Premier jour Apprendre à disparaître

1 L’homme de papier

Dès que je ne tiens plus un livre ou que je ne rêve pas d’en écrire un, il me prend un ennui à crier. La vie, enfin, ne me semble tolérable que si on l’escamote.

Gustave FLAUBERT

1.

Jeudi 1er septembre 2016

— Ma femme s’endort tous les soirs avec vous, heureusement, je ne suis pas jaloux !

Ravi de son trait d’esprit, le chauffeur de taxi parisien me lança un clin d’œil appuyé dans le rétroviseur. Il ralentit et mit son clignotant pour attraper la bretelle d’autoroute qui permettait de s’extraire de l’aéroport d’Orly.

— Faut dire qu’elle a le cœur bien accroché. Moi aussi, j’ai lu deux ou trois de vos bouquins, reprit-il en lissant sa moustache. ça se tient côté suspense, mais c’est vraiment trop dur pour moi. Ces meurtres, cette violence… Avec tout le respect que je vous dois, monsieur Barthélémy, je trouve que vous avez une vision malsaine de l’humanité. Si on rencontrait autant de tordus dans la réalité que dans vos romans, on serait mal barrés.

Les yeux rivés à l’écran de mon téléphone, je fis comme si je n’avais pas entendu. La dernière chose dont j’avais envie ce matin était de discuter de littérature ou de deviser sur l’état du monde.

Il était 8 h 10, j’avais pris le premier avion pour rentrer d’urgence à Paris. Le téléphone d’Anna renvoyait directement à son répondeur. Je lui avais laissé une dizaine de messages, me confondant en excuses, lui faisant part de mon inquiétude et la suppliant de me rappeler.

J’étais désemparé. Jamais nous ne nous étions réellement disputés auparavant.

Je n’avais pas fermé l’œil cette nuit-là, employant tout mon temps à la chercher. J’avais commencé par me rendre au poste de gardiennage du domaine, où le vigile m’avait indiqué que, pendant mon absence, plusieurs véhicules étaient entrés dans le lotissement, dont une berline d’une société de VTC.

— Le chauffeur m’a dit qu’il avait été appelé par Mme Anna Becker, résidente de la villa Les Ondes. J’ai contacté la locataire par l’Interphone et elle m’a confirmé sa commande.

— Comment êtes-vous sûr qu’il s’agissait bien d’un VTC ? avais-je demandé.

— Il avait le badge réglementaire sur son pare-brise.

— Et vous n’avez aucune idée de l’endroit où il a pu la conduire ?

— Comment le saurais-je ?

Le chauffeur avait emmené Anna à l’aéroport. C’est du moins ce que j’avais déduit quelques heures plus tard en me connectant sur le site Internet d’Air France. En entrant nos références de voyage — c’est moi qui avais acheté nos billets —, j’avais découvert que la passagère Anna Becker avait changé son billet de retour pour attraper le dernier vol Nice-Paris de la journée. Prévue à 21 h 20, la navette n’était partie qu’à 23 h 45 en raison d’une double contrainte : les retards inhérents aux retours de vacances et une panne informatique qui avait cloué au sol tous les vols de la compagnie pendant plus d’une heure.

Cette découverte m’avait un peu rasséréné. Anna était suffisamment en colère contre moi pour briser une table basse et avancer son retour à Paris, mais, au moins, elle était saine et sauve.

Le taxi quitta l’autoroute et ses tunnels tristes et tagués pour s’engager sur le périphérique. Déjà dense, la circulation ralentit encore porte d’Orléans jusqu’à presque se figer. Les voitures roulaient pare-chocs contre pare-chocs, immobilisées dans les vapeurs noirâtres et huileuses rejetées par les moteurs des camions et des bus. Je remontai ma fenêtre. Oxyde d’azote, particules cancérigènes, concert de klaxons, invectives. PARIS…

Mon premier réflexe avait été de demander au chauffeur de me conduire à Montrouge. Même si, ces dernières semaines, nous avions commencé à vivre ensemble, Anna y avait conservé son appartement, un deux pièces situé dans un immeuble moderne de l’avenue Aristide-Briand. Elle restait attachée à cet endroit dans lequel elle avait laissé la plus grande partie de ses affaires. J’avais bon espoir que, dans sa colère contre moi, elle y était retournée.

La voiture fit un demi-tour interminable au rondpoint de la Vache-Noire avant de revenir sur ses pas.

— Z’êtes arrivé, monsieur l’écrivain, m’annonça mon chauffeur en s’arrêtant le long du trottoir devant un bâtiment récent, mais sans charme.

Silhouette ronde et tassée, crâne dégarni, regard circonspect et lèvres fines, il avait la voix du personnage de Raoul Volfoni dans Les Tontons flingueurs.

— Vous pouvez m’attendre un moment ? demandai-je.

— Pas de problème. Je laisse tourner le compteur.

Je claquai la portière et profitai de la sortie d’un gamin, cartable sur le dos, pour m’engouffrer dans le hall. Comme souvent, l’ascenseur était en panne. Je montai les douze étages sans faire de pause avant de tambouriner à la porte de l’appartement d’Anna, hors d’haleine et les mains sur les genoux. Personne ne me répondit. Je tendis l’oreille, mais ne perçus aucun bruit.

Anna avait abandonné les clés de mon appartement. Si elle n’était pas chez elle, où avait-elle passé la nuit ?

Je sonnai à toutes les portes de l’étage. Le seul voisin qui m’ouvrit ne me fut d’aucun secours. Rien vu, rien entendu : la devise habituelle qui règle la vie en collectivité dans les grands ensembles.

Dépité, je redescendis dans la rue et donnai à Raoul mon adresse à Montparnasse.

– À quand remonte votre dernier roman, monsieur Barthélémy ?

— Trois ans, répondis-je dans un soupir.

— Vous en avez un autre en préparation ?

Je secouai la tête.

— Pas dans les mois qui viennent.

— C’est ma femme qui va être déçue.

Cherchant à mettre fin à la conversation, je le priai d’augmenter le son de sa radio pour écouter les infos.

Branché sur une station populaire, le poste diffusait le flash de 9 heures. En ce jeudi 1er septembre, douze millions d’élèves se préparaient à reprendre le chemin de l’école, François Hollande se félicitait d’un frémissement de la croissance économique, à quelques heures de la fin du mercato, le PSG venait de s’offrir un nouvel avant-centre, tandis qu’aux États-Unis le Parti républicain s’apprêtait à investir son candidat pour les prochaines élections présidentielles…

— Je ne comprends pas bien, insista le taxi. Vous avez choisi de vous la couler douce ou vous avez le syndrome de la page blanche ?

— C’est plus compliqué que ça, répondis-je en regardant par la fenêtre.

2.

La vérité, c’était que je n’avais plus écrit la moindre ligne depuis trois ans, car la vie m’avait rattrapé.

Je ne souffrais ni d’un blocage ni d’une panne d’inspiration. Je me racontais des histoires dans ma tête depuis l’âge de six ans et, dès mon adolescence, l’écriture s’était imposée comme le centre de mon existence, le moyen de canaliser mon trop-plein d’imagination. La fiction était une échappatoire. Le billet d’avion le moins cher pour fuir la morosité du quotidien. Pendant des années, elle avait occupé tout mon temps et toutes mes pensées. Chevillé à mon bloc-notes ou à mon ordinateur portable, j’écrivais tout le temps, partout : sur les bancs publics, sur les banquettes des cafés, debout dans le métro. Et lorsque je n’écrivais pas, je pensais à mes personnages, à leurs tourments, à leurs amours. Rien d’autre ne comptait vraiment. La médiocrité du monde réel n’avait que peu de prise sur moi. Toujours en décalage et en retrait de la réalité, j’évoluais dans un monde imaginaire dont j’étais le seul démiurge.

Depuis 2003 — année de la parution de mon premier roman —, j’avais publié un livre par an. Essentiellement des polars et des thrillers. Dans les interviews, j’avais coutume d’affirmer que je travaillais tous les jours sauf à Noël et le jour de mon anniversaire — j’avais piqué cette réponse à Stephen King. Mais, comme lui, c’était un mensonge : je travaillais aussi le 25 décembre et je ne voyais aucune raison valable de chômer le jour commémorant ma naissance.

Car j’avais rarement mieux à faire que de m’asseoir devant mon écran pour prendre des nouvelles de mes personnages.

J’adorais mon « métier » et j’étais à l’aise dans cet univers de suspense, de meurtres et de violence. Comme les enfants — souvenez-vous de l’ogre du Chat botté, des parents criminels du Petit Poucet, du monstre Barbe-Bleue ou du loup du Petit Chaperon rouge —, les adultes aiment jouer à se faire peur. Ils ont eux aussi besoin de contes pour exorciser leurs terreurs.

L’engouement des lecteurs pour le polar m’avait fait vivre une décennie fabuleuse au cours de laquelle j’avais intégré la confrérie restreinte des auteurs qui pouvaient vivre de leur plume. Chaque matin, en m’asseyant à ma table de travail, je savais que j’avais cette chance que des gens partout dans le monde attendent la sortie de mon prochain roman.

Mais ce cercle magique du succès et de la création était rompu depuis trois ans à cause d’une femme. Lors d’une tournée de promotion à Londres, mon attachée de presse m’avait présenté Natalie Curtis, une jeune scientifique anglaise aussi douée pour la biologie que pour les affaires. Elle était associée dans une start-up médicale qui développait des lentilles de contact « intelligentes » capables de détecter différentes maladies à partir du taux de glucose contenu dans le liquide oculaire.

Natalie travaillait dix-huit heures par jour. Avec une facilité déconcertante, elle jonglait entre la programmation de logiciels, la supervision d’essais cliniques, la conception de business plans et la traversée des fuseaux horaires qui l’emmenait aux quatre coins du monde pour rendre des comptes à de lointains partenaires financiers.

Nous évoluions dans deux mondes différents. J’étais un homme de papier ; elle était une femme digitale. Je gagnais ma vie en inventant des histoires ; elle gagnait la sienne en mettant au point des microprocesseurs aussi fins que les cheveux d’un nourrisson. J’étais le genre de type qui avait étudié le grec au lycée, qui aimait la poésie d’Aragon et écrivait des lettres d’amour au stylo plume. Elle était le genre de fille ultra-connectée qui était chez elle dans le monde froid et sans frontières des hubs d’aéroport.

Même avec le recul, je n’arrivais toujours pas à comprendre ce qui nous avait projetés l’un vers l’autre. Pourquoi, à ce moment précis de nos vies, nous étions-nous fait croire que notre histoire incongrue pouvait avoir un avenir ?

« On aime être ce qu’on n’est pas », a écrit Albert Cohen. Peut-être est-ce pour ça que l’on tombe parfois amoureux de personnes avec qui l’on partage rien. Peut-être ce désir de complémentarité nous laisse-t-il espérer une transformation, une métamorphose. Comme si le contact de l’autre allait faire de nous des êtres plus complets, plus riches, plus ouverts. Sur le papier, c’est une belle idée, mais dans la réalité c’est rarement le cas.

L’illusion de l’amour se serait dissipée rapidement si Natalie n’était pas tombée enceinte. La perspective de fonder une famille avait prolongé le mirage. Du moins, en ce qui me concernait. J’avais quitté la France pour m’installer dans l’appartement qu’elle louait à Londres dans le quartier de Belgravia et je l’avais accompagnée de mon mieux pendant toute sa grossesse.

« Lesquels de vos romans préférez-vous ? » À chaque période de promotion, la question revenait dans la bouche de journalistes. Pendant des années, j’avais un peu botté en touche, me contentant d’une réponse laconique : « Il m’est impossible de choisir. Mes romans sont comme des enfants, vous savez. »

Mais les livres ne sont pas des enfants. J’étais présent en salle d’accouchement lors de la naissance de notre fils. Lorsque la sage-femme m’a tendu le petit corps de Théo pour que je le prenne dans mes bras, j’ai pris conscience en une seconde à quel point cette assertion répétée dans de nombreuses interviews était un mensonge.

Les livres ne sont pas des enfants.

Les livres ont une singularité qui confine à la magie : ils sont un passeport pour l’ailleurs, une grande évasion. Ils peuvent servir de viatique pour affronter les épreuves de la vie. Comme l’affirme Paul Auster, ils sont « le seul lieu au monde où deux étrangers peuvent se rencontrer de façon intime ».

Mais ce ne sont pas des enfants. Rien ne peut être comparé à un enfant.

3.

À ma grande surprise, Natalie était retournée travailler dix jours après avoir accouché. Ses horaires à rallonge et ses nombreux voyages ne lui avaient guère permis de vivre pleinement les premières semaines — aussi magiques que terrifiantes — qui suivent une naissance. Cela n’avait pas paru l’affecter outre mesure. Je compris pourquoi lorsque, un soir, en se déshabillant dans le dressing qui prolongeait notre chambre, elle m’annonça d’une voix éteinte :

— Nous avons accepté une proposition de Google. Ils vont prendre une part majoritaire dans le capital de l’entreprise.

Stupéfait, il m’avait fallu plusieurs secondes pour articuler :

— Tu es sérieuse ?

L’air absent, elle avait retiré ses escarpins, s’était massé une cheville douloureuse avant de m’assener :

— Tout à fait. Dès lundi, je pars travailler avec mon équipe en Californie.

Je l’avais dévisagée, hagard. Elle venait de faire douze heures d’avion, mais c’était moi qui me retrouvais en plein jet lag.

— Ce n’est pas une décision que tu peux prendre toute seule, Natalie ! On doit en discuter ! Il faut qu’on…

Abattue, elle s’était assise sur le bord du lit.

— Je sais bien que je ne peux pas te demander de me suivre.

J’étais sorti de mes gonds.

— Mais je suis obligé de te suivre ! Je te rappelle que nous avons un bébé de trois semaines !

— Ne crie pas ! J’en suis la première consternée, mais je ne vais pas y arriver, Raphaël.

— Arriver à quoi ?

Elle avait fondu en larmes.

– À être une bonne mère pour Théo.

J’avais tenté de la contredire, mais elle m’avait plusieurs fois opposé cette phrase terrible qui trahissait ce qu’elle avait sur le cœur : « Je ne suis pas faite pour ça. Je suis désolée. »

Lorsque je lui avais demandé comment elle envisageait concrètement notre avenir, elle avait braqué sur moi un regard incertain avant d’abattre la carte qu’elle gardait dans sa manche depuis le début de cette conversation :

— Si tu veux élever Théo à Paris, tout seul, je n’y vois pas d’inconvénient. Pour être honnête, je pense même que c’est la meilleure solution pour nous tous.

J’avais acquiescé, muet, abasourdi par l’immense soulagement que je lisais sur son visage. Elle, la mère de mon fils. Puis un silence de plomb s’était installé dans notre chambre et Natalie avait avalé un somnifère avant de s’allonger dans l’obscurité.

J’étais rentré en France dès le surlendemain, retrouvant mon appartement de Montparnasse. J’aurais pu employer une nounou, mais je n’en fis rien. J’étais fermement décidé à voir grandir mon fils. Et surtout, je vivais dans la hantise de le perdre.

Pendant plusieurs mois, chaque fois que mon téléphone sonnait, je m’attendais à entendre l’avocat de Natalie m’annoncer que sa cliente avait changé d’avis et qu’elle demandait la garde exclusive de Théo. Mais cet appel cauchemardesque n’est jamais arrivé. Vingt mois venaient de s’écouler sans que je reçoive aucune nouvelle de Natalie. Vingt mois qui étaient passés comme un souffle. Autrefois rythmées par l’écriture, mes journées étaient désormais scandées par les biberons, les petits pots, les changements de couche, les balades au parc, les bains à 37 °C et les lessives à répétition. Elles étaient aussi minées par le manque de sommeil, l’inquiétude à la moindre poussée de fièvre et la crainte de ne pas être à la hauteur.

Mais je n’aurais échangé cette expérience pour rien au monde. Comme en témoignaient les cinq mille photos stockées sur mon téléphone portable, les premiers mois de la vie de mon fils m’avaient entraîné dans une aventure fascinante dont j’étais davantage l’acteur que le metteur en scène.

4.

Avenue du Général-Leclerc, la circulation se fluidifia. Le taxi accéléra, avec en ligne de mire le haut clocher de Saint-Pierre-de-Montrouge. Place d’Alésia, le véhicule s’engagea sur l’avenue du Maine. Éclaboussures de soleil entre les branches. Façades blanches en pierre de taille, myriades de petits commerces, hôtels bon marché.

Alors que j’avais prévu d’être absent de Paris pendant quatre jours, j’étais finalement de retour quelques heures après mon départ. Pour lui signaler mon arrivée précipitée, je pianotai un SMS à l’intention de Marc Caradec, le seul homme en qui j’avais suffisamment confiance pour lui confier la garde de mon fils. La paternité m’avait rendu parano, comme si les histoires de meurtres et d’enlèvements que je mettais en scène dans mes polars pouvaient contaminer ma vie familiale. Depuis sa naissance, je n’avais permis qu’à deux personnes de s’occuper de Théo : Amalia, la gardienne de mon immeuble, que je connaissais depuis près de dix ans, et Marc Caradec, mon voisin et ami, un ancien flic de la BRB qui répondit à mon message dans la foulée :

Ne t’inquiète pas. Boucles d’or dort toujours.

J’attends son réveil de pied ferme : j’ai branché la machine à biberons, sorti la compote du frigo et ajusté la chaise haute.

Tu me raconteras ce qui s’est passé.

À tout de suite.

Soulagé, je réessayai d’appeler Anna, mais tombai de nouveau sur son répondeur. Portable coupé ? Batterie déchargée ?

Je raccrochai et me frottai les yeux, encore sonné par la vitesse avec laquelle mes certitudes avaient basculé. Dans ma tête, je repassais le film de la veille et je ne savais plus quoi penser. La bulle de bonheur dans laquelle nous avions vécu n’était-elle qu’une apparence masquant une réalité peu reluisante ? Fallait-il que je m’inquiète pour Anna ou que je me méfie d’elle ? Cette dernière question me donna la chair de poule. C’était difficile de penser à elle en ces termes alors que, quelques heures plus tôt, j’étais convaincu d’avoir trouvé la bonne personne : celle que j’attendais depuis des années et avec qui j’étais bien décidé à avoir d’autres enfants.

J’avais rencontré Anna six mois plus tôt, une nuit de février, aux urgences pédiatriques de l’hôpital Pompidou où j’avais débarqué à 1 heure du matin. Théo souffrait d’une fièvre brutale et persistante. Il se recroquevillait sur lui-même et refusait toute nourriture. J’avais cédé à la tentation absurde d’entrer la liste de ses symptômes sur un moteur de recherche. Au fil des pages Web, je m’étais persuadé qu’il souffrait d’une méningite foudroyante. En pénétrant dans la salle saturée de l’hôpital, j’étais mort d’inquiétude. Devant le temps d’attente, je m’étais plaint à l’accueil : j’avais besoin d’être rassuré rapidement, je voulais que l’on soigne mon fils maintenant. Il allait peut-être mourir, il…

— Calmez-vous, monsieur.

Une jeune femme médecin était apparue comme par magie. Je l’avais suivie dans une salle d’examen où elle avait ausculté Théo sous toutes les coutures.

— Votre bébé a les ganglions gonflés, avait-elle constaté en palpant son petit cou. Il souffre d’une inflammation des amygdales.

— Une simple angine ?

— Oui. La difficulté à déglutir explique son refus de se nourrir.

– Ça va disparaître avec des antibiotiques ?

— Non, c’est une infection virale. Continuez à lui donner du paracétamol et il sera guéri dans quelques jours.

— Vous êtes certaine que ce n’est pas une méningite ? avais-je insisté en rattachant Théo, groggy, dans son cosy.

Elle avait souri.

— Vous devriez cesser de surfer sur des sites médicaux. Internet ne génère que des angoisses.

Elle nous avait reconduits dans le grand hall d’entrée. Au moment de lui dire au revoir, rassuré de savoir que mon fils allait bien, j’avais désigné le distributeur de boissons et je m’étais entendu proposer :

— Je vous offre un café ?

Après une légère hésitation, elle avait prévenu sa collègue qu’elle prenait une pause et nous avions discuté un quart d’heure dans le grand hall de l’hôpital.

Elle s’appelait Anna Becker. Elle avait vingt-cinq ans, était en deuxième année d’internat de pédiatrie et portait sa blouse blanche comme si c’était un imper Burberry. Chez elle, tout était élégant sans être cassant : son port de tête altier, ses traits incroyablement fins, le timbre doux et chaleureux de sa voix.

Oscillant entre moments de calme et frénésie, le hall de l’hôpital baignait dans une lumière irréelle. Mon fils s’était endormi dans son cosy. Je regardais Anna battre des paupières. ça faisait longtemps que je ne croyais plus que derrière un visage d’ange se trouvait forcément une belle âme, mais je me laissai néanmoins envoûter par ses longs cils recourbés, sa peau métisse couleur de bois précieux et ses cheveux lisses, qui retombaient de manière symétrique de chaque côté de son visage.

— Je dois retourner travailler, avait-elle dit en désignant l’horloge murale.

Malgré l’heure qui tournait, elle avait insisté pour nous accompagner jusqu’à la borne de taxis à une trentaine de mètres de la sortie. Nous étions au milieu de la nuit, au cœur d’un hiver polaire. Quelques flocons cotonneux voltigeaient dans un ciel de neige. En sentant la présence d’Anna à mes côtés, j’avais éprouvé dans une fulgurance la certitude étrange que nous formions déjà un couple. Et même, une famille. Comme si les étoiles venaient de s’aligner dans le ciel. Comme si nous allions rentrer tous les trois à la maison.

J’avais installé le siège-coque du bébé à l’arrière de la voiture puis je m’étais retourné vers Anna. La lumière des lampadaires donnait une teinte bleutée à la buée qui sortait de sa bouche. J’avais cherché une parole pour la faire rire, mais, à la place, je lui avais demandé à quelle heure se terminait sa garde.

— Tout à l’heure, à 8 heures.

— Si vous voulez venir prendre le petit déjeuner… La boulangerie au coin de ma rue fait des croissants épatants…

Je lui avais donné mon adresse et elle avait souri. Ma proposition avait flotté un instant dans l’air glacé sans obtenir de réponse. Puis le taxi avait démarré et, pendant le chemin du retour, je m’étais demandé si nous avions bien vécu la même chose, elle et moi.

J’avais mal dormi, mais, le lendemain matin, Anna avait sonné à ma porte au moment où mon fils terminait son biberon. Théo allait déjà mieux. Je lui enfilai un bonnet et une combinaison, et, pour tenir parole, nous étions sortis tous les trois acheter des viennoiseries. C’était un dimanche matin. Paris ployait sous la neige. Dans un ciel métallique, un soleil d’hiver éclaboussait les trottoirs encore immaculés.

Nous nous étions trouvés et, depuis ce premier matin magique, nous ne nous étions plus quittés. Six mois idylliques venaient de s’écouler, ouvrant une parenthèse radieuse : la période la plus heureuse de mon existence.

Je n’écrivais plus, mais je vivais. Élever un bébé et être amoureux m’avait ancré dans la vie réelle et fait prendre conscience que la fiction avait trop longtemps cannibalisé ma vie. Grâce à l’écriture, j’étais entré dans la peau de multiples personnages. Tel un agent infiltré, j’avais pu vivre des centaines d’expériences. Mais ces vies par procuration m’avaient fait oublier de vivre la seule et unique qui existait vraiment : la mienne.

2 Le professeur

Le masque est si charmant que j’ai peur du visage.

Alfred DE MUSSET

1.

— P’pa ! P’pa !

Dès que je passai la porte, mon fils m’accueillit avec des cris où la surprise se mêlait à l’enthousiasme. De sa démarche vive et incertaine, Théo trottina dans ma direction. Je l’attrapai à la volée et le serrai dans mes bras. Chaque fois, c’était la même communion, la même bouffée d’oxygène, le même soulagement.

— Tu arrives pile pour le petit déjeuner, me lança Marc Caradec en vissant la tétine sur le biberon qu’il venait de faire chauffer.

L’ancien flic habitait un atelier d’artiste donnant dans la cour intérieure de mon immeuble, au cœur de Montparnasse. Surplombé par une grande verrière, l’endroit était clair et dépouillé : un parquet brossé, des étagères en bois cérusé, une table rustique taillée dans un tronc d’arbre noueux. Dans un angle de la pièce, un escalier ouvert montait vers une mezzanine traversée par des poutres apparentes.

Théo attrapa son biberon et grimpa dans son transat. Instantanément, toute son attention fut captée par le lait chaud et crémeux qu’il absorbait goulûment comme si on ne l’avait plus nourri depuis une éternité.

Je profitai de ce moment d’accalmie pour rejoindre Marc dans le coin cuisine ouvert sur la cour.

Petite soixantaine, regard bleu acier, cheveux courts en bataille, sourcils fournis, barbe poivre et sel. Selon son humeur, son visage pouvait tour à tour incarner une grande douceur ou la froideur la plus extrême.

— Je te fais un café ?

— Au moins un double ! soupirai-je en m’installant sur l’un des tabourets du bar.

— Bon, tu me racontes ce qui se passe ?

Tandis qu’il préparait nos breuvages, je lui déballai tout — ou presque. La disparition d’Anna après notre dispute, son retour probable à Paris, son absence de son appartement de Montrouge, son téléphone éteint ou déchargé. Volontairement, je fis l’impasse sur la photo qu’elle m’avait montrée. Avant d’en parler à quiconque, il fallait d’abord que j’en apprenne davantage.

Concentré, le front plissé, l’ancien flic m’écoutait religieusement. Vêtu d’un jean brut, d’un tee-shirt noir et d’une paire de richelieus en cuir râpé, il me donnait l’impression d’être encore en fonction.

— Qu’est-ce que tu en penses ? demandai-je en conclusion de mon monologue.

Il fit la moue et soupira.

— Pas grand-chose. Je n’ai pas eu l’occasion de lui parler très souvent à ta dulcinée. Chaque fois que je l’ai croisée dans la cour, j’ai eu l’impression qu’elle faisait tout pour m’éviter.

— C’est son caractère : elle est réservée et un peu timide.

Marc posa une tasse de café mousseux sur la table devant moi. Sa carrure de catcheur et son cou de taureau se découpaient à contre-jour dans la lumière. Avant d’être blessé dans une fusillade lors d’un braquage place Vendôme et contraint de prendre une retraite anticipée, Caradec avait été un flic d’élite : un des héros de la grande époque de la BRB. Dans les années 1990 et 2000, il avait participé à certaines des affaires les plus médiatisées : le démantèlement du gang de la banlieue sud, l’arrestation des braqueurs de fourgons blindés de la Dream Team, la mise hors d’état de nuire des saucissonneurs du Who’s Who et la traque des Pink Panthers, le célèbre gang des Balkans qui, pendant dix ans, avait braqué les plus grandes bijouteries du monde. Il m’avait avoué avoir eu du mal à accepter sa retraite forcée. Lui en restait un air usé qui me touchait.

— Qu’est-ce que tu sais sur ses parents ? demanda-t-il en s’asseyant en face de moi et en attrapant un stylo et un bloc qui devait servir d’habitude à noter la liste des courses.

— Pas grand-chose. Sa mère est française, mais originaire de la Barbade. Elle est morte d’un cancer du sein lorsque Anna avait douze ou treize ans.

— Son père ?

— Un Autrichien, arrivé en France à la fin des années 1970. Il est décédé il y a cinq ans dans un accident du travail sur les chantiers navals de Saint-Nazaire.

— Fille unique ?

J’acquiesçai de la tête.

— Tu connais ses amis proches ?

Je passai en revue mentalement les personnes que j’aurais pu contacter. La liste était maigre, voire inexistante. En fouillant dans le répertoire de mon téléphone, je dégotai le numéro de Margot Lacroix, une interne qui avait fait son stage de gynécologie à l’hôpital Robert-Debré en même temps qu’Anna. Elle nous avait invités le mois précédent à sa pendaison de crémaillère et nous avions sympathisé. C’est elle qu’Anna avait choisie comme témoin.

— Appelle-la, conseilla Caradec.

Je tentai ma chance et composai son numéro. Lorsqu’elle décrocha, Margot était sur le point de prendre son service. Elle m’affirma ne pas avoir eu de nouvelles d’Anna depuis l’avant-veille.

— Je pensais que vous passiez des vacances en amoureux sur la Côte d’Azur ! Tout va bien ?

J’éludai sa question et la remerciai avant de raccrocher. J’hésitai, puis demandai à Marc :

— Inutile d’aller voir les flics, n’est-ce pas ?

Marc avala la dernière gorgée de son expresso.

– À ce stade, tu sais comme moi qu’ils ne pourront pas faire grand-chose. Anna est adulte et rien ne permet de dire qu’elle est en danger, alors…

— Tu peux m’aider ?

Il me fixa d’un regard en biais.

— Qu’est-ce que tu as derrière la tête au juste ?

— Tu pourrais te servir de tes contacts dans la police pour tracer le portable d’Anna, accéder à sa messagerie, surveiller les retraits sur sa carte bancaire et les mouvements sur son compte, faire analyser son…

Il leva la main pour m’arrêter.

— Tu ne crois pas que c’est un peu disproportionné ? Si tous les flics faisaient ça chaque fois qu’ils se disputent avec leur copine…

Je quittai mon tabouret sur un mouvement d’humeur, mais il me retint par la manche.

— Minute papillon ! Si tu veux que je t’aide, tu dois me dire toute la vérité.

— Je ne comprends pas.

Il secoua la tête et soupira longuement.

— Ne joue pas au con avec moi, Raphaël. J’ai passé trente ans à faire des interrogatoires. Je sais quand on me ment.

— Je ne t’ai pas menti.

— Ne pas dire toute la vérité, c’est mentir. Il y a forcément quelque chose d’essentiel que tu ne m’as pas confié, sinon tu ne serais pas aussi inquiet.

2.

— Fini p’pa ! Fini ! cria Théo en secouant son biberon dans ma direction.

Je m’accroupis à côté de mon fils pour récupérer le récipient.

— Tu veux autre chose, fiston ?

— Kado ! Kado ! lança le petit garçon pour réclamer son péché mignon : des bâtonnets au chocolat Mikado. Je mis un frein à son excitation.

— Non, mon grand, les Mikado, c’est pour le goûter.

Comprenant qu’il n’aurait pas ses biscuits, un masque de déception, voire de colère, se peignit sur le visage angélique de mon fils. Il serra contre lui le chien en peluche qui ne le quittait jamais — le fameux Fifi — et s’apprêtait à fondre en larmes lorsque Marc Caradec lui tendit une tranche de pain de mie qu’il venait de faire griller.

— Allez, l’arsouille, prends un bout de pain à la place !

— Boupin ! boupin ! s’exclama le bébé, ravi.

C’était difficilement contestable : le flic bourru, spécialiste des braquages et des prises d’otages, avait un vrai don avec les enfants.

Je connaissais Marc Caradec depuis qu’il avait emménagé dans mon immeuble cinq ans auparavant. C’était un policier atypique, féru de littérature classique, de musique ancienne et de cinéma. Il m’avait plu tout de suite et nous avions vite sympathisé. À la BRB, son côté intello lui avait valu d’être surnommé « le Professeur ». Je l’avais fréquemment sollicité lors de l’écriture de mon dernier thriller. Jamais avare d’anecdotes concernant son ancien job, il m’avait donné de nombreux conseils et avait accepté de relire et de corriger mon manuscrit.

De fil en aiguille, nous étions devenus amis. Nous allions ensemble au Parc des Princes presque chaque fois que le PSG jouait à domicile. Et au moins une fois par semaine, munis d’un plateau de sushis et de deux bouteilles de Corona, nous passions une soirée devant l’écran de mon home cinéma à visionner des polars coréens et à revisiter la filmographie de Jean-Pierre Melville, William Friedkin ou Sam Peckinpah.

Au même titre qu’Amalia, la gardienne de notre immeuble, Marc m’avait été d’une aide précieuse et d’un grand secours pour élever Théo. C’est lui qui le gardait quand je devais m’absenter pour faire une course. Lui qui m’avait donné les conseils les plus pertinents lorsque j’étais perdu. Lui surtout qui m’avait appris l’essentiel : faire confiance à son enfant, être à son écoute avant de fixer les règles, ne pas avoir peur de ne pas être à la hauteur.

3.

— « C’est moi qui ai fait ça. » Voilà ce qu’Anna m’a dit en me montrant une photo sur son iPad.

— Une photo de quoi ? demanda Marc.

Nous étions tous les deux attablés dans la cuisine. Il nous avait servi deux nouvelles tasses de café. Son regard concentré ne lâchait pas le mien. Si je voulais qu’il m’aide, je n’avais pas d’autre choix que de lui balancer la vérité. Dans tout ce qu’elle avait de plus cru. Je baissai la voix à cause de Théo, même s’il était bien incapable de comprendre :

— Un cliché montrant trois corps calcinés.

— Tu te fous de moi ?

— Non. Trois corps alignés, couchés côte à côte.

Une flamme s’alluma dans les yeux du flic. Des cadavres. La mort. Une mise en scène macabre. En quelques secondes, on venait de quitter la dispute conjugale pour entrer sur son territoire.

— C’était la première fois qu’Anna te parlait d’un truc comme ça ?

— Bien sûr.

— Tu n’as donc aucune idée de la nature de son implication dans cet événement ?

Je secouai la tête. Il insista :

— Elle t’a balancé ça sans explication ?

— Je te l’ai dit, je ne lui en ai pas laissé le temps. J’étais sidéré. Abasourdi. La photo était si terrible que je l’ai quittée sans rien demander. Et lorsque je suis revenu, elle était partie.

Il me regarda étrangement, comme s’il doutait que les choses se soient exactement passées ainsi.

— Quelle était la taille de ces corps ? C’étaient des adultes ou des enfants ?

— Difficile à dire.

— Et ils se trouvaient dans quel type de lieu : à l’extérieur ? Sur une table de dissection ? Sur…

— Je n’en sais rien, putain ! Tout ce que je peux te dire, c’est qu’ils étaient noirs comme la houille, bouffés par la chaleur des flammes. Totalement carbonisés.

Caradec me poussa dans mes retranchements :

— Essaie d’être plus précis, Raphaël. Visualise la scène. Donne-moi davantage de détails.

Je fermai les yeux pour convoquer mes souvenirs. Ils ne furent pas longs à rappliquer tellement la photo m’avait donné la nausée. Crânes fracturés. Thorax déchiquetés. Abdomens crevés d’où s’échappaient des entrailles. Sur l’insistance de Caradec, je fis de mon mieux pour décrire les cadavres aux membres rétractés, leur peau charbonneuse et crevassée. Leurs os d’une blancheur d’ivoire qui perçaient les chairs.

— Sur quoi reposaient-ils ?

— Intuitivement, je dirais directement sur le sol. Peut-être sur un drap…

– À ta connaissance, elle est clean ton Anna ? Pas de drogue ? Pas de maladie mentale ? Pas de séjours en HP ?

— Je te signale que tu parles de la femme que je suis sur le point d’épouser.

— Réponds à ma question, tu veux bien ?

— Non, rien de tout ça. Elle termine son internat de médecine. Elle est brillante.

— Alors, pourquoi tu avais des doutes sur son passé ?

— Tu connais mon histoire, bon sang ! Tu sais comment s’est terminée ma dernière relation !

— Mais qu’est-ce qui t’inquiétait au juste ?

J’énumérai :

— Un certain flottement lorsqu’elle évoquait son passé, un peu comme si elle n’avait pas eu d’enfance et d’adolescence. Une extrême discrétion. Un désir de passer inaperçue qui était pour elle une seconde nature. Une réticence à apparaître sur les photos. Et puis honnêtement, tu connais beaucoup de jeunes femmes de vingt-cinq ans qui n’ont pas de compte Facebook et qui ne sont présentes sur aucun réseau social ?

— C’est intrigant, reconnut le flic, mais ça reste trop vague pour lancer des investigations.

— Trois cadavres, c’est vague !

— Calme-toi. On ne sait rien sur ces corps. Après tout, elle est médecin, elle a pu croiser ça au cours de ses études !

— Raison de plus pour chercher, non ?

4.

— Ta femme de ménage n’est pas encore passée ?

— Elle ne doit venir qu’en début d’après-midi.

— Tant mieux ! se félicita Marc.

Nous avions traversé la cour jusqu’à mon appartement et étions désormais dans ma cuisine, une pièce d’angle tout en longueur qui donnait à la fois sur la rue Campagne-Première et sur les pavés et les volets colorés du passage d’Enfer. À nos pieds, Théo et Fifi s’amusaient à coller et à décoller des animaux magnétiques sur la porte du frigo.

Après avoir inspecté l’évier, Caradec ouvrit le lave-vaisselle.

— Tu cherches quoi au juste ?

— Quelque chose qu’Anna aurait été la seule à toucher. Le bol dans lequel elle a bu son café hier matin par exemple.

— Elle prend du thé, là-dedans, déclarai-je en pointant du doigt une tasse turquoise illustrée d’une silhouette de Tintin, un mug qu’elle avait rapporté d’une visite au musée Hergé.

— Tu as un stylo ?

C’est drôle comme question pour un écrivain, pensai-je en lui tendant mon roller.

À l’aide du corps du crayon, Marc attrapa la tasse par l’anse et la posa sur une feuille d’essuie-tout qu’il avait disposée sur la table. Puis il ouvrit la fermeture Éclair d’une petite trousse en cuir souple d’où il tira un tube de verre contenant de la poudre noire ainsi qu’un pinceau, un rouleau d’adhésif et une fiche cartonnée.

Un kit de police scientifique.

Avec des gestes maîtrisés, il plongea la pointe du pinceau dans la poudre et en badigeonna la tasse en espérant que les particules de fer et de carbone révéleraient les empreintes laissées par Anna.

Une scène que j’avais déjà décrite dans un de mes romans. Sauf qu’ici nous étions dans la réalité. Et que la personne que l’on traquait n’était pas un criminel, mais la femme que j’aimais.

Le flic souffla sur la tasse, dissipant l’excédent de poudre, puis chaussa ses lunettes pour en examiner la surface.

— Tu vois cette marque ? C’est le pouce de ta bien-aimée, fit-il avec satisfaction.

Il découpa un morceau d’adhésif et, avec mille précautions, s’en servit pour fixer l’empreinte sur le carton.

— Prends une photo, me demanda-t-il.

— Pour en faire quoi ?

— Je ne suis plus en contact avec grand monde à la BRB. La plupart de mes anciens collègues sont à la retraite, mais je connais un type à la Crim : Jean-Christophe Vasseur. Un tocard et un mauvais flic, mais, si on arrive à avoir une empreinte exploitable et qu’on lui file 400 euros, il acceptera de la passer au FAED.

— Le fichier des empreintes digitales ? Honnêtement, je doute qu’Anna ait jamais été impliquée dans aucun crime ou délit. Ou qu’elle ait fait de la prison.

— On sera peut-être surpris. Tout ce que tu m’as raconté sur ce besoin maladif de discrétion laisse à penser qu’elle a quelque chose à cacher.

— On a tous quelque chose à cacher, non ?

— Arrête avec tes répliques de roman. Fais la photo que je t’ai demandée et balance-la-moi par mail avant que je contacte Vasseur.

Avec mon téléphone, je pris plusieurs clichés puis, à l’aide de l’application de retouche photo, je modifiai l’exposition et le contraste pour rendre l’empreinte le plus nette possible. Pendant ces manipulations, je regardai, fasciné, les sillons et les crêtes qui serpentaient, tourbillonnaient, s’enchevêtraient pour former un labyrinthe unique et mystérieux dépourvu de tout fil d’Ariane.

— Et maintenant on fait quoi ? demandai-je en envoyant le cliché sur la boîte de Caradec.

— On retourne chez Anna à Montrouge. Et on continue à la chercher. Jusqu’à ce qu’on la trouve.

3 La nuit noire de l’âme

Ne te sens jamais sûr de la femme que tu aimes.

Leopold von SACHER-MASOCH

1.

À en juger par les vignettes qui s’accumulaient sur son pare-brise, le Range Rover de Marc Caradec circulait depuis la fin des années 1980.

Le vieux tout-terrain — plus de trois cent mille kilomètres au compteur — se faufilait dans la circulation avec la grâce d’un bloc de béton, dépassant les arbres du parc Montsouris, traversant le périph, longeant les graffitis de l’avenue Paul-Vaillant-Couturier, puis la façade en damier de l’hôtel Ibis, rue Barbès.

J’avais confié Théo à Amalia et j’étais soulagé que Marc ait proposé de m’accompagner. À cet instant, j’avais encore espoir que les choses s’arrangent. Peut-être qu’Anna n’allait pas tarder à réapparaître. Peut-être que son « secret » n’était finalement pas si grave. Elle me fournirait des explications, la vie reprendrait son cours et notre mariage serait célébré à la date prévue, fin septembre, dans la petite église de Saint-Guilhem-le-Désert, le berceau historique de ma famille.

Un parfum étrange flottait dans l’habitacle : des effluves de cuir et d’herbes sèches mélangés à une lointaine odeur de cigare. Marc rétrograda. Le 4 × 4 toussota comme s’il avait soudain perdu de son souffle. Le véhicule était pour le moins rustique : ses sièges en velours étaient usés jusqu’à la corde, ses amortisseurs donnaient l’impression d’avoir rendu l’âme depuis longtemps, mais sa hauteur de caisse et sa vitre panoramique permettaient de se tenir au-dessus de la mêlée dans la circulation.

Avenue Aristide-Briand : l’ancienne nationale 20, large comme une autoroute avec ses deux fois quatre voies.

— C’est ici, dis-je en désignant l’immeuble d’Anna, de l’autre côté de la route. Mais tu ne peux pas traverser à ce niveau, tu dois faire demi-tour au carrefour de…

Sans me laisser terminer ma phrase, Marc braqua son volant à fond. Dans un concert de klaxons et de crissements de pneus, il fit un demi-tour dangereux, coupant le passage à deux véhicules qui pilèrent pour éviter de justesse l’accident.

— Tu es complètement inconscient !

Le flic secoua la tête et, non content de cette première infraction, escalada le trottoir pour y immobiliser le Range Rover.

— On ne peut pas se garer ici, Marc !

— On est la police, trancha-t-il en tirant son frein à main.

Il abaissa le pare-soleil sur lequel était fixée une plaque « Police nationale ».

— Qui va croire que des flics roulent dans ce tapecul ? demandai-je en claquant ma portière. D’ailleurs, tu n’es même plus flic…

Il sortit sa clé universelle de la poche arrière de son jean.

— Flic un jour, flic toujours, dit-il en ouvrant la porte qui permettait d’accéder au hall d’entrée.

Miracle : depuis ma dernière venue, on avait réparé l’ascenseur. Avant de monter, j’insistai pour aller jeter un coup d’œil au parking souterrain. La Mini d’Anna était garée à sa place. Retour à l’ascenseur. Douzième étage. Couloir désert. À nouveau, après avoir sonné, je tambourinai à la porte sans plus de succès qu’auparavant.

— Pousse-toi, ordonna le flic en prenant son élan.

— Attends, ce n’est peut-être pas utile d’enfoncer la…

2.

La porte céda au deuxième coup d’épaule.

Caradec avança dans le couloir et en quelques coups d’œil cerna l’espace, moins de quarante mètres carrés bien aménagés. Parquet en chêne, intérieur crème, nuancé de touches pastel, salon meublé à la scandinave, cuisine ouverte, dressing qui courait jusqu’à la chambre.

Un appartement vide et silencieux.

Je revins sur mes pas pour examiner la gâche et le montant. La porte avait cédé facilement parce qu’aucun des deux verrous n’était fermé. La dernière personne à avoir quitté l’appartement s’était donc contentée de claquer la porte sans la verrouiller. Pas vraiment dans les habitudes d’Anna.

Deuxième surprise, le sac de voyage d’Anna gisait dans l’entrée, au milieu du couloir. Un cabas zippé en veau tressé, bardé de pièces de cuir coloré. Je m’agenouillai pour explorer ses compartiments, mais n’y trouvai rien de remarquable.

— Donc Anna est bien rentrée de Nice…, commença Caradec.

— … avant de s’évaporer à nouveau, me désolai-je.

Dans une bouffée d’angoisse, j’essayai de la rappeler sur son portable, mais tombai sur la messagerie.

— Bon, on fouille l’appartement ! décida Marc.

Vieux réflexe du flic en perquise, il était déjà en train de démonter la chasse d’eau.

— Je ne sais pas si on a le droit de faire ça, Marc.

N’ayant rien découvert dans la salle de bains, il migra vers la chambre.

— Je te signale que c’est toi qui as commencé ! Si tu n’avais pas fouiné dans le passé de ta copine, tu serais en ce moment avec elle sur la Côte d’Azur en train de te dorer la pilule.

— Ce n’est peut-être pas une raison pour…

— Raphaël ! me coupa-t-il. En interrogeant Anna, tu as eu une intuition qui s’est révélée juste. À présent, il faut que tu termines le boulot.

Je regardai la chambre. Un lit en bois clair, une armoire remplie de fringues, une bibliothèque croulant sous les bouquins de médecine, les dictionnaires et autres livres de grammaire qui m’étaient familiers : le Grevisse, le Hanse, le Bertaud du Chazaud. Quelques romans américains, aussi, en version originale : Donna Tartt, Richard Powers, Toni Morrison…

Après avoir examiné les lattes du sol, Marc entreprit de retourner les tiroirs.

— Occupe-toi de son ordinateur ! demanda-t-il en constatant que je restais immobile. Moi, je n’y connais pas grand-chose en informatique.

Je repérai le MacBook sur le comptoir du bar qui faisait office de séparation entre la partie cuisine et le salon.

Depuis que j’avais rencontré Anna, je n’avais dû venir ici que cinq ou six fois. Cet appartement était son repaire et l’ambiance de la pièce dans laquelle j’évoluais était à son image : élégante, sage, presque ascétique. Comment avais-je réussi à la mettre en colère au point qu’elle disparaisse ?

Je m’installai devant l’écran et appuyai sur une touche pour activer la machine. Accès direct au bureau sans mot de passe. Je savais que ça ne servait à rien. Anna ne faisait pas confiance aux ordinateurs. Si elle avait vraiment quelque chose à cacher, je doutais de le trouver dans les entrailles d’un Mac. Par acquit de conscience, je commençai par faire défiler les mails. Essentiellement des messages en relation avec ses cours et ses stages à l’hôpital. Dans sa bibliothèque multimédia, du Mozart en pagaille, des documentaires scientifiques et les dernières séries télé que nous regardions ensemble. Historique de navigation : sites d’info, sites institutionnels et des tonnes de pages consacrées à des recherches portant sur le thème de son mémoire (Résilience : facteurs génétiques et épigénétiques). Rien de marquant dans le reste du disque dur presque entièrement rempli de notes, de tableaux, de documents PDF et de présentations PowerPoint ayant trait à ses études. L’ordinateur n’était pas intéressant par ce qu’on pouvait y trouver, mais plutôt par ce qui ne s’y trouvait pas : aucune photo de famille, pas de films de vacances, pas de mails attestant l’existence d’un véritable réseau d’amis.

— Il faut que tu jettes un coup d’œil à cette paperasse, m’annonça Caradec en revenant dans la pièce, les bras chargés de cartons remplis de dossiers regroupant des documents administratifs : fiches de paie, factures, quittances de charges et de loyer, relevés de banque…

Il posa les boîtes sur la table, puis me tendit une pochette plastifiée.

— J’ai aussi dégoté ça. Rien sur l’ordinateur ?

Je secouai la tête et regardai à l’intérieur du film plastique. Il s’agissait d’une traditionnelle photo de classe comme on en faisait de l’école maternelle au lycée. Sur le cliché, une vingtaine de jeunes filles bon chic bon genre prenaient la pose dans une cour de récréation. Un professeur, une femme d’une quarantaine d’années, accompagnait le groupe. L’élève assise au milieu tenait une ardoise sur laquelle était inscrit à la craie :

Lycée Sainte-Cécile
Terminale S
2008–2009

Au dernier rang, je reconnus tout de suite « mon » Anna. Tout en réserve et en retenue. Le regard un peu détourné, les yeux légèrement baissés. Sourire sage, pull marine en V sur un chemisier blanc fermé jusqu’au dernier bouton. Toujours cette volonté de se rendre transparente, de gommer sa sensualité pour faire oublier sa beauté saisissante.

Ne pas se faire remarquer. Ne pas susciter le désir.

— Tu connais cette école, Sainte-Cécile ? demanda Marc en sortant son paquet de cigarettes.

Je fis une recherche rapide sur mon téléphone. Située rue de Grenelle, Sainte-Cécile était une institution religieuse des beaux quartiers. Un lycée privé catholique et sélect qui scolarisait uniquement des filles.

— Tu étais au courant qu’Anna avait fréquenté cet endroit ? Tout ça ne cadre pas vraiment avec le portrait de la petite fille pauvre de Saint-Nazaire, reprit Marc en allumant sa clope.

Nous nous plongeâmes dans les « archives » contenues dans les cartons. En recoupant les différents documents, nous parvînmes à reconstituer le parcours d’Anna.

Elle vivait à Montrouge depuis deux ans. Elle avait acheté cet appartement en 2014, lors de sa troisième et dernière année d’externat. Un bien payé à l’époque 190 000 euros, financés par un apport de 50 000 euros ainsi que par un emprunt sur vingt ans. L’accession classique à la propriété.

En 2012 et 2013, elle avait loué un studio dans un immeuble de la rue Saint-Guillaume.

Plus tôt, en 2011, on trouvait des quittances de loyer pour une chambre de bonne de l’avenue de l’Observatoire, établies par un certain Philippe Lelièvre.

La piste s’arrêtait là. Impossible de savoir où avait vécu Anna lors de sa première année de médecine et de ses années de lycée. Chez son père ? Dans une résidence du CROUS ? Dans une autre chambre de bonne payée au black ? À l’internat de son lycée ?

3.

Caradec écrasa son mégot dans une soucoupe et poussa un soupir. Pensif, il alluma la cafetière colorée posée sur le comptoir et y inséra une capsule. Pendant que l’eau chauffait, il continua à passer en revue les documents restants. Il s’arrêta sur la photocopie d’une vieille carte d’assuré social, plia la feuille et la mit dans sa poche. Puis il inspecta sans succès le four, la hotte aspirante, sonda le parquet et les cloisons.

Sans me demander mon avis, il nous prépara à chacun un ristretto mousseux. Il dégusta son arabica les yeux dans le vague. Quelque chose le chiffonnait, mais il ne savait pas encore quoi. Il demeura silencieux une minute, jusqu’à ce qu’il trouve.

— Regarde le lampadaire.

Je me tournai vers l’halogène planté dans un coin du salon.

— Oui ?

— Pourquoi l’avoir branché à l’autre bout de la pièce alors qu’il y a une triple prise dans la plinthe, juste à son pied ?

Pas con…

Je m’approchai du luminaire, m’agenouillai et tirai sur le boîtier de la triple prise qui me resta dans les mains. Comme l’avait deviné Caradec, il n’était relié à aucun câble. Je me couchai sur le sol, passai l’avant-bras dans l’espace libéré et parvins à faire pivoter puis à retirer la plinthe.

Quelque chose était caché derrière la bande de bois.

Un sac.

4.

C’était un gros balluchon en tissu jaune orné du logo circulaire de la marque Converse. Recouverte d’une fine couche de poussière, sa toile s’était décolorée. Autrefois moutarde, elle affichait à présent un teint pisseux qui trahissait son âge.

Le sac était trop lourd pour être honnête. Aussi excité qu’angoissé, j’ouvris la fermeture Éclair en redoutant ce que j’allais y trouver.

Putain !

J’avais raison de m’inquiéter.

Il était rempli de liasses de billets de banque.

Je reculai d’un pas comme si le fric était vivant et allait me sauter au visage.

Caradec renversa le contenu sur la table — principalement des coupures de 50 et 100 euros. L’argent s’éparpilla sur le comptoir, formant une pyramide affaissée aux fondations précaires.

— Il y en a pour combien ?

Il compta quelques liasses et plissa les yeux en effectuant un calcul mental :

– À vue de nez, je dirais environ 400 000 euros.

Anna, qu’est-ce que tu as fait ?

— D’où vient ce fric selon toi ? demandai-je, sonné.

— Pas des consultations d’Anna à l’hôpital en tout cas.

Je fermai les paupières un instant en me massant la nuque. Une telle quantité de cash pouvait provenir d’un braquage, de la vente d’une quantité astronomique de drogue, d’un chantage auprès d’une personne très fortunée… Quoi d’autre ?

À nouveau la photo des trois cadavres carbonisés fit irruption dans mon esprit. Il y avait forcément un lien avec cet argent. Mais lequel ?

— Tu n’es pas au bout de tes surprises, mon gars.

À l’intérieur du sac, dans une poche latérale zippée, Caradec venait de trouver deux cartes d’identité illustrées d’une photo d’Anna à l’âge de dix-sept ou dix-huit ans. La première était au nom de Pauline Pagès, la deuxième de Magali Lambert. Deux noms qui m’étaient inconnus.

Marc me les reprit des mains pour les observer attentivement.

— Elles sont fausses, naturellement.

Déboussolé, je laissai mon regard fuir par la fenêtre. Dehors, la vie continuait. Le soleil ruisselait, impassible, sur les façades de l’immeuble d’en face. Une guirlande de lierre s’enroulait autour d’un balcon. C’était encore l’été.

— Celle-ci, c’est de la merde, affirma-t-il en agitant la première carte. Une mauvaise copie fabriquée en Thaïlande ou au Viêtnam. Pour 800 euros, tu peux en trouver dans n’importe quelle cité un peu craignos. Un truc de toxico.

— Et la seconde ?

Tel un diamantaire devant une pierre précieuse, il ajusta ses lunettes et scruta la carte de son œil d’expert.

– Ça, c’est nettement mieux, même si ça ne date pas d’hier. Fabrication libanaise ou hongroise. Trois mille euros environ. ça ne résistera pas à un examen approfondi, mais tu peux t’en servir sans crainte pour la vie de tous les jours.

Le monde se mit à tourner. Tous mes repères s’effondraient. Il me fallut une bonne minute pour reprendre mes esprits.

— Au moins, à présent, les choses sont claires, trancha Caradec. Nous n’avons pas d’autre choix que de continuer à remonter la piste du passé d’Anna Becker.

Je baissai la tête. À nouveau, la photo atroce des corps carbonisés fractura mon esprit. Avec la petite voix d’Anna qui me murmurait : « C’est moi qui ai fait ça. C’est moi qui ai fait ça… »

4 Apprendre à disparaître

Pour être convaincant, un mensonge doit contenir un minimum de vérité. Une goutte de vérité suffit en général, mais elle est indispensable, comme l’olive dans le martini.

Sascha ARANGO

1.

Marc Caradec sentait des papillons virevolter dans son ventre. Comme s’il avait quinze ans et qu’il se rendait à un premier rendez-vous amoureux. La même peur, la même excitation.

Un flic reste un flic. La photo des trois cadavres carbonisés, le sac rempli à craquer de billets, les faux papiers, la double vie d’Anna : à nouveau l’adrénaline du chasseur courait dans ses veines. Depuis qu’une balle perdue l’avait mis sur la touche, il n’avait plus frissonné de ce plaisir particulier qu’ont les vrais flics de terrain, les arpenteurs de bitume, les renifleurs, ceux qui ne rechignent pas au labeur que nécessite toute traque. Les chasseurs.

En quittant l’immeuble d’Anna, Raphaël et lui avaient décidé de se séparer pour mener chacun ses investigations. Et Marc savait exactement quelles pistes il voulait creuser en premier.

La butte aux Cailles, la rue de la Glacière. Il connaissait le coin comme sa poche. Il profita d’un feu rouge pour faire défiler ses contacts sur l’écran de son téléphone et s’arrêta sur celui qu’il cherchait. Mathilde Franssens. Lui-même était surpris d’avoir encore ses coordonnées après toutes ces années.

Il composa le numéro et reconnut avec satisfaction la voix qui lui répondit dès la deuxième sonnerie.

— Marc ! ça fait si longtemps…

— Salut ma belle. Tu vas bien, j’espère ! Toujours à la Sécu ?

— Oui, mais j’ai pu enfin me tirer de la CPAM d’Évry. Je bosse dans le 17e maintenant, centre des Batignolles. Je pars à la retraite en mars.

— Vivement la quille alors. Dis-moi, tant que tu es encore en poste, tu pourrais me faire une recherche sur…

— Je me disais bien que ton appel ne pouvait pas être purement amical.

— … une fille du nom d’Anna Becker ? J’ai son numéro si tu veux bien le noter.

Le feu passa au vert. Tout en redémarrant, il attrapa la photocopie qu’il avait pliée dans sa poche et dicta le numéro de Sécu à Mathilde.

— C’est qui ?

— Vingt-cinq ans, métisse, une belle fille qui termine ses études de médecine. Elle a disparu et je donne un coup de main à sa famille pour la retrouver.

— En free-lance ?

— En bénévole. Tu sais ce qu’on dit : flic un jour, flic toujours.

— Qu’est-ce que tu veux savoir au juste ?

— Je suis preneur de tout ce que tu pourras récupérer.

— OK, je vais voir ce que je peux faire. Je te rappelle.

Marc raccrocha, satisfait. Prochaine étape : Philippe Lelièvre.

En faisant une recherche sur son téléphone, il avait constaté que Lelièvre figurait sur les pages jaunes en tant que dentiste. Son cabinet se situait au même numéro que le logement loué par Anna au tout début des années 2010.

Boulevard de Port-Royal, il aperçut les marquises de verre de la station de RER puis, plus loin encore, la façade végétale de La Closerie des Lilas. Il mit son clignotant pour tourner avenue de l’Observatoire et dépassa la fontaine et sa horde de chevaux marins qui s’ébrouaient au milieu des jets d’eau. Il se gara sous les marronniers, claqua la portière et prit le temps de terminer sa cigarette, le regard flottant de l’autre côté du jardin où les piliers et les croisillons tout en brique rouge du Centre Michelet rappelaient les couleurs chaudes d’Afrique et d’Italie.

En observant distraitement les jeunes enfants qui se défoulaient sur le terrain de jeu, Caradec fut cueilli par ses propres souvenirs. À l’époque où il habitait boulevard Saint-Michel, il lui arrivait de venir jouer ici avec sa fille. Une période bénie dont il n’avait compris la valeur que plus tard. Il cligna des yeux, mais, loin de se dissiper, les images se multiplièrent, d’autres lieux, d’autres joies avec en bande-son le rire de sa fille lorsqu’elle avait cinq ou six ans. Ses glissades en toboggan, ses premiers tours de manège au Sacré-Cœur. Il la revit en train de sauter pour attraper des bulles de savon. Il la revit dans ses bras sur la plage de Palombaggia, les yeux levés vers le ciel à montrer du doigt les cerfs-volants.

Passé un certain âge, un homme n’a plus peur de rien à part ses souvenirs. Où avait-il entendu ça ? essaya-t-il de se remémorer en écrasant sa clope sur le trottoir. Il traversa la rue, sonna à l’entrée de l’immeuble et monta les marches au pas de course. Comme le font certains flics, il avait conservé sa carte qu’il brandit sous les yeux de la jolie brune de l’accueil.

— BRB, mademoiselle, je souhaiterais m’entretenir avec le docteur.

— Je vais le prévenir.

C’était bon de retrouver les vieilles sensations et les réflexes d’autrefois : le mouvement, une certaine façon de s’imposer, l’autorité que constituait le sésame tricolore…

Il patienta debout, accoudé au guichet de la réception. Le cabinet dentaire avait dû être rénové récemment, car il sentait encore la peinture fraîche. C’était un espace qui se voulait à la fois high-tech et chaleureux : comptoir et fauteuils en bois clair, murs de verre et paravent en bambou. En fond sonore, une musique « apaisante » évoquait le reflux des vagues, enrobé de flûte et de harpe romantiques. Insupportable.

Contrairement à ce qu’il s’était imaginé, Lelièvre était un jeune dentiste qui n’avait pas encore franchi le cap de la quarantaine. Tête ronde, cheveux coupés court, lunettes à montures orange qui encerclaient des yeux rieurs. Sa blouse à manches courtes laissait voir un impressionnant tatouage de licorne courant sur son avant-bras.

— Reconnaissez-vous cette femme, docteur ? demanda Caradec après s’être présenté.

Il tendit au médecin son téléphone portable qui affichait une photo récente d’Anna envoyée par Raphaël. Lelièvre répondit sans hésitation :

— Bien sûr. Une étudiante à qui j’ai loué l’une de mes chambres de bonne il y a quatre ou cinq ans. Anna… quelque chose.

— Anna Becker.

— C’est ça : si je me souviens bien, elle faisait sa médecine à la fac Paris-Descartes.

— De quoi vous souvenez-vous d’autre, justement ?

Lelièvre prit le temps de fouiller dans sa mémoire.

— De pas grand-chose. Cette fille, c’était la locataire parfaite. Discrète, jamais un loyer en retard. Elle payait en liquide, mais j’ai tout déclaré au fisc. Si vous en voulez la preuve, je demanderai à mon expert-comptable de vous…

— Ce ne sera pas nécessaire. Elle recevait beaucoup de monde ?

— Personne dont je me rappelle. Elle donnait l’impression de bosser jour et nuit. Mais pourquoi cet interrogatoire, capitaine ? Il lui est arrivé quelque chose ?

Caradec se massa l’arête du nez et éluda la question.

— Une dernière chose, docteur : savez-vous où habitait Anna avant d’être votre locataire ?

— Bien sûr : c’est mon ex-beau-frère qui lui louait une chambre. Le flic fut traversé par un léger courant électrique. Exactement le genre d’information qu’il était venu chercher.

— Manuel Spontini, c’est son nom, compléta le toubib. Après le divorce, il a été obligé de vendre son appartement de la rue de l’Université et la chambre de bonne qui lui était rattachée.

— Celle dans laquelle vivait Anna ?

— C’est ça. Ma sœur savait que je cherchais un locataire. C’est elle qui a donné mes coordonnées à Anna.

— Ce Spontini, où puis-je le trouver ?

— Il tient une boulangerie, avenue Franklin-Roosevelt, mais je vous préviens : c’est un sale type. Ma sœur a attendu trop longtemps avant de le quitter.

2.

Lassé de guetter un taxi porte d’Orléans, je m’étais rabattu sur le bus 68.

— Arrêt rue du Bac ? Vous y serez dans moins de vingt minutes, m’avait promis le chauffeur.

Je me laissai tomber sur un siège. J’étais abasourdi, dévasté, proche du K-O. Je repensais à tout ce que j’avais découvert en quelques heures : la photo des trois cadavres, le demi-million d’euros planqué dans la cloison, les faux papiers. Tout cela était si loin de l’image de la jeune femme que je connaissais : l’étudiante en médecine bûcheuse, la pédiatre modèle, attentive et douce avec les enfants, la compagne joyeuse et sereine. Je me demandais quel événement avait pu faire à ce point dérailler la vie d’Anna.

Je m’efforçai de me ressaisir et profitai du trajet pour potasser le site Internet de ma prochaine destination : le lycée Sainte-Cécile.

Réservée aux filles, l’institution était une structure catholique un peu particulière. Un petit établissement hors contrat ne dépendant pas de l’Éducation nationale, mais qui, à l’inverse de nombreuses « boîtes à bac », obtenait des résultats à l’examen très flatteurs, en particulier dans la section scientifique.

Le côté religieux de l’école n’était pas une posture : en plus de la messe bihebdomadaire et des groupes de prière, les lycéennes devaient participer à une catéchèse tous les mercredis après-midi et prendre part à plusieurs actions caritatives.

Le chauffeur ne m’avait pas menti. Il n’était pas encore 11 heures lorsque j’arrivai rue du Bac.

Saint-Thomas-d’Aquin. Le cœur du Paris chic. Celui de l’aristocratie et de ses hôtels particuliers. Celui des ministères et des immeubles bourgeois en pierre de taille aux toits d’ardoises et aux façades immaculées.

En quelques pas, j’avais rejoint la rue de Grenelle. Je sonnai et montrai mes papiers au concierge. Derrière la lourde porte en arc de cercle se cachait une cour pavée, verte et fleurie, plantée de prunus et de lauriers. Organisée en carré, comme un cloître, elle abritait une fontaine en pierre qui donnait à l’endroit des airs de jardin toscan. Une cloche discrète sonna l’heure du changement de salle. Dans le calme, la cour fut alors traversée par de petits groupes de lycéennes portant des jupes plissées bleu marine et des vestes brodées d’un écusson. La verdure, le murmure du point d’eau et les uniformes catapultaient le visiteur loin de Paris. On était dans les années 1950, tour à tour en Italie, à Aix-en-Provence ou dans un collège anglais.

Pendant quelques secondes, je pensai à la cour de mon lycée. Salvador-Allende, dans l’Essonne. Début des années 1990. À mille lieues de ce cocon. Deux mille élèves parqués dans un enclos de béton. La violence, la drogue, l’horizon bouché. Les profs qui cherchaient tous à se barrer, les rares bons élèves qui se faisaient chambrer et tabasser. Une autre planète. Une autre réalité. Une sale réalité que j’avais fuie en écrivant des histoires.

Je me massai les paupières pour éloigner ces souvenirs et me renseignai auprès d’un jardinier qui arrosait un massif de sauges.

— Le responsable de l’établissement ? Bah ! c’est m’dame Blondel, notre directrice. C’est la dame, là-bas, devant le tableau sous les arceaux.

Clotilde Blondel… Je me souvenais d’avoir lu son nom sur le site Web. Je le remerciai et me dirigeai vers la directrice. C’était la femme que j’avais vue sur la photo de classe trouvée chez Anna. La petite cinquantaine, élancée, vêtue d’un tailleur en tweed léger et d’un polo de coton stretch couleur terre de Sienne. Clotilde Blondel portait bien son nom : blonde, lumineuse, entre Greta Garbo et Delphine Seyrig. À contre-jour, sa silhouette poudroyait dans les particules dorées de cette fin d’été. Comme une apparition céleste.

Sa main était posée sur l’épaule d’une élève. Je profitai de leur aparté pour l’observer davantage. Des traits délicats, sans âge, une grâce naturelle dépourvue d’arrogance. Elle était à sa place dans ce jardin, entre la statue de la Vierge et celle de sainte Cécile. Elle dégageait quelque chose de très maternel : une proximité rassurante, une solidité. La jeune fille à qui elle parlait buvait d’ailleurs ses paroles, énoncées d’une voix à la fois douce et profonde. Dès qu’elles eurent fini leur discussion, je m’approchai pour me présenter :

— Bonjour, madame, je suis…

Un éclat d’émeraude brilla dans ses yeux.

— Je sais parfaitement qui vous êtes, Raphaël Barthélémy.

Déstabilisé, je fronçai les sourcils. Elle continua :

— D’abord parce que je suis l’une de vos lectrices, mais surtout parce que, depuis six mois, Anna n’a que votre nom à la bouche.

Je peinais à cacher ma surprise. Clotilde Blondel semblait s’amuser de ma confusion. De près, elle m’intriguait encore plus. Un visage ciselé, un parfum de lilas, des mèches solaires qui balayaient ses pommettes hautes.

— Madame Blondel, est-ce que vous avez vu Anna récemment ?

— Nous avons dîné ensemble la semaine dernière. Comme tous les mardis soir.

Je tressautai. Depuis que je la connaissais, Anna prétendait passer ses mardis soir à la salle de sport. Mais je n’étais plus à ça près…

Clotilde saisit néanmoins mon malaise.

— Raphaël, si vous êtes là aujourd’hui, c’est que vous savez qui je suis, n’est-ce pas ?

— En fait, pas vraiment. Je suis là parce que je suis inquiet pour Anna.

Je lui tendis la pochette plastifiée.

— C’est cette photo qui m’a permis de remonter jusqu’à vous.

— Où avez-vous trouvé ça ?

— Dans l’appartement d’Anna. Elle a forcément une signification puisque c’est le seul cliché qu’elle garde chez elle.

Elle fit mine de s’offusquer :

— Vous avez fouillé chez elle sans sa permission ?

— Laissez-moi vous expliquer.

En quelques phrases, je la mis au courant de la disparition d’Anna, tout en passant sous silence les raisons de notre altercation.

Elle m’écouta sans s’émouvoir.

— Si je comprends bien, vous vous êtes disputé avec votre fiancée. Et pour vous donner une leçon, elle est rentrée sans vous à Paris. J’espère au moins que ça vous mettra du plomb dans la cervelle.

Je n’étais pas décidé à me laisser faire :

— Je pense que vous sous-estimez la gravité de la situation. La raison de ma présence ici dépasse le cadre de la dispute conjugale.

– À l’avenir, je vous conseille fortement d’éviter de fouiller dans ses affaires. Je connais Anna et je vous garantis que c’est le genre de choses qu’elle ne va pas apprécier.

Sa voix avait changé, plus dense, plus rauque, moins fluide.

— Je crois, moi, que j’ai eu raison d’agir comme je l’ai fait.

Une goutte d’encre noire se dilua dans ses pupilles, éteignant l’éclat de son regard.

— Reprenez votre photo et partez !

Elle tourna les talons, mais j’insistai :

— J’aimerais au contraire vous parler d’une autre photo.

Comme elle s’éloignait, je haussai la voix pour faire claquer ma dernière question :

— Madame Blondel, est-ce qu’Anna vous a déjà montré un cliché représentant trois corps carbonisés ?

Quelques lycéennes se retournèrent. La directrice fit volte-face.

— Je crois qu’il vaut mieux que nous montions dans mon bureau.

3.

Huitième arrondissement.

Caradec alluma son clignotant, abaissa son pare-soleil et se gara sur une zone de livraison, place Saint-Philippe-du-Roule.

La maison Spontini tenait boutique dans un emplacement vitré tout en longueur à l’angle de la rue de La Boétie et de l’avenue Franklin-Roosevelt. Store couleur chocolat, lambrequin doré : la boulangerie-pâtisserie se voulait haut de gamme, proposant un éventail sophistiqué de pains et de viennoiseries. Marc passa la porte et observa les vendeuses qui, dans ce quartier d’affaires, se préparaient au coup de feu de midi, disposant derrière les vitrines sandwichs, tartes aux légumes et salades sous vide. Le spectacle réveilla sa faim. Le retour inopiné de Raphaël lui avait fait sauter son petit déjeuner et il n’avait rien avalé depuis la veille. Il commanda un sandwich au jambon de Parme et demanda à parler à Manuel Spontini. D’un geste du menton, la serveuse le renvoya vers le bistrot d’en face.

Caradec traversa la rue. Installé en terrasse, en manches de chemise, Manuel Spontini lisait L’Équipe devant un demi de bière. Un cigarillo à la bouche, des Ray-Ban sur le nez, il arborait rouflaquettes et cheveux en broussaille qui lui donnaient des airs du Jean Yanne des films de Chabrol ou de Pialat.

— Manuel Spontini ? On peut discuter trois minutes ?

Caradec s’imposa par surprise, s’asseyant devant lui, posant ses coudes sur la table comme pour le défier au bras de fer.

— Mais… qui êtes-vous, bon Dieu ? glapit le boulanger dans un mouvement de recul.

— Capitaine Caradec, BRB. Je mène une enquête sur Anna Becker.

— Connais pas.

Impassible, Marc lui présenta la photo d’Anna sur l’écran de son téléphone.

— Jamais vue.

— Je te conseille de regarder plus attentivement.

Spontini soupira et se pencha sur l’écran.

— Belle petite poupée black ! Je me la taperais bien.

Avec une vitesse foudroyante, Caradec saisit Spontini par les cheveux et lui plaqua la tête sur la table en métal, faisant valser le verre de bière qui se brisa sur le trottoir.

Les cris du boulanger attirèrent le garçon de café.

— J’appelle la police !

— C’est moi la police, petit ! répliqua Marc en dégainant sa carte de sa main libre. Apporte-moi plutôt un Perrier.

Le serveur détala. Caradec relâcha son étreinte.

— Tu as failli me péter le nez, putain ! geignit Spontini.

— Ta gueule. Parle-moi d’Anna, je sais que tu lui as loué une chambre. Raconte-moi.

Spontini attrapa une poignée de serviettes en papier pour éponger le sang qui coulait de sa narine gauche.

— Elle s’appelait pas comme ça.

— Explique.

— Son nom, c’était Pagès. Pauline Pagès. Comme on abat un atout à la belote, Caradec jeta sur la table la fausse carte d’identité d’Anna.

Spontini prit le document et l’observa.

— Ouais, c’est cette carte qu’elle m’a montrée la première fois que je l’ai vue.

— C’était quand ?

— J’en sais rien.

— Fais un effort.

Alors qu’on apportait à Marc son Perrier, Spontini replongea dans ses souvenirs. Après avoir mouché du sang, il se mit à réfléchir à voix haute :

— L’élection de Sarko à la présidentielle, c’était quand ?

— Mai 2007.

— Ouais. Dans l’été qui a suivi, il y a eu un violent orage sur Paris qui a inondé notre immeuble. Il a fallu refaire une partie du toit et rénover les chambrettes. Le chantier a été terminé à l’automne. J’ai mis une annonce dans mes trois magasins. Et ta jolie Barbie métisse a été la première à se présenter.

— Donc, c’était quel mois ?

— Octobre, je dirais. Fin octobre 2007. Au plus tard, début novembre.

— Le loyer, tu le déclarais ?

— Tu m’as bien regardé, mec ? Avec tout ce qu’on nous rackette, tu voudrais que je déclare une chambre de douze mètres carrés ? C’était du black, 600 euros cash par mois, à prendre ou à laisser. Et la fille a toujours payé.

— En 2007, elle était mineure. Elle devait avoir seize ans.

— Ce n’est pas ce que disaient ses papiers.

— Ses papiers étaient faux et tu t’en doutais.

Manuel Spontini haussa les épaules.

— Qu’elle ait eu quinze ans ou dix-neuf, je ne vois pas ce que ça change. Je n’ai pas cherché à la sauter. Je lui ai juste loué une chambre.

Agacé, il fit grincer sa chaise sur le goudron et essaya de se lever, mais Caradec le retint par le bras.

— La première fois que tu l’as vue, elle était comment ?

— J’en sais rien, bordel ! ça remonte à presque dix ans !

— Plus vite tu me réponds, plus vite on en aura terminé.

Spontini poussa un long soupir.

— Un peu craintive, un peu à l’ouest. D’ailleurs, les premières semaines, je crois qu’elle ne quittait presque jamais sa piaule. Comme si elle avait peur de tout.

— Continue. Lâche-moi encore deux ou trois infos et je me tire.

— Chais pas… Elle disait qu’elle était américaine, mais qu’elle venait à Paris pour faire ses études supérieures.

— Comment ça, américaine ? Tu l’as crue ?

— Elle avait un accent yankee en tout cas. La vérité, c’est que je m’en foutais. Elle m’a versé trois mois de loyer d’avance, c’est tout ce qui m’importait. Elle prétendait que c’étaient ses parents qui payaient.

— Ses parents, tu les as rencontrés ?

— Non, je n’ai jamais rencontré personne. Ah ! si… une blonde un peu bourge qui venait lui rendre visite quelquefois. La quarantaine, le genre « tailleur cul serré ». Celle-là, je me la serais bien enfilée par contre. Le genre Sharon Stone ou Geena Davis, tu vois le truc ?

— Tu connais son nom ?

Le boulanger secoua la tête. Caradec enchaîna :

— Revenons à la fille. Elle aurait pu tremper dans un truc louche ?

— Comme quoi ?

— Drogue ? Prostitution ? Racket ?

Spontini ouvrit des yeux ronds.

— Je crois que tu n’y es pas du tout, mec. Si tu veux mon avis, c’était juste une fille qui voulait étudier et vivre tranquille. Une fille qui ne voulait plus qu’on l’emmerde.

D’un signe de la main, Marc libéra le boulanger. Lui-même resta encore un instant assis sur sa chaise, digérant les informations qu’il venait de glaner. Il allait repartir lorsque son téléphone vibra. Mathilde Franssens. Il décrocha.

— Tu as mes infos.

— J’ai trouvé le dossier d’Anna Becker, oui. Mais ça ne correspond pas du tout à ce que tu m’en as dit. Si j’en crois mes données, cette fille est…

4.

— J’ai toujours redouté ce moment. Je savais qu’il viendrait, mais je ne pensais pas qu’il prendrait cette forme.

Clotilde Blondel était assise derrière un plateau de verre posé sur deux tréteaux chromés. Dominant la cour, son bureau à la décoration contemporaine tranchait avec le côté séculaire de Sainte-Cécile. Je m’étais attendu à des meubles du XVIIIe et une bibliothèque aux rayonnages débordant de Pléiade et de vieilles bibles reliées. Je me retrouvais dans une pièce dépouillée aux murs blancs. Sur le bureau, un ordinateur portable, un smartphone dans un étui de cuir, un cadre photo en bois clair, la reproduction d’une statuette sensuelle de Brancusi.

— Madame Blondel, depuis quand connaissez-vous Anna ?

La directrice me regarda droit dans les yeux, mais, au lieu de me répondre, elle me lança comme un avertissement :

— Anna est follement amoureuse de vous. C’est la première fois que je la vois éprise de quelqu’un. Et j’espère pour vous que vous méritez cet amour.

Je répétai ma question, mais elle l’ignora à nouveau.

— Lorsque Anna m’a demandé mon avis, je lui ai conseillé de vous avouer la vérité, mais elle avait peur de votre réaction. Peur de vous perdre…

Un silence. Puis elle murmura comme pour elle-même :

— Sábato avait sans doute raison : « La vérité est parfaite pour les mathématiques et la chimie, mais pas pour la vie. »

Je m’agitai dans mon fauteuil. À l’évidence, Clotilde Blondel savait beaucoup de choses. Pour la mettre en confiance, je décidai de ne rien lui cacher et lui racontai tout ce que j’avais trouvé chez Anna : les 400 000 euros et les fausses cartes d’identité aux noms de Magali Lambert et de Pauline Pagès.

Elle m’écouta sans marquer de surprise, comme si je lui rappelais un simple souvenir oublié qui refaisait surface, charriant avec lui un parfum inquiétant.

— Pauline Pagès. C’est sous ce nom que s’est présentée Anna la première fois que je l’ai vue. Nouveau silence. Elle se saisit d’un sac à main posé sur un tabouret à côté d’elle et en sortit un paquet de cigarettes longues et fines. Elle en alluma une avec un briquet laqué.

— C’était le 22 décembre 2007. Un samedi après-midi. Je me rappelle précisément la date parce que c’était le jour de la fête de Noël de l’école. Un moment très important pour notre institution : chaque année, nous réunissons nos élèves et leurs parents pour célébrer ensemble la naissance du Christ.

Sa voix avait à présent des intonations denses et granuleuses. Une voix de fumeuse.

— Ce jour-là, il neigeait, reprit-elle en exhalant des volutes de fumée mentholée. Je me souviendrai toute ma vie de cette jeune fille, belle comme le diable, qui débarquait de nulle part, sanglée dans son imperméable mastic.

— Qu’est-ce qu’elle vous a dit ?

— Avec un léger accent qu’elle essayait de masquer, elle m’a raconté une histoire. Une histoire qui se tenait ou presque. Elle prétendait être la fille de coopérants français expatriés au Mali. Elle m’a dit qu’elle avait fait une bonne part de sa scolarité au collège et lycée français de Bamako, mais que ses parents souhaitaient qu’elle passe son bac à Paris. C’était pour cette raison qu’ils voulaient l’inscrire à Sainte-Cécile. Pour accompagner cette demande, elle m’a tendu une enveloppe contenant une année de frais de scolarité, soit environ 8 000 euros.

— Toute son histoire était fausse ?

— Entièrement. J’ai appelé le lycée français de Bamako pour qu’il me faxe son exeat, un certificat de radiation indispensable pour inscrire un nouvel élève. Ils n’avaient jamais entendu parler d’elle.

Je nageais en plein brouillard. Plus j’avançais dans mes investigations, plus l’image d’Anna se dérobait. Clotilde Blondel écrasa sa cigarette.

— Le lendemain, je me suis rendue à l’adresse qu’Anna m’avait indiquée : une chambre de bonne qu’elle louait rue de l’Université. J’ai passé la journée avec elle et j’ai tout de suite compris que c’était le genre de personne que vous ne croisez qu’une fois dans votre vie. Un être solitaire, mi-femme, mi-enfant, en quête de reconstruction, mais déterminé à réussir. Elle n’était pas venue à Sainte-Cécile par hasard : elle avait un projet professionnel précis, devenir médecin, une intelligence hors normes et de grandes capacités de travail qui avaient besoin d’un cadre pour s’épanouir.

— Donc, qu’avez-vous décidé ?

Quelqu’un frappa à la porte de son bureau : le proviseur adjoint qui se débattait avec un problème de gestion des emplois du temps. Clotilde lui demanda de patienter un instant. Au moment où il refermait la porte, elle m’interrogea :

— Raphaël, vous connaissez l’Évangile de Matthieu ? « Étroite est la porte, resserré le chemin qui mène à la vie, et il y en a peu qui les trouvent. » C’était mon devoir de chrétienne d’aider Anna. Et l’aider, à ce moment-là, signifiait la cacher.

— La cacher de qui ?

— De tout le monde et de personne. C’est justement là que résidait la difficulté.

— Concrètement ?

— Concrètement, j’ai accepté de scolariser Anna sans l’inscrire sur les registres de l’académie pour qu’elle puisse terminer son année scolaire de première avec nous.

— Sans lui poser davantage de questions ?

— Je n’avais pas besoin de lui poser de questions. J’avais découvert son secret par moi-même.

— Et c’était quoi ?

Je retins mon souffle. Enfin, j’effleurais la vérité. Mais Clotilde Blondel doucha mes illusions :

— Ce n’est pas à moi de vous le dire. J’ai juré à Anna que je ne révélerais pas son passé. Et c’est une promesse que je ne trahirai jamais.

— Vous pourriez m’en dire un peu plus.

— Inutile d’insister. Vous n’obtiendrez rien de plus de moi de ce côté-là. Croyez-moi, si un jour vous devez apprendre son histoire, il sera préférable que ce soit de sa propre bouche et non de celle de quelqu’un d’autre.

Je réfléchissais à ce qu’elle venait de me dire. Quelque chose ne collait pas.

— Avant de pouvoir vivre de mes romans, j’ai été prof quelques années. Je connais le système : en classe de première, vous ne pouvez pas passer les épreuves anticipées du bac si vous n’êtes inscrit nulle part.

Elle hocha la tête.

— Vous avez raison, Anna n’a pas passé ces épreuves cette année-là.

— Mais c’était reculer pour mieux sauter, le problème restait entier pour la terminale, non ?

— Oui, cette fois, plus moyen de se dérober. Si Anna voulait faire des études supérieures, elle devait réussir son bac.

Elle alluma une autre cigarette et tira plusieurs bouffées fébriles avant de poursuivre :

— Pendant l’été qui a précédé la rentrée scolaire, j’étais désespérée. Cette histoire me rendait malade. Désormais, je considérais Anna comme faisant partie de ma famille. Je lui avais promis de l’aider, mais j’étais face à un problème en apparence insoluble et nous courions à la catastrophe.

Elle baissa les yeux. Son visage s’était crispé, donnant l’impression de revivre ces moments douloureux.

— Mais il y a toujours une solution et, comme bien souvent, elle se trouve devant vos yeux.

Joignant le geste à la parole, elle souleva le cadre photo posé sur le bureau devant elle. Je pris l’objet qu’elle me tendait et scrutai le cliché sans comprendre.

— Qui est-ce ? demandai-je.

— Ma nièce. La véritable Anna Becker.

5.

Marc Caradec fonçait.

Depuis qu’il avait quitté Paris, le flic avalait les kilomètres sans se préoccuper du Code de la route. Il voulait, il devait vérifier de visu les informations de Mathilde Franssens, son amie de la Sécu.

Il klaxonna un poids lourd qui essayait d’en doubler un autre et se rabattit au dernier moment pour attraper la sortie de l’autoroute. La spirale de la bretelle en béton lui donna l’impression que sa voiture plongeait dans le vide. Vertige. Oreilles qui bourdonnent. Le sandwich qu’il avait avalé en conduisant lui avait donné la nausée. Pendant quelques secondes, il se sentit perdu au milieu du nœud autoroutier, puis il retrouva progressivement ses esprits, se raccrochant aux indications fournies par son GPS.

Un rond-point à l’entrée de Châtenay-Malabry puis une route étroite qui partait vers le bois de Verrières. Marc ne se détendit pleinement qu’à mesure que la nature gagnait sur le béton. Il baissa sa vitre lorsqu’il se retrouva entouré par les châtaigniers, les noisetiers et les érables. Une dernière portion de route sablonneuse et l’édifice surgit devant lui.

Il gara le Range Rover sur une aire de parking en gravier stabilisé et claqua la portière. Les mains derrière le dos, il resta quelques instants à contempler le bâtiment issu d’un mélange déroutant entre vieilles pierres et matériaux plus modernes : verre, métal, béton translucide. L’ancien hospice, deux fois centenaire, avait été modernisé (massacré, pensa Caradec) par l’installation sur les toits de panneaux solaires photovoltaïques et d’un mur végétalisé.

Le flic se dirigea vers l’entrée de la structure. Hall presque désert, personne derrière le comptoir d’accueil. Il feuilleta les prospectus qui se trouvaient devant lui et qui présentaient l’établissement.

Le foyer d’accueil médicalisé Sainte-Barbe accueillait une cinquantaine de patients polyhandicapés ou atteints de syndromes autistiques. Des accidentés de la vie n’étant plus autonomes et dont l’état de santé nécessitait des soins constants.

— Je peux vous aider ?

Caradec se retourna en direction de la voix qui l’interpellait. Une jeune femme en blouse blanche était en train d’insérer des pièces de monnaie dans un distributeur.

— Police. Marc Caradec, capitaine à la BRB, se présenta-t-il en la rejoignant.

— Malika Ferchichi, je suis l’une des aides médico-psychologiques du foyer.

La beurette appuya sur le bouton pour récupérer son soda, mais la machine se bloqua.

— Encore HS ! Bon sang, ce truc a déjà dû me piquer l’équivalent d’une demi-paie !

Marc empoigna l’appareil et se mit à le secouer. Au bout de quelques secondes de ce traitement, la canette finit par tomber dans le sas de récupération.

— Au moins, vous aurez celle-là, dit-il en lui tendant son Coca Zero.

— Je vous dois un service.

– Ça tombe bien, parce que j’en ai un à vous demander. Je suis ici pour vérifier des informations sur une de vos patientes.

Malika décapsula sa boisson et en prit une gorgée.

Pendant qu’elle buvait, le flic détailla sa peau mate, sa bouche ourlée de rose, son chignon strict, ses yeux taillés dans du saphir.

— J’aurais aimé vous renseigner, mais vous savez très bien que je n’en ai pas le droit. Adressez-vous au directeur qui…

— Attendez, pas la peine de mettre en branle toute la machine administrative pour un simple contrôle.

Malika le regarda d’un air goguenard.

— Bien sûr, comme ça, vous pouvez agir tranquillement hors procédure !

Elle prit une nouvelle gorgée.

— Je connais les petites ruses des flics. Mon père est « de la maison », comme vous dites.

— Il bosse dans quel service ?

— Brigade des stups.

Caradec réfléchit un instant.

— Vous êtes la fille de Selim Ferchichi ?

Elle hocha la tête.

— Vous le connaissez ?

— De réputation.

Malika regarda sa montre.

— Il faut que je retourne travailler. Ravie d’avoir fait votre connaissance, capitaine.

Sa canette à la main, elle s’éloigna dans un couloir de lumière, mais Caradec la rattrapa.

— La patiente dont je vous parle s’appelle Anna Becker. Vous pouvez juste me conduire à elle ?

Ils traversèrent un patio étroit encombré d’une profusion de plantes grasses, de haies de bambous, de cactus et de palmiers nains.

— Si vous avez l’intention de l’interroger, vous vous mettez le doigt dans l’œil.

Ils arrivèrent dans un jardin ensoleillé qui ouvrait sur la forêt. Des patients et des aides-soignants terminaient leur repas sous l’ombre des érables et des bouleaux.

— Je vous promets que je ne chercherai pas à l’interroger, je veux seulement savoir si…

Malika pointa son index vers la forêt.

— C’est elle, là-bas, dans le fauteuil. Anna Becker.

Caradec mit sa main en visière pour se protéger de la luminosité. Assise dans un fauteuil électrique, une jeune femme d’une vingtaine d’années regardait le ciel, un casque sur les oreilles.

Engoncée dans un pull à col roulé, elle avait un visage hexagonal étoffé de cheveux blond-roux retenus par des barrettes de petite fille. Derrière des lunettes de couleur, ses yeux étaient immobiles, perdus dans le vague.

Malika reprit la parole :

— C’est son occupation favorite : écouter des livres audio.

— Pour s’évader ?

— Pour voyager, pour apprendre, pour rêver. Il lui en faut au moins un par jour. Vous allez m’arrêter si je vous dis que je lui en télécharge des tonnes sur Internet ?

— De quoi souffre-t-elle exactement ?

Le flic sortit son carnet pour relire ses notes.

— On m’a parlé de la maladie de Friedrich, c’est ça ?

— L’ataxie de Friedreich, corrigea Malika. C’est une maladie neuro-dégénérative. Une affection génétique rare.

— Vous connaissez Anna depuis longtemps ?

— Oui, je faisais des remplacements au centre médico-éducatif de la rue Palatine où elle est restée jusqu’à ses dix-neuf ans.

Mal à l’aise, Caradec chercha son paquet de clopes dans la poche de son blouson.

– À quel âge a-t-elle été diagnostiquée ?

— Très tôt. Je dirais vers huit ou neuf ans.

— Cette maladie, ça se manifeste comment ?

— Des troubles de l’équilibre, la colonne vertébrale qui se tord, les pieds qui se déforment, la coordination des membres qui fout le camp.

— Chez Anna, comment les choses ont-elles évolué ?

— Offrez-moi une cigarette.

Marc s’exécuta et se pencha vers la jeune femme pour la lui allumer. Une odeur fraîche montait de son corps : citron, muguet, basilic. Une onde verte, troublante et excitante.

Elle porta la cigarette à ses lèvres, en aspira une bouffée avant de poursuivre :

— Anna a perdu assez tôt l’usage de la marche. Puis, vers l’âge de treize ans, la maladie s’est à peu près stabilisée. Ce que vous devez bien comprendre, c’est que l’ataxie de Friedreich n’attaque pas les capacités intellectuelles. Anna est une jeune femme brillante. Elle n’a pas fait d’études au sens classique du terme, mais jusqu’à très récemment elle passait ses journées devant un ordinateur à suivre les MOOC[1] de développement informatique.

— Mais la maladie a repris sa progression, enchaîna Caradec.

Malika approuva de la tête.

– À partir d’un certain stade, on redoute surtout les complications cardiaques et respiratoires, comme les cardiomyopathies qui épuisent le cœur.

Caradec poussa un grognement et respira bruyamment. Il sentit la colère monter en lui. La vie était une vraie salope. Lors de la distribution des cartes, elle servait à certains un jeu trop difficile à jouer. Cette injustice lui enflamma le cœur. Il ne la découvrait pas, mais, depuis ce matin, il était redevenu plus vulnérable. À fleur de peau. C’était comme ça quand il était pris par une enquête. Les sentiments, le désir, la violence décuplaient en lui. Un volcan avant l’éruption.

Malika devina son trouble.

— Même s’il n’existe pas de véritable traitement, nous essayons d’assurer aux patients la meilleure qualité de vie possible. Les séances de kiné, d’ergothérapie, d’orthophonie, de psychothérapie sont très utiles. C’est tout le sens de mon boulot.

Marc restait silencieux, immobile, laissant sa cigarette se consumer entre ses doigts. Comment une telle substitution d’identité avait-elle été possible ? Certes, du point de vue de la sécurisation des informations, il était bien placé pour savoir que l’assurance maladie était une grande passoire (des dizaines de millions d’euros de fraude, une carte vitale qui n’avait aucune crédibilité…), mais il n’avait jamais eu connaissance d’un stratagème aussi élaboré.

— Cette fois, il faut vraiment que j’y aille, le prévint Malika.

— Je vous laisse mon portable au cas où.

Tandis qu’il notait son numéro pour Malika, Marc posa une dernière question :

— Est-ce qu’Anna reçoit beaucoup de visites ?

— Essentiellement sa tante, Clotilde Blondel, qui vient la voir tous les deux jours, ainsi qu’une autre jeune femme : métisse, les cheveux raides, toujours bien sapée. Caradec lui montra l’écran de son téléphone.

— Oui, c’est elle, confirma Malika. Vous connaissez son nom ?

5 La petite Indienne et les cow-boys

Le monde […] est une lutte sans fin entre un souvenir et un autre souvenir, qui lui est opposé.

Haruki MURAKAMI

1.

Le taxi me déposa à l’angle du boulevard Edgar-Quinet et de la rue d’Odessa. Coup d’œil à ma montre. Bientôt midi. Dans dix minutes, les bataillons d’employés qui travaillaient dans le quartier déferleraient et les places au soleil seraient chères. Mais pour quelques instants encore, il était possible d’obtenir une table. J’en trouvai une en terrasse chez Colombine et Arlequin, le café de la place.

Je commandai une bouteille d’eau et un ceviche de daurade. Je venais souvent ici pour manger sur le pouce ou pour écrire, et la plupart des serveurs me connaissaient. À toutes les tables et sur les trottoirs, l’été se prolongeait : lunettes de soleil, manches courtes et jupes légères. Les quelques arbres de la placette ne pouvaient pas lutter face au cagnard qui écrasait l’asphalte. Dans le Sud, on aurait ouvert les parasols, mais à Paris, on avait tellement peur que ça ne dure pas qu’on était prêt à risquer l’insolation.

Je fermai les yeux et laissai à mon tour le soleil inonder mon visage. Comme si ce shoot de lumière et de chaleur avait le pouvoir de me remettre les idées en place.

J’avais eu longuement Caradec au téléphone. Nous avions échangé nos informations et prévu de nous retrouver ici pour faire le point. En attendant son arrivée, je sortis mon notebook et ouvris mon écran. Pour ordonner mes pensées, j’avais besoin de prendre des notes, d’écrire des dates, de poser des hypothèses « sur le papier ».

Il ne faisait plus aucun doute à présent que la femme que j’aimais n’était pas la personne qu’elle prétendait être. En empruntant deux pistes différentes, Marc et moi avions réussi à remonter la trace d’Anna — qui ne s’appelait pas Anna — jusqu’à l’automne 2007.

Je lançai mon traitement de texte et décidai de synthétiser l’essentiel de nos découvertes :

Fin octobre 2007 : une jeune fille d’environ 16 ans (venue des États-Unis ?) débarque à Paris avec plus de 400 000 euros en cash. Elle cherche à se cacher, trouve refuge dans une chambre de bonne qu’elle loue en liquide à un propriétaire peu scrupuleux. Elle est traumatisée par un événement qu’elle vient de vivre, mais elle est suffisamment dégourdie pour se procurer de faux papiers. D’abord de très mauvaise qualité et plus tard de bien meilleure facture.

En décembre, elle se présente dans un établissement catholique, l’institution Sainte-Cécile, où elle réussit à se faire scolariser et à passer son bac en endossant l’identité d’Anna Becker, la nièce de Clotilde Blondel, la directrice du lycée.

Cette substitution d’identité est un coup de maître : clouée dans un fauteuil roulant, vivant dans un foyer pour handicapés, la véritable Anna Becker ne voyage pas, ne conduit pas, ne poursuit pas d’études.

En 2008, munie d’une déclaration de perte ou de vol, la « fausse » Anna se présente à la mairie pour faire refaire son passeport et sa carte d’identité. Dès lors, l’illusion est parfaite. « Anna » détient de véritables papiers avec sa propre photo et habite pleinement une identité qui n’est pas la sienne. Bien qu’elle possède un numéro de Sécurité sociale, elle est prudente et respecte sans doute scrupuleusement certaines règles : toujours payer elle-même ses consultations médicales et ses médicaments pour que la Sécu ne s’intéresse pas de trop près à elle.

Je levai la tête de mon ordinateur tandis que le serveur apportait mon plat. Je pris une gorgée d’eau et une bouchée de daurade. Deux femmes se partageant la même identité : le subterfuge mis en place par Clotilde Blondel était osé, mais suffisamment solide pour durer depuis dix ans. Notre enquête n’avait pas été vaine, pourtant, à ce stade, elle n’avait soulevé que des questions sans réponse. Je les notai à la volée sur mon écran :

— Qui est réellement « Anna » ?

— D’où proviennent les 400 000 euros trouvés chez elle ?

— Qui sont les trois corps carbonisés sur la photo ? Pourquoi « Anna » s’accuse-t-elle de leur mort ?

— Pourquoi a-t-elle disparu juste après avoir commencé à me révéler une partie de la vérité ?

— Où se trouve-t-elle à présent ?

Machinalement, je ne pus m’empêcher de composer une nouvelle fois son numéro. Pas de miracle : toujours le message d’accueil que j’avais dû subir cinquante fois depuis la veille.

C’est alors qu’une idée fusa dans mon esprit.

2.

Six ans plus tôt, alors que j’étais à New York pour des repérages, j’avais perdu mon téléphone portable dans un taxi. Je rentrais à mon hôtel après une soirée au restaurant et je ne m’étais pas aperçu tout de suite de ma gaffe. Le temps que j’en prenne conscience et que j’appelle la compagnie de taxis, il était trop tard : l’un des clients que le chauffeur avait chargés après moi avait trouvé mon portable et s’était bien gardé de le signaler. À tout hasard, je lui envoyai un SMS depuis le téléphone de mon attachée de presse. Une heure plus tard, je reçus un appel d’une personne s’exprimant dans un anglais aléatoire me proposant de me rendre mon appareil contre la somme de 100 dollars. Cédant à la facilité, j’avais accepté la proposition. Rendez-vous fut pris dans un café de Times Square, mais à peine étais-je arrivé sur les lieux que mon maître chanteur m’appelait pour me dire que le prix avait changé. Il désirait à présent 500 dollars, à lui remettre à une adresse dans le Queens. J’avais alors agi comme j’aurais dû le faire depuis le début : je racontai mon histoire aux deux premiers flics que je croisais. En quelques minutes, ils tracèrent mon portable grâce à la plate-forme de géolocalisation, arrêtèrent mon voleur et me restituèrent mon téléphone.

Pourquoi ne pas procéder de la même manière avec celui d’Anna ?

Parce qu’il est probablement éteint ou que sa batterie est déchargée…

Essaie quand même.

Mon ordinateur était toujours ouvert devant moi. Je demandai au serveur le code pour me connecter au Wi-Fi du café, puis me rendis sur le site de cloud computing du fabricant. La première étape ne posait pas de difficulté : il suffisait de rentrer son identifiant, autrement dit son adresse e-mail. J’inscrivis celle d’Anna, mais butai sur la deuxième marche : son mot de passe.

Je ne perdis pas de temps à essayer des codes au petit bonheur la chance. Ce type de truc ne marche que dans les films et les séries télé. Je cliquai sur le lien « Mot de passe oublié », qui ouvrit une nouvelle page Web m’invitant à répondre aux deux questions de sécurité qu’Anna avait paramétrées lors de la création de son identifiant.

+ Quel était le modèle de votre premier véhicule ?
+ Quel est le premier film que vous avez vu au cinéma ?

La première question était facile. Anna n’avait jamais possédé qu’une seule voiture dans sa vie : une Mini couleur « marron glacé » qu’elle avait achetée d’occasion deux ans auparavant. Même si elle ne l’utilisait pas beaucoup, elle adorait ce petit cabriolet. Chaque fois qu’elle en parlait, elle ne disait pas « la Mini » ou « le cabriolet », mais « la Mini Cooper ». C’est donc cette réponse que je tapai dans la case correspondante. Et j’étais sûr de mon coup.

Place à la seconde question.

Nous n’étions pas toujours d’accord côté cinéma. J’aimais Tarantino, les frères Cohen, Brian De Palma, les vieux thrillers et les pépites de série B. Elle préférait des trucs plus intellos, tendance Télérama : Michael Haneke, les frères Dardenne, Abdellatif Kechiche, Fatih Akın, Krzysztof Kieslowski.

Cela ne m’avançait guère : rares sont les enfants qui entament leur initiation cinématographique par Le Ruban blanc ou La Double Vie de Véronique.

Je pris le temps de la réflexion. À quel âge pouvait-on emmener ses enfants au cinéma ? Je me souvenais très bien de ma première fois : l’été 1980, Bambi, au cinéma L’Olympia, rue d’Antibes, à Cannes. J’avais six ans et j’avais prétendu avoir une poussière dans l’œil pour justifier mes pleurs au moment de la mort de la mère du faon. Salaud de Walt Disney.

« Anna » avait aujourd’hui vingt-cinq ans. Si elle avait vu son premier film à six ans, c’était en 1997. Je consultai les succès de cette année-là sur Wikipédia et un film me sauta aux yeux : Titanic. Succès planétaire. Pas mal de gamines de l’époque avaient dû tanner leurs parents pour aller voir Leo. Persuadé d’avoir trouvé, je tapai le titre du film à la vitesse de l’éclair, validai et…

Les réponses que vous avez fournies ne correspondent pas à celles qui figurent dans nos dossiers. Veuillez vérifier vos informations personnelles et réessayer.

Déception. Je m’étais enflammé trop vite et, à présent, il ne me restait plus que deux essais avant que le système ne se bloque.

Sans me précipiter, je posai les choses à plat. Anna et moi n’étions pas de la même génération. Sans doute était-elle allée au cinéma avant ses six ans, mais à quel âge ?

Google. Mes doigts sur le clavier. « À quel âge emmener ses enfants au cinéma ? » Des dizaines de pages s’affichèrent. Essentiellement des forums consacrés à la famille et des magazines féminins. Je parcourus les premiers sites. Un consensus semblait se dégager ; deux ans, c’était trop tôt, mais on pouvait tenter le coup à trois ou quatre ans.

Retour à Wikipédia. 1994. Anna a trois ans et ses parents l’emmènent voir… Le Roi Lion, le plus gros succès pour enfants de cette année-là.

Nouvel essai… et nouvel échec.

Bordel ! L’horizon s’obscurcissait. Plus de droit à l’erreur. Je m’étais fait des illusions. Le jeu paraissait facile, mais il y avait trop de possibilités, trop de paramètres à prendre en compte. Jamais je ne parviendrais à récupérer le mot de passe d’Anna.

Un dernier essai pour la gloire. 1995. Anna a quatre ans. Je fermai les yeux pour essayer de me l’imaginer à cet âge. Une petite fille apparut dans mon esprit. Peau mate, traits fins, regard émeraude presque translucide, sourire timide. C’est la première fois qu’elle va au cinéma. Et ses parents l’emmènent voir… Nouveau coup d’œil à l’encyclopédie en ligne. Cette année-là, c’est le génial Toy Story qui a écrasé le box-office. Je tapai la réponse et posai le doigt sur la touche pour valider. Avant d’appuyer, je fermai les yeux une dernière fois. La petite fille était toujours là. Nattes noires, salopette en jean, sweat-shirt coloré, chaussures immaculées. Elle est contente. Parce que ses parents l’emmènent voir Toy Story ? Non, ça ne cadrait pas avec la Anna que je connaissais. Je revins en arrière et relançai le film. Noël 1995. Anna a presque cinq ans. C’est la première fois qu’elle va au cinéma et c’est elle qui a choisi le film. Parce qu’elle est déjà intelligente et indépendante. Elle sait ce qu’elle veut. Un beau dessin animé dans lequel elle pourra s’identifier à l’héroïne et apprendre des choses. À nouveau je parcourus la liste des succès de l’année, guettant la voix intérieure de la petite fille. Pocahontas. La fille de la tribu des Powhatans à qui les dessinateurs de Disney avaient donné les traits de Naomi Campbell. Un frisson me transperça. Avant même de valider la réponse, je fus persuadé d’avoir trouvé. J’entrai les dix lettres magiques et une nouvelle page Web apparut me permettant de reconfigurer le mot de passe. Yes ! Cette fois, c’était la bonne. Je lançai l’application de géolocalisation du téléphone et, au bout de quelques secondes, un point bleu pâle clignota sur mon écran.

3.

Mes mains tremblaient. Mon cœur cognait. J’avais eu raison de persévérer. Un message m’indiquait que le téléphone d’Anna était hors ligne, mais que le système gardait en mémoire pendant vingt-quatre heures la dernière position connue de l’appareil.

Les charmes détestables de la surveillance globale…

Je fixai le cercle qui scintillait au milieu de la Seine-Saint-Denis. À première vue, une sorte de zone industrielle entre Stains et Aulnay-sous-Bois.

J’écrivis un SMS à Caradec (Tu es encore loin ?), auquel il répondit dans la foulée (Boulevard Saint-Germain, pourquoi ?).

Grouille ! J’ai une piste sérieuse.

En l’attendant, je fis une copie d’écran et notai l’adresse qui s’affichait, avenue du Plateau, Stains, Île-de-France. Puis je basculai en mode satellite et zoomai au maximum. Vu du ciel, le bâtiment qui m’intéressait ressemblait à un gigantesque bloc de parpaings posé au milieu des friches.

En quelques clics, je parvins à identifier précisément l’endroit : une entreprise de garde-meuble. Je me mordis la lèvre. Des entrepôts en pleine banlieue : tout ça n’augurait rien de bon.

Un coup de klaxon lointain mais prolongé, plus proche d’un barrissement d’éléphant que d’un avertisseur sonore, secoua la terrasse.

Je levai les yeux, posai deux billets sur la table, remballai mes affaires et sautai dans le vieux Range Rover de Caradec qui déboulait de la rue Delambre.

6 Riding with the King

La vie prend des virages à 180 degrés et, quand ça arrive, c’est sur les chapeaux de roues qu’elle le fait.

Stephen KING

1.

Le trajet n’en finissait pas.

D’abord les Invalides, la traversée de la Seine, la remontée des Champs-Élysées et la porte Maillot. Puis le périph, l’autoroute, le stade de France et la nationale qui serpentait entre La Courneuve, Saint-Denis et Stains.

Même sous le soleil, la banlieue paraissait triste, comme si la couleur du ciel avait changé, se voilant progressivement, se diluant pour perdre son éclat et se mettre au diapason des HLM et des bâtiments sans âme qui se succédaient le long d’artères dont les noms chantaient une ode au communisme révolu : Romain-Rolland, Henri-Barbusse, Paul-Eluard, Jean-Ferrat…

La circulation exaspérait Caradec. Malgré la ligne blanche, il doubla une fourgonnette qui se traînait. Mal lui en prit : un énorme 4 × 4 noir, lancé à toute allure, arriva en face de nous, la gueule ouverte, rageuse, défoncée, débordante d’écume chromée. Le mastodonte manqua de nous percuter. L’ancien flic se rabattit au dernier moment en jetant une bordée d’injures.

À présent, Marc était convaincu de la nécessité de retrouver Anna. Je le voyais frémir de colère, frustré et impatient, aussi déconcerté que moi par les ramifications inattendues que prenait notre quête. Nous avions profité du voyage pour compléter notre échange d’informations. Toutes fructueuses qu’elles avaient été, nos investigations n’avaient réussi qu’à esquisser le portrait d’une jeune femme évanescente dont ni lui ni moi ne savions plus si elle était victime ou coupable.

« Les flics n’auraient pas fait mieux », avait-il affirmé en me félicitant d’avoir localisé le portable. Je sentais qu’il croyait en cette nouvelle piste. Il conduisait vite, les yeux fixés sur la route, regrettant de ne pas avoir, « comme au bon vieux temps », sa sirène ou son gyrophare sous la main.

L’écran du GPS égrenait les kilomètres nous séparant de notre destination. Le front collé à la vitre, je regardais les dalles de béton, les préfabriqués, les façades décrépies, les bâtiments publics tout juste sortis de terre, mais déjà fatigués et tagués. Après le divorce de mes parents, j’avais quitté la Côte d’Azur pour suivre ma mère en banlieue parisienne et j’avais passé mon adolescence dans le même type de décors suintant la désespérance. Chaque fois que j’y remettais les pieds, j’éprouvais cette sale impression de ne jamais en être vraiment parti.

Vert. Orange puis rouge. Caradec ignora la flamme rubescente du feu de signalisation pour s’insérer dans un rond-point et attraper une voie sans issue dont le point terminal était un monumental cube de quatre étages en béton armé. Le bâtiment de BoxPopuli, « votre spécialiste du garde-meuble ».

Le flic gara le Range Rover sur un parking presque désert : une longue bande d’asphalte qui s’étirait devant un champ de fougères brûlées par le soleil.

— C’est quoi le plan ? demandai-je en descendant de la voiture.

— Le plan, c’est ça, répondit-il en se penchant vers la boîte à gants pour en sortir son Glock 19 en polymères.

Caradec n’avait pas plus rendu son arme de service que son insigne. Je détestais viscéralement les armes à feu et, même à ce moment précis, je n’étais pas prêt à renier mes principes.

— Sérieusement, Marc.

Il claqua sa portière et fit quelques pas sur le bitume bouillant.

— Crois-en mon expérience, dans ce genre de situation, le meilleur plan, c’est de ne pas en avoir.

Il glissa son semi-automatique dans sa ceinture et se dirigea d’un pas décidé en direction du blockhaus.

2.

Ballet des diables et des transpalettes. Odeur persistante de carton brûlé. Chorégraphie des chariots élévateurs et des conteneurs sur roulettes. Le rez-de-chaussée s’ouvrait sur une zone de manutention prolongée par des quais de déchargement encombrés de véhicules.

Caradec toqua contre la paroi vitrée d’un bureau au pied de la rampe en béton qui desservait les étages.

— C’est la police ! lança-t-il en agitant sa carte tricolore.

— Là, vous m’en bouchez un coin ! Je vous ai appelés il y a même pas dix minutes ! s’exclama un petit homme volubile assis derrière une table métallique.

Marc tourna la tête vers moi. Son regard disait : « Je ne comprends rien, mais laisse-moi faire. »

— Patrick Ayache, se présenta l’employé en venant à notre rencontre. Je suis le responsable du site.

Ayache avait un accent pied-noir à couper au couteau. Une silhouette trapue, un visage carré et jovial auréolé de cheveux drus. Sa chemise Façonnable était largement ouverte sur une chaîne en or. Si j’en avais fait un personnage de roman, on aurait crié à la caricature.

Je laissai donc Marc prendre les choses en main :

— Expliquez-nous ce qui s’est passé.

D’un signe de la main, Ayache nous invita à le suivre en empruntant une coursive réservée au personnel qui permettait d’accéder à une batterie d’ascenseurs. Il s’écarta pour nous laisser entrer, appuya sur le bouton du dernier étage avant de s’exclamer :

— C’est la première fois que je vois ça !

Alors que la cabine se mettait en branle, je distinguai à travers la vitre des rangées de box en bois et des conteneurs plombés qui s’étendaient à perte de vue.

— C’est le bruit qui nous a alertés, poursuivit-il. On aurait dit un carambolage : une série de chocs surpuissants dans un fracas de tôle écrasée, comme si l’autoroute passait sur notre tête !

L’ascenseur s’ouvrit sur un palier carrelé.

— Ici, c’est l’étage de self-stockage, expliqua Ayache en nous entraînant dans son sillage. Les clients peuvent louer des box de la taille d’un grand garage et sont autorisés à y accéder à n’importe quel moment.

Le gérant marchait aussi vite qu’il parlait. Ses pas grinçaient sur le revêtement plastifié et nous avions presque du mal à le suivre. Les allées succédaient aux allées. Toutes les mêmes. L’horreur désespérante d’un parking sans fin.

— Voilà, c’est ici, annonça-t-il enfin en désignant un grand box dont la porte défoncée donnait l’impression d’avoir été perforée.

Un Black aux cheveux gris montait la garde devant l’entrée. Polo blanc, blouson kaki, casquette Kangol.

— Lui, c’est Pape, nous présenta Ayache. Devançant Caradec, je m’approchai pour examiner les dégâts.

Il ne restait plus grand-chose des deux battants.

Ils avaient giclé de leurs gonds. Même les doubles barres de renfort n’avaient rien pu faire pour contrer l’assaut. La surface en acier galvanisé était tordue, pliée, arrachée. Suspendues aux griffes de métal, les chaînes rompues de deux cadenas pendaient dans le vide.

— C’est un tank qui a fait ça ?

— Vous ne croyez pas si bien dire ! s’exclama Pape. Un 4 × 4 a forcé l’entrée de l’entrepôt il y a vingt minutes. Il est monté jusqu’ici par la rampe d’accès et il a foncé sur la porte jusqu’à ce qu’elle cède. Comme une véritable voiture-bélier.

— Les caméras de surveillance ont tout capté, assura Ayache. Je vous montrerai les films.

J’enjambai la brèche pour pénétrer dans le box. Vingt mètres carrés éclairés d’une lumière crue. Vide. À l’exception de robustes rayonnages métalliques soudés au sol et de deux bombes aérosols jetées à terre. L’une était blanche, l’autre noire. Elles ressemblaient à des bouteilles Thermos auxquelles on aurait greffé un bouchon propulseur. Enroulés autour d’un montant en acier, des cordages, des restes de chatterton, un serreflex récemment tranché.

Quelqu’un avait été séquestré ici.

Anna avait été séquestrée ici.

— Tu sens cette odeur ? me demanda Marc.

Je hochai la tête. C’était effectivement l’une des premières choses qui m’avaient marqué. Un parfum puissant aux effluves changeants flottait dans la pièce. L’odeur était difficile à cerner : entre le café fraîchement torréfié et la terre après la pluie.

Le flic s’agenouilla pour examiner les deux aérosols.

— Tu sais ce que c’est ?

— Je te présente Ebony & Ivory, dit-il d’un air soucieux.

— Noir et blanc. Comme le titre de la chanson de Paul McCartney et de Stevie Wonder ?

Il approuva de la tête.

— C’est une fabrication artisanale à base de détergents utilisés dans les hôpitaux. Un mélange qui efface complètement les traces ADN présentes sur une scène de crime. Un truc de pro. Le kit du parfait fantôme.

— Pourquoi deux sprays ?

Il désigna la bombe noire.

— Ebony contient un détergent ultrapuissant qui va détruire quatre-vingt-dix-neuf pour cent des traces ADN.

Puis il pointa le spray blanc.

— Quant à Ivory, c’est un produit masquant capable de changer la structure des un pour cent restants. En gros, tu as devant toi la recette miracle permettant de dire à toutes les polices scientifiques du monde d’aller se faire foutre.

Je sortis du box pour revenir vers Ayache.

— Qui loue cet emplacement ?

Le gérant ouvrit les mains en signe d’incompréhension.

— Personne justement. Il est vide depuis huit mois !

— Qu’y avait-il d’autre dans le garage ? demanda Caradec en nous rejoignant.

— Rien, s’empressa de répondre Pape.

Le flic prit une profonde respiration. L’air à la fois las et tracassé, il s’approcha de Patrick Ayache et ouvrit la bouche comme pour le menacer, mais à la place il lui posa la main sur l’épaule. En quelques secondes, la poigne de Caradec avait quitté la clavicule du pied-noir pour remonter le long de son cou. Son pouce s’enfonçait dans le larynx tandis que son index se refermait sur sa vertèbre cervicale. Asphyxié par les mâchoires de la pince, Ayache n’en menait pas large. J’hésitai à intervenir, affolé par cette violence soudaine. Caradec y allait au bluff alors que visiblement les deux types disaient la vérité. Du moins c’est ce que je croyais jusqu’à ce qu’Ayache lève la main en signe de capitulation. Le flic desserra sa prise, juste de quoi lui permettre de reprendre sa respiration. Puis, dans une tentative pathétique pour sauver la face, Ayache articula :

— Je vous assure qu’il n’y avait rien d’autre que les deux objets que j’ai gardés au PC sécurité.

3.

Le « PC sécurité » version Ayache était une petite pièce tapissée d’une dizaine d’écrans sur lesquels défilaient les images en noir et blanc du système de vidéosurveillance.

Assis derrière son bureau, le responsable du site ouvrit l’un des tiroirs.

— On les a trouvés coincés sous l’étagère, précisa-t-il en posant sur la table ses deux trophées.

Le premier était le téléphone portable d’Anna. Je le reconnus sans hésitation grâce au sticker de la Croix-Rouge collé sur la coque. Ayache poussa la déférence jusqu’à me prêter son propre chargeur, mais impossible de le rallumer. L’écran était fracassé. Pas le genre de dommages que l’on encourt en laissant tomber son cellulaire. Quelqu’un avait dû s’acharner à coups de talon pour le pulvériser de cette manière.

Le second objet avait plus de valeur. Il s’agissait d’une pochette en lézard brillant ornée de cristaux de quartz roses. L’un des premiers cadeaux que j’avais offerts à Anna et qu’elle portait la veille au soir, lors de notre sortie au restaurant. Je fouillai le sac rapidement : porte-feuille, porte-clés, paquet de Kleenex, stylo, lunettes de soleil. Rien de remarquable.

— Voici les vidéos ! Vous allez voir le carnage !

Ayache avait repris du poil de la bête et ne tenait plus en place sur son siège. Comme s’il jouait dans une série américaine, il venait lui-même de s’introniser grand prêtre des images, jonglant avec les écrans, maîtrisant les ralentis, les avances rapides et les retours en arrière.

— Cesse tes gesticulations et balance ton film, s’énerva Marc.

Dès la première image, la stupeur nous saisit : un félin body-buildé prêt à bondir. Une silhouette musclée, bardée de vitres teintées, qui se prolongeait par une double calandre chromée.

Nous échangeâmes un regard rageur : c’était le 4 × 4 qui avait failli nous percuter !

Sur les premières images de vidéosurveillance, on le voyait forcer la barrière d’entrée de l’entrepôt avant d’emprunter la rampe qui desservait les niveaux supérieurs. On le retrouvait ensuite au dernier étage.

— Stop ! s’exclama Caradec.

Ayache s’exécuta. En observant attentivement l’énorme SUV, je reconnus le modèle : un X6 BMW, au croisement d’un tout-terrain et d’un coupé. Lorsqu’il avait eu son deuxième enfant, un de mes amis, auteur de polars, en avait fait l’acquisition et m’en avait vanté les « mérites » : au moins deux tonnes, cinq mètres de long, plus d’un mètre cinquante de hauteur. Le spécimen que je voyais sur l’écran était plus menaçant encore avec son pare-chocs renforcé, ses vitres fumées, ses plaques d’immatriculation masquées.

Marc appuya lui-même sur une touche pour remettre l’image en mouvement.

Le conducteur du 4 × 4 savait exactement pourquoi il était là. Sans hésitation, il fila jusqu’à la dernière rangée, fit demi-tour et immobilisa le véhicule sous l’emplacement de la caméra. On distinguait seulement le capot de la voiture, et les dizaines de box en enfilade. Puis… on ne vit plus rien.

— Le fils de pute, il a déplacé l’appareil ! siffla Caradec entre ses dents.

La poisse. Le type — mais rien ne dit qu’il ne s’agissait pas d’une femme ni qu’il n’y ait pas eu plusieurs personnes dans la voiture — avait manifestement tourné la caméra de surveillance en direction du mur. Sur l’écran, il n’y avait plus désormais qu’une neige sale et grisâtre.

De rage, Caradec abattit son poing sur la table, mais Ayache, tel un magicien, avait plus d’un tour dans son sac.

— Montre-lui ton téléphone, Pape !

Le Black avait déjà son appareil en main. Un large sourire éclairait son visage.

Moi, j’ai pu tout filmer ! Le vieux Pape, il est autrement plus malin que…

— File-moi ça ! cria Marc en lui arrachant le portable des mains.

Il manipula le cellulaire et lança le film.

Première déception : l’image était sombre, saturée, granuleuse. Courageux, mais pas téméraire, Pape s’était tenu à distance des opérations. On devinait plus qu’on ne voyait précisément la scène, mais l’essentiel était là. Brutal, violent, affolant. Dans un vacarme d’enfer, le 4 ×4 pilonnait le box jusqu’à le défoncer. Puis un homme cagoulé jaillissait du véhicule et s’introduisait dans le garage. Lorsqu’il en ressortait, moins d’une minute plus tard, il portait Anna pliée en deux, sur son épaule.

Preuve que l’homme n’était pas un chevalier blanc venu la délivrer, Anna criait et se débattait. Le type ouvrait le coffre et la projetait sans ménagement à l’intérieur. Après un bref passage dans l’habitacle, il ressortait en tenant les deux bombes spray et se dépêchait de retourner dans le garage pour y faire son ménage. La vidéo s’arrêtait au moment où la voiture redémarrait en trombe et repartait vers la sortie de l’entrepôt.

Espérant y repérer un indice, Marc relança le film dans la foulée en montant le son du téléphone au maximum.

Le calvaire recommença : la voiture folle, la destruction du box et Anna, prisonnière de cet inconnu.

Juste avant qu’il ne la jette dans le coffre, je tendis l’oreille plus attentivement. C’était moi qu’Anna appelait.

Elle hurlait mon prénom.

— Raphaël ! Aide-moi, Raphaël ! Aide-moi !

4.

Portières qui claquent. Marche arrière. Passage d’une vitesse.

Caradec accéléra brutalement, abandonnant quelques traînées de gomme sur le goudron. Plaqué sur mon siège par la violence du démarrage, je bouclai ma ceinture en regardant s’éloigner, dans le rétroviseur, l’image saccadée du cube de béton.

J’étais rongé par l’inquiétude pour Anna, fiévreux comme jamais. La voir m’appeler au secours ainsi m’avait secoué, je pouvais à peine imaginer ce qu’elle devait ressentir. J’espérais de toutes mes forces que, dans sa terreur, elle me croyait capable de la retrouver. Alors que Marc fonçait pour rejoindre la nationale, j’essayai de mettre de l’ordre dans mon esprit. Pendant un moment, la stupeur avait pris le pas sur toute réflexion. J’étais complètement paumé : depuis ce matin, nous avions appris beaucoup de choses, mais je ne parvenais pas à relier entre eux les événements ni à leur donner le moindre sens.

Je me concentrai. De quoi étais-je absolument certain ? De pas grand-chose, même si, à première vue, certains faits n’étaient guère contestables. Après notre dispute, Anna avait bien pris son avion, hier soir, à l’aéroport de Nice, pour rentrer à Paris. Elle était arrivée à Orly vers 1 heure du matin. Comme l’attestait la présence de son sac dans son appartement, elle s’était probablement rendue en taxi jusqu’à Montrouge. Et après ? Une conviction plus qu’une certitude : elle avait contacté quelqu’un pour le prévenir qu’elle m’avait montré la photo des trois cadavres. Qui et pourquoi ? Je n’en avais pas la moindre idée. Mais à partir de là, tout avait basculé. Anna avait reçu une visite à son appartement. S’était ensuivie une conversation qui avait dégénéré en dispute. On l’avait enlevée et séquestrée quelques heures dans le garde-meuble de la banlieue nord. Jusqu’à ce qu’un autre inconnu défonce le box avec son bolide non pas pour la libérer, mais pour la garder en captivité.

Je me frottai les paupières et baissai la fenêtre pour prendre un peu d’air. Je naviguais en eaux troubles. Mon scénario n’était pas forcément inexact, mais il manquait trop de pièces au puzzle.

— Tu vas devoir prendre rapidement une décision.

La voix de Marc me sortit de mes pensées. Il avait allumé une cigarette et conduisait pied au plancher.

– À quoi tu penses ?

— Veux-tu ou non prévenir la police ?

— Après ce qu’on vient de voir, c’est difficile de ne pas le faire, non ?

Il tira une longue bouffée de sa clope en plissant les yeux.

— C’est à toi que revient cette décision.

— Je te sens réticent.

— Pas du tout, mais il faut que tu sois bien conscient d’une chose : la police, c’est comme le sparadrap du capitaine Haddock. Une fois que tu seras dans l’engrenage, tu ne pourras plus en sortir. Les flics enquêteront. Ta vie et celle d’Anna seront fouillées. Tout sera déballé. Tout sera sur la place publique. Tu ne contrôleras plus rien et tu ne pourras plus jamais revenir en arrière.

— Concrètement, qu’est-ce qui va se passer si on décide d’aller voir les flics ?

Marc sortit de sa poche le téléphone de Pape.

— Avec cette vidéo, on leur a déjà mâché une partie du travail. À présent qu’on a une preuve concrète qu’Anna est en danger, le procureur ne pourra pas faire autrement que de considérer qu’il s’agit d’une disparition inquiétante, voire d’un enlèvement.

— Qu’est-ce que la police peut faire de plus que nous ?


Caradec jeta son mégot par la fenêtre et prit le temps de la réflexion.

— En premier lieu, ils essaieront d’exploiter la ligne téléphonique d’Anna pour voir l’historique de ses appels.

— Quoi d’autre ?

— Ils tenteront de remonter la piste d’Ebony & Ivory, mais ça ne les mènera pas loin. Puis ils sortiront les listings pour voir à qui appartient le 4 × 4. Les plaques sont masquées, mais comme ce n’est pas un modèle courant, ils parviendront plutôt facilement…

— … à s’apercevoir que c’est une bagnole volée.

Il hocha la tête.

— T’as tout compris.

— C’est tout ?

— Pour l’instant, je ne vois rien d’autre.

Je respirai un grand coup. Quelque chose me retenait d’aller trouver les flics : le soin pris par Anna pour camoufler son identité pendant toutes ces années. Qu’une fille de seize ans ait un tel besoin de se cacher me semblait stupéfiant. Avant de griller sa couverture, il fallait que je sache qui elle était vraiment.

— Si je décide de continuer l’enquête, je peux compter sur ton aide ?

— Oui, je suis ton homme, mais tu dois être conscient du danger et bien peser tous les risques.

— Que va-t-il se passer avec les flics de Seine-Saint-Denis qu’Ayache a appelés ?

Caradec balaya mes craintes :

— Ils n’étaient pas très pressés d’arriver, ceux-là. Crois-moi, ils ne feront pas de zèle. Jusqu’à preuve du contraire, il ne s’agit que d’un garage fracturé, rien de plus. Sans la vidéo, les deux guignols ne seront pas crédibles. Il n’y a plus d’empreintes sur la scène et nous avons récupéré les seuls objets qui auraient pu leur permettre de remonter jusqu’à Anna : son téléphone et sa pochette. À propos, tu es certain qu’il n’y a rien d’exploitable dans ce sac ?

Par acquit de conscience, je vérifiai une nouvelle fois le contenu de l’étui en lézard. Portefeuille, mouchoirs en papier, porte-clés, lunettes de soleil, Stabilo.

Non. Je bloquai sur ce dernier objet. Le bâtonnet en plastique coiffé d’un capuchon que j’avais pris dans un premier temps pour un feutre était en réalité… un test de grossesse. Je regardai dans la fenêtre de résultat pour découvrir deux petites bandes bleues parallèles.

L’émotion me saisit à la gorge. Mon corps fut transpercé de mille flèches glacées qui me paralysèrent. Autour de moi, la réalité se dilua, le sang pulsa et bourdonna dans mes oreilles. J’essayai d’avaler ma salive, mais fus incapable de déglutir.

Le test était positif.

Tu es enceinte.

Je fermai les yeux. Comme des éclats d’obus, des centaines d’instantanés explosèrent dans ma tête : des images de notre dernière soirée avant qu’elle ne dégénère en dispute. Avec acuité, je revis tes expressions, ton rayonnement, la lumière sur ton visage. J’entendis ton rire et décodai les inflexions de ta voix. Ton regard, tes paroles, chacun de tes gestes prenait à présent un sens nouveau. Tu avais prévu de me l’annoncer hier soir. J’en étais certain. Avant que je ne gâche tout, tu avais prévu de m’annoncer que tu portais notre bébé.

J’ouvris les yeux. Mon enquête venait de changer de nature. Je ne recherchais plus seulement la femme que j’aimais, mais également notre enfant !

Le soufflement rauque dans mes oreilles se dissipa. Lorsque je me tournai vers Caradec, il était au téléphone. Sous le coup de l’émotion, je n’avais même pas entendu la sonnerie.

Comme le périph bouchonnait, il avait rejoint les Maréchaux au niveau de la porte d’Asnières et se faufilait à présent rue de Tocqueville pour éviter les embouteillages du boulevard Malesherbes.

Le portable coincé entre l’oreille et l’épaule, il semblait lui aussi bouleversé.

— Bordel de merde ! Vasseur ! tu es absolument certain de ce que tu me dis ?

Je n’entendis pas la réponse de son interlocuteur.

— OK, marmonna le flic avant de raccrocher.

Il resta sans voix quelques secondes. Son teint était livide. Son visage s’était décomposé. Jamais je ne l’avais vu comme ça.

— C’était qui ? demandai-je.

— Jean-Christophe Vasseur, le flic de la Crim à qui j’ai envoyé la photo des empreintes d’Anna.

— Alors ?

— Les empreintes ont matché. Anna est bien fichée au FAED.

La chair de poule couvrit mes avant-bras.

— Quelle est sa véritable identité ?

Le flic s’alluma une autre cigarette.

— Anna s’appelle en réalité Claire Carlyle.

Un silence. Ce nom me disait vaguement quelque chose. J’avais déjà dû l’entendre, il y a longtemps, mais je ne me souvenais plus des circonstances.

— Elle est accusée de quoi ?

Caradec secoua la tête en exhalant la fumée.

— De rien, justement. Claire Carlyle est censée être morte depuis des années.

Il me regarda et lut l’incompréhension sur mon visage.

— Claire Carlyle est l’une des victimes de Heinz Kieffer, précisa-t-il.

Mon sang se figea et j’eus l’impression de tomber dans un abîme de terreur.

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