Le monde se divise en deux…

Anna

Aujourd’hui

Dimanche 4 septembre 2016

Les murs suintaient. L’humidité était partout. L’air empestait le moisi et la pourriture.

Allongée sur le sol glacé, à côté d’une flaque d’eau stagnante, Anna respirait faiblement. Ses deux mains étaient menottées à une épaisse tuyauterie en fonte grise, ses chevilles ligotées par un serre-flex. Un bâillon lui déchirait la commissure des lèvres. Ses bras tremblaient, ses genoux s’entrechoquaient, ses flancs étaient ankylosés et perclus de douleur.

L’obscurité était presque complète, à l’exception d’un mince filet de lumière pâle qui filtrait d’une fissure dans le toit et permettait de deviner les murs de la prison. L’endroit était un poste électrique ferroviaire depuis longtemps désaffecté. Une tour de vingt mètres carrés au sol et de plus de dix mètres de hauteur qui avait autrefois abrité un transformateur EDF.

Même calfeutrée dans le local de l’ancien transfo, Anna entendait le bruit lointain des trains et de la circulation. Elle était enfermée là depuis presque trois jours. Inerte, le cerveau embrouillé, elle essaya de se remémorer une fois de plus l’enchaînement des événements qui l’avait conduite ici.

Tout était allé si vite. Trop vite pour qu’elle comprenne le sens de ce qui lui arrivait. À Antibes, tout avait commencé par cette dispute, cet affrontement violent avec Raphaël qui s’était terminé dans les larmes. L’homme qu’elle aimait n’avait pas été capable d’écouter son secret et l’avait abandonnée, une réaction qui l’avait accablée et anéantie.

Depuis qu’elle savait qu’elle portait un enfant, elle ne cessait de se répéter qu’il n’était pas raisonnable de fonder une famille sur un mensonge. Aussi, lorsque Raphaël était revenu à la charge, s’était-elle volontairement moins défendue que d’habitude. Bien qu’elle ait prétendu le contraire dans leur conversation, elle était presque soulagée à la perspective de lui dire la vérité. Encouragée par ses paroles faussement compréhensives, elle avait même brièvement espéré qu’il l’aiderait à surmonter la situation inextricable dans laquelle elle vivait depuis des années.

Mal lui en avait pris. Se sentant abandonnée et désemparée, elle avait laissé libre cours à sa colère, renversant la bibliothèque qui, en tombant, avait brisé la table basse en verre. Puis elle avait commandé une voiture pour l’aéroport et était rentrée à Paris.

Elle était arrivée chez elle, à Montrouge, vers une heure du matin. En entrant dans son appartement, elle avait tout de suite senti une présence derrière elle, mais à peine s’était-elle retournée qu’un objet s’était abattu sur son crâne. Lorsqu’elle avait repris connaissance, elle se trouvait prisonnière dans le local d’un garde-meuble.

Quelques heures plus tard, une voiture folle avait défoncé la porte du box. Mais ce n’était pas pour la délivrer. Au contraire, c’était pour la placer en détention ici, au terme d’un bref voyage dans le coffre d’un 4 × 4. Des alentours de cet endroit, elle n’avait pu apercevoir que quelques images fugaces : une étendue sans fin de terrains vagues cernée d’un enchevêtrement d’autoroutes et de voies ferrées. L’homme qui l’avait conduite ici s’appelait Stéphane Lacoste, mais il travaillait pour le compte d’un certain Richard Angeli. En écoutant leurs conversations, Anna avait compris qu’ils étaient flics et cela ne l’avait pas rassurée. Une autre chose la terrifiait : à plusieurs reprises, Angeli l’avait appelée « Carlyle ». Une identité que personne ne connaissait. Pourquoi le passé refaisait-il surface aussi brutalement ? Pourquoi le pire recommençait-il : l’enfermement, l’effroi, le bonheur saccagé ?

À force de pleurer, elle n’avait plus de larmes. Elle était au bord de l’épuisement. Son cerveau tournait à vide. Elle évoluait au milieu d’un brouillard accablant. Des nappes couleur de cendre qui l’enveloppaient jusqu’à l’asphyxier. La transpiration et la crasse figeaient et collaient ses vêtements.

Pour ne pas sombrer, elle se répétait que rien ne serait jamais plus atroce et terrifiant que les deux ans passés dans l’antre de Kieffer. Le prédateur lui avait tout volé : son innocence, son adolescence, sa famille, ses amis, son pays, sa vie. Car Kieffer avait bien fini par tuer Claire Carlyle. Pour continuer à exister, elle n’avait trouvé qu’une échappatoire : se glisser dans l’identité d’une autre. Claire était morte depuis longtemps. Du moins, c’est ce qu’Anna avait cru jusqu’à ces derniers jours. Avant de se rendre compte que Claire était une défunte récalcitrante. Une ombre blanche indissoluble avec laquelle elle devrait composer jusqu’à la fin.

Un bruit sinistre. Celui du grincement métallique de la porte. La silhouette d’Angeli se profila dans la lumière cadavéreuse de l’aube. L’homme s’avança, armé d’un couteau cranté. Tout se passa si vite qu’Anna n’eut même pas le temps de crier. D’un coup de schlass, Angeli fit sauter les serre-flex puis ouvrit les bracelets en acier des menottes. Sans comprendre ce qui lui arrivait, Anna se rua vers la porte et sortit du poste électrique.

Elle débarqua dans une friche urbaine, hérissée de fougères, de ronces et d’herbes hautes. Un territoire apocalyptique, semé d’entrepôts abandonnés, de bâtiments industriels tagués, tombant en ruine et mangés par la végétation. Dans le ciel de porcelaine, des grues s’étaient figées dans leur mouvement.

Anna courut à perdre haleine au milieu de ce no man’s land. Elle ne remarqua pas qu’Angeli ne la poursuivait pas. Alors Anna courut. Elle courait comme elle l’avait fait une fin d’octobre 2007, à travers la nuit glaciale d’une forêt d’Alsace. Épuisée, à bout de forces, elle courait en se demandant pourquoi, au bout du compte, sa vie se réduisait toujours à cela : s’enfuir pour échapper à des fous, s’enfuir pour échapper à un destin funeste et exterminateur.

La friche se trouvait à l’intersection de plusieurs axes routiers. Sans doute le périph et l’autoroute sur la zone de Bercy-Charenton. Anna arriva sur un chantier où, malgré l’heure très matinale, un groupe d’ouvriers se réchauffait autour d’un brasero. Aucun des travailleurs ne parlait français, mais ils comprirent qu’elle avait besoin d’aide. Ils essayèrent de la calmer et de la rassurer. Puis ils lui proposèrent du café et un téléphone portable.

Encore haletante, elle composa le numéro de Raphaël. La communication fut longue à aboutir. Lorsqu’il décrocha enfin, il lui dit aussitôt :

— Je sais qu’ils t’ont libérée, Claire, et personne ne te poursuivra plus. Tout ira bien, à présent. Toute cette histoire est terminée.

La conversation se poursuivit, hachée, surréaliste. Elle ne comprenait pas ce que Raphaël faisait à New York ni pourquoi il l’appelait Claire. Puis elle prit conscience qu’il savait. Tout : qui elle était, d’où elle venait, les chemins qu’elle avait empruntés avant de le rencontrer. Elle prit conscience qu’il en savait même davantage qu’elle et fut saisie d’un vertige en même temps qu’un chapelet de nœuds se dénouait dans son ventre.

— Tout ira bien à présent, assura-t-il à nouveau.

Elle aurait tant voulu y croire.

Claire

Un jour plus tard

Lundi 5 septembre 2016

J’avais oublié à quel point j’aime le bruit de Manhattan. Ces vibrations diffuses, presque rassurantes, le bourdonnement au loin de la circulation, une rumeur flottante qui me rappelle mon enfance.

Je me réveille la première. Je n’ai quasiment pas dormi. Je suis trop excitée, trop déphasée pour trouver un sommeil paisible. Ces dernières vingt-quatre heures, je suis passée du désespoir le plus noir à des moments d’euphorie et de sidération. Un trop-plein d’émotions. Un grand huit vertigineux qui me laisse groggy, épuisée, heureuse et triste à la fois.

En prenant garde à ne pas le réveiller, je me glisse au creux de l’épaule de Raphaël. Je ferme les yeux et repasse le film de nos retrouvailles de la veille. Mon arrivée à New York à l’aéroport Kennedy, mon cœur qui se serre en revoyant mes tantes et mes cousins, vieillis de plus de dix ans, le petit Théo qui court et se jette dans mes bras pour me faire un câlin.

Puis Raphaël, bien sûr, qui m’a apporté la preuve qu’il était l’homme que j’attendais. Celui qui a été capable de venir me rechercher là où je m’étais perdue. Là où ma vie s’était arrêtée. L’homme qui m’a rendu mon histoire, ma famille, ma descendance.

Je n’arrive pas encore à accepter totalement l’histoire qu’il m’a racontée. Désormais, je sais qui est mon père. Mais je sais aussi qu’à cause de moi — à cause même de mon existence —, mon père a tué ma mère. À part enrichir un psy pour les vingt années qui viennent, je n’ai pas encore décidé ce que je ferai de cette information.

Je suis déstabilisée, mais sereine. Je sais que j’ai renoué avec mes racines et que les choses vont se remettre en place progressivement.

Je suis confiante. Mon secret a toutes les chances d’être préservé. J’ai retrouvé mon identité sans être obligée de la crier sur les toits. J’ai retrouvé ma famille, et l’homme que j’aime sait enfin qui je suis vraiment.

Depuis cette libération — dans tous les sens du terme —, je me rends compte à quel point, au fil des années, le poids du mensonge avait fini par me déformer, par me tordre, pour faire de moi un être caméléon, toujours en fuite, toujours sur la réserve, capable de se faufiler au milieu des difficultés, mais sans aucune racine, sans confiance ni point d’ancrage.

Je ferme les yeux. Les souvenirs agréables du dîner de la veille flottent encore dans mon esprit : le barbecue dans le jardin, les rires et les pleurs d’Angela et de Gladys en apprenant que j’allais bientôt être mère, l’émotion indicible de revoir ma rue, mon ancienne maison, ce quartier que j’aimais tant. L’odeur du soir, celle du pain de maïs, du poulet frit et des gaufres. La soirée qui se prolonge, la musique, les chansons, les verres de rhum, les yeux qui piquent de bonheur…

Bientôt pourtant, la bobine ralentit et le film s’arrête pour laisser place à d’autres images, plus sombres. C’est un rêve que j’ai déjà fait cette nuit, dans un demi-sommeil. Je me revois, ce fameux soir, lorsque je suis rentrée à Montrouge. Au moment de pousser la porte de mon appartement, j’ai senti un danger latent et une présence derrière moi. Lorsque je me suis retournée, une lourde torche en aluminium s’est abattue sur moi.

Une douleur fulgurante qui explose dans mon crâne. Tout s’est mis à tourner autour de moi et je me suis écroulée au sol. Mais je ne me suis pas évanouie tout de suite. Avant le black-out, pendant deux ou trois secondes, j’ai aperçu…

Je ne sais plus, et c’est ce qui m’a tenaillée cette nuit. Je me concentre, mais mon cerveau mouline dans le vide. Un brouillard opaque et laiteux m’empêche de retrouver mes souvenirs. J’essaie de fixer des images qui se dérobent. J’insiste. Des fragments de mémoire émergent de la brume. Flous, filants, comme une pellicule qui n’aurait capté que des paysages aux couleurs de craie. Puis les traces se précisent. Je déglutis. Mon cœur s’accélère. Pendant ces quelques secondes, avant de perdre connaissance, j’ai vu… les lattes du parquet, mon sac que je venais de laisser tomber, le placard en désordre qu’on avait fouillé, la porte de ma chambre entrouverte. Et là, par terre, dans l’entrebâillement, il y a… un chien. Un chien en peluche marron avec de grandes oreilles et une truffe ronde. Ce chien, c’est Fifi, la peluche de Théo !

Je me lève du lit d’un bond. Je transpire. Mon cœur bat à tout rompre. Je dois confondre. Et pourtant à présent mes souvenirs ont la clarté du cristal.

J’essaie d’établir une explication rationnelle, mais je n’en vois aucune. Il est impossible que le doudou de Théo se soit trouvé à Montrouge pour la bonne et simple raison que Raphaël n’est jamais venu dans mon appartement avec son fils. Or, ce soir-là, Raphaël était à Antibes. C’est Marc Caradec qui gardait Théo.

Marc Caradec…

J’hésite à réveiller Raphaël. J’enfile mon jean et mon chemisier qui traînent sur la banquette au bout du lit et je sors de la chambre. La suite se prolonge par un petit salon dont les baies vitrées donnent sur l’Hudson. Le soleil est déjà haut dans le ciel. Je regarde la pendule. Il est tard, presque 10 heures. Je m’assois à la table et me prends la tête dans les mains pour essayer de rassembler mes idées.

Comment ce doudou pouvait-il être là ? Il n’y a qu’une explication : Théo, et donc Marc Caradec étaient chez moi cette nuit-là. Profitant de notre voyage en amoureux à Antibes, Marc se serait introduit dans mon appartement dans le but de le fouiller. Mais mon retour à l’improviste a contrarié ses plans. Dès que je suis entrée, il m’a assommée avec sa torche puis il m’a séquestrée dans ce garde-meuble de la région parisienne.

Mais pour quelle raison ?

Je suis abasourdie. Marc a-t-il deviné qui j’étais depuis plus longtemps qu’il ne le prétend ? Même si c’est le cas, pourquoi m’en voudrait-il ? Est-ce lui qui a agressé Clotilde Blondel ? lui qui depuis le début joue un double jeu dévastateur ?

Un pressentiment horrible me traverse l’esprit. Il faut que je vérifie quelque chose.

Je me précipite près du canapé sur lequel est posé mon sac de voyage. Je l’ouvre et fouille pour y trouver ce que je recherche : un gros cahier cartonné à la couverture bleue. Celui que j’ai récupéré le soir de ma fuite de chez Heinz Kieffer. Le cahier qui était resté caché chez moi, enfoncé loin derrière la plinthe, à côté du sac qui contenait l’argent. Le cahier que n’ont pas vu Raphaël et Marc. Le cahier qui a changé ma vie et que je suis allée reprendre hier matin quand Angeli m’a libérée. Avec mon passeport et quelques vêtements.

Je tourne les pages. Je cherche un passage précis que j’ai en tête. Lorsque je le retrouve enfin, je le parcours plusieurs fois, essayant de lire entre les lignes. Puis mon cœur se glace.

Et je comprends tout.

J’ouvre la porte de la chambre de Théo. Le bébé n’est plus dans son lit. À la place, un mot manuscrit sur le papier à l’en-tête de l’hôtel.

Sans perdre une seconde, j’enfile mes chaussures, je pose le mot sur la table de l’entrée et j’attrape mon sac à dos dans lequel je glisse le cahier bleu. L’ascenseur, la réception. Sur un dépliant dans la chambre, j’ai vu que le Bridge Club mettait gratuitement des vélos à la disposition de ses clients. J’attrape le premier qu’on me propose et m’élance dans Greenwich Street.

Le temps s’est un peu couvert et le vent balaie les rues d’ouest en est. Je pédale comme lorsque j’étais ado. D’abord vers le sud, puis dès que je le peux je tourne sur Chambers Street. Je retrouve des sensations oubliées. New York est ma ville, mon élément. Les années ont beau s’être écoulées, je connais par cœur sa géographie, son pouls, sa respiration, ses codes.

Dans le prolongement de la rue, les tourelles de nacre du Municipal Building s’élèvent sur quarante étages. Je fonce sous son arche monumentale pour attraper la voie du Brooklyn Bridge réservée aux vélos. Enfin au bout de la passerelle, je me faufile entre les voitures et longe le parc de Cadman Plaza, puis me laisse glisser vers les rives de l’East River.

Je suis au cœur de Dumbo, l’un des anciens quartiers industriels et portuaires de la ville, situé entre le pont de Brooklyn et le pont de Manhattan. Je venais quelquefois ici en promenade avec ma mère. Je me souviens des façades en brique rouge, des vieux docks et des entrepôts rénovés donnant sur la ligne de gratte-ciel.

J’arrive dans une zone encadrée de pelouses vallonnées qui descendent vers une promenade de bois face à Manhattan. La vue est à couper le souffle. Je m’arrête un instant pour la contempler. Je suis de retour.

Pour la première fois de ma vie, je deviens réellement « la fille de Brooklyn ».

Raphaël

Tout à mon bonheur d’avoir retrouvé Claire, je n’avais pas vu passer la nuit, dormant d’un sommeil lourd et apaisé. Il faut dire que les sœurs Carlyle avaient le sens de la fête. La veille au soir, pour célébrer les retrouvailles avec leur nièce, elles m’avaient fait boire jusqu’à tard dans la nuit de nombreux verres de leur cocktail maison à base de rhum blanc et de jus d’ananas.

La sonnerie du téléphone me tira de ma léthargie. Je décrochai en émergeant difficilement et en cherchant Claire dans la chambre. Elle ne s’y trouvait pas.

— Raphaël Barthélémy ? répéta la voix à l’autre bout du fil.

Il s’agissait de Jean-Christophe Vasseur, le flic qui avait identifié les empreintes de Claire pour le compte de Marc Caradec. Hier, j’étais parvenu à dégoter son numéro et je lui avais laissé plusieurs messages sur son répondeur. En attendant l’arrivée de Claire, je m’étais repassé le film de notre histoire, inlassablement, et, dans mes tentatives pour le reconstituer, je butais sur certaines incohérences, je me perdais dans certains blancs du récit. La plupart de mes incompréhensions portaient sur le catalyseur du drame que nous venions de vivre. Une question en particulier revenait sans cesse : comment Richard Angeli, le flic à la solde de Zorah, avait-il découvert la véritable identité d’Anna Becker ? Je n’avais trouvé qu’une réponse valable : parce que Vasseur l’avait prévenu.

— Merci de me rappeler, lieutenant. Pour ne pas vous faire perdre de temps, je vais en venir directement aux faits…

Au bout d’une minute de conversation, alors que j’essayais de démêler avec lui les fils de l’histoire, je compris que Vasseur était inquiet.

— Lorsque Marc Caradec m’a demandé d’entrer des empreintes dans le FNAEG, je l’ai fait sans me méfier, me raconta-t-il. Je voulais juste rendre service à un ancien collègue.

Et empocher au passage 400 euros…, pensai-je sans l’exprimer. Inutile de braquer ce type.

— Mais j’ai été soufflé en voyant qu’elles appartenaient à la petite Carlyle, poursuivit-il. Après avoir communiqué le résultat à Marc, j’ai même totalement flippé. Cette petite entorse allait me revenir comme un boomerang et m’exploser à la gueule, c’était certain ! Pris de panique, j’en ai parlé à Richard Angeli.

J’avais donc vu juste.

— Vous le connaissez depuis longtemps ?

— C’était mon chef de groupe à la brigade des mineurs, expliqua Vasseur. J’ai pensé qu’il serait de bon conseil.

— Qu’est-ce qu’il vous a dit ?

— Que j’avais bien fait de l’appeler, et…

— Et… ?

— Qu’il allait arranger cette histoire, mais qu’il était très important que je n’évoque ces résultats avec personne d’autre.

— Vous lui avez parlé de Marc ?

Mal à l’aise, Vasseur bredouilla :

— Ben, j’étais un peu obligé…

Je venais de sortir de la chambre. Le salon de la suite était vide, comme l’était le lit de mon fils. Sur le coup, je ne m’inquiétai pas. Il était tard. Théo devait mourir de faim et Claire était descendue avec lui pour prendre le petit déjeuner. Avec l’intention de les rejoindre, j’enfilai mon pantalon, attrapai mes baskets, coinçai le combiné au creux de mon épaule et commençai à lacer mes chaussures.

— Concrètement, vous savez ce qu’a fait Angeli de votre information ?

— Pas la moindre idée, m’assura le flic. J’ai cherché à le contacter plusieurs fois, mais il ne m’a jamais rappelé.

— Vous n’avez pas essayé de le joindre directement chez lui ou à son boulot ?

— Si, évidemment, mais il n’a répondu à aucun de mes appels.

Logique. Jusqu’à présent, Vasseur ne m’avait pas fait de grande révélation. Il avait seulement confirmé mes intuitions. Alors que j’allais raccrocher, je décidai de poser une dernière question. Une façon de boucler la boucle. Sans en attendre grand-chose, je demandai :

– À quelle date avez-vous prévenu Angeli de ce que vous saviez ?

— J’ai hésité longtemps. Finalement, j’y suis allé une semaine après avoir parlé à Caradec.

Je fronçai les sourcils. Cette version ne tenait pas : il ne s’était pas écoulé une semaine, mais quatre jours à peine depuis que Marc avait relevé les empreintes de Claire dans ma cuisine sur sa tasse de thé. Quel intérêt le flic avait-il à me mentir aussi grossièrement ?

Presque malgré moi, l’ombre d’un soupçon se profila néanmoins dans mon esprit.

— Je ne comprends pas, Vasseur, quel jour Marc vous a-t-il demandé d’effectuer la recherche d’empreintes ?

Le flic répondit sans hésitation :

— Il y a douze jours exactement. Je m’en souviens très bien parce que c’était le dernier après-midi de vacances que je passais avec ma gamine : le mercredi 24 août. Le soir même, j’ai conduit Agathe à la gare de l’Est où elle a pris le train pour rentrer chez sa mère. C’est là que j’avais donné rendez-vous à Caradec : Aux Trois Amis, un bistrot en face de la gare.

Depuis plusieurs secondes, j’avais cessé de lacer mes chaussures. Au moment où je m’y attendais le moins, une partie de ma vie venait encore de sortir de ses rails.

— Et quand lui avez-vous communiqué les résultats ?

— Deux jours plus tard, le 26.

— Vous êtes sûr de ça ?

— Bien sûr, pourquoi ?

J’étais sidéré. Marc savait donc depuis dix jours qui était Claire ! Il avait réalisé à mon insu une prise d’empreintes de ma compagne bien avant qu’elle ne disparaisse. Puis il avait joué toute cette comédie depuis le début. Et moi, naïf, je n’y avais vu que du feu.

Mais pour quelle raison, bordel ?

Alors que je m’interrogeais sur ses motivations, un double appel m’obligea à interrompre ma réflexion. Je remerciai Vasseur et pris la communication.

— Monsieur Barthélémy ? Je suis Malika Ferchichi. Je travaille au foyer d’accueil médicalisé Sainte-Barbe à…

— Bien sûr, je vois très bien qui vous êtes, Malika. Marc Caradec m’a parlé de vous.

— J’ai eu votre numéro par Clotilde Blondel. Elle vient de sortir du coma, elle est encore très faible, mais elle voulait être rassurée sur la sécurité de sa nièce. C’est dingue que personne ne nous ait prévenus de son agression ! Au foyer, on s’est inquiétés de ne pas la voir !

La jeune femme avait une voix peu commune. À la fois grave et claire.

— En tout cas, je suis soulagé de savoir que Mme Blondel va mieux, dis-je. Même si je ne comprends pas très bien pourquoi elle vous a donné mon numéro…

Malika laissa un silence, puis :

— Vous êtes un ami de Marc Caradec, c’est ça ?

— C’est exact.

— Est-ce que… ? Est-ce que vous connaissez son passé ?

Je me dis que, depuis cinq minutes, j’avais l’impression de ne plus le connaître du tout.

– À quoi faites-vous allusion exactement ?

— Vous savez pourquoi il a quitté la police ?

— Il a pris une balle perdue lors d’une intervention : le casse d’une bijouterie près de la place Vendôme.

— C’est exact, mais ce n’est pas la vraie raison. À ce moment-là, ça faisait déjà un certain temps que Caradec n’était plus que l’ombre de lui-même. Après avoir été un grand flic, il enchaînait depuis des années les arrêts maladie et les séjours au Courbat.

— Le Courbat ? Qu’est-ce que c’est ?

— Un centre de santé, situé en Indre-et-Loire, près de Tours. Une structure qui accueille majoritairement des flics en détresse qui souffrent de dépression ou qui ont sombré dans l’alcool ou les médocs.

— D’où tenez-vous ces informations, Malika ?

— De mon père. Il est chef de groupe aux stups. L’histoire de Marc est connue dans la police.

— Pourquoi ? Un flic dépressif, ce n’est pas très original, non ?

— Il n’y a pas que ça. Vous étiez au courant que Marc avait perdu sa femme ?

— Bien sûr.

Je n’aimais pas le tour que prenait cette conversation et ce que je venais d’apprendre sur Marc, mais la curiosité l’emportait sur toute autre considération.

— Vous savez qu’elle s’est suicidée ?

— Il l’a évoqué devant moi quelquefois, oui.

— Vous n’avez pas cherché à creuser le sujet ?

— Non. Je n’aime pas poser aux autres les questions que je n’aimerais pas qu’ils me posent.

— Donc vous ne savez pas pour sa fille ?

J’étais revenu dans le salon. Je me contorsionnai pour enfiler ma veste et pris mon portefeuille posé sur la table.

— Je sais que Marc a une fille, oui. D’après ce que j’ai compris, ils ne se voient plus très souvent. Je crois qu’elle fait des études à l’étranger.

– À l’étranger ? Vous plaisantez. Louise a été assassinée il y a plus de dix ans !

— De quoi parlez-vous ?

— Louise, sa fille, a été kidnappée, séquestrée et assassinée par un prédateur qui sévissait au milieu des années 2000.

À nouveau, le temps s’arrêta. Immobile devant la baie vitrée, je fermai les yeux et me massai les paupières. Un flash. Un nom. Celui de Louise Gauthier, la première victime de Kieffer, enlevée à l’âge de quatorze ans, en décembre 2004, alors qu’elle était en vacances chez ses grands-parents près de Saint-Brieuc, dans les Côtes-d’Armor.

— Vous voulez dire que Louise Gauthier était la fille de Marc Caradec ?

— C’est ce que m’a dit mon père.

Je m’en voulais. Depuis le début, une part de la vérité était devant mes yeux. Mais comment aurais-je pu la décrypter ?

— Attendez. Pourquoi la petite ne portait-elle pas le nom de son père ?

En bonne fille de flic, Malika avait réponse à tout :

– À l’époque, Marc travaillait sur des dossiers chauds de la BRB. Ce n’était pas inhabituel chez les flics exposés comme lui d’essayer de préserver l’identité de ses enfants pour éviter un chantage ou un enlèvement.

Elle avait raison, bien sûr.

Saisi par le vertige, j’avais du mal à réaliser toutes les implications de cette révélation. Alors qu’une dernière question me brûlait les lèvres, j’aperçus la note manuscrite qui traînait sur la table de l’entrée. Une simple phrase, écrite sur du papier à lettres à l’en-tête de l’hôtel :

Raph,

J’ai emmené Théo faire du manège au Jane’s Carousel de Brooklyn.

Marc

La peur me cueillit à l’improviste. Je me ruai hors de la chambre et, tandis que je dévalais l’escalier, je demandai à Malika :

— Et maintenant, allez-vous me dire pourquoi vous avez cru bon de m’appeler ?

— Pour vous mettre en garde. Clotilde Blondel se souvient très bien de son agresseur, elle a donné son signalement au policier qui l’a interrogée et me l’a décrit.

Elle marqua une pause, puis lâcha ce que j’avais fini par deviner :

— Ce portrait-robot correspond trait pour trait à Marc Caradec.

Marc

Brooklyn

Le temps avait changé.

À présent, il faisait plus froid, le ciel était sombre et le vent se déchaînait. Sur la promenade en bois qui longeait le détroit, les promeneurs frissonnaient, remontaient leur col, se frictionnaient les avant-bras. Aux comptoirs des vendeurs ambulants, les cafés chauds et les hot-dogs remplaçaient les crèmes glacées.

Même les eaux de l’East River avaient pris une teinte vert-de-gris. Dans un soupir rauque, les vagues gonflaient, roulaient et venaient se briser sur les berges en éclaboussant les passants.

Sur une tapisserie de nuages gris perle se détachait la longue silhouette de la skyline du sud de Manhattan. Une succession hétérogène de gratte-ciel de tailles et d’époques différentes : l’aiguille triomphante du One World Trade Center, l’immense tour Gehry drapée dans sa robe métallique, la façade néoclassique et le toit en pointe du palais de justice. Plus près, juste de l’autre côté du pont, les HLM de brique brune du quartier de Two Bridges.

Claire abandonna son vélo sur la pelouse. Près de la jetée, elle repéra un imposant dôme de verre qui abritait un manège des années 1920 parfaitement restauré. Le carrousel était comme posé sur l’eau. La juxtaposition des vieux chevaux de bois et de la ligne de buildings que l’on apercevait à travers la gangue de verre avait quelque chose de troublant et d’hypnotique.

Tenaillée par l’inquiétude, elle plissa les yeux, détaillant chaque cheval, chaque montgolfière, chaque avion à hélice qui tournait au rythme entraînant d’un orgue de Barbarie.

— Coucou Théo ! cria-t-elle en reconnaissant enfin le fils de Raphaël, assis à côté de Marc Caradec dans une diligence modèle réduit.

Elle sortit deux dollars de sa poche, paya son ticket et attendit que le plateau circulaire s’immobilise pour venir les rejoindre. Le bambin était aux anges et lui fit la fête. Il tenait dans ses petites mains le cookie gigantesque que Marc lui avait offert. Sa bouille ronde ainsi que le plastron de sa salopette étaient maculés de chocolat, ce qui semblait le réjouir.

— Y a des pé-pi-tes. Des pé-pi-tes ! lança-t-il en montrant son biscuit, très fier d’avoir appris un mot nouveau.

Si Théo était en grande forme, Caradec avait l’air épuisé. Des rides profondes creusaient son front et striaient le contour de ses yeux clairs. Sa barbe hirsute lui mangeait les trois quarts du visage au teint gris. Son regard vide et sans éclat donnait l’impression qu’il était ailleurs, comme coupé du monde.

Alors que le manège repartait, le tonnerre commença à gronder. Claire se casa sur le banc de la diligence face à Caradec.

— Vous êtes le père de Louise Gauthier, n’est-ce pas ?

Le flic resta silencieux quelques secondes, mais il savait que l’heure n’était plus à la dissimulation. L’heure était justement à cette grande explication qu’il attendait depuis dix ans. Il regarda Claire dans les yeux et entreprit de lui raconter son histoire :

— Lorsque Louise a été enlevée par Kieffer, elle avait quatorze ans et demi. Quatorze ans, c’est un âge compliqué pour une fille. À l’époque, Louise était devenue tellement insupportable et capricieuse qu’avec ma femme nous avions décidé de l’envoyer passer Noël en Bretagne, chez mes parents.

Il s’arrêta pour réajuster l’écharpe de Théo.

– Ça me fait mal de le reconnaître aujourd’hui, soupira-t-il, mais notre petite fille nous échappait. Il n’y en avait plus que pour les copains, les sorties et les conneries en tout genre. ça me rendait fou de la voir comme ça. Pour te dire la vérité, la dernière fois qu’on s’est parlé tous les deux, on s’est violemment disputés. Elle m’a traité de connard et je lui ai balancé une paire de baffes.

Étouffé par l’émotion, Marc ferma les yeux quelques secondes avant de continuer :

— Lorsqu’elle a appris que Louise n’était pas rentrée, ma femme a d’abord cru à une fugue. Ce n’était pas la première fois que la petite nous faisait ce genre de choses, aller dormir chez une copine et revenir trente-six heures après. Moi, par déformation professionnelle, j’ai commencé à enquêter tout de suite. Je n’ai pas fermé l’œil pendant trois jours. J’ai remué ciel et terre, mais je ne pense pas qu’un flic soit plus avisé lorsqu’il enquête sur une affaire qui le concerne directement. Ce qu’il gagne en implication, il le perd nécessairement en discernement. Et puis, ça faisait dix ans que je travaillais à la BRB. Mon quotidien, c’étaient les braqueurs et les voleurs de bijoux, pas les enlèvements d’adolescentes. Pourtant, j’aime à penser que je serais parvenu à retrouver Louise si je n’étais pas tombé malade une semaine après sa disparition.

— Vous êtes tombé malade ?

Quelques secondes, Marc soupira en se prenant la tête entre les mains.

— C’est une maladie étrange, mais que tu dois connaître en tant que médecin : le syndrome de Guillain-Barré.

Claire hocha la tête.

— Une atteinte des nerfs périphériques due à un dérèglement des défenses immunitaires.

— C’est ça. Tu te réveilles un beau matin et tu as les membres en coton. Des fourmis courent dans tes cuisses et tes mollets, comme si tu étais traversé par un courant électrique. Puis, assez vite, tes jambes s’engourdissent jusqu’à être complètement paralysées. La douleur remonte sur tes flancs, ta poitrine, ton dos, ton cou, ton visage. Tu restes sur ton lit d’hôpital, congelé, pétrifié, changé en statue. Tu ne peux plus te lever, tu ne peux plus avaler, tu ne peux plus parler. Tu ne peux plus enquêter sur l’enlèvement de ta fille de quatorze ans. Ton cœur s’emballe, pulse, devient incontrôlable. Tu t’étouffes dès qu’on te met de la nourriture dans la bouche. Et comme tu ne peux même plus respirer, on te fout des tuyaux partout pour que tu ne crèves pas trop vite.

Assis à côté de nous et bien loin de nos préoccupations, Théo s’émerveillait de tout, remuant son petit buste d’arrière en avant, suivant la cadence de la musique.

— Je suis resté dans cet état presque deux mois, reprit Marc. Puis les symptômes ont commencé à régresser, mais je n’ai jamais récupéré totalement de cette saloperie. Quand j’ai pu me remettre à travailler, près de un an s’était écoulé. Les chances de retrouver Louise étaient presque réduites à néant. Est-ce que, sans cette maladie, j’aurais pu sauver ma fille ? Je ne le saurai jamais. De toi à moi, j’aurais tendance à te dire « non » et c’est insoutenable. J’avais honte devant Élise. Résoudre des enquêtes, c’était mon job, ma raison de vivre, ma fonction sociale. Mais je n’avais pas d’équipe, je n’avais pas accès aux différents dossiers et, surtout, je n’avais pas les idées claires. Et je les ai eues encore moins lorsque ma femme s’est suicidée.

Le manège commença à ralentir. Des larmes s’étaient mises à couler sur les joues de Caradec.

– Élise ne parvenait plus à vivre avec ça, affirma-t-il, les poings serrés. Le doute, tu sais ? C’est pire que tout. C’est un poison pernicieux qui peut finir par avoir ta peau.

La diligence s’arrêta. Théo réclama un nouveau tour de manège, mais, avant que le caprice pointe son nez, Marc lui proposa d’aller se promener au bord de l’eau. Après avoir remonté la fermeture Éclair de son blouson, il prit le bambin dans ses bras et, avec Claire, ils rejoignirent la promenade de bois qui longeait l’East River. Il attendit d’avoir posé l’enfant sur les lattes grisées du platelage avant de poursuivre sa douloureuse confession :

— Lorsqu’on a retrouvé le corps carbonisé de Louise chez Kieffer, j’ai d’abord éprouvé une sorte de soulagement. Tu te dis que puisque ta fille est morte, au moins, elle ne souffre plus. Mais la douleur revient très vite comme un boomerang. Et le temps ne répare rien : c’est l’horreur à perpétuité. L’horreur indéfiniment. Ne crois pas toutes ces conneries que tu peux lire dans les magazines ou les bouquins de psycho : le travail de deuil, la consolation… Tout cela, ça n’existe pas. En tout cas, pas lorsque ton enfant a disparu dans les circonstances dans lesquelles est morte Louise. Ma fille n’a pas été terrassée par une maladie foudroyante. Elle n’est pas morte dans un accident de voiture, tu comprends ? Elle a survécu plusieurs années entre les griffes du diable. Quand tu penses à son calvaire, tu as juste envie de te faire sauter le caisson pour mettre fin au déluge d’horreurs qui déferle dans ton crâne !

Caradec avait presque crié pour que ses paroles dominent le souffle du vent.

— Je sais que tu es enceinte, dit-il en cherchant à accrocher le regard de Claire. Lorsque tu deviendras mère, tu comprendras que le monde se divise en deux : ceux qui ont des enfants et les autres. Être parent te rend plus heureux, mais ça te rend aussi infiniment vulnérable. Perdre son enfant est un chemin de croix perpétuel, une déchirure que rien ne pourra jamais recoudre. Chaque jour, tu crois avoir atteint le pire, mais le pire est toujours à venir. Et le pire, finalement, tu sais ce que c’est ? Ce sont les souvenirs qui se fanent, qui s’étiolent et qui finissent par disparaître. Un matin, en te réveillant, tu te rends compte que tu as oublié la voix de ta fille. Tu as oublié son visage, l’étincelle de son regard, la façon particulière qu’elle avait de rejeter une mèche de cheveux derrière son oreille. Tu es incapable d’entendre la sonorité de son rire dans ta tête. Tu comprends alors que la douleur n’était pas le problème. Et qu’avec le temps elle était même devenue une drôle de compagne, un adjuvant familier aux souvenirs. Lorsque tu piges ça, tu es prêt à vendre ton âme au diable pour raviver ta douleur.

Marc alluma une cigarette et tourna la tête du côté des embarcations qui voguaient sur le bras de mer.

— Autour de moi, pourtant, la vie continuait, déclara-t-il en exhalant un nuage de fumée. Mes collègues partaient en vacances, faisaient des enfants, divorçaient, se remariaient. Moi, je faisais juste semblant de vivre. J’évoluais comme un zombie, dans la nuit, toujours au bord du précipice. Je n’avais plus de sève, plus aucun appétit de vivre. Du plomb collait à mes semelles et lestait mes paupières. Et puis un jour… Un jour, je t’ai rencontrée…

Le regard du vieux flic se remit à briller d’une flamme folle.

— C’était un matin, à la fin du printemps. Tu quittais l’appartement de Raphaël avant de partir pour l’hôpital. Nous nous sommes croisés dans la cour ensoleillée de l’immeuble. Tu m’as salué timidement puis tu as baissé les yeux. Malgré ta réserve, c’était difficile de ne pas te remarquer. Mais derrière ta silhouette élancée, ta peau métisse et tes cheveux lisses, quelque chose m’intriguait. Et chaque fois que je t’ai revue par la suite, j’ai éprouvé le même malaise. Tu me rappelais quelqu’un ; un souvenir lointain que j’avais du mal à fixer ; à la fois évaporé et encore très présent. Il m’a fallu plusieurs semaines pour arriver à cerner ce trouble : tu ressemblais à Claire Carlyle, cette petite Américaine enlevée elle aussi par Kieffer, mais dont on n’avait jamais retrouvé le corps. J’ai longtemps repoussé cette idée. D’abord parce qu’elle était absurde, puis parce que je pensais qu’elle ne reflétait que mes obsessions. Mais elle ne me quittait plus. Elle s’était incrustée dans mon cerveau. Elle me hantait. Et je ne connaissais qu’un moyen pour m’en libérer : relever tes empreintes et demander à un collègue de les entrer dans le FAED. Alors, il y a quinze jours, je me suis décidé. Le résultat a confirmé l’impossible : tu ne ressemblais pas seulement à Claire Carlyle. Tu étais Claire Carlyle.

Marc jeta son mégot sur les lattes de bois et l’aplatit avec son talon comme on écrase une punaise.

— Dès lors, je n’ai plus eu qu’une seule obsession : t’observer, comprendre et me venger. La vie ne t’avait pas remise sur mon chemin par hasard. Il fallait que quelqu’un paie pour tout le mal que tu avais fait. C’était ma mission. Quelque chose que je devais à ma fille, à ma femme ainsi qu’aux familles des autres victimes de Heinz Kieffer : Camille Masson et Chloé Deschanel. Elles aussi sont mortes par ta faute, gronda-t-il.

— Non ! se défendit Claire.

— Pourquoi n’as-tu pas donné l’alerte lorsque tu as réussi à t’échapper ?

— Raphaël m’a dit que vous aviez mené l’enquête avec lui. Vous savez très bien pourquoi je n’ai prévenu personne : je venais d’apprendre que ma mère était morte ! Je ne voulais pas devenir un phénomène de foire. J’avais besoin de me reconstruire dans le calme.

Le regard fou, Caradec lui fit face.

— C’est justement parce que j’ai mené une enquête approfondie que j’ai acquis la conviction que tu mérites de mourir. Je voulais vraiment te tuer, Claire. Comme j’ai tué le gendarme de Saverne, cette pourriture de Franck Muselier.

Soudain, l’enchaînement des événements se dessinait, limpide, pour Claire.

— Et comme vous avez essayé de tuer Clotilde Blondel ?

— Blondel, c’était un accident ! se défendit Marc en haussant la voix. J’étais venu l’interroger, mais elle a cru que je voulais l’agresser et elle a traversé la vitre en s’enfuyant. N’essaie pas d’inverser les rôles. La seule vraie coupable, c’est toi. Si tu avais prévenu de ton évasion, Louise serait encore là. Camille et Chloé aussi !

Écumant de rage, Marc attrapa Claire par le bras et lui cria toute sa peine :

— Un simple coup de fil ! Un message anonyme laissé sur un répondeur ! ça t’aurait pris une minute et tu aurais sauvé trois vies ! Comment oses-tu prétendre le contraire ?

Effrayé, Théo se mit à geindre, mais, cette fois, il ne trouva personne pour le consoler. Claire se dégagea de l’emprise de Marc et lui répondit sur le même ton :

— La question ne s’est jamais posée en ces termes. Je n’ai jamais pensé une seule seconde qu’il pouvait y avoir d’autres personnes détenues avec moi !

— Je ne te crois pas ! rugit-il.

Théo sanglotait maintenant, spectateur de leur affrontement.

— Vous n’étiez pas dans cette putain de maison avec moi ! hurla Claire. J’ai passé 879 jours enfermée dans une pièce de douze mètres carrés. Le plus souvent enchaînée. Parfois avec un collier en ferraille autour du cou ! Vous voulez que je vous dise la vérité ? Oui, c’était atroce ! Oui, c’était l’enfer. Oui, Kieffer était un monstre ! Oui, il nous torturait ! Oui, il nous violait !

Pris au dépourvu, Marc baissa la tête et ferma les yeux, comme un boxeur acculé dans un coin du ring.

— Kieffer ne m’a jamais parlé d’autres filles, vous m’entendez, JAMAIS ! assura Claire. J’étais enfermée tout le temps. En deux ans, j’ai dû voir le soleil à cinq reprises et pas une fois je n’ai songé que je pouvais ne pas être seule dans cette prison. Malgré ça, je porte cette culpabilité en moi depuis dix ans et je crois que je la porterai toujours.

La jeune femme baissa d’un ton, recouvrant son sang-froid, et se pencha pour prendre Théo dans ses bras. Tandis que le petit garçon se blottissait contre elle, pouce dans la bouche, elle poursuivit sur un ton plus grave :

— Je comprends votre rage devant cette injustice. Tuez-moi si vous pensez que cela allégera le moins du monde votre peine. Mais ne vous trompez pas de combat, Marc. Il n’y a qu’un coupable dans cette affaire, c’est Heinz Kieffer.

Mis au pied du mur, Caradec resta silencieux, cloué sur place, les yeux fixes et exorbités. Il demeura ainsi deux bonnes minutes, immobile dans le vent glacé. Puis, lentement, le flic en lui refit son apparition. Sans qu’il sache trop pourquoi, un détail apparemment sans importance traînait toujours au fond de son esprit. Une question qui était demeurée sans réponse. Une simple interrogation revenue à deux reprises dans l’enquête. Et deux, pour un flic, c’est une fois de trop.

— Avant d’être enlevée, tu disais tout le temps que tu voulais devenir avocate, fit-il remarquer. C’était quelque chose de très ancré en toi.

— C’est exact.

— Mais après ton évasion, tu as changé radicalement de projet professionnel. Tu as voulu faire ta médecine envers et contre tout. Pourquoi ce… ?

— C’est à cause de votre fille, l’interrompit Claire. À cause de Louise. C’est ce qu’elle a toujours voulu devenir, n’est-ce pas ?

Marc sentit le sol se dérober sous ses pieds.

— Comment tu sais ça ? Tu m’as dit que tu ne la connaissais pas !

— Depuis, j’ai appris à la connaître.

— Qu’est-ce que tu racontes ?

Claire reposa Théo et sortit de son sac à dos le grand cahier bleu à la couverture cartonnée.

— Je l’ai trouvé dans le sac de Kieffer, expliqua-t-elle. C’est le journal de Louise. Je ne sais pas exactement pourquoi il était là, avec l’argent de la rançon de Maxime Boisseau. Kieffer l’avait sans doute repris à votre fille. C’est quelque chose qu’il faisait souvent : il nous laissait écrire, mais nous confisquait ce que nous couchions sur le papier.

Elle tendit le cahier à Caradec, mais le flic demeura immobile, pétrifié, incapable du moindre mouvement.

— Prenez-le. Il est à vous à présent. Pendant sa détention, Louise vous a beaucoup écrit. Au début, elle rédigeait une lettre presque chaque jour.

Caradec attrapa le journal d’une main tremblante tandis que Claire reprenait Théo dans ses bras. Au loin, au début de la promenade, elle aperçut Raphaël qui courait dans leur direction.

— Viens, on va voir papa, dit-elle au petit garçon.

Marc s’était assis sur un banc face à la mer. Il ouvrit le cahier et en parcourut quelques pages. Il identifia tout de suite l’écriture serrée et pointue de Louise et les motifs qu’elle avait l’habitude de gribouiller : des oiseaux, des étoiles, des roses entrelacées d’ornements gothiques. Dans les marges, à côté des dessins, on trouvait quantité de vers griffonnés. Des extraits de poèmes ou de textes que lui avait fait apprendre sa mère. Marc reconnut Hugo (« Chaque homme dans sa nuit s’en va vers sa lumière »), Eluard (« J’étais si près de toi que j’ai froid près des autres »), Saint-Ex (« Tu auras de la peine. J’aurai l’air d’être mort et ce ne sera pas vrai ») et Diderot (« Partout où il n’y aura rien, lisez que je vous aime »).

L’émotion lui serra la gorge. La douleur était revenue, fulgurante, asphyxiante, dévastatrice. Mais elle charriait avec elle un cortège de souvenirs qui se réveillèrent pour jaillir tel un geyser brûlant irriguant son esprit engourdi.


À nouveau, Marc entendait Louise.

Il reconnaissait son rire, son énergie, les inflexions de sa voix.

Elle était tout entière entre ces pages.

Elle vivait entre ces pages.

Louise

J’ai peur, papa…

Je ne vais pas te raconter d’histoires : j’ai les membres qui tremblent et le cœur qui se déchire. J’ai aussi souvent l’impression que Cerbère est en train de me dévorer le ventre. Je l’entends aboyer, mais je sais que tout ça n’existe que dans ma tête. J’ai peur, mais, comme tu me l’as toujours répété, j’essaie de ne pas avoir peur de ma peur.

Et lorsque la panique menace de me submerger, je me dis que tu vas venir me chercher.

Je t’ai vu travailler, je t’ai vu rentrer tard à la maison. Je sais que tu ne te décourages jamais, je sais que tu ne lâches jamais une affaire. Je sais que tu vas me retrouver. Tôt ou tard. C’est cela qui me fait tenir et qui me permet de rester forte.

On ne s’est pas toujours compris, toi et moi. Ces derniers temps, on ne se parlait presque plus. Si tu savais comme je le regrette aujourd’hui. Nous aurions dû nous dire plus souvent que nous nous aimions et que nous comptions l’un pour l’autre.

Lorsque l’on échoue en enfer, c’est important d’avoir des réserves de souvenirs heureux. Je me les projette sans arrêt dans la tête. Pour avoir moins froid, moins peur. Je me récite les poèmes que m’a appris maman, je me joue mentalement les airs de piano que j’ai répétés au conservatoire, je me raconte les histoires des romans que tu m’as fait lire.

Les souvenirs fusent en gerbes. Je me revois toute petite, sur tes épaules, en balade dans la forêt de Vizzavona, coiffée de mon bonnet péruvien. Je sens l’odeur des pains au chocolat que nous allions acheter tous les deux, le dimanche matin, dans cette boulangerie du boulevard Saint-Michel où la vendeuse me donnait toujours une madeleine tout juste sortie du four. Plus tard, nos périples sur les routes de France lorsque tu m’accompagnais à mes épreuves d’équitation. Même si je prétendais le contraire, j’avais besoin de ta présence et de ton regard. Lorsque tu étais là, je savais qu’il ne pouvait rien m’arriver de grave.

Je me souviens des vacances que nous avons passées tous les trois, maman, toi et moi. Je râlais souvent de devoir vous accompagner, mais je me rends compte aujourd’hui combien la mémoire de ces voyages m’aide à m’évader de ma prison.

Je me souviens des palmiers et des cafés de la place Reial à Barcelone. Je me souviens des pignons gothiques des maisons en bordure des canaux à Amsterdam. Je me souviens de notre fou rire sous la pluie en Écosse au milieu d’un troupeau de moutons. Je me souviens du bleu azur des azulejos de l’Alfama, de l’odeur de poulpe grillé dans les rues de Lisbonne, de la fraîcheur d’été de Sintra et des pastéis de nata de Bélem. Je me souviens du risotto aux asperges de la piazza Navona, de la lumière ocre de San Gimignano, des oliviers frémissants dans la campagne de Sienne, des jardins secrets du vieux Prague.

Entre ces quatre murs glacés, je ne vois jamais le jour. Ici, la nuit est partout. Je plie, mais ne romps pas. Et je me dis que ce corps décharné et brûlé de plaques rouges n’est pas le mien. Je ne suis pas cette morte vivante au teint hideux de porcelaine. Je ne suis pas ce cadavre en faïence entre linceul et cercueil.


Je suis cette fille solaire qui court sur le sable tiède de Palombaggia. Je suis le vent qui fait claquer les voiles d’un bateau en partance. La mer infinie de nuages qui donne le vertige derrière le hublot.

Je suis un feu de joie qui brûle à la Saint-Jean. Les galets d’Étretat qui roulent sur la plage. Une lanterne vénitienne résistant aux tempêtes.

Je suis une comète qui embrase le ciel. Une feuille d’or que les rafales emportent. Un refrain entraînant fredonné par la foule.

Je suis les alizés qui caressent les eaux. Les vents chauds qui balaient les dunes. Une bouteille à la mer perdue dans l’Atlantique.

Je suis l’odeur vanille des vacances à la mer et l’effluve entêtant de la terre mouillée.

Je suis le battement d’ailes du Bleu-nacré d’Espagne.

Le feu follet fugace qui court sur les marais.

La poussière d’une étoile blanche et trop tôt tombée.

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