaient par des ongles acérés rouge sang. Ce n’est qu’une fois qu’elle eut craché un long nuage blanc qu’elle nous dit :
— J’étais chanteuse au Ridge’s Club. Un club à la mode à l’époque, aujourd’hui ringard. Miss Parker. C’était mon nom de scène. J’y chante encore parfois. À l’époque, j’étais un peu comme une vedette là-bas. J’avais tous les hommes à mes pieds. Jeremiah était l’un des propriétaires. Plutôt beau garçon. Son genre dur à cuire me plaisait bien au début. J’étais attirée par son côté dangereux. Ce n’est qu’une fois enceinte de lui que j’ai compris qui était vraiment Jeremiah.
Ridgesport, juin 1993. 18 heures
Terrassée par des nausées toute la journée, Virginia était étendue sur le canapé lorsqu’on frappa à la porte de sa maison. Elle pensait que c’était Jeremiah qui s’inquiétait de son état. Elle lui avait laissé un message au Club vingt minutes plus tôt pour lui annoncer qu’elle n’était pas en état de venir chanter ce soir.
— Entre, cria-t-elle, la porte est ouverte.
Le visiteur obéit. Ce n’était pas Jeremiah mais Costico, son homme de main. Une armoire à glace, avec des mains comme des battoirs. Elle le détestait autant qu’elle le redoutait.
— Qu’est-ce que tu fous ici, Costico ? demanda Virginia. Jeremiah n’est pas là.
— Je le sais bien, c’est lui qui m’envoie. Tu dois venir au Club.
— Je ne peux pas, j’ai vomi toute la journée.
— Dépêche-toi, Virginia. Je ne t’ai pas demandé ton avis.
— Costico, regarde-moi, je ne suis pas en état de chanter.
— Bouge-toi, Virginia. Les clients viennent au Club pour t’entendre chanter. Ce n’est pas parce que tu te fais défoncer le cul par Jeremiah que tu as droit à des faveurs.
— Comme tu peux le voir à mon ventre, répliqua Virginia, il ne me prend pas que par-derrière.
— La ferme, lui intima Costico, et ramène-toi ! Je t’attends dans la voiture.
— Et vous y êtes allée ? demanda Anna.
— Évidemment. Je n’avais pas le choix. Ma grossesse a été un enfer. J’ai été obligée de chanter au Club jusqu’à la veille de mon accouchement.
— Est-ce que Jeremiah vous battait ?
— Non, c’était pire que ça. Et c’était toute la perversité de Jeremiah. Il ne se considérait pas comme un criminel, mais comme « un entrepreneur ». Costico, son homme de main, était « son associé ». L’arrière-salle dans laquelle il faisait ses magouilles s’appelait le bureau. Jeremiah se croyait plus malin que tout le monde. Il disait que, pour être intouchable par la justice, il ne fallait laisser aucune trace. Il n’avait aucun cahier de comptes, possédait une arme légalement et ne donnait jamais d’ordre écrit. Ses extorsions, ses petits trafics de drogue ou d’armes, il les faisait assurer par « le service après-vente ». C’est ainsi qu’il désignait un groupe de quelques larbins qui étaient à sa merci. C’étaient pour l’essentiel des pères de famille, contre lesquels il avait des preuves compromettantes qui pouvaient ruiner leur vie : photographies avec des prostituées dans des positions gênantes, par exemple. En échange de son silence, les larbins devaient lui rendre des services. Il les envoyait récupérer l’argent chez les gens qu’il extorquait, ou effectuer des livraisons de drogues à des dealers et venir chercher sa part ensuite : tout cela était assuré par ces braves types insoupçonnables. Jeremiah n’était jamais en première ligne. Ses larbins venaient ensuite au Club, comme s’ils étaient des clients, et laissaient une enveloppe au barman à l’attention de Jeremiah. Il n’y avait jamais de contacts directs. Le Club servait ensuite de lessiveuse à Jeremiah pour y blanchir tout son argent sale. Là encore, il le faisait dans les règles de l’art : il réinjectait tout dans le Club. Tout était noyé dans la comptabilité et comme le Club marchait du tonnerre, il était impossible de détecter quoi que ce soit. Jeremiah payait ensuite de gros impôts là-dessus. Il était intouchable. Il pouvait flamber tant qu’il voulait : tout était déclaré au fisc. Je sais que la police a essayé d’enquêter sur lui, mais sans jamais rien trouver. Les seuls qui auraient pu le faire plonger étaient ses larbins, mais ils savaient à quoi ils s’exposaient s’ils le dénonçaient : au mieux, leur vie sociale et professionnelle serait détruite. Sans compter qu’ils risquaient eux aussi la prison pour avoir pris part à des affaires criminelles. Et puis, les récalcitrants subissaient une correction qui les remettait dans le droit chemin. De nouveau, sans laisser de traces.
Ridgesport, 1993.
Arrière-salle du Club
Jeremiah venait de remplir une grande bassine d’eau lorsque la porte du bureau s’ouvrit. Il leva les yeux et Costico poussa un homme frêle, en costume-cravate, à l’intérieur de la pièce.
— Ah bonjour, Everett ! le salua cordialement Jeremiah. Content de te voir.
— Bonjour, Jeremiah, répondit l’homme qui tremblait comme une feuille.
Everett était un père de famille modèle qui avait été filmé par Costico avec une prostituée mineure.
— Alors, Everett, lui dit gentiment Jeremiah, on me dit que tu ne veux plus travailler au sein de mon entreprise ?
— Écoute, Jeremiah, je peux plus prendre ces risques. C’est de la folie. Si je me fais coincer, je vais aller en prison pour plusieurs années.
— Pas beaucoup plus que ce que tu risques pour avoir sauté une fille de 15 ans, lui expliqua Jeremiah.
— J’étais certain qu’elle était majeure, se défendit mollement Everett.
— Écoute, Everett, tu es une petite merde qui saute des fillettes. Tant que je le déciderai, tu bosseras pour moi, à moins que tu préfères finir en prison avec des types qui te retailleront la bite au rasoir.
Avant qu’Everett ne puisse répondre, Costico l’attrapa d’un geste puissant, le plia en deux et lui plongea la tête dans la bassine d’eau glacée. Après l’avoir maintenue une vingtaine de secondes, il ressortit sa tête de l’eau. Everett prit une immense bouffée d’air.
— Tu bosses pour moi, Everett, lui murmura Jeremiah, tu comprends ?
Costico replongea la tête du malheureux dans l’eau, et le supplice dura jusqu’à ce qu’Everett promette d’être fidèle.
— Jeremiah noyait les gens ? demandai-je à Virginia en faisant aussitôt le parallèle avec la façon dont Stephanie avait été tuée.
— Oui, capitaine Rosenberg, acquiesça Virginia. Lui et Costico avaient fait de ces simulations de noyade leur spécialité. Ils ne s’en prenaient qu’à des gars ordinaires, impressionnables et corvéables à merci. Mais au Club, quand je voyais un pauvre gars sortir du bureau, la tête trempée et en larmes, je savais ce qui s’était passé. Je vous le dis, Jeremiah massacrait les gens de l’intérieur, sans jamais laisser de traces visibles.
— Est-ce que Jeremiah a tué des gens de cette façon ?
— Probablement. Il était capable de tout. Je sais que des gens ont disparu sans laisser de traces. Ont-ils été noyés ? Brûlés ? Enterrés ? Donnés en pâture à des cochons ? Je n’en sais rien. Jeremiah n’avait peur de rien, sauf d’aller en prison. C’est pour ça qu’il était aussi prudent.
— Que s’est-il passé ensuite ?
— J’ai accouché en janvier 1994. Ça n’a rien changé entre Jeremiah et moi. Il n’a jamais été question de mariage, ou de vivre ensemble. Mais il me donnait de l’argent pour le bébé. Attention, jamais du liquide vulgaire. Il me faisait des chèques ou des versements bancaires. Officiel. Ça a duré jusqu’en juillet. Jusqu’à sa mort.
— Que s’est-il passé, le soir de sa mort ?
— Je crois que Jeremiah craignait la prison parce qu’il était claustrophobe. Il disait que l’idée d’être enfermé lui était insupportable. Autant qu’il le pouvait, il se déplaçait sur une énorme moto plutôt qu’en voiture et ne mettait jamais de casque. Tous les soirs, il faisait le même trajet : il partait du Club vers minuit, rarement plus tard, et rentrait chez lui par la route 34, qui est quasiment droite jusque chez lui. Il roulait toujours comme un fou. Il se croyait libre, invincible. Il était le plus souvent ivre. J’ai toujours pensé qu’il finirait par se tuer à moto. Je n’aurais jamais imaginé qu’il se casse la figure tout seul, et crève comme un chien, au bord de la route, à agoniser pendant des heures. À l’hôpital, les médecins ont dit que, si on l’avait trouvé plus tôt, il aurait peut-être pu s’en sortir. Je ne me suis jamais sentie aussi soulagée que lorsqu’ils m’ont annoncé sa mort.
— Est-ce que le nom de Joseph Gordon vous dit quelque chose ? demandai-je. Il était le maire d’Orphea jusqu’en juillet 1994.
— Joseph Gordon ? répéta Virginia. Non, ça ne me dit rien, capitaine. Pourquoi ?
— C’était un maire corrompu, et je me demande s’il était en lien avec Jeremiah.
— Je ne me mêlais jamais de ses affaires, vous savez. Moins j’en savais et mieux je me portais.
— Et qu’avez-vous fait après la mort de Jeremiah ?
— La seule chose que je savais faire : j’ai continué à chanter au Ridge’s Club. C’était bien payé. Cet idiot de Costico y est encore.
— Il a repris les affaires ?
— Il a repris le Club. Les affaires de Jeremiah se sont arrêtées à sa mort. Costico un type sans envergure, pas intelligent. Tous les employés piquent dans la caisse, il est le seul à ne pas le savoir. Il a même fini par faire de la prison pour des petits trafics.
Après notre visite à Virginia Parker, nous nous rendîmes au Ridge’s Club. L’établissement n’ouvrait qu’en fin de journée mais, à l’intérieur, des employés étaient en train de faire le ménage sans conviction. C’était un club en sous-sol, à l’ancienne. À sa seule décoration, on comprenait bien comment l’endroit avait pu être branché en 1994 et ringard en 2014. À côté du comptoir, nous avisâmes un homme, baraqué, dans la soixantaine, genre costaud ayant mal vieilli, qui réceptionnait des caisses d’alcool.
— Qui vous a laissé entrer ? s’agaça-t-il en nous apercevant. On n’ouvre qu’à 18 heures.
— Ouverture spéciale poulets, lui dit Derek en montrant son badge de policier. C’est vous Costico ?
Nous comprîmes que c’était bien lui car il détala comme un diable. Il traversa la salle et s’engouffra dans un couloir qui menait vers une issue de secours. Il courait vite. Anna et moi nous lançâmes à sa poursuite, tandis que Derek optait pour les escaliers principaux. Costico, après avoir gravi une volée de marches serrées, franchit une porte qui donnait sur l’extérieur et disparut dans la lumière aveuglante du jour.
Lorsque Anna et moi arrivâmes à notre tour dehors, Derek avait déjà immobilisé le gros Costico sur le parking et lui passait les menottes.
— Eh ben, Derek, lui dis-je, on dirait que tu as retrouvé tous tes bons réflexes !
Il sourit. Il me sembla soudain radieux.
— Ça fait du bien d’être de retour sur le terrain, Jesse.
Costico s’appelait Costa Suarez. Il avait fait de la prison pour trafic de drogue, et la raison de sa fuite était un gros sachet de cocaïne justement, qu’il gardait dans sa veste. À en juger par la quantité, il continuait visiblement d’en revendre. Mais ce n’était pas ce qui nous intéressait. Nous voulions profiter de l’effet de surprise pour l’interroger, et nous le fîmes dans son club. Il y avait une arrière-salle dont la porte portait une plaque avec la mention BUREAU. La pièce était telle que Virginia nous l’avait décrite : froide, sans fenêtres. Dans un coin, un lavabo et en dessous une vieille bassine en cuivre.
C’est Derek qui mena l’interrogatoire.
— On se fout de ce que tu trafiques dans ton club, Costico. On a des questions à propos de Jeremiah Fold.
Costico parut surpris :
— Ça fait vingt ans qu’on ne m’a plus parlé de lui.
— Tu gardes pourtant des souvenirs de lui, répliqua Derek. Alors, c’est ici que vous faisiez vos saloperies ?
— C’était Jeremiah qui aimait ces conneries. Si ça n’avait tenu qu’à moi, ça aurait été de bons coups de poing bien sentis.
Costico nous montra ses épaisses phalanges armées de lourdes bagues chromées aux arêtes pointues. Il n’était effectivement pas un type qui respirait l’intelligence. Mais il avait suffisamment de bon sens pour préférer nous raconter ce que nous voulions savoir, plutôt que de se faire embarquer pour détention de drogue. Et il apparut que Costico n’avait jamais entendu parler du maire Gordon.
— Le maire Gordon ? Ce nom ne me dit rien du tout, nous assura-t-il.
Comme Costico nous expliqua n’avoir pas la mémoire des noms, nous lui montrâmes une photo du maire. Mais il persista.
— Je peux vous jurer que ce gars n’a jamais mis les pieds ici. Je n’oublie pas un visage. Croyez-moi, si j’avais croisé ce type, je m’en souviendrais.
— Donc il n’y a aucun lien avec Jeremiah Fold ?
— Sûr que non. À l’époque, j’étais au courant de tout. Jeremiah ne faisait rien en direct. Tout le monde a beau rire derrière mon dos que je suis un crétin, à l’époque Jeremiah me faisait confiance.
— Est-ce que Joseph Gordon, s’il n’a pas fait affaire avec vous, aurait pu être un de vos larbins ?
— Non, c’est impossible. Je me souviendrais de son visage. J’ai une mémoire d’éléphant, je vous dis. C’est pour ça que Jeremiah m’appréciait : il ne voulait jamais laisser de traces écrites. Rien de rien. Mais moi je retenais tout : les consignes, les visages, les chiffres. Et puis, de toute façon, Orphea, ce n’était pas du tout notre territoire.
— Vous rackettiez pourtant Ted Tennenbaum, le propriétaire du Café Athéna.
Costico sembla surpris d’entendre ce nom resurgir. Il acquiesça :
— Ted Tennenbaum, c’était un dur à cuire. Pas du tout le genre de profil à qui Jeremiah s’en prenait. Jeremiah ne prenait jamais de risques. Il ne ciblait que les gars qui se pissaient dessus en me voyant arriver. Mais Tennenbaum, c’était différent : une histoire personnelle. Ce gars lui avait mis une raclée devant une fille, et Jeremiah voulait se venger. On était bien allé cogner Tennenbaum chez lui mais ce n’était pas assez pour Jeremiah et il a décidé de lui extorquer de l’argent. Mais en dehors de cette exception, Jeremiah restait sur son territoire. Il avait le contrôle de Ridgesport, il y connaissait tout le monde.
— Est-ce que vous vous souvenez de qui a mis le feu au futur restaurant de Ted Tennenbaum ?
— Là, vous m’en demandez beaucoup. C’était forcément l’un de nos larbins. Ils faisaient tout, ces gars-là. Nous, on ne se mouillait jamais directement. À moins d’un problème à régler. Mais sinon, toutes les tâches mineures, c’étaient eux. Ils réceptionnaient de la drogue, l’apportaient aux revendeurs, rapportaient le fric à Jeremiah. Nous, on donnait les ordres.
— Et où trouviez-vous ces types ?
— C’était tous des amateurs de putes. Il y avait un motel crado sur la route 16 dont la moitié des chambres étaient louées par des putes pour des passes. Tout le monde le savait dans la région. Je connaissais le patron et les putes, et on avait un accord. On leur foutait la paix, en échange de quoi, on pouvait utiliser une chambre tranquillement. Quand Jeremiah avait besoin de larbins, il envoyait une fille mineure faire le tapin. J’avais trouvé une fille très belle. Elle savait exactement quel genre de clients choisir. Des pères de famille, impressionnables. Elle les emmenait dans la chambre, elle disait au client : « Je suis mineure, je suis encore au lycée, ça t’excite ? » Le gars répondait oui, et la fille lui réclamait alors des trucs indécents. Moi j’étais caché quelque part dans la chambre, en général derrière un rideau, avec une caméra. Quand c’était le bon moment, j’apparaissais alors en criant « Surprise ! », braquant ma caméra sur le gars. Le type faisait une tronche, vous ne pouvez pas imaginer ! J’adorais ça, moi. Je me fendais la gueule. Je disais à la fille de sortir, puis je regardais le gars, tout nu, tout laid, qui tremblait. Je commençais par menacer de le tabasser, puis je lui disais qu’on pouvait trouver un arrangement. Je ramassais son pantalon et j’en sortais son porte-monnaie. J’examinais ses cartes de crédit, son permis de conduite, les photos de sa femme et de ses enfants. Je confisquais tout, puis je lui expliquais : soit il travaillait pour nous, soit j’apportais l’enregistrement à sa femme et à son patron. Je fixais rendez-vous au gars au Club pour le lendemain. Et les jours qui suivaient, il me voyait posté tous les matins et tous les soirs devant sa maison. Les gars étaient terrorisés. Ils filaient droit.
— Donc vous aviez une liste avec tous ces types sous votre emprise ?
— Non. Je leur faisais croire que je gardais tout, mais je me débarrassais rapidement de leur porte-monnaie. De même qu’il n’y avait jamais de bandes dans la caméra, pour ne pas risquer de nous incriminer. Jeremiah disait qu’il ne fallait surtout aucune preuve. J’avais mon petit réseau de gars, que je sollicitais par alternance pour ne pas éveiller les soupçons. En tous les cas, une chose est sûre et certaine : votre type, Gordon, il n’a jamais eu affaire de près ou de loin à Jeremiah.
Au Grand Théâtre, la répétition du jour se passait plutôt mal. Alice faisait une tête d’enterrement, Dakota avait une mine de déterrée.
— Que se passe-t-il ? finit par hurler Kirk Harvey, exaspéré. La première est dans quatre jours et vous me faites l’impression de mollusques cuits. Vous n’êtes pas à votre affaire ! Je vous remplace tous s’il le faut !
Il voulut reprendre la première scène encore une fois, mais Dakota ne suivait pas.
— Dakota, qu’est-ce qui t’arrive ? demanda Harvey.
— Je ne sais pas, Kirk. Je n’y arrive pas.
Elle éclata en sanglots. Elle semblait dépassée.
— Oh, mais quel enfer ! gueula encore Harvey en tournant les pages de son texte. Bon, passons à la scène 2 alors. C’est ta grande scène, Charlotte. J’espère que tu es en forme.
Charlotte Brown, qui attendait sur un siège de la première rangée, rejoignit Kirk sur scène.
— Je suis prête, assura-t-elle. Qu’est-ce que c’est comme scène ?
— Une scène dans un bar, expliqua Harvey. Tu joues une chanteuse.
On installa un nouveau décor : quelques chaises, un rideau rouge au fond. Jerry jouait un client, assis devant la scène en sirotant un cocktail. Samuel Padalin, cette fois, jouait le propriétaire du bar, qui observait sa chanteuse, debout, en retrait.
Une musique de piano-bar se fit entendre.
— Très bien, approuva Harvey. Le décor va bien. Mais il faudra travailler la rapidité du changement. Alors, Charlotte, on te mettra un micro sur pied, tu apparais et tu chantes. Tu chantes comme une déesse, tous les clients du bar sont fous de toi.
— D’accord, acquiesça Charlotte. Mais qu’est-ce que je dois chanter ?
— Voici ton texte, lui dit Harvey, en lui tendant un feuillet.
Charlotte lut et ouvrit de larges yeux incrédules en découvrant le texte. Puis elle hurla :
— « Je suis la putain du maire-adjoint » ? C’est ça ta chanson ?
— Absolument.
— Je ne vais pas chanter ça. Tu es tombé sur la tête ?
— Alors je te chasse, idiote ! répliqua Harvey.
— Je t’interdis de me parler sur ce ton ! lui intima Charlotte. Tu te venges de nous tous, c’est ça ? C’est donc ça, ta prétendue grande pièce ? Tu règles tes comptes d’une vie passée à ressasser tes aigreurs ? Contre Ostrovski, contre Gulliver, contre moi.
— Je ne vois pas de quoi tu parles, Charlotte !
— La Danse du carcajou ? La Putain du maire-adjoint ? Vraiment ?
— Fous le camp, Charlotte, si tu n’es pas contente !
C’est Michael Bird qui nous prévint de la situation, alors qu’Anna, Derek et moi étions en train de rentrer de Ridgesport. Nous le retrouvâmes à la salle des archives de l’Orphea Chronicle.
— Charlotte a essayé de convaincre toute la troupe de renoncer à La Nuit noire, nous expliqua Michael. Finalement, il y a eu un vote et tous les autres acteurs ont voulu rester.
— Et Charlotte ? demanda Anna.
— Elle reste aussi. Kirk a accepté d’enlever la phrase « Je suis la putain du maire-adjoint ».
— Ce n’est pas possible, dit Derek. Entre ça et la Danse des morts, on pourrait croire que Kirk Harvey n’a monté cette pièce que pour se venger de ceux qui l’ont humilié à l’époque.
Mais Michael nous montra alors la deuxième scène, discrètement filmée plus tôt dans la journée, dans laquelle Charlotte interprète une chanteuse dont tous les clients sont épris.
— Ça ne peut pas être une coïncidence, s’écria Derek. C’est le Ridge’s Club !
— Le Ridge’s Club ? demanda Michael.
— C’était la boîte que possédait Jeremiah Fold.
L’accident de la route, puis le Club. Tout cela n’était ni une invention, ni un hasard. De surcroît, de ce que nous pouvions voir, le même acteur jouait le cadavre dans la scène 1, puis le patron du bar dans la scène 2.
— La scène 2 est un flash-back, me murmura Derek. Ce personnage, c’est Jeremiah Fold.
— Alors la réponse à l’enquête est vraiment dans cette pièce ? murmura Michael.
— Michael, dis-je alors, je ne sais pas ce qui était en train de se passer mais, surtout, ne quittez pas Harvey d’une semelle.
Nous voulions parler avec Cody du texte de La Nuit noire en vente dans sa librairie en 1994. Anna ne parvenant pas à le joindre sur son téléphone, nous nous rendîmes à son magasin. Mais l’employée nous indiqua qu’elle n’avait pas vu son patron de la journée.
C’était très étrange. Anna suggéra que nous passions à son domicile. En arrivant devant sa maison, elle remarqua immédiatement sa voiture garée devant. Cody devait être chez lui. Pourtant, malgré nos sonneries insistantes, il ne vint pas nous ouvrir la porte. Anna appuya sur la poignée : c’était ouvert. Je ressentis à cet instant une impression de déjà-vu.
Nous pénétrâmes dans la maison. Il régnait un silence glacial. Les lumières étaient allumées alors qu’il faisait grand jour.
C’est dans le salon que nous le découvrîmes.
Effondré contre sa table basse, baignant dans une mare de sang.
Cody avait été assassiné.
Fin novembre 1994. Quatre mois après le quadruple meurtre.
Jesse ne voulait voir personne.
Je passais chez lui tous les jours, je frappais longuement, je le suppliais de m’ouvrir. En vain. J’attendais parfois des heures derrière la porte. Mais il n’y avait rien à faire.
Il finit par me laisser entrer lorsque je menaçai de faire sauter la serrure et que je me mis à bourrer la porte de coups de pied. Je vis alors un fantôme devant moi : sale, les cheveux en bataille, les joues envahies de barbe, le regard noir et lugubre. Son appartement était un capharnaüm.
— Tu veux quoi ? me demanda-t-il d’un ton désagréable.
— M’assurer que tu vas bien, Jesse.
Il éclata d’un rire cynique.
— Je vais bien, Derek, je vais tellement bien ! Je ne me suis jamais porté aussi bien.
Il finit par me chasser de chez lui.
Deux jours plus tard, le major McKenna vint me chercher dans mon bureau.
— Derek, il faut que tu ailles au commissariat du 54e District, dans le Queens. Ton copain Jesse a fait des siennes, il a été arrêté par la police de New York cette nuit.
— Arrêté ? Mais où ça ? Ça fait des semaines qu’il n’est pas sorti de chez lui.
— Eh bien, il a certainement dû avoir envie de se défouler parce qu’il a saccagé un restaurant en construction. Un endroit appelé La Petite Russie. Ça te dit quelque chose ? Enfin bref, trouve le propriétaire et arrange-moi ce merdier. Et raisonne-le, Derek. Sinon il ne pourra jamais réintégrer la police.
— Je vais m’en occuper, acquiesçai-je.
Le major McKenna me dévisagea.
— Tu as une sale mine, Derek.
— Ça ne va pas fort.
— T’es allé voir la psy ?
Je haussai les épaules.
— Je viens ici machinalement tous les matins, major. Mais je crois que je n’ai plus ma place au sein de la police. Pas après ce qui s’est passé.
— Mais Derek, bon sang, tu es un héros ! Tu lui as sauvé la vie ! N’oublie jamais ceci : sans toi, Jesse serait mort aujourd’hui. Tu lui as sauvé la vie !
Orphea était en état de choc. Cody Illinois, gentil libraire sans histoire, avait été assassiné.
La nuit avait été courte, pour la police comme pour les habitants de la ville. La nouvelle d’un second meurtre avait drainé les journalistes et les curieux vers la maison de Cody. Les gens étaient fascinés et terrifiés à la fois. D’abord Stephanie Mailer, maintenant Cody Illinois. On commençait à parler de tueur en série. Des patrouilles citoyennes étaient en train de s’organiser. Dans cette atmosphère d’inquiétude générale, il fallait avant tout éviter les scènes de panique. La police d’État et toutes les polices locales de la région s’étaient mises à la disposition du maire Brown pour assurer la sécurité de la ville.
Anna, Derek et moi avions passé la moitié de la nuit debout, à essayer de comprendre ce qui avait pu se passer. Nous avions assisté aux premières constatations du docteur Ranjit Singh, le médecin légiste dépêché sur les lieux. Cody était mort de coups reçus à l’arrière du crâne, portés avec une grosse lampe en métal, retrouvée à côté du cadavre et couverte de sang. En outre, le corps était dans une drôle de position, comme si Cody avait été à genoux, les mains contre le visage, comme s’il avait voulu se cacher les yeux ou se les frotter.
— Est-ce qu’il était en train de supplier son assassin ? avait demandé Anna.
— Je ne pense pas, avait répondu le docteur Ranjit. Il aurait été frappé de face, pas par-derrière. Et puis à ce que je vois, pour que le crâne soit brisé de cette façon, le meurtrier était beaucoup plus haut que lui.
— Beaucoup plus haut ? s’était interrogé Derek. Que voulez-vous dire ?
Le docteur Singh avait son idée et il avait improvisé une petite reconstitution :
— Cody ouvre à son meurtrier. Il le connaît peut-être. En tous les cas, il est en confiance car il n’y a pas de traces de lutte. Je pense qu’il l’accueille et le précède dans le salon. Ça ressemble à une visite. Mais là, Cody se retourne et il est aveuglé. Il porte les mains à ses yeux et tombe sur les genoux. Le meurtrier attrape cette lampe sur le meuble et l’abat de toutes ses forces sur la tête de sa victime. Cody est tué sur le coup, mais il est encore frappé à plusieurs reprises, comme si le meurtrier voulait être certain de le tuer.
— Attendez, doc, l’avait interrompu Derek, que voulez-vous dire par « aveuglé » ?
— Je pense que la victime a été neutralisée avec une bombe lacrymogène. Ce qui expliquerait les traces de larmes et de mucus sur son visage.
— Une bombe lacrymogène ? répéta Anna. Comme l’agression de Jesse dans l’appartement de Stephanie Mailer ?
— Oui, confirma le docteur Singh.
J’étais intervenu à mon tour :
— Et vous dites que le meurtrier veut être certain de tuer, mais en même temps il vient ici sans arme et utilise une lampe ? Quel genre de meurtrier procède de la sorte ?
— Quelqu’un qui ne souhaite pas tuer mais qui n’a pas le choix, avait répondu Singh.
— Il efface les traces du passé ? avait murmuré Derek.
— Je le pense, avait confirmé Singh. Quelqu’un, dans cette ville, est prêt à tout pour protéger son secret et vous empêcher de mener votre enquête jusqu’au bout.
Que savait Cody ? Quel lien y avait-il entre lui et toute cette affaire ? Nous avions fouillé sa maison, nous avions inspecté sa librairie. En vain. Nous n’y avions rien trouvé.
Ce matin-là, Orphea, l’État de New York et bientôt le pays entier se réveillèrent au son des bulletins d’information qui annonçaient le meurtre de Cody. Plus que la mort d’un libraire, c’était surtout l’enchaînement des évènements qui passionnait les gens. Les médias nationaux en parlaient tous désormais, et il fallait s’attendre à un déferlement de curieux sans précédent à Orphea.
Pour parer à la situation, une réunion d’urgence se tint à l’hôtel de ville avec le maire Brown, le major McKenna de la police d’État, des représentants des villes avoisinantes, le chef Gulliver, Montagne, Anna, Derek et moi.
La première question à laquelle il fallait répondre était de savoir si l’on maintenait le festival. Pendant la nuit, il avait d’ores et déjà été décidé de mettre sous protection policière tous les membres de la troupe.
— Je pense qu’il faut annuler la représentation, dis-je. Ça ne fait qu’envenimer la situation.
— Votre avis ne compte pas, capitaine, me dit Brown d’un ton désagréable. Pour une raison que j’ignore, vous avez une dent contre ce brave Harvey.
— Ce brave Harvey ? répétai-je d’un ton ironique. Vous disiez aussi ça de lui il y a vingt ans quand vous lui avez piqué sa copine ?
— Capitaine Rosenberg, éructa le maire, votre ton et votre insolence sont inacceptables !
— Jesse, me recadra le major McKenna, je propose que tu gardes pour toi tes opinions personnelles. Est-ce que tu penses que Kirk Harvey sait vraiment quelque chose à propos du quadruple meurtre ?
— Nous pensons qu’il pourrait y avoir un lien entre sa pièce et l’affaire.
— Tu penses ? Pourrait ? soupira le major. Jesse, est-ce que tu as des éléments concrets et indubitables ?
— Non, ce ne sont que des suppositions, mais relativement avérées.
— Capitaine Rosenberg, intervint le maire Brown, tout le monde dit que vous êtes un grand enquêteur et j’ai du respect pour vous. Mais il me semble que depuis que vous avez débarqué dans cette ville, vous semez le chaos derrière vous, sans pour autant progresser dans votre affaire.
— C’est justement parce que l’étau se resserre autour du meurtrier que celui-ci s’agite.
— Oh, vous me voyez ravi d’avoir une explication au bordel qui règne à Orphea ! ironisa le maire. En tout cas, je maintiendrai cette pièce.
— Monsieur le maire, intervint Derek, je pense que Harvey se moque de vous et qu’il ne révélera pas le nom du meurtrier.
— Lui non, sa pièce oui !
— Ne jouez pas sur les mots, monsieur le maire. Je suis convaincu que Kirk Harvey n’a aucune idée de l’identité du meurtrier. On ne devrait pas prendre le risque de laisser jouer cette pièce. Je ne sais pas comment le meurtrier réagira s’il pense que son nom va être révélé.
— Exactement, dit le maire Brown. C’est du jamais-vu. Regardez donc les caméras de télévision et les curieux dehors : Orphea est le centre de l’attention. Le pays entier a oublié les jeux vidéo et les programmes de télé idiots et retient son souffle pour une pièce de théâtre ! C’est extraordinaire ! Ce qui est en train de se passer, ici et maintenant, est tout simplement unique !
Le major McKenna se tourna vers le chef Gulliver :
— Quel est votre avis sur le maintien de la pièce, chef Gulliver ?
— Je démissionne, lui répondit Gulliver.
— Comment ça, vous démissionnez ? s’étrangla le maire Brown.
— Je quitte mes fonctions avec effet immédiat, Alan. Je veux jouer cette pièce. Elle est extraordinaire ! Et puis, je suis le centre de l’attention moi aussi. Je n’ai jamais éprouvé un pareil sentiment d’accomplissement personnel. Enfin j’existe !
Le maire Brown décréta alors :
— Chef-adjoint Montagne, je vous nomme chef de la police par intérim.
Montagne eut un sourire victorieux. Anna s’efforça de rester imperturbable : ce n’était pas le moment de faire une scène. Le maire se tourna vers le major McKenna et lui demanda à son tour :
— Et vous, major, qu’en pensez-vous ?
— C’est votre ville, maire Brown. Donc votre décision. En tous les cas, je pense que même si vous annulez tout, ça ne résoudra pas le problème de la sécurité. La ville restera envahie de médias et de curieux. Mais si vous maintenez la représentation, il faudra prendre des mesures drastiques.
Le maire prit le temps de réflexion, puis il déclara d’une voix ferme :
— On boucle totalement la ville et on maintient la pièce.
McKenna énuméra alors les mesures de sécurité à prendre. Tous les accès à la ville seraient contrôlés. La rue principale fermée à la circulation. La troupe de théâtre serait installée au Palace du Lac qui serait mis sous haute surveillance policière. Un convoi spécial assurerait l’escorte quotidienne vers et depuis le Grand Théâtre.
Lorsque la réunion fut finalement levée, Anna coinça le maire Brown dans un couloir.
— Merde, Alan, explosa-t-elle, comment avez-vous pu nommer Montagne à la place de Gulliver ? Vous m’avez fait venir à Orphea pour que je reprenne les rênes de la police, non ?
— C’est provisoire, Anna. J’ai besoin que tu te concentres sur l’enquête.
— Vous m’en voulez parce que vous avez été interrogé dans le cadre de l’enquête ? C’est ça ?
— Tu aurais pu me prévenir, Anna, au lieu de m’embarquer comme un bandit.
— Si vous aviez révélé tout ce que vous saviez, vous ne seriez pas apparu comme un suspect dans cette enquête.
— Anna, s’agaça Brown qui n’était pas d’humeur à parlementer, si cette affaire me coûte la mairie, tu pourras faire tes bagages de toute façon. Prouve-moi ce dont tu es capable et mets la main sur celui qui est en train de terroriser cette ville.
Le Palace du Lac s’était transformé en camp retranché. Toute la troupe des acteurs avait été conduite dans un salon dont l’accès était gardé par la police.
Les médias et les curieux se pressaient sur le parvis de l’établissement, cuisant sous le soleil de la mi-journée, espérant voir Harvey et les acteurs. L’excitation redoubla lorsqu’un minibus et des voitures de police arrivèrent : la troupe allait se déplacer au Grand Théâtre pour commencer les répétitions. Après une longue attente, les acteurs apparurent enfin, entourés de policiers. Derrière les barrières de sécurité, on les acclama, on cria leurs noms. Les badauds réclamaient des photos et des autographes, les journalistes voulaient une déclaration.
Ostrovski, le premier, se précipita pour répondre aux sollicitations. Il fut rapidement imité par les autres. Emportés par ce bain de foule enthousiaste, ceux qui s’inquiétaient encore des risques pris à jouer dans La Nuit noire finirent d’être convaincus. Ils étaient sur le point de devenir des vedettes. En direct sur les écrans de télévision, l’Amérique tout entière découvrait les visages de cette troupe amateur qui faisait sensation.
« Je vous l’avais dit, que vous deviendriez des vedettes », se félicita Harvey, rayonnant de bonheur.
À quelques miles de là, dans leur maison du bord de l’océan, Gerald Scalini et sa femme découvrirent, abasourdis, le visage de Dakota Eden sur leur écran de télévision.
À New York, Tracy Bergdorf, la femme de Steven, prévenue par ses collègues, découvrit, stupéfaite, son mari qui jouait les vedettes hollywoodiennes.
À Los Angeles, au Beluga Bar, les anciens acteurs de Kirk Harvey regardaient, médusés, leur metteur en scène qui apparaissait sur toutes les chaînes d’information en continu, devenu soudain célèbre. Le pays entier parlait de La Nuit noire. Ils avaient manqué leur chance.
La seule piste qu’Anna, Derek et moi pouvions envisager à ce stade était que Cody ait été lié à Jeremiah Fold et ses petites entreprises crapuleuses. Nous décidâmes donc de retourner interroger Costico au Ridge’s Club. Mais lorsque nous lui montrâmes une photo du libraire, ce dernier assura ne l’avoir jamais vu.
— C’est qui encore celui-là ? demanda-t-il.
— Un homme qui s’est fait assassiner cette nuit, lui répondis-je.
— Oh, bon Dieu, gémit Costico, vous n’allez quand même pas venir me voir chaque fois que vous trouvez un macchabée ?
— Donc vous n’avez jamais vu cet homme au Club ? Ni dans l’entourage de Jeremiah ?
— Jamais, je vous dis. Qu’est-ce qui vous fait penser qu’il y a un lien ?
— Tout laisse à penser que le maire Gordon, que vous ne connaissez pas, s’était procuré le texte d’une pièce de théâtre intitulée La Nuit noire chez ce Cody que vous ne connaissez pas, et dans laquelle, de façon codée, apparaissait le nom de Jeremiah Fold.
— Est-ce que j’ai une gueule à faire du théâtre ? répliqua Costico.
Costico était trop idiot pour savoir bien mentir : on pouvait donc le croire lorsqu’il affirmait n’avoir jamais entendu parler ni de Gordon, ni de Cody.
Est-ce que Gordon était mêlé à des trafics ? La librairie de Cody aurait-elle pu servir de couverture ? Et si toute cette histoire d’auteurs locaux avait été un leurre pour couvrir une entreprise criminelle ? Les hypothèses se bousculaient dans notre esprit. Une fois encore, nous manquions d’éléments concrets.
Faute de mieux, nous décidâmes de nous rendre au motel où Costico nous avait raconté qu’il coinçait ses larbins. En y arrivant, nous comprîmes que l’établissement n’avait guère changé avec les années. Et lorsque nous descendîmes de voiture, l’uniforme d’Anna et les plaques de police à nos ceintures déclenchèrent un petit mouvement de panique parmi la faune présente sur le parking.
Nous interceptâmes toutes les prostituées qui avaient dans les 50 ans ou plus. Parmi elles, l’une qui avait des airs de mère maquerelle, et se faisait d’ailleurs appeler Regina, nous déclara faire régner l’ordre sur ce parking depuis le milieu des années 1980.
Elle nous invita à la suivre dans la chambre qui lui servait de bureau pour que nous soyons tranquilles et surtout hors de la vue des clients que nous faisions fuir.
— Que se passe-t-il ? demanda-t-elle en nous faisant asseoir sur un canapé en similicuir. Vous n’avez pas l’air d’être de la brigade des mœurs, je ne vous ai jamais vus.
— Brigade criminelle, expliquai-je, on ne vient pas vous chercher des ennuis. On a des questions à propos de Jeremiah Fold.
— Jeremiah Fold ? répéta Regina comme si nous évoquions un fantôme.
J’acquiesçai.
— Si je vous parle des larbins de Jeremiah Fold, ça vous dit quelque chose ? l’interrogeai-je.
— Évidemment, mon mignon, me répondit-elle.
— Et est-ce que vous connaissez ces deux hommes ? demandai-je encore en lui montrant des photos de Gordon et Cody.
— Jamais vu ces gars.
— J’ai besoin de savoir s’ils étaient liés à Jeremiah Fold.
— Liés à Fold ? Ça, j’en sais rien.
— Auraient-ils pu être ses larbins ?
— C’est possible. Je n’en ai honnêtement aucune idée. Jeremiah attrapait ses larbins parmi les clients occasionnels. Les réguliers fréquentaient en général les mêmes filles et savaient qu’il ne fallait pas toucher Mylla.
— Qui est Mylla ? demanda Derek. La fille qui servait d’appât ?
— Oui. Elle n’a pas été la seule, mais c’est celle qui a duré le plus longtemps. Deux ans. Jusqu’à la mort de Jeremiah. Les autres ne faisaient pas trois mois.
— Pourquoi ?
— Elles se droguaient toutes. Elles finissaient par ne plus être présentables. Jeremiah s’en débarrassait.
— Comment ?
— Overdose. La police ne se doutait de rien. Il abandonnait le corps quelque part et les flics considéraient que ça faisait une junkie en moins.
— Mais cette Mylla ne se droguait pas ?
— Non. Jamais touché à ces saloperies. C’était une fille intelligente, très bien éduquée, qui s’était retrouvée coincée dans les griffes de Jeremiah. Il la préservait parce qu’il devait en être un peu amoureux. Elle était vraiment belle. Je veux dire, les filles dehors, ce sont des putes. Elle, elle avait quelque chose en plus. Comme une princesse.
— Et comment est-ce qu’elle attrapait les larbins ?
— Elle tapinait sur le bord de la route, les ramenait dans la chambre et là, ils se faisaient piéger par Costico. Vous connaissez Costico ?
— Oui, dit Anna, nous lui avons parlé. Mais je ne comprends pas pourquoi aucun de ces hommes piégés ne s’est rebellé.
— Oh, il fallait voir Costico il y a vingt ans. Un monstre de muscles. Et cruel. Terrible. Incontrôlable parfois. Je l’ai vu en casser des genoux et des bras pour se faire obéir. Un jour il s’est introduit chez un larbin, l’a réveillé dans son lit avec sa femme terrorisée et lui a mis une raclée devant elle. Que voulez-vous que le type fasse ensuite ? Qu’il porte plainte auprès de la police alors qu’il faisait la mule pour du transport de drogue ? Il aurait fini dans un pénitencier fédéral.
— Donc vous laissiez faire ?
— Ce n’est pas mon parking, ni mon motel, se défendit Regina. Et puis, Jeremiah nous foutait la paix. Personne ne voulait avoir d’ennuis avec lui. J’ai vu une seule fois un type remettre Costico à sa place, c’était amusant à voir.
— Que s’est-il passé ?
— C’était en janvier 1994, je m’en souviens car il y avait eu les grandes neiges. Le type sort de la chambre de Mylla, à poil. Il a juste ses clés de bagnole. Costico lui court derrière. Le type ouvre sa portière et sort une bombe lacrymogène. Il arrose Costico qui se met à gueuler comme une fillette. C’était hilarant. Le type monte en voiture, et se tire. À poil ! Dans la neige ! Ah, quelle scène !
Regina rit à cette évocation.
— Une bombe lacrymogène, vous dites ? demandai-je, intrigué.
— Oui, pourquoi ?
— Nous cherchons un homme, peut-être lié à Jeremiah Fold, qui utilise une bombe lacrymogène.
— Ça, mon chou, j’en ai aucune idée. J’ai vu que son cul, c’était il y a vingt ans.
— Un signe distinctif ?
— Un joli cul, sourit Regina. Peut-être que Costico s’en souvient. Le type avait laissé son pantalon avec son portefeuille dans la chambre et j’imagine que Costico ne l’a pas raté.
Je n’insistai pas et demandai alors :
— Qu’est devenue Mylla ?
— À la mort de Jeremiah, elle a disparu. Tant mieux pour elle. J’espère qu’elle s’est refait une vie quelque part.
— Avez-vous une idée de son vrai nom ?
— Pas la moindre.
Anna, qui sentit que Regina ne nous disait pas tout, lui dit :
— Nous avons besoin de parler à cette femme. C’est très important. Il y a un type qui est train de semer la terreur et de tuer des innocents pour protéger son secret. Ce type pourrait être lié à Jeremiah Fold. Comment s’appelait Mylla ? Si vous le savez, il faut nous le dire.
Regina, après nous avoir dévisagés, se leva et s’en alla farfouiller dans une boîte pleine de souvenirs. Elle sortit une vieille coupure de journal.
— J’ai trouvé ça dans la chambre de Mylla après son départ.
Elle nous tendit le morceau de papier. C’était un avis de disparition tiré du New York Times, datant de 1992. La fille d’un homme d’affaires et politicien de Manhattan avait fugué et était introuvable. Elle s’appelait Miranda Davis. Illustrant l’avis, la photo d’une jeune fille de 17 ans, que je reconnus aussitôt. C’était Miranda, la femme de Michael Bird.
Quand j’étais petite, mes parents me disaient qu’il ne fallait pas juger trop vite les gens et qu’il fallait toujours leur laisser une seconde chance. Je me suis efforcée de pardonner à Tara, j’ai tout fait pour remettre en selle notre amitié.
Suite à la crise boursière de 2008, Gerald Scalini, qui avait perdu énormément d’argent, avait dû renoncer à son appartement sur Central Park, à sa maison dans les Hamptons et à son train de vie. Comparés à une grande majorité d’Américains, les Scalini n’étaient pas à plaindre : ils déménagèrent dans un joli appartement de l’Upper East Side, et Gerald s’arrangea pour que Tara puisse rester dans la même école privée, ce qui n’était pas rien. Mais ce n’était plus leur vie d’avant avec chauffeur, cuisinier, et week-end à la campagne.
Gerald Scalini s’efforçait de donner le change, mais la mère de Tara disait à qui voulait l’entendre : « On a tout perdu. Je fais l’esclave maintenant, je dois courir au pressing, puis chercher ma fille à l’école, et faire à manger pour tout le monde. »
À l’été 2009, nous inaugurâmes Le Jardin d’Eden, notre extraordinaire maison à Orphea. Je dis « extraordinaire » sans prétention : il se dégageait de cet endroit un esprit merveilleux. Tout avait été construit et décoré avec goût. Tous les matins de cet été-là, je pris mon petit-déjeuner face à l’océan. Je passais mes journées à lire, et surtout à écrire. Je trouvais que cette maison était une maison d’écrivain comme dans les livres.
Vers la fin de l’été, ma mère me persuada d’inviter Tara à passer quelques jours à Orphea. Je n’en avais aucune envie.
— La pauvre, elle est coincée à New York tout l’été, plaida ma mère.
— Elle n’est pas à plaindre, maman.
— Chérie, il faut savoir partager. Et se montrer patient avec ses amis.
— Elle m’agace, expliquai-je. Elle joue la madame-je-sais-tout.
— Peut-être parce qu’elle se sent menacée, après tout. Il faut cultiver ses amitiés.
— Elle n’est plus mon amie, dis-je.
— Tu connais le dicton : un ami, c’est quelqu’un qu’on connaît bien et qu’on aime quand même. Et puis, tu étais bien contente quand elle t’invitait chez elle à East Hampton.
Je finis par inviter Tara. Ma mère avait raison : nos retrouvailles nous firent du bien. Je retrouvais cette énergie des débuts de notre amitié. Nous passâmes des soirées entières, étendues sur la pelouse, à discuter. Un soir, en pleurs, elle m’avoua avoir manigancé le vol de son ordinateur pour que je sois accusée. Elle m’avoua qu’elle avait été jalouse de mon texte, que cela ne se reproduirait plus, qu’elle m’aimait plus que tout. Elle me supplia de lui pardonner et je lui pardonnai. Toutes ces histoires étaient désormais oubliées.
Notre amitié repartie, les liens entre nos parents, qui s’étaient effilochés en même temps que les nôtres, se renforcèrent à nouveau. Les Scalini furent même invités au Jardin d’Eden pour un week-end, pendant lequel Gerald, toujours aussi insupportable, n’eut de cesse de critiquer les choix de mes parents : « Oh, c’est dommage d’avoir choisi ce matériau ! » ou encore : « Je n’aurais vraiment pas fait ça de cette façon ! » Tara et moi redevînmes inséparables, passant notre temps chez l’une ou chez l’autre. Nous nous remîmes également à écrire ensemble. Cette période coïncida avec ma découverte du théâtre. J’adorais ça : je lisais des pièces avidement. Je songeai même à en écrire une. Tara disait qu’on pourrait essayer de le faire ensemble. Par son travail à Channel 14, mon père recevait des invitations pour toutes les avant-premières. Nous allions donc constamment au théâtre.
Au printemps 2010, mes parents m’offrirent l’ordinateur portable dont j’avais tant rêvé. Je ne pouvais pas être plus heureuse. Je passai tout l’été à écrire, sur la terrasse de notre maison d’Orphea. Mes parents s’en inquiétèrent.
— Tu ne veux pas aller à la plage, Dakota ? Ou en ville ? me demandèrent-ils.
— J’écris, leur expliquai-je, je suis très occupée.
Pour la première fois, j’écrivais une pièce de théâtre, que j’avais intitulée Monsieur Constantin, et dont la trame était la suivante : monsieur Constantin est un vieil homme qui vit seul dans une immense maison des Hamptons, où ses enfants ne viennent jamais lui rendre visite. Un jour, las de se sentir abandonné, il leur fait croire qu’il est mourant : les enfants, chacun espérant hériter de la maison, se précipitent à son chevet et cèdent à tous ses caprices.
C’était une pièce comique. J’étais passionnée : j’y consacrai une année entière. Mes parents me voyaient sans cesse derrière mon ordinateur.
— Tu travailles trop ! me disaient-ils.
— Je ne travaille pas, je m’amuse, expliquai-je.
— Alors, tu t’amuses trop !
Je profitai de l’été 2011 pour terminer Monsieur Constantin, et à la rentrée scolaire de septembre, je la fis lire à mon professeur de littérature, que j’admirais beaucoup. Sa première réaction, une fois sa lecture terminée, fut de me convoquer avec mes parents.
— Avez-vous lu le texte de votre fille ? demanda-t-elle à mes parents.
— Non, répondirent-ils. Elle voulait vous le faire lire d’abord. Est-ce qu’il y a un problème ?
— Un problème ? Vous voulez rire : c’est magnifique ! Quel texte extraordinaire ! Je crois que votre fille a un don. C’est la raison pour laquelle je voulais vous voir : comme vous le savez peut-être, je suis impliquée dans le club de théâtre de l’école. Chaque année, au mois de juin, nous jouons une pièce, et je voudrais que cette année ce soit celle de Dakota.
Je ne pouvais pas y croire : ma pièce allait être jouée. À l’école, on ne parla bientôt plus que de ça. Moi qui étais une élève plutôt discrète, ma cote de popularité explosa.
Les répétitions commenceraient en janvier. Il me restait quelques mois pour peaufiner mon texte. Je ne fis plus que cela, y compris durant les vacances d’hiver. Je tenais vraiment à ce que ce soit parfait. Tara venait chez moi tous les jours : nous nous enfermions dans ma chambre. Assise à mon bureau, scotchée à l’écran de mon ordinateur, je lisais les répliques à haute voix. Tara, étendue sur mon lit, écoutait attentivement et me donnait son avis.
Tout bascula le dernier dimanche des vacances. La veille du jour où je devais rendre mon texte. Tara était chez moi, comme tous les jours qui avaient précédé. C’était la fin de l’après-midi. Elle me dit avoir soif, et j’allai à la cuisine lui chercher de l’eau. Lorsque je revins dans la chambre, elle s’apprêtait à partir.
— Tu t’en vas déjà ? lui demandai-je.
— Oui, je n’ai pas vu l’heure. Je dois rentrer.
Elle me parut soudain étrange.
— Tout va bien, Tara ? lui demandai-je.
— Oui, tout va bien, m’assura-t-elle. On se voit à l’école demain.
Je la raccompagnai à la porte. Lorsque je retournai à mon ordinateur, le texte n’était plus à l’écran. Je pensai à un problème informatique, mais en voulant rouvrir le document, je m’aperçus qu’il avait disparu. Je crus alors que je regardais dans le mauvais dossier. Mais je me rendis vite compte que mon texte était introuvable. Et lorsque je voulus regarder dans la poubelle de l’ordinateur et que je vis que celle-ci venait d’être vidée, je compris aussitôt : Tara avait effacé ma pièce de théâtre, et il n’y avait plus aucun moyen de la récupérer.
Je fondis en larmes, avant de faire une crise de nerfs. Mes parents accoururent dans ma chambre.
— Rassure-moi, me dit mon père : tu as une copie quelque part ?
— Non ! hurlai-je, tout était là ! J’ai tout perdu.
— Dakota, commença-t-il à me sermonner, je t’avais pourtant…
— Jerry, l’interrompit ma mère qui avait saisi la gravité de la situation, je crois que ce n’est pas le moment.
J’expliquai à mes parents ce qui s’était passé : Tara qui m’avait réclamé de l’eau, moi qui m’étais absentée un instant, puis son départ précipité et la pièce qui n’était plus là. Ma pièce de théâtre n’avait pas pu subitement s’envoler. Ça ne pouvait être que Tara.
— Mais pourquoi aurait-elle fait une chose pareille ? s’interrogea ma mère, qui voulait à tout prix essayer de comprendre.
Elle téléphona aux Scalini, leur expliqua la situation. Ils défendirent leur fille, jurèrent qu’elle n’aurait jamais fait une chose pareille, et blâmèrent ma mère de lancer des accusations sans preuves.
— Gerald, dit ma mère au téléphone, cette pièce ne s’est pas effacée toute seule. Est-ce que je peux parler à Tara, s’il te plaît ?
Mais Tara ne voulait parler à personne.
Mon dernier espoir fut la copie imprimée de la pièce que j’avais donnée au mois de septembre à mon professeur de littérature. Mais elle ne la retrouva plus. Mon père apporta mon ordinateur à l’un des spécialistes informatiques de Channel 14, mais ce dernier s’avoua impuissant. « Quand la poubelle est vidée, elle est vidée, dit-il à mon père. Vous n’aviez jamais fait de copie du document ? »
Ma pièce n’existait plus. Une année de travail volée. Une année de travail partie en fumée. C’était un sentiment indescriptible. Comme si quelque chose s’était éteint en moi.
Mes parents et mon professeur de littérature n’avaient que des solutions stupides à proposer : « Essaie de réécrire ta pièce sur la base de tes souvenirs. Tu la connaissais par cœur. » On voyait bien qu’ils n’avaient jamais écrit. C’était impossible de faire rejaillir en quelques jours une année de création. On me proposa d’écrire une nouvelle pièce pour l’année suivante. Mais je n’avais plus envie d’écrire de toute façon. J’étais déprimée.
Des mois suivants je ne me souviens que d’un sentiment d’amertume. Une douleur au fond de mon âme : celle d’une injustice profonde. Tara devait payer les conséquences. Je ne voulais même pas savoir pourquoi elle avait fait ça, je voulais juste une réparation. J’avais envie qu’elle souffre comme je souffrais.
Mes parents allèrent voir le principal de l’école, mais celui-ci se dégagea de toute responsabilité :
— De ce que je comprends, expliqua-t-il, ceci s’est produit en dehors du cadre scolaire, je ne peux donc pas intervenir. Il faut régler ce petit différend directement avec les parents de Tara Scalini.
— Petit différend ? s’agaça ma mère. Tara a bousillé une année de travail de ma fille ! Elles sont toutes les deux élèves ici, vous devez prendre des mesures.
— Écoutez, madame Eden, peut-être que ces deux-là ont besoin de s’éloigner l’une de l’autre, elles n’arrêtent pas de se faire des crasses. D’abord Dakota qui vole l’ordinateur de Tara…
— Elle n’a pas volé cet ordinateur ! s’emporta ma mère. Tara avait tout manigancé !
Le principal soupira :
— Madame Eden… Réglez ça directement avec les parents de Tara. C’est mieux.
Les parents de Tara ne voulurent rien entendre. Ils défendirent leur fille bec et ongles, me traitèrent d’affabulatrice.
Les mois s’écoulèrent.
Tout le monde oublia cet incident, sauf moi. J’avais cette blessure qui me zébrait le cœur, une entaille profonde qui ne voulait pas se refermer. J’en parlais sans cesse, mais mes parents finirent par me dire que je devais arrêter de ressasser cette histoire, que je devais aller de l’avant.
En juin, le club de théâtre de l’école joua finalement une adaptation de Jack London. Je refusai d’assister à la première. Ce soir-là, je restai enfermée dans ma chambre, à pleurer. Mais ma mère, au lieu de me réconforter, me dit : « Dakota, ça fait six mois maintenant, il faut aller de l’avant. »
Mais je n’y arrivais pas. Je restais plantée devant mon écran d’ordinateur sans savoir quoi écrire. Je me sentais vidée. Vidée de toute envie et de toute inspiration.
Je m’ennuyais ferme. Je réclamais de l’attention à mes parents, mais mon père était occupé avec son travail et ma mère n’était jamais là. Je ne m’étais jamais vraiment rendu compte à quel point ils étaient occupés.
Au Jardin d’Eden, cet été-là, je passai mon temps sur Internet. Je consacrais mes journées à réseauter sur Facebook notamment. C’était ça ou l’ennui. Je pris conscience qu’en dehors de Tara, je n’avais pas noué beaucoup d’amitiés ces derniers temps. J’avais sans doute été trop occupée à écrire. Désormais, j’essayais de rattraper le temps perdu de façon virtuelle.
Plusieurs fois par jour, j’allais fouiner sur la page Facebook de Tara. Je voulais savoir ce qu’elle faisait, qui elle voyait. Depuis ce dimanche de janvier où elle était venue chez moi pour la dernière fois, nous ne nous étions plus adressé la parole. Néanmoins, je l’espionnais à travers son compte Facebook, et je haïssais tout ce qu’elle y diffusait. C’était peut-être ma façon d’exorciser toute la peine qu’elle m’avait faite. Ou alors étais-je en train de cultiver ce ressentiment ?
En novembre 2012, il y avait dix mois que nous ne nous adressions plus la parole. Un soir, alors que j’étais enfermée dans ma chambre à dialoguer avec diverses personnes sur Facebook, je reçus un message de Tara. C’était une très longue lettre.
Je compris rapidement que c’était une lettre d’amour.
Tara m’y racontait sa souffrance, qui durait depuis des années. Qu’elle ne se pardonnait pas ce qu’elle m’avait fait. Qu’elle voyait depuis le printemps un psychiatre qui l’aidait à y voir plus clair. Elle disait qu’il était temps qu’elle s’accepte telle qu’elle était. Elle me révélait alors son homosexualité et m’annonçait qu’elle m’aimait. Qu’elle me l’avait dit à de nombreuses reprises mais que je n’avais jamais compris. Elle m’expliqua qu’elle avait fini par être jalouse de la pièce que j’écrivais, parce qu’elle était sur mon lit, qu’elle s’offrait à moi mais que moi je n’avais d’yeux que pour mon texte. Elle me confia sa difficulté à exprimer sa véritable identité, me demandait pardon pour son comportement. Elle disait vouloir tout réparer, et qu’elle espérait que l’aveu de ses sentiments me permettrait de comprendre son geste insensé pour lequel elle disait se haïr tous les jours. Elle regrettait que cet amour pour moi, trop fort, trop encombrant, et dont elle n’avait jamais osé se confier, lui eût fait perdre les pédales.
Je relus la lettre plusieurs fois. J’étais troublée, mal à l’aise. Je n’avais pas envie de lui pardonner. Je crois que j’avais trop entretenu cette colère en moi pour qu’elle puisse se dissiper d’un coup. Alors, après une courte hésitation, je transférai via la messagerie de Facebook la lettre de Tara à toutes mes camarades de classe.
Le lendemain matin, toute l’école avait lu la lettre. Tara était désormais Tara la lesbienne, avec tous les dérivés péjoratifs du terme que l’on puisse imaginer. Je ne crois pas que c’était ce que j’avais initialement voulu, mais je me rendis compte que cela me faisait du bien de voir Tara ainsi clouée au pilori. Et puis, surtout, elle avouait avoir détruit mon texte. Enfin, la vérité éclatait au grand jour. La coupable était confondue et la victime un peu réconfortée. Mais ce que tout le monde retint de la lettre que j’avais dévoilée, c’était l’orientation sexuelle de Tara.
Le soir même, Tara m’écrivit à nouveau sur Facebook : « Pourquoi tu m’as fait ça ? » Je lui répondis du tac au tac : « Parce que je te hais. » Je crois qu’à ce moment-là je ressentais vraiment de la haine. Et cette haine me consumait. Tara fut bientôt l’objet de toutes les moqueries et de tous les quolibets et, en la croisant dans les couloirs de l’école, je me disais que c’était bien fait pour elle. Je restais obsédée par ce soir de janvier où elle avait effacé mon texte. Ce soir où elle m’avait volé ma pièce de théâtre.
C’est à cette période que je me liai avec Leyla. Elle était dans une classe parallèle à la mienne : c’était la fille que tout le monde regardait, charismatique et toujours bien habillée. Elle vint me trouver un jour à la cafétéria. Elle me dit qu’elle avait trouvé génial que je diffuse la lettre de Tara. Elle l’avait toujours trouvée prétentieuse. « Tu fais quoi samedi soir ? me demanda Leyla. Tu veux venir traîner chez moi ? »
Les samedis chez Leyla devinrent un rituel immuable. On s’y retrouvait à plusieurs filles de l’école, on s’enfermait dans sa chambre, on buvait de l’alcool qu’elle piquait à son père, on fumait des cigarettes dans la salle de bains, et on écrivait à Tara des messages d’insultes sur Facebook. Salope, pute, bouffeuse de gazon. Tout y passait. On lui disait qu’on la haïssait, on la traitait de tous les noms. On adorait ça. On va te crever, pute. Pétasse. Pute.
Voilà quel genre de fille j’étais devenue. Un an plus tôt, mes parents me poussaient à sortir, à me faire des amies, mais moi je préférais passer mes week-ends à écrire. À présent, j’allais picoler dans la chambre de Leyla et je passais mes soirées à insulter Tara. Plus je m’en prenais à elle, plus j’avais l’impression de la voir rapetisser. Moi qui l’avais tellement admirée, je jouissais désormais de la dominer. Dans les couloirs de l’école, je me mis à la bousculer. Un jour, Leyla et moi la traînâmes dans les toilettes et lui collâmes une raclée. Je n’avais jamais frappé personne. Au moment de la première gifle, j’avais eu peur de sa réaction, qu’elle se défende, qu’elle me maîtrise. Mais elle s’était laissé battre. Je m’étais sentie forte à la voir pleurer, supplier que j’arrête de la cogner. J’avais aimé ça. Ce sentiment de puissance. La voir misérable. Les corrections reprirent chaque fois que nous en avions l’occasion. Un jour, pendant que je la tapais, elle s’était pissée dessus. Et le soir sur Facebook, je l’inondais d’insultes encore. Tu ferais mieux de crever, pute. C’est ce qui peut t’arriver de mieux.
Cela a duré trois mois.
Un matin de la mi-février, il y avait des voitures de police devant l’école. Tara s’était pendue dans sa chambre.
Il n’a pas fallu très longtemps pour que la police remonte jusqu’à moi.
Quelques jours après le drame, alors que je m’apprêtais à partir à l’école, des inspecteurs sont venus me chercher à la maison. Ils m’ont montré des dizaines de pages imprimées des messages que j’avais envoyés à Tara. Papa a prévenu son avocat, Benjamin Graff. Quand les policiers sont partis, il a dit que nous pouvions être tranquilles, que la police ne parviendrait pas à prouver le lien de causalité entre mes messages sur Facebook et le suicide de Tara. Je me souviens qu’il a eu une phrase du genre :
— Heureusement que la petite Scalini n’a pas laissé une lettre d’adieu expliquant son geste, sinon Dakota aurait été très mal barrée.
— Heureusement ? hurla ma mère. Mais tu te rends compte de ce que tu dis, Benjamin ? Vous me donnez tous envie de vomir !
— J’essaie juste de faire mon boulot, se justifia Benjamin Graff, et d’éviter que Dakota ne finisse en prison.
Mais elle avait bien laissé une lettre, que ses parents retrouvèrent quelques jours plus tard en mettant de l’ordre dans sa chambre. Tara y expliquait longuement qu’elle préférait mourir plutôt que de continuer à être quotidiennement humiliée par moi.
Les parents Scalini portèrent plainte.
La police encore. C’est à ce moment-là que j’ai vraiment pris conscience de ce que j’avais fait. J’avais tué Tara. Les menottes. Le commissariat. La salle d’interrogatoire.
Benjamin Graff, lorsqu’il débarqua, avait perdu de sa superbe. Il était même inquiet. Il disait que le procureur voulait faire un exemple et envoyer un signal fort à ceux qui terrorisaient leurs camarades par Internet. Selon l’approche qui en était faite, l’incitation au suicide pouvait même être considérée comme un homicide.
— Tu pourrais être jugée comme une adulte, me rappela Graff. Si c’est le cas, tu risques sept à quinze ans de prison. À moins de trouver un arrangement avec la famille de Tara et qu’ils retirent leur plainte.
— Un arrangement ? demanda ma mère.
— De l’argent, précisa Graff. En échange de quoi ils renonceraient à poursuivre Dakota en justice. Il n’y aurait pas de procès.
Mon père chargea Graff d’approcher l’avocat des Scalini. Et Graff revint avec leur demande.
— Ils veulent votre maison d’Orphea, expliqua-t-il à mes parents.
— Notre maison ? répéta mon père incrédule.
— Oui, confirma Graff.
— Elle est à eux alors, dit mon père. Appelle son avocat immédiatement et assure-lui que, si les Scalini renoncent aux poursuites, je suis demain à la première heure chez le notaire.
L’ancien agent spécial Grace de l’ATF, qui avait désormais 72 ans, coulait une retraite paisible à Portland, dans l’État du Maine. Quand je l’avais contacté par téléphone, il s’était montré immédiatement intéressé par mon affaire : « Pourrions-nous nous rencontrer ? avait-il demandé. Je dois absolument vous montrer quelque chose. »
Pour nous éviter de devoir rouler jusque dans le Maine, nous convînmes de nous retrouver à mi-chemin à Worcester, dans le Massachusetts. Grace nous donna l’adresse d’un petit restaurant qu’il affectionnait et où nous serions tranquilles. Lorsque nous y arrivâmes, il était déjà attablé devant une pile de pancakes. Il avait minci, son visage s’était ridé, il avait vieilli, mais il n’avait pas beaucoup changé.
— Rosenberg et Scott, les deux terreurs de 1994, sourit Grace en nous voyant. Je m’étais toujours dit que nos chemins se recroiseraient.
Nous nous installâmes face à lui. En le retrouvant, j’avais l’impression de faire un saut dans le passé.
— Alors comme ça, vous vous intéressez à Jeremiah Fold ? demanda-t-il.
Je lui fis un résumé détaillé de la situation, puis il nous dit :
— Comme je vous le disais au téléphone hier, capitaine Rosenberg, Jeremiah était une anguille. Glissant, intouchable, rapide, électrique. Tout ce qu’un flic peut détester.
— Pourquoi est-ce que l’ATF s’intéressait à lui à l’époque ?
— Pour être honnête, on ne s’y intéressait que très indirectement. Pour nous, la vraie grosse affaire, c’était ces stocks d’armes volées à l’armée et revendues dans la région de Ridgesport. Avant de comprendre que tout se passait dans ce bar sportif où nos chemins se sont croisés en 1994, il nous a fallu des mois d’enquête. L’une des pistes envisagées était Jeremiah Fold justement, dont on savait par des informateurs qu’il menait divers trafics. J’ai vite compris que ce n’était pas notre homme, mais les quelques semaines d’observation que nous avions menées sur lui m’avaient laissé pantois : ce gars était un maniaque, redoutablement organisé. On a fini par se désintéresser complètement de lui. Et un matin de juillet 1994, son nom est soudain réapparu.
Planque de l’ATF, Ridgesport.
Matin du 16 juillet 1994
Il était 7 heures du matin lorsque l’agent Riggs arriva à la planque de l’ATF pour relever Grace qui y avait passé la nuit.
— Je suis passé par la route 16 pour venir ici, dit Riggs, il y a eu un sale accident. Un motard qui s’est tué. Tu ne devineras jamais de qui il s’agit.
— Le motard ? J’en sais rien, répondit Grace, fatigué, qui n’était pas d’humeur à jouer aux devinettes.
— Jeremiah Fold.
L’agent Grace resta stupéfait.
— Jeremiah Fold est mort ?
— Presque. D’après les policiers, il va y rester. Il est dans un état pitoyable. Apparemment, cet idiot roulait sans casque.
Grace était intrigué. Jeremiah Fold était un homme prudent et méticuleux. Pas le genre à se tuer bêtement. Quelque chose ne collait pas. En repartant de la planque, Grace décida de faire un saut sur la route 16. Deux véhicules de la police de l’autoroute et une dépanneuse étaient encore sur place.
— Le gars a perdu le contrôle de sa moto, expliqua l’un des policiers présents à Grace. Il est parti dans le décor et il a percuté un arbre de plein fouet. Il a passé des heures à agoniser. Les ambulanciers ont dit qu’il était foutu.
— Et vous pensez qu’il a perdu le contrôle de sa moto tout seul ? demanda Grace.
— Oui. Il n’y a de traces de freinage à aucun endroit de la route. En quoi ça intéresse l’ATF ?
— Ce gars était un caïd local. Un type méticuleux. Je le vois mal se tuer tout seul.
— En tout cas, pas assez méticuleux pour mettre un casque, considéra le policier, pragmatique. Vous pensez à un règlement de compte ?
— J’en sais rien, répondit Grace. Il y a quelque chose qui me chiffonne, mais je ne sais pas quoi.
— Si on avait voulu tuer ce type, on l’aurait fait. Je veux dire : on l’aurait écrasé, tiré dessus. Là, le gars est resté des heures à agoniser dans le fossé. Si on l’avait trouvé plus tôt, il aurait pu être sauvé. On est loin du crime parfait.
Grace acquiesça et tendit une carte de visite au policier.
— Envoyez-moi une copie de votre rapport, s’il vous plaît.
— Très bien, agent spécial Grace. Comptez sur moi.
Grace passa encore un long moment à inspecter le bord de la route. Les policiers de la brigade de l’autoroute étaient déjà partis lorsque son attention fut attirée par un morceau de plastique mat et quelques éclats transparents, enfouis dans les herbes. Il les ramassa : c’était un morceau de pare-chocs et des éclats de phares.
— Il y avait juste ces quelques morceaux-là, nous expliqua Grace entre deux bouchées de pancakes. Rien d’autre. Ce qui signifiait que soit ces débris étaient là depuis un moment, soit quelqu’un avait fait le ménage pendant la nuit.
— Quelqu’un qui aurait volontairement percuté Jeremiah Fold ? dit Derek.
— Oui. Ce qui expliquerait qu’il n’y avait pas de traces de freins. Ça a dû faire un sacré choc. La personne au volant a pu ensuite ramasser le gros des pièces pour ne pas laisser de traces, avant de s’enfuir avec une voiture au capot complètement défoncé mais en état de rouler. Après ça, cette personne aura expliqué à son garagiste avoir percuté un cerf pour justifier l’état de la voiture. On ne lui aura pas posé plus de questions.
— Avez-vous creusé cette piste ? demandai-je alors.
— Non, capitaine Rosenberg, me répondit Grace. J’ai appris par la suite que Jeremiah Fold ne mettait pas de casque, il était claustrophobe. Il y avait donc bien quelques exceptions à ses règles de prudence. Et puis, de toute façon, cette histoire n’était pas du ressort de l’ATF. J’avais déjà assez de travail, pour ne pas encore me mêler des accidents de la route. Mais j’ai toujours eu ce doute en moi.
— Donc vous n’avez pas poussé l’enquête plus loin ? s’enquit Derek.
— Non. Bien que trois mois plus tard, vers la fin octobre 1994, j’aie été contacté par le chef de la police d’Orphea, qui s’était posé la même question que moi.
— Kirk Harvey est venu vous trouver ? m’étonnai-je.
— Kirk Harvey, c’est son nom. Oui, nous avons brièvement échangé sur ce dossier. Il m’a dit qu’il me recontacterait, mais il ne l’a jamais fait. J’en ai déduit qu’il avait laissé tomber. Le temps a passé, et j’ai renoncé aussi.
— Donc vous n’avez jamais fait analyser les débris de phares ? en conclut Derek.
— Non, mais vous pouvez le faire. Parce que je les ai conservés.
Grace eut une lueur malicieuse dans le regard. Après s’être essuyé la bouche avec une serviette en papier, il nous tendit un sac en plastique. À l’intérieur, il y avait un large morceau de pare-chocs noir et des éclats de phares. Il sourit et nous dit :
— À vous de jouer, messieurs.
La journée de route consacrée à notre aller-retour dans le Massachusetts allait en valoir la peine : si Jeremiah Fold avait été assassiné, nous tenions peut-être notre lien avec la mort du maire Gordon.
Dans le secret du Grand Théâtre, cerné par la foule et gardé comme une forteresse, les répétitions se poursuivaient mais sans avancer vraiment.
— Pour des raisons de sécurité évidentes, je ne peux pas vous en dire plus, expliqua Kirk Harvey à ses acteurs. Je vous donnerai vos textes le soir de la première, scène après scène.
— Est-ce que la Danse des morts va être maintenue ? s’inquiéta Gulliver.
— Bien évidemment, répondit Kirk, c’est un des clous du spectacle.
Pendant que Harvey répondait aux questions de la troupe, Alice se glissa discrètement hors de la salle. Elle avait envie de fumer une cigarette. Elle rejoignit l’entrée des artistes qui donnait sur une ruelle en cul-de-sac, interdite d’accès à la presse et aux curieux. Elle y serait tranquille.
Elle alluma sa cigarette, assise sur le bord du trottoir. C’est alors qu’elle vit un homme apparaître, une carte de presse officielle autour du cou.
— Frank Vannan, New York Times, se présenta-t-il.
— Comment êtes-vous arrivé jusqu’ici ? demanda Alice.
— L’art du journalisme, c’est de mettre les pieds là où on ne vous veut pas. Vous jouez dans la pièce ?
— Alice Filmore, se présenta Alice. Oui, je suis l’une des actrices.
— Quel rôle jouez-vous ?
— Ce n’est pas très clair. Harvey, le metteur en scène, est resté très flou sur le contenu de la pièce pour éviter les fuites.
Le journaliste sortit un calepin et prit quelques notes.
— Écrivez ce que vous voulez, lui dit Alice, mais ne me citez pas, s’il vous plaît.
— Pas de problème, Alice. Donc vous ne savez pas vous-même ce que cette pièce va révéler ?
— Vous savez, Frank, c’est une pièce à propos d’un secret. Et un secret, au fond, a plus d’importance dans ce qu’il cache que dans ce qu’il révèle.
— Que voulez-vous dire ?
— Penchez-vous sur la troupe, Frank. Chacun des acteurs cache quelque chose. Harvey, metteur en scène hystérique à la vie sentimentale ratée, Dakota Eden, dévorée par un mal de vivre destructeur, ou encore Charlotte Brown, mêlée de près ou de loin à cette histoire, qui est arrêtée, puis relâchée, et qui continue de venir jouer cette pièce coûte que coûte. Pourquoi ? Et je ne vous parle pas d’Ostrovski et de Gulliver, prêts à se faire humilier pour toucher du bout du doigt une gloire fantasmée pendant toute une vie. Sans oublier le directeur d’une prestigieuse revue littéraire new-yorkaise qui couche avec une de ses employées et qui se cache de sa femme en venant ici. Si vous voulez mon avis, Frank, la question n’est pas tant de découvrir ce que va révéler cette pièce, que de savoir ce qu’elle cache.
Alice se retourna pour passer la porte, qu’elle avait maintenue ouverte avec une brique trouvée par terre.
— Entrez si vous voulez, dit-elle au journaliste. Ça vaut le coup d’œil. Mais surtout ne dites à personne que c’est moi qui vous ai ouvert la porte.
— Vous pouvez être tranquille, Alice, personne ne remontera jusqu’à vous. Ce n’est qu’une porte de théâtre, n’importe qui peut l’avoir ouverte pour moi.
Alice le corrigea aussitôt :
— C’est la porte de l’Enfer.
Le même jour, pendant que Derek et moi faisions notre aller-retour dans le Massachusetts, Anna alla trouver Miranda Bird, la femme de Michael Bird, anciennement Miranda Davis, qui avait servi d’appât à Jeremiah Fold et Costico.
Miranda tenait un magasin de vêtements sur la rue principale de Bridgehampton, appelé Keith & Danee et situé juste à côté du café Golden Pear. Elle était seule dans la boutique lorsque Anna entra. Elle la reconnut aussitôt et lui sourit, bien qu’intriguée par sa visite.
— Bonjour, Anna, vous cherchez Michael ?
Anna lui sourit en retour, avec douceur.
— C’est vous que je cherche, Miranda.
Elle lui montra l’avis de disparition qu’elle tenait entre les mains. Le visage de Miranda se décomposa.
— Ne vous inquiétez pas, voulut la rassurer Anna, j’ai juste besoin de vous parler.
Mais Miranda était livide.
— Sortons d’ici, proposa-t-elle, allons faire un tour, je ne veux pas que des clients me voient comme ça.
Elles fermèrent la boutique et prirent la voiture d’Anna. Elles roulèrent brièvement en direction d’East Hampton, puis empruntèrent un chemin de terre jusqu’à ce qu’elles soient seules, à l’orée de la forêt, au bord d’un champ fleuri. Miranda sortit de voiture, comme si elle avait la nausée, s’agenouilla dans l’herbe et éclata en sanglots. Anna s’accroupit près d’elle, s’efforça de la calmer. Ce n’est qu’après un long quart d’heure que Miranda put parler, avec peine.
— Mon mari, mes enfants… ils ne sont pas au courant. Ne me détruisez pas, Anna. Je vous en supplie, ne me détruisez pas.
À l’idée que son secret soit découvert par sa famille, Miranda fut à nouveau prise de sanglots incontrôlables.
— Ne vous inquiétez pas, Miranda, personne ne saura rien. Mais j’ai impérativement besoin que vous me parliez de Jeremiah Fold.
— Jeremiah Fold ? Oh, mon Dieu, j’espérais ne plus jamais entendre ce nom. Pourquoi lui ?
— Parce qu’il semblerait qu’il soit mêlé d’une façon ou d’une autre au quadruple meurtre de 1994.
— Jeremiah ?
— Oui, je sais que ça peut paraître étrange, puisqu’il est mort avant le quadruple meurtre, mais son nom est ressorti.
— Que voulez-vous savoir ? demanda Miranda.
— D’abord, comment vous êtes-vous retrouvée à la merci de Jeremiah Fold ?
Miranda regarda tristement Anna. Après un long silence, elle lui confia :
— Je suis née le 3 janvier 1975. Mais j’ai commencé à vivre le 16 juillet 1994. Le jour où j’ai appris que Jeremiah Fold est mort. Jeremiah était à la fois le type le plus charismatique et le plus cruel que j’aie connu. Un type d’une perversité rare. Rien à voir avec l’idée qu’on peut se faire d’un voyou froid et brutal : il était bien pire que ça. C’était une véritable force du mal. Je l’ai connu en 1992, après avoir fugué de chez mes parents. À cette époque, j’avais 17 ans et j’en voulais à la terre entière pour des raisons que je ne m’explique plus aujourd’hui. J’étais en guerre avec mes parents, et un soir je me suis tirée. C’était l’été, il faisait bon dehors. J’ai passé quelques nuits à la belle étoile, puis je me suis laissé convaincre par des types rencontrés au hasard de rejoindre un squat. Une vieille maison abandonnée devenue communauté du genre hippie. J’aimais bien cette vie insouciante. Et puis j’avais un peu d’argent avec moi, ce qui me permettait de manger et de vivre. Jusqu’au soir où des gars du squat ont compris que j’avais de l’argent. Ils ont voulu me voler, ils se sont mis à me frapper. Je me suis enfuie jusqu’à la route et là, j’ai manqué de me faire percuter par un type qui arrivait à moto. Il ne portait pas de casque : il était assez jeune, très beau, vêtu d’un costume bien coupé et de jolies chaussures. Il a vu mon air affolé et m’a demandé ce qui se passait. Puis il a vu les trois types qui arrivaient à ma poursuite, et il les a cognés tous les trois. Pour moi, je venais de rencontrer mon ange gardien. Il m’a emmenée chez lui, à l’arrière de sa moto, il a roulé doucement, parce que je n’avais « pas de casque et que c’était dangereux », disait-il. C’était un homme infiniment précautionneux.
Août 1992
— Où est-ce que je te ramène ? demanda Jeremiah à Miranda.
— Je n’ai nulle part où aller, lui répondit-elle. Est-ce que tu pourrais m’héberger quelques jours ?
Jeremiah conduisit Miranda chez lui et l’installa dans sa chambre d’amis. Elle n’avait pas dormi dans un vrai lit depuis des semaines. Le lendemain, ils parlèrent longuement.
— Miranda, lui dit Jeremiah, tu n’as que 17 ans. Je dois te ramener chez tes parents.
— Je t’en supplie, laisse-moi rester un peu. Je me ferai toute petite, je te le promets.
Jeremiah finit par accepter. Il lui concéda deux jours qui se prolongèrent indéfiniment. Il permit à Miranda de l’accompagner dans le club qu’il tenait, mais il refusa qu’on lui serve de l’alcool. Puis, comme elle demandait à pouvoir travailler pour lui, il l’engagea au Club comme hôtesse d’accueil. Miranda aurait préféré être dans la salle, assurer le service, mais Jeremiah ne voulait pas : « Tu n’as légalement pas le droit de servir de l’alcool, Miranda. » Cet homme la fascinait. Un soir, elle essaya de l’embrasser mais il l’interrompit dans mon élan. Il lui dit : « Miranda, tu as 17 ans. Je pourrais avoir des ennuis. »
Puis, étrangement, il se mit à l’appeler Mylla. Elle ne savait pas pourquoi, mais elle aimait bien qu’il lui ait donné un petit nom. Elle avait l’impression d’un lien plus privilégié avec lui. Puis il lui demanda de lui rendre des services. Elle devait apporter des paquets à des gens qu’elle ne connaissait pas, aller dans des restaurants pour qu’on me donne d’épaisses enveloppes qu’elle devait rapporter à Jeremiah. Un jour, elle comprit ce que Jeremiah faisait vraiment : elle transportait pour lui de la drogue, de l’argent, et Dieu sait quoi. Elle alla aussitôt le trouver, inquiète :
— Je pensais que tu étais un type bien, Jeremiah.
— Je suis un type bien !
— Les gens disent que tu fais du trafic de drogue. J’ai ouvert l’un des paquets…
— Tu n’aurais pas dû, Mylla.
— Je ne m’appelle pas Mylla !
Sur le moment, il lui fit croire qu’elle n’aurait plus à faire ça. Mais le lendemain déjà, il la sonnait comme un chien. « Mylla ! Mylla, va apporter ce paquet à Untel ! » Elle eut peur. Elle décida de s’enfuir. Elle prit le paquet, ainsi qu’il le lui demandait, mais elle ne se rendit pas à la destination indiquée. Elle jeta le paquet dans une poubelle, puis elle prit le train. Elle voulait retourner chez ses parents, à New York. Elle voulait retrouver la douceur d’un foyer. Avec l’argent qui lui restait, elle termina son trajet en taxi. Et lorsque le taxi la déposa devant la maison de ses parents, elle sentit un profond bonheur l’envahir. Il était minuit. C’était une belle nuit d’automne. La rue était paisible, déserte et endormie. Soudain elle le vit. Assis sur les marches du porche de la maison. Jeremiah. Il la fusilla du regard. Elle voulut crier, s’enfuir, mais Costico, l’homme de main de Jeremiah, apparut derrière elle. Jeremiah fit signe à Miranda de se taire. Ils l’emmenèrent en voiture jusqu’au Ridge’s Club. Pour la première fois, ils la conduisirent dans la pièce qu’ils appelaient le bureau. Jeremiah voulait savoir où était le paquet. Miranda pleurait. Elle lui avoua aussitôt l’avoir jeté. Elle était désolée, elle promit de ne plus jamais recommencer. Jeremiah lui répétait : « Tu ne me quittes pas, Mylla, tu comprends ? Tu m’appartiens ! » Elle pleurait, elle se mit à genoux, terrifiée et confuse. Jeremiah finit par lui dire : « Je vais te punir mais je ne vais pas t’amocher. » Miranda d’abord ne comprit pas. Puis Jeremiah l’attrapa par les cheveux et la traîna jusqu’à une bassine d’eau. Il lui plongea la tête à l’intérieur, pendant de longues secondes. Elle crut mourir. Quand il eut terminé, alors qu’elle gisait au sol, pleurant et tremblant, Costico lui lança au visage des photos de famille de ses parents. « Si tu désobéis, lui dit-il, si tu fais quoi que ce soit de stupide, je les tuerai tous. »
Miranda interrompit un instant son récit.
— Je suis vraiment désolée de vous faire revivre tout ça, lui dit doucement Anna en posant sa main sur les siennes. Que s’est-il passé ensuite ?
— Ça a été le début d’une nouvelle vie, au service de Jeremiah. Il m’a installée dans une chambre d’un motel dégueulasse, au bord de la route 16. Un endroit essentiellement occupé par des putes.
Septembre 1992
— Voilà ta nouvelle maison, dit Jeremiah à Miranda en entrant dans la chambre du motel. Tu seras mieux ici, tu pourras aller et venir à ta guise.
Miranda s’assit sur le lit.
— J’ai envie de rentrer chez moi, Jeremiah.
— Tu n’es pas bien ici ?
Il avait parlé d’une voix douce. C’était toute la perversité de Jeremiah : un jour il maltraitait Miranda, le lendemain il l’emmenait faire des achats et se montrait gentil comme il l’avait été aux premiers jours.
— J’aimerais partir, répéta Miranda.
— Tu peux t’en aller si tu veux. La porte est grande ouverte. Mais je n’aimerais pas qu’il arrive quelque chose à tes parents.
À ces mots Jeremiah s’en alla. Miranda regarda longuement la porte de la chambre. Il lui suffisait de la franchir et d’aller prendre le bus pour rentrer à New York. Pourtant c’était impossible. Elle se sentait totalement prisonnière de Jeremiah.
Ce dernier la força à reprendre la livraison de ses paquets. Puis il resserra son emprise sur elle en l’impliquant dans son processus de recrutement des larbins. Il la convoqua un jour dans son bureau. Elle y pénétra en tremblant, pensant qu’elle aurait droit à la bassine. Mais Jeremiah semblait de bonne humeur :
— J’ai besoin d’une nouvelle directrice des ressources humaines, lui dit-il. La dernière vient de faire une overdose.
Miranda sentait son cœur battre la chamade. Qu’est-ce que Jeremiah lui voulait ? Celui-ci poursuivit :
— On va coincer des pervers qui veulent se taper une fille mineure. Et la fille mineure, ce sera toi. Ne t’inquiète pas, personne ne te fera rien.
Le plan était simple : Miranda devrait faire le tapin sur le parking du motel et lorsqu’un client se présenterait elle le conduirait dans sa chambre. Elle lui demanderait de se déshabiller, elle-même en ferait autant, avant d’avouer à l’homme qu’elle était mineure. Celui-ci dirait certainement que cela ne lui poserait pas de problème, au contraire, et à cet instant Costico sortirait d’une cachette et s’occuperait du reste.
Et il en fut ainsi. Miranda accepta non seulement parce qu’elle n’avait pas le choix, mais parce que Jeremiah lui promit qu’aussitôt qu’elle aurait permis de prendre au piège trois larbins elle serait libre de s’en aller.
Sa part du contrat remplie, Miranda alla trouver Jeremiah et exigea qu’il la laisse partir. Elle termina dans son bureau, la tête dans la bassine. « Tu es une criminelle, Mylla, lui dit-il tandis qu’elle essayait de reprendre sa respiration. Tu coinces des types et tu les fais chanter ! Ils t’ont tous vue et ils connaissent même ton vrai nom. Tu ne vas nulle part, Mylla, tu restes avec moi. »
La vie de Miranda devint un enfer. Quand elle n’était pas en train d’assurer des livraisons de paquets, elle servait d’appât sur le parking du motel et tous les soirs elle était à l’accueil du Ridge’s Club où les clients l’appréciaient particulièrement.
— Combien de gars avez-vous coincé comme ça ? demanda Anna.
— Je ne sais pas. Durant les deux ans que ça a duré, sans doute des dizaines. Jeremiah renouvelait souvent son stock de larbins. Il ne voulait pas les utiliser trop longtemps, de peur qu’ils ne soient identifiés par la police. Il aimait brouiller les pistes. Moi, j’avais peur, j’étais déprimée, malheureuse. Je ne savais pas ce qui allait m’arriver. Les filles du parking disaient que celles qui avaient servi d’appât avant moi avaient toutes fini par crever d’overdose ou s’étaient suicidées.
— Une fille du motel nous a parlé d’une altercation entre Costico et un larbin avec qui ça n’avait pas marché en janvier 1994. Un type qui ne voulait pas se laisser faire.
— Oui, je me rappelle à peu près, dit Miranda.
— Nous aurions besoin de retrouver sa trace.
Miranda ouvrit de grands yeux.
— C’était il y a vingt ans, je ne m’en souviens plus très bien. Quel est le lien avec votre enquête ?
— Cet homme aurait aspergé Costico avec une bombe lacrymogène. Or l’homme que nous recherchons serait justement un aficionado de la bombe lacrymogène. J’ai l’impression qu’à ce stade, ça ne peut pas être une coïncidence. Je dois retrouver cet homme.
— Malheureusement, il ne m’a jamais dit son nom et je crains de ne plus me rappeler son visage. C’était il y a vingt ans.
— D’après mes informations, cet homme se serait enflui nu. Est-ce que vous avez remarqué un signe distinctif sur son corps ? Quelque chose qui vous aurait marqué ?
Miranda ferma les yeux, comme pour mieux fouiller sa mémoire. Elle fut soudain frappée par un souvenir.
— Il avait un large tatouage le long des omoplates. Un aigle en vol.
Anna nota aussitôt.
— Merci, Miranda. Voilà une information qui pourrait être très précieuse. J’ai une dernière question.
Elle montra à Miranda des photos du maire Gordon, de Ted Tennenbaum et de Cody Illinois, puis elle s’enquit :
— L’un de ces hommes était-il un larbin ?
— Non, affirma Miranda. Et surtout pas Cody ! Quel homme délicieux c’était.
Anna demanda encore :
— Qu’avez-vous fait après la mort de Jeremiah ?
— J’ai pu rentrer chez mes parents, à New York. J’ai terminé mon lycée, je suis allée à l’université. Je me suis reconstruite peu à peu. Puis j’ai rencontré Michael, quelques années plus tard. C’est grâce à lui que j’ai véritablement retrouvé la force de vivre. C’est un homme hors du commun.
— C’est vrai, acquiesça Anna. Je l’aime beaucoup.
Les deux femmes retournèrent ensuite à Bridgehampton. Au moment où Miranda descendait de voiture, Anna lui demanda :
— Vous êtes sûre que ça va aller ?
— Certaine, merci.
— Miranda, il faudra parler de tout cela à votre mari un jour. Les secrets finissent toujours par être découverts.
— Je sais, acquiesça tristement Miranda.
Nous étions à vingt-quatre heures de la première. Nous progressions, mais nous étions loin d’avoir bouclé notre enquête. Durant les dernières vingt-quatre heures, nous avions découvert que Jeremiah Fold n’était peut-être pas mort accidentellement, mais qu’il avait pu être assassiné. Les morceaux de pare-chocs et de phares ramassés à l’époque par l’agent spécial Grace étaient désormais entre les mains de la brigade scientifique pour des analyses poussées.
Nous disposions également, grâce au récit de Miranda Bird, dont nous avions promis de garder le secret absolu sur le passé, du signalement de cet homme au tatouage d’aigle sur les omoplates. D’après nos renseignements, ni Ted Tennenbaum, ni le maire Gordon ne portaient un tel tatouage. Et Cody Illinois non plus.
Costico, qui était le seul à pouvoir nous mener à l’homme à la bombe lacrymogène, était introuvable depuis la veille. Ni au Club, ni chez lui. Sa voiture était pourtant garée devant sa maison, sa porte n’était pas fermée à clé, et en pénétrant à l’intérieur, nous avions trouvé la télévision allumée. Comme si Costico était parti de chez lui précipitamment. Ou qu’il lui était arrivé quelque chose.
Et comme si tout cela ne suffisait pas, il nous fallut encore aller prêter main-forte à Michael Bird, accusé par le maire Brown d’avoir transmis des informations sur la pièce au New York Times, qui avait publié un article le matin même dont tout le monde parlait et qui décrivait en termes peu élogieux les membres de la troupe ainsi que la qualité de la pièce.
Brown avait convoqué une réunion d’urgence dans son bureau. Lorsque nous nous y présentâmes, Montagne, le major McKenna et Michael s’y trouvaient déjà.
— Est-ce que vous pouvez m’expliquer ce bordel ? hurlait le maire Brown au visage de ce pauvre Michael tout en agitant un exemplaire du New York Times.
J’intervins.
— Vous vous inquiétez des mauvaises critiques, monsieur le maire ? demandai-je.
— Je m’inquiète que n’importe qui puisse accéder au Grand Théâtre, capitaine ! aboya-t-il. C’est quand même extraordinaire ! Il y a des dizaines de flics qui contrôlent l’accès au bâtiment : comment ce type a-t-il pu s’introduire à l’intérieur ?
— C’est Montagne qui est en charge de la sécurité de la ville désormais, rappela Anna au maire.
— Mon dispositif est très rigoureux, se défendit Montagne.
— Rigoureux, mon œil ! s’agaça Brown.
— Quelqu’un a forcément laissé entrer ce journaliste à l’intérieur, protesta alors Montagne. Peut-être un confrère ? suggéra-t-il en se tournant vers Michael.
— Je n’y suis pour rien ! s’offusqua Michael. Je ne comprends même pas ce que je fais dans ce bureau. Vous m’imaginez ouvrant la porte à un type du New York Times ? Pourquoi saborderais-je mon exclusivité ? J’ai promis de ne rien révéler avant la première, je suis un homme de parole ! Si quelqu’un a introduit ce crétin du New York Times dans la salle, c’est un acteur !
Le major McKenna s’efforça de calmer les esprits :
— Allons, allons, il ne sert à rien de s’écharper. Mais il faut prendre des mesures pour que cela ne se reproduise plus. À partir de ce soir, le Grand Théâtre sera considéré comme zone totalement hermétique. Tous les accès seront bouclés et gardés. Demain matin, fouille complète de la salle avec des chiens détecteurs de bombes. Au moment d’entrer dans le bâtiment demain soir, les spectateurs seront systématiquement fouillés et passés au détecteur de métaux. Y compris les personnes accréditées, et cela inclut les membres de la troupe de théâtre. Faites passer l’information : en dehors de petits sacs à main, les sacs sont strictement interdits. Vous pouvez être rassuré, maire Brown, il ne pourra rien se passer demain soir au Grand Théâtre.
Au Palace du Lac, à l’étage totalement sécurisé par la police d’État où se trouvaient les chambres des acteurs, l’agitation était à son comble. Les exemplaires du New York Times étaient passés d’une chambre à l’autre, suscitant des cris de rage et de désespoir.
Dans le couloir, Harvey et Ostrovski en lisaient des passages à haute voix.
— On me traite de maniaque et d’illuminé ! s’offusqua Harvey. Il y est dit que la pièce ne vaut rien ! Comment ont-ils osé me faire ça ?
— Il est écrit que la Danse des morts est une abomination, s’épouvanta Ostrovski. Mais pour qui se prend-il, ce journaliste, à assassiner sans remords le travail d’un honnête artiste ? Ah, c’est facile de critiquer, assis dans son fauteuil ! Qu’il essaie d’écrire une pièce de théâtre, il verra comme c’est un art complexe !
Dakota, enfermée dans la salle de bains, pleurait toutes les larmes de son corps, tandis que son père, derrière la porte, essayait de la calmer. « Dans le rôle-titre de la pièce, Dakota Eden, fille de Jerry Eden, le président de Channel 14, qui a poussé l’année dernière l’une de ses camarades de classe au suicide, après l’avoir harcelée sur Facebook. »
Dans la suite d’à côté, Steven Bergdorf tambourinait lui aussi à la porte de la salle de bains.
— Ouvre-moi, Alice ! Est-ce que c’est toi qui as parlé au New York Times ? Évidemment que c’est toi ! Comment auraient-ils pu savoir que le directeur de la Revue des lettres new-yorkaises trompe sa femme ? Alice, ouvre cette porte maintenant ! Il faut que tu arranges ça. J’ai eu ma femme au téléphone tout à l’heure, elle est hystérique, il faut que tu lui parles, que tu fasses quelque chose, je ne sais pas quoi, mais sors-moi de cette merde, NOM DE DIEU !
La porte s’ouvrit soudain et Bergdorf manqua de tomber par terre.
— Ta femme ! hurla Alice en larmes. Ta femme ? Mais va te faire foutre avec ta femme !
Elle lui lança un objet au visage avant de crier :
— Je suis enceinte de toi, Steven ! Est-ce que je dois le dire aussi à ta femme ?
Steven ramassa l’objet. C’était un test de grossesse. Il resta effaré. Ce n’était pas possible ! Comment avait-il pu en arriver là ? Il fallait que tout ceci s’arrête. Il devait faire ce qu’il avait prévu en arrivant ici. Il devait la tuer.
Après notre passage à la mairie, nous retournâmes à notre bureau de la salle des archives de l’Orphea Chronicle. Nous consultâmes tous les éléments récoltés et collés contre les murs. Derek, soudain, détacha l’article sur lequel Stephanie avait écrit au feutre rouge : Ce qui était sous nos yeux et que personne n’a vu.
Il répéta à haute voix « Qu’est-ce qui est sous nos yeux et que nous ne voyons pas ? » Il regarda la photographie illustrant l’article. Puis il dit : « Allons là-bas. »
Dix minutes plus tard, nous étions à Penfield Crescent, là où tout avait commencé vingt ans plus tôt, le soir du 30 juillet 1994. Nous nous garâmes dans la rue tranquille et observâmes pendant un long moment la maison qui avait été celle des Gordon. Nous la comparâmes avec la photographie de l’article : rien ne semblait avoir changé depuis 1994, si ce n’est la peinture des maisons de la rue qui avait été rafraîchie.
Les nouveaux propriétaires de la maison de la famille Gordon étaient un couple sympathique, aujourd’hui à la retraite, qui l’avait achetée en 1997.
— Nous savions évidemment ce qui s’était passé ici, nous expliqua le mari. Je ne vous cache pas que nous avons beaucoup hésité, mais le prix était très attractif. Nous n’aurions jamais eu les moyens d’acheter une maison de cette taille s’il avait fallu payer le prix fort. C’était une occasion à saisir.
Je demandai alors au mari :
— L’aménagement de la maison est-il aujourd’hui tel qu’à l’époque ?
— Oui, capitaine, me répondit-il. Nous avons refait entièrement la cuisine, mais la disposition des pièces était exactement comme vous les voyez.
— Est-ce que vous nous autorisez à faire un tour ?
— Je vous en prie.
Nous commençâmes par l’entrée, suivant la reconstitution du dossier de police. Anna lut le rapport.
— Le meurtrier fracasse la porte d’un coup de pied, dit-elle. Il tombe sur Leslie Gordon dans ce couloir et il l’abat, puis se tourne sur sa droite et voit le fils dans cette pièce qui sert de salon et lui tire dessus. Puis il se dirige vers la cuisine où il abat le maire avant de repartir par la porte principale.
Nous refîmes le parcours du salon à la cuisine, puis de la cuisine jusque sur le perron de la maison. Anna reprit :
— Au moment où il sort, il tombe sur Meghan Padalin qui tente de s’enfuir en courant mais reçoit deux balles dans le dos, avant d’être achevée d’une balle dans la tête.
Nous savions à présent que le meurtrier n’était pas venu à bord de la camionnette de Tennenbaum comme nous le pensions, mais soit à bord d’un autre véhicule, soit à pied. Anna regarda encore le jardin et dit soudain :
— Eh bien, quelque chose ne colle pas.
— Qu’est-ce qui ne colle pas ? demandai-je.
— Le meurtrier veut profiter du fait que tout le monde est au festival pour agir. Il se veut invisible, silencieux, furtif. La logique voudrait qu’il rôde autour de la maison, qu’il se glisse dans le jardin, qu’il observe l’intérieur de la maison par une vitre.
— Il l’a peut-être fait, suggéra Derek.
Anna fronça les sourcils.
— Vous m’avez dit que ce jour-là, il y avait une fuite d’une conduite d’arrosage automatique. Tous ceux qui ont mis les pieds sur le gazon ont eu les chaussures trempées. Si le meurtrier était passé par le jardin avant de défoncer la porte, il aurait apporté de l’eau dans la maison. Or le rapport ne mentionne aucune trace de pas humides. Il aurait dû y en avoir, non ?
— C’est un bon point, acquiesça, Derek. Je n’avais pas pensé à ça.
— Et aussi, poursuivit Anna, pourquoi le meurtrier passe-t-il par la porte d’entrée et pas par la porte de la cuisine, à l’arrière de la maison ? C’est une porte vitrée. Une simple vitre. Pourquoi ne pénètre-t-il pas dans la maison par là ? Probablement parce qu’il ignorait l’existence de cette porte vitrée. Son mode opératoire est rapide, violent, brutal. Il a défoncé la porte et massacré tout le monde.
— D’accord, dis-je, mais où veux-tu en venir, Anna ?
— Je ne crois pas que le maire était visé, Jesse. Si le meurtrier avait voulu tuer le maire, pourquoi se ruer sur la porte d’entrée, il avait de meilleures options.
— Tu penses à quoi ? À un cambriolage ? Mais rien n’a été volé.
— Je sais, répondit Anna, mais il y a un détail qui cloche.
Derek réfléchit à son tour et regarda le parc près de la maison. Il s’y dirigea et s’assit sur le gazon. Puis il dit :
— Charlotte Brown a affirmé que, quand elle est arrivée, Meghan Padalin était dans ce parc en train de faire sa gym. On sait par la chronologie des évènements que le meurtrier est arrivé dans cette même rue une minute après qu’elle en est partie. Donc Meghan était toujours dans le parc. Si le meurtrier sort de son véhicule pour aller défoncer la porte des Gordon et les massacrer, pourquoi est-ce que Meghan s’enfuit en direction de la maison ? Ça n’a aucun sens. Elle aurait dû fuir dans l’autre sens.
— Oh, mon Dieu ! m’écriai-je.
Je venais de comprendre. Ce n’était pas la famille Gordon qui était visée en 1994. C’était Meghan Padalin.
Le meurtrier connaissait ses habitudes, il était venu la tuer, elle. Peut-être l’avait-il déjà agressée dans le parc et qu’elle avait tenté de s’enfuir. Il s’était alors posté dans la rue et l’avait abattue. Il était certain que les Gordon étaient absents ce jour-là. Toute la ville était au Grand Théâtre. Mais soudain, il avait vu le fils Gordon à la fenêtre, que Charlotte avait vu, elle aussi, quelques instants plus tôt. Il avait alors défoncé la porte de la maison et il avait massacré tous les témoins.
Voilà ce qui était sous les yeux des enquêteurs depuis le début et que personne n’avait vu : le cadavre de Meghan Padalin, devant la maison. C’était elle qui était visée. Les Gordon étaient des victimes collatérales.
Mi-septembre 1994. Un mois et demi après le quadruple meurtre et un mois avant le drame qui allait nous frapper, Jesse et moi.
Ted Tennenbaum était coincé.
L’après-midi même de l’interrogatoire du caporal Ziggy, qui nous avoua avoir vendu à Tennenbaum un Beretta au numéro de série limé, nous nous rendîmes à Orphea pour procéder à son arrestation. Pour nous assurer de ne pas le rater, nous intervînmes avec deux équipes de la police d’État : la première, emmenée par Jesse, pour investir sa maison, et la seconde, conduite par moi-même au Café Athéna. Mais nous fîmes chou blanc : Tennenbaum n’était pas chez lui. Et le manager de son restaurant ne l’avait pas vu depuis la veille.
— Il est parti en vacances, nous expliqua ce dernier.
— En vacances, m’étonnai-je, où ça ?
— Je ne sais pas. Il a pris quelques jours de congé. Il devrait être de retour lundi.
La perquisition de la maison de Tennenbaum ne donna rien. Celle de son bureau du Café Athéna non plus. Nous ne pouvions pas attendre tranquillement qu’il daigne revenir à Orphea. D’après nos informations, il n’avait pas pris l’avion, du moins pas sous sa véritable identité. Ses proches ne l’avaient pas vu. Et sa camionnette n’était pas là. Nous lançâmes un large plan de recherches : son signalement fut donné dans les aéroports, aux frontières, ses plaques d’immatriculation transmises à toutes les polices du pays. Sa photo fut distribuée dans tous les commerces de la région d’Orphea et dans de nombreuses stations-service de l’État de New York.
Jesse et moi nous relayions entre notre bureau du centre régional de la police d’État, cœur des opérations, et Orphea, où nous planquions devant la maison de Tennenbaum, dormant dans notre voiture. Nous étions persuadés qu’il se cachait dans la région : il connaissait les lieux comme sa poche, disposait de nombreux soutiens. Nous obtînmes même de pouvoir mettre sur écoute la ligne téléphonique de sa sœur, Sylvia Tennenbaum, qui vivait à Manhattan, ainsi que celle du restaurant. Mais en vain. Après trois semaines, les écoutes furent levées pour des questions de coût. Les policiers que le major nous avait alloués pour nous aider furent réaffectés à des missions plus prioritaires.
— Plus prioritaires que l’arrestation d’un quadruple meurtrier ? protestai-je auprès du major McKenna.
— Derek, me répondit le major, je t’ai donné des moyens illimités pendant trois semaines. Tu sais que cette histoire peut durer des mois. Il faut se montrer patients, il va finir par se faire attraper.
Ted Tennenbaum nous avait glissé des mains, et il était en train de nous échapper. Jesse et moi n’en dormions presque plus : nous voulions le retrouver, l’arrêter, pour pouvoir boucler cette enquête.
Tandis que nos recherches s’enfonçaient, les travaux de La Petite Russie avançaient bon train. Darla et Natacha considéraient qu’elles pourraient certainement ouvrir à la fin de l’année.
Mais depuis peu, des tensions étaient apparues entre elles. À l’origine de celles-ci, un article publié dans un journal du Queens. Les habitants du quartier étaient tous très intrigués par l’enseigne du restaurant, et les passants venus poser des questions étaient tombés sous le charme des deux propriétaires. Bientôt, tout le monde parla de La Petite Russie. L’affaire avait intéressé un journaliste qui avait demandé à pouvoir faire un article. Il était venu avec un photographe, qui avait pris une série de photos, dont une de Natasha et Darla, ensemble devant l’enseigne. Mais lorsque l’article parut, quelques jours plus tard, celles-ci découvrirent, consternées, qu’il n’était illustré que d’une photo de Natasha, seule, vêtue d’un tablier frappé du logo du restaurant, et accompagnée de la légende suivante : Natasha Darrinski, propriétaire de LA PETITE RUSSIE.
Bien que Natasha n’y fût pour rien, Darla fut terriblement blessée par cet épisode, qui illustrait bien la fascination que Natasha pouvait exercer sur les gens. Quand elle était dans une pièce, on ne voyait qu’elle.
Alors que tout s’était tellement bien passé jusque-là, ce fut le début de désaccords terribles. Chaque fois que leurs avis divergeaient, Darla ne pouvait s’empêcher de dire :
— De toute façon, Natasha, on fera comme tu veux, toi. C’est toi qui décides de tout, madame la patronne !
— Darla, est-ce que je vais devoir m’excuser encore longtemps pour ce foutu article ? Je n’y suis pour rien. Je ne voulais même pas le faire, je disais qu’il valait mieux attendre que le restaurant ouvre, que ça ferait de la publicité.
— Ah donc, c’est de ma faute ?
— Je n’ai pas dit ça, Darla.
Le soir, lorsque nous les retrouvions l’une ou l’autre, elles étaient démoralisées, éteintes. Jesse et moi sentions bien que La Petite Russie était en train de prendre l’eau.
Darla ne voulait pas d’un projet où elle serait éclipsée par Natasha.
Quant à Natasha, elle souffrait d’être Natasha, la fille qui, malgré elle, attirait tous les regards.
C’était tellement dommage. Elles avaient tout pour réussir un merveilleux projet dont elles rêvaient depuis maintenant dix ans et pour lequel elles avaient travaillé tellement dur. Ces heures passées à trimer au Blue Lagoon, à mettre de côté chaque dollar gagné pour le projet, ces années passées à concevoir un endroit à leur image, tout cela était en train de s’effondrer.
Jesse et moi ne voulions surtout pas nous en mêler. Notre dernier moment passé tous les quatre ensemble avait été un désastre. Réunis dans la cuisine de Natasha pour goûter les plats finalement choisis pour figurer sur la carte de La Petite Russie, j’avais commis la pire des gaffes. En goûtant à nouveau à ce fameux sandwich au bœuf agrémenté de cette sauce si particulière, je m’étais extasié et j’avais eu le malheur de parler de « la sauce Natasha ». Darla avait aussitôt fait une scène :
— La sauce Natasha ? Alors c’est comme ça qu’on l’appelle ? Pourquoi est-ce qu’on ne rebaptiserait pas le restaurant Chez Natasha ?
— Ce n’est pas la sauce Natasha, avait essayé de la calmer cette dernière. C’est notre restaurant, à toutes les deux, et tu le sais bien.
— Non, je ne le sais pas bien, Natasha ! Car j’ai surtout l’impression d’être juste une employée à tes ordres, Madame-je-décide-de-tout.
Elle était partie en claquant la porte.
Aussi, lorsque quelques semaines plus tard elles nous proposèrent de les accompagner chez l’imprimeur pour décider de la typographie des menus du restaurant, Jesse et moi déclinâmes. J’ignore si elles voulaient vraiment notre avis, ou simplement que nous jouions les pacificateurs, mais ni Jesse ni moi n’avions l’intention de nous en mêler.
Ce jour-là était le jeudi 13 octobre 1994. Et ce fut le jour où tout bascula.
C’était le début de l’après-midi. Jesse et moi étions dans notre bureau, à avaler des sandwichs, lorsque le téléphone de Jesse sonna. C’était Natasha, elle était en pleurs. Elle appelait depuis un magasin de chasse et pêche de Long Island.
— Darla et moi, on s’est disputées dans la voiture en allant chez l’imprimeur, lui expliqua-t-elle. Elle s’est soudain arrêtée sur le bas-côté et m’a mise dehors. J’ai oublié mon sac à main à l’intérieur, je suis perdue, sans argent.
Jesse lui dit de ne pas bouger, qu’il allait venir la chercher. Je décidai de l’accompagner. Nous récupérâmes la pauvre Natasha en larmes. Nous nous efforçâmes de la réconforter, nous lui promîmes que tout finirait par s’arranger, mais elle répétait que pour elle le restaurant, c’était fini, qu’elle ne voulait plus en entendre parler.
Nous manquâmes de peu Darla, qui avait fait demi-tour pour récupérer son amie : elle se haïssait pour ce qu’elle venait de faire, elle était prête à tout pour se faire pardonner. Ne trouvant pas Natasha, elle s’arrêta devant le magasin de chasse et pêche, planté au bord de cette route déserte. Le propriétaire des lieux lui indiqua qu’il avait bien vu une jeune femme en pleurs, qu’il lui avait prêté le téléphone et que deux hommes étaient venus la chercher. « Ils viennent à peine de s’en aller, dit-il, ça ne fait même pas une minute. »
Je crois qu’à quelques instants près, Darla nous aurait vus devant le magasin de chasse et pêche. Et tout aurait été différent.
Nous étions en route pour raccompagner Natasha chez elle, lorsque soudain notre radio se mit à crépiter. Ted Tennenbaum venait d’être repéré dans une station-service toute proche.
J’attrapai le micro de la radio et m’annonçai à la centrale. Jesse se saisit du gyrophare et le plaça sur le toit, avant d’enclencher la sirène.
Le jour où tout bascula.
Il était 17 heures 30. Les portes du Grand Théâtre allaient bientôt ouvrir. La rue principale, bouclée par la police, était noire de monde. Il y régnait une agitation complètement folle. Au milieu des journalistes, des badauds et des vendeurs ambulants de souvenirs, les détenteurs de billets s’entassaient contre les barrières de sécurité qui empêchaient encore l’accès au Grand Théâtre. Des déçus, qui n’avaient pu obtenir le sésame pour la première, arpentaient la foule avec des panneaux de leur fabrication, promettant des sommes folles contre un billet.
Un peu plus tôt, les chaînes télévisées d’information en continu avaient diffusé en direct l’arrivée au Grand Théâtre du convoi des acteurs, sous très haute protection. Avant de franchir la porte de l’entrée des artistes, chacun avait été minutieusement fouillé et passé au détecteur de métaux.
Aux entrées principales du Grand Théâtre, des policiers terminaient d’installer des portiques de détection. Le public ne tenait plus en place. Dans un peu plus de deux heures, la première représentation de La Nuit noire allait commencer. L’identité de l’auteur du quadruple meurtre de 1994 serait enfin révélée.
Dans la salle des archives de l’Orphea Chronicle, Derek, Anna et moi nous préparions à rejoindre à notre tour le Grand Théâtre. Condamnés à assister au triomphe ridicule de Kirk Harvey. La veille, le major McKenna nous avait mis en garde et nous avait ordonné de nous tenir loin de lui. « Au lieu de vous en prendre à Harvey, avait-il dit à Derek et moi, vous feriez mieux de boucler votre enquête et de découvrir la vérité. » C’était injuste. Nous avions travaillé sans relâche, jusqu’à la dernière minute, mais malheureusement sans beaucoup de succès. Pourquoi Meghan Padalin avait-elle été tuée ? Qui aurait eu une bonne raison de vouloir éliminer cette femme sans histoire ?
Michael Bird nous avait apporté une aide précieuse, passant quasiment une nuit blanche à nos côtés. Il avait réuni tout ce qu’il pouvait sur Meghan, pour que nous puissions reconstituer sa biographie. Elle était née à Pittsburgh, et avait étudié la littérature dans une petite université de l’État de New York. Elle avait brièvement vécu à New York avant de s’installer à Orphea en 1990, avec son mari, Samuel, qui travaillait comme ingénieur dans une usine de la région. Elle avait été rapidement engagée par Cody dans sa librairie.
Et que dire du mari, Samuel Padalin, qui avait soudain resurgi à Orphea pour participer à la pièce de théâtre ? Depuis l’assassinat de sa femme, il avait déménagé à Southampton et s’était remarié.
Samuel Padalin semblait lui aussi être un homme sans histoire. Il n’avait pas de casier judiciaire et s’était engagé en tant que bénévole dans diverses associations. Sa nouvelle femme, Kelly Padalin, était médecin. Ils avaient deux enfants, de 10 et 12 ans.
Pouvait-il alors y avoir un lien entre Meghan Padalin et Jeremiah Fold ? Ou même entre Samuel Padalin et Jeremiah ?
Nous avions téléphoné à l’ancien agent spécial Grace de l’ATF, mais le nom de Padalin ne lui disait rien. Impossible de questionner Costico, qui demeurait introuvable. Nous avions interrogé alors Virginia Parker, la chanteuse du Club qui avait eu un enfant avec Jeremiah Fold, mais elle assurait n’avoir jamais entendu parler de Samuel ni de Meghan Padalin.
Personne n’avait de lien avec personne. C’était presque invraisemblable. À l’heure où les portes du théâtre allaient ouvrir, nous en étions même à nous demander s’il ne s’agissait pas de deux enquêtes distinctes.
— Le meurtre de Meghan d’un côté, et les embrouilles de Gordon avec Jeremiah Fold de l’autre, songea Derek.
— Sauf que Gordon n’a apparemment aucun lien avec Jeremiah Fold non plus, fis-je remarquer.
— Mais la pièce de Harvey semble bien parler de Jeremiah Fold, nous rappela Anna. Je crois que tout est lié.
— Donc si je comprends bien, résuma Michael, tout est lié mais rien n’est lié. C’est un peu un casse-tête chinois, votre histoire.
— À qui le dis-tu ! soupira Anna. À cela s’ajoute le meurtrier de Stephanie. Pourrait-il s’agir d’une seule et même personne ?
Derek, pour essayer de sortir de cette confusion, rassembla ses esprits.
— Essayons de nous mettre à la place du tueur. Si j’étais lui, que ferais-je aujourd’hui ?
— Soit je serais déjà parti très loin, répondis-je, au Venezuela, ou dans n’importe quel autre pays qui n’extrade pas. Soit je tenterais d’empêcher la représentation.
— Empêcher la représentation ? s’étonna Derek. Mais la salle a été fouillée avec des chiens et toute personne voulant y accéder sera fouillée.
— Je crois qu’il sera là, dis-je. Je crois que le meurtrier sera dans la salle, parmi nous.
Nous décidâmes de nous rendre au Grand Théâtre et d'observer les spectateurs au moment où ils entreraient dans le bâtiment. Peut-être qu’un comportement particulier nous alerterait ? Ou que nous reconnaîtrions un visage. Mais nous voulions aussi en savoir davantage sur ce que mijotait Kirk Harvey. Si nous pouvions avoir le nom du tueur avant qu’il le fasse prononcer par un acteur, cela nous donnerait une longueur d’avance.
Le seul moyen de lire dans la tête de Harvey était de pouvoir accéder à son matériel créatif. Et notamment au dossier d’enquête qu’il cachait quelque part. Nous envoyâmes Michael Bird au Palace du Lac pour fouiller sa chambre en son absence.
— Ce que je pourrais découvrir n’aura jamais valeur de preuve, nous rappela Michael.
— On n’a pas besoin de preuve, dit Derek. On a besoin d’un nom.
— Et comment pourrai-je accéder aux étages ? demanda-t-il. Il y a des flics partout dans l’hôtel.
— Montrez-leur votre accréditation pour la pièce et dites que c’est Kirk Harvey qui vous envoie récupérer des affaires. Je vais les prévenir de votre arrivée.
Si les policiers se montrèrent prêts à laisser Michael accéder à l’étage, le directeur de l’hôtel fut réticent à lui donner un double de la clé de la chambre.
— Monsieur Harvey a donné des consignes très claires, expliqua-t-il à Michael, personne ne doit accéder à sa chambre.
Mais comme Michael insistait, expliquant que c’était Harvey lui-même qui l’envoyait chercher un cahier de notes, le directeur décida de l’accompagner dans la suite.
La chambre était dans un ordre parfait. En pénétrant à l’intérieur, sous le regard soupçonneux du directeur, Michael ne vit aucun document. Pas un livre, pas une feuille de notes. Rien. Il vérifia le bureau, les tiroirs et même la table de nuit. Mais il n’y avait rien. Il jeta un coup d’œil dans la salle de bains. « Je ne crois pas que monsieur Harvey range ses cahiers dans la salle de bains », lui fit remarquer le directeur, agacé.
— Il n’y a rien dans la chambre de Harvey, nous informa Michael en nous retrouvant dans le foyer du Grand Théâtre, après avoir passé les interminables contrôles de sécurité.
Il était 19 heures 30. La pièce allait débuter dans une demi-heure. Nous n’avions pas réussi à doubler Harvey. Nous allions devoir apprendre le nom du meurtrier de la bouche de ses acteurs, comme tous les autres spectateurs. Et nous étions inquiets de savoir comment le meurtrier, s’il était dans la salle, allait réagir.
19 heures 58. Dans les coulisses du théâtre, à quelques minutes de monter sur les planches, Harvey avait réuni ses acteurs dans le couloir qui menait des loges à la scène. Face à lui se tenaient Charlotte Brown, Dakota et Jerry Eden, Samuel Padalin, Ron Gulliver, Meta Ostrovski, Steven Bergdorf et Alice Filmore.
— Mes amis, leur dit-il, j’espère que vous êtes prêts à découvrir le frisson de la gloire et du triomphe. Votre prestation, absolument unique dans toute l’histoire du théâtre, va bouleverser la nation tout entière.
20 heures.
La salle fut plongée dans le noir. Le brouhaha des spectateurs cessa aussitôt. La tension était palpable. Le spectacle allait commencer. Derek, Anna et moi nous tenions au dernier rang, debout, chacun à l’une des portes de la salle.
Le maire Brown apparut sur scène pour son discours d’ouverture. Je repensai à l’arrêt sur image de la vidéo de cette même séquence, mais vingt ans plus tôt, que Stephanie Mailer avait entourée d’un coup de feutre.
Après quelques propos convenus, le maire conclut son discours par « C’est un festival qui va marquer les mémoires. Que le spectacle commence ». Il descendit de scène pour s’asseoir au premier rang. Le rideau se leva. Le public frissonna.
Sur scène, Samuel Padalin, qui joue le mort, et à côté, Jerry en policier. Dans un coin, Steven et Alice, chacun un volant entre les mains, jouent les automobilistes excédés. Dakota avance doucement. Harvey annonce alors :
C’est une nuit sinistre. Il pleut. Sur une route de campagne, la circulation est paralysée : un gigantesque embouteillage s’est formé. Les automobilistes, exaspérés, klaxonnent rageusement.
On ne peut pas les entendre, mais tout en mimant des coups donnés sur leur klaxon, Steven et Alice se disputent. « Alice, tu dois avorter ! — Jamais, Steven ! C’est ton enfant et tu devras assumer. »
Harvey continue :
Une jeune femme, marchant sur le bas-côté, remonte la file des voitures immobiles.
LA JEUNE FEMME (Dakota) : Qu’est-ce qui se passe ?
LE POLICIER (Jerry) : Un homme mort. Accident de moto tragique.
LA JEUNE FEMME : Accident de moto ?
LE POLICIER : Oui, il a percuté un arbre à pleine vitesse. Il n’en reste que de la bouillie.
Le public est médusé. Puis Harvey hurle : « La Danse des morts ! » Et tous les acteurs s’écrient : « La Danse des morts ! La Danse des morts ! » Ostrovski et Ron Gulliver apparaissent en slip et le public éclate de rire.
Gulliver tient son carcajou empaillé contre lui et déclame : « Carcajou, mon beau carcajou, sauve-nous de la fin si proche ! » Il embrasse l’animal et se jette au sol. Ostrovski, ouvrant grand les bras, et essayant surtout de ne pas se laisser déconcentrer par les rires du public qui le troublent, déclame alors :
Dies iræ, dies illa,
Solvet sæclum in favílla !
C’est à cet instant que je m’aperçus qu’Harvey n’avait pas ses feuilles en main. Je rejoignis Derek.
— Harvey avait dit qu’il donnerait ses feuillets aux acteurs au fur et à mesure, mais il n’a rien en main.
— Qu’est-ce que ça signifie ?
Tandis que sur scène démarrait la séquence dans le Club où Charlotte chante, Derek et moi nous précipitâmes aussitôt hors de la salle pour rejoindre les coulisses. Nous trouvâmes la loge de Harvey, elle était fermée à clé. Nous l’ouvrîmes d’un coup de pied. Sur une table, nous vîmes aussitôt le dossier de police, mais surtout sa fameuse pile de feuilles. Nous fîmes défiler les pages. Il y avait bien les premières scènes qui venaient d’être jouées, puis venait, après celle du bar, une apparition de Meghan, seule, qui déclarait :
L’heure de vérité est venue. Le nom de l’assassin est…
La phrase s’arrêtait sur trois points de suspension. Il n’y avait plus rien ensuite. Que des pages blanches. Derek, après un instant de stupéfaction, s’écria soudain :
— Oh, mon Dieu, Jesse, tu avais raison ! Harvey n’a aucune idée sur l’identité de l’assassin : il attend qu’il se démasque lui-même en interrompant le spectacle.
Au même instant, Dakota s’avançait seule sur la scène. Elle annonça alors d’un ton prophétique : « L’heure de vérité est venue. »
Derek et moi nous précipitâmes hors de la loge : il fallait arrêter le spectacle avant qu’il ne se passe quelque chose de grave. Mais il était trop tard. La salle était plongée dans l’obscurité totale. La nuit noire. Seule la scène était éclairée. Alors que nous arrivions à hauteur de la scène, Dakota commençait sa phrase : « Le nom de l’assassin est… »
Soudain deux coups de feu retentirent. Dakota s’effondra au sol.
La foule se mit à hurler. Derek et moi dégainâmes nos armes et nous précipitâmes sur la scène en hurlant à la radio : « Coup de feu, coup de feu ! » Les lumières de la salle s’allumèrent, une scène de panique générale éclata. Les spectateurs, terrifiés, essayaient de fuir par tous les moyens. C’était une cohue totale. Nous n’avions pas vu le tireur. Anna non plus. Et nous ne pouvions plus arrêter ce flot humain qui se déversait par les issues de secours. Le tireur s’était mêlé à la foule. Il était peut-être déjà loin.
Dakota gisait au sol, prise de convulsions, il y avait du sang partout. Jerry, Charlotte et Michael s’étaient précipités autour d’elle. Jerry hurlait. J’appuyai sur ses plaies pour freiner l’hémorragie, tandis que Derek s’époumonait à la radio : « On a un blessé par balles ! Envoyez des secours sur la scène ! »
Le flot de spectateurs se déversa dans la rue principale, déclenchant un gigantesque mouvement de panique que la police ne pouvait pas contenir. Les gens hurlaient. On parlait d’un attentat.
Steven courut avec Alice jusqu’à se retrouver dans un petit parc désert. Ils s’y arrêtèrent pour reprendre leur souffle.
— Mais que s’est-il passé ? demanda Alice, paniquée.
— Je n’en sais rien, répondit Steven.
Alice observa la rue. Il n’y avait personne. Tout était désert. Ils avaient couru longtemps. Steven comprit que c’était le moment ou jamais. Alice lui tournait le dos. Il ramassa une pierre par terre et asséna un coup d’une violence inouïe sur le crâne d’Alice, qui se brisa aussitôt. Elle s’écroula par terre. Morte.
Steven, terrifié par ce qu’il venait de faire, lâcha la pierre et recula, contemplant le corps inerte. Il eut envie de vomir. Il observa autour de lui, paniqué. Il n’y avait personne. On ne l’avait pas vu. Il traîna le corps d’Alice dans un fourré et s’enfuit à toutes jambes en direction du Palace du Lac.
De la rue principale, on entendait des cris et des sirènes. Des véhicules d’urgence affluaient.
C’était le chaos total.
C’était la Nuit noire.
Vendredi 21 septembre 2012. Le jour où tout bascula.
Jusque-là, tout allait bien. Dans ma vie professionnelle et dans ma vie amoureuse avec Mark. J’étais inspectrice au commissariat du 55e district. Mark, avocat dans le cabinet de mon père, développait avec succès une clientèle d’affaires qui lui assurait d’importants revenus. Nous nous aimions. Nous étions un couple heureux. Au travail et à la maison. Des jeunes mariés heureux. J’avais même l’impression que nous étions plus heureux et épanouis que la plupart des autres couples que nous connaissions et auxquels je me comparais souvent.
Je crois que le premier écueil dans notre relation fut mon changement d’affectation au sein de la police. Ayant rapidement fait mes preuves sur le terrain, je fus proposée par mes supérieurs pour rejoindre en qualité de négociatrice une unité d’intervention en cas de prise d’otages. Je réussis brillamment les tests pour ce nouveau poste.
Mark ne comprit d’abord pas très bien ce qu’impliquait ma nouvelle affectation. Jusqu’à ce que je passe malgré moi à la télévision, lors d’une prise d’otages dans un supermarché du Queens au début de l’année 2012. On me vit à l’écran dans ma tenue noire, harnachée de mon gilet pare-balles, un casque balistique entre les mains. Les images firent le tour de la famille et de nos amis.
— Je croyais que tu étais négociatrice, dit Mark, effaré, après avoir regardé la séquence en boucle.
— C’est le cas, lui assurai-je.
— À voir ta tenue, on croirait que tu es plus dans l’action que dans la réflexion.
— Mark, c’est une unité qui gère des prises d’otages. On ne fait pas du yoga pour régler ce genre de problèmes.
Il resta silencieux un moment, tracassé. Se servit un verre, fuma quelques cigarettes, puis vint me prévenir :
— Je ne sais pas si je pourrai supporter que tu fasses ce boulot.
— Tu connaissais les risques de mon métier en m’épousant, lui rappelai-je.
— Non, quand je t’ai connue, tu étais inspectrice. Tu ne faisais pas ce genre d’idioties.
— Des idioties ? Mark, je sauve des vies.
Les tensions s’aggravèrent après qu’un détraqué abattit à bout portant deux policiers qui buvaient un café dans leur voiture, garée dans une rue de Brooklyn, la fenêtre ouverte.
Mark était inquiet. Quand je partais le matin, il me disait : « J’espère que je te retrouverai ce soir. » Les mois s’écoulèrent. Peu à peu, les allusions ne suffirent plus : Mark se montra plus insistant et en vint à me suggérer une reconversion professionnelle.
— Pourquoi tu ne viendrais pas travailler avec moi au cabinet d’avocats, Anna ? Tu pourrais m’aider sur les gros dossiers.
— T’aider ? Tu voudrais que je sois ton assistante ? Tu penses que je ne suis pas capable d’avoir mes propres dossiers ? Dois-je te rappeler que je suis avocate diplômée, comme toi ?
— Ne me fais pas dire ce que je n’ai pas dit. Mais je pense que tu devrais penser plus loin que ton futur immédiat, et envisager un travail à temps partiel.
— Partiel ? Pourquoi un temps partiel ?
— Anna, quand on aura des enfants, tu ne vas quand même pas passer tes journées loin d’eux ?
Mark avait des parents carriéristes qui s’étaient très peu occupés de lui lorsqu’il était enfant. Il en avait gardé une blessure qu’il réparait en travaillant d’arrache-pied dans l’idée de subvenir seul aux besoins du ménage et de permettre à sa femme de rester à la maison.
— Je ne serai jamais une femme au foyer, Mark. Ça aussi, tu le savais avant de m’épouser.
— Mais tu n’as plus besoin de travailler, Anna, je gagne suffisamment d’argent !
— J’aime mon métier, Mark. Je regrette que ça te déplaise tant.
— Promets-moi au moins d’y réfléchir.
— C’est non, Mark ! Mais ne t’inquiète pas, nous ne serons pas comme tes parents.
— Ne mêle pas mes parents à ça, Anna !
Lui pourtant y mêla mon père en se confiant à lui. Et ce dernier m’en parla un jour que nous nous retrouvions tous les deux. C’était ce fameux vendredi 21 septembre. Je me souviens que c’était une magnifique journée d’été indien : un soleil éclatant inondait New York, le thermomètre dépassait les vingt degrés Celsius. Je ne travaillais pas ce jour-là et je retrouvai mon père pour déjeuner sur la terrasse d’un petit restaurant italien que nous adorions tous les deux. L’établissement n’était pas proche du cabinet de mon père et je songeai que s’il m’y donnait rendez-vous un jour de semaine, c’est qu’il voulait me parler de quelque chose d’important.
Effectivement, à peine fûmes-nous installés à table qu’il me dit :
— Anna, ma chérie, je sais que tu as des problèmes de couple.
Je manquai de recracher l’eau que j’étais en train de boire.
— On peut savoir qui t’a raconté ça, papa ? demandai-je.
— Ton mari. Il a peur pour toi, tu sais.
— Je faisais déjà ce métier quand il m’a rencontrée, papa.
— Alors, tu vas tout sacrifier pour ton boulot de flic ?
— J’adore mon travail. Est-ce que quelqu’un peut respecter cela ?
— Tu risques ta peau tous les jours !
— Mais enfin, papa, je peux aussi bien mourir happée par un bus en sortant de ce restaurant.
— Ne joue pas sur les mots, Anna. Mark est un garçon fantastique, ne fais pas l’idiote avec lui.
Le soir même, Mark et moi eûmes une violente dispute.
— Je ne peux pas croire que tu sois allé pleurnicher auprès de mon père ! lui reprochai-je, furieuse. Nos histoires de couple ne concernent personne d’autre que nous !
— J’espérais que ton père pourrait te raisonner. Il est la seule personne à avoir un peu d’influence sur toi. Mais au fond, tu ne penses à rien d’autre qu’à ton petit bonheur à toi. Tu es tellement égoïste, Anna.
— J’aime mon métier, Mark ! Je suis une bonne policière ! Est-ce si difficile à comprendre ?
— Et toi, est-ce que tu peux comprendre que je n’en peux plus d’avoir peur pour toi ? De tressaillir quand ton téléphone sonne au milieu de la nuit et que tu disparais pour une urgence ?
— Ne sois pas de mauvaise foi : ça n’arrive vraiment pas si souvent.
— Mais ça arrive. Franchement, Anna, c’est trop dangereux ! Ce n’est plus un métier pour toi !
— Et comment sais-tu ce qui est un métier pour moi ?
— Je le sais, c’est tout.
— Je me demande comment tu peux être aussi con…
— Ton père est d’accord avec moi !
— Mais je ne me suis pas mariée avec mon père, Mark ! Je me fous de ce qu’il pense !
Mon téléphone sonna à cet instant. Je vis sur l’écran que c’était mon chef. À une heure pareille, ce ne pouvait être qu’une urgence et Mark le comprit aussitôt.
— Anna, s’il te plaît, ne prends pas cet appel.
— Mark, c’est mon chef.
— Tu es en congé.
— Justement, Mark. S’il appelle, c’est que c’est important.
— Mais bordel, tu n’es pas la seule flic de cette ville, non ?
J’eus un instant d’hésitation. Puis je répondis.
— Anna, me dit mon chef à l’autre bout du fil, il y a une prise d’otages dans une bijouterie à l’angle de Madison Avenue et de la 57e Rue. Le quartier est bouclé. On a besoin d’une négociatrice.
— Très bien, dis-je en notant l’adresse sur un morceau de papier. Comment s’appelle la bijouterie ?
— Bijouterie Sabar.
Je raccrochai et j’attrapai mon sac avec mes affaires, toujours prêt à côté de la porte. Je voulus embrasser Mark mais il avait disparu dans la cuisine. Je soupirai tristement, et m’en allai. En sortant de notre maison, je vis nos voisins, par la fenêtre de leur salle à manger, qui terminaient de dîner. Ils avaient l’air heureux. Pour la première fois, je songeai que les autres couples étaient sans doute plus épanouis que le nôtre.
Je montai dans ma voiture banalisée, enclenchai les gyrophares et je partis dans la nuit.
Jeudi 13 octobre 1994. Le jour où tout bascula.
Nous arrivâmes à toute allure à la station-service. Il ne fallait pas que Tennenbaum nous échappe.
Nous étions tellement absorbés par notre poursuite que j’en avais oublié Natasha, sur la banquette arrière, qui se cramponnait. Jesse, suivant les indications données à la radio, me guidait.
Nous prîmes la route 101, puis la 107. Tennenbaum avait été pris en chasse par deux patrouilles de police, qu’il tentait de semer par tous les moyens.
— Continue tout droit, puis prends la route 94, m’ordonna Jesse, on va lui barrer le chemin et monter un barrage.
J’accélérai encore pour gagner du terrain et m’engageai sur la route 94. Mais alors que nous atteignions la 107, la camionnette noire de Tennenbaum, avec son logo peint sur la vitre arrière, nous coupa la route. J’eus juste le temps de l’apercevoir au volant.
Je filai à ses trousses. Il avait réussi à distancer les patrouilles. J’étais décidé à ne pas le lâcher. Nous vîmes bientôt devant nous le grand pont qui franchissait la rivière du Serpent. Nous étions quasiment pare-chocs contre pare-chocs. Je parvins à accélérer encore pour me mettre presque à sa hauteur. Il n’y avait personne venant en face.
— Je vais essayer de le coincer contre la rambarde sur le pont.
— Très bien, me dit Jesse. Vas-y.
Au moment où nous nous nous engagions sur le pont, je donnai un coup de volant et heurtai l’arrière de la camionnette de Tennenbaum qui en perdit le contrôle et percuta la rambarde. Mais celle-ci, au lieu de le retenir, céda et il partit dans le décor. Je n’eus pas le temps de freiner.
La camionnette de Ted Tennenbaum plongea dans la rivière et la nôtre aussi.