TROISIÈME PARTIE. Élévation

1. Natasha. Jeudi 13 octobre 1994

JESSE ROSENBERG Jeudi 13 octobre 1994

Ce jour-là, lorsque, à la poursuite de Ted Tennenbaum, Derek perd le contrôle de la voiture et que la rambarde du pont a volé en éclats, je nous vois plonger dans la rivière au ralenti. Comme si, soudain, le temps s’était arrêté. Je vois l’étendue d’eau se rapprocher du pare-brise. La chute me semble se prolonger pendant des dizaines de minutes : elle ne dure en réalité que quelques secondes.

Au moment où la voiture va toucher l’eau, je m’aperçois que je n’ai pas attaché ma ceinture. Sous l’impact, ma tête heurte la boîte à gants. C’est le trou noir. Ma vie défile sous mes yeux. Je retrouve les années écoulées.

Je me revois à la fin des années 1970, lorsque j’avais neuf ans et que, après le décès de mon père, ma mère et moi avions déménagé à Rego Park pour être plus proches de mes grands-parents. Ma mère avait dû augmenter ses horaires de travail pour pouvoir joindre les deux bouts et comme elle ne voulait pas que je reste trop longtemps seul après l’école, je devais, à la fin des classes, aller chez mes grands-parents qui habitaient à une rue de mon école primaire, et j’y restais jusqu’au retour de ma mère.

Mes grands-parents étaient des êtres objectivement affreux, mais à qui, pour des raisons sentimentales, je vouais une profonde affection. Ils n’étaient ni doux ni gentils et, surtout, ils étaient incapables de se tenir correctement en toutes circonstances. La phrase préférée de mon grand-père était « Bande de petits cons ! » Celle de ma grand-mère était « C’est de la merde ! » Ils répétaient leurs jurons à longueur de journée, comme deux perroquets rabougris.

Dans la rue, ils houspillaient les enfants et insultaient les passants. « Bande de petits cons ! » entendait-on d’abord. Puis ma grand-mère : « C’est de la merde ! »

Dans les magasins, ils malmenaient les employés. « Bande de petits cons ! » décrétait Grand-père. « C’est de la merde ! » surenchérissait Grand-mère.

À la caisse du supermarché, ils doublaient tout le monde sans aucune gêne. Quand les clients protestaient, Grand-père leur disait : « Bande de petits cons ! » Quand ces mêmes clients restaient muets par respect pour les aînés, Grand-père leur disait : « Bande de petits cons ! » Puis le caissier, ayant scanné les codes-barres de leurs produits sur sa caisse enregistreuse, leur annonçait la somme totale et Grand-mère lui disait : « C’est de la merde ! »

À Halloween, les enfants qui avaient la mauvaise idée de sonner à leur porte pour réclamer des bonbons, voyaient mon grand-père ouvrir avec fracas et hurler « Bande de petits cons ! », avant que ma grand-mère ne surgisse et leur jette un seau d’eau glacée au visage pour les chasser en hurlant « C’est de la merde ! » On voyait les petits corps déguisés s’enfuir en pleurant, trempés jusqu’aux os, dans les rues glaciales de l’hiver new-yorkais, et condamnés au mieux à une grippe, au pire à une pneumonie.


Mes grands-parents avaient les réflexes de ceux qui avaient connu la faim. Au restaurant, Grand-mère vidait systématiquement le panier de pain dans son sac à main. Grand-père demandait aussitôt au serveur qu’il le remplisse, et Grand-mère poursuivait son entreprise de stockage. Avez-vous eu des grands-parents à qui, au restaurant, le serveur disait : « À partir de maintenant, nous allons devoir vous facturer le pain si vous en demandez encore » ? Moi, oui. Et la scène qui s’ensuivait était encore plus gênante. « C’est de la merde ! » lui assénait Grand-mère de sa bouche sans dents. « Bande de petits cons ! » surenchérissait Grand-père en lui lançant des tranches de pain au visage.


L’essentiel des conversations que ma mère avait avec ses parents consistait en des « Arrêtez maintenant ! » ou « Tenez-vous correctement ! » ou des « Je vous en supplie, ne me faites pas honte ! » ou encore « Faites au moins un effort devant Jesse ! » Souvent, quand nous rentrions de chez eux, maman me disait qu’elle avait honte de ses parents. Moi je ne trouvais rien à leur reprocher.


Notre déménagement à Rego Park avait impliqué que je change d’école. Quelques semaines après mon arrivée dans le nouvel établissement scolaire, un de mes camarades de classe décréta : « Tu t’appelles Jesse… comme Jessica ! » Il ne fallut pas un quart d’heure pour que mon nouveau surnom se propage. Et toute la journée, je dus endurer des sobriquets tels que « Jesse la fille ! » ou « Jessica la nana ! ».

Ce jour-là, meurtri par les humiliations, je rentrai de l’école en pleurant.

— Pourquoi tu pleures ? me demanda sèchement Grand-père en me voyant franchir l’entrée de sa maison. Les hommes qui pleurent, ce sont des filles.

— Mes copains d’école m’appellent Jessica, me lamentai-je.

— Eh bien tu vois, ils ont raison.

Grand-père me conduisit à la cuisine où Grand-mère était en train de préparer mon goûter.

— Pourquoi il pleurniche celui-là ? demanda Grand-mère à Grand-père.

— Parce que ses copains le traitent de fillette, expliqua Grand-père.

— Pfft ! les hommes qui pleurent, c’est des filles, décréta Grand-mère.

— Ah ! tu vois ! me dit Grand-père. Au moins tout le monde est d’accord.

Comme mon désarroi ne passait pas, mes grands-parents me firent alors part de quelques-unes de leurs bonnes suggestions :

— Frappe-les ! me conseilla Grand-mère. Ne te laisse pas faire !

— Ouais, frappe-les ! approuva Grand-père en fouillant dans le frigidaire.

— Maman m’interdit de me battre, précisai-je pour qu’ils envisagent une riposte plus digne. Peut-être que vous pourriez aller parler à ma maîtresse ?

— Parler, c’est de la merde ! trancha Grand-mère.

— Bande de petits cons ! ajouta Grand-père qui avait déniché de la viande fumée dans le frigo.

— Frappe ton grand-père dans le bide, m’ordonna alors Grand-mère.

— Ouais, viens me frapper dans le bide ! s’enthousiasma Grand-père, postillonnant des morceaux de la viande froide qu’il mâchait goulûment.

Je refusai catégoriquement.

— Si tu ne le fais pas, c’est que t’es une fillette ! me prévint Grand-père.

— Tu préfères frapper Grand-père ou être une fillette ? me demanda Grand-mère.

Face à un tel choix, j’avais dit préférer être une fillette plutôt que faire du mal à Grand-père, et mes grands-parents se mirent à m’appeler « Fillette » pour le reste de l’après-midi.

Le lendemain, de retour chez eux, un cadeau m’attendait sur la table de la cuisine. Pour Jessica, était-il écrit sur un autocollant rose. Je défis l’emballage et trouvai une perruque blonde de petite fille.

— Désormais, tu porteras cette perruque et nous t’appellerons Jessica, m’expliqua Grand-mère, hilare.

— Je ne veux pas être une fillette, protestai-je tandis que Grand-père me la mettait sur la tête.

— Alors prouve-le, me défia Grand-mère. Si tu n’es pas une fillette, tu seras capable de sortir les commissions du coffre de la voiture et de les ranger dans le frigo.

Je m’empressai de m’exécuter. Mais une fois que ce fut fait, réclamant de pouvoir enlever ma perruque et retrouver ma dignité de garçon, Grand-mère considéra que ce n’était pas assez. Il lui fallait une autre preuve. Je demandai aussitôt un autre défi, que je relevai brillamment encore, mais à nouveau, Grand-mère ne fut pas convaincue. Ce n’est qu’après deux jours passés à ranger le garage, préparer le semainier de Grand-père, ramener les vêtements du pressing — que je dus payer avec mon argent de poche —, faire la vaisselle qui traînait et cirer toutes les chaussures de la maison que je compris que Jessica n’était qu’une petite fille prisonnière, esclave de ma grand-mère.

La délivrance vint d’un épisode qui se déroula au supermarché où nous nous rendîmes dans la voiture de mes grands-parents. En arrivant sur le parking, Grand-père, qui conduisait comme un pied, emboutit sans gravité le pare-chocs d’une voiture qui reculait. Lui et Grand-mère sortirent constater les dégâts, pendant que je restais sur la banquette arrière.

— Bande de petits cons ! hurla Grand-père à la conductrice du véhicule qu’il venait d’emboutir et à son mari qui en inspectait sa carrosserie.

— Surveillez votre langage, s’agaça la conductrice, sinon j’appelle les flics.

— C’est de la merde ! intervint Grand-mère qui avait le sens de l’à-propos.

La femme au volant redoubla d’excitation, et s’en prit à son mari qui ne disait rien et se contentait de passer un doigt mollasson sur la griffure zébrant le pare-chocs pour voir s’il était abîmé ou s’il s’agissait d’une salissure.

— Alors, Robert, l’apostropha-t-elle, dis quelque chose, bon sang !

Des curieux s’arrêtèrent avec leurs caddies pour observer la scène tandis que le Robert en question regardait sa femme sans prononcer le moindre mot.

— Madame, suggéra Grand-père à la conductrice, regardez donc dans la boîte à gants si vous n’y trouvez pas les couilles de votre mari.

Le Robert se redressa et, levant un poing menaçant :

— Pas de couilles ? Moi, pas de couilles ? gueula-t-il.

Le voyant prêt à frapper mon grand-père, je descendis illico de la voiture, toujours avec ma perruque sur la tête. « Touchez pas à mon grand-père ! » ordonnai-je à Robert, qui, dans l’agitation, se laissa abuser par ma tignasse blonde et me répondit :

— Elle veut quoi, la petite fille ?

C’en était trop. Allaient-ils comprendre enfin que je n’étais pas une petite fille ?

— Tiens, voilà tes couilles ! lui criai-je de ma voix d’enfant en lui envoyant un sublime coup de poing bien placé qui le fit s’effondrer par terre.

Grand-mère m’attrapa, me jeta sur la banquette arrière de notre voiture et s’y engouffra avec moi, tandis que Grand-père, déjà installé sur le siège conducteur, démarrait en trombe. « Bande de petits cons ! », « C’est de la merde ! » entendirent encore les témoins qui relevèrent l’immatriculation de la voiture de Grand-père avant d’appeler la police.

Cet incident eut plusieurs mérites. L’un d’entre eux fut l’arrivée d’Ephram et Becky Jenson dans ma vie. Ils étaient les voisins de mes grands-parents et je les avais aperçus occasionnellement. Je savais que Becky faisait parfois des courses pour Grand-mère et qu’Ephram rendait de menus services à Grand-père quand, par exemple, le changement d’une ampoule impliquait des exercices d’équilibriste. Je savais aussi qu’ils n’avaient pas d’enfants parce qu’un jour Grand-mère leur avait demandé :

— Vous n’avez pas d’enfants ?

— Non, avait répondu Becky.

— C’est de la merde ! lui avait dit Grand-mère, compatissante.

— Je suis bien d’accord avec vous.

Mais c’est peu après l’incident des couilles de Robert et notre retour précipité du supermarché, que ma relation avec eux débuta pour de bon, lorsque la police frappa à la porte de mes grands-parents.

— Quelqu’un est mort ? demanda Grand-père aux deux policiers sur le palier de la porte.

— Non, monsieur. Par contre, il semblerait que vous et une petite fille ayez été impliqués dans un incident sur le parking du centre commercial de Rego.

— Sur le parking du centre commercial ? répéta Grand-père d’un ton outré. Je n’ai jamais mis les pieds là-bas de toute ma vie !

— Monsieur, une voiture immatriculée à votre nom et correspondant à celle garée devant votre maison a été formellement identifiée par plusieurs témoins après qu’un homme a été agressé par une petite fille blonde.

— Il n’y a pas de petite fille blonde ici, assura Grand-père.

N’étant pas au courant de ce qui se passait, je vins à la porte pour voir à qui parlait Grand-père, avec ma perruque sur la tête.

— Voilà la petite fille ! s’écria le collègue du policier qui parlait.

— Je ne suis pas une petite fille ! m’écriai-je en prenant une grosse voix.

— Touchez pas à ma Jessica ! hurla Grand-père en faisant bloc de son corps dans l’encadrement de la porte.

C’est à ce moment-là que le voisin de mes grands-parents, Ephram Jenson, entra en scène. Alerté par les cris, il rappliqua aussitôt et brandit une plaque de policier. Je ne saisis pas ce qu’il raconta aux deux autres agents, mais je compris qu’Ephram était un policier important. Il lui suffit d’une phrase pour que ses confrères présentent leurs excuses à Grand-père et s’en aillent.

À partir de ce jour-là, Grand-mère, qui avait une certaine peur de l’autorité et des uniformes depuis Odessa, éleva Ephram au rang de Juste. Et, pour le remercier, elle confectionna chaque vendredi après-midi un délicieux gâteau au fromage dont elle avait le secret, qui parfumait la cuisine à mon retour de l’école mais dont je savais que je n’aurais pas droit à la moindre part. Le gâteau prêt et emballé, Grand-mère me disait : « Va vite le leur porter, Jesse. Cet homme, c’est notre Raoul Wallenberg ! » Je me présentais chez les Jenson et, en leur tendant le gâteau, je devais impérativement leur dire : « Mes grands-parents vous remercient de nous avoir sauvé la vie. »

À force d’aller chez les Jenson chaque semaine, ils se mirent à m’inviter à entrer et à rester un peu. Becky me disait que le gâteau était énorme et qu’ils n’étaient que deux, et malgré mes protestations, elle en découpait une part que je mangeais dans leur cuisine avec un verre de lait. Je les aimais beaucoup : Ephram me fascinait et je trouvais en Becky l’amour d’une mère qui me manquait, ne voyant pas assez la mienne. Puis Becky et Ephram me proposèrent bientôt de les accompagner les week-ends à Manhattan, pour nous promener, ou visiter des expositions. Ils me sortaient de chez mes grands-parents. Quand ils sonnaient à la porte et qu’ils demandaient à ma grand-mère si je pouvais les accompagner, j’étais traversé par un immense sentiment de joie.

Quant à la petite fille blonde qui donnait des coups de poing dans les coucougnettes, on ne la retrouva jamais. C’est ainsi que Jessica disparut pour toujours et que je n’eus plus besoin de porter cette affreuse perruque. Parfois, dans des moments d’égarement, Jessica resurgissait dans l’esprit de Grand-mère. En plein repas de famille, alors que nous étions une vingtaine autour de la table, elle déclarait soudain :

— Jessica est morte sur un parking de supermarché.

Il s’ensuivait en général un long silence. Puis un cousin osait demander :

— Qui était Jessica ?

— Sûrement une histoire de la guerre, murmurait un autre.

Tout le monde prenait alors un ton grave et un long silence planait dans la pièce, parce qu’on ne parlait jamais d’Odessa.


Après l’affaire des couilles de Robert, Grand-père considéra que j’étais désormais bel et bien un garçon, et même un garçon courageux et, pour me féliciter, il m’emmena une après-midi dans l’arrière-boutique d’une boucherie casher où un vieillard originaire de Bratislava donnait des cours de boxe. Le vieux était l’ancien boucher — le magasin était désormais tenu par ses fils — et il occupait ses journées en donnant aux petits-enfants de ses amis des leçons gratuites de pugilat, qui consistaient essentiellement à nous faire cogner sur des carcasses rassies au rythme du récit, dans une langue teintée d’un accent lointain, de la finale du championnat de boxe de Tchécoslovaquie en 1931.

C’est ainsi que je découvris que tous les après-midi, à Rego Park, une poignée de vieux bonshommes, sous le prétexte fallacieux de vouloir passer du temps avec leurs petits-enfants, s’enfuyaient du foyer conjugal pour venir à la boucherie. Ils s’installaient sur des chaises en plastique, emmitouflés dans leurs manteaux, buvant du café noir et fumant, pendant qu’une horde d’enfants un peu apeurés tapaient dans des quartiers de viande suspendus au plafond. Et lorsque nous n’en pouvions plus, nous écoutions, assis par terre, les histoires du vieillard de Bratislava.

Pendant des mois, je passai mes fins de journée à boxer à la boucherie, et ce dans le plus grand secret. Il se disait que j’avais peut-être un don pour la boxe et la rumeur rameutait chaque jour une horde de vieux grands-pères aux mille odeurs qui s’agglutinaient dans le froid de la salle pour m’observer, partageant des conserves de produits de l’Est qu’ils se tartinaient sur du pain noir. Je les entendais m’encourager : « Vas-y, mon gars ! », « Cognes-y ! Cognes-y fort ! », et Grand-père, débordant de fierté, répétait à qui voulait l’entendre : « C’est mon petit-fils. »

Grand-père m’avait fortement conseillé de ne rien dire à ma mère de notre nouvelle occupation, et je savais qu’il avait raison. Il avait remplacé la perruque par une tenue de sport flambant neuve que je gardais chez lui et que Grand-mère me lavait tous les soirs pour qu’elle soit propre le lendemain.

Pendant des mois, ma mère ne se douta de rien. Jusqu’à cet après-midi d’avril qui vit le service d’hygiène de la ville ainsi que la police faire une descente dans l’insalubre boucherie après une vague d’intoxications. Je me souviens de la tête incrédule des inspecteurs en débarquant dans l’arrière-boutique, où les dévisageaient une bande de gamins en tenue de boxe et une horde de vieillards, fumant et toussant, le tout dans une odeur âcre de transpiration mêlée à celle des cigarettes.

— Vous vendez la viande après que les gamins ont tapé dessus ? interrogea l’un des policiers qui ne pouvait pas y croire.

— Ben ouais, répondit naturellement le vieillard de Bratislava. C’est bon pour la bidoche, ça l’attendrit. Et attention : ils se lavent les mains avant leur cours.

— C’est pas vrai, pleurnicha un enfant, on ne se lave pas les mains avant !

— Toi, tu es viré du club de boxe ! cria sèchement le vieillard de Bratislava.

— C’est un club de boxe ou une boucherie ? demanda en se grattant le crâne un flic qui n’y comprenait rien.

— Un peu des deux, répondit le vieillard de Bratislava.

— La pièce n’est même pas réfrigérée, se scandalisait un contrôleur du service d’hygiène en prenant des notes.

— Il fait froid dehors et on garde les fenêtres ouvertes, s’entendit-il répondre.

La police avait prévenu ma mère. Mais celle-ci, coincée à son travail, avait appelé le voisin Ephram, qui avait débarqué aussitôt et m’avait ramené à la maison.

— Je vais rester avec toi jusqu’au retour de ta mère, m’avait-il dit.

— Qu’est-ce que tu es comme policier ? lui avais-je alors demandé.

— Je suis inspecteur à la Criminelle.

— Un inspecteur important ?

— Oui. Je suis capitaine.

J’en avais été très impressionné. Puis je lui avais fait part de mon inquiétude :

— J’espère que Grand-père n’aura pas d’ennuis avec la police.

— Avec la police, non, me répondit-il d’un sourire réconfortant. Par contre, avec ta mère…

Ainsi que l’avait pressenti Ephram, maman passa des jours entiers à crier contre Grand-père au téléphone : « Papa, tu deviens complètement fou ! » Elle lui disait que j’aurais pu me blesser, ou m’intoxiquer. Ou je ne sais quoi. Moi, j’étais enchanté : Grand-père, de mémoire bénie, m’avait emmené sur le chemin de la vie. Et il n’allait pas s’arrêter là puisque, après m’avoir initié à la boxe, il allait faire surgir dans ma vie, tel un magicien, Natasha.

Cela se produisit quelques années plus tard, alors que je venais d’avoir dix-sept ans. J’avais, à cette époque, transformé la grande chambre du sous-sol de chez mes grands-parents en une salle de musculation où j’avais entassé des haltères et accroché un sac de sable. Je m’y entraînais tous les jours. Un jour, au milieu des vacances d’été, Grand-mère m’annonça : « Débarrasse ta merde du sous-sol. On a besoin de la place. » Comme je demandais les raisons de mon éviction, Grand-mère m’expliqua qu’ils accueillaient généreusement une cousine éloignée venue du Canada. Généreusement, mon œil ! Ils lui réclamaient certainement un loyer. En guise de compensation, ils me proposèrent de me réinstaller dans le garage où je pourrais continuer mes séances de gymnastique dans les odeurs d’huile et la poussière. Je maudis pendant les jours qui suivirent cette vieille cousine grosse et puante qui me volait mon espace et que j’imaginais déjà le menton poilu, les sourcils épais, les dents jaunâtres, la bouche malodorante, et vêtue de fripes datant de l’époque soviétique. Pire encore : le jour de son arrivée, je dus aller la chercher à la gare de Jamaica, dans le Queens, où elle arrivait de Toronto par le train.

Grand-père me força à emporter une pancarte à son nom, en cyrillique.

— Je ne suis pas son chauffeur ! m’énervai-je. Tu ne veux pas que je mette une casquette tant que tu y es ?

— Sans pancarte, tu ne la retrouveras jamais !

Je partis furieux, avec la pancarte malgré tout, mais en jurant que je ne l’utiliserais pas.

Arrivé dans le hall de la gare de Jamaica, noyé dans la foule des voyageurs, et après avoir abordé quelques vieilles affolées qui n’étaient pas la cousine dégueulasse, je fus bien obligé de m’en remettre à mon ridicule morceau de carton.

Je me souviens du moment où je la vis. Cette fille aux yeux rieurs, dans la vingtaine, aux fines boucles sublimes et aux dents éclatantes qui se planta devant moi et lut mon panneau.

— Tu tiens ton panneau à l’envers, me dit-elle.

Je haussai les épaules.

— Qu’est-ce que ça peut te foutre ? T’es la police des panneaux ?

— Tu ne parles pas russe ?

— Non, répondis-je en tournant le panneau dans le bon sens.

Krassavtchik, me nargua la fille.

— T’es qui, toi ? finis-je par demander, énervé.

— Je suis Natasha, me sourit-elle. C’est mon nom sur ton panneau.

Natasha venait d’entrer dans ma vie.

*

À partir du jour où Natasha débarqua chez mes grands-parents, c’est notre existence à tous qui fut chamboulée. Celle que j’avais imaginée vieille et affreuse se révélait être une jeune femme fascinante et merveilleuse, venue suivre une école de cuisine à New York.

Elle bouscula nos habitudes. Elle annexa le salon où personne ne mettait les pieds et s’y installait après ses cours, pour lire ou réviser ses cours. Elle se lovait dans le canapé avec une tasse de thé, allumait des bougies parfumées qui donnaient à l’air une odeur délicieuse. Cette pièce jusqu’alors lugubre devint celle où tout le monde voulait être. Quand je rentrais du lycée, j’y trouvais Natasha, le nez dans ses classeurs, et, installés dans des fauteuils face à elle, Grand-mère et Grand-père qui buvaient du thé et la contemplaient en totale admiration.

Quand elle n’était pas dans le salon, elle cuisinait. À toute heure du jour ou de la nuit. La maison s’emplissait d’odeurs que je n’avais jamais connues. Il y avait sans cesse des plats en préparation, le frigo ne désemplissait plus. Et quand Natasha cuisinait, mes grands-parents, assis à leur petite table, l’observaient avec passion en se gavant des plats qu’elle déposait devant eux.

De la pièce du sous-sol qui devint sa chambre, elle fit un petit palais confortable, tapissé de couleurs chaudes et dans lequel brûlait en permanence de l’encens. Elle y passait ses week-ends à dévorer des montagnes de livres. Je descendais souvent jusqu’à sa porte, intrigué par ce qui se passait à l’intérieur de la pièce, mais sans jamais oser frapper. C’est finalement Grand-mère qui me rudoyait, me voyant traîner dans la maison : « Ne reste pas là à ne rien faire, me disait-elle en me mettant entre les mains un plateau chargé d’un samovar fumant et de biscuits à peine sortis du four. Sois accueillant avec notre invitée et porte-lui ça, veux-tu ? »

Je m’empressais de descendre avec mon précieux chargement et Grand-mère me regardait faire en souriant, attendrie, sans que j’aie remarqué qu’elle avait mis deux tasses sur le plateau.

Je frappais à la porte de sa chambre et, en entendant la voix de Natasha qui me disait d’entrer, mon cœur doublait sa cadence.

— Grand-mère t’a préparé du thé, disais-je timidement en entrouvrant sa porte.

— Merci, Krassavtchik, me souriait-elle.

Elle était le plus souvent sur son lit à avaler des piles de livres. Après avoir docilement déposé le plateau sur une table basse devant un petit canapé, je restais en général debout, un peu emprunté.

— Tu rentres ou tu sors ? me demandait-elle alors.

Dans ma poitrine, mon cœur battait la chamade.

— Je rentre.

Je m’installais à côté d’elle. Elle nous servait le thé, puis elle roulait un joint et je regardais avec fascination ses doigts aux ongles vernis faire rouler le papier à cigarette dont elle léchait ensuite le bord de la pointe de sa langue pour le coller.

Sa beauté m’aveuglait, sa douceur me faisait fondre, son intelligence me subjuguait. Il n’y avait pas un sujet dont elle ne pouvait parler, pas un livre qu’elle n’ait lu. Elle connaissait tout sur tout. Et surtout, pour mon plus grand bonheur et contrairement à ce qu’affirmaient mes grands-parents, elle n’était pas vraiment une cousine, ou alors fallait-il remonter un bon siècle en arrière pour nous trouver un ancêtre commun.


Au fil des semaines puis des mois, la présence de Natasha fit naître une animation totalement nouvelle dans la maison de mes grands-parents. Elle jouait aux échecs avec Grand-père, avait avec lui d’interminables conversations sur la politique et devint la mascotte de la bande des vieillards de la boucherie, désormais exilée dans un café de Queens Boulevard, avec qui elle s’exprimait directement en russe. Elle accompagnait Grand-mère faire des courses, l’aidait à la maison. Elles cuisinaient ensemble, et Natasha s’avéra une cuisinière hors pair.

La maison s’animait souvent des conversations téléphoniques que Natasha avait avec ses cousines — des vraies — disséminées à travers le globe. Elle me disait parfois : « Nous sommes comme les pétales d’un pissenlit, rond et magnifique, et le vent a soufflé chacun de nous sur des coins différents de la terre. » Elle était pendue au téléphone, que ce soit celui de sa chambre, celui du hall ou celui de la cuisine avec son cordon extensible, et elle babillait dans le combiné pendant des heures, dans toutes sortes de langues et à toute heure du jour et de la nuit, décalage horaire oblige. Il y avait la cousine de Paris, celle de Zürich, celle de Tel-Aviv, celle de Buenos Aires. Elle parlait tantôt anglais, tantôt français, tantôt hébreu, tantôt allemand, mais la plupart du temps c’était le russe qui prenait le dessus.

Les appels devaient coûter des sommes astronomiques mais Grand-père ne disait rien. Au contraire. Souvent, sans qu’elle le sache, il décrochait le combiné dans une autre pièce et écoutait, passionné, la conversation. Je m’installais à côté de lui et il me traduisait à voix basse. C’est ainsi que je compris qu’elle parlait souvent de moi à ses cousines, elle disait que j’étais beau et merveilleux et que mes yeux brillaient. « Krassavtchik, m’expliqua un jour Grand-père après l’avoir entendue m’interpeller ainsi, ça veut dire beau garçon. »


Puis ce fut Halloween.

Ce soir-là, lorsque le premier groupe d’enfants sonna à la porte pour réclamer des bonbons et que Grand-mère se précipita pour ouvrir avec un seau d’eau glacée, Natasha tonna :

— Que fais-tu, Grand-mère ?

— Rien, répondit piteusement Grand-mère, stoppée dans son élan, avant de ramener son seau à la cuisine.

Natasha, qui avait préparé des saladiers remplis de bonbons multicolores, en donna un à chacun de mes grands-parents et les envoya ouvrir la porte. Les enfants, heureux, poussant des cris excités, se servirent à pleines mains avant de disparaître dans la nuit. Et mes grands-parents, les regardant détaler, s’écrièrent gentiment : « Joyeux Halloween, les enfants ! »


À Rego Park, Natasha était comme une tornade d’ondes positives et de créativité. Quand elle n’était pas en cours ni en train de cuisiner, elle faisait des photos dans le quartier, ou allait à la bibliothèque municipale. Elle laissait sans cesse des mots derrière elle pour avertir mes grands-parents de ce qu’elle faisait. Elle laissait parfois un mot sans raison, juste pour dire bonjour.

Un jour que je rentrais du lycée, ma grand-mère, me voyant franchir la porte de la maison, s’écria en me pointant d’un doigt menaçant :

— Où étais-tu, Jessica ?

Grand-mère, quand elle était très fâchée contre moi, m’appelait parfois Jessica.

— Au lycée, Grand-mère, répondis-je. Comme tous les jours.

— Tu n’as pas laissé de mot !

— Pourquoi j’aurais laissé un mot ?

— Natasha laisse toujours un mot.

— Mais vous savez que les jours de semaine je suis au lycée ! Où voulez-vous que je sois ?

— Bande de petits cons ! déclara Grand-père qui passait la porte de la cuisine en tenant un pot de concombres en saumure.

— C’est de la merde ! lui répondit Grand-mère.

L’un des grands bouleversements provoqués par la présence de Natasha était que Grand-père et Grand-mère avaient cessé de jurer, du moins en sa présence. Grand-père avait également arrêté de fumer ses ignobles cigarettes roulées pendant les repas et je découvris même que mes grands-parents pouvaient se tenir convenablement à table et y avoir des conversations intéressantes. Pour la première fois, je vis Grand-père avec des chemises neuves. (« C’est Natasha qui les a achetées, elle dit que les miennes étaient trouées »). Et je vis même Grand-mère avec des barrettes dans les cheveux (« C’est Natasha qui m’a coiffée. Elle m’a dit que j’étais jolie »).

Quant à moi, Natasha m’initia à ce que je n’avais jamais connu : la littérature, l’art. Elle m’ouvrit les yeux sur le monde. Nos sorties, c’étaient les librairies, les musées, les galeries. Souvent, le dimanche, nous prenions le métro jusqu’à Manhattan : nous allions visiter un musée, le Met, le MoMA, le Muséum d’histoire naturelle, le Whitney. Ou alors nous allions dans des cinémas déserts et décrépis voir des films dans des langues que je ne comprenais pas. Mais je m’en fichais : je ne regardais pas l’écran, je la regardais, elle. Je la dévorais des yeux, infiniment troublé par ce bout de femme, totalement excentrique, totalement extraordinaire, totalement érotique. Elle vivait les films : elle s’emportait contre les acteurs, pleurait, s’agaçait, pleurait encore. Et la séance terminée, elle me disait : « C’était beau, hein ? » et moi je répondais que je n’avais rien compris. Elle riait, elle disait qu’elle allait tout m’expliquer. Et elle m’emmenait alors dans le café le plus proche, considérant que je ne pouvais rester sur une incompréhension, et me racontait le film depuis le début. En général, je ne l’écoutais pas. J’étais comme suspendu à ses lèvres. J’étais en adoration devant elle.

Puis nous allions dans les librairies — c’était une époque où les librairies fleurissaient encore à New York — et Natasha y achetait des piles de livres, puis nous retournions dans sa chambre, chez mes grands-parents. Elle me forçait à lire, elle s’allongeait contre moi, roulait un joint et fumait tranquillement.

Un soir de décembre, alors qu’elle avait la tête posée sur mon torse pendant que je devais lire un essai sur l’histoire de la Russie pour avoir osé lui poser une question sur le partage des anciennes Républiques soviétiques, elle tâta mes abdominaux.

— Comment ton corps peut-il être si dur ? me demanda-t-elle en se redressant.

— J’en sais rien, répondis-je. J’aime faire du sport.

Elle tira longuement sur son joint avant de le déposer dans un cendrier.

— Enlève ton t-shirt ! m’ordonna-t-elle soudain. J’ai envie de te voir pour de vrai.

Je lui obéis sans réfléchir. Je sentais mon cœur résonner dans tout mon corps. Je me tins torse nu devant elle, elle scruta dans la pénombre mon corps sculpté, posa une main sur mes pectoraux et la fit glisser le long de mon torse, m’effleurant du bout des doigts.

— Je crois que j’ai jamais vu quelqu’un d’aussi beau, me dit Natasha.

— Moi ? Je suis beau ?

Elle éclata de rire :

— Évidemment, idiot !

Je lui dis alors :

— Je ne me trouve pas très beau.

Elle eut ce sourire magnifique, et cette phrase, qui reste aujourd’hui encore gravée dans ma mémoire :

— Les gens beaux ne se trouvent jamais beaux, Jesse.

Elle me contempla en souriant. J’étais fasciné par elle et paralysé par l’indécision. Finalement, au comble de la nervosité et me sentant obligé de briser le silence, je bredouillai :

— Tu n’as pas un petit copain ?

Elle fronça les sourcils d’un air malicieux et me répondit :

— Je pensais que c’était toi mon petit copain…

Elle approcha son visage du mien et effleura brièvement mes lèvres avec les siennes, puis elle m’embrassa comme je n’avais jamais été embrassé. Sa langue se mêla à la mienne avec un tel érotisme que je me sentis traversé d’une sensation et d’une émotion que je n’avais pas vécues jusqu’alors.

Ce fut le début de notre histoire. À partir de ce soir-là, et pendant les années qui allaient suivre, je n’allais plus quitter Natasha.

Elle allait être le centre de ma vie, le centre de mes pensées, le centre de mes attentions, le centre de mes préoccupations, le centre de mon amour total. Et elle allait en faire autant vis-à-vis de moi. J’allais aimer et être aimé comme peu ont été aimés. Au cinéma, dans le métro, au théâtre, à la bibliothèque, à la table de mes grands-parents, ma place à ses côtés était le paradis. Et les nuits devinrent notre royaume.


À côté de ses études, pour gagner un peu d’argent, Natasha avait trouvé un emploi de serveuse chez Katz, le restaurant où mes grands-parents aimaient aller. C’est là-bas qu’elle fit la connaissance d’une fille de son âge qui y travaillait aussi, et qui se prénommait Darla.

De mon côté, mon lycée terminé, grâce à mes très bons résultats scolaires, je fus reçu à l’université de New York. J’aimais les études, je m’étais longtemps imaginé devenir professeur, ou avocat. Mais sur les bancs de l’université, je compris enfin le sens d’une phrase si souvent prononcée par mes grands-parents : « Deviens quelqu’un d’important. » Que signifiait être important ? Pour moi, la seule image qui me venait alors à l’esprit était celle du voisin Ephram Jenson, le fier capitaine de police. Le réparateur. Le protecteur. Personne n’avait été traité avec plus de respect et de déférence par mes grands-parents. Je voulais devenir flic. Comme lui.

Après quatre ans d’études et un diplôme en poche, je fus reçu à l’académie de la police d’État, terminai major de ma promotion, fis mes preuves sur le terrain, fus rapidement promu inspecteur et intégré au centre régional de la police d’État où j’allais faire toute ma carrière. Je me souviens de mon premier jour là-bas, lorsque je me retrouvai dans le bureau du major McKenna, assis à côté d’un jeune homme un peu plus âgé que moi.

— Inspecteur Jesse Rosenberg, major de ta promotion, tu crois que tu m’impressionnes avec tes recommandations ? gueula McKenna.

— Non, major, répondis-je.

Il se tourna vers l’autre jeune homme.

— Et toi, Derek Scott, le plus jeune sergent de l’histoire de la police d’État, tu crois que ça m’épate ?

— Non, major.

McKenna nous scruta tous les deux.

— Vous savez ce qu’ils disent au quartier général ? Ils disent que vous êtes deux as. Alors on va vous mettre ensemble et on va voir si vous faites des étincelles.

Nous acquiesçâmes d’un même mouvement de tête.

— Bien, dit McKenna. On va trouver deux bureaux face à face et vous confier les enquêtes sur les mamies qui ont perdu leur chat. On verra déjà comment vous vous débrouillez avec ça.


Natasha et Darla, restées toutes les deux très proches depuis leur rencontre chez Katz, n’avaient pas réussi à faire décoller leur carrière. Après quelques expériences peu concluantes, elles venaient d’être engagées au Blue Lagoon, soi-disant comme commis de cuisine, mais le patron les avait finalement mises au service au motif qu’il manquait de personnel.

— Vous devriez démissionner, dis-je à Natasha un soir. Il n’a pas le droit de vous faire ça.

— Bah, me répondit-elle, c’est bien payé. Ça paie les factures et je peux même mettre de l’argent de côté. D’ailleurs à ce propos, Darla et moi on a eu une idée : on va ouvrir notre restaurant.

— C’est génial ! m’écriai-je. Vous allez avoir un succès fou ! Quel genre de restaurant ? Vous avez déjà trouvé un local ?

Natasha éclata de rire :

— Ne t’emballe pas, Jesse. On n’y est pas encore. On doit commencer par mettre de l’argent de côté. Et réfléchir au concept. Mais c’est une bonne idée, non ?

— C’est une idée fantastique.

— Ce serait mon rêve, sourit-elle. Jesse, promets-moi que nous aurons un restaurant un jour.

— Je te le promets.

— Promets bien. Dis-moi qu’un jour nous aurons un restaurant dans un endroit tranquille. Plus de flic, plus de New York, plus rien que le calme et la vie.

— Je te le promets.

2. Désolation. Dimanche 27 juillet — Mercredi 30 juillet 2014

JESSE ROSENBERG Dimanche 27 juillet 2014

Le lendemain de la première

7 heures du matin. Le jour se levait sur Orphea. Personne n’avait dormi de la nuit.

Le centre-ville n’était plus que désolation. La rue principale restait totalement bouclée, encore encombrée de véhicules d’urgence, parcourue de policiers et jonchée de monceaux d’objets en tous genres qu’avait abandonnés le public dans le gigantesque mouvement de panique qui avait suivi les coups de feu tirés dans le Grand Théâtre.

Il y avait d’abord eu le temps de l’action. Jusqu’au cœur de la nuit, les équipes d’intervention de la police avaient longuement bouclé la zone à la recherche du tireur. En vain. Il avait également fallu sécuriser la ville afin d’éviter que des magasins soient pillés dans la cohue. Des tentes de premiers secours avaient été déployées en dehors du périmètre de sécurité pour traiter les blessés légers, pour la plupart victimes de bousculades, et les gens en état de choc. Quant à Dakota Eden, elle avait été héliportée dans un état désespéré vers un hôpital de Manhattan.

Le jour nouveau qui pointait annonçait le retour au calme. Il fallait comprendre ce qui s’était passé au Grand Théâtre. Qui était le tireur ? Et comment avait-il pu y introduire une arme malgré toutes les mesures de sécurité qui avaient été prises ?

Au commissariat d’Orphea, où l’agitation et l’effervescence n’étaient pas retombées, Anna, Derek et moi nous apprêtions à interroger toute la troupe des acteurs, qui avaient été les témoins les plus directs des évènements. Pris dans le mouvement de panique, ils s’étaient tous dispersés à travers la ville : les retrouver et les récupérer n’avait pas été une mince affaire. Ils étaient à présent installés dans une salle de réunion, en train de dormir sur le sol, ou vautrés sur la table centrale, en attendant d’être entendus tour à tour. Il ne manquait que Jerry Eden, parti avec Dakota dans l’hélicoptère, et Alice Filmore, qui était introuvable pour le moment.

Le premier à être interrogé fut Kirk Harvey, et notre discussion allait prendre une tournure que nous étions loin d’envisager. Kirk n’avait plus personne pour le protéger et nous commençâmes par le traiter sans ménagement.

— Que savez-vous, nom d’un chien ! hurlait Derek en secouant Harvey comme un prunier. Je veux un nom immédiatement, sinon je vous casse les dents. Je veux un nom ! Et tout de suite !

— Mais je n’en ai aucune idée, gémissait Kirk, je le jure.

Derek, d’un geste rageur, finit par l’envoyer valser contre le mur de la salle. Harvey s’effondra par terre. Je le relevai et l’assis sur une chaise.

— Il faut parler, maintenant, Kirk, lui intimai-je, il faut tout nous dire. Cette histoire est allée beaucoup trop loin.

Kirk se décomposa, il était au bord des larmes.

— Comment va Dakota ? demanda-t-il d’une voix étranglée.

— Mal ! cria Derek. À cause de vous !

Harvey se prit la tête à deux mains et je lui dis, d’une voix ferme mais sans agressivité :

— Il faut tout nous raconter, Kirk. Pourquoi cette pièce ? Que savez-vous ?

— Ma pièce est une arnaque, murmura-t-il. Je n’ai jamais eu la moindre idée sur l’identité de l’auteur du quadruple meurtre.

— Mais vous saviez que c’était Meghan Padalin qui était visée le soir du 30 juillet 1994, et non le maire Gordon ?

Il acquiesça.

— En octobre 1994, dit-il, quand la police d’État a annoncé que Ted Tennenbaum était bien l’auteur du quadruple meurtre, j’avais eu un doute malgré tout. Parce que Ostrovski m’avait dit avoir vu Charlotte au volant de la camionnette de Tennenbaum, ce que je ne m’expliquais pas. Mais je n’aurais pas creusé plus loin si quelques jours plus tard, les voisins directs des Gordon ne m’avaient appelé : ils venaient de découvrir deux impacts de balles logés dans un montant de la porte de leur garage. Les traces n’étaient pas évidentes : ils ne les avaient remarquées que parce qu’ils avaient voulu refaire la peinture. Je me suis rendu sur place, j’ai extrait les deux balles du mur, puis j’ai directement demandé à la brigade scientifique de la police d’État de faire une comparaison avec les balles relevées sur les victimes du quadruple meurtre : elles provenaient de la même arme. À en juger par la trajectoire des balles, elles avaient été tirées depuis le parc : c’est à ce moment-là que j’ai tout compris : c’était Meghan qui avait été visée. Son meurtrier l’avait ratée dans le parc, elle s’était enfuie dans la direction de la maison du maire, sans doute pour chercher de l’aide, mais elle avait été rattrapée et abattue. Puis les Gordon avaient été tués à leur tour parce qu’ils avaient été témoins du meurtre.

Je me rendis compte que Harvey était un policier diablement perspicace.

— Pourquoi ne l’avons-nous pas su ? demanda Derek.

— J’ai désespérément essayé de vous contacter à l’époque, se défendit Harvey. Je vous ai appelés en vain, toi et Rosenberg, au centre de la police d’État. On m’a dit que vous aviez eu un accident et que vous étiez en arrêt pour quelque temps. Quand j’ai dit que ça concernait le quadruple meurtre, on m’a alors expliqué que l’enquête était bouclée. Alors je suis allé chez chacun de vous. Chez toi, Derek, je me suis fait éconduire par une jeune femme qui m’a prié de ne pas revenir et de te laisser tranquille, surtout si c’était pour parler de cette affaire. Puis je suis allé sonner chez Jesse, plusieurs fois, mais personne n’a jamais répondu !

Derek et moi nous dévisageâmes, comprenant combien nous étions passés à côté de l’affaire à l’époque.

— Qu’avez-vous fait ensuite ? interrogea Derek.

— Pfft ! c’était un sacré bordel ! expliqua Kirk Harvey. Si je résume : Charlotte Brown avait été vue au volant de la camionnette de Ted Tennenbaum au moment des meurtres, mais Tennenbaum était le coupable officiel selon la police d’État, alors que j’étais convaincu qu’il y avait eu erreur sur les victimes principales. Pour ne rien arranger, je ne pouvais en parler à personne : mes collègues à la police d’Orphea ne m’adressaient plus la parole depuis que j’avais inventé un cancer à mon père pour prendre des jours de congé, et les deux policiers d’État en charge de l’enquête — c’est-à-dire vous — étaient introuvables. Pour un bordel, c’était un bordel. J’ai alors essayé de démêler cette affaire seul : je me suis penché sur les autres meurtres survenus récemment dans la région. Il n’y en avait aucun. La seule mort suspecte était un type qui s’était tué tout seul à moto sur une ligne droite à Ridgesport. Ça valait le coup de se renseigner. J’ai contacté la police de l’autoroute, et en interrogeant le policier en charge de l’accident, j’apprends qu’un agent de l’ATF était venu lui poser des questions. J’ai donc contacté l’agent de l’ATF qui m’a dit que le motard mort était un caïd insaisissable et qu’il pensait qu’il ne s’était pas tué tout seul. À ce moment-là, j’ai eu peur de mettre le nez dans une sale histoire avec des connexions mafieuses, et j’ai voulu en parler à Lewis Erban, un de mes collègues. Mais Lewis n’est jamais venu au rendez-vous que je lui ai fixé. J’étais plus seul que jamais face à une affaire qui me dépassait. Alors j’ai décidé de disparaître.

— Parce que vous aviez peur de ce que vous étiez en train de découvrir ?

— Non, parce que j’étais tout seul ! Tout seul, vous comprenez ? Et que je n’en pouvais plus de cette solitude. Je me suis dit que les gens s’inquiéteraient de ne plus me voir. Ou voudraient savoir pourquoi j’avais soudain démissionné de la police. Vous savez où j’étais pendant les deux premières semaines de ma « disparition » ? J’étais chez moi ! Dans ma maison. À attendre que quelqu’un vienne sonner et prendre de mes nouvelles. Mais personne n’est venu. Même pas les voisins. Per-son-ne. Je n’ai pas bougé de chez moi, je n’ai pas fait de courses, je n’ai pas quitté ma maison. Pas un coup de fil. La seule visite fut celle de mon père, venu m’apporter quelques commissions. Il est resté assis avec moi dans le canapé du salon pendant plusieurs heures. En silence. Puis il m’a demandé : « Qu’est-ce qu’on attend ? » J’ai répondu : « Quelqu’un mais je ne sais pas qui. » Finalement, j’ai décidé de partir m’installer à l’autre bout du pays et recommencer ma vie. Je me suis dit que c’était l’occasion de me consacrer pleinement à l’écriture d’une pièce. Et quel meilleur sujet que cette affaire criminelle qui restait non résolue à mes yeux ? Une nuit, avant de m’en aller définitivement, je me suis introduit en secret dans le commissariat, dont j’avais gardé les clés, et j’ai récupéré le dossier d’enquête sur le quadruple meurtre.

— Mais pourquoi avoir laissé ce mot à la place : « Ici commence LA NUIT NOIRE » ? demanda Anna.

— Parce que je partais dans l’idée de revenir un jour à Orphea, une fois l’enquête résolue, et de faire éclater la vérité. Tout raconter sous la forme d’une pièce de théâtre au succès spectaculaire. J’avais quitté Orphea comme un misérable, j’étais bien décidé à y revenir en héros, et pouvoir jouer La Nuit noire.

— Pourquoi avoir repris le titre ? demanda Anna.

— Parce que ça devait être l’ultime pied de nez à tous ceux qui m’avaient humilié. La Nuit noire, sous sa forme originale, n’existait plus : mes collègues avaient détruit tous mes brouillons et mes manuscrits que je gardais précieusement au commissariat en représailles du faux cancer de mon père, et le seul exemplaire rescapé, que j’avais laissé en dépôt à la librairie, était entre les mains du maire Gordon.

— Comment le saviez-vous ? demandai-je.

— Meghan Padalin, justement, qui travaillait à la libraire, me l’avait dit. C’était elle qui m’avait suggéré de laisser un exemplaire de la pièce dans la section des auteurs locaux. Il y avait parfois des célébrités d’Hollywood qui venaient, et qui sait, elle aurait pu être lue et appréciée par quelqu’un d’important. Mais voilà qu’à la mi-juillet 1994, après la crasse de mes collègues, en voulant récupérer mon texte à la librairie, Meghan me dit que le maire Gordon venait de l’acheter. Je suis donc allé lui demander de me la rendre mais il prétendait ne plus l’avoir. J’ai pensé qu’il voulait me nuire : il avait déjà lu la pièce, il l’avait détestée ! Il l’avait même déchirée devant moi ! Pourquoi la racheter à la librairie sinon pour vouloir me causer du tort ? Alors, en partant d’Orphea, je voulais prouver que rien ne peut empêcher l’accomplissement de l’art. Vous pouvez brûler, huer, interdire, censurer : tout renaît. Vous pensiez me détruire ? Eh bien, me revoilà plus fort que jamais. Voilà ce que j’avais imaginé. Alors j’ai confié à mon père la tâche de vendre ma maison, et moi je me suis installé en Californie. Avec l’argent de la vente, j’avais de quoi voir venir pendant quelque temps. Je me suis replongé dans le dossier de l’enquête. Mais je me suis retrouvé complètement coincé : je tournais en rond. Et moins j’avançais, plus cette affaire m’obsédait.

— Et donc vous ressassez ça depuis vingt ans ? demanda Derek.

— Oui.

— Et quelles ont été vos conclusions ?

— Aucune. D’un côté, l’accident de moto et, de l’autre, Meghan. C’est tout ce que j’avais.

— Vous pensez que Meghan enquêtait sur l’accident de moto de Jeremiah Fold et aurait été tuée pour cela ?

— Je n’en sais rien. J’ai inventé ça pour la pièce. Je me disais que ça faisait une bonne première scène. Est-ce qu’il y a vraiment un lien entre Meghan et l’accident ?

— C’est bien le problème, répondis-je. Nous sommes persuadés comme vous qu’il y a un lien entre la mort de Meghan et la mort de Jeremiah Fold, mais il semble qu'il n'y ait aucun lien entre Meghan et Jeremiah.

— Vous voyez, soupira Kirk, il y a vraiment quelque chose de bizarre.

Kirk Harvey était loin d’être le metteur en scène déjanté et insupportable de ces deux dernières semaines. Pourquoi alors avoir endossé ce rôle ? Pourquoi cette pièce sans queue ni tête ? Pourquoi ces extravagances ? Comme je lui posais la question, il me répondit, comme si c’était une évidence :

— Mais pour exister, Rosenberg ! Pour exister ! Pour attirer l’attention ! Pour qu’on me regarde enfin ! Je me suis dit que je ne trouverais jamais la solution à cette enquête. J’étais au fond du trou. Vivant dans une caravane, sans famille, sans amis. N’impressionnant que des acteurs désespérés en leur faisant miroiter une gloire qui ne viendrait jamais. Qu’allais-je devenir ? Quand Stephanie Mailer est venue me voir à Los Angeles en juin, j’ai eu l’espoir de terminer ma pièce. Je lui ai raconté tout ce que je savais, pensant qu’elle ferait de même.

— Stephanie savait donc que c’était Meghan Padalin qui était visée ?

— Oui. Ça, c’est moi qui le lui ai révélé.

— Alors, que savait-elle ?

— Je l’ignore. Quand elle a compris que je ne connaissais pas le coupable, elle a voulu repartir aussitôt. Elle m’a dit : « Je n’ai pas de temps à perdre. » J’ai exigé d’elle qu’elle partage au moins les informations en sa possession, mais elle a refusé. Nous avons eu une petite dispute au Beluga Bar. En voulant la retenir j’ai attrapé son sac qui s’est vidé par terre. Ses documents d’enquête, son briquet, son porte-clés avec cette grosse boule jaune ridicule. Je l’ai aidée à ramasser ses affaires, essayant d’en profiter pour lire ses notes. Mais sans succès. Et puis, tu es venu à ton tour, gentil Rosenberg. J’avais d’abord l’intention de ne rien te révéler : je n’allais pas me faire avoir deux fois. Et puis je me suis dit que c’était peut-être ma dernière chance de retourner à Orphea et jouer en ouverture du festival.

— Sans véritable pièce de théâtre ?

— Je voulais juste mon quart d’heure de gloire. C’était tout ce qui comptait. Et je l’ai eu. Pendant deux semaines on a parlé de moi. J’étais le centre de l’attention, j’étais dans les journaux, j’ai dirigé des acteurs dont j’ai fait ce que j’ai voulu. J’ai mis le grand critique Ostrovski en slip et je l’ai fait hurler en latin, lui qui avait dit tant de mal de ma prestation en 1994. Puis j’ai fait pareil avec cette ordure de Gulliver, qui m’avait tant humilié en 1994. Il fallait le voir lui aussi, à moitié nu avec un carcajou empaillé entre les mains. Je me suis vengé, j’ai été respecté. J’ai vécu.

— Mais expliquez-moi, Kirk : la fin du spectacle, ce n’était que des pages blanches. Pourquoi ?

— Je n’étais pas inquiet. Je pensais que vous alliez trouver le coupable avant la première. Je comptais sur vous. Je me serais contenté d’annoncer son identité déjà connue et je me serais plaint de ce que vous ayez tout gâché.

— Mais nous ne l’avons pas retrouvé.

— J’avais donc prévu que Dakota reste en suspens, et j’aurais fait la Danse des morts encore. J’aurais humilié Ostrovski et Gulliver pendant des heures. Ça aurait même pu être une pièce sans fin, qui aurait duré jusqu’au milieu de la nuit. J’étais prêt à tout.

— Mais vous seriez passé pour un idiot, fit remarquer Anna.

— Pas autant que le maire Brown. Son festival serait tombé à l’eau, les gens auraient exigé le remboursement de leurs billets. Il aurait perdu la face, et sa réélection aurait été compromise.

— Donc tout ça c’était pour lui faire du tort ?

— Tout ça, c’était pour ne plus être seul. Parce qu’au fond, La Nuit noire, c’est ma solitude abyssale. Mais tout ce que j’ai réussi à faire, c’est nuire à des gens. Et maintenant, à cause de moi, cette merveilleuse jeune Dakota est entre la vie et la mort.

Il y eut un instant de silence. Je finis par dire à Kirk :

— Vous aviez raison sur toute la ligne. Nous avons retrouvé votre pièce de théâtre. Le maire Gordon la gardait dans un coffre à la banque. À l’intérieur, sous forme de code, est écrit le nom de Jeremiah Fold, l’homme mort à moto. Il y a donc bien un lien entre Jeremiah, le maire Gordon et Meghan Padalin. Vous aviez tout compris, Kirk. Vous aviez toutes les pièces du puzzle en main. À présent, il faut simplement les emboîter ensemble.

— Laissez-moi vous aider, supplia Kirk. Ce sera ma réparation.

J’acquiesçai.

— À condition de vous tenir correctement.

— C’est promis, Jesse.

Nous voulions d’abord comprendre ce qui avait pu se passer la veille au soir au Grand Théâtre.

— J’étais à côté de la scène, je regardais Dakota, nous dit Kirk. Il y avait Alice Filmore et Jerry Eden à côté de moi. Soudain il y a eu les coups de feu. Dakota s’est effondrée. Jerry et moi nous sommes précipités vers elle, bientôt rejoints par Charlotte.

— Avez-vous vu d’où les coups de feu sont partis ? demanda Derek. Du premier rang ? Du bord de la scène ?

— Aucune idée. La salle était plongée dans l’obscurité et nous avions les projecteurs braqués sur nous. En tout cas, le tireur était côté public, c’est certain, puisque Dakota a été touchée au niveau de la poitrine et qu’elle faisait face à la salle. Ce que je ne m’explique pas, c’est qu’une arme ait pu être introduite dans la salle. Les mesures de sécurité étaient tellement drastiques.

Pour tenter de répondre à cette question, et avant d’interroger les autres membres de la troupe, nous nous réunîmes avec le major McKenna, Montagne et le maire Brown dans une salle de conférences pour faire un premier point de la situation.

À ce stade, nous n’avions absolument aucune indication sur le tireur. Aucun indice. Il n’y avait pas de caméras dans le Grand Théâtre et les spectateurs interrogés n’avaient rien vu. Tous avaient répété la même litanie : la salle était plongée dans l’obscurité totale au moment des tirs. « C’était la nuit noire là-dedans, avaient-ils dit. Il y a eu les deux détonations, la fille s’est écroulée, puis ça a été la panique générale. Comment va cette pauvre actrice ? »

Nous n’avions aucune nouvelle.

McKenna nous informa que l’arme n’avait été retrouvée ni dans la salle ni dans les rues alentour.

— Le tireur aura profité de la panique pour s’enfuir du Grand Théâtre et se débarrasser de l’arme quelque part, nous dit McKenna.

— Il nous était impossible d’empêcher les gens de sortir, ajouta Montagne comme s’il voulait se dédouaner. Ils se seraient piétinés les uns les autres, il y aurait eu des morts. Personne n’aurait pu imaginer que le danger vienne de l’intérieur, la salle était complètement sécurisée.

C’était justement sur ce point-là que, malgré l’absence d’indice concret, nous allions pouvoir marquer une avancée solide dans l’enquête.

— Comment une personne armée a-t-elle pu pénétrer à l’intérieur du Grand Théâtre ? demandai-je.

— Je ne me l’explique pas, répondit McKenna, les gars en charge des accès ont l’habitude d’évènements très sensibles. Ils sécurisent des conférences internationales, des parades, des déplacements du chef d’État à New York. La procédure est très stricte : la salle a été fouillée au préalable par des chiens détecteurs d’explosifs et d’armes à feu, avant d’être placée sous surveillance totale. Personne n’a pu s’introduire pendant la nuit. Ensuite, le public et la troupe sont tous passés sous des détecteurs de métaux au moment de pénétrer dans la salle.

Quelque chose nous échappait forcément. Nous devions comprendre comment une arme s’était retrouvée dans la salle. Afin d’y voir plus clair, McKenna fit venir l’officier de la police d’État responsable de la sécurisation de la salle. Ce dernier nous répéta mot pour mot la procédure telle que le major l’avait expliquée.

— Après la fouille, la salle était sécurisée et elle l’est restée, nous dit l’officier. J’aurais laissé rentrer le président des États-Unis là-dedans.

— Et tout le monde a été contrôlé ensuite ? demanda Derek.

— Tout le monde sans exception, assura l’officier.

— Nous n’avons pas été contrôlés, fit remarquer Anna.

— Les policiers sur présentation de leur badge n’ont pas été fouillés, admit l’officier.

— Beaucoup ont accédé à la salle ? m’enquis-je.

— Non, capitaine, une poignée de flics en civil, quelques gars de chez nous. Surtout quelques allées et venues entre la salle et l’extérieur pour s’assurer que tout se passait bien.

— Jesse, s’inquiéta le major McKenna, ne me dis pas que maintenant tu soupçonnes un policier.

— J’aimerais comprendre, c’est tout, répondis-je, avant de demander à l’officier de me détailler tout le processus de la fouille.

Pour répondre le plus exactement possible, celui-ci fit venir le responsable des maîtres-chiens qui nous expliqua comment ils avaient procédé.

— On avait trois zones, expliqua le responsable des maîtres-chiens. Le foyer, la salle, la partie coulisses, incluant les loges. On procède toujours une zone après l’autre, pour être certains de ne pas se mélanger les pinceaux. Il y avait les acteurs qui répétaient dans la salle, donc on a commencé par les coulisses et les loges. C’était le plus gros morceau parce qu’il y a un sous-sol assez vaste. Une fois que ça a été fait, on a demandé aux acteurs d’interrompre leur répétition le temps qu’on fouille la salle, pour que les chiens ne soient pas distraits.

— Et où sont allés les acteurs à ce moment-là ? demandai-je.

— Dans les coulisses. Ils ont pu réintégrer la salle mais ils ont dû d’abord se soumettre au détecteur de métaux pour garantir que la zone reste sécurisée. Ils pouvaient donc passer d’une zone à l’autre sans problème.

Derek se tapa le front :

— Est-ce que les acteurs ont été fouillés en arrivant ce jour-là au Grand Théâtre ? demanda-t-il.

— Non. Mais tous leurs sacs ont été reniflés par les chiens dans les loges, et ensuite ils sont passés au détecteur de métaux.

— Mais, dit alors Derek, si un acteur était arrivé avec l’arme sur lui au Grand Théâtre, et l’avait gardée pendant les répétitions, alors que vous, vous fouilliez les loges, il aurait ensuite regagné sa loge déjà fouillée pour vous laisser contrôler la salle, et il aurait alors laissé l’arme dans sa loge, considérée comme une zone sûre. Il aurait pu ensuite rejoindre la salle et passer sans encombre au détecteur de métaux.

— Dans un cas comme ça, alors oui, les chiens seraient passés à côté. Nous ne les avons pas fait renifler les acteurs.

— Donc voilà comment l’arme a été introduite, dis-je. Tout a été fait la veille. Les mesures de sécurité avaient été annoncées dans la presse, le tireur a eu le temps de tout prévoir. L’arme était déjà dans le Grand Théâtre. Le tireur n’a plus eu qu’à la récupérer dans sa loge hier, avant le début du spectacle.

— Alors le tireur serait l’un des acteurs de la troupe ? demanda le maire Brown d’un air épouvanté.

— Ça ne fait plus le moindre doute, acquiesça Derek.


Le tireur était là, dans la pièce voisine. Juste sous nos yeux.

Nous fîmes d’abord passer à chacun des acteurs un test de poudre : mais aucun n’avait de trace sur ses mains ni sur ses vêtements. Nous testâmes également les costumes de scène, nous envoyâmes des équipes fouiller les loges, les chambres d’hôtel et les domiciles de chacun. Mais en vain également. Pour autant, le port de gants ou même d’un manteau au moment du tir pouvait expliquer qu’on ne trouve rien. Et puis, le tireur avait eu le temps de se débarrasser de l’arme, de se changer, de se doucher.

Kirk disait être avec Alice et Jerry au moment des coups de feu. Nous pûmes joindre Jerry Eden par téléphone : Dakota était au bloc depuis des heures. Il n’avait aucune nouvelle. Mais il confirma qu’Alice et Kirk étaient avec lui au moment où sa fille s’était fait tirer dessus. Nous pouvions nous appuyer sur le témoignage de Jerry Eden, considéré comme totalement fiable : il n’avait aucun lien avec les évènements de 1994 et on l’imaginait mal vouloir s’en prendre à sa fille. Cela permettait d’exclure d’emblée Kirk et Alice Filmore de la liste des suspects.

Nous passâmes ensuite la journée à interroger tous les autres acteurs. Mais sans succès. Personne n’avait rien vu. Quant à savoir où chacun se trouvait au moment des tirs, ils étaient quelque part dans les coulisses, à proximité de Kirk Harvey, affirmaient-ils tous. Mais personne n’avait le souvenir d’avoir vu personne. C’était un véritable casse-tête.

À la fin de l’après-midi, nous n’avions toujours pas avancé.

— Comment ça, vous n’avez rien ? s’agaça le major McKenna lorsque nous l’informâmes de la situation.

— Aucune trace de poudre sur personne. Et personne n’a rien vu, expliquai-je.

— Mais puisqu’on sait que c’est probablement l’un d’eux qui est le tireur !

— J’en suis conscient, major. Mais il n’y a aucun élément à charge. Pas le moindre indice. C’est comme s’ils se couvraient les uns les autres.

— Et vous les avez tous interrogés ? demanda encore le major.

— Tous, à l’exception d’Alice Filmore.

— Et où est-elle, celle-là ? s’agaça le major.

— Elle est tout simplement introuvable, répondit Derek. Son téléphone est coupé. Steven Bergdorf dit qu’ils ont quitté le théâtre ensemble et qu’elle semblait totalement paniquée. Apparemment, elle parlait de rentrer à New York. Mais elle a été mise hors de cause par Jerry Eden. Ils étaient ensemble avec Harvey au moment des tirs. Voulez-vous qu’on contacte la NYPD quand même ?

— Non, dit le major, ce n’est pas nécessaire puisqu’elle est hors de cause. Vous avez déjà assez à faire avec ceux qui sont en cause justement.

— Mais que fait-on du reste de la troupe ? demandai-je. Ça fait douze heures qu’on les retient ici.

— Si vous n’avez pas d’éléments contre eux, laissez les partir. On n’a pas d’autre choix. Mais dites-leur de ne pas quitter l’État de New York.

— Avez-vous des nouvelles de Dakota, major ? s’enquit alors Anna.

— L’opération est terminée. Les chirurgiens ont extrait les deux balles de son corps et ont essayé de réparer les dégâts sur les organes. Mais elle a fait une grosse hémorragie et a dû être placée en coma artificiel. Les médecins craignent qu’elle ne passe pas la nuit.

— Pouvez-vous demander que les balles soient analysées, major ? demandai-je.

— Je le ferai si vous voulez. Pourquoi ?

— Je me demande si ça peut provenir d’une arme de flic ?

Il y eut un long silence. Puis le major se leva de sa chaise et mit fin à la réunion.

— Allez vous reposer, dit-il. Vous avez des têtes de morts-vivants.


Anna, en arrivant chez elle, eut la mauvaise surprise de découvrir Mark, son ex-mari, assis sous son porche.

— Mark ? Mais qu’est-ce que tu fous là ?

— On est tous morts d’inquiétude, Anna. À la télévision, ils ne parlent que de la fusillade du Grand Théâtre. Tu n’as répondu ni à nos appels, ni à nos messages.

— Il ne manquait plus que toi, Mark. Je vais bien, merci. Tu peux rentrer chez toi.

— Quand j’ai appris ce qui s’était passé ici, ça m’a fait penser à la bijouterie Sabar.

— Oh, je t’en prie, ne commence pas !

— Ta mère m’a dit la même chose !

— Eh bien, tu devrais te marier avec elle, vous avez l’air d’être drôlement connectés tous les deux.

Mark resta assis, pour signifier qu’il n’avait pas l’intention de partir. Anna, épuisée, s’effondra à côté de lui.

— Je croyais que tu étais venue à Orphea pour le bonheur d’être dans une ville où il ne se passait rien, dit-il.

— C’est vrai, répondit Anna.

Il eut un air amer.

— C’est à croire qu’à l’époque tu avais rejoint cette unité d’intervention à New York juste pour me faire chier.

— Arrête de toujours jouer la victime, Mark. Je te rappelle que j’étais déjà flic quand tu m’as connue.

— C’est vrai, admit Mark. Et je dois même dire que ça faisait partie de ce qui me plaisait chez toi. Mais ne t’est-il jamais arrivé de te mettre à ma place l’espace d’un instant ? Moi qui rencontre un jour une femme extraordinaire : brillante, belle comme le jour, drôle. Je finis même par connaître le bonheur de l’épouser. Mais voilà que cette femme sublime enfile tous les matins un gilet pare-balles pour aller travailler. Et quand elle passe la porte de l’appartement, son pistolet semi-automatique à la ceinture, je me demande si je la reverrai en vie. Et à chaque sirène, chaque alerte, chaque fois que la télévision annonce une fusillade ou une situation d’urgence, je me demande si elle est prise au milieu de tout ça. Et quand on sonne à la porte : est-ce un voisin venu emprunter du sel ? Est-ce elle qui a oublié ses clés ? Ou est-ce un officier en uniforme venu m’annoncer que ma femme est morte dans l’exercice de ses fonctions ? Et l’angoisse qui monte quand elle tarde à rentrer ! Et l’inquiétude qui me ronge quand elle ne me rappelle pas alors que je lui ai déjà laissé plusieurs messages ! Et les horaires irréguliers et décalés, qui la font se coucher quand je me lève et me font vivre à l’envers ! Et les appels nocturnes et les départs au milieu de la nuit ! Et les heures supplémentaires ! Et les week-ends annulés ! Voilà quelle a été ma vie avec toi, Anna.

— Ça suffit, Mark !

Mais il n’avait pas l’intention d’en rester là.

— Je te le demande, Anna. Est-ce qu’au moment de me quitter, tu as pris quelques instants pour te mettre à ma place ? Et essayer de comprendre ce que j’ai pu vivre ? Quand nous devions nous retrouver au restaurant pour dîner après le travail et que, parce que Madame avait une urgence de dernière minute, j’ai attendu pendant des heures, avant de rentrer me coucher sans avoir mangé. Et le nombre de fois où tu m’as dit « J’arrive » et où tu n’es finalement jamais venue parce qu’une affaire s’était prolongée. Mais au nom du ciel, sur les milliers de flics qui composent cette putain de NYPD, ne pouvais-tu jamais, exceptionnellement, confier l’affaire à l’un de tes collègues et me rejoindre pour dîner ? Parce que moi, pendant que madame Anna sauvait tout le monde, sur les huit millions d’habitants de New York, je me sentais comme le huit millionième, celui dont on s’occupe en dernier ! La police m’avait pris ma femme !

— Non, Mark, objecta Anna, c’est toi qui m’as perdue. C’est toi qui n’as pas su me garder !

— Donne-moi une autre chance, je t’en supplie.

Anna hésita longuement avant de lui répondre :

— J’ai rencontré quelqu’un. Quelqu’un de bien. Je crois que je suis amoureuse. Je suis désolée.

Mark la dévisagea longuement, dans un silence total et glaçant. Il semblait décomposé. Il finit par dire, amer :

— Tu as peut-être raison, Anna. Mais n’oublie pas qu’après ce qui s’est passé à la bijouterie Sabar, tu n’étais plus la même. Et on aurait pu éviter ça ! Ce soir-là, je ne voulais pas que tu y ailles ! Je t’ai demandé de ne pas répondre à ton putain de téléphone, tu te souviens ?

— Je m’en souviens.

— Si tu n’étais pas allée à cette bijouterie, si, pour une seule fois, tu m’avais écouté, on serait encore ensemble aujourd’hui.

ANNA KANNER

C’était le soir du 21 septembre 2012.

Le soir où tout bascula.

Le soir du braquage de la bijouterie Sabar.

Je remontai Manhattan à bord de ma voiture banalisée, roulant à tombeau ouvert, jusqu’à la 57e Rue où se trouvait la bijouterie. Le quartier était totalement bouclé.

Mon chef me fit venir dans le camion servant de poste de commandement.

— Il y a un seul braqueur, m’expliqua-t-il, et il est déchaîné.

— Un seul ? m’étonnai-je. C’est rare.

— Oui. Et il semble nerveux. Apparemment, il est allé cueillir le bijoutier et ses deux filles de 10 et 12 ans à leur domicile. Ils habitent un appartement de l’immeuble. Il les a traînés à la bijouterie, espérant sans doute qu’on ne les trouverait que le lendemain. Mais une patrouille de policiers à pied qui passait par là et qui s’est étonnée de voir de la lumière à l’intérieur a donné l’alerte. Ils ont eu le nez creux.

— Donc on a un preneur d’otages et trois otages ?

— Oui, me confirma mon chef. Aucune idée de l’identité du braqueur. On sait juste qu’il s’agit d’un homme.

— Ça dure depuis combien de temps ? demandai-je.

— Depuis trois heures maintenant. La situation commence à devenir critique. Le preneur d’otages exige que nous nous tenions en retrait, nous n’avons aucun visuel, et le négociateur engagé n’arrive à rien. Pas même un contact téléphonique. C’est la raison pour laquelle je t’ai demandé de venir. Je me suis dit que tu arriverais peut-être à quelque chose. Je suis désolé de t’avoir dérangée en congé.

— Vous en faites pas, chef, je suis là pour ça.

— Ton mari va vraiment me détester.

— Bah, ça lui passera. Comment voulez-vous procéder ?

Il n’y avait pas mille options : en l’absence d’une liaison téléphonique, je devais aller nouer le contact en personne en m’approchant de la bijouterie. Je n’avais encore jamais rien fait de tel.

— Je sais que c’est une première pour toi, Anna, me dit mon chef. Si tu ne te sens pas capable de le faire, je comprendrais très bien.

— Je vais le faire, lui assurai-je.

— Tu seras nos yeux, Anna. Tout le monde est branché sur ton canal. Il y a des tireurs d’élite dans les étages du bâtiment d’en face. Si tu vois quelque chose, dis-le pour qu’ils puissent modifier leur position si besoin.

— Très bien, répondis-je en ajustant mon gilet pare-balles.

Mon chef voulait que je mette mon casque balistique, mais je refusai. On ne pouvait pas nouer le contact avec un casque sur la tête. Je sentais l’adrénaline faire accélérer mon cœur. J’avais peur. J’avais envie d’appeler Mark mais je me retins. Je voulais juste entendre sa voix, pas entendre des commentaires désobligeants.

Je passai un cordon de sécurité et m’avançai seule, un mégaphone à la main, dans la rue déserte. Un silence total régnait. Je m’arrêtai à une dizaine de mètres de la bijouterie. Je m’annonçai à travers le haut-parleur.

Après quelques instants, un homme en veste de cuir noir, une cagoule sur la tête, apparut à la porte : il tenait en joue l’une des filles avec un revolver. Elle avait les yeux bandés et du ruban adhésif sur la bouche.

Il exigea que tout le monde dégage et qu’on le laisse partir. Il faisait corps avec son otage et bougeait sans cesse de façon à compliquer le travail des tireurs d’élite. J’entendais dans mon oreillette mon chef donner l’autorisation de l’abattre, mais les tireurs d’élite ne parvenaient pas à verrouiller leur cible. Le braqueur observa rapidement la rue et les alentours, sans doute pour examiner ses options de fuite, puis disparut à l’intérieur de la bijouterie.

Quelque chose clochait, mais ça ne me frappa pas tout de suite. Pourquoi s’était-il montré ? Il était seul : pourquoi prendre le risque de se faire tirer dessus au lieu de donner ses exigences par téléphone ?

Il s’écoula encore une vingtaine de minutes, lorsque soudain la porte de la bijouterie s’ouvrit brusquement : la fille apparut alors à nouveau, les yeux bandés et bâillonnée. Aveugle, elle avançait pas à pas, en tâtonnant du bout du pied, je pouvais entendre ses gémissements. Je voulus m’approcher d’elle mais soudain, le braqueur en veste de cuir et cagoulé apparut dans l’encadrement de la porte, avec une arme dans chaque main.

Je lâchai mon mégaphone et dégainai mon arme pour braquer l’homme.

— Posez vos armes ! lui intimai-je.

Caché par le renfoncement de la vitrine, il n’était pas encore visible des tireurs d’élite.

— Anna, que se passe-t-il ? me demanda mon chef à la radio.

— Il est en train de sortir, répondis-je. Abattez-le, si vous l’avez en visuel.

Les tireurs m’annoncèrent n’avoir encore aucun visuel. Je continuai de le braquer avec mon arme, le viseur dans l’axe de sa tête. La fille se tenait à quelques mètres de lui. Je ne comprenais pas ce qu’il fabriquait. Soudain il se mit à remuer avec ses deux armes et fit un mouvement brusque dans ma direction. J’appuyai sur la détente. La balle atteignit l’homme en pleine tête et il s’effondra.

La détonation résonna dans mes oreilles. Mon champ de vision se rétrécit. Ma radio se mit à crépiter. Aussitôt des équipes d’intervention surgirent derrière moi. Je repris mes esprits. La fille fut immédiatement mise à l’abri, tandis que je pénétrais dans la bijouterie à la suite d’une colonne d’agents casqués et armés jusqu’aux dents. Nous découvrîmes la deuxième fille étendue au sol, ligotée, bâillonnée, un bandeau sur les yeux, mais saine et sauve. Nous l’évacuâmes à son tour, avant de poursuivre notre fouille des lieux à la recherche du bijoutier. Nous le découvrîmes enfermé dans son bureau, après que nous en eûmes défoncé la porte. Il était étendu au sol : les mains liées par un collier de serrage en plastique de type Serflex, du ruban adhésif sur la bouche et les yeux. Je le délivrai et il se contorsionna en se tenant le bras gauche. Je crus d’abord qu’il était blessé mais je compris qu’il était en train de faire une crise cardiaque. Je fis venir immédiatement des secours et dans les minutes qui suivirent le bijoutier fut emmené à l’hôpital, tandis que de leur côté les filles étaient prises en charge par des médecins.

Devant la bijouterie, des policiers s’activaient autour du corps étendu sur le bitume. Je les rejoignis. Et j’entendis soudain l’un de mes collègues s’étonner :

— Est-ce que je rêve ou il a les revolvers scotchés à ses mains ?

— Mais… ce sont des armes factices, ajouta l’un d’eux.

Nous retirâmes la cagoule qui lui masquait le visage : un épais morceau de ruban adhésif était collé sur sa bouche.

— Qu’est-ce que cela signifie ? m’écriai-je.

En proie à un doute terrible, j’attrapai mon téléphone et tapai le nom du bijoutier dans le moteur de recherche. La photo qui s’afficha sur mon écran me laissa totalement atterrée.

— Putain, me dit l’un de mes collègues en regardant mon écran, il ressemble drôlement au bijoutier.

— Mais c’est le bijoutier ! hurlai-je.

L’un des policiers me demanda alors :

— Si ce type est le bijoutier, où est le preneur d’otages ?

Voilà pourquoi le braqueur avait pris le risque de sortir se montrer. Pour que je l’associe à une cagoule et à une veste en cuir. Il avait ensuite forcé le bijoutier Sabar à les mettre, lui avait collé les armes aux mains avec du ruban adhésif et l’avait obligé à sortir, le menaçant de s’en prendre à sa deuxième fille. Puis il s’était précipité dans le bureau, et s’y était enfermé, avant de se passer les mains dans le collier de serrage, et de se coller du ruban adhésif sur la bouche et les yeux, pour qu’on le prenne pour le bijoutier, puis d’être évacué, les poches pleines de bijoux, vers un hôpital.

Son plan avait marché à la perfection : lorsque nous débarquâmes en force à l’hôpital où il venait d’être conduit pour sa prétendue crise cardiaque, il avait mystérieusement disparu de la salle d’examen. Les deux policiers qui l’avaient accompagné aux urgences, attendaient dans le couloir en discutant distraitement et n’avaient aucune idée d’où il était passé.


Le braqueur ne fut jamais ni identifié, ni retrouvé. Moi, j’avais abattu un innocent. J’avais commis le pire pour un membre d’une unité spéciale : j’avais tué un otage.

Tout le monde m’assura que je n’avais pas fait d’erreur, qu’ils auraient agi exactement de la même façon. Pourtant, je ne pouvais pas m’empêcher de rejouer cette scène dans ma tête.

— Il ne pouvait pas parler, me répéta mon chef, il ne pouvait pas faire un geste sans agiter ses armes de façon menaçante : il ne pouvait rien faire. Il était condamné.

— Je pense qu’au moment où il s’est agité, c’était pour se mettre au sol en signe de reddition. Si j’avais attendu une seconde de plus avant de tirer, il aurait pu le faire. Il ne serait pas mort aujourd’hui.

— Anna, si ce gars avait été le vrai braqueur devant toi et que tu avais attendu une seconde de plus, tu aurais certainement reçu une balle en pleine tête.

Ce qui m’affectait le plus, c’est que Mark n’arrivait ni à comprendre, ni à compatir. Ne sachant pas comment gérer ma détresse, il se contentait de refaire l’histoire et de répéter : « Bon Dieu, Anna, si tu n’étais pas partie ce soir-là… Tu étais en congé ! Tu n’avais même pas à répondre à ton téléphone ! Mais il faut toujours que tu fasses du zèle… » Je crois qu’il s’en voulait de ne pas m’avoir retenue. Il me voyait triste et désemparée et lui était en colère. J’eus droit à une période de congé, mais je ne savais pas quoi en faire. Je restais chez moi, à broyer du noir. Je me sentais déprimée. Et Mark essayait bien de me changer les idées, il me proposait d’aller me promener, d’aller courir, d’aller au musée. Mais il ne parvenait pas à surmonter cette colère qui le rongeait. À la cafétéria du Metropolitan Museum, alors que nous buvions un cappuccino après une visite, je lui dis :

— Chaque fois que je ferme les yeux, je vois cet homme devant moi, avec ses deux armes à la main. Je ne remarque pas le ruban adhésif autour de ses mains, je ne vois que ses yeux. J’ai l’impression qu’il est terrorisé. Mais il n’obtempère pas. Il y a la fille, devant lui, les yeux bandés…

— Anna, pas ici, on est venus se changer les idées. Comment tu peux passer à autre chose si tu en parles tout le temps ?

— Mais merde, Mark, m’écriai-je, parce que c’est ma réalité !

Non seulement j’avais élevé la voix, mais dans un geste brusque, j’avais renversé ma tasse. Les clients aux tables alentour nous dévisagèrent. J’étais fatiguée.

— Je vais t’en chercher une autre, me dit Mark d’un ton conciliant.

— Non, ce n’est pas la peine… Je crois que j’ai besoin de marcher. J’ai besoin d’être un peu seule. Je vais aller faire un tour dans le parc, je te retrouverai à la maison.

Je comprends avec le recul que le problème de Mark est qu’il ne voulait pas en parler. Mais je ne cherchais ni son avis, ni son approbation : je voulais simplement que quelqu’un m’écoute alors que lui voulait faire comme s’il ne s’était rien passé, ou alors comme si tout était oublié.

Il fallait que je puisse parler librement. Sur les conseils de la psychologue de la brigade, j’en parlai avec mes collègues. Ils se montrèrent tous très attentifs : j’allai boire un verre avec certains, d’autres m’invitèrent à dîner chez eux. Ces sorties me firent du bien, mais malheureusement Mark se mit en tête que j’avais une aventure avec l’un de mes coéquipiers.

— C’est marrant, me dit-il, tu es toujours de bonne humeur quand tu rentres de tes soirées. Ça change de la tête que tu tires quand tu es avec moi.

— Mark, t’es pas sérieux, je suis juste allée boire un café avec un collègue. Il est marié et père de deux enfants.

— Ah, ça me rassure de savoir qu’il est marié ! Parce que les hommes mariés ne trompent jamais leur femme ?

— Mark, ne me dis pas que tu es jaloux ?

— Anna, tu fais la tête toute la journée quand tu es avec moi. Tu ne souris que quand tu sors toute seule. Et je ne te parle même pas de la dernière fois qu’on a baisé ensemble !

Je n’ai pas su expliquer à Mark qu’il se faisait des films. Ou alors, ne lui ai-je pas assez dit que je l’aimais ? En tous les cas, je suis coupable de l’avoir négligé, d’avoir trop pensé à ce qui m’encombrait l’esprit et de l’avoir délaissé. Il a fini par aller chercher l’attention dont il manquait auprès de l’une de ses collègues, qui n’attendait que ça. Tout le bureau l’a su, et donc moi aussi. Le jour où je l’ai appris, je suis partie vivre chez Lauren.

Puis il y eut la période des regrets de Mark, de ses justifications, de ses supplications. Il fit amende honorable auprès de mes parents, qui se mirent à plaider sa cause après qu’il eut déballé toute notre vie dans leur salon.

— Anna, quand même, me dit ma mère, quatre mois sans relations sexuelles.

— Mark t’a parlé de ça ? demandai-je horrifiée.

— Oui, et il a pleuré.

Je crois que le plus difficile n’était pas l’égarement de Mark. Mais que, dans mon esprit, l’homme séduisant et protecteur, celui qui sauvait des vies dans les restaurants et charmait les assemblées, était désormais un pleurnichard qui se plaignait auprès de ma mère de la rareté de nos rapports. Je savais que quelque chose s’était brisé, et finalement, courant juin 2013, il finit par accepter de divorcer.

J’étais fatiguée de New York, fatiguée par la ville, sa chaleur, sa taille, son bruit incessant et ses lumières qui ne s’éteignaient jamais. J’avais envie d’aller m’établir ailleurs, j’avais envie de changement, et le hasard voulut alors que je tombe dans la Revue des lettres new-yorkaises, à laquelle j’étais abonnée, sur un article consacré à Orphea :

LE PLUS GRAND DES PETITS FESTIVALS DE THÉÂTRE
par Steven Bergdorf

Connaissez-vous ce joyau nommé Orphea, niché dans les Hamptons ? Petite ville paradisiaque où l’air semble plus pur et la vie plus douce que nulle part ailleurs, et qui accueille chaque année un festival de théâtre dont la production principale est toujours pointue et de qualité. […]

La ville elle-même vaut le déplacement. La rue principale est un bijou de quiétude. Ses cafés et ses restaurants sont délicieux et attirants, les commerces attrayants. Tout ici est dynamique et plaisant. […] Si vous le pouvez, logez au Palace du Lac, sublimissime hôtel légèrement en dehors de la ville, bordé par un lac somptueux et une forêt enchanteresse. On se croirait dans un décor de film. Le personnel est aux petits soins, les chambres spacieuses et décorées avec goût, le restaurant raffiné. Difficile de quitter cet endroit une fois qu’on y a goûté.

Je pris quelques jours de congé au moment du festival, je réservai une chambre au Palace du Lac et je me rendis à Orphea. L’article n’avait pas menti : j’y découvris, aux portes de New York, un monde merveilleux et protégé. Je me serais bien vu y habiter. Je me laissai charmer par ses petites rues, son cinéma, sa librairie. Orphea me paraissait l’endroit rêvé pour changer de vie et de décor.

Un matin, alors que j’étais assise sur un banc de la marina, contemplant l’océan, il me sembla apercevoir au loin le souffle d’une baleine remontée à la surface. Je ressentis le besoin de partager ce moment avec quelqu’un, je pris pour témoin un joggeur qui passait par là.

— Que se passe-t-il ? me demanda-t-il.

— Une baleine, il y a une baleine là-bas !

C’était un bel homme, dans la cinquantaine.

— On en voit souvent, me dit-il, visiblement amusé de mon excitation.

— C’est la première fois que je viens ici, lui expliquai-je.

— D’où venez-vous ?

— New York.

— Ce n’est pas très loin, me fit-il remarquer.

— Si près et pourtant si loin, lui répondis-je.

Il me sourit et nous passâmes un petit moment à bavarder. Il s’appelait Alan Brown et c'était le maire de la ville. Je lui racontai brièvement la situation personnelle délicate que je traversais et mon envie d’un nouveau départ.

— Anna, me dit alors Alan, ne vous méprenez pas sur la demande que je vais vous faire car je suis marié et je ne suis pas en train de vous draguer. Mais voudriez-vous venir dîner chez nous ce soir ? Il y a quelque chose dont je voudrais vous parler.

C’est ainsi que je dînai ce soir-là avec le maire Brown et sa femme Charlotte, dans leur coquette maison. Ils formaient un beau couple. Elle devait être un peu plus jeune que lui. Elle était vétérinaire et avait ouvert une petite clinique qui marchait bien. Ils n’avaient pas d’enfant et je ne posai pas de questions à ce sujet.

Le maire ne me dévoila la véritable raison de son invitation que lorsque nous passâmes au dessert :

— Anna, mon chef de la police part à la retraite dans un an. Son adjoint est un type assez bête qui ne me plaît qu’à moitié. J’ai des ambitions pour cette ville et je voudrais quelqu’un de confiance pour reprendre ce poste. J’ai l’impression que vous êtes la candidate idéale.

Alors que je prenais un instant de réflexion, le maire ajouta :

— Je dois vous prévenir que c’est une ville calme. Ce n’est pas New York…

— Tant mieux, répondis-je. J’ai justement besoin de calme.

Le lendemain, j’acceptai l’offre du maire Brown. Et c’est ainsi qu’un jour de septembre 2013, je m’installai à Orphea. Dans l’espoir de repartir du bon pied. Et surtout de me retrouver.

JESSE ROSENBERG Lundi 28 juillet 2014

2 jours après la première

Trente-six heures après le fiasco de la première, le festival de théâtre d’Orphea était officiellement annulé et les médias du pays entier se déchaînaient, accusant notamment la police de n’avoir pas su protéger la population. Après le meurtre de Stephanie Mailer et de Cody Illinois, la fusillade du Grand Théâtre était le drame de trop : un tueur terrorisait les Hamptons, la population était en émoi. Dans toute la région, les hôtels se vidaient, les réservations étaient annulées à la chaîne, les vacanciers renonçaient à venir. C’était la panique générale.

Le gouverneur de l’État de New York était furieux et avait fait publiquement savoir son mécontentement. Le maire Brown était lâché par la population, et le major McKenna et le procureur s’étaient fait tirer les oreilles par leur hiérarchie. Sous le feu des critiques, ils avaient décidé de monter au front en tenant une conférence de presse à l’hôtel de ville ce matin-là. Je considérais que c’était la pire idée : nous n’avions aucune réponse à donner aux médias pour le moment. Pourquoi nous exposer davantage ?

Jusqu’à la dernière minute, dans les couloirs de la mairie, Derek, Anna et moi essayâmes de les convaincre de renoncer à une déclaration publique à ce stade, mais en vain.

— Le problème, c’est que pour l’instant vous n’avez rien de concret à annoncer aux journalistes, expliquai-je.

— Parce que vous n’avez pas été foutus de trouver quoi que ce soit ! tonna le procureur adjoint. Depuis le début de cette enquête !

— Nous avons encore besoin d’un peu de temps, me défendis-je.

— Du temps, vous en avez eu plus qu’assez ! répliqua le procureur adjoint, et tout ce que je vois c’est un désastre, des morts, une population affolée. Vous êtes des incapables, voilà ce que nous allons dire à la presse !

Je me tournai alors vers le major McKenna, espérant trouver du soutien.

— Major, vous ne pouvez pas nous mettre toute la responsabilité sur les épaules, protestai-je. La sécurité du théâtre et de la ville était de votre ressort et de celui du chef-adjoint Montagne.

À cette remarque maladroite, le major vit rouge.

— Ne sois pas impertinent, Jesse ! s’écria-t-il. Pas avec moi qui t’ai couvert depuis le début de cette enquête. J’ai les oreilles qui sifflent encore des cris du gouverneur qui m’a téléphoné hier soir ! Il veut une conférence de presse, il l’aura.

— Je suis désolé, major.

— Je me fous que tu sois désolé, Jesse. Derek et toi avez ouvert cette boîte de pandore, vous allez vous démerder pour la refermer.

— Enfin, major, vous auriez préféré qu’on étouffe tout et qu’on reste dans le mensonge ?

Le major soupira :

— Je crois que tu ne te rends pas compte de l’incendie que tu as déclenché en rouvrant cette enquête. À présent, le pays tout entier parle de cette affaire. Des têtes vont sauter, Jesse, et ça ne sera pas la mienne ! Pourquoi n’as-tu pas pris ta foutue retraite comme prévu, hein ? Pourquoi n’es-tu pas parti mener ta petite vie après avoir reçu les honneurs de toute la profession ?

— Parce que je suis un vrai flic, major.

— Ou un vrai imbécile, Jesse. Je vous laisse, à Derek et toi, jusqu’à la fin de la semaine pour boucler cette affaire. Si lundi matin je n’ai pas le meurtrier assis dans mon bureau, alors je te fais virer de la police sans pension, Jesse. Et toi aussi, Derek. Maintenant, allez faire votre travail et laissez nous faire le nôtre. Les journalistes nous attendent.

Le major et le procureur adjoint se dirigèrent vers la salle de presse. Le maire Brown, avant de leur emboîter le pas, se tourna vers Anna et lui dit :

— Je préfère que tu l’apprennes ici, Anna : je vais annoncer la nomination officielle de Jasper Montagne comme nouveau chef de la police d’Orphea.

Anna blêmit :

— Quoi ? s’étrangla-t-elle. Mais vous aviez dit qu’il ne serait que chef par intérim, le temps que je termine l’enquête.

— Avec l’agitation qui règne à Orphea, je dois remplacer officiellement Gulliver. Et mon choix s’est porté sur Montagne.

Anna était au bord des larmes.

— Vous ne pouvez pas me faire ça, Alan !

— Bien sûr que je le peux, et c’est ce que je vais faire.

— Mais vous m’aviez promis que je remplacerais Gulliver, c’est la raison pour laquelle je suis venue à Orphea.

— Il s’est passé bien des choses entre-temps. Je suis désolé, Anna.

Je voulus défendre Anna :

— Monsieur le maire, vous faites une grave erreur. Le chef-adjoint Kanner est l’un des meilleurs flics que j’ai vus depuis très longtemps.

— De quoi je me mêle, capitaine Rosenberg ! me répondit sèchement Brown. Consacrez-vous plutôt à votre enquête au lieu de vous mêler de ce qui ne vous regarde pas.

Le maire tourna les talons et se dirigea vers la salle de presse.

* * *

Au Palace du Lac, comme dans tous les établissements de la région, c’était la débandade. Les clients s’en allaient tous, et le directeur de l’hôtel, prêt à tout pour stopper cette hémorragie, les suppliait de rester, promettant des rabais exceptionnels. Mais personne ne voulait rester à Orphea, en dehors de Kirk Harvey, déterminé à assumer ses responsabilités et à contribuer au bouclage de l’enquête, et qui saisit l’occasion de garder, pour un prix sacrifié, sa suite qui n’était désormais plus prise en charge par la mairie. Ostrovski fit de même, obtenant même un triple surclassement dans la suite royale pour une bouchée de pain.

Charlotte Brown, Samuel Padalin et Ron Gulliver avaient déjà regagné leur domicile la veille.

Dans la chambre 312, Steven Bergdorf bouclait sa valise, sous le regard de sa femme, Tracy. Elle était arrivée la veille. Elle avait confié ses enfants à une amie et était venue en bus jusque dans les Hamptons pour soutenir son mari. Elle était prête à lui pardonner ses écarts. Elle voulait juste que tout rentre dans l’ordre.

— Tu es sûr que tu peux partir ? demanda-t-elle.

— Oui, oui. La police dit que je dois simplement rester dans l’État de New York. La ville de New York est dans l’État de New York, non ?

— Effectivement, acquiesça Tracy.

— Alors, tout va bien. En route. J’ai hâte de retrouver notre chez-nous.

Steven attrapa sa valise et la tira derrière lui.

— Ta valise semble lourde, dit Tracy, je vais appeler un bagagiste, il va la mettre directement dans la voiture.

— Surtout pas ! s’écria Steven.

— Pourquoi pas ?

— Je peux tirer ma valise tout seul.

— Comme tu veux.

Ils sortirent de la chambre. Dans le couloir, Tracy Bergdorf enlaça soudain son mari.

— J’ai eu si peur, murmura-t-elle. Je t’aime.

— Moi aussi, je t’aime, Tracy, ma chérie. Tu m’as terriblement manqué.

— Je te pardonne tout ! dit alors Tracy.

— De quoi parles-tu ? demanda Steven.

— Cette fille qui était avec toi. Celle dont parle l’article dans le New York Times.

— Oh, mon Dieu, tu n’y as pas réellement cru ? Tracy, enfin, il n’y a jamais eu de fille, ce sont des inventions.

— Vraiment ?

— Mais évidemment ! Comme tu sais, j’ai dû virer Ostrovksi. Pour se venger de moi, il a raconté des bobards au New York Times.

— Quel sale type ! s’agaça Tracy.

— À qui le dis-tu ? C’est affreux ce que les gens sont mesquins.

Tracy enlaça encore son mari. Elle était tellement soulagée que tout cela ne soit pas vrai.

— On pourrait passer une nuit ici, suggéra-t-elle. Les chambres sont bradées. Ça nous permettrait de nous retrouver un peu.

— Je veux rentrer, dit Steven, voir mes enfants, mes petits poussins chéris.

— Tu as raison. Tu veux déjeuner ?

— Non, je préfère y aller directement.

Ils s’engouffrèrent dans l’ascenseur et traversèrent le lobby de l’hôtel, où régnait la cohue des départs précipités. Steven se dirigea d’un pas décidé vers la sortie, évitant de croiser le regard des employés de la réception. Il partait sans régler la note. Il devait s’enfuir, vite, sans qu’on lui pose des questions sur Alice. Surtout pas devant sa femme.

La voiture attendait sur le parking. Steven avait refusé de donner la clé au voiturier.

— Puis-je vous aider ? demanda un employé en voulant prendre sa valise.

— Surtout pas, refusa Steven en accélérant le pas, suivi par sa femme.

Il ouvrit la voiture et jeta sa valise sur la banquette arrière.

— Mets plutôt ta valise dans le coffre, lui suggéra sa femme.

— Souhaitez-vous que je mette votre valise dans le coffre ? demanda l’employé qui les avait escortés.

— Surtout pas, répéta Steven en s’installant au volant. Au revoir, et merci pour tout.

Sa femme s’installa sur le siège passager, il fit démarrer la voiture et ils s’en allèrent. Lorsqu’ils franchirent les limites de la ville, Steven poussa un soupir de soulagement. Jusqu’alors, personne n’avait rien remarqué. Et le cadavre d’Alice, dans le coffre, ne dégageait pas encore d’odeur. Il l’avait soigneusement emballé avec du film alimentaire et il se félicita de cette initiative.

Tracy alluma la radio. Elle se sentait sereine, heureuse. Bientôt, elle s’endormit.

Il faisait une chaleur terrible dehors. J’espère qu’elle ne va pas cuire, là-dedans, songea Steven, accroché au volant. Tout s’était passé si vite, il n’avait pas eu le temps de beaucoup réfléchir. Après avoir tué Alice et dissimulé son cadavre dans les buissons, il avait trotté jusqu’au Palace du Lac récupérer sa voiture avant de retourner sur les lieux du crime. Il avait soulevé avec peine le corps d’Alice et l’avait jeté dans le coffre. Sa chemise était couverte de sang. Mais qu’importe, personne ne l’avait vu. C’était la débandade à Orphea, tous les policiers étaient occupés au centre-ville. Il avait ensuite roulé jusqu’à un supermarché ouvert jour et nuit, y avait acheté des quantités industrielles de film alimentaire puis il avait trouvé un coin isolé, à l’orée d’une forêt. Il avait alors soigneusement emballé tout le corps déjà froid et raide. Il savait qu’il ne pouvait pas s’en débarrasser à Orphea. Il devait le transporter ailleurs et éviter que les odeurs ne le trahissent. Il espérait que son stratagème lui permettrait de gagner un peu de temps.

De retour au Palace du Lac avec Alice dans le coffre, il avait passé un vieux pull oublié dans sa voiture pour masquer sa chemise et rejoindre sa chambre sans qu’on puisse soupçonner quoi que ce soit. Il avait alors pris une longue douche et mis des vêtements propres similaires à ceux qu’il portait déjà ce soir-là. Il avait finalement dormi un peu. Avant de se réveiller en sursaut. Il devait se débarrasser des affaires d’Alice. Il avait alors ramassé sa valise à elle, l’avait remplie de tous ses effets, et était reparti de l’hôtel, espérant qu’on ne remarquerait pas ses allées et venues. Mais il régnait une telle effervescence que personne n’avait rien vu. Il avait repris sa voiture, et était allé disséminer les affaires d’Alice dans diverses poubelles des villes voisines, y compris ses vêtements, avant d’abandonner finalement la valise vide au bord de la route. Il avait senti son cœur exploser dans sa poitrine, son estomac se nouer : qu’un policier, remarquant son étrange manège, l’arrête et lui fasse ouvrir le coffre de la voiture, et il était cuit !

Finalement, à 5 heures du matin, il était dans sa suite du Palace du Lac, nettoyée de toute trace d’Alice. Il avait dormi une demi-heure, jusqu’à ce que des coups sur la porte le réveillent. C’était la police. Il avait eu envie de se jeter par la fenêtre. Il était pris ! Il avait ouvert, en caleçon, tremblant de tout son corps. Devant lui se tenaient deux policiers en uniforme.

— Monsieur Steven Bergdorf ? avait demandé l’un d’eux.

— C’est moi-même.

— On est vraiment désolé de venir à une heure pareille, mais le capitaine Rosenberg nous envoie chercher tous les membres de la troupe de théâtre. Il voudrait vous interroger à propos de ce qui s’est passé hier soir au Grand Théâtre.

— Je vous accompagne volontiers, avait répondu Steven, en s’efforçant de rester calme.

À la police qui lui avait demandé s’il avait vu Alice, il avait dit l’avoir perdue de vue en sortant du théâtre. Depuis, on ne lui avait plus posé de questions.

Pendant tout le trajet jusqu’à New York, il réfléchit à ce qu’il allait faire d’Alice. Lorsqu’il vit la silhouette des gratte-ciel de Manhattan apparaître, il avait déjà échafaudé tout un plan. Tout allait s’arranger. Personne ne retrouverait jamais Alice. Il suffisait qu’il puisse rejoindre le parc national de Yellowstone.


À quelques miles de là, face à Central Park, à l’hôpital Mount Sinai, Jerry et Cynthia Eden veillaient leur fille, placée dans une unité de soins intensifs. Le médecin passa les réconforter.

— Monsieur et madame Eden, vous devriez aller vous reposer un peu. Nous allons la maintenir en coma artificiel pour le moment.

— Mais comment va-t-elle ? demanda Cynthia, effondrée.

— C’est impossible à dire pour le moment. Elle a supporté l’opération, c’est un signe encourageant. Mais nous ignorons encore si elle gardera des séquelles physiques ou neurologiques. Les balles ont causé des lésions très importantes. Un poumon a été perforé, la rate a été touchée.

— Docteur, s’inquiéta Jerry, est-ce que notre fille va se réveiller ?

— Je n’en sais rien. Je suis vraiment désolé. Il y a des chances qu’elle ne survive pas.

* * *

Anna, Derek et moi remontions en voiture la rue principale, toujours fermée au public. Tout était désert, malgré le soleil éclatant. Personne sur les trottoirs, personne sur la marina. Il flottait une étrange impression de ville fantôme.

Devant le Grand Théâtre, quelques policiers montaient la garde, tandis que des employés municipaux ramassaient les derniers déchets, dont des souvenirs des stands des marchands ambulants, ultimes témoignages de la cohue qui avait eu lieu ici.

Anna ramassa un t-shirt portant l’inscription J’étais à Orphea le 26 juillet 2014.

— J’aurais préféré ne pas y être, dit-elle.

— Moi aussi, soupira Derek.

Nous pénétrâmes à l’intérieur du bâtiment et gagnâmes la salle, déserte et silencieuse. Sur la scène, une immense tache de sang séché, des compresses médicales et des emballages de matériel stérile abandonnés par les secours. Un seul mot me venait en tête : désolation.

D’après le rapport envoyé par le médecin qui avait opéré Dakota, les balles l’avaient atteinte du haut vers le bas, à un angle de 60 degrés. L’information allait nous permettre de déterminer la position du tireur dans la salle. Nous procédâmes à une petite reconstitution des faits.

— Donc Dakota est au milieu de la scène, rappela Derek. Kirk est à sa gauche, avec Jerry et Alice.

Je me plaçai au milieu de la scène, comme si j’étais Dakota. Anna dit alors :

— Je ne vois pas comment depuis les sièges, ou même depuis le fond de la salle qui est la partie la plus élevée, les balles peuvent entrer à un angle de 60 degrés du haut vers le bas.

Elle se promena au milieu des rangées, songeuse. Je levai alors les yeux et je vis au-dessus de moi une passerelle technique, pour accéder à la rampe de projecteurs.

— Le tireur était là-haut ! m’écriai-je.

Derek et Anna cherchèrent l’accès à la passerelle, et trouvèrent un petit escalier qui partait du fond des coulisses, à proximité des loges. La passerelle serpentait ensuite tout autour de la scène, au fil des éclairages. Une fois au-dessus de moi, Derek me braqua avec ses doigts. L’angle de tir correspondait parfaitement. Et c’était une distance relativement proche : pas besoin d’être un tireur d’élite pour faire un carton.

— La salle était plongée dans l’obscurité et Dakota avait les projecteurs en plein visage. Elle ne voyait rien, le tireur voyait tout. Il n’y avait aucun bénévole, et pas de technicien à part celui de la régie lumière : il a donc eu tout le loisir de monter là-haut sans être vu, de tirer sur Dakota au moment propice et de s’enfuir ensuite par une issue de secours.

— Pour accéder à cette passerelle, il faut donc passer par les coulisses, releva Anna. Et seules pouvaient accéder aux coulisses les personnes accréditées. L’accès était contrôlé.

— Donc c’est bien un membre de la troupe, dit Derek. Ce qui signifie que nous avons cinq suspects : Steven Bergdorf, Meta Ostrovski, Ron Gulliver, Samuel Padalin et Charlotte Brown.

— Charlotte était auprès de Dakota après les tirs, fis-je remarquer.

— Ça ne l’exclut pas de la liste des suspects, considéra Derek. Elle tire depuis la passerelle, et redescend pour porter secours à Dakota, quel bon scénario !

Au même instant, je reçus un appel sur mon téléphone portable.

— Merde, soupirai-je, qu’est-ce qu’il me veut encore ?

Je décrochai :

— Bonjour, major. Nous sommes au Grand Théâtre. Nous avons découvert l’endroit où s’est placé le tireur. Une passerelle dont l’accès ne peut se faire que par les coulisses, ce qui signifie que…

— Jesse, m’interrompit le major, c’est justement pour cela que je t’appelle. J’ai reçu l’analyse balistique. L’arme employée contre Dakota Eden était un pistolet Beretta.

— Un Beretta ? Mais c’est justement un Beretta qui a été utilisé pour tuer Meghan Padalin et les Gordon ! m’exclamai-je.

— J’y ai pensé aussi, me dit le major, et j’ai donc demandé une comparaison. Accroche-toi bien, Jesse : c’est la même arme qui a été utilisée en 1994 et avant-hier soir.

Derek, me voyant blême, me demanda ce qui se passait. Je lui dis :

— Il est là, il est parmi nous. C’est l’assassin des Gordon et de Meghan qui a tiré sur Dakota. Le meurtrier est en liberté depuis vingt ans.

Derek devint livide à son tour.

— C’est à croire que tout est maudit, murmura-t-il.

DEREK SCOTT

12 novembre 1994. Un mois après notre terrifiant accident de voiture, je recevais la médaille du courage. Dans le gymnase du centre régional de la police, devant un parterre de policiers, d’officiels, de journalistes et d’invités, j’étais décoré par le chef de la police d’État en personne, qui avait fait le déplacement pour l’occasion.

Debout sur l’estrade, un bras en écharpe, je gardais la tête basse. Je ne voulais ni de cette médaille, ni de cette cérémonie, mais le major McKenna m’avait assuré qu’un refus de ma part serait terriblement mal perçu par la hiérarchie.

Jesse était au fond de la salle. En retrait. Il ne voulait pas rejoindre la place qui lui était réservée au premier rang. Il avait la mine défaite. Je n’arrivais même pas à le regarder.

Après un long discours, le chef de la police s’approcha de moi et me passa solennellement une médaille autour du cou en déclarant : « Sergent Derek Scott, pour votre courage dans l’exercice de votre mission, et pour avoir sauvé une vie au péril de la vôtre, je vous remets cette décoration. Vous êtes un exemple pour la police. »

La médaille remise, le chef de la police m’adressa un salut militaire appuyé, avant que la fanfare n’entame une marche triomphale.

Je restai impassible, le regard fixe. Soudain, je vis que Jesse pleurait et je ne pus moi non plus retenir mes larmes. Je descendis de l’estrade et me précipitai vers une porte dérobée donnant sur les vestiaires. J’arrachai la médaille de mon cou et la jetai au sol dans un geste rageur. Puis je m’écroulai sur un banc et je fondis en sanglots.

JESSE ROSENBERG Mardi 29 juillet 2014

3 jours après la première

C’était le dernier grand tournant de l’affaire.

Voilà que l’arme du crime de 1994, qui n’avait pas été retrouvée à l’époque, resurgissait. Et cette même arme qui avait été utilisée pour assassiner la famille Gordon et Meghan Padalin était celle qui avait été utilisée pour faire taire Dakota. Ceci signifiait que Stephanie avait raison depuis le début : Ted Tennenbaum n’avait assassiné ni la famille Gordon ni Meghan Padalin.

Ce matin-là, au centre régional de la police d’État, le major nous convoqua, Derek et moi, en présence du procureur adjoint.

— Je vais devoir avertir Sylvia Tennenbaum de la situation, nous dit-il. Le bureau du procureur va ouvrir une procédure. Je voulais que vous soyez prévenus.

— Merci, major, lui dis-je. Nous comprenons.

— Sylvia Tennenbaum pourrait envisager non seulement des poursuites contre la police, expliqua le procureur adjoint, mais également des poursuites contre vous.

— Qu’il soit coupable ou pas d’un quadruple meurtre, Ted Tennenbaum avait engagé une course-poursuite avec la police. Rien de tout cela ne serait jamais arrivé s’il avait obtempéré.

— Mais Derek a volontairement heurté son véhicule et l’a précipité par-dessus le pont, condamna le procureur adjoint.

— Nous essayions de l’intercepter ! s’éleva Derek.

— Il y avait d’autres moyens, objecta le procureur adjoint.

— Ah bon ? s’agaça Derek. Lesquels ? Vous me semblez expert en poursuite ?

— Nous ne sommes pas là pour vous accabler, assura le major. J’ai repris le dossier : tout menait à Ted Tennenbaum. Il y avait la camionnette de Tennenbaum vue sur les lieux du crime quelques instants avant les meurtres, le mobile du chantage opéré par le maire, corroboré par les transactions bancaires, l’acquisition par Tennenbaum d’une arme de même type que celle employée pour les meurtres et le fait qu’il était un tireur entraîné. Ça ne pouvait être que lui !

— Et pourtant, soupirai-je, chacune de ces preuves a été démontée depuis.

— Je le sais bien, Jesse, regretta le major. Mais n’importe qui se serait planté. Vous n’êtes coupables de rien. Malheureusement, je crains que Sylvia Tennenbaum ne se contente pas de cette explication et enclenche toutes les procédures possibles pour obtenir réparation.

Pour notre enquête, en revanche, cela signifait aussi que la boucle était en train de se boucler. En 1994, l’assassin de Meghan Padalin avait également éliminé les Gordon, témoins malheureux. Parce que Derek et moi avions suivi la piste erronée des Gordon, avant qu’un faisceau de preuves nous convainquent de la culpabilité de Ted Tennenbaum, le véritable meurtrier avait pu dormir sur ses deux oreilles pendant vingt ans. Jusqu’à ce que Stephanie rouvre l’enquête, poussée par Ostrovski, qui avait un doute depuis toujours puisqu’il avait vu que ce n’était pas Tennenbaum qui était au volant de sa camionnette. À présent que les pistes convergeaient vers lui, le meurtrier éliminait ceux qui pourraient le démasquer. Il avait commencé avec les Gordon, il avait ensuite éliminé Stephanie, puis Cody, puis il avait voulu faire taire Dakota. Le meurtrier était là, sous nos yeux, à portée de main. Il nous fallait agir intelligemment et vite.

Notre entretien avec le major McKenna terminé, nous profitâmes d’être au centre régional de la police d’État pour faire un crochet par le bureau du docteur Ranjit Singh, le médecin légiste, qui était également un expert en profils criminels. Il s’était penché sur le dossier d’enquête, pour nous aider à mieux cerner la personnalité du meurtrier.

— J’ai pu minutieusement étudier les différents éléments de l’enquête, nous dit le docteur Singh. Tout d’abord, je pense que vous avez affaire à un individu de sexe masculin. D’abord statistiquement, puisqu’on estime la probabilité du meurtre d’une femme par une autre femme à 2 % seulement. Mais dans notre cas, il y a également des éléments plus concrets : ce côté impulsif, cette porte défoncée chez les Gordon, puis cette famille assassinée sans scrupule. Et puis Stephanie Mailer noyée dans le lac, et Cody Illinois dont le crâne est brisé avec une grande brutalité. Il y a une forme de violence plutôt masculine. D’ailleurs, j’ai vu dans le dossier qu’à l’époque, mes collègues penchaient également pour un homme.

— Donc ça ne peut pas être une femme ? demandai-je.

— Je ne peux rien exclure, capitaine, me répondit le docteur Singh. Il y a déjà eu des cas où des profils de type masculin cachaient en fait un coupable féminin. Mais mon impression du dossier me ferait pencher pour un homme. D’ailleurs, c’est un cas intéressant. Ce n’est pas un profil commun. En général, c’est un psychopathe ou un criminel endurci qui tue autant. Mais si c’était un psychopathe, il n’y aurait pas de causes rationnelles. Or, dans votre affaire, il s’agit de tuer pour des raisons très claires : empêcher la manifestation de la vérité. Ce n’est certainement pas non plus un criminel endurci car quand le meurtrier doit tuer Meghan Padalin, il la rate d’abord. Il est donc nerveux. Finalement il l’abat de plusieurs balles puis lui en tire encore une dans la tête. Il n’est pas dans la maîtrise, il perd le contrôle de lui-même. Et quand il comprend que les Gordon ont pu le voir, il massacre tout le monde. Il casse la porte alors qu’elle est ouverte et tue à bout portant.

— C’est un bon tireur malgré tout, précisa Derek.

— Oui, c’est certainement un tireur entraîné. Pour moi, c’est quelqu’un qui s’est probablement entraîné à tirer pour l’occasion. Il est méticuleux. Mais il perd ses moyens au moment de passer à l’action. Donc pas un tueur de sang froid, mais une personne qui tuerait malgré elle.

— Malgré elle ? m’étonnai-je.

— Oui, quelqu’un qui n’aurait jamais envisagé de tuer, ou qui réprouverait socialement le meurtre, mais qui a dû s’y résoudre, peut-être pour protéger sa réputation, son statut ou éviter la prison.

— Tout de même, intervint Anna, il faut détenir ou se procurer une arme, s’entraîner à tirer, il y a toute une préparation.

— Je n’ai pas dit qu’il n’y avait pas de préméditation, nuança le docteur Singh. Je dis que le meurtrier devait tuer Meghan à tout prix. Ce n’est pas un motif crapuleux, comme un vol. Peut-être savait-elle quelque chose sur lui et qu’il devait la faire taire. Quant au choix du pistolet, c’est justement l’arme par excellence pour quelqu’un qui ne sait pas comment tuer. Il y a une forme de distance, une assurance de tuer. Un seul coup et tout est terminé. Un couteau ne permettrait pas cela, à moins d’égorger la victime, mais ce meurtrier-là n’en serait pas capable. On voit souvent cela dans les suicides : beaucoup de gens trouvent qu'il est plus facile d'utiliser l’arme à feu que de se tailler les veines, se jeter d’un toit d’immeuble ou même prendre des médicaments dont on ne sait pas très bien quel effet ils feront.

Derek demanda alors :

— Si c’est la même personne qui a tué les Gordon, Meghan Padalin, Stephanie et Cody, et qui a également essayé d’assassiner Dakota Eden, alors pourquoi avoir utilisé une arme différente contre Stephanie et Cody ?

— Parce que le meurtrier s’est efforcé jusque-là de brouiller les pistes, expliqua le docteur Singh qui semblait sûr de lui. Le meurtrier a justement voulu qu’on ne puisse pas faire le lien avec les meurtres de 1994. Surtout après avoir réussi à berner tout le monde pendant vingt ans. Je vous le répète : pour moi, vous avez affaire à quelqu’un qui n’aime pas tuer. Il a tué déjà six fois parce qu’il a été pris dans un engrenage, mais ce n’est pas un meurtrier de sang froid, ce n’est pas un tueur en série. C’est un type qui essaie de sauver sa peau au prix de celle des autres. Un assassin malgré lui.

— Mais s’il tue malgré lui, alors pourquoi ne s’est-il pas enfui loin d’Orphea ?

— C’est une option qu’il va envisager, aussitôt qu’il le pourra. Il a vécu pendant vingt ans en pensant que personne ne découvrirait son secret. Il a baissé sa garde. C’est probablement la raison pour laquelle il a pris des risques considérables pour protéger son identité jusqu’à maintenant. Il ne peut donc pas fuir du jour au lendemain : cela le trahirait. Il va essayer de gagner du temps, et trouver une excuse pour quitter la région de façon définitive sans éveiller les soupçons. Un nouvel emploi, ou alors un parent malade. Il faut agir vite. Vous êtes face à un homme intelligent et méticuleux. La seule piste qui puisse vous faire remonter jusqu’à lui est de découvrir qui avait une bonne raison de tuer Meghan Padalin en 1994.


Qui avait une bonne raison de tuer Meghan Padalin ? inscrivit Derek sur le tableau magnétique installé dans la salle des archives de l’Orphea Chronicle, qui était devenue le seul endroit où nous nous sentions suffisamment au calme pour poursuivre notre traque, et où Anna nous avait rejoints. Dans la pièce avec nous, Kirk Harvey — ses déductions de 1994 laissaient penser qu’il était un flic au flair redoutable —, ainsi que Michael Bird, qui ne comptait pas ses heures pour nous aider dans nos recherches et qui était de ce fait un appui précieux.

Nous reprîmes tous ensemble les éléments de notre enquête :

— Donc Ted Tennenbaum n’est pas le meurtrier, dit Anna, mais je croyais que vous aviez la preuve qu’il s’était procuré l’arme du crime en 1994 ?

— L’arme venait d’un stock volé à l’armée et a été revendue sous le manteau par un militaire véreux dans un bar de Ridgesport, expliqua Derek. Théoriquement, on pourrait imaginer que dans le même laps de temps, Ted Tennenbaum et le meurtrier se soient tous les deux procuré une arme au même endroit. C’était certainement une filière connue à l’époque pour quiconque cherchait à se procurer un pistolet.

— Ça ferait vraiment une sacrée coïncidence, dit Anna. D’abord la camionnette de Tennenbaum sur les lieux du meurtre, mais il n’est pas au volant. Puis l’arme du crime qui aurait été achetée à l’endroit où Tennenbaum aurait acquis un Beretta. Il n’y a pas quelque chose de louche pour vous ?

— Pardonnez ma question, intervint Michael, mais pourquoi est-ce que Ted Tennenbaum aurait acheté une arme illégalement s’il n’avait pas l’intention de s’en servir ?

— Tennenbaum se faisait racketter par un caïd de la région, Jeremiah Fold, qui avait mis le feu à son restaurant. Il aurait pu vouloir une arme pour se protéger.

— Jeremiah Fold dont le nom était dans le texte de ma pièce de théâtre retrouvée chez le maire Gordon ? demanda Harvey.

— Exactement, lui répondis-je. Et dont nous pensons tous qu’il a peut-être été volontairement percuté.

— Concentrons-nous sur Meghan, suggéra Derek en tapant de la main sur la phrase qu’il avait inscrite au tableau : Qui avait une bonne raison de tuer Meghan Padalin ?

— Justement, dis-je, pourrait-on imaginer que Meghan ait percuté Jeremiah Fold ? Et que quelqu’un lié à Jeremiah — peut-être Costico — ait voulu se venger ?

— Mais nous avons établi qu’il n’y avait pas de lien entre Meghan Padalin et Jeremiah Fold, rappela Derek. Et puis ça ne colle pas du tout avec le profil de Meghan d’aller écraser un caïd à moto.

— À ce propos, demandai-je, où en sont les analyses des pièces de voiture retrouvées par Grace, l’ancien agent spécial de l’ATF ?

— Encore en cours, regretta Derek. J’espère avoir du nouveau demain.

Anna, qui s’était saisie d’éléments du dossier, dit alors, en reprenant un procès-verbal d’audition :

— Je crois avoir trouvé quelque chose. Lorsque nous avons interrogé le maire Brown, la semaine dernière, il a indiqué avoir reçu en 1994 un appel téléphonique anonyme. « Au début de l’année 1994, j’ai découvert que Gordon était corrompu. — Comment ? — J’ai reçu un appel anonyme. C’était vers la fin février. Une voix de femme. »

— Une voix de femme, répéta Derek, est-ce que c’était Meghan Padalin ?

— Et pourquoi pas ? dis-je. C’est une piste qui pourrait tenir la route.

— Le maire Brown aurait tué Meghan et les Gordon ? demanda Michael.

— Non, expliquai-je, en 1994, au moment du quadruple meurtre, Alan Brown était en train de serrer des mains dans le foyer du Grand Théâtre. Il est hors de cause.

— Mais c’est cet appel qui a décidé le maire Gordon à s’en aller d’Orphea, reprit Anna. Il s’est mis à transférer son argent dans le Montana, puis s’est rendu à Bozeman pour y trouver une maison.

— Le maire Gordon aurait donc eu un très bon mobile pour tuer Meghan Padalin, et son profil correspondrait à ce dont nous parlait l’expert tout à l’heure : un homme qui n’aurait pas eu de velléités meurtrières mais qui, se sentant acculé ou pour protéger son honneur, aurait tué malgré lui. On imagine assez Gordon coller à cette description.

— Sauf que tu oublies que Gordon fait lui aussi partie des victimes, rappelai-je à Derek. C’est bien là que quelque chose cloche.

Kirk prit la parole à son tour :

— Je me souviens que ce qui m’avait frappé à l’époque, c’était la connaissance que le meurtrier avait des habitudes de Meghan Padalin. Il savait qu’elle faisait son jogging à la même heure, qu’elle s’arrêtait dans le petit parc de Penfield Crescent. Vous me direz qu’il l’avait peut-être longuement observée. Mais il y a un détail que le meurtrier ne pouvait pas connaître sur la seule base de ses observations : le fait que Meghan ne se mêle pas aux célébrations de la première du festival de théâtre. Quelqu’un qui savait que le quartier serait désert et que Meghan se retrouverait seule dans le parc. Sans témoin. C’était une opportunité unique.

— Ce serait donc quelqu’un de son entourage ? demanda Michael.

De la même façon que nous nous étions d’abord demandé qui pouvait savoir que le maire Gordon n’assisterait pas à la première du festival, il fallait se demander qui pouvait savoir que Meghan se trouverait dans le parc ce jour-là.

Nous nous reportâmes à la liste des suspects inscrite au feutre sur le tableau magnétique :

Meta Ostrovski,

Ron Gulliver,

Steven Bergdorf,

Charlotte Brown,

Samuel Padalin.

— Procédons par élimination, suggéra Derek. En partant du principe qu’il s’agit d’un homme, cela exclut pour le moment Charlotte Brown. De surcroît, elle ne vivait pas à Orphea à l’époque, n’avait pas de lien avec Meghan Padalin, et encore moins l’occasion de l’espionner pour connaître ses habitudes.

— En se basant sur les propos de l’expert en profils criminels, ajouta ensuite Anna, le meurtrier n’aurait eu aucun intérêt à ce que l’enquête de 1994 soit remise en question. On pourrait donc exclure également Ostrovski. Pourquoi aurait-il demandé à Stephanie de faire la lumière sur ce crime, si c’était pour la tuer ensuite ? Et puis, lui non plus ne vivait pas à Orphea, ni n’avait de lien avec Meghan Padalin.

— Alors il reste Ron Gulliver, Steven Bergdorf et Samuel Padalin, dis-je.

— Gulliver qui vient de démissionner de la police alors qu’il est à deux mois de la retraite, rappela Anna avant d’expliquer à Kirk et Michael que l’expert avait soulevé l’hypothèse d’une fuite du meurtrier maquillée en départ légitime. Va-t-il nous annoncer demain qu’il part profiter de sa retraite dans un pays qui n’extrade pas ?

— Et Steven Bergdorf ? interrogea Derek. En 1994, juste après les meurtres, il part s’installer à New York, avant de réapparaître soudainement à Orphea et de se faire enrôler pour jouer dans la pièce censée révéler le nom du criminel.

— Et que sait-on de Samuel Padalin ? demandai-je ensuite. À l’époque, il était dans le rôle du veuf éploré, je n’ai jamais imaginé qu’il ait pu tuer sa femme. Mais avant de l’exclure de la liste, il faudrait en savoir plus sur lui, et sur les raisons qui l’ont poussé à rejoindre la distribution de la pièce. Parce que s’il y a quelqu’un qui connaissait bien les habitudes de Meghan et qui savait qu’elle n’irait pas au festival le soir de la première, c’est bien lui.

Michael Bird avait justement effectué quelques recherches à propos de Samuel Padalin et nous en fit part :

— C’était un couple sympathique, apprécié et sans histoire. J’ai interrogé certains de leurs voisins de l’époque : ils sont unanimes. Jamais de cris, jamais de dispute entre eux. Tous les décrivent comme des gens charmants, visiblement heureux. Apparemment, Samuel Padalin a été terriblement affecté par la mort de sa femme. L’un des voisins affirme même avoir craint qu’il se suicide à un moment donné. Puis il a remonté la pente, et s’est remarié.

— Oui, dit Kirk, tout cela confirme bien mon impression de l’époque.

— En tous les cas, repris-je, ni Ron Gulliver, ni Steven Bergdorf, ni Samuel Padalin ne semblent avoir un motif pour vouloir tuer Meghan. Nous en revenons donc à notre question initiale. Pourquoi vouloir la tuer ? Répondre à cette question, c’est découvrir son meurtrier.

Nous avions besoin d’en savoir davantage sur Meghan. Nous décidâmes de nous rendre chez Samuel Padalin, dans l’espoir qu’il puisse nous éclairer un peu plus au sujet de sa première femme.

* * *

À New York, dans leur appartement de Brooklyn, Steven Bergdorf s’efforçait de convaincre sa femme du bien-fondé de leur voyage à Yellowstone.

— Comment ça, tu ne veux plus partir ? s’agaça-t-il.

— Mais enfin, Steven, lui dit Tracy, la police t’a ordonné de rester dans l’État de New York. Pourquoi est-ce qu’on n’irait pas au lac Champlain dans la maison de mes parents ?

— Parce que, pour une fois qu’on a prévu des vacances juste toi, moi et les enfants, j’ai envie qu’on s’y tienne.

— Dois-je te rappeler qu’il y a trois semaines, tu ne voulais pas entendre parler de Yellowstone ?

— Eh bien, j’ai justement envie de te faire plaisir, à toi et aux enfants, Tracy. Pardonne-moi d’être à l’écoute de vos désirs.

— On ira à Yellowstone l’été prochain, Steven. C’est mieux de respecter les instructions de la police et de ne pas quitter l’État.

— Mais de quoi as-tu peur, Tracy ? Tu crois que je suis un tueur, c’est ça ?

— Non, évidemment.

— Alors, explique-moi pourquoi la police aurait besoin de me contacter de nouveau. Tu sais, tu es vraiment pénible. Un jour tu veux, un jour tu ne veux plus. Alors, va chez ta sœur si tu veux, et moi je reste ici puisque tu ne veux pas de notre voyage en famille.

Après une hésitation, Tracy finit par accepter. Elle sentait qu’elle avait besoin de passer un moment privilégié avec son mari et de se reconnecter avec lui.

— D’accord, mon chéri, dit-elle doucement, faisons ce voyage.

— Formidable ! hurla Steven. Alors, fais les valises. Je vais vite passer au journal pour déposer mon article et régler deux ou trois petites choses. Puis j’irai chez ta sœur chercher le camping-car. Demain à la première heure nous partons pour le Midwest !

Tracy fronça les sourcils :

— Pourquoi te compliques-tu la vie, Steven ? Nous devrions mettre toutes nos affaires dans la voiture et aller tous ensemble chez ma sœur demain et partir ensuite.

— Impossible, dit Steven, avec les enfants à l’arrière de la voiture, il n’y aura pas la place de mettre nos valises.

— Mais on met les valises dans le coffre, Steven. On a justement acheté cette voiture pour la taille de son coffre.

— Le coffre est bloqué. Il ne s’ouvre plus.

— Ah bon ! Que s’est-il passé ? demanda Tracy.

— Aucune idée. Il s’est soudainement bloqué.

— Je vais aller y jeter un coup d’œil.

— Je n’ai pas le temps, dit Steven, je dois partir pour le journal.

— En voiture ? Depuis quand tu y vas en voiture ?

— Je veux l’entendre rouler, il y a un drôle de bruit dans le moteur.

— Raison de plus pour que tu me laisses la voiture, Steven, dit Tracy. Je vais l’emmener au garage pour faire contrôler ce bruit et réparer ce coffre qui ne s’ouvre plus.

— Pas de garage ! tonna Steven. De toute façon, on prendra la voiture avec nous et on la tirera derrière le camping-car.

— Steven, ne sois pas ridicule, on ne va pas s’encombrer de notre voiture jusqu’à Yellowstone.

— Évidemment que si ! C’est beaucoup plus pratique. On laissera le camping-car au camping et on visitera le parc ou la région en voiture. On ne va pas se trimballer partout avec ce mastodonte quand même.

— Mais, Steven…

— Il n’y a pas de mais. Tout le monde fait ça, là-bas.

— Bon, très bien, finit par obtempérer Tracy.

— Je file au journal. Fais les valises et dis à ta sœur que je passerai à 7 heures 30 demain. À 9 heures nous serons sur la route du Midwest.

Steven s’en alla et récupéra la voiture garée dans la rue. Il lui sembla que la puanteur du corps d’Alice s’échappait déjà du coffre. Ou alors était-ce son esprit ? Il se rendit à la rédaction de la Revue où il fut accueilli en héros. Mais il était ailleurs. Il n’entendait pas les gens qui lui parlaient. Il avait l’impression que tout tournait autour de lui. Il se sentait nauséeux. Être de retour dans les locaux de la Revue faisait ressortir d’un coup toutes ses émotions. Il avait tué. Il n’en prenait conscience que maintenant.

Après s’être longuement passé le visage sous l’eau dans les toilettes, Steven s’enferma dans son bureau avec Skip Nalan, son rédacteur en chef adjoint.

— Ça va, Steven ? lui demanda Skip. Tu n’as pas l’air bien. Tu transpires et tu es tout pâle.

— Un coup de fatigue. Je crois que j’ai besoin de me reposer. Je vais t’envoyer mon article sur le festival par courriel. Fais-moi tes éventuelles remarques.

— Tu ne reviens pas ? demanda Skip.

— Non, je pars demain pour quelques jours avec ma femme et les enfants. Après tous ces évènements, on a besoin de se retrouver un peu.

— Je comprends tout à fait, assura Skip. Est-ce qu’Alice vient aujourd’hui ?

Bergdorf déglutit péniblement.

— C’est justement de ça dont il faut que je te parle, Skip.

Steven arborait un air très grave et Skip s’en inquiéta :

— Que se passe-t-il ?

— C’est Alice qui a volé ma carte de crédit. C’est elle qui a tout manigancé. Elle s’est enfuie après avoir tout avoué.

— Ça alors, dit Skip, je n’en reviens pas. C’est vrai qu’elle était bizarre ces derniers temps. Je vais déposer plainte tout à l’heure, je ne t’embêterai pas avec ça.

Steven remercia son adjoint, puis il prit le temps de signer quelques lettres en attente et envoya son article par courriel. Profitant d’être connecté à Internet, il fit une recherche rapide sur la décomposition des corps. Il avait peur que l’odeur ne le trahisse. Il devait tenir trois jours. D’après ses calculs, en partant demain mercredi, il serait à Yellowstone d’ici samedi. Il pourrait se débarrasser du corps de façon à ce que personne ne le retrouve jamais. Il savait exactement comment il allait faire.

Il effaça son historique de navigation, éteignit son ordinateur et s’en alla. Une fois dans la rue, il sortit de sa poche le téléphone d’Alice qu’il avait emporté avec lui. Il l’alluma et, parcourant le répertoire de ses contacts, il envoya un message à ses parents et à quelques amis dont il connaissait le nom. J’ai besoin de faire le vide, je pars quelque temps prendre un peu l’air. Je vous appelle bientôt. Alice. Personne ne la rechercherait avant un bon moment. Il jeta le téléphone dans une poubelle.

Il lui restait encore un dernier détail à régler. Il se rendit chez Alice dont il avait pris les clés de l’appartement et y récupéra les bijoux et tous les objets de valeur qu’il lui avait offerts. Puis il se rendit chez un prêteur sur gage et revendit tout. Voilà qui rembourserait une partie de sa dette.

* * *

À Southampton Anna, Derek et moi, dans le salon de la maison de Samuel Padalin, venions de révéler à ce dernier que c’était Meghan qui était visée en 1994 et non pas les Gordon.

— Meghan ? répéta-t-il, incrédule. Mais qu’est-ce que vous me racontez ?

Nous essayions de jauger sa réaction, et jusque-là elle semblait sincère : Samuel était bouleversé.

— La vérité, monsieur Padalin, lui dit Derek. Nous nous sommes trompés de victime à l’époque. C’est votre femme qui faisait l’objet de cet assassinat, les Gordon étaient des victimes collatérales.

— Mais pourquoi Meghan ?

— C’est ce que nous aimerions comprendre, lui dis-je.

— Ça n’a aucun sens. Meghan était tout ce qu’il y a de plus gentil. C’était une libraire aimée de sa clientèle, une voisine attentionnée.

— Et pourtant, répondis-je, quelqu’un lui en voulait suffisamment pour la tuer.

Samuel resta muet de stupéfaction.

— Monsieur Padalin, reprit Derek, cette question est très importante : avez-vous été menacé ? Ou avez-vous eu affaire à des gens dangereux ? Des gens qui auraient pu vouloir s’en prendre à votre femme.

— Mais pas du tout ! s’offusqua Samuel. C’est vraiment mal nous connaître.

— Est-ce que le nom de Jeremiah Fold vous dit quelque chose ?

— Non, rien du tout. Vous m’avez déjà posé cette question hier.

— Est-ce que Meghan était soucieuse dans les semaines qui ont précédé sa mort ? Vous aurait-elle fait part d’inquiétudes ?

— Non, non. Elle aimait lire, écrire et faire sa course à pied.

— Monsieur Padalin, dit Anna, qui pouvait savoir que vous et Meghan n’alliez pas participer aux célébrations liées à la première du festival ? Le meurtrier savait que ce soir-là votre femme allait faire son jogging comme d’habitude, alors que la plupart des habitants se trouvaient sur la rue principale.

Samuel Padalin prit un instant de réflexion.

— Tout le monde parlait de ce festival, répondit-il finalement. Avec nos voisins, en faisant nos courses, avec les clients de la librairie. Les conversations tournaient autour d'un seul sujet : qui avait des billets pour la première et qui se mêlerait simplement à la foule sur la rue principale. Je sais que Meghan expliquait à tous ceux qui lui posaient la question que nous n’avions pas réussi à avoir de billets et qu’elle ne comptait pas se mêler à la cohue du centre-ville. Elle disait, sur le ton de ceux qui ne célèbrent pas le réveillon et en profitent pour se coucher de bonne heure : « Je vais lire sur ma terrasse, ce sera la soirée la plus calme depuis longtemps. » Vous voyez l’ironie.

Samuel semblait complètement désemparé.

— Vous disiez que Meghan aimait écrire, dit alors Anna. Qu’est-ce qu’elle écrivait ?

— Tout et rien. Elle avait toujours voulu écrire un roman, mais elle n’avait jamais réussi à trouver la bonne intrigue, disait-elle. Elle tenait un journal par contre, assez assidûment.

— L’avez-vous gardé ? demanda Anna.

— Je les ai gardés. Il y a au moins quinze volumes.

Samuel Padalin s’absenta un instant et revint avec un carton poussiéreux vraisemblablement exhumé de sa cave. Une bonne vingtaine de carnets, tous de la même marque.

Anna en ouvrit un au hasard : il était rempli jusqu’à la dernière page d’une écriture fine et serrée. Il y en avait pour des heures de lecture.

— Est-ce que nous pouvons les emporter ? demanda-t-elle à Samuel.

— Si vous voulez. Mais je doute que vous trouviez quelque chose d’intéressant.

— Vous les avez lus ?

— Certains, répondit-il. En partie. Après la mort de ma femme, j’avais l’impression de la retrouver en lisant ses pensées. Mais je me suis rapidement rendu compte qu’elle s’ennuyait. Vous verrez, elle décrit ses journées et sa vie : ma femme s’ennuyait au quotidien, elle s’ennuyait avec moi. Elle parlait de sa vie de libraire, de qui achetait quel genre de livre. J’ai honte de vous dire cela, mais j’ai trouvé qu’il y avait un côté pathétique. J’ai vite arrêté ma lecture, c’était une impression assez désagréable.

Ceci expliquait pourquoi les carnets avaient été relégués à la cave.

Au moment de partir, emportant le carton avec nous, nous remarquâmes des valises dans l’entrée.

— Vous partez ? demanda Derek à Samuel Padalin.

— Ma femme. Elle emmène les enfants chez ses parents, dans le Connecticut. Elle a pris peur avec les derniers évènements survenus à Orphea. Je les rejoindrai sans doute plus tard. Enfin, quand j’aurai la permission de quitter l’État.


Derek et moi devions retourner au centre régional de la police d’État pour y retrouver le major.

Le major McKenna voulait nous voir pour un point de la situation. Anna proposa de se charger de lire les carnets de Meghan Padalin.

— Tu ne veux pas qu’on se partage le travail ? suggérai-je.

— Non, je suis contente de le faire, ça va m’occuper la tête. J’en ai besoin.

— Je suis désolé pour le poste de chef de la police.

— C’est comme ça, répondit Anna qui se faisait violence pour ne pas craquer devant nous.

Derek et moi prîmes la route du centre régional de la police d’État.


De retour à Orphea, Anna fit un arrêt au commissariat. Tous les policiers étaient réunis dans la salle de repos où Montagne improvisait un petit discours de prise de fonction dans son rôle de nouveau chef.

Anna n’eut pas le cœur de rester et décida de rentrer chez elle pour se plonger dans les carnets de Meghan. En passant la porte du commissariat, elle tomba sur le maire Brown.

Elle le dévisagea un instant en silence, puis elle demanda :

— Pourquoi m’avez-vous fait ça, Alan ?

— Regarde ce merdier dans lequel nous sommes, Anna, dont je te rappelle que tu es pour partie responsable. Tu voulais tellement t’occuper de cette enquête, il est temps que tu en assumes les conséquences.

— Vous me punissez parce que j’ai fait mon boulot ? Oui, j’ai été obligée de vous interroger, ainsi que votre femme, mais parce que l’enquête le réclamait. Vous n’avez pas eu de passe-droits, Alan, et cela fait de moi un bon flic justement. Quant à la pièce de Harvey, si c’est ça que vous appelez merdier, je vous rappelle que c’est vous qui l’avez fait venir ici. Vous n’assumez pas vos erreurs, Alan. Vous ne valez pas mieux que Gulliver et Montagne. Vous pensiez être un philosophe-roi, vous n’êtes qu’un petit despote sans envergure.

— Rentre chez toi, Anna. Tu peux démissionner de la police si tu n’es pas contente.

Anna retourna chez elle, bouillonnant de rage. À peine eut-elle franchi la porte de sa maison qu’elle s’effondra dans le hall d’entrée, en pleurs. Elle resta longtemps assise à même le sol, blottie contre la commode, à sangloter. Elle ne savait plus quoi faire. Ni qui appeler. Lauren ? Elle lui dirait qu’elle l’avait prévenue que sa vie n’était pas à Orphea. Sa mère ? Elle lui infligerait une énième leçon de morale.

Quand finalement elle se fut calmée, son regard se posa sur le carton rempli des carnets de Meghan Padalin qu’elle avait emporté avec elle. Elle décida de se plonger dedans. Elle se servit un verre de vin, s’installa dans un fauteuil et entreprit sa lecture.

Elle commença directement par le milieu de l’année 1993 et suivit le cours des douze derniers mois de Meghan, jusqu’à juillet 1994.

Anna fut d’abord terrassée d’ennui par la description fastidieuse que Meghan Padalin faisait de sa vie. Elle comprenait ce que son mari avait pu ressentir s’il avait lu ces lignes.

Mais voilà qu’en date du 1er janvier 1994, Meghan mentionnait le gala du Nouvel an, à l’hôtel de la Rose du Nord, à Bridgehampton, où elle avait rencontré « un homme qui n’était pas de la région » et qui l’avait particulièrement subjuguée.

Puis Anna passa au mois de février 1994. Ce qu’elle y découvrit la laissa totalement stupéfaite.

MEGHAN PADALIN

Extraits de ses carnets

1er janvier 1994


Bonne année à moi. Hier nous sommes allés au gala du Nouvel an à l’hôtel de la Rose du Nord à Bridgehampton. J’ai fait une rencontre. Un homme qui n’est pas de la région. Je n’ai jamais ressenti rien de tel avant lui. Depuis hier, je ressens des picotements dans mon ventre.


25 février 1994


Aujourd’hui j’ai appelé à la mairie. Appel anonyme. J’ai parlé au maire-adjoint, Alan Brown. Je pense que c’est un type bien. Je lui ai dit que je savais tout à propos de Gordon. On verra bien ce qui se passe.

J’ai raconté ensuite à Felicity ce que j’avais fait. Elle a pris la mouche. Elle a dit que ça allait se retourner contre elle. Elle n’avait qu’à ne pas m’en parler, après tout. Le maire Gordon est une ordure, il faut que tout le monde le sache.


8 mars 1994


Je l’ai revu. Nous nous retrouvons chaque semaine désormais. Il me rend tellement heureuse.


1er avril 1994


J’ai vu le maire Gordon aujourd’hui. Il est venu à la librairie. On était seuls dans le magasin. Je lui ai tout déballé : que je savais tout, et qu’il était un criminel. C’est sorti d’un coup. Deux mois que je rumine ça. Il a nié évidemment. Il doit savoir ce qui s’est passé à cause de lui. Je voudrais avertir les journaux mais Felicity me l’a défendu.


2 avril 1994


Depuis hier, je me sens mieux. Felicity m’a crié dessus au téléphone. Je sais que j’ai eu raison de le faire.


3 avril 1994


Hier, en faisant mon jogging, je suis allée jusqu’à Penfield Crescent. Je suis tombée sur le maire qui rentrait chez lui. Je lui ai dit : « Honte à vous de ce que vous avez fait. » Je n’ai pas eu peur. Lui par contre semblait drôlement mal à l’aise. Je me sens comme l’œil qui poursuit Caïn. Tous les jours, j’irai l’attendre à son retour du travail et je lui rappellerai sa culpabilité.


7 avril 1994


Journée merveilleuse avec lui dans les Springs. Il me fascine. Je suis amoureuse. Samuel ne se doute absolument de rien. Tout va bien.


2 mai 1994


Bu un café avec Kate. Elle est la seule à savoir pour lui. Elle dit que je ne devrais par risquer mon mariage si c’est une passade. Ou alors me décider et quitter Samuel. Je ne sais pas si je suis assez courageuse pour me décider. La situation me convient bien.


25 juin 1994


Pas grand-chose à raconter. La librairie marche bien. Un nouveau restaurant est sur le point d’ouvrir sur la rue principale. Le Café Athéna. Ça a l’air sympathique. C’est Ted Tennenbaum qui l’ouvre. C’est un client de la librairie. Je l’aime bien.


1er juillet 1994


Le maire Gordon, qui ne met plus les pieds à la librairie depuis qu’il sait que je sais, est longuement venu aujourd’hui. Il m’a fait un cirque assez étrange. Il voulait un livre d’un auteur de la région, il a passé un long moment dans la pièce des auteurs. Je ne sais pas trop ce qu’il a fabriqué. Il y avait des clients, et je ne voyais pas bien. Finalement, il a acheté la pièce de Kirk Harvey, La Nuit noire. Après son départ, je suis allée jeter un coup d’œil dans la pièce des auteurs : j’ai remarqué que ce porc avait salement corné le livre de Bergdorf sur le festival. Je suis certaine qu’il veut vérifier si le stock qu’il nous a laissé se vend et contrôler ensuite qu’on lui reverse bien sa part. Il a peur qu’on le vole ? Alors que c’est lui le voleur.


18 juillet 1994


Kirk Harvey est venu à la librairie pour récupérer sa pièce. Je lui ai dit qu’on l’avait vendue. Je pensais qu’il serait content, mais il était furieux. Il voulait savoir qui l’avait achetée, je lui ai dit que c’était Gordon. Il n’a même pas voulu des 10 dollars qui lui revenaient.


20 juillet 1994


Kirk Harvey est revenu. Il dit que Gordon affirme que ce n’est pas lui qui a acheté sa pièce. Moi, je sais que c’est lui. Je l’ai répété à Kirk. Je l’ai même noté. Voir ma note du 1er juillet 1994.

JESSE ROSENBERG Mercredi 30 juillet 2014

4 jours après la première

Ce matin-là, lorsque Derek et moi arrivâmes à la salle des archives de l’Orphea Chronicle, Anna avait affiché sur un mur des photocopies du journal de Meghan Padalin.

— Meghan est bien l’auteur de l’appel anonyme reçu par Alan Brown en 1994, l’informant que le maire Gordon était corrompu, nous expliqua-t-elle. De ce que je comprends, elle-même l’a appris d’une certaine Felicity. J’ignore ce dont cette dernière lui a parlé, mais Meghan en voulait terriblement au maire Gordon. Environ deux mois après l’appel anonyme, le 1er avril 1994, alors qu’elle est seule à la librairie, elle finit par affronter Gordon venu acheter un livre. Elle lui dit qu’elle sait tout, elle le traite de criminel.

— Est-ce qu’elle parle bien des affaires de corruption ? s’interrogea Derek.

— C’est la question que je me suis posée, répondit Anna en passant à la page suivante. Parce que deux jours plus tard, alors qu’elle fait son jogging, Meghan tombe par hasard sur Gordon, devant chez lui, et l’invective de nouveau. Elle écrit dans son journal : « Je suis comme l’œil qui poursuit Caïn. »

— L’œil poursuit Caïn parce qu’il a tué, relevai-je. Est-ce que le maire aurait tué quelqu’un ?

— C’est exactement ce que je me demande, dit Anna. Pendant les mois qui ont suivi et jusqu’à sa mort, Meghan allait courir tous les jours jusque devant chez le maire Gordon en fin de journée. Elle guettait son retour depuis le parc et, lorsqu’elle le voyait, elle s’en prenait à lui, lui rappelant son forfait.

— Donc le maire aurait eu une bonne raison de tuer Meghan, dit Derek.

— Le coupable tout trouvé, acquiesça Anna. S’il n’était pas mort dans la même fusillade.

— Est-ce qu’on en sait plus sur cette Felicity ? demandai-je.

— Felicity Daniels, répondit Anna avec un petit sourire satisfait. Il m’a suffi d’un appel à Samuel Padalin pour remonter jusqu’à elle. Elle vit aujourd’hui à Coram et elle nous attend. En route.


Felicitiy Daniels avait 60 ans et travaillait dans une boutique d’appareils électroménagers du centre commercial de Coram, où nous la rejoignîmes. Elle nous avait attendus pour prendre sa pause et nous nous installâmes dans un café voisin.

— Ça vous dérange si je me prends un sandwich ? demanda-t-elle. Sinon je n’aurai pas le temps de déjeuner.

— Je vous en prie, lui répondit Anna.

Elle passa commande au serveur. Je lui trouvai un air triste et fatigué.

— Vous disiez vouloir parler de Meghan ? s’enquit Felicity.

— Oui, madame, lui répondit Anna. Comme vous le savez peut-être, nous avons rouvert l’enquête concernant son meurtre ainsi que ceux de la famille Gordon. Meghan était une de vos amies, c’est cela ?

— Oui. Nous nous sommes rencontrées au club de tennis et nous avons sympathisé. Elle était plus jeune que moi, nous avions environ dix ans d’écart. Mais nous avions le même niveau de tennis. Je ne dirais pas que nous étions très liées mais à force de prendre un verre ensemble après nos matchs, nous avons appris à bien nous connaître.

— Comment la décririez-vous ?

— C’était une romantique. Un peu rêveuse, un peu naïve. Très fleur bleue.

— Vous habitez depuis longtemps à Coram ?

— Plus de vingt ans. Je suis venue ici avec les enfants peu après le décès de mon mari. Il est mort le 16 novembre 1993, le jour de son anniversaire.

— Avez-vous revu Meghan entre votre déménagement et sa mort ?

— Oui, elle venait régulièrement à Coram, pour me dire bonjour. Elle m’apportait des plats cuisinés, un bon livre de temps en temps. À vrai dire, je ne lui demandais rien, elle s’imposait un peu. Mais ça partait d’un bon sentiment.

— Meghan était-elle une femme heureuse ?

— Oui, elle avait tout pour elle. Elle plaisait beaucoup aux hommes, tout le monde tombait en pâmoison devant elle. Les mauvaises langues diront que c’est grâce à elle si la librairie d’Orphea marchait si bien à l’époque.

— Donc elle trompait souvent son mari ?

— Ce n’est pas ce que j’ai dit. D’ailleurs, ce n’était pas le genre à avoir une aventure.

— Pourquoi pas ?

Felicity Daniels fit la moue :

— Je ne sais pas. Peut-être parce qu’elle n’était pas assez courageuse. Pas le genre à vivre dangereusement.

— Pourtant, répliqua Anna, d’après son journal intime, Meghan avait une liaison avec un homme durant les derniers mois de sa vie.

— Vraiment ? s’étonna Felicity.

— Oui, un homme rencontré le soir du 31 décembre 1993 à l’hôtel de la Rose du Nord à Bridgehampton. Meghan mentionne des rendez-vous réguliers avec lui jusqu’à début juin 1994. Ensuite, plus rien. Elle ne vous en a jamais parlé ?

— Jamais, affirma Felicity Daniels. Qui était-ce ?

— Je l’ignore, répondit Anna. J’espérais que vous pourriez m’en dire plus. Est-ce que Meghan ne vous a jamais dit se sentir menacée ?

— Menacée ? Non, mon Dieu ! Vous savez, il y a sûrement des gens qui la connaissaient mieux que moi. Pourquoi me posez-vous toutes ces questions ?

— Parce que selon le journal intime de Meghan, en février 1994, vous lui avez fait une confidence concernant le maire d’Orphea, Joseph Gordon, qui semble l’avoir passablement troublée.

— Oh, mon Dieu ! murmura Felicity Daniels en posant une main sur sa bouche.

— De quoi s’agissait-il ? demanda Anna.

— De Luke, mon mari, répondit Felicity d’un filet de voix. Je n’aurais jamais dû en parler à Meghan.

— Que s’est-il passé avec votre mari ?

— Luke était couvert de dettes. Il avait une entreprise de climatisation qui était en faillite. Il devait licencier tous ses employés. Il était acculé de toutes parts. Pendant des mois, il n’avait rien dit à personne. Je n’ai tout découvert que la veille de sa mort. Après il a fallu vendre la maison pour payer les traites. J’ai quitté Orphea avec les enfants, et j’ai trouvé cet emploi de vendeuse.

— Madame Daniels, de quoi votre mari est-il mort ?

— Il s’est suicidé. Pendu dans notre chambre, le soir de son anniversaire.

* * *

3 février 1994


C’était le début de soirée dans l’appartement meublé que louait Felicity Daniels à Coram. Meghan était passée en fin d’après-midi pour lui apporter un plat de lasagnes et l’avait trouvée dans un état de désespoir total. Les enfants se disputaient, refusaient de faire leurs devoirs, le salon était en désordre, Felicity pleurait, effondrée dans le canapé, ne trouvant plus la force de reprendre la situation en main.

Meghan était intervenue : elle avait rappelé les enfants à l’ordre, les avait aidés à finir leurs devoirs, puis envoyés se doucher, dîner et mis au lit. Puis elle avait ouvert la bouteille de vin qu’elle avait apportée et en avait servi un grand verre à Felicity.

Felicity n’avait personne à qui se confier et s’était ouverte à Meghan.

— Je n’en peux plus, Meg. Si tu savais ce que les gens disent sur Luke. Le lâche qui s’est pendu le jour de son anniversaire dans sa chambre pendant que sa femme et ses enfants s’apprêtaient à le fêter au rez-de-chaussée. Je vois comment les autres parents d’élèves me regardent. Je ne peux plus supporter ce mélange de réprobation et de condescendance.

— Je suis désolée, dit Meghan.

Felicity haussa les épaules. Elle se resservit de vin et avala son verre d’un trait. L’alcool aidant, après un silence empli de tristesse, elle finit par dire :

— Luke a toujours été trop honnête. Voilà où ça l’a mené.

— Que veux-tu dire ? demanda Meghan.

— Rien.

— Ah non, Felicity. Tu m’en as trop dit ou pas assez !

— Meghan, si je t’en parle, tu dois me promettre de n’en parler à personne.

— Évidemment, tu peux avoir toute confiance en moi.

— L’entreprise de Luke marchait bien ces dernières années. Tout allait bien pour nous. Jusqu’au jour où le maire Gordon lui a fixé rendez-vous dans son bureau. C’était juste avant le lancement des travaux de réfection des bâtiments municipaux. Gordon a expliqué à Luke qu’il lui donnerait les marchés pour tous les systèmes de ventilation en échange d’une contrepartie financière.

— Tu veux dire un pot-de-vin ? demanda Meghan.

— Oui, acquiesça Felicity. Et Luke a refusé. Il disait que la comptabilité le remarquerait, qu’il risquait de tout perdre. Gordon l’a menacé de le détruire. Il lui a dit que la pratique était courante dans toute la ville. Mais Luke n’a pas plié. Il n’a donc pas eu les contrats municipaux. Ni les suivants. Et pour le punir de lui avoir résisté, le maire Gordon l’a brisé. Il lui a mis des bâtons dans les roues, lui a fait de la mauvaise publicité, s’est efforcé de dissuader les gens de travailler avec lui. Et bientôt Luke a perdu tous ses clients. Mais il n’a jamais rien voulu me dire, pour ne pas m’inquiéter. Je n’ai su tout cela que la veille de sa mort. Le comptable de la société est venu me parler de la faillite imminente, des employés au chômage technique, et moi, pauvre idiote, je n’étais au courant de rien. J’ai interrogé Luke ce soir-là, il m’a tout raconté. Je lui ai assuré qu’on allait se battre, et il m’a répondu qu’on ne pouvait rien contre le maire. Je lui ai dit qu’il fallait porter plainte. Il a eu ce regard de défaite : « Tu ne comprends pas, Felicity, toute la ville est impliquée dans cette affaire de pots-de-vin. Tous nos amis. Ton frère également. Comment crois-tu qu’il ait eu tous ces contrats ces deux dernières années ? Ils vont tout perdre si on les dénonce. Ils iront en prison. On ne peut rien dire, tout le monde est pieds et poings liés. » Le lendemain soir, il se pendait.

— Oh, mon Dieu, Felicity ! s’exclama Meghan, épouvantée. Tout est la faute de Gordon ?

— Tu ne dois en parler à personne, Meghan.

— Il faut que tout le monde sache que le maire Gordon est un criminel.

— Jure-moi de ne rien dire, Meghan ! Les entreprises seront fermées, les dirigeants condamnés, les employés au chômage…

— Alors, on va laisser le maire agir en toute impunité ?

— Gordon est très fort. Beaucoup plus qu’il n’y paraît.

— Il ne me fait pas peur !

— Meghan, promets-moi de n’en parler à personne. J’ai déjà assez de soucis comme ça.

* * *

— Mais elle en a parlé, dit Anna à Felicity Daniels.

— Oui, elle a passé un coup de fil anonyme au maire-adjoint Brown pour le prévenir. Ça m’a rendue folle de rage.

— Pourquoi ?

— Des gens que j’aimais risquaient gros en cas d’enquête de police. J’ai vu ce que ça fait de tout perdre. Je ne souhaiterais pas cela à mon pire ennemi. Meghan a promis de ne plus jamais en parler. Mais voilà que, deux mois plus tard, elle m’appelle pour me dire qu’elle a affronté le maire Gordon à la librairie. Je lui ai crié dessus comme je n’avais jamais crié sur personne. Ça a été mon dernier contact avec Meghan. Après ça, j’ai cessé de lui adresser la parole. J’étais trop en colère contre elle. Les véritables amies ne trahissent pas vos secrets.

— Je crois qu’elle voulait vous défendre, objecta Anna. Elle voulait qu’une forme de justice soit rendue. Elle est allée tous les jours rappeler au maire qu’à cause de lui, votre mari s’était suicidé. Elle voulait rendre justice à votre mari. Vous dites que Meghan n’était pas très courageuse ? Je crois qu’elle l’était, au contraire. Elle n’a pas eu peur d’affronter Gordon. Elle fut la seule à oser le faire. Elle a été plus courageuse que toute la ville réunie. Elle l’a payé de sa vie.

— Vous voulez dire que c’est Meghan qui était visée ? demanda Felicity, abasourdie.

— Nous pensons que oui, répondit Derek.

— Mais qui aurait pu faire ça ? s’interrogea Felicity. Le maire Gordon ? Il est mort avec elle. Ça n’a aucun sens.

— C’est ce que nous essayons de comprendre, soupira Derek.

— Madame Daniels, demanda alors Anna, connaîtriez-vous le nom d’une autre amie de Meghan qui pourrait nous parler d’elle ? Dans son journal, j’ai vu la mention d’une certaine Kate.

— Oui, Kate Grand. Elle était membre du club de tennis également. Je crois que c’était une amie proche de Meghan.

Au moment de quitter le centre commercial de Coram, Derek reçut un appel téléphonique de l’expert de la brigade routière.

— J’ai pu analyser les débris de voiture que tu m’as confiés, dit-il à Derek.

— Et quelles sont tes conclusions ?

— Tu as vu juste. C’est un morceau de pare-chocs latéral droit. Avec de la peinture bleue autour, la couleur de la voiture donc. J’ai également trouvé dessus des éclats de peinture grise, c’est-à-dire, d’après le dossier de police que tu m’as fait suivre, de la même couleur que la moto impliquée dans l’accident mortel du 16 juillet 1994.

— Donc la moto aurait été percutée à pleine vitesse et serait partie s’écraser dans le décor ? demanda Derek.

— Exactement, confirma l’expert. Percutée par une voiture de couleur bleue.

* * *

À New York, devant leur immeuble de Brooklyn, les Bergdorf venaient de monter dans le camping-car.

— Et voilà, c’est parti ! gueula Steven en démarrant l’engin.

À côté de lui sa femme, Tracy, bouclait sa ceinture. Elle se tourna vers les enfants, assis derrière :

— Tout va bien, mes chéris ?

— Oui, maman, répondit la fille.

— Pourquoi on a la voiture derrière ?

— Parce que c’est pratique ! répondit Steven.

— Pratique ? répliqua Tracy, le coffre ne s’ouvre pas.

— Pour aller visiter le plus beau parc national du monde, on n’a pas besoin du coffre. À moins que tu veuilles mettre les enfants dedans.

Il ricana.

— Papa va nous enfermer dans le coffre ? s’inquiéta la fille.

— Personne ne va aller dans le coffre, la rassura sa mère.

Le camping-car prit la direction du Manhattan Bridge.

— On arrivera quand à Yellowstone ? demanda le fils.

— Très très vite, assura Steven.

— On va prendre le temps de visiter un peu le pays ! s’agaça Tracy.

Puis s’adressant à son fils :

— Dans beaucoup de dodos, mon chéri. Il faudra être patient.

— Vous êtes à bord de l’Amérique Express ! prévint Steven. Personne n’aura jamais rallié aussi vite Yellowstone depuis New York !

— Youpi, on va rouler très vite ! s’écria le garçon.

— Non, on ne va pas rouler très vite ! hurla Tracy qui perdait patience.

Ils traversèrent l’île de Manhattan pour gagner le Holland Tunnel et rejoindre le New Jersey, avant de prendre l’autoroute 78 vers l’ouest.


À l’hôpital Mount Sinai, Cynthia Eden sortit en trombe de la chambre de Dakota et appela une infirmière.

— Appelez le docteur ! hurla Cynthia. Elle a ouvert les yeux ! Ma fille a ouvert les yeux !

* * *

Dans la salle des archives, épaulés par Kirk et Michael, nous étudiions les scénarios possibles de l’accident de Jeremiah.

— Selon l’expert, expliqua Derek, et à en juger par l’impact, la voiture s’est probablement placée à hauteur de la moto et l’a heurtée pour l’envoyer dans le décor.

— Jeremiah Fold a donc bien été assassiné, dit Michael.

— Assassiné si on veut, nuança Anna. Il a été laissé pour mort. Celui qui l’a percuté était un amateur total.

— Un meurtrier malgré lui ! s’exclama Derek. Le même profil que celui que le docteur Singh a dressé de notre tueur. Il ne veut pas tuer, mais il doit le faire.

— Il y avait beaucoup de gens qui devaient avoir envie de tuer Jeremiah Fold, fis-je remarquer.

— Et si le nom de Jeremiah Fold retrouvé dans La Nuit noire était un ordre de tuer ? suggéra Kirk.

Derek pointa une photo du dossier de police montrant l’intérieur du garage des Gordon. Il y avait une voiture rouge avec le coffre ouvert et des valises à l’intérieur.

— Le maire Gordon avait une voiture rouge, constata Derek.

— C’est drôle, dit Kirk Harvey, dans mon souvenir, il conduisait une décapotable bleue justement.

À ces mots je fus frappé par un souvenir et je me précipitai sur le dossier d’enquête de 1994.

— Nous avions vu cela à l’époque ! m’écriai-je. Je me souviens d’une photo du maire Gordon et de sa voiture.

Je parcourus frénétiquement les rapports, les clichés, les comptes rendus des auditions de témoins, les relevés bancaires. Soudain, je tombai dessus. Une photo prise à la volée par l’agent immobilier dans le Montana, sur laquelle on voyait le maire Gordon décharger des cartons du coffre d’une décapotable bleue devant la maison qu’il avait louée à Bozeman.

— L’agent immobilier dans le Montana se méfiait de Gordon, se souvint Derek. Il l’avait photographié devant sa voiture pour garder la trace de sa plaque et de son visage.

— Donc le maire conduisait bien une voiture bleue, dit Michael.

Kirk s’était approché de la photo du garage des Gordon et observait de près la voiture.

— Regardez sur la vitre arrière, dit-il en pointant la photo du doigt. Il y a le nom du concessionnaire. Il existe peut-être toujours.

Vérification faite, c’était bien le cas. Un garage-concessionnaire situé sur la route de Montauk et installé là depuis quarante ans. Nous nous y rendîmes immédiatement et fûmes reçus par le propriétaire dans son bureau, encombré et insalubre.

— Que me veut la police ? nous demanda-t-il gentiment.

— Nous cherchons des renseignements sur une voiture achetée chez vous vraisemblablement en 1994.

Il ricana :

— 1994 ? Je ne peux vraiment pas vous aider. Vous avez vu le désordre qui règne ici.

— Jetez un coup d’œil au modèle d’abord, lui suggéra Derek en lui montrant la photo.

Le garagiste y jeta un coup d’œil rapide.

— J’en ai vendu des tas de ce modèle. Vous avez peut-être le nom du client ?

— C’était Joseph Gordon, le maire d’Orphea.

Le concessionnaire devint livide.

— Ça, c’est une vente que je n’oublierai pas, dit-il d’un ton soudain grave. Deux semaines après avoir acheté sa voiture, le pauvre gars était assassiné avec toute sa famille.

— Donc il l’a achetée à la mi-juillet ? demandai-je.

— Oui, à peu près. En arrivant au garage pour l’ouverture, je l’ai trouvé devant la porte. Il avait la tête du gars qui n’a pas dormi de la nuit. Il puait l’alcool. Sa voiture avait le côté droit complètement abîmé. Il m’a dit qu’il avait heurté un cerf et qu’il voulait changer de voiture. Il en voulait une nouvelle tout de suite. J’avais trois Dodge rouges en stock, il en a pris une sans discuter. Il a payé en liquide. Il m’a dit qu’il avait roulé ivre, abîmé un bâtiment municipal et que cela pourrait compromettre sa réélection en septembre. Il a fait une rallonge de cinq mille dollars pour m’être agréable et que je conduise illico sa bagnole à la casse. Il est parti avec sa nouvelle voiture et tout le monde était content.

— Ça ne vous a pas paru bizarre ?

— Oui et non. Des histoires comme ça, j’en vois tout le temps. Vous savez quel est le secret de mon succès commercial et de ma longévité ?

— Non ?

— Je ferme ma gueule et tout le monde le sait dans la région.


Le maire Gordon avait toutes les raisons de tuer Meghan, mais il avait tué Jeremiah Fold, avec lequel il n’avait aucun lien. Pourquoi ?

En repartant d’Orphea ce soir-là, Derek et moi avions des questions plein la tête. Nous fîmes le trajet du retour en silence, perdus dans nos pensées. Lorsque je m’arrêtai devant chez lui, il ne descendit pas de la voiture. Il resta assis sur son siège.

— Que se passe-t-il ? lui demandai-je.

— Depuis que j’ai repris cette enquête avec toi, Jesse, c’est comme une nouvelle vie pour moi. Il y a longtemps que je n’ai pas été si heureux et épanoui. Mais les fantômes du passé resurgissent. Depuis deux semaines, quand je ferme les yeux la nuit, je me retrouve dans cette voiture avec toi et Natasha.

— J’aurais pu conduire cette voiture, moi aussi. Rien de ce qui est arrivé n’est de ta faute.

— C’était toi ou elle, Jesse ! J’ai dû choisir entre toi ou elle.

— Tu m’as sauvé la vie, Derek.

— Et j’ai brisé la sienne en même temps, Jesse. Regarde-toi vingt ans plus tard, toujours seul, toujours à porter le deuil.

— Derek, tu n’y es pour rien.

— Qu’aurais-tu fait à ma place, Jesse, hein ? C’est la question que je me pose sans cesse.

Je ne répondis rien. Nous fumâmes ensemble une cigarette, en silence. Puis nous échangeâmes une accolade fraternelle et Derek rentra chez lui.

Je n’avais pas envie de rentrer chez moi tout de suite. J’avais envie de la retrouver, elle. Je me rendis jusqu’au cimetière. À cette heure-là, il était fermé. J’escaladai le muret d’enceinte sans difficulté et déambulai dans les allées paisibles. Je me promenai entre les tombes, le gazon épais avalait mes pas. Tout était calme et beau. Je passai saluer mes grands-parents, qui dormaient paisiblement, puis j’arrivai devant sa tombe. Je m’assis et je restai longtemps ainsi. Soudain, j’entendis des pas derrière moi. C’était Darla.

— Comment savais-tu que je serais ici ? lui demandai-je.

Elle sourit :

— Tu n’es pas le seul à escalader le mur pour venir la voir.

Je souris à mon tour. Puis je lui dis :

— Je suis désolé pour le restaurant, Darla. C’était une initiative stupide.

— Non, Jesse, ton idée était merveilleuse. C’est moi qui suis désolée de ma réaction.

Elle s’assit à côté de moi.

— Je n’aurais jamais dû la prendre dans notre voiture ce jour-là, regrettai-je. Tout est ma faute.

— Et moi alors, Jesse ? Je n’aurais jamais dû la faire descendre de voiture. Nous n’aurions jamais dû avoir cette stupide dispute, elle et moi.

— Donc nous nous sentons tous coupables, murmurai-je.

Darla acquiesça d’un mouvement de la tête. Je poursuivis :

— Parfois j’ai l’impression qu’elle est là, avec moi. Quand je rentre à la maison le soir, je me surprends à espérer l’y retrouver.

— Oh, Jesse… elle nous manque à tous. Tous les jours. Mais tu dois aller de l’avant. Tu ne dois plus vivre dans le passé.

— Je ne sais pas si je pourrai un jour réparer cette fissure en moi, Darla.

— Justement, Jesse, la vie sera la réparation.

Darla posa la tête sur mon épaule. Nous restâmes ainsi longtemps à contempler la pierre tombale devant nous.

NATASHA DARRINSKI
02/04/1968 — 13/10/1994

DEREK SCOTT

13 octobre 1994.

Notre voiture pulvérise la rambarde de sécurité du pont et s’abîme dans la rivière. Au moment de l’impact, tout va très vite. J’ai le réflexe de me détacher et d’ouvrir ma fenêtre, comme on nous l’a appris à l’école de police. Natasha, sur la banquette, crie, terrifiée. Jesse, qui n’avait pas mis sa ceinture, s’est assommé quand sa tête a heurté la boîte à gants.

En quelques secondes, la voiture est envahie d’eau. Je hurle à Natasha de se détacher et de sortir par sa fenêtre. Je comprends que sa ceinture est bloquée. Je me penche sur elle, j’essaie de l’aider. Je n’ai rien pour trancher la ceinture, il faut l’arracher de son socle. Je tire dessus comme un fou. En vain. Nous avons de l’eau aux épaules.

— Occupe-toi de Jesse ! me crie Natasha, je vais y arriver.

J’ai une seconde d’hésitation. Elle crie de nouveau :

— Derek ! Sors Jesse.

L’eau nous arrive au menton. Je m’extrais de l’habitacle par la fenêtre, puis j’attrape Jesse et parviens à le tirer avec moi.

Nous nous enfonçons dans l’eau à présent, la voiture coule vers le fond de la rivière, je retiens ma respiration autant que possible, je regarde par la fenêtre. Natasha, complètement immergée, n’a pas réussi à se détacher. Elle est prisonnière de la voiture. Je n’ai plus d’air. Le poids du corps de Jesse m’entraîne vers le fond. Natasha et moi échangeons un dernier regard. Je n’oublierai jamais ses yeux de l’autre côté de la vitre.

À court d’oxygène, avec l’énergie du désespoir, je parviens à remonter à la surface avec Jesse. Je nage péniblement jusqu’au rivage. Des patrouilles de police arrivent, je vois des policiers qui descendent le long de la berge. Je parviens à les rejoindre, leur confie Jesse, inerte. Je veux retourner chercher Natasha, je repars à la nage vers le milieu de la rivière. Je ne sais même plus à quel endroit exact a coulé la voiture. Je ne vois plus rien, l’eau est boueuse. Je suis en détresse totale. J’entends des sirènes au loin. J’essaie de replonger encore. Je revois les yeux de Natasha, ce regard qui va me hanter toute ma vie.

Et cette question qui allait me poursuivre : si j’avais essayé encore de tirer sur cette ceinture pour l’arracher à son socle au lieu de m’occuper de Jesse comme elle me l’avait demandé, aurais-je pu la sauver ?

3. L’échange. Jeudi 31 juillet — Vendredi 1er août 2014

JESSE ROSENBERG Jeudi 31 juillet 2014

5 jours après la première

Il nous restait trois jours pour résoudre cette enquête. Le temps était compté et pourtant, ce matin-là, Anna nous donna rendez-vous au Café Athéna.

— C’est vraiment pas le moment de traîner au petit-déjeuner ! pesta Derek, sur la route vers Orphea.

— Je ne sais pas ce qu’elle veut, dis-je.

— Elle n’a rien dit de plus ?

— Rien.

— Et le Café Athéna de surcroît ? C’est vraiment le dernier endroit où j’ai envie de mettre les pieds, vu les circonstances.

Je souris.

— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Derek.

— T’es de mauvaise humeur.

— Non, je ne suis pas de mauvaise humeur.

— Je te connais comme si je t’avais fait, Derek. Tu es d’une humeur de merde.

— Allez, allez, me pressa-t-il, roule plus vite, je veux savoir ce qu’Anna a derrière la tête.

Il enclencha les gyrophares pour me faire accélérer davantage. J’éclatai de rire.

Lorsque nous arrivâmes enfin au Café Athéna, nous trouvâmes Anna installée à une grande table du fond. Des tasses de café nous attendaient déjà.

— Ah, vous voilà ! s’impatienta-t-elle en nous voyant, comme si nous avions traîné.

— Que se passe-t-il ? demandai-je.

— Je n’ai pas arrêté d’y réfléchir.

— À quoi ?

— À Meghan. C’est clair que le maire voulait se débarrasser d’elle. Elle en savait trop. Peut-être Gordon espérait-il pouvoir rester à Orphea et ne pas avoir à fuir dans le Montana. J’ai essayé de joindre cette Kate Grand, l’amie de Meghan. Elle est en vacances. J’ai laissé un message à son hôtel, j’attends qu’elle me rappelle. Mais peu importe : il n’y a aucun doute, le maire voulait éliminer Meghan, et il l’a fait.

— Sauf qu’il a tué Jeremiah Fold et pas Meghan, rappela Derek, qui ne comprenait pas où Anna voulait en venir.

— Il a fait un échange, dit alors Anna. Il a tué Jeremiah Fold pour le compte d’un autre. Et cet autre a tué Meghan pour lui. Ils ont croisé les meurtres. Et qui avait tout intérêt à tuer Jeremiah Fold ? Ted Tennenbaum, qui ne supportait plus de se faire racketter par lui.

— Mais nous venons de déterminer que Ted Tennenbaum n’était pas coupable, s’agaça Derek. Le bureau du procureur a entamé une procédure officielle pour le réhabiliter.

Anna ne se laissa pas déstabiliser :

— Dans son journal, Meghan raconte que le 1er juillet 1994, le maire Gordon, qui ne met plus les pieds à la librairie, vient pourtant y acheter une pièce de théâtre, dont on sait qu’il l’a déjà lue et qu’il l’a détestée. Ce n’est donc pas lui qui a choisi ce texte, c’est le commanditaire du meurtre de Jeremiah Fold qui a inscrit, en utilisant un code simple, le nom de la victime.

— Pourquoi faire ça ? Ils peuvent aussi se rencontrer.

— Peut-être parce qu’ils ne se connaissent pas. Ou qu’ils ne veulent avoir aucun lien visible. Ils ne veulent pas que la police puisse ensuite remonter jusqu’à eux. Je vous rappelle que Ted Tennenbaum et le maire se détestaient, ça colle donc parfaitement au niveau de l’alibi. Personne n’aurait pu les soupçonner d’être de mèche.

— Et même si tu avais raison, Anna, concéda Derek, comment le maire aurait-il identifié le texte contenant le code ?

— Il aura parcouru les différents livres, répondit Anna qui avait réfléchi à cette question. Ou alors, il l’a corné pour le signaler.

— Tu veux dire corné comme le maire Gordon l’a fait ce jour-là avec le livre de Steven Bergdorf ? demandai-je en me souvenant de la mention que Meghan avait faite dans son journal.

— Exactement, dit Anna.

— Alors il faut impérativement retrouver ce livre, décrétai-je.

Anna acquiesça :

— C’est la raison pour laquelle je vous ai donné rendez-vous ici.

Au même instant, la porte du Café Athéna s’ouvrit : Sylvia Tennenbaum apparut. Elle nous lança, à Derek et moi, un regard furieux.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda-t-elle à Anna. Tu ne m’as pas précisé qu’ils seraient là.

— Sylvia, lui répondit Anna d’une voix douce, il faut que nous parlions.

— Il n’y a rien à dire, répliqua sèchement Sylvia Tennenbaum. Mon avocat est sur le point de lancer des poursuites contre la police d’État.

— Sylvia, poursuivit Anna, je pense que ton frère est mêlé au meurtre de Meghan et de la famille Gordon. Et je crois que la preuve se trouve chez toi.

Sylvia resta sonnée par ce qu’elle venait d’entendre.

— Anna, s’offusqua-t-elle, tu ne vas pas t’y mettre, toi aussi ?

— Est-ce que nous pouvons discuter tranquillement, Sylvia ? Il y a quelque chose que je voudrais te montrer.

Sylvia, troublée, accepta de s’asseoir parmi nous. Anna lui fit un résumé de la situation et lui montra les extraits du journal de Meghan Padalin. Elle lui dit ensuite :

— Je sais que tu as repris la maison de ton frère, Sylvia. Si Ted est impliqué, ce livre pourrait s’y trouver et nous avons besoin de mettre la main dessus.

— J’ai fait pas mal de travaux, murmura Sylvia d’un filet de voix. Mais j’ai gardé sa bibliothèque intacte.

— Est-ce que nous pourrions y jeter un coup d’œil ? demanda Anna. Si nous trouvons ce livre, nous aurons la réponse à la question qui nous ronge tous.

Sylvia, après une hésitation qui dura le temps d’une cigarette fumée sur le trottoir, finit par accepter. Nous nous rendîmes donc chez elle. Derek et moi revenions pour la première fois dans la maison de Tennenbaum perquisitionnée vingt ans plus tôt. À l’époque nous n’y avions rien trouvé. La preuve pourtant se trouvait sous nos yeux. Et nous ne l’avions pas vue. Le livre sur le festival. Dont la couverture était toujours cornée. Il était sagement rangé sur un rayonnage, au milieu des grands auteurs américains. Il n’en avait pas bougé depuis tout ce temps.

C’est Anna qui mit la main dessus. Nous nous rapprochâmes autour d’elle et elle en parcourut lentement les pages, qui révélaient des mots soulignés d’un coup de feutre. Comme dans le texte de la pièce de Kirk Harvey retrouvée chez le maire, mises bout à bout, les premières lettres de chacun des mots soulignés formaient un nom :

MEGHAN PADALIN
* * *

À l’hôpital Mount Sinai de New York, Dakota, réveillée depuis la veille, montrait des signes de récupération spectaculaires. Le médecin, venu contrôler son état, la trouva en train de dévorer un hamburger apporté par son père.

— Doucement, lui dit-il en souriant, prenez le temps de mâcher.

— J’ai tellement faim, lui répondit Dakota, la bouche pleine.

— Je suis heureux de vous voir comme ça.

— Merci, docteur, il paraît que c’est à vous que je dois d’être encore en vie.

Le médecin haussa les épaules :

— Vous ne le devez qu’à vous-même, Dakota. Vous êtes une battante. Vous vouliez vivre.

Elle baissa les yeux. Le médecin contrôla le pansement sur sa poitrine. On lui avait fait une dizaine de points de suture.

— Ne vous inquiétez pas, lui dit le médecin. Nous pourrons certainement faire de la chirurgie réparatrice et gommer la cicatrice.

— Surtout pas, lui murmura Dakota. C’est ma réparation.


À 2 000 kilomètres de là, le camping-car des Bergdorf, lancé sur l’autoroute 94, achevait de traverser l’État du Wisconsin. Ils se trouvaient à proximité de Minneapolis lorsque Steven s’arrêta dans une station-service pour faire le plein.

Les enfants firent quelques pas autour du véhicule pour se dégourdir les jambes. Tracy descendit à son tour et rejoignit son mari.

— Allons visiter Minneapolis, proposa-t-elle.

— Ah non, s’agaça Steven, tu ne vas pas commencer à changer tout le programme !

— Quel programme ? Je voudrais profiter du voyage pour montrer quelques villes aux enfants. Tu as refusé de t’arrêter à Chicago hier, et maintenant tu ne veux pas aller à Minneapolis. Quel est le but de ce voyage, Steven, si on ne s’arrête nulle part ?

— Nous allons au parc de Yellowstone, ma chérie ! Si on commence à s’arrêter tout le temps, on ne va jamais y arriver.

— Tu es pressé ?

— Non, mais on a dit Yellowstone, on n’a pas dit Chicago, ou Minneapolis, ou je ne sais quel bled. J’ai hâte de voir cette nature unique. Les enfants seront drôlement déçus si on traîne.

Les enfants justement accoururent vers leurs parents en hurlant :

— Papa, maman, la voiture pue ! cria l’aînée en se tenant le nez.

Steven se précipita vers la voiture, terrifié. Les relents d’une odeur épouvantable commençaient effectivement à s’échapper du coffre.

— Une mouffette ! s’écria-t-il. Ça alors, on a écrasé une mouffette ! Ah, mais putain de merde !

— Ne sois pas si vulgaire, Steven, le réprimanda Tracy. Ce n’est pas très grave.

— Putain de merde ! répéta le fils amusé.

— Toi, tu vas en prendre une ! hurla sa mère, excédée.

— Allez, tout le monde à l’intérieur du camping-car, dit Steven en rangeant le pistolet de la pompe à essence alors que le plein n’était pas terminé. Les enfants, ne vous approchez plus de la voiture, c’est compris ? Il peut y avoir plein de maladies. L’odeur peut durer des jours et des jours. Ça va puer comme jamais. Ah, c’est affreux ce que ça pue, comme une odeur de mort ! Saloperie de mouffette !

* * *

À Orphea, nous nous rendîmes à la librairie de Cody afin de reconstituer ce qui avait pu s’y passer le 1er juillet 1994, selon le journal de Meghan. Nous avions proposé à Michael et Kirk de se joindre à nous : ils pourraient nous aider à y voir plus clair.

Anna se plaça derrière le comptoir, comme si elle était Meghan. Kirk, Michael et moi jouâmes le rôle des clients. Derek, lui, se mit devant le présentoir des livres de la région, qui se trouvait dans une partie légèrement à l’écart du magasin. Anna avait pris avec elle l’article de l’Orphea Chronicle de la fin juin 1994, qu’elle avait retrouvé la veille de la mort de Cody. Elle étudia la photo de Cody devant le présentoir et nous dit :

— À l’époque, le présentoir se trouvait dans un débarras séparé par une cloison. Cody appelait même ça « la pièce des auteurs locaux ». Ce n’est que plus tard que Cody a fait abattre le mur pour gagner de l’espace.

— Donc à l’époque, depuis le comptoir, personne ne pouvait voir ce qui se passait dans la salle, constata Derek.

— Exactement, lui répondit Anna. Personne n’aurait dû remarquer ce qui se manigançait dans cette salle le 1er juillet 1994. Mais Meghan épiait les faits et gestes du maire. Elle devait se méfier de sa présence ici, lui qui n’avait pas remis les pieds dans la librairie depuis des mois, et elle l’a gardé à l’œil, remarquant ainsi son manège.

— Donc ce jour-là, dit Kirk Harvey, dans le secret de l’arrière-boutique, Tennenbaum et le maire Gordon ont chacun noté le nom de celui dont ils voulaient se débarrasser.

— Deux ordres d’exécution, murmura Michael.

— Voilà pourquoi Cody a été tué, dit Anna. Il avait sans doute côtoyé le meurtrier à la librairie et aurait fini par l’identifier. Le meurtrier a peut-être eu peur que Meghan lui ait parlé à l’époque de l’étrange scène dont elle avait été témoin.

Je considérai que l’hypothèse tenait parfaitement la route. Mais Derek, lui, était encore dubitatif.

— Quelle est la suite de ta théorie, Anna ? demanda-t-il.

— L’échange a lieu le 1er juillet. Jeremiah est tué le 16 juillet. Pendant deux semaines, Gordon a espionné ses habitudes. Il a compris qu’il rentrait tous les soirs du Ridge’s Club par la même route. Finalement, il passe à l’action. Mais c’est un pied nickelé. Il ne tue pas de sang-froid, il percute Jeremiah, et le laisse sur le bord de la route alors qu’il n’est même pas mort. Il ramasse ce qu’il peut, il s’enfuit, il panique, il revend sa voiture le lendemain, prenant le risque d’être dénoncé par le garagiste. C’est une improvisation totale. Le maire Gordon ne tue Jeremiah que parce qu’il veut se débarrasser de Meghan avant qu’elle le dénonce et le fasse plonger. C’est un meurtrier malgré lui.

Il y eut un instant de silence.

— Soit, dit Derek. Partons du principe que tout cela tient la route et que le maire Gordon a tué Jeremiah Fold. Qu’en est-il de Meghan ?

— Ted Tennenbaum venait l’espionner à la librairie, poursuivit Anna. Elle mentionne ses passages dans son journal. C’est un client régulier. Il aura entendu lors d’un de ses passages qu’elle n’irait pas à la première du festival et il a décidé de la tuer pendant son jogging, alors que toute la ville serait massée sur la rue principale. Sans témoin.

— Il y a un problème dans ton hypothèse, rappela Derek : Ted Tennenbaum n’a pas tué Meghan Padalin. Sans oublier qu’il est mort noyé dans la rivière après notre poursuite et l’arme n’a jamais été retrouvée, jusqu’à ce qu’elle soit réutilisée samedi dernier en plein Grand Théâtre.

— Alors il y a un troisième homme, considéra Anna. Tennenbaum s’est chargé de faire passer le message pour que Jeremiah Fold soit tué, mais cela servait l’intérêt d’une autre personne également. Qui se retrouve aujourd’hui à effacer les traces.

— Le type à la bombe lacrymogène et au tatouage d’aigle, suggérai-je.

— Quel serait son mobile ? demanda Kirk.

— Costico le retrouve grâce à son portefeuille laissé dans la chambre. Et il lui fait passer un très sale moment. Imaginez : Costico devait être furieux de s’être fait humilier sur le parking, devant toutes les prostituées. Il aura voulu se venger de l’homme, en menaçant sa famille et en le transformant en larbin. Mais l’homme au tatouage n’était pas du genre à se laisser faire : il savait que pour retrouver sa liberté, il devait éliminer non pas Costico, mais Jeremiah Fold.

Il fallait à tout prix mettre la main sur Costico. Mais nous avions perdu sa trace. Les avis de recherche n’avaient rien donné. Des collègues de la police d’État avaient interrogé son entourage, mais personne ne s’expliquait qu’il se soit volatilisé, laissant derrière lui argent, téléphone et toutes ses affaires.

— Je crois que votre Costico est mort, dit alors Kirk. Comme Stephanie, comme Cody, comme tous ceux qui auraient pu mener au meurtrier.

— Alors la disparition de Costico est la preuve qu’il est en lien avec le meurtrier. C’est bien l’homme au tatouage d’aigle que nous recherchons.

— C’est vague pour retrouver notre homme, constata Michael. Que sait-on d’autre ?

— C’est un client de la librairie, dit Derek.

— Un habitant d’Orphea, ajoutai-je. Du moins l’était-il à l’époque.

— Il était lié à Ted Tennenbaum, ajouta Anna.

— S’il était autant lié à Tennenbaum que Tennenbaum l’était au maire, dit Kirk, alors on peut ratisser large. À l’époque, tout le monde connaissait tout le monde à Orphea.

— Et il était dans le Grand Théâtre samedi soir, rappelai-je. Voilà le détail qui permettra de le coincer. On a parlé d’un acteur. Ça peut être quelqu’un avec un accès privilégié.

— Alors reprenons la liste à zéro, suggéra Anna en attrapant une feuille de papier.

Elle nota les noms des membres de la troupe.

Charlotte Brown

Dakota Eden

Alice Filmore

Steven Bergdorf

Jerry Eden

Ron Gulliver

Meta Ostrovski

Samuel Padalin

— Tu dois me rajouter, ainsi que Kirk, lui dit Michael. Nous étions là nous aussi. Même si, pour ma part, je n’ai pas un tatouage d’aigle.

Il releva son t-shirt pour découvrir son dos et nous le présenter.

— Moi non plus, je n’ai pas de tatouage ! beugla Harvey qui retira carrément sa chemise.

— Nous avions déjà éliminé Charlotte de la liste des suspects car on recherche un homme, poursuivit Derek. Ainsi qu’Alice et Jerry Eden.

La liste se réduisait donc à quatre noms :

Meta Ostrovski

Ron Gulliver

Samuel Padalin

Steven Bergdorf

— On pourrait également exclure Ostrovski, suggéra Anna. Il n’avait aucun lien avec Orphea, il n’y était venu que pour le festival.

J’acquiesçai :

— Surtout que nous savons, pour les avoir vus en slip, que ni lui ni Gulliver n’ont un tatouage d’aigle dans le dos.

— Alors ils ne sont plus que deux, dit Derek. Samuel Padalin et Steven Bergdorf.

L’étau était en train de se resserrer. Implacablement. Cet après-midi-là, Anna fut contactée par Kate Grand, l’amie de Meghan, qui lui téléphonait depuis son hôtel en Caroline du Nord.

— En lisant le journal de Meghan, lui expliqua Anna, j’ai découvert qu’elle avait eu une liaison avec un homme au début de l’année 1994. Elle dit vous en avoir parlé. Vous souvenez-vous de quelque chose ?

— Meghan a effectivement eu une aventure passionnée. Je n’ai jamais rencontré l’homme en question, mais je me souviens de la façon dont ça s’est terminé : mal.

— C’est-à-dire ?

— Son mari, Samuel, a tout découvert et lui a donné une sacrée raclée. Ce jour-là, elle a débarqué chez moi en chemise de nuit, les joues marquées, la bouche encore en sang. Je l’ai hébergée pour la nuit.

— Samuel Padalin était violent avec Meghan ?

— En tout cas, il l’a été ce jour-là. Elle m’a dit qu’elle avait eu la peur de sa vie. Je lui ai conseillé de porter plainte, mais elle n’en a rien fait. Elle a quitté son amant pour retourner auprès de son mari.

— Samuel l’aurait forcée à rompre et rester avec lui ?

— C’est possible. Après cet épisode, elle s’est montrée distante avec moi. Elle disait que Samuel ne voulait plus qu’elle me fréquente.

— Et elle lui obéissait ?

— Oui.

— Madame Grand, pardonnez-moi cette question un peu abrupte, mais pensez-vous que Samuel Padalin ait pu tuer sa femme ?

Kate Grand resta un instant silencieuse, puis elle dit :

— Je me suis toujours étonnée que la police ne se soit pas penchée sur son assurance-vie.

— Quelle assurance-vie ? demanda Anna.

— Un mois avant la mort de sa femme, Samuel avait contracté une importante assurance-vie pour elle et pour lui. Il y en avait pour un montant d’un million de dollars. Je le sais car c’est mon mari qui s’est occupé de tout ça. Il est courtier.

— Et Samuel Padalin a touché l’argent ?

— Évidemment. Comment croyez-vous qu’il a pu payer sa maison de Southampton ?

DEREK SCOTT

Premiers jours de décembre 1994, au centre régional de la police d’État.

Dans son bureau, le major McKenna lit la lettre que je viens de lui apporter.

— Une demande de mutation, Derek ? Mais enfin, où veux-tu aller ?

— Vous n’avez qu’à me mettre à la brigade administrative, lui suggérai-je.

— Un travail de bureau ? s’étrangla le major.

— Je ne veux plus mettre les pieds sur le terrain.

— Enfin, Derek, tu es l’un des meilleurs flics que j’ai connus ! Ne compromets pas ta carrière sur un coup de tête.

— Ma carrière ? m’emportai-je. Mais quelle carrière, major ?

— Écoute, Derek, me dit gentiment le major, je comprends que tu sois bouleversé. Pourquoi tu n’irais pas voir la psy ? Ou pourquoi ne pas prendre quelques semaines de congé ?

— Je n’en peux plus d’être en congé, major, je passe mon temps à ressasser les mêmes images en boucle.

— Derek, me dit le major, je ne peux pas t’envoyer à la brigade administrative, ce serait du gâchis.

Le major et moi nous dévisageâmes un instant, puis je lui dis :

— Vous avez raison, major. Oubliez cette lettre de mutation.

— Ah, j’aime mieux ça, Derek !

— Je vais démissionner.

— Ah non, pas ça ! Écoute, va pour la brigade administrative. Mais juste pour quelque temps. Ensuite, tu reviens à la brigade d’enquêtes criminelles.

Le major imaginait qu’après quelques semaines d’ennui, je reviendrais sur ma décision et demanderais à réintégrer mon poste.

Au moment où je quittai son bureau, il me demanda :

— Des nouvelles de Jesse ?

— Il ne veut voir personne, major.


Chez lui, Jesse était occupé à trier les affaires de Natasha.

Il n’avait jamais imaginé vivre un jour sans elle, et face à ce vide abyssal qu’il était incapable de combler, il alternait les phases de débarras et de collection. Une partie de lui voulait tourner la page, tout de suite, tout jeter et tout oublier : dans ces moments-là, il se mettait à remplir frénétiquement des cartons de tous les objets qui avaient un rapport à elle, les destinant à la poubelle. Puis il suffisait d’un instant d’arrêt et d’un objet qui attire son attention, pour que tout vacille et qu’il passe à la phase de collection : un cadre de photo, un stylo sans encre, un vieux bout de papier. Il le prenait en main, l’observait longuement. Il se disait qu’il n’allait tout de même pas tout jeter, qu’il voulait garder quelques souvenirs, se remémorer tout ce bonheur, et il déposait l’objet sur une table en vue de le conserver. Puis il se mettait à ressortir du carton tout ce qu’il y avait mis. Tu ne vas pas jeter ça non plus ? se disait-il à lui-même. Ni ça, quand même ? Ah non, tu ne vas pas te séparer de la tasse achetée au MoMA dans laquelle elle buvait son thé ! Jesse finissait par tout ressortir des cartons. Et le salon, un instant plus tôt débarrassé de tous ces objets, prenait l’aspect d’un musée consacré à Natasha. Assis sur le canapé, ses grands-parents le regardaient, les yeux débordant de larmes, et murmuraient : « C’est de la merde. »

*

À la mi-décembre, Darla avait fait vider toute La Petite Russie. L’enseigne lumineuse avait été démontée et détruite, tout le mobilier revendu pour payer les derniers mois de loyer et permettre la résiliation immédiate du bail.

Les déménageurs emportaient les dernières chaises pour les livrer à un restaurant qui les avait rachetées, sous le regard de Darla, assise sur le trottoir, dans le froid. L’un des déménageurs vint lui apporter un carton.

— On a trouvé ça dans un coin de la cuisine, on s’est dit que vous vouliez peut-être le garder.

Darla examina le contenu du carton. Il y avait des notes prises par Natasha, des idées de menus, ses recettes de cuisine et tous les souvenirs de ce qu’elles avaient été. Il y avait aussi une photo de Jesse, Natasha, Derek et elle. Elle prit le cliché entre ses doigts et le regarda longuement.

— Je vais garder la photo, dit-elle au déménageur. Merci. Vous pouvez jeter le reste.

— Vraiment ?

— Oui.

Le déménageur acquiesça et s’en alla vers son camion. Darla, dévastée, éclata en sanglots.

Il fallait tout oublier.

JESSE ROSENBERG Vendredi 1er août 2014

6 jours après la première

Meghan avait-elle voulu quitter Samuel Padalin ? Celui-ci ne l’avait pas supporté et l’avait tuée, empochant l’assurance-vie de sa femme au passage.

Samuel était absent de chez lui lorsque nous y débarquâmes ce matin-là. Nous décidâmes d’aller le trouver sur son lieu de travail. Prévenu de notre arrivée par la réceptionniste, il nous conduisit sans un mot à son bureau et attendit d’avoir refermé la porte derrière nous pour exploser :

— Vous êtes fous de débarquer à l’improviste ici ? Vous voulez que je perde mon emploi ?

Il semblait furieux. Anna lui demanda alors :

— Êtes-vous coléreux, Samuel ?

— Pourquoi cette question ? répliqua-t-il.

— Parce que vous battiez votre femme.

Samuel Padalin resta abasourdi.

— Mais qu’est-ce que vous racontez ?

— Nous faites pas le numéro du grand étonné, tonna Anna, on est au courant de tout !

— Je voudrais savoir qui vous a raconté ça ?

— Peu importe, dit Anna.

— Écoutez, environ un mois avant sa mort Meghan et moi avons eu une très grosse dispute, c’est vrai. Je l’ai giflée, je n’aurais jamais dû. J’ai dérapé. Je n’ai aucune excuse. Mais ça a été la seule fois. Je ne battais pas Meghan !

— Quel était le sujet de votre dispute ?

— J’ai découvert que Meghan me trompait. J’ai voulu la quitter.

* * *

Lundi 6 juin 1994


Ce matin-là, alors que Samuel Padalin terminait son café et s’apprêtait à partir au travail, il vit sa femme le rejoindre en robe de chambre.

— Tu ne vas pas travailler aujourd’hui ? lui demanda-t-il.

— J’ai de la fièvre, je ne me sens pas bien. Je viens d’appeler Cody pour lui dire que je ne viendrais pas à la librairie.

— Tu as raison, dit Samuel en terminant son café d’un trait. Va te recoucher.

Il déposa sa tasse dans l’évier, embrassa sa femme sur le front et s’en alla au travail.

Il n’aurait sans doute jamais rien su, s’il n’avait pas dû revenir chez lui, une heure plus tard, pour récupérer un dossier qu’il avait emporté pour l’étudier durant le week-end et qu’il avait oublié sur la table du salon.

Alors qu’il arrivait dans sa rue, il vit Meghan sortir de la maison. Elle portait une magnifique robe d’été et des sandales élégantes. Elle semblait radieuse et de bonne humeur, rien à voir avec la femme qu’il avait vue une heure auparavant. Il s’arrêta et la regarda monter dans sa voiture. Elle ne l’avait pas vu. Il décida de la suivre.

Meghan roula jusqu’à Bridgehampton sans se rendre compte de la présence de son mari, quelques voitures derrière elle. Après avoir traversé la rue principale de la ville, elle prit la route vers Sag Harbor puis bifurqua après deux cents mètres dans la somptueuse propriété de l’hôtel de la Rose du Nord. C’était un petit hôtel très coté mais très discret, prisé des célébrités de New York. Arrivée devant le majestueux bâtiment tout en colonnades, elle confia son véhicule au voiturier et s’engouffra dans l’établissement. Samuel l’imita mais en laissant un peu d’avance à sa femme pour ne pas se faire voir. Une fois dans l’hôtel, il ne la trouva ni au bar ni au restaurant. Elle était montée directement dans les étages. Rejoindre quelqu’un dans une chambre.

Ce jour-là, Samuel Padalin ne retourna pas travailler. Il guetta sa femme depuis le parking de l’hôtel pendant des heures. Ne la voyant pas réapparaître, il rentra chez eux et se précipita sur ses carnets. Il découvrit avec effroi qu’elle retrouvait ce type à l’hôtel de la Rose du Nord depuis des mois. Qui était-il ? Elle disait l’avoir rencontré au gala du Nouvel an. Ils y étaient allés ensemble. Il l’avait donc vu. Peut-être même le connaissait-il. Il eut envie de vomir. Il s’enfuit en voiture et roula longuement, ne sachant plus ce qu’il devait faire.

Quand il retourna finalement à la maison, Meghan était rentrée. Il la trouva alitée, en chemise de nuit, jouant les malades.

— Ma pauvre chérie, lui dit-il d’une voix qu’il s’efforça de garder calme, ça ne va pas mieux ?

— Non, lui répondit-elle d’une toute petite voix, je n’ai pas pu quitter le lit de la journée.

Samuel ne put se contenir plus longtemps. Il explosa. Il lui dit qu’il savait tout, qu’elle était allée à la Rose du Nord, qu’elle y avait rejoint un homme dans une chambre. Meghan ne nia pas.

— Dégage, hurla Samuel, tu me dégoûtes !

Elle éclata en sanglots.

— Pardonne-moi, Samuel ! supplia-t-elle, livide.

— Fous le camp d’ici ! Fous le camp de la maison. Prends tes affaires et dégage, je ne veux plus te voir !

— Samuel, ne me fais pas ça, je t’en supplie ! Je ne veux pas te perdre. Tu es le seul que j’aime.

— Il fallait y penser avant d’aller coucher avec le premier venu !

— C’est la plus grosse erreur de ma vie, Samuel ! Je ne ressens rien pour lui !

— Tu me donnes envie de vomir. J’ai vu tes carnets, j’ai vu ce que tu écris sur lui. J’ai vu toutes les fois où tu l’as retrouvé à la Rose du Nord !

Elle s’écria alors :

— Tu ne t’occupes pas de moi, Samuel ! Je ne me sens pas importante ! Je ne me sens pas regardée. Quand cet homme a commencé à me faire du charme, j’ai trouvé ça agréable. Oui, je l’ai rencontré régulièrement ! Oui, nous avons flirté ! Mais je n’ai jamais couché avec lui !

— Oh alors, c’est de ma faute, maintenant ?

— Non, je dis simplement que je me sens parfois seule avec toi.

— J’ai lu que tu l’as rencontré à la soirée du Nouvel an. Alors tu as fait tout ça sous mes yeux ! Ça veut dire que je connais ce type ? Qui est-il ?

— Peu importe, sanglota Meghan qui ne savait plus si elle devait parler ou se taire.

Peu importe ? Non, mais je rêve !

— Samuel, ne me quitte pas ! Je t’en supplie.

Le ton se mit à monter. Meghan reprocha à son mari son manque de romantisme et d’attention, et ce dernier, excédé, finit par lui dire :

— Je ne te fais pas rêver ? Mais tu crois que tu me fais rêver, toi ? Tu n’as pas de vie, tu n’as rien à raconter, à part tes pauvres petites histoires de libraire et tous les films que tu te fais dans ta tête.

À ces mots, blessée au cœur, Meghan cracha au visage de son mari qui, d’un geste réflexe, la gifla violemment en retour. Sous l’effet de surprise, Meghan se mordit sévèrement la langue. Elle sentit du sang envahir sa bouche. Elle était totalement hébétée. Elle attrapa ses clés de voiture et s’enfuit en chemise de nuit.

* * *

— Meghan est revenue à la maison le lendemain, nous expliqua Samuel Padalin dans son bureau. Elle m’a supplié de ne pas la quitter, elle m’a juré que ce type n’était qu’une terrible erreur, et que cela lui avait permis de se rendre compte combien elle m’aimait. J’ai décidé de donner à mon mariage une deuxième chance. Et vous savez quoi ? Ça nous a fait un bien fou. J’ai commencé à faire beaucoup plus attention à elle, elle s’est sentie plus heureuse. Ça a transformé notre couple. Nous avons été en phase comme jamais. Nous avons vécu deux mois merveilleux, nous fourmillions soudain de projets.

— Et l’amant ? demanda Anna. Qu’est-il devenu ?

— Aucune idée. Meghan m’avait juré avoir coupé les ponts avec lui.

— Comment a-t-il pris cette rupture ?

— Je l’ignore, nous dit Samuel.

— Et vous n’avez donc jamais su qui il était ?

— Non, jamais. Je ne l’ai même jamais vu physiquement.

Il y eut un instant de silence.

— Alors c’est surtout pour cela que vous n’avez jamais relu ses journaux ? dit Anna. Et que vous les avez gardés au fond de votre cave. Parce que ça vous rappelait cet épisode douloureux.

Samuel Padalin acquiesça sans plus pouvoir parler. Il avait la gorge trop nouée pour qu’un son puisse en sortir.

— Une dernière question, monsieur Padalin, demanda Derek. Avez-vous un tatouage sur le corps ?

— Non, murmura-t-il.

— Puis-je vous demander de relever votre chemise ? Ce n’est qu’une vérification de routine.

Samuel Padalin obtempéra en silence et retira sa chemise. Pas de tatouage d’aigle.


Et si l’amant éconduit, ne supportant pas de perdre Meghan l’avait tuée ?

Il ne fallait négliger aucune piste. Après notre visite à Samuel Padalin, nous nous rendîmes à l’hôtel de la Rose du Nord, à Bridgehampton. Évidemment, lorsque nous expliquâmes au réceptionniste que nous cherchions à identifier un homme ayant loué une chambre le 6 juin 1994, il nous rit au nez.

— Donnez-nous le relevé de toutes les réservations du 5 au 7 juin et nous étudierons les noms nous-mêmes, lui dis-je.

— Monsieur, vous ne comprenez pas, me répondit-il. Vous me parlez de 1994. On avait encore des fiches écrites à la main à cette époque-là. Il n’y a aucune base informatique que je puisse utiliser pour pouvoir vous aider.

Pendant que je parlementais avec l’employé, Derek faisait les cent pas dans le lobby de l’hôtel. Il posa son regard sur le mur d’honneur, auquel étaient accrochées des photographies des clients célèbres, acteurs, écrivains, metteurs en scène. Soudain, Derek attrapa un cadre.

— Monsieur, que faites-vous ? demanda le réceptionniste, vous ne pouvez pas…

— Jesse ! Anna ! cria Derek, venez voir !

Nous accourûmes à ses côtés et nous découvrîmes une photo de Meta Ostrovski, vingt ans plus jeune, en costume de soirée, qui posait, tout sourire, aux côtés de Meghan Padalin.

— Où a été prise cette photo ? demandai-je à l’employé.

— Lors de la soirée du Nouvel an 1994, répondit-il. Cet homme est le critique Ostrovski et…

— Ostrovski était l’amant de Meghan Padalin ! s’écria Anna.


Nous nous rendîmes immédiatement au Palace du Lac. En pénétrant dans le lobby de l’hôtel, nous tombâmes sur le directeur.

— Déjà ? s’étonna-t-il en nous voyant. Mais je viens à peine d’appeler.

— Appeler qui ? demanda Derek.

— Eh bien, la police, répondit le directeur. C’est à propos de Meta Ostrovski : il vient de quitter l’hôtel, apparemment une urgence à New York. Ce sont les femmes de chambre qui m’ont prévenu.

— Mais de quoi, bon sang ? s’impatienta Derek.

— Venez, suivez-moi.

Le directeur nous conduisit jusqu’à la suite 310 qu’avait occupée Ostrovski et ouvrit la porte au moyen de son passe. Nous pénétrâmes dans la chambre et nous découvrîmes alors, collés au mur, une multitude d’articles concernant le quadruple meurtre, la disparition de Stephanie, notre enquête, et partout des photos de Meghan Padalin.

4. La Disparition de Stephanie Mailer. Samedi 2 août — Lundi 4 août 2014

JESSE ROSENBERG Samedi 2 août 2014

7 jours après la première

Ostrovski était-il le fameux troisième homme ?

Nous avions perdu sa trace depuis la veille. Nous savions seulement qu’il était retourné à New York : les caméras de surveillance de la NYPD l’avaient filmé à bord de sa voiture, passant le Manhattan Bridge. Mais il n’était pas rentré chez lui. Son appartement était désert. Son portable était coupé, rendant impossible toute localisation, et il avait pour toute famille une vieille sœur, elle aussi introuvable et injoignable. Derek et moi étions donc en planque devant son immeuble depuis presque vingt-quatre heures. C’était tout ce que nous pouvions faire pour le moment.

Toutes les pistes menaient à lui : il avait été l’amant de Meghan Padalin de janvier à juin 1994. L’hôtel de la Rose du Nord avait pu nous confirmer qu’il avait séjourné très régulièrement dans la région pendant tout le semestre. Cette année-là, il n’était pas venu dans les Hamptons uniquement à l’occasion du festival de théâtre d’Orphea. Il était là depuis des mois. Certainement pour Meghan. Aussi n’avait-il pas supporté qu’elle le quitte. Il l’avait tuée le soir de la première, ainsi que la famille Gordon, témoins malheureux du meurtre. Il avait eu le temps de faire l’aller-retour à pied et d’être dans la salle de spectacle pour le début de la pièce. Il avait pu ensuite donner son avis après la représentation dans les journaux pour que tout le monde sache qu’il était au Grand Théâtre ce soir-là. L’alibi était parfait.

Un peu plus tôt dans la journée, Anna était allée montrer une photo d’Ostrovski à Miranda Bird dans l’espoir qu’elle l’identifierait, mais cette dernière n'avait aucune certitude :

— Ça pourrait bien être lui, avait-elle dit, mais c’est difficile de l’affirmer vingt ans plus tard.

— Êtes-vous certaine qu’il avait un tatouage ? avait demandé Anna. Parce que Ostrovski n’en a jamais eu.

— Je ne sais plus, avait avoué Miranda. Est-ce que je confondrais ?


Pendant que nous traquions Ostrovski à New York, à Orphea, Anna, dans la salle des archives de l’Orphea Chronicle, avait repris tous les éléments du dossier avec Kirk Harvey et Michael Bird. Ils voulaient s’assurer qu’ils ne passaient à côté de rien. Ils étaient fatigués, affamés. Ils n’avaient quasiment rien mangé de la journée à part des bonbons et des chocolats que Michael allait, à intervalles réguliers, chercher à l’étage dans le tiroir de son bureau qui en était rempli.

Kirk ne quittait pas des yeux le mur couvert d’annotations, d’images et de coupures de presse. Il finit par dire à Anna :

— Pourquoi est-ce que le nom de la femme qui pourrait identifier le meurtrier n’apparaît pas ? Il est juste inscrit parmi les témoins : « la femme du motel de la route 16 ». Les autres sont nommés.

— C’est vrai ça, releva à son tour Michael. Comment s’appelle-t-elle ? Ça peut être important.

— C’est Jesse qui s’en est occupé, répondit Anna. Il faudra lui demander. De toute façon elle ne se souvient de rien. Ne perdons pas de temps avec cela.

Mais Kirk ne lâcha pas le morceau.

— J’ai regardé dans le dossier de la police d’État de 1994 : ce témoin n’y apparaît pas. C’est donc un élément nouveau ?

— Il faudra demander à Jesse, répéta Anna.

Comme Kirk insistait encore, Anna réclama gentiment quelques chocolats à Michael, qui s’éclipsa. Elle en profita pour résumer rapidement la situation à Kirk, espérant qu’il comprendrait l’importance de ne plus mentionner ce témoin devant Michael.

— Oh, mon Dieu, chuchota Kirk, je ne peux pas y croire : la femme de Michael jouait les prostituées pour Jeremiah Fold ?

— La ferme, Kirk ! lui ordonna Anna. Bouclez-la ! Si vous l’ouvrez, je vous jure que je vous tire dessus.

Anna regrettait déjà de lui en avoir parlé. Elle pressentait qu’il allait gaffer. Michael revint dans la salle avec un sac de bonbons.

— Alors ce témoin ? demanda-t-il.

— On est déjà au point suivant, lui sourit Anna. Nous parlions d’Ostrovski.

— Je ne vois pas tellement Ostrovski massacrer une famille entière, dit alors Michael.

— Oh, tu sais, il ne faut pas se fier aux apparences, lui fit remarquer Kirk. Parfois on croit connaître les gens et on découvre des secrets étonnants sur eux.

— Peu importe, intervint Anna en fusillant Kirk du regard, on verra bien ce qu’il en est une fois que Jesse et Derek auront mis la main sur Ostrovski.

— Des nouvelles d’eux ? demanda Michael.

— Aucune.

*

Il était 20 heures 30 à New York, devant l’immeuble d’Ostrovski.

Derek et moi étions sur le point de renoncer à notre planque, lorsque nous vîmes Ostrovski arriver sur le trottoir, marchant d’un pas tranquille. Nous bondîmes de notre voiture, revolver en main, et nous ruâmes sur lui pour l’intercepter.

— Mais vous êtes complètement fou, Jesse, gémit Ostrovski, tandis que je le plaquais contre un mur pour lui passer les menottes.

— On sait tout, Ostrovski ! m’écriai-je. C’est terminé !

— Que savez-vous ?

— Vous avez tué Meghan Padalin et les Gordon. Ainsi que Stephanie Mailer et Cody Illinois.

— Quoi ? hurla Ostrovski. Mais vous êtes malades !

Un attroupement de badauds était en train de se former autour de nous. Certains filmaient la scène avec leur téléphone portable.

— Au secours ! les apostropha Ostrovski, ces deux types ne sont pas policiers ! Ce sont des cinglés !

Nous fûmes obligés de nous identifier auprès de la foule en montrant nos plaques et nous entraînâmes Ostrovski à l’intérieur de l’immeuble pour être au calme.

— Je voudrais bien que vous m’expliquiez quelle mouche vous a piqués de penser que j’ai tué tous ces pauvres gens, exigea de savoir Ostrovski.

— Nous avons vu le mur de votre suite, Ostrovski, avec les coupures de journaux et les photos de Meghan.

— La preuve que je n’ai tué personne ! J’essaie de comprendre depuis vingt ans ce qui s’est passé.

— Ou alors vous essayez de couvrir vos traces depuis vingt ans, rétorqua Derek. C’est pour ça que vous avez mandaté Stephanie, hein ? Vous vouliez voir si on pouvait remonter jusqu’à vous, et comme elle était en train d’aboutir, vous l’avez tuée.

— Mais non, enfin ! J’essayais de faire le boulot que vous auriez dû faire en 1994 !

— Ne nous prenez pas pour des imbéciles. Vous étiez le larbin de Jeremiah Fold ! C’est pour ça que vous avez demandé au maire Gordon de vous en débarrasser.

— Je ne suis le larbin de personne ! protesta Ostrovski.

— Arrêtez vos salades, dit Derek. Pourquoi êtes-vous parti si soudainement d’Orphea si vous n’avez rien à vous reprocher ?

— Ma sœur a fait un accident vasculaire cérébral hier. Elle a été opérée en urgence. Je voulais être à son chevet. J’y ai passé la nuit et la journée. Elle est la seule famille qui me reste.

— Quel hôpital ?

— New York Presbyterian.

Derek contacta l’hôpital pour vérifier. Les affirmations d’Ostrovski étaient exactes : il ne nous mentait pas. Je lui ôtai aussitôt ses menottes et lui demandai :

— Pourquoi ce crime vous obsède donc tant ?

— Parce que j’aimais Meghan, bon sang ! s’écria Ostrovski. Est-ce si difficile à comprendre ? Je l’aimais et on me l’a arrachée ! Vous ne pouvez pas savoir ce que ça fait de perdre l’amour de sa vie !

Je le dévisageai longuement. Ses yeux avaient un éclat terriblement triste. Je finis par dire :

— Je ne le sais que trop bien.


Ostrovski était hors de cause. Nous avions perdu un temps et une énergie précieux : il nous restait vingt-quatre heures pour résoudre cette enquête. Si nous ne livrions pas le coupable d’ici lundi matin au major McKenna, c’était la fin de nos carrières de policiers.

Il nous restait deux options : Ron Gulliver et Steven Bergdorf. Puisque nous étions à New York, nous décidâmes de commencer par Steven Bergdorf. Les éléments à charge étaient nombreux : il était l’ancien rédacteur en chef de l’Orphea Chronicle, l’ancien patron de Stephanie, et avait quitté Orphea le lendemain du quadruple meurtre avant de subitement revenir pour participer à la pièce de théâtre censée révéler le nom du coupable. Nous nous rendîmes à son appartement de Brooklyn. Nous tambourinâmes longuement contre sa porte. Personne. Au moment où nous envisagions de la défoncer, le voisin de palier apparut et nous dit :

— Ça sert à rien de taper comme ça, les Bergdorf sont partis.

— Partis ? m’étonnai-je. Quand ça ?

— Avant-hier. Je les ai vus depuis ma fenêtre monter dans un camping-car.

— Steven Bergdorf aussi ?

— Oui, Steven aussi. Avec toute sa famille.

— Mais il n’a pas le droit de quitter l’État de New York, dit Derek.

— Ça, ce n’est pas mon problème, répondit le voisin, pragmatique. Ils sont peut-être allés dans la vallée de l’Hudson.

*

21 heures au parc national de Yellowstone.

Les Bergdorf étaient arrivés une heure plus tôt et s’installaient dans un camping à l’est du parc. La nuit tombait, il faisait doux. Les enfants jouaient dehors, tandis que Tracy, à l’intérieur du camping-car, avait mis de l’eau à bouillir pour faire cuire des pâtes. Mais elle ne retrouvait pas les spaghettis qu’elle savait avoir achetés.

— Je ne comprends pas, dit-elle à Steven, agacée, il me semble avoir vu quatre paquets hier ?

— Bah, ce n’est pas grave, ma chérie. Je file en acheter, il y a un magasin sur le bord de la route, pas très loin.

— On va bouger le camping-car maintenant ?

— Non, je prends la voiture. Tu vois comme on a bien fait de prendre la voiture. D’ailleurs, je veux voir si je trouve un produit qui puisse nous débarrasser de l’odeur de mouffette écrasée.

— Oh oui, je t’en supplie ! l’y incita Tracy. L’odeur est affreuse. Je ne savais pas qu’une mouffette pouvait puer à ce point.

— Oh, ce sont des animaux terribles ! On se demande pourquoi Dieu les a créés, si ce n’est pour nous enquiquiner.

Steven laissa sa femme et ses enfants et rejoignit la voiture, qu’il avait garée à l’écart. Il sortit du camping et suivit la route principale jusqu’au magasin d’alimentation. Mais il ne s’y arrêta pas. Il poursuivit son chemin en direction des sources de soufre de Badger.

Lorsqu’il arriva sur le parking, tout était désert. Il faisait sombre mais suffisamment clair pour voir où il mettait les pieds. Les sources se trouvaient à quelques dizaines de mètres après un petit pont en bois.

Il s’assura que personne n’arrivait. Aucun phare de voiture à l’horizon. Il ouvrit alors le coffre de sa voiture. Une odeur épouvantable le saisit aussitôt. Il ne put se retenir de vomir. La puanteur était insoutenable. Il se retint de respirer par le nez et remonta son t-shirt pour se couvrir la bouche. Il dut se faire violence pour garder sa contenance et se saisir du corps d’Alice emballé dans le plastique. Il le traîna péniblement jusqu’aux sources bouillonnantes. Encore un dernier effort. Quand il fut à proximité de l’eau, il le jeta au sol, puis il le poussa avec le pied jusqu’à le faire dévaler la berge et tomber dans l’eau brûlante et acide. Il vit le corps couler lentement vers les profondeurs de la source et disparaître bientôt vers le fond obscur.

Au revoir, Alice, dit-il. Il éclata soudain de rire, puis il se mit à pleurer et vomit encore. À cet instant, il sentit une lumière puissante se braquer sur lui.

— Hé, vous là-bas ! l’interpella une voix d’homme autoritaire. Que faites-vous ici ?

C’était un ranger du parc. Steven sentit son cœur exploser dans sa poitrine. Il voulut répondre qu’il s’était égaré, mais dans la panique il bégaya quelques syllabes incompréhensibles.

— Approchez, ordonna le ranger, en continuant de l’aveugler avec sa lampe torche. Je vous ai demandé ce que vous fichiez ici.

— Rien, monsieur, répondit Bergdorf qui parvint à retrouver un minimum de contenance. Je me promène.

Le ranger s’approcha de lui, soupçonneux.

— À une heure pareille ? Ici ? interrogea-t-il. L’accès est interdit le soir. Vous n’avez pas vu les panneaux ?

— Non, monsieur, je regrette, l’assura Steven qui se décomposait.

— Vous êtes sûr que ça va ? Vous avez une drôle de tête.

— Sûr de sûr ! Tout va bien !

Le ranger pensa n’avoir affaire qu’à un touriste imprudent et se contenta de sermonner Steven :

— Il fait trop sombre pour se promener ici. Vous savez, si vous tombez là-dedans, demain il ne reste rien de vous. Même pas les os.

— Vraiment ? demanda Steven.

— Vraiment. Vous n’avez pas entendu cette histoire terrible aux informations l’année passée ? Tout le monde en a parlé pourtant. Un type est tombé dans une source de soufre, ici même, à Badger, sous les yeux de sa sœur. Le temps que les secours puissent intervenir, on n’a rien retrouvé de lui, à part ses sandales.

*

Derek et moi, après avoir envoyé un avis de recherche à l’encontre de Steven Bergdorf, décidâmes de retourner à Orphea. Je prévins Anna et nous nous mîmes en route.


À la salle des archives, Anna raccrocha.

— C’était Jesse, dit-elle à Michael et Kirk. Apparemment, Ostrovski n’a rien à voir avec tout ça.

— C’est bien ce que je pensais, dit Michael. Qu’est-ce qu’on fait alors ?

— On devrait aller manger quelque chose, la nuit promet d’être longue.

— Allons au Kodiak Grill ! suggéra Michael.

— Génial, approuva Kirk. Je rêve d’un bon steak.

— Non, ce sera sans vous, Kirk, lui dit alors Anna, qui craignait qu’il ne fasse une gaffe. Il faut que quelqu’un reste ici de permanence.

— De permanence ? s’étonna Kirk. Permanence de quoi ?

— Vous restez ici, un point c’est tout ! lui ordonna Anna.

Elle et Michael quittèrent la rédaction par la porte arrière et la petite ruelle, et montèrent à bord de la voiture d’Anna.

Kirk pesta de se retrouver une fois de plus tout seul. Il se remémora ses mois de « chef-tout-seul », passés enfermé dans le sous-sol du commissariat. Il fouilla dans les documents éparpillés sur la table devant lui et se plongea dans le dossier de police. Il fit main basse sur les derniers chocolats et les mit tous dans sa bouche.


Anna et Michael remontaient la rue principale.

— Est-ce que ça t’embête si on fait d’abord un saut chez moi ? demanda Michael. J’ai envie d’embrasser mes filles avant qu’elles ne se couchent. Ça fait une semaine que je ne les vois quasiment pas.

— Avec plaisir, dit Anna, en prenant la direction de Bridgehampton.

Lorsqu’ils arrivèrent devant la maison des Bird, Anna constata que tout était éteint.

— Tiens, il n’y a personne ? s’étonna Michael.

Anna se gara devant la maison.

— Ta femme est peut-être sortie avec les enfants ?

— Ils sont certainement allés manger une pizza. Je vais les appeler.

Michael sortit son téléphone portable de sa poche et pesta en voyant l’écran : pas de réseau.

— Ça fait un moment qu’on capte mal ici, s’agaça-t-il.

— Je n’ai pas de réseau non plus, constata Anna.

— Attends-moi un instant ici, je vais vite à l’intérieur appeler ma femme depuis la ligne fixe.

— Est-ce que j’ose en profiter pour utiliser tes toilettes ? demanda Anna.

— Évidemment. Viens.

Ils entrèrent dans la maison. Michael indiqua les toilettes à Anna puis se saisit du téléphone.

*

Derek et moi approchions d’Orphea lorsque nous reçûmes un appel radio. L’opérateur nous informait qu’un homme du nom de Kirk Harvey essayait désespérément de nous joindre mais n’avait pas nos numéros de téléphone. L’appel nous fut transmis par radio et nous entendîmes soudain la voix de Kirk résonner dans l’habitacle.

— Jesse, ce sont les clés ! hurla-t-il paniqué.

— Quoi, les clés ?

— Je suis dans le bureau de Michael Bird, à la rédaction du journal. Je les ai trouvées.

Nous ne comprenions rien à ce que Kirk racontait.

— Qu’avez-vous trouvé, Kirk ? Exprimez-vous clairement !

— J’ai trouvé les clés de Stephanie Mailer !

Kirk m’expliqua être remonté dans le bureau de Michael Bird pour chercher du chocolat. En fouillant un tiroir, il était tombé sur un trousseau de clés orné d’une boule de plastique jaune. Il l’avait déjà vu quelque part. Convoquant ses souvenirs, il s’était soudain revu au Beluga Bar avec Stephanie, au moment où elle s’en allait et que voulant la retenir il l’avait attrapée par son sac à main. Le contenu de celui-ci s’était répandu sur le sol. Il avait ramassé ses clés pour les lui rendre. Il se souvenait parfaitement de ce porte-clés.

— Vous êtes certain que ce sont les clés de Stephanie ? demandai-je.

— Oui, d’ailleurs il y a une clé de voiture dessus, indiqua Kirk. Une Mazda. Quelle voiture Stéphanie conduisait ?

— Une Mazda, répondis-je. Ce sont ses clés. Surtout, ne dites rien et retenez Michael à la rédaction par tous les moyens.

— Il est parti. Il est avec Anna.

*

Dans la maison des Bird, Anna sortit des toilettes. Tout était silencieux. Elle traversa le salon : pas de trace de Michael. Son regard s’arrêta sur des cadres-photos disposés sur une commode. Des photos de la famille Bird, à différentes époques. La naissance des filles, les vacances. Anna remarqua alors un cliché sur lequel Miranda Bird paraissait particulièrement jeune. Elle était avec Michael, c’était la période de Noël. En arrière-plan un sapin décoré, et par la fenêtre on voyait de la neige dehors. En bas à droite de l’image, la date apparaissait, comme c’était le cas à l’époque lors du développement de photos en magasin. Anna approcha son visage : 23 décembre 1994. Elle sentit son rythme cardiaque s’accélérer : Miranda lui avait affirmé avoir rencontré Michael plusieurs années après la mort de Jeremiah. Elle lui avait donc menti.

Anna regarda autour d’elle. Il n’y avait plus un bruit. Où était Michael ? L’inquiétude la saisit. Elle posa la main sur la crosse de son arme et se dirigea prudemment vers la cuisine : personne. Tout semblait soudain désert. Elle dégaina son arme et s’engagea dans un couloir sombre. Elle appuya sur l’interrupteur, mais la lumière ne se fit pas. Soudain elle reçut un coup en travers du dos qui la projeta au sol et elle lâcha son arme. Elle voulut se retourner mais se fit aussitôt arroser le visage de produit incapacitant. Elle hurla de douleur. Ses yeux la brûlaient. Elle reçut alors un coup sur la tête, qui l’assomma.

Ce fut le trou noir.

*

Derek et moi avions lancé une alerte générale. Montagne avait dépêché des hommes au Kodiak Grill et au domicile des Bird. Mais Anna et Michael étaient introuvables. Lorsque nous arrivâmes finalement à notre tour chez les Bird, les policiers sur place nous montrèrent des traces de sang toutes fraîches.

À cet instant, Miranda Bird rentra de la pizzeria avec ses filles.

— Que se passe-t-il ? demanda-t-elle à la vue des policiers.

Je m’écriai :

— Où est Michael ?

— Michael, mais je n’en sais rien. Je l’ai eu au téléphone tout à l’heure. Il a dit qu’il était ici avec Anna.

— Et vous, où étiez-vous ?

— Avec mes filles, nous sommes allées manger une pizza. Enfin, capitaine, que se passe-t-il ?


Lorsque Anna reprit conscience, elle avait les mains menottées dans le dos et un sac sur la tête qui l’empêchait de voir. Elle s’efforça de ne pas paniquer. Aux sons et aux vibrations qu’elle perçut, elle comprit qu’elle était étendue sur la banquette arrière d’une voiture en marche.

Aux sensations qu’elle éprouvait, elle déduisit que la voiture roulait sur un chemin non goudronné, sans doute en terre ou en gravier. Soudain, le véhicule s’arrêta net. Anna perçut du bruit. La portière arrière s’ouvrit brusquement. Elle fut saisie et traînée au sol. Elle ne voyait rien. Elle ne savait pas où elle était. Mais elle entendait des grenouilles : elle était près d’un lac.

*

Dans le salon des Bird, Miranda ne croyait pas que son mari puisse être mêlé aux meurtres :

— Comment pouvez-vous imaginer que Michael soit impliqué dans cette affaire ? C’est peut-être son sang qu’on a retrouvé ici !

— Les clés de Stephanie Mailer étaient dans son bureau, lui dis-je.

Miranda ne voulait pas y croire :

— Vous faites erreur. Vous perdez un temps précieux. Michael est peut-être en danger.

Je rejoignis Derek dans une pièce voisine. Il avait une carte de la région dépliée devant lui, et le docteur Ranjit Singh au téléphone.

— Le meurtrier est intelligent et méthodique, nous dit Singh à travers le haut-parleur. Il sait qu’il ne peut pas aller très loin avec Anna, il ne veut pas risquer de croiser des patrouilles de police. C’est quelqu’un de très prudent. Il veut limiter les risques et éviter à tout prix un affrontement.

— Donc il est resté dans la région d’Orphea ? demandai-je.

— J’en suis sûr. Dans un périmètre qu’il connaît bien. Un lieu où il se sent en sécurité.

— Est-ce qu’il aurait déjà fait ça avec Stephanie ? demanda Derek en étudiant le plan.

— Probablement, répondit Singh.

Derek encercla au feutre la plage à proximité de laquelle la voiture de Stephanie avait été retrouvée.

— Si le meurtrier avait fixé rendez-vous à Stephanie à cet endroit, considéra Derek, c’est qu’il prévoyait de l’emmener dans un lieu proche.

Je suivis du doigt le tracé de la route 22 jusqu’au lac des Cerfs que j’entourai de rouge. Puis j’emportai la carte pour la montrer à Miranda.

— Avez-vous une autre maison dans la région ? lui demandai-je. Une maison de famille, un cabanon, un endroit où votre mari pourrait se sentir à l’abri ?

— Mon mari ? Mais…

— Répondez à ma question !

Miranda observa le plan. Elle regarda le lac des Cerfs et du doigt pointa l’étendue d’eau voisine : le lac des Castors.

— Michael aime aller là-bas, dit-elle. Il y a un ponton avec une barque. On peut rejoindre un îlot charmant. Nous allons souvent y pique-niquer avec les filles. Il n’y a jamais personne. Michael dit qu’on y est seuls au monde.

Derek et moi nous dévisageâmes, et sans avoir besoin de parler, nous nous précipitâmes vers notre voiture.

*

Anna venait d’être jetée dans ce qu’elle pensait être une barque. Elle faisait semblant d’être encore inconsciente. Elle sentit le mouvement de l’eau et perçut un bruit de rames. On l’emmenait quelque part, mais où ?


Derek et moi roulions à tombeau ouvert sur la route 56. Nous eûmes bientôt le lac des Cerfs en vue.

— Il y aura une bifurcation sur ta droite, me prévint Derek en coupant la sirène. Un petit chemin de terre.

Nous le repérâmes de justesse. Je m’y engageai et accélérai comme un fou. Je vis bientôt la voiture d’Anna garée au bord de l’eau, juste à côté d’un ponton. J’écrasai la pédale de frein et nous sortîmes de voiture. Malgré l’obscurité, nous distinguâmes une barque sur le lac qui tentait de rejoindre l’îlot. Nous dégainâmes nos armes. « Halte ! Police ! » m’écriai-je avant de tirer un coup de sommation.

Nous entendîmes en réponse la voix d’Anna dans la barque, qui appela à l’aide. La silhouette qui tenait les rames lui asséna un coup. Anna cria de plus belle. Derek et moi plongeâmes dans le lac. Nous eûmes juste le temps de voir Anna être jetée par-dessus bord. Elle coula d’abord à pic, avant de tenter, à la force de ses seules jambes, de remonter à la surface pour respirer.

Derek et moi nagions aussi vite que nous le pouvions. Dans l’obscurité, impossible de distinguer clairement la silhouette sur la barque qui retournait vers les voitures en nous contournant. Nous ne pouvions pas l’arrêter : nous devions sauver Anna. Nous rassemblâmes nos dernières forces pour la rejoindre, mais Anna, épuisée, se laissa couler au fond du lac.

Derek s’élança vers le fond. Je l’imitai. Tout était opaque autour de nous. Finalement, il sentit le corps d’Anna. Il l’attrapa et parvint à le remonter à la surface. Je lui vins en aide et nous réussîmes à traîner Anna jusqu’à la berge de l’îlot proche et à la hisser sur la terre ferme. Elle toussa, cracha de l’eau. Elle était en vie.

Sur l’autre rive la barque venait d’accoster au ponton. Nous vîmes la silhouette monter à bord de la voiture d’Anna et s’enfuir.

*

Deux heures plus tard, l’employé d’une station-service isolée vit entrer dans le magasin un homme ensanglanté et paniqué. C’était Michael Bird, les mains liées au moyen d’une corde. « Appelez la police ! supplia-t-il. Il arrive, il me poursuit ! »

JESSE ROSENBERG Dimanche 3 août 2014

8 jours après la première

Dans sa chambre d’hôpital, où il avait passé la nuit en observation, Michael nous raconta avoir été agressé en sortant de sa maison :

— J’étais dans la cuisine. Je venais de téléphoner à ma femme. Soudain j’ai entendu un bruit dehors. Anna était aux toilettes, ça ne pouvait pas être elle. Je suis sorti pour voir ce qui se passait, et je me suis fait aussitôt asperger de gaz lacrymogène avant de recevoir un coup violent en plein visage. Ça a été le trou noir. Quand j’ai repris mes esprits, j’étais dans le coffre d’une voiture, les mains liées. Le coffre s’est soudain ouvert. J’ai fait semblant d’être inconscient. On m’a traîné par terre. Je sentais une odeur de terre et de végétaux. J’ai entendu du bruit, comme si quelqu’un creusait. J’ai fini par entrouvrir les yeux : j’étais en pleine forêt. À quelques mètres de moi, il y avait un type, encagoulé, qui creusait un trou. C’était ma tombe. J’ai pensé à ma femme, à mes filles, je ne voulais pas mourir comme ça. Dans l’énergie du désespoir, je me suis dressé et je me suis mis à courir. J’ai dévalé une pente, j’ai couru aussi vite que j’ai pu à travers la forêt. Je l’entendais derrière moi, qui me poursuivait. J’ai réussi à le distancer. Puis je suis arrivé à une route. Je l’ai suivie en espérant croiser une voiture, mais j’ai finalement aperçu une station-service.

Derek, après avoir écouté attentivement le récit de Michael, lui dit alors :

— Arrêtez vos histoires. Nous avons retrouvé les clés de Stephanie Mailer dans un tiroir de votre bureau.

Michael eut l’air abasourdi.

— Les clés de Stephanie Mailer ? Qu’est-ce que vous racontez ? C’est totalement absurde.

— C’est pourtant la vérité. Un trousseau avec les clés de son appartement, du journal, de sa voiture et d’un garde-meuble.

— C’est tout simplement impossible, dit Michael qui semblait réellement tomber des nues.

— Est-ce que c’est vous, Michael ? demandai-je. Vous avez tué Stephanie ? Et tous ces gens ?

— Non ! Évidemment que non, Jesse ! Enfin, c’est complètement ridicule ! Qui a trouvé ces clés dans mon bureau ?

Nous aurions préféré qu’il ne pose pas la question : les clés n’ayant pas été retrouvées par un policier dans le cadre d’une perquisition, elles n’avaient aucune valeur de preuve. Je n’eus d’autre choix que de dire la vérité :

— C’est Kirk Harvey.

— Kirk Harvey ? Kirk Harvey est venu fouiller dans mon bureau et comme par miracle il y a trouvé les clés de Stephanie ? Ça n’a aucun sens ! Il était seul ?

— Oui.

— Écoutez, je ne sais pas ce que tout cela signifie, mais je crois que Kirk Harvey est en train de vous mener en bateau. Exactement comme il l’a fait avec sa pièce de théâtre. Qu’est-ce qui se passe enfin ? Est-ce que je suis en état d’arrestation ?

— Non, lui répondis-je.

Les clés de Stephanie Mailer ne constituaient pas une preuve valable. Kirk les avait-il réellement trouvées dans le bureau de Michael comme il l’affirmait ? Ou les avait-il avec lui depuis le début ? À moins que ce soit Michael qui essayait de nous mener en bateau et qui avait mis en scène son agression ? C’était la parole de Kirk contre celle de Michael. L’un des deux nous mentait. Mais lequel ?

La blessure au visage de Michael était sérieuse et avait nécessité plusieurs points de suture. On avait retrouvé du sang sur les marches de son perron. Son histoire se tenait. Le fait qu’Anna ait été jetée sur la banquette arrière de sa voiture était également cohérent avec la version de Michael, qui affirmait avoir été mis dans le coffre. En outre, nous avions perquisitionné son domicile ainsi que toute la rédaction de l’Orphea Chronicle, mais nous n’y avions absolument rien trouvé.

Après notre visite à Michael, Derek et moi allâmes retrouver Anna dans une chambre voisine. Elle avait, elle aussi, passé la nuit à l’hôpital. Elle s’en tirait plutôt bien : un vilain hématome sur le front et un œil au beurre noir. Elle avait échappé au pire : on avait retrouvé, enterré sur l’îlot, le corps de Costico, tué par balles.

Anna n’avait pas vu son agresseur. Ni entendu le son de sa voix. Elle ne se souvenait que du gaz lacrymogène qui l’avait aveuglée et des coups qui lui avaient fait perdre connaissance. Quand elle avait repris ses esprits, elle avait un sac en toile sur la tête. Quant à sa voiture, dans laquelle on pourrait relever d’éventuelles empreintes, elle n’avait toujours pas été retrouvée.

Anna était prête à s’en aller et nous proposâmes de la ramener chez elle. Dans le couloir de l’hôpital, alors que nous lui rapportions la version de Michael, elle se montra dubitative :

— L’agresseur l’aurait laissé dans le coffre de la voiture pendant qu’il me traînait sur cette île ? Pourquoi ?

— La barque n’aurait pas supporté le poids de trois corps adultes, suggérai-je. Il aurait prévu de faire deux trajets.

— Et en arrivant au lac des Castors, demanda Anna, vous n’avez rien vu ?

— Non, lui répondis-je. On s’est immédiatement jetés à l’eau.

— Alors, on ne peut rien faire contre Michael ?

— Rien sans une preuve irréfutable.

— Si Michael n’a rien à se reprocher, s’interrogea encore Anna, pourquoi Miranda m’a-t-elle menti ? Elle m’a raconté avoir rencontré Michael quelques années après la mort de Jeremiah Fold. Mais j’ai vu dans leur salon une photo datée de Noël 1994. Soit seulement six mois plus tard. À ce moment-là, elle était rentrée chez ses parents à New York. Elle n’a donc pu rencontrer Michael que lorsqu’elle était prisonnière de Jeremiah.

— Tu penses que Michael pourrait être l’homme du motel ? demandai-je.

— Oui, acquiesça Anna. Et que Miranda a inventé une histoire de tatouage pour brouiller les pistes.

À cet instant, nous tombâmes justement sur Miranda Bird qui arrivait à l’hôpital pour rendre visite à son mari.

— Mon Dieu, Anna, votre visage ! dit-elle. Je suis désolée de ce qui vous est arrivé. Comment vous sentez-vous ?

— Ça va.

Miranda se tourna vers nous :

— Vous voyez bien que Michael n’y était pour rien. Le pauvre, dans quel état il se trouve ?

— On a retrouvé Anna à l’endroit que vous nous avez indiqué, fis-je remarquer.

— Ça peut être n’importe qui, enfin ! Le lac des Castors est connu de tout le monde dans la région. Avez-vous des preuves ?

Nous n’avions aucune preuve concrète. J’avais l’impression de revivre l’enquête de Tennenbaum en 1994.

— Vous m’avez menti, Miranda, dit alors Anna. Vous m’avez dit avoir rencontré Michael plusieurs années après la mort de Jeremiah Fold, mais ce n’est pas vrai. Vous l’avez connu lorsque vous étiez à Ridgesport.

Miranda resta muette. Elle semblait décontenancée. Derek avisa une salle d’attente déserte et nous invita à tous y entrer. Nous fîmes asseoir Miranda sur un canapé et Anna insista :

— Quand avez-vous rencontré Michael ?

— Je ne sais plus, répondit Miranda.

Anna demanda alors :

— Est-ce que Michael était l’homme du motel, celui qui s’est défendu contre Costico ?

— Anna, je…

— Répondez à ma question, Miranda. Ne m’obligez pas à vous emmener au poste.

Miranda avait le visage décomposé.

— Oui, finit-elle par répondre. Je ne sais pas comment vous avez été au courant de cet incident au motel, mais c’était bien Michael. Je l’ai rencontré lorsque j’étais hôtesse au Club, à la fin de l’année 1993. Costico a voulu que je le piège au motel, comme tous les autres. Mais Michael ne s’est pas laissé faire.

— Donc quand je vous en ai parlé, dit Anna, vous avez inventé cette histoire de tatouage pour nous mettre sur une fausse piste ? Pourquoi ?

— Pour protéger Michael. Si vous aviez su qu’il était l’homme du motel…

Miranda s’interrompit, prenant conscience qu’elle en disait trop.

— Parlez, Miranda, s’agaça Anna. Si nous avions su qu’il était l’homme du motel, qu’aurions-nous découvert ?

Une larme coula sur la joue de Miranda.

— Vous auriez découvert que Michael a tué Jeremiah Fold.

Nous revenions de nouveau au même point : Jeremiah Fold, dont nous savions désormais qu’il avait été tué par le maire Gordon.

— Michael n’a pas tué Jeremiah Fold, dit Anna. Nous en sommes certains. C’est le maire Gordon qui l’a tué.

Le visage de Miranda s’éclaira.

— Ce n’était pas Michael ? se réjouit-elle comme si toute cette histoire n’était qu’un cauchemar.

— Miranda, pourquoi pensiez-vous que Michael avait tué Jeremiah Fold ?

— Après l’incident avec Costico, j’ai revu Michael plusieurs fois. Nous sommes tombés très amoureux. Et Michael s’est mis en tête de me libérer de Jeremiah Fold. Pendant toutes ces années, j’ai cru que… Oh, mon Dieu, je suis tellement soulagée !

— Vous n’en avez jamais parlé avec Michael ?

— Après la mort de Jeremiah Fold, nous n’avons plus jamais parlé de ce qui s’était passé à Ridgesport. Il fallait tout oublier. C’était le seul moyen de nous réparer. Nous avons tout effacé de notre mémoire et nous nous sommes tournés vers l’avenir. Ça nous a réussi. Regardez-nous, nous sommes tellement heureux.

*

Nous passâmes la journée chez Anna à essayer de reprendre tous les éléments de l’affaire.

Plus nous y pensions, plus il était évident que toutes les pistes menaient à Michael Bird : il était proche de Stephanie Mailer, il avait eu un accès privilégié au Grand Théâtre et avait pu y cacher l’arme, il avait suivi notre enquête de près depuis la salle des archives de l’Orphea Chronicle qu’il avait spontanément mise à notre disposition, ce qui lui avait permis d’éliminer au fur et à mesure tous ceux qui pouvaient le confondre. Malgré ce faisceau d’indices convergents, sans preuve concrète nous ne pouvions rien contre lui. Un bon avocat le ferait facilement libérer.

En fin d’après-midi, nous eûmes la surprise de voir le major McKenna débarquer chez Anna. Il nous rappela la menace qui planait sur Derek et moi depuis le début de la semaine :

— Si l’enquête n’est pas bouclée d’ici demain matin, je serai obligé de vous demander votre démission. C’est une volonté du gouverneur. Tout ça est allé trop loin.

— Tout indique que Michael Bird pourrait être notre homme, expliquai-je.

— Il ne faut pas simplement des indications, il faut des preuves ! tonna le major. Et des preuves solides ! Dois-je vous rappeler le fiasco de Ted Tennenbaum !

— On a retrouvé les clés…

— Oublie les clés, Jesse, m’interrompit McKenna. Elles ne constituent pas une preuve légale, et tu le sais très bien. Aucun tribunal n’en tiendra compte. Le procureur veut un dossier béton, personne ne veut prendre de risques. Si vous ne bouclez pas cette enquête, elle sera classée. Ce dossier est devenu pire que la peste. Si vous pensez que c’est Michael Bird le coupable, alors faites-le parler. Il vous faut des aveux à tout prix.

— Mais comment ? demandai-je.

— Il faut lui mettre la pression, conseilla le major. Trouvez sa corde sensible.

Derek nous dit alors :

— Si Miranda pensait que Michael avait tué Jeremiah Fold pour la libérer, c’est qu’il est prêt à tout pour protéger sa femme.

— Où veux-tu en venir ? lui demandai-je.

— Ce n’est pas à Michael qu’il faut s’en prendre, mais à Miranda. Et je crois que j’ai une idée.

JESSE ROSENBERG Lundi 4 août 2014

9 jours après la première

À 7 heures du matin, nous débarquâmes dans la maison des Bird. Michael avait finalement pu rentrer chez lui la veille au soir.

C’est Miranda qui nous ouvrit la porte et Derek lui passa aussitôt les menottes.

— Miranda Bird, lui dis-je, vous êtes en état d’arrestation pour avoir menti à un officier de police et fait obstruction à l’avancée d’une enquête criminelle.

Michael accourut de la cuisine, suivi de ses enfants.

— Vous êtes fous ! s’écria-t-il en tentant de s’interposer.

Les enfants se mirent à pleurer. Je n’aimais pas agir de la sorte, mais nous n’avions plus le choix. Je rassurai les enfants tout en maintenant Michael à l’écart, pendant que Derek emmenait Miranda.

— La situation est sérieuse, expliquai-je à Michael sur le ton de la confession. Les mensonges de Miranda ont eu des conséquences graves. Le procureur est furieux. Elle n’échappera pas à une peine de prison ferme.

— Mais c’est un cauchemar ! s’écria Michael. Laissez-moi parler au procureur, il s’agit forcément d’un malentendu.

— Je regrette, Michael. Malheureusement, il n’y a rien que vous puissiez faire. Il faudra que vous soyez fort. Pour vos enfants.

Je sortis de la maison pour rejoindre Derek à notre voiture. Michael s’élança alors à notre suite.

— Libérez-la ! s’écria-t-il. Libérez ma femme, et j’avouerai tout.

— Qu’avez-vous à avouer ? lui demandai-je.

— Je vous le dirai si vous promettez de laisser ma femme tranquille.

— Marché conclu, lui répondis-je.

Derek défit les menottes qui entravaient les poignets de Miranda.

— Je veux un accord écrit du procureur, précisa Bird. Une garantie que Miranda ne risque rien.

— Je peux arranger ça, lui assurai-je.

Une heure plus tard, dans une salle d’interrogatoire du centre régional de la police d’État, Michael Bird relisait une lettre signée du procureur qui protégeait sa femme de toute poursuite pour nous avoir volontairement induits en erreur dans notre enquête. Il la signa et nous avoua, d’un ton presque soulagé :

— J’ai tué Meghan Padalin. Et la famille Gordon. Et Stephanie. Et Cody. Et Costico. Je les ai tous tués.

Il y eut un long silence. Vingt ans plus tard, nous obtenions enfin une confession. J’incitai Michael à nous en dire davantage.

— Pourquoi avez-vous fait ça ? lui demandai-je.

Il haussa les épaules.

— J’ai avoué, c’est tout ce qui compte, non ?

— Nous voulons comprendre. Vous n’avez pas le profil d’un tueur, Michael. Vous êtes un gentil père de famille. Comment un homme comme vous se retrouve-t-il à tuer sept personnes ?

Il eut un instant d’hésitation.

— Je ne sais même pas par où commencer, murmura-t-il.

— Commencez par le début, suggérai-je.

Il se plongea dans ses souvenirs et il dit :

— Tout a commencé un soir de la fin de l’année 1993.

* * *

Début décembre 1993


C’était la première fois que Michael Bird se rendait au Ridge’s Club. Ce n’était d’ailleurs pas du tout son genre de lieu de sortie. Mais l’un de ses amis avait lourdement insisté pour qu’il l’y accompagne. « Il y a une chanteuse à la voix extraordinaire », lui avait-il assuré. Mais sur place, ce n’est pas la chanteuse qui avait subjugué Michael, mais l’hôtesse, à l’entrée. C’était Miranda. Ce fut un coup de foudre immédiat. Michael était envoûté. Il se mit à aller régulièrement au Ridge’s Club, juste pour la voir. Il était fou amoureux.

Miranda avait d’abord repoussé les avances de Michael. Elle lui avait fait comprendre qu’il ne devait pas l’approcher. Il avait pensé à un jeu de séduction. Il n’avait pas vu le danger. Costico finit par le repérer et obligea Miranda à le piéger au motel. Elle commença par refuser. Mais une séance de bassine la força à accepter. Un soir de janvier, elle finit par donner rendez-vous à Michael au motel. Il l’y rejoignit le lendemain après-midi. Ils se déshabillèrent tous les deux, et là, Miranda, nue sur le lit, lui dit : « Je suis mineure, je suis encore au lycée, ça t’excite ? » Michael resta interdit : « Tu m’avais dit avoir 19 ans. Tu es folle de m’avoir menti. Je ne peux pas être dans cette chambre avec toi. » Il voulut se rhabiller mais il remarqua alors un gros type derrière le rideau : c’était Costico. Il y eut une bousculade, Michael parvint à s’enfuir de la chambre, nu, mais en ayant ramassé ses clés de voiture. Costico se lança à sa poursuite sur le parking, mais Michael eut le temps d’ouvrir la portière de sa voiture et de se saisir d’une bombe lacrymogène. Il neutralisa Costico et s’enfuit. Mais Costico le retrouva sans difficulté et il lui administra un tabassage en règle, chez lui, avant de le conduire de force, au milieu de la nuit, jusqu’au Ridge’s Club, qui avait déjà fermé. Michael se retrouva dans le bureau. Avec Jeremiah. Miranda était là aussi. Jeremiah expliqua à Michael qu’il devait travailler pour lui désormais. Qu’il était son larbin. Il lui dit : « Aussi longtemps que tu feras ce qu’on te dit, ta petite copine restera au sec. » À ce moment-là, Costico attrapa Miranda par les cheveux et la traîna jusqu’à la bassine. Il lui plongea la tête dans l’eau pendant de longues secondes, et il recommença jusqu’à ce que Michael promette de coopérer.

* * *

— Et donc vous êtes devenu l’un des larbins de Jeremiah Fold, dis-je.

— Oui, Jesse, me répondit Michael. Et même son larbin préféré. Je ne pouvais rien lui refuser. Dès que je me montrais réticent, il s’en prenait à Miranda.

— Et vous n’avez pas essayé de prévenir la police ?

— C’était trop risqué. Jeremiah avait des photos de toute ma famille. Un jour, je suis allé chez mes parents, et il était dans leur salon, en train de boire le thé. Et j’avais peur pour Miranda aussi. J’étais totalement fou d’elle. Et c’était réciproque. La nuit, je venais la retrouver dans sa chambre du motel. Je voulais la convaincre de fuir avec moi, mais elle avait trop peur. Elle disait que Jeremiah nous retrouverait. Elle disait : « Si Jeremiah sait qu’on se parle, il nous tuera tous les deux. Il nous fera disparaître, personne ne retrouvera nos corps. » Je lui ai promis de la tirer de là. Mais les choses se compliquaient pour moi. Jeremiah avait jeté son dévolu sur le Café Athéna.

— Il s’était mis à faire chanter Ted Tennenbaum.

— Exactement. Et devinez à qui il avait confié la mission d’aller récupérer l’argent toutes les semaines ? À moi. Je connaissais un peu Ted. Tout le monde connaît tout le monde à Orphea. Quand je suis venu lui dire que c’était Jeremiah qui m’envoyait, il a sorti un flingue et m’a collé le canon contre le front. J’ai cru qu’il allait me tuer. Je lui ai tout expliqué. Je lui ai dit que la vie de la femme que j’aimais dépendait de ma coopération. Ça a été la seule erreur que Jeremiah Fold ait commise. Lui qui était si minutieux, si attentif au détail, il n’avait pas imaginé que Ted et moi pourrions nous liguer contre lui.

— Vous avez décidé de le tuer, dit Derek.

— Oui, mais c’était compliqué. Nous ne savions pas comment nous y prendre. Ted était assez bagarreur, mais ce n’était pas un meurtrier. Et puis, il fallait que Jeremiah soit seul. Nous ne pouvions pas nous en prendre à lui devant Costico, ni personne d’autre. Nous avons alors décidé d’étudier ses habitudes : partait-il se promener seul parfois ? Aimait-il la course à pied dans la forêt ? Il fallait trouver un moment propice pour le tuer et se débarrasser de son corps. Mais nous allions découvrir que Jeremiah était intouchable. Il était encore plus puissant que tout ce que Ted et moi avions pu imaginer. Ses larbins s’espionnaient les uns les autres, il avait un réseau de renseignement impressionnant, il était de mèche avec la police. Il était au courant de tout.

* * *

Mai 1994


Michael était en planque depuis deux jours à proximité de la maison de Jeremiah, caché dans sa voiture, à l’observer, lorsque soudain la portière s’ouvrit : avant de pouvoir réagir, il reçut un coup de poing en plein visage. C’était Costico. Ce dernier, après l’avoir extrait de force hors de l’habitacle, le traîna au Club. Jeremiah et Miranda attendaient dans le bureau. Jeremiah avait l’air furieux : « Tu m’espionnes, dit-il à Michael. Tu as l’intention d’aller voir les flics ? » Michael jura que non, mais Jeremiah ne voulut rien entendre. Il ordonna à Costico de le tabasser. Quand ils en eurent terminé avec lui, ils s’en prirent à Miranda. Un supplice interminable. Miranda fut amochée au point de ne plus pouvoir sortir pendant des semaines.

Après cet épisode, craignant d’être surveillés, Michael et Ted Tennenbaum continuèrent à se retrouver mais dans le plus grand secret, dans des endroits improbables, loin d’Orphea, pour ne pas risquer d’être vus ensemble. Ted confia à Michael :

— Impossible de tuer Jeremiah nous-mêmes. Il faut trouver quelqu’un qui ignore tout de lui et le convaincre de le tuer.

— Qui accepterait de faire une chose pareille ?

— Quelqu’un qui a besoin d’un service du même genre. On tuera quelqu’un en retour. Quelqu’un qu’on ne connaît pas non plus. La police ne remontera jamais jusqu’à nous.

— Quelqu’un qui ne nous a rien fait ? demanda Michael.

— Crois-moi, répondit Tennenbaum, je ne propose pas cela de gaîté de cœur, mais je ne vois pas d’autre solution.

Après réflexion, Michael considéra que c’était probablement la seule solution pour sauver Miranda. Il était prêt à tout pour elle.

Le problème était de trouver un partenaire, quelqu’un sans lien avec eux. Comment faire ? Ils ne pouvaient pas passer une petite annonce.

Six semaines s’écoulèrent. Alors qu’ils désespéraient de trouver quelqu’un, à la mi-juin Ted contacta Michael et lui dit :

— Je crois que j’ai trouvé notre homme.

— Qui ça ?

— Il vaut mieux que tu n’en saches rien.

* * *

— Donc vous ignoriez qui était le partenaire trouvé par Tennenbaum ? demanda Derek.

— Oui, répondit Michael. Ted Tennenbaum était l’intermédiaire, le seul à savoir qui étaient les deux exécutants. Ainsi toutes les pistes seraient brouillées. La police ne pouvait pas remonter jusqu’à nous puisque nous ignorions nous-mêmes l’identité de l’autre. À part Tennenbaum, mais il avait du cran. Pour être certain que nous n’ayons aucun contact, Tennenbaum était convenu avec le partenaire d’une méthode d’échange des noms de nos victimes. Il lui avait dit quelque chose du genre : « Il ne faut plus nous parler, plus nous rencontrer. Le 1er juillet, vous irez à la librairie. Il y a une pièce où personne ne va, avec des livres des écrivains locaux. Choisissez-en un, et écrivez le nom de la personne dedans. Pas directement. Entourez des mots dont la première lettre correspond à une lettre de son prénom et de son nom. Ensuite, cornez le livre. Ce sera le signal. »

— Et vous avez inscrit le nom de Jeremiah Fold, intervint Anna.

— Exactement, dans la pièce de Kirk Harvey. Notre partenaire avait, lui, choisi un livre sur le festival de théâtre. Il y avait inscrit le nom de Meghan Padalin. La gentille libraire. C’était donc elle que nous devions tuer. Nous nous mîmes à observer ses habitudes. Elle allait courir tous les jours jusqu’au parc de Penfield Crescent. Nous pensions l'écraser en voiture. Restait à savoir quand le faire. Notre partenaire eut visiblement la même idée que nous : le 16 juillet Jeremiah mourait dans un accident de la route. Mais on avait frôlé le désastre : il avait agonisé, il aurait pu être sauvé. C’était le genre d’écueil que nous devions éviter. Ted et moi étions tous les deux de bons tireurs. Pour ma part, mon père m’avait entraîné à la carabine dès mon plus jeune âge. Il me disait que j’avais un vrai talent. Nous décidâmes donc de tuer Meghan par balles. C’était plus sûr.

* * *

20 juillet 1994


Ted retrouva Michael sur un parking désert.

— On doit le faire, mon vieux. On doit tuer cette fille.

— Est-ce qu’on ne pourrait pas laisser tomber ? grimaça Michael. On a eu ce qu’on voulait.

— Je voudrais bien, mais il faut aller jusqu’au bout du pacte. Si notre partenaire pense qu’on s’est foutus de lui, il pourrait s’en prendre à nous. J’ai entendu Meghan à la librairie. Elle n’ira pas à l’inauguration du festival. Elle ira faire son jogging comme tous les soirs et le quartier sera désert. C’est une occasion en or.

— Alors ce sera le soir de l’inauguration, murmura Michael.

— Oui, dit Tennenbaum en lui glissant discrètement dans la main un Beretta. Tiens, prends ça. Le numéro de série est limé. Personne ne pourra remonter jusqu’à toi.

— Pourquoi moi ? Pourquoi tu ne le ferais pas toi ?

— Parce que je connais l’identité de l’autre type. Il faut que ce soit toi, c’est le seul moyen de brouiller toutes les pistes. Même si la police t’interroge, tu seras incapable de leur dire quoi que ce soit. Crois-moi, le plan est parfait. Et puis, tu m’as dit que tu étais un très bon tireur, non ? Il suffit de tuer cette fille et on sera libres de tout. Enfin.

* * *

— Donc le 30 juillet 1994, vous êtes passé à l’action, dit Derek.

— Oui. Tennenbaum m’a dit qu’il m’accompagnerait et m’a demandé de venir le chercher au Grand Théâtre. Il était le pompier de service ce soir-là. Il avait garé sa camionnette devant l’entrée des artistes pour que tout le monde la remarque et que cela lui serve d’alibi. Nous avons rejoint ensemble le quartier de Penfield. Tout était désert. Meghan était déjà dans le parc. Je me souviens avoir regardé l’heure : 19 heures 10. 30 juillet 1994, 19 heures 10, j’allais ôter la vie à un être humain. J’ai pris une grande inspiration, puis je me suis précipité comme un fou sur Meghan. Elle n’a pas compris ce qui lui arrivait. J’ai tiré deux coups. Je l’ai manquée. Elle s’est enfuie vers la maison du maire. Je me suis mis en position, j’ai attendu qu’elle soit bien dans le viseur et j’ai tiré encore. Elle s’est écroulée. Je me suis approché et je lui ai tiré dans la tête. Pour être certain qu’elle était morte. Je me suis senti presque soulagé. C’était irréel. À cet instant, j’ai vu le fils du maire qui me regardait, derrière le rideau du salon. Que faisait-il là ? Pourquoi n’était-il pas au Grand Théâtre avec ses parents ? Tout s’est passé en une fraction de seconde. Je n’ai pas réfléchi. J’ai couru jusqu’à la maison, en état de panique totale. L’adrénaline décuplant mes forces, j’ai défoncé la porte d’un coup de pied. Je me suis retrouvé face à la femme du maire, Leslie, qui préparait une valise. Le coup est parti tout seul. Elle s’est effondrée. Puis j’ai visé le fils qui courait se cacher. J’ai tiré plusieurs fois, et sur la mère encore, pour être sûr qu’ils étaient morts. Puis, j’ai entendu du bruit dans la cuisine. C’était le maire Gordon qui essayait de fuir par-derrière. Que devais-je faire à part l’abattre lui aussi ? Quand je suis ressorti, Ted s’était enfui. Je suis allé au Grand Théâtre pour me mêler à la première du festival et être vu. J’ai gardé l’arme sur moi, je ne savais où ni comment m’en débarrasser.

Il y eut un instant de silence.

— Et ensuite ? demanda Derek. Que s’est-il passé ?

— Je n’ai plus eu aucun contact avec Ted. Selon la police, c’était le maire qui était visé, Meghan n’était qu’une victime collatérale. L’enquête partait dans une autre direction. Nous étions à l’abri. Il n’y avait aucun moyen de remonter jusqu’à nous.

— Si ce n’est que Charlotte avait emprunté sans lui demander la camionnette de Ted pour aller voir le maire Gordon, juste avant que vous n’arriviez.

— Nous avons dû la rater de peu et arriver juste après elle. Ce n’est que lorsqu’un témoin eut reconnu le véhicule devant le Café Athéna que tout a dégénéré. Ted s’est mis à paniquer. Il m’a recontacté. Il m’a dit : « Pourquoi as-tu tué tous ces gens ? » Je lui ai répondu : « Parce qu’ils m’avaient vu. » Et là Ted m’a dit : « Le maire Gordon était notre partenaire ! C’est lui qui a tué Jeremiah ! C’est lui qui voulait qu’on tue Meghan ! Ni lui ni sa famille n’auraient jamais parlé ! » Ted m’a raconté alors comment, à la mi-juin, le maire était devenu son allié.

* * *

Mi-juin 1994


Ce jour-là, Ted Tennenbaum se rendit chez le maire Gordon pour lui parler du Café Athéna. Il voulait enterrer la hache de guerre. Il ne pouvait plus supporter les tensions permanentes. Le maire Gordon le reçut dans son salon. C’était la fin d’après-midi. Par la fenêtre, Gordon vit quelqu’un dans le parc. D’où il se trouvait, Ted ne put pas voir de qui il s’agissait. Le maire dit alors d’un air sombre :

— Certaines personnes ne devraient pas vivre.

— Qui ça ?

— Peu importe.

Ted sentit à cet instant que Gordon pourrait être le genre d’homme qu’il recherchait. Il décida de lui parler de son projet.

* * *

Au centre régional de la police d’État Michael nous dit :

— Sans le savoir, j’avais tué notre partenaire. Notre plan génial avait tourné au fiasco. Mais j’étais persuadé que la police ne pourrait pas coincer Ted puisqu’il n’était pas le meurtrier. C’était sans penser qu’ils remonteraient jusqu’au revendeur de l’arme. Puis jusqu’à Ted. Il s’est caché quelque temps chez moi. Il ne m’a pas laissé le choix. Sa camionnette était dans mon garage. On allait finir par le découvrir. J’étais mort de peur : si la police le trouvait, j’étais cuit aussi. J’ai fini par le mettre dehors sous la menace de l’arme que j’avais gardée. Il s’est enfui et, une demi-heure plus tard, il était pris en chasse par la police. Il est mort ce jour-là. La police l’a considéré comme le meurtrier. J’étais à l’abri. Pour toujours. J’ai retrouvé Miranda, et nous ne nous sommes plus jamais quittés. Personne n’a jamais rien su de son passé. Pour sa famille, elle est restée deux ans dans un squat avant de revenir à la maison.

— Est-ce que Miranda savait que vous aviez tué Meghan et la famille Gordon ?

— Non, elle n’était au courant de rien. Mais elle pensait que j’avais éliminé Jeremiah.

— C’est la raison pour laquelle elle m’a menti quand je l’ai interrogée l’autre jour, comprit Anna.

— Oui, elle a inventé cette histoire de tatouage pour me protéger. Elle savait que l’enquête concernait Jeremiah Fold aussi, et elle avait peur que vous remontiez jusqu’à moi.

— Et Stephanie Mailer ? demanda Derek.

— Ostrovski l’avait mandatée pour mener une enquête. Elle débarqua un jour à Orphea pour m’en parler et se plonger dans les archives du journal. Je lui ai proposé un poste à l’Orphea Chronicle pour pouvoir la surveiller. J’espérais qu’elle ne découvrirait rien. Pendant plusieurs mois, elle a stagné. J’ai essayé de faire diversion en lui passant des appels anonymes depuis des cabines téléphoniques. Je l’ai dirigée vers les bénévoles et le festival, qui était une fausse piste. Je lui fixais des rendez-vous au Kodiak Grill auxquels je ne venais pas, pour gagner du temps.

— Et vous avez essayé de nous aiguiller nous aussi sur la piste du festival, lui fis-je remarquer.

— Oui, reconnut-il. Mais Stephanie a retrouvé la trace de Kirk Harvey, qui lui a dit que c’était Meghan qui était visée et pas Gordon. Elle s’en est ouverte à moi. Elle voulait en parler à la police d’État, mais pas avant d’avoir eu accès au dossier d’enquête. Je devais faire quelque chose, elle allait tout découvrir. Je lui ai passé un dernier appel anonyme, lui annonçant une grande révélation pour le 23 juin, en lui donnant rendez-vous au Kodiak Grill.

— Le jour où elle est venue au centre régional de la police d’État, dis-je.

— Je ne savais pas ce que j’allais faire ce soir-là. Je ne savais pas si je devais lui parler, m’enfuir. Mais je savais que je ne voulais pas tout perdre. Elle est venue au Kodiak Grill à 18 heures, comme convenu. J’étais assis en retrait à une table du fond. Je l’ai observée toute la soirée. Finalement, à 22 heures, elle est partie. Je devais faire quelque chose. Je l’ai appelée depuis la cabine. Je lui ai donné rendez-vous sur le parking de la plage.

— Et vous y êtes allé.

— Oui, elle m’a reconnu. J’ai dit que j’allais tout lui expliquer, que j’allais lui montrer quelque chose de très important. Elle est montée dans ma voiture.

— Vous vouliez la conduire sur l’îlot du lac des Castors et la tuer ?

— Oui, personne ne l’aurait retrouvée là-bas. Mais elle a compris ce que je m’apprêtais à faire alors que nous arrivions au lac des Cerfs. Je ne sais pas comment elle a su. L’instinct sans doute. Elle s’est éjectée de la voiture, elle a couru à travers la forêt, je l’ai poursuivie et je l’ai rattrapée sur la berge. Je l’ai noyée. J’ai poussé le corps dans l’eau, il a coulé à pic. Je suis retourné à ma voiture. Un automobiliste est passé sur la route à ce moment-là. J’ai paniqué, je me suis enfui. Elle avait laissé son sac à main dans la voiture. Il y avait ses clés. Je suis allé chez elle pour fouiller son appartement.

— Vous vouliez mettre la main sur son enquête, comprit Derek. Mais vous n’avez rien trouvé. Alors vous vous êtes envoyé un message à vous-même avec le téléphone de Stephanie pour faire croire qu’elle s’était absentée et gagner du temps. Puis vous avez simulé le cambriolage du journal pour prendre son ordinateur, ce qui n’a été découvert que quelques jours plus tard.

— Oui, acquiesça Michael. Ce soir-là, je me suis débarrassé de son sac à main et de son téléphone. J’ai gardé ses clés qui pourraient m’être utiles. Ensuite, quand vous avez débarqué à Orphea trois jours plus tard, Jesse, j’ai paniqué. Ce soir-là, je suis retourné à l’appartement de Stephanie, je l’ai fouillé de fond en comble. Mais voilà que vous êtes arrivé, alors que je pensais que vous aviez quitté la ville. Je n’ai pas eu d’autre choix que de vous agresser avec une bombe lacrymogène pour m’enfuir.

— Et ensuite, vous vous êtes arrangé pour être au plus près de la pièce et de l’enquête, dit Derek.

— Oui. Et j’ai été obligé de tuer Cody. Je savais qu’il vous avait parlé du livre de Bergdorf. C’était justement dans un exemplaire de ce livre que le maire Gordon avait inscrit le nom de Meghan. J’ai commencé à imaginer que tout le monde savait ce que j’avais fait en 1994.

— Et puis, vous avez tué Costico aussi, car il risquait de nous conduire à vous.

— Oui. Quand Miranda m’a dit que vous l’aviez interrogée, j’ai pensé que vous iriez parler à Costico. Je ne savais pas s’il se souviendrait de mon nom, mais je ne pouvais pas prendre de risques. Je l’ai suivi du Club jusque chez lui, pour connaître son adresse. J’ai sonné, je l’ai menacé avec mon arme. J’ai attendu la nuit, avant de l’obliger à me conduire jusqu’au lac des Castors, et à ramer jusqu’à l’îlot. Puis je lui ai tiré dessus et je l’ai enterré là-bas.

— Et ensuite il y a eu la première de la pièce de théâtre, dit Derek. Vous pensiez que Kirk Harvey connaissait votre identité ?

— Je voulais parer à toute éventualité. J’ai introduit une arme dans le Grand Théâtre la veille de la première. Avant la fouille. Puis j’ai assisté à la représentation, caché sur la passerelle au-dessus de la scène, prêt à tirer sur les acteurs.

— Vous avez tiré sur Dakota, en pensant qu’elle allait révéler votre nom.

— Je suis devenu paranoïaque. Je n’étais plus moi-même.

— Et moi ? demanda Anna.

— Samedi soir, quand nous sommes allés chez moi, je voulais vraiment voir mes filles. Je t’ai vue sortir de la salle de bains et regarder cette photo. J’ai aussitôt deviné que tu avais compris quelque chose. Après avoir réussi à m’échapper au lac des Castors j’ai laissé ta voiture dans la forêt. Je me suis frappé le crâne avec une pierre et je me suis lié les mains avec un bout de corde que j’avais trouvé.

— Alors vous avez fait tout ça pour protéger votre secret ? dis-je.

Michael me fixa dans les yeux.

— Quand vous avez tué une fois, vous pouvez tuer deux fois. Et quand vous avez tué deux fois, vous pouvez tuer l’humanité tout entière. Il n’y a plus de limites.

*

— Vous aviez raison depuis le début, nous dit McKenna en sortant de la salle d’interrogatoire. Ted Tennenbaum était bien coupable. Mais il n’était pas le seul coupable. Bravo !

— Merci, major, répondis-je.

— Jesse, pouvons-nous espérer que vous restiez un peu plus longtemps dans la police ? demanda le major. J’ai fait libérer votre bureau. Quant à toi, Derek, si tu veux revenir à la brigade criminelle, une place t’y attend.

Derek et moi promîmes d’y réfléchir.

Alors que nous quittions le centre régional de la police d’État, Derek nous proposa, à Anna et moi :

— Vous voulez venir dîner chez moi ce soir ? Darla fait du rôti. On pourrait célébrer la fin de notre enquête.

— C’est gentil, dit Anna, mais j’ai promis à ma copine Lauren de dîner avec elle.

— Dommage, regretta Derek. Et, toi Jesse ?

Je souris :

— Moi, j’ai un rancard ce soir.

— Vraiment ? s’étonna Derek.

— Avec qui ? exigea de savoir Anna.

— Je vous en parlerai une autre fois.

— Petit cachottier, s’amusa Derek.

Je les saluai et montai dans ma voiture pour rentrer chez moi.

*

Ce soir-là, je me rendis dans un petit restaurant français de Sag Harbor que j’aimais particulièrement. Je l’attendis dehors, avec des fleurs. Puis je la vis arriver. Anna. Elle était radieuse. Elle m’enlaça. D’un geste plein de tendresse, je posai la main sur le pansement qu’elle avait sur le visage. Elle me sourit et nous nous embrassâmes longuement. Puis elle me demanda :

— Tu crois que Derek se doute de quelque chose ?

— Je ne pense pas, répondis-je, amusé.

Et je l’embrassai encore.

2016. Deux ans après les évènements

À l’automne 2016, un petit théâtre de New York joua une pièce intitulée La Nuit noire de Stephanie Mailer. Écrite par Meta Ostrovski et mise en scène par Kirk Harvey, la pièce ne connut absolument aucun succès. Ostrovski en fut enchanté. « Ce qui n’a pas de succès est forcément très bon, parole de critique », assura-t-il à Harvey, qui se réjouit de cette bonne nouvelle. Les deux hommes sont actuellement en tournée à travers le pays et sont très contents d’eux-mêmes.


Steven Bergdorf, durant l’année qui suivit son funeste voyage à Yellowstone, resta poursuivi par l’image d’Alice. Il la voyait partout. Il croyait l’entendre. Elle surgissait dans le métro, dans son bureau, dans sa salle de bains.

Pour soulager sa conscience, il décida de tout avouer à sa femme. Ne sachant comment le lui annoncer, il écrivit sa confession. Il raconta tout dans les moindres détails, de l’hôtel Plaza jusqu’au parc national de Yellowstone.

Il termina le texte, un soir, chez lui, et se précipita vers sa femme pour qu’elle le lise. Mais celle-ci s’apprêtait à partir dîner avec des amies.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle en regardant le paquet de pages que lui tendait son mari.

— Tu dois le lire. Tout de suite.

— Je suis en retard pour mon dîner, je le lirai tout à l’heure.

— Commence-le maintenant. Tu comprendras.

Intriguée, Tracy Bergdorf se plongea dans la première page de la confession, debout dans le couloir. Puis elle entama la seconde page, avant d’enlever son manteau et ses chaussures, et de s’installer sur le canapé du salon. Elle n’en bougea plus de la soirée. Elle ne pouvait pas quitter le texte des yeux. Elle lut d’une traite, oubliant son dîner. Depuis le moment où elle avait commencé sa lecture, elle n’avait plus prononcé un mot. Steven était parti dans la chambre à coucher. Il était assis sur le lit conjugal, prostré. Il ne se sentait pas capable d’affronter la réaction de sa femme. Il finit par ouvrir la fenêtre et se pencha au-dessus du vide. Il était au onzième étage. Il mourrait sur le coup. Il fallait sauter. Maintenant.

Il s’apprêtait à enjamber la balustrade, lorsque brusquement la porte de la chambre s’ouvrit. C’était Tracy.

— Steven, lui dit-elle d’un ton émerveillé, ton roman est génial ! Je ne savais pas que tu écrivais un roman policier.

— Un roman ? bredouilla Steven.

— C’est le meilleur roman policier que j’aie lu depuis longtemps.

— Mais ce n’est pas…

Tracy était tellement emballée qu’elle n’écoutait même pas son mari.

— Je vais le donner immédiatement à Victoria. Tu sais, elle travaille dans une agence littéraire.

— Non, je ne crois pas que…

— Steven, il faut publier ce livre !

Contre l’avis de son mari, Tracy confia le texte de Steven à son amie Victoria, qui le fit parvenir à son patron : celui-ci fut époustouflé par sa lecture et contacta aussitôt les plus prestigieuses maisons d’éditions new-yorkaises.

Le livre parut une année plus tard et connut un immense succès. Il est en cours d’adaptation cinématographique.


Alan Brown ne s’est pas représenté aux élections municipales de septembre 2014. Il est parti avec Charlotte pour Washington, où il a intégré le cabinet d’un sénateur.


Sylvia Tennenbaum, elle, a été élue maire d’Orphea. Elle est très appréciée des habitants. Depuis une année elle a lancé, au printemps, un festival littéraire qui connaît un succès grandissant.


Dakota Eden a entamé des études de lettres à l’université de New York. Jerry Eden a démissionné de son poste. Avec sa femme Cynthia, ils ont quitté Manhattan et se sont installés à Orphea, où ils ont repris la librairie du regretté Cody. Ils l’ont baptisée Le Monde de Dakota. C’est désormais un endroit connu de tous les Hamptons.


Quant à Jesse, Derek et Anna, après la résolution de leur enquête sur la disparition de Stephanie Mailer, ils ont été décorés par le gouverneur.

Derek, à sa demande, a été muté de la brigade administrative vers la brigade criminelle.

Anna a quitté la police d’Orphea et a rejoint la police d’État au grade de sergent.

Jesse, lui, après avoir décidé de prolonger sa carrière au sein de la police, s’est vu proposer de devenir major, mais il a refusé. À la place, il a demandé à pouvoir travailler à trois, avec Anna et Derek. À ce jour, ils sont la seule équipe de la police d’État à pouvoir fonctionner ainsi. Depuis, ils ont résolu toutes les enquêtes qui leur ont été confiées. Leurs collègues les appellent l’équipe 100 %. On les met en priorité sur les enquêtes les plus délicates.

Quand ils ne sont pas sur le terrain, ils sont à Orphea, où ils habitent tous les trois désormais. Si vous avez besoin d’eux, vous les trouverez certainement dans ce charmant restaurant, 77 Bendham Road, là où se trouvait une quincaillerie jusqu’à un certain incendie de la fin du mois de juin 2014. L’endroit s’appelle Chez Natasha, il est tenu par Darla Scott.

Si vous vous y rendez, dites que vous venez voir l’équipe 100 %. Ça les amusera. Ils sont toujours à la même table, au fond de l’établissement, juste en dessous d’une photo des deux grands-parents, et d’un large portrait de Natasha, sublime pour l’éternité, et dont les esprits veillent sur les lieux et sur les clients.

C’est un endroit où la vie semble plus douce.

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