Antony Cabassol, ce brave et consciencieux garçon, était dans un état de désolation impossible à décrire. La série d'échecs qui venaient de l'accabler lui avait en partie enlevé cette belle confiance en soi qui lui avait fait accepter si hardiment le mandat de vengeur testamentaire de feu M. Timoléon Badinard. Trois vengeances en quatre mois, c'était peu pour un homme qui n'avait que trois ans pour en exécuter soixante-dix-sept! Cabassol, humilié, sentait que le vindicatif Timoléon Badinard, du haut du ciel, sa demeure dernière, devait froncer un sourcil mécontent ! Liv. 21.
Et M c Taparel et M. Nestor Miradoux, les exécuteurs testamentaires, que devaient-ils penser, eux aussi, de ce vengeur qui ne vengeait pas, de ce léga-laire qui n'exécutait pas les conditions imposées!
Cabassol, accablé, faisait ces tristes i 11 exions, assis dans le cabinet de M 0 Ta-parel, le lendemain du jour où, apercevant la possibilité d'exécuter cinq ven-P'ances en une seule, il s'était vu souffler à son nez et à sa barbe la belle Tulipia Balagny, l'ange de Bézucheux de la Fricollière et Compagnie, enlevée par l'inspecteur de VŒU.
M 0 Taparel et son principal clerc, assis devant un monceau de papiers et de factures, prenaient des notes et tiraient au clair la situation des affaires de la succession Badinard. Bientôt, après avoir aligné des colonnes de chiffres et terminé de longues additions, M. Nestor Miradoux prit une feuille de papier timbré et écrivit :
SUCCESSION BADINARD Situation au 10 juin 18...
Vengeances exercées.
Reste.
Total des sommes déboursées, dépenses, trais prévus et imprévus, loyers, frais de maison du légataire, M. Cabassol, etc., etc. . . . 327,D82 fr. 6o Reconnu et approuvé par nous, légataire et exécuteurs testamentaires.
—Voulez-vous signer? demanda Miradoux à Cabassol, après avoir donné lecture de cette pièce.
— Et qu'allons-nous faire? demanda Cabassol, après avoir paraphé.
— Lutter! s'écria M 0 Taparel en frappant du poing sur la table, lullcr courageusement! Nous avons eu le malheur, après avoir bien commencé, de tomber sur un mari assuré à la Compagnie VOEU, mais cela ne se représentera peut-être plus Il faut nous remettre prudemment à la besogne, pour ne pas donner l'éveil à cette Compagnie qui continuerait sans doute à mettre, pour se créer des clients, des bâtons dans nos roues ! Donc prudence et discrétion, et en avant!
— Trè; bien I lit Miradoux,
— Allons, vous me rendez le courage ! s'écria Gabassol; sur qui vais-je me lancer ?
— Un instant, fit M e Taparel, ne choisissons pas; si vous m'en croyez, nous allons nous en remettre au hasard pour trouver l'ennemi contre lequel nous devrons opérer. Voici l'album aux photographies, prenez en une sans regarder,.
— Suit, dit Gabassol, au hasard de la fourchette ! une, deux, trois, voilà !
Une chaude explication.
Et sans regarder, il ouvrit vivement l'album à une page quelconque.
Les trois hommes se penchèrent sur la ; hotographie amenée par le sort, en poussant une exclamation de désappointement. Elle représentait tout simplement une large plaque jaune, blanche par endroits, et parsemée de taches foncées, laquelle plaque avait pu autrefois être une figure d'homme, mais n'était plus qu'une sorte de reflet perdu, le portrait d'un vague fantôme, d'une apparition sans contours arrêtés et sans forme précise. * Au-dessous se lisaient les mots :
En v regardant de plus près avec une grande attention, Cabassol finit par découvrir un point où le nouveau procédé s'était montré un peu plus inaltérable qu'ailleurs. C'était le sommet de la tête de l'individu photographié : on distinguait une tache blanche qui devait être un crâne dépouillé de cheveux. Et c'était tout; du nez, des yeux, de la barbe, nulle trace, le crâne seul avait survécu au désastre.
— Allons, s'écria Cabassol, voilà un faible point de départ ! ce crâne est un indice bien mince pour reconnaître un homme. Comment, avec cela seulement, parvien-drai-je aie découvrir dans Paris, où fourmillent les crânes que les orages de la vie ont dénudés? N'importe, je le découvrirai, il le faut ! le hasard m'a donné cette tâche, je la mènerai à bien, je trouverai ce crâne, et je vengerai sur lui le pauvre Badinard ! —Voilà une grande difficulté ! fit le notaire, je ne vois pas trop comment nous percerons l'incognito du monsieur qui se cache sous ce crâne.
Le président du club de3 Billes de billard.
— Quand je devrais prendre un à un tous les chauves de Paris, j'y parviendrai. Les difficultés de l'entreprise me fouettent le sang et font renaître mon ardeur, je trouverai le porteur de ce crâne...
— Et s'il a trouvé une eau pour faire repousser les cheveux?
— Et s'il portait maintenant perruque ?
— Sommes-nous bêtes ! interrompit M e Taparel, il doit y avoir derrière, comme aux autres portraits, une dédicace qui nous dira le nom de ce crâne mystérieux !
Miradoux tira délicatement la photographie de l'album et la tendit à M e Taparel.
— 11 y a une dédicace !...
— Victoire !
— Mais elle ne nois avance guère, voyez :
A ELLE!
les
c'est
Le plus bouillant, le plus volcanique des « Billcs-de-Billard. »
JOCKO (Tour les dames seul.ment.)
— L'affaire se complique, I.t Cabassol.
— Mystère! Énigme! fit Miradoux. Joco Dilles de billard, que veut dire tout cela ! Joco, \^n nom, mais les Billes de billard?
— Une société secrète, dit le notaire, composée de tous les chauves de la capitale...
— J'y suis! s'écria Cabassol en se frappant le front, ce doit être quelque chose comme un club. Je me souviens maintenant d'avoir entendu mon noble ami Bézucheux de la Fricottière dire un soir : « Papa dine aux Billes de billard, il sera décavé demain, je n'irai pas le voir avant quinze jours, car il m'emprunterait de Targent! » Papa dîne aux Billes
Aristocratie, arts, lettres, finances, tous les mondes sont représentés aux Dilles de bilUird.
de billard, je me souviens que oc mol m'a frappé, sans gue j'aie pensé à demander une explication. Je vais aller trouver Bezucheux et je reviens vous r.ire paît (le mes découvertes!
Et, -autant snrson chapeau. Cabassol, qui avait retrouvé toute son ardcuri partit comme un tourbillon; sans même prendre congé de M 9 Taparel ëi tik .Yiradoux.
— Les Billes de billard/ les Billes do billard! répélait-il en volant dans un char rapide et numéroté vers la demeure de Bezucheux de la Fricottière, quand tout le club, si c'est un club, devrait y passer, il faudra bien que je trouve Jocko !
Cabassol, en arrivant chez l'élégant Bezucheux, tomba au beau milieu d'une explication : Pontbuzaud, Saint-Tropez, Lacostade et Bisseco étaient là, tous graves et boutonnés jusqu'au menton..
— Voilà la situation, disait Bezucheux, et je prends notre ami commun, C ibassol, à témoin.Pontbuzaud trompait Saint-Tropez, Lacostade et Bisseco ; Saint-Tropez trompait Lacostade, Bisseco et Pontbuzaud; Lacostade trompait, etc., mais moi, qui, vous venez de le reconnaître, étais premier en date, j'étais trompé par Pontbuzaud, Saint-Tropez
— Permets! fit Pontbuzaud, cela peut se discuter, tu nous trompais aussi!
— Je vous dis que non! Je suis le seul lésé, le seul...
— Cela n'est pas ! Nous nous trompions tous et nous étions tous trompés..,
— Soit! dit Bezucheux d'une voix sourde, nous sommes tous offensés, et il nous faut à. tous une réparation ; ma» voilà où commence mon embarras, nous sommes cinq, chacun de nous a quatre adversaires, ça fera un duel bien compliqué... Comment faire?
— Je n'ai jamais vu d'affaire aussi embarrassante, s'écria Cabassol, c'est bien autre chose que le combat des Trente ou que le duel des Mignons d'Heriri III...
— Je ne vois qu'un moyen, reprit Bezucheux; d'ailleurs, verser le sang de quatre vieux amis me répugnerait...
— Quel moyen?
— Chacun de nous va faire des excuses aux quatre autres, on se serrera la main, et l'honneur sera satisfait!
— Adopté ! Et puisse notre constante amitié faire rougir Tulipia ! Sa punition sera de nous voir, marchant bras dessus, bras dessous, comme par le passé, toujours unis et passant devant elle avec le sourire du dédain sur nos lèvres 1
— Mes nuicria Bezucheux, je commence, je ne verserai pas votre sang pour Tulipia, elle n'en est pas digne : je vous fais à tous les plus plates excuses !
— Mon bon Bezucheux, nous te faisons humblement les nôtres !
— Mon petit Bezuco, reprit Gabassol après une minute donnée à l'effusion, lu m'attendris ! Vrai, je suis obligé de renfoncer un pleur sous ma paupière ! Mais je ne suis pas venu seulement pour vous supplier de renoncer à vos idées de carnage. J'ai à te demander un renseignement.
— Parle, ô mon ami, pourvu qu'il ne s'agisse pas de la quintuple traîtresse, Tulipia Balagny.
— Qu'est-ce que les Billes de billard, mon bon?
— Les Billes de billard? mais tu n'as pas encore besoin de connaître ça, lu ne te déplumes pas encore...
— Dis tout de même.
— Eh bien, c'est le club à papa, le club des Billes de billard, ainsi nommé parce qu'il faut posséder un crâne dépouillé par la calvitie pour être admis à l'honneur d'en faire partie. Aristocratie, finance, arts, lettres et sciences,
Conseil de révision du club.
tous les mondes sont représentés aux Billes de billard par des crânes d'élite; fronts hautains de grandes races, sur lesquels ont passé tous les ouragans de la vie, rasant les folles mèches de la jeunesse, fauchant les illusions et dévastant le cuir chevelu ! Fronts de la Fricottière ravagés par une haute et joyeuse vie, fronts bombés de vieux savants, crânes pointus d'hommes politiques, genoux farceurs de gens de lettres, il y a de tout au club des Billes! Et tous ces crânes se consolent entre eux par de joyeux dîners hebdomadaires, dont papa, en sa qualité de président, fait le plus bel ornement!
— Je voudrais bien voir ça, un dîner de Billes de billard!
— Trop jeune, mon petit, tu n'as pas le genou d'ordonnance.
— Avec ta protection?
— Impossible! Moi-même, fils de mon auguste père, président de la société, je n'ai jamais pu me faire inviter au club. Ah! mais, le comité est strict ! Pour être reçu aspirant Bille de billard, il faut présenter au comiiô d'examen un commencement de calvitie. S'il est suffisant, on est admis aux dîners tous les mois d'abord, puis tous les quinze jours, mais on ne dine pas à la grande table, on dîne à la table des petits. C'est que l'on a le sentiment de la hiérarchie, aux Billes de billard! Et tous les trois mois, conseil de revision, les aspirants comparaissent devant le bureau pour faire vérifier leur calvitie; si les cheveux repoussent, on est honteusement chassé, tandis que si la calvitie se deasine plus majestueusement, on reçoit les éloges de papa et l'on monte en grade.
— Charmant! fit Cabassol, ainsi pas d'espoir pour moi... Mes cheveux tiennent encore trop... Mais... cependant... si...
Une idée venait de surgir sous la chevelure proscrite de Cabassol. S'il n'était pas digne de se présenter aux Billes de billard, M 0 Taparel, lui, était dans les conditions voulues, il possédait un joli commencement de calvitie...
— C'est cela, se dit Cabassol, je vais le faire présenter au club.., il se doit à l'affaire Badinard, puisqu'il est exécuteur testamentaire, il cherchera le nommé Jocko lui-même...
Allons ! reprit-il tout haut, il ne s'agit plus de moi, puisque je ne suis que trop certain d'être impitoyablement blackboulé, c'est pour un autre que je plaide... Reçoit-on les notaires?
— Quand ils sont suffisamment chauves, oui!
— Eh bien, j'en ai un qui sollicite, mon petit Bezucheux, l'honneur de l'être présenté, pour avoir celui d'être introduit par ton aimable père au club des Billes de billard!
— Un notaire! ce doit être ton ami, le notaire torrentueux et cascadeur qui a eu ce fameux duel à l'américaine, avec un nègre anthropophage?
— M e Taparel, en un mot!
— 0 mon ami le meilleur, fais-moi faire la connaissance de M e Taparel et recommande-moi à lui pour ses placements hypothécaires...
— Je te l'amène à l'instant ! Il brûle de faire partie des Billes de billard, il va venir tomber dans tes bras!
Cinq minutes après Cabassol remontait en voiture pour regagner l'étude de M e Taparel.
M° Taparel, à son arrivée, était en affaire ; il rédigeait le contrat de mariage d'une riche cliente. Cabassol lui fit passer ces simples mots :
AFFAIRE BADINARD
« Bâclez votre mariage rapidement. Vous êtes par mes soins sur le point d'être reçu membre du club des Billes de billard!
« C. »
iv. 22
M c Taparel sans doute bâcla le contrat de mariage de sa riche cliente, car il parut bientôt sur le seuil de son cabinet, reconduisant son monde. 11 courut vivement à Cabassol.
— Mais, pourquoi me faire recevoir moi-même de ce club, pourquoi pas vous? dit-il.
— Parce que... parce que je ne possède pas encore le commencement de calvitie qui couronne si bien votre noble front fatigué par l'étude. Je serais blackboulé avec rigueur, tandis que vous avez les plus grandes chances. Vous
— Or donc, dit le notaire...
allez être reçu et vous étudierez les crânes de vos collègues pour découvrir celui de Jocko...
— Mais...
— N'êtes-vous pas exécuteur testamentaire? Il le faut, l'affaire Badinard l'exige.
— C'est que madame Taparel va peut-être me faire quelques observations... l'affaire Badinard m'entraîne un peu loin, selon elle !
— Que voulez-vous, un officier ministériel doit être esclave de son devoir!... Allons, prenez votre chapeau, je vais vous présenter à Bézucheux de la Fricot-tière dont le père est justement le président des Billes de billard!
M e Taparel poussa un soupir et suivit Cabassol. Bézucheux et ses quatre amis attendaient curieusement le notaire torrentueux de Cabassol; la connaissance fut vite faite. Bézucheux trouva M e Taparel charmant, et posa incontinent la question d'un emprunt sur troisième hypothèque.
Cabassol, par discrétion, prit congé sitôt qu'il eut remis le notaire entre les mains de son ami. 11 sut le lendemain que Bézucheux avait présenté M Taparel à son père. Bézucheux avait été droit au but.
— Papa, avait-il dit, suppose un instant que tu lais partie de l'Académie Française et que je viens te demander la voix pour monsieur. L'accorderais-tu?
— Oui.
— Eli bien, c'est bien plus important que ça. Monsieur est un aspirant Bille de billard, il demande à entrer au club sous tes auspices ! Regarde, il a des droits, il a déjà un job' petit genou bien rond et bien lisse...
Le pipa de la Pricottière s'était laissé attendrir, il avait promis d'user de toute son influence pour favoriser l'admission de M c Taparel, et il l'avait immédiatement convoqué pour la présentation officielle au comité, au diner du jeudi suivant.
Les membres du comité des Billes de billard.
M e Taparel avait deux jours devant lui pour se préparer à cette solennité.
— Comme nous voudrions vous suivre! lui disaient Gabassol etlMiradoux; mais hélas! nous avon> encore trop de cheveux.
Force leur fut de rester à la porte quand, le soir du dîner, ils eurent conduit le notaire, un peu ému, jusqu'au somptueux hôtel où le club des Billes fie billard tenait ses grandes assises hebdomadaires. Pour passer le temps, ils entrèrent dans un café, en facéties fenêtres du club, et attendirent, dans une contemplation muette de ces fenêtres.
A une heure du matin, il liaient encore là, les yeux fixés sur les fenêtres d'où s'échappait un joyeux bruit de Champagne, de toasts et d'éclats de rire.
— Ce sont les Billes de billard qui se consolent, leur dit le garçon en fermant le cale.
Gabassol et Miradoux errèrent quelque temps sur le trottoir, puis ils pcn sèrent que le plus sage était de rentrer tranquillement chacun chez soi, sans attendre la fin de la réception de M e Taparel.
A neuf heures, le lendemain, Gabassol se présentait à l'étude.
— Mal à la tête naturellement, lui dit Miradoux, niais ça ne fait rien, je vais le faire prévenir de votre arrivée, et il passera sa migraine en nous racontant sa glorieuse soirée.
Au même instant M G Taparel parut en robe de chambre, l'air un peu fatigué, comme le lendemain de son duel avec le Haïtien.
— Si vous le permettez, messieurs, dit-il, je me ferai apporter un bain de pieds à la moutarde, en causant de nos affaires. La soirée a été chaude, la moutarde me rafraîchira.
— Comment donc! firent à la fois Gabassol et Mira-doux, il faut vous soigner, vous avez eu tout le mal.
— Or donc, reprit le notaire après quelques minutes, quand il se fut commodément installé dans le bain de pieds bouillant apporté par son valet de. chambre, or donc, je suis reçu Bille de billard.
— Ne vous voyant pas revenir, nous avons bien pensé que vous n'étiez pas blackboulé.
— Lorsque vous me quittâtes hier à la porte du club, le cœur me battait, je l'avoue ; mais en pensant à notre mission, tout mon courage me revint, je pris ma lettre de convocation dans ma poche, et je la tendis au chasseur debout au pied de l'escalier. Ce chasseur était chauve, quoique tout jeune encore ; j'ai appris depuis qu'on le payait très cher pour lui permettre d'en-
La Bille de billard Taparel! annonça un domestique chauve.
Délibération du comité.
trelenir sa calvitie. Le chasseur chauve me fil immédiatement entrer dans une pièce où se tenaient messieurs les membres du comité, en m'annonçant ainsi:—L'aspirant Taparel! — Derrière une grande table recouverte d'un tapis rouge, cinq messieurs, où plutôt cinq crânes majestueux, étaient assis, impassibles comme des bonzes. Je reconnus celui du milieu, c'était le président Bézucheux de la Pricott» re.
— Aspirant Taparel, me dit Le président, jeune présomptueux qui osez prétendre au beau nom de Bille de billard, dites-moi quels sont vos titres?
— Trente années de notariat, profession aride... allais-je répondre. Mais le président Bézucheux m'interrompit.
— Assez! s'écria-t-ilj taisez-vous et apprenez, aspirant Taparel, que tous 1 '.- hommes sont égaux devant la dé.npiirivseence du cuir chevelu, qu'il n'y a ii i ni titres ni distinctions, mais rien que des crânes! Le seul litre à présenter, une calvitie bien accentuée, et autant que possible prématurée. Ce titre, le ; issédez-vous? Avancez ici et montrez voire crâne aux membres du bureau.
J'obéis à cette injonction et je vins soumettre mon crâne à l'examen des membres «lu bureau. Chacun de ces messieurs le contempla longuement de face, de profil et à vol d'oiseau, sans prononcer une parole.
— Aspirant Taparel, prononça le président, après cinq minutes d'examen, vous jurez que votre calvitie n'est pas le résultat de manœuvres illicites et qu'elle n'a en elle-même, rien de frauduleux?
— Je le jure!
— Vous promettez de ne jamais avoir recours à de vains artifices pour dissimuler cette calvitie aux yeux du vulgaire, vous jurez de mépriser toujours perruques et faux toupets?
— Je le jurel
— Et maintenant, aspirant Taparel, allez vous asseoir, le conseil va déli-bérer '.
Je m'assi3 sur une chaise que m'indiqua le chasseur chauve, pendant que les membres du bureau causaient entre eux avec animation, en me tournant - Le cœur me battait, je l'avoue, car mon sort allait se décider. Le président Bézucheux père se retourna enfin et dit d'une voix tonnante :
— Chasseur, apportez l'urne du scrutin!
Le jeune et vénérable chasseur tira d'une armoire une urne monumentale qu il vint présenter à i hacun des membres du bureau ; quatre boules roulèrent dans le vase. Le président Bézucheux père vota le dernier et procéda aùs-au dépouillement du scrutin... 11 fut triomphant pour moi : cinq boules blanches!
— Aspirant Tap irel, voua i à l'unanimité des votants. Cette unanimité vous fait passer par-dessus le noviciat; avec quatre voix vous étiez
seulement surnuméraire... Taparel, toutàl'heure vous étiez un chauve simple et vulgaire, je vous sacre maintenant Bille de billard!
El les membres du bureau, quittant leur air solennel, se pressèrent autour de moi pour me féliciter.
— Dites donc, Taparel, voussavez, ne vous gênez pas, médit M.Bézucheux père, considérez-moi comme votre égal; une fois reçus nous sommes tous égaux, ici...
Un rideau glissa, une porte s'ouvrit à deux battants et je me trouvai dans une salle resplendissante de lumières et de fleurs; quarante Billes de billard, debout, me préparaient une chaude ovation.
— La Bille de billard Taparel ! annonça un domestique chauve.
— Vive la Bille de billard Taparel ! crièrent mes quarante collègues en levant des coupes pleines.
— A table, Billes de billard mas frères! s'écria M. de la Fricottière.
M. Fulgence Colhuche.
Nous prîmes tous place au hasard, autour d'une table splendidement servie. Pour me mettre au diapason de mes collègues, je dus me lancer dans la gaieté, dans la plus folle gaieté, et me permettre quelques bons mots et traits d'esprit que je ne vous rapporterai point par modestie, et parce que vous les avez peut-être déjà lus quelque part. Je racontai, mon duel avec le farouche Haïtien et dis les angoisses de la noce Gabuzac pendant cette terrible journée... Je mangeai délicieusement, je bus et je tostai comme quatre notaires... Cependant n'allez pas croire que je m'endormis dans les délices de Gapoue, non, messieurs! à travers les fumées du Champagne écumant dans nos coupes, sous le feu croisé des plaisanteries roulant sans trêve d'un bout de la table à l'autre, je ne perdis pas un instant de vue mon devoir d'officier ministériel et d'exécuteur testamentaire, je n'oubliai pas une minute la successionJBadinard et ses exigences. Où était le nommé Jocko (pour les dames)? Là, devant moi, je n'en pouvais douter, parmi les quarante-cinq crânes en comptant les membres du bureau et M. de la Fricottière! Mais comment le chercher, comment le décou" vrir? Pendant tout l'après-midi j'avais contemplé le crâne de Jocko pour me graver sa géographie danslesyeux, je le voyais, je l'aurais pu dessiner, si j'avais su! il se compose, n'est-ce pas, d'une surface lisse régulièrement bombée, nue, au sommet, et garnie sur les flancs d'une végétation de boucles clairsemées. Pas de protubérances ou de signes particuliers. Tout en causant, je passai en revue mes collègues en commençant par un bout de la table pour finir par l'autre. Ma méthode était bien simple, j'éliminais mentalement tous les crânes en désaccord avec le signalement du crâne de Jocko, les'crânes pointus, les crânes à protubérances, Les crânes dépouillés, ou pas assez dévastés, et je mettais de côté tous ceux qui possédaient le moindre point de ressemblance avec ledit Jocko, avec L'intention de choisir ensuite dans ce bouquet. Après deux heures d'examen attentif, j'avais trouvé 17 crânes, en rapport de forme avec celui que j'e cherchais; j'allai réinstaller successivement à côté de chacun d'eux, pour causer amicalement en apparence, en réalité pour les étudier de plus près. J'éliminai encore 6 crânes de celte façon ; il m'en restait onze! Je recommençai mon examen, bientôt j'acquis la conviction que sept crânes de ces onzedà n'avaient aucun lieu de parenté avec l'objet de mes recherches. Les cinq derniers, ah! mes amis, m'en ont-ils donné du mal! les cinq derniers restaient. Jocko était là, je le sentais, j'en étais sûr! Et pourtant je ne pouvais pas leur demander : Pardon, messieurs, lequel d'entre vous se nomme Jocko, pour les dames? Ma demande, outre qu'elle eût été indiscrète, eût pu donner l'éveil. Il fallait discerner le vrai crâne de Jocko sans le secours de personne... Enfin, j'y suis parvenu par suite d'une inspiration, d'un trait de génie. Mes soupçons se portaient principalement sur un de ces crânes, mais les mèches plaquées sur le front me donnaient encore des doutes lorsque tout à coup je songeai à un stratagème : j'appelai un des valets — chauves aussi comme les convives — et je lui demandai du Rœderer frappé. En tendant ma coupe je simulai une maladresse, je lâchai mon verre et pour le rattraper, je frôlai avec ma manche les mèches plaquées du crâne objet de "mes soupçons... je les frôlai à rebrousse poil et je les vis se redresser... 0 triomphe ! c'était lui ! c'était Jocko ! je tenais enfin ce crâne tant cherché, espoir d'une vengeance future! —.Gabassol je vous le livre: ce monsieur qui possède le crâne de la photographie, le Jocko de l'album, c'est M. Fulgencé Colbuche, le célèbre compositeur de musique!
Une tète andalouse. — Rendez-vous dérangé. — Comment Cabassol, surpris par un mari jaloux comme un tigre, s'en tira en lui arrachant une molaire. — Le ballet du mal de dents.
— A moi le soin de recueillir les renseignements nécessaires sur ce M. Golbuche, avait dit Miradoux après la révélation du notaire.
Madame Colbuche.
Et le brave Miradoux, qui s'était mis en campagne aussitôt, n'avait eu besoin que de deux jours pour mettre notre ami Cabassol au courant de toutes les particularités qu'il lui importait de connaître.
Le célèbre maestro Fulgence Golbuche, né en 1837, à Montélimart, était marié; il travaillait en ce moment à un opéra-comique, destiné aux Fantaisies-Musicales; enfin sa femme était blonde et jolie.
Ces renseignements suffisaient à un homme tel que Gabassol. Son plan fut vite bâti. 11 recopia les sonnets qui lui avaient déjà tant servi pour M m6 de Ghampbadour, en ayant soin de changer brune en blonde, et de mettre toi que f adore, chaque fois qu'un vers se terminait par le doux nom d'Éléonore. Les sonnets copiés, il les mit sous enveloppe et les envoya d'un seul bloc à M me Golbuche, avec ces simples mots :
A M me
Le poète chante comme il aime Malgré défenses et barrières ! ! !
Cabassol aurait bien voulu suivre ses sonnets pour voir la commotion qu'ils devaient produire, mais il n'avait encore trouvé aucun moyen pour pénétrer dans la citadelle de l'ennemi. Il ne connaissait encore M me Colbuche que par la description détaillée que lui en avait faite M. Miradoux, savoir : un nez délicat et fin, de couleur rose et surmonté de deux yeux gris clair aux cils chatoyants; au-dessous du nez, une bouche que M. Miradoux n'hésitait pas à qualifier de mutine, et qu'il comparait à un écrin oriental, (pourquoi oriental? M. Miradoux n'avait pu le dire) doublé de satin cerise et contenant une collection très complète de petites dents fines. A droite et à gauche, une oreille aux délicates découpures, perdue dans des mèches blondes ; au-dessus des yeux, des sourcils châtains nettement arqués, le tout, couronné par une forêt de cheveux blonds comme la bière d'Alsace, tenant et appartenant à M me Colbuche.
Cabassol, au surplus, devait avoir bientôt l'occasion de comparer le portrait tracé par le poétique Miradoux avec le séduisant original. Une grande vente de charité, au profit des inondés du Mançanarès, se préparait dans le foyer du théâtre des Fantaisies-Musicales, décoré, pour la circonstance, de boutiques et de baraques aussi espagnoles que possible, de façon à donner l'idée d'une fête de Saint-Cloud andalouse. M mc Fulgence Colbuche devait tenir, à cette fête de charité, une boutique de mirlitons enrichis des plus poétiques devises. Cabassol comptait bien arriver à lui parler de sa flamme.
Le soir de cette fêle andalouse, notre héros arriva l'un des premiers aux
Fantaisies-Musicales. Les derniers préparatifs s'achevaient à peine, commissaires et marchandes étaient encore perdus dans les embarras de l'installation ! En quelques secondes, Gabassol eut les mains et les poches pleines de bibelots que les jolies vendeuses lui mirent sous la gorge : éventails, tambours de basque, etc. Gabassol cherchait parmi la foule les cheveux blonds et l'écrin doublé de satin cerise, décrits par M. Miradoux, mais faute de précision suffisante dans le signalement, il hésitait entre plusieurs chevelures blondes. 11 dédaignait les brunes et refusait avec énergie de leur rien acheter; enfin une blonde, répondant à peu près à l'idée qu'il se faisait de la belle M m0 Col-buche, lui ayant offert, pour la faible somme de 500 francs, une superbe guitare, un stradivarius de guitare valant 7 fr. 50 dans les bazars, Cabassol la paya sans marchander et se mit en devoir d'offrir une sérénade à la jeune marchande. Au milieu du morceau, qu'il jouait d'ailleurs avec une maestria qu'il ne se connaissait pas la veille, il entendit soudain une délicieuse voix de femme, disant à quelques pas de lui :
— Allons, messieurs, achetez-moi des mirlitons !
Le cœur de Cabassol battit. Il arrêta brusquement son air de guitare, eta l'instrument en ban-
Au proût des inondés du Mançanarôs.
doulière et fendit la foule dans la direction de la boutique aux mirlitons. Cette fois il n'y avait pas à douter. La vendeuse étalait bien la profusion de mèches blondes signalée par Miradoux ; c'était bien M me Col-bûche.
— A cinq francs mes mirlitons, messieurs î voyez la vente ! Grande liquidation à cinq francs!...
— A moi, à moi ! disaient des acheteurs en passant leurs pièces de cinq francs à la vendeuse.
— Pardon, madame, dit Cabassol, je vous achète cent francs celui-ci, si vous consentez à jouer un petit air dessus.
— Volontiers, monsieur.
Kt M m0 Colbuche approcha gracieusement ses lèvres de l'instrument, joua avec une virtuosité remarquable l'air national de Saint-Cloud :
En jouant du mirlitir...
— Madame, je le conserverai toute ma vie..., s'écria Cabassol, je renonce au piano pour me consacrer à ce séduisant instrument ; je vous achète tout votre magasin de mirlitons. Combien, s'il vous plaît?
— Monsieur, j'en ai deux cent cinquante.., je vous les laisserai pour deux mille francs parce que c'est en gros.
— Voilà la somme ! maintenant que le fonds m'appartient, voulez-vous me permettre, madame, de vous offrir mon bras pour les vendre en détail dans la fête?
Au milieu des éclats de rire de la foule, Cabassol prit avec gravité un grand
Elle s'évanouit
panier plein de mirlitons, et offrit son bras à la charmante M me Colbuche qui l'accepta gaiement.
Que lui dit-il pendant le cours de cette soirée du Mançanarès, pendant cette longue promenade à travers la foule, en allant et revenant sans cesse de boutique en boutique, du vestiaire au buffet, achetant ici, vendant là, et pour arroser les opérations commerciales, prenant de temps en temps quelques verres de Champagne ? ceci est le secret de Cabassol, il est probable qu'il était arrivé à faire passer dans ses discours tant de choses spirituelles, tant d'intentions galantes, tant de paroles capiteuses, qu'à la fin le cœur de M me Colbuche n'avait pu résister. Dès les premiers pas, il lui avait parlé des sonnets et s'en était avoué l'auteur. M me Colbuche s'était bornée pour le punir, à lui donner quelques légers coups d'éventail sur les doigts, ce qui ne peut en aucune façon passer pour une riposte décourageante. Aussi Cabassol avait-
il poursuivi l'attaque de la place avec d'autant plus de vigueur que l'assiégée montrait de mollesse dans la défense. Nous ne suivrons point le siège dans toutes ses phases ; nous laisserons Gabassol envelopper la place de savants travaux d'approche, ouvrir la tranchée, avancer ses parallèles, placer ses batteries, battre et contrebat-tre les remparts, — construits peut-être un peu légèrement, — de la ver
Pour notre ami, ingénieur savant et hardi, tout ceci n'avait pas demandé plus de trois jours. Soixante-douze heures après la soirée du Mançanérès, l'assiégée faiblissait visiblement, l'heure psychologique de la reddition allait m muer, M n,e Colbuche avait accepté de venir visiter l'appartement de Cahassol pour jeter un coup d'oeil à l'installation d'une panoplie de mirlitons, sur Lesquels ses lèvres gracieuses avaient joué les airs les plus poétiques.
Les choses avaient marché vite, on le voit ! Cabassol avait l'habitude de ces dénouements rapides; plaignons M. Fulgence Colbuche, et faisons provision d'indulgence pour la belle et bientôt coupable M me Colbuche !
Cabassol attendait M"" Colbuche, impassible en apparence, mais très ému au fond. Il avait fait mettre des fleurs partout, son entresol était transformé en un nid embaumé tout prêt à recevoir la fauvette folâtre.
Trois heures venaient de sonner, c'était l'instant. Cabassol anxieux, tordait les pointes de sa moustache. Viendrait-elle, ne viendrait-elle pas? avait-il suffisamment, par ses discours poétiques, porté le ravage dans son cœur?
Des bruits de pas légers, mais précipités, suivis d'un violent coup de sonnette firent bondir Cabassol. Elle venait ! Il ouvrit la porte...
0 joie ! c'était elle !
M me Colbuche se précipita d'un bond dans l'appartement en repous sant violemment la porte, courut se jeter dans un fauteuil, la tête renversée, les bras étendus..., et s'évanouit !
Cabassol, un instant étourdi par cette manière d'arriver à un rendez-vous, accourut au secours de la pauvre dame ; il lui prit les mains, et, très embarrassé, les frotta vigoureusement. M«m Colbuche poussa des gémissements, mais n'ouvrit pas les veux.
— De l'eau ! s'écria Cabassol en se frappant le front, de l'eau et du vinaigre !
Il se levait pour courir chercher lui-même les moyens de faire revenir M m - Colbuche à la vie, lorsque la main de la pauvre évanouie l'arrêta brusquement.
— Le tigre ! murmura M m9 Colbuche.
— Plait-il ? demanda Cabassol.
— Le tigre..., mon mari, M. Colbuche..., il me suit, c'est un véritable tigre I
— Votre mari vous suit et vous vous évanouissez !
— Je m'étais évanouie pour réfléchir !... mon mari me suit, il est jaloux comme un tigre, je lui ai dit que j'allais chez le dentiste, vous êtes dentiste ou je suis perdue....
— Comment, je suis dentiste?
— Oui! oui! oui! il le faut..., faites monter votre concierge, ou prenez votre valet de chambre, et arrachez-lui une dent en présence de M. Col-buche... il le faut... vous dis-je...
Un nouveau et plus violent coup de sonnette l'interrompit.
— C'est lui! s'écria M mo Colbuche, c'est le tigre , vous êtes dentiste, n'oubliez pas !
Gabassol avait de la résolution et de la présence d'esprit. En une minute il eut entraîné M mc Colbuche au fond de l'appartement et donné ses instructions à Jean, son valet de chambre.
M. Colbuche s'impatientait et carillonnait avec frénésie. Jean prit un air froid et solennel et, sans se presser, s'en fut ouvrir au tigre.
L'instant psychologique de la reddition était arrivé.
Un homme gros, court, rouge et chauve entra comme un ouragan. C'était bien'M. Colbuche, le tigre de son épouse, le maestro si connu, le membre très distingué du club des Billes de billard.
— Heu..., heu..., fit M. Colbuche essoufflé, il... elle... où...
— M. le docteur est occupé, dit le valet de chambre en s'inclinant, mais si monsieur veut s'asseoir, M. le docteur ne tardera pas à être à lui.
— M. le docteur? balbutia M. Colbuche.
— M. le docteur a deux ou trois mohires à extirper et un râtelier à poser : c'est l'affaire de quelques minutes.
— Mais..", reprit M. Colbuche... je... nous... ma... j'avais peur de m'être trompé d'étage et de n'être pas chez monsieur...
— Chez M. le docteur Gabassol, chirurgien-dentiste.
— Dentiste !... je suis bien chez le dentiste!... Ouf! que j'en suis aise!...
— Monsieur souffre? dit le valet de chambre avec un air d'intérêt.
— Je... oui... je souffre... ou plutôt je souffrais! Je suis bien chez le dentiste?...
— Oui, monsieur, je vois que monsieur est pressé... une dent à arracher?...
— Oui... oui... non, ce n'est plus la peine... M. Colbuche s'épongeait le front.
— Ouf! se disait-il, elle ne m'a pas trompé, c'est bien chez son dentiste qu'elle allait... Et moi, misérable que je suis, je la soupçonnais, je l'accusais, je... je la suivais enfin ! Ah ! mais, c'est qu'on ne me trompe pas comme cela, moi !... Cependant, enfin, si elle m'avait vu, si c'était une ruse...
Et le soupçonneux Colbuche, roulant ses gros sourcils, regardait d'un air féroce la porte derrière laquelle venait de disparaître le valet de chambre.
Soudain, de longs hurlements éclatèrent derrière la cloison. Le visage de M. Colbuche s'éclaircit.
— Ah ! c'est un vrai dentiste... Ces cris déchirants me réjouissent l'âme !... De l'autre côté de la cloison, on continuait à hurler. C'était le groom de
Cabassol qui, suivant les instructions de son maître, poussait des cris furibonds et renversait des chaises.
— Allons, vite, dit le valet de chambre en allongeant un coup de pied au groom, encore une bonne série de hurlements, là, là, encore 1 marche! très bien, du courage!... Assez, maintenant, bouscule un peu les chaises... très bien !
M. Colbuche, dans le salon, se frottait les mains...
— C'est un vrai dentiste! fichtre, il n'y a pas à en douter... Quels cris ! une opération difficile sans doute. C'est un vrai dentiste! Si je m'en allais maintenant? Allons bon, des cris d'enfant!... Je vais filer...
Cabassol, pendant que M. Colbuche se livrait à des réflexions consolantes, avait réussi à calmer l'effroi de M me Colbuche ; mais, à son grand regret, il avait fallu la laisser partir par le petit escalier de service. Furieux du contretemps, il avait supplié M m8 Colbuche de lui donner au moins l'espérance de la revoir.
— Je ne veux rien promettre, avait dit la charmante blonde, mon mari est un tigre, arrangez-vous de façon à lui enlever tous ses soupçons ; il faut qu'il emporte d'ici la certitude complète que je venais chez mon dentiste.
— Il l'aura, cette certitude, je vous le jure! s'écria Cabassol en déposant un baiser brûlant sur la main de M mc Colbuche. Et alors...
— Alors... espérez!
Une répétition de ballet aux Folies-Musicales.
Sur ce mot consolant, M mo Colbuche disparut dans les profondeurs de l'escalier de service.
Gabassol réfléchit une minute; puis, frappant du poing sur la table, il s'écria :
— Il l'aura, cette certitude! je vais lui prouver que je suis dentiste.
Il chercha vivement quelque chose dans les tiroirs du buffet de sa salle à manger, et dissimulant dans sa poche l'objet qu'il avait trouvé, il se dirigea vers le salon où M. Colbuche attendait toujours, hésitant encore à partir.
Cabassol trouva son groom dans la pièce à côté.
— Des cris de femme maintenant, dit-il, allons...
Le groom, un affreux gamin, faubourien distingué, enchanté de la comédie qu'il jouait, cligna de l'œil vers son maître en guise de réponse, fit une affreuse grimace du côté du salon et se mit à pousser des cris aussi aigus que possible.
— Assez ! fit Gabassol, file vite... Adieu, madame, ce ne sera rien, si vous éprouvez encore la moindre douleur, n'hésitez pas à revenir.
— Bon, pensa M. Colbuche, voici ma femme qui s'en va... Je vais lui laisser prendre un peu d'avance et partir à mon tour.
Il se promenait de long en large en attendant le moment de sortir, quand la porte du salon s'ouvrit. Cabassol parut sur le seuil, solennel comme il sied à un dentiste.
— C'est à vous, monsieur, donnez-vous la peine d'entrer.
— Monsieur, fit M. Colbuche embarrassé, excusez-moi, mais...
— Mais?
— C'est étonnant, mais les vives douleurs que je ressentais se sont soudainement dissipées.
— Je connais cela, c'est toujours la même chose; à notre seul aspect, les rages de dents les plus féroces se calment et font place à un bien être enchanteur, aux plus délicieuses sensations... Et puis, dès que l'on est sorti, les rages reviennent avec plus de violence I Nous connaissons cela ; aussi, permettez-moi de vérifier l'état de votre mâchoire...
Cabassol, appuyant la main sur l'épaule de M. Colbuche, le contraignit à retomber dans son fauteuil, le même, précisément, qui avait reçu M mo Colbuche évanouie.
— Ouvrez la bouche.
M. Colbuche exprima sa douleur par la pantomime.
M. Colbuche obéit.
— .Mauvais état ! votre mâchoire est en très mauvais état ; à votre place, je me débarrasserais de tout cela, pour remplacer ces dents défectueuses par un bon râtelier...
- Non, merci, je...
— Vous ne voulez pas, soit ! Je vous prédis cinq ou six années de douleurs atroces, au bout desquelles, si vous résistez à tant de névralgies, ce qui me parait douteux, vous serez bien forcé d'en venir là. Jolie perspective ! Mais attendez, je la vois, elle...
— Oui çà, elle? madame...
— Elle, celle qui vous a fait tant souffrir, celle qui vous a forcé à venir ici... votre dent malade...
— Mais...
— Permettez!
— Mais non, je tiens à la conserver!...
— Ah çà, monsieur, fit Cabassol en se drapant dans sa dignité, pourquoi diable êtes vous venu ici? Je pourrais trouver étrange votre présence dans mon salon...
M. Colbuche maudissait intérieurement l'accès dejalousiequi l'avait poussé chez ce dentiste féroce. Cependant comme il tenait à sa dent, il se débattait encore pour essayer de s'échapper sans opération.
— Je la vois et je la tiens! poursuivit Cabassol ; en vous l'enlevant, je vous épargne toutes les névralgies qui vous menacent ; laissez-moi faire...
- Attendez! je voulais seulement des conseils...
— Je n'en donne pas! j'extirpe! je suis chirurgien opérateur, moi, monsieur...
- J'aimerais mieux revenir... je voudrais être insensibilisé...
- J'ai insensibilisé l'autre jour une vieille dame qui ne s'est plus réveillée... ça arrive souvent... mais si vous y tenez...
— Je n'y tiens pas... je...
Monsieur Colbuche poussa un hurlement semblable à ceux qu'il entendait depuis son arrivée chez le faux dentiste. Cabassol armé d'un tire bouchon américain à pince, nouveau modèle perfectionné avec lequel on ne parvient que très difficilement à déboucher les bouteilles, avait introduit son instrument, dans la bouche de M. Colbuche et venait de tenailler une dent quelconque.
M. Colbuche se débattait sur sa chaise; d'une main, Cabassol le retenait, tandis que de l'autre, il cherchait à enlever la malheureuse dent.
— Ne bougez pas, il arriverait quelque accident! s'écria Cabassol, je la tiens, elle vient... elle vient!...
M. Colbuche ne remua plus le haut du corps, par crainte des conséquen-
ces dont on le menaçait, mais il exprima sa douleur par une pantomime vive et animée, exécutée par ses jambes seules.
Ace moment, un coup desonnette retentit; le valetde chambre de Cabas-sol, ayant ouvert la porte, reparut un papier bleu à la main.
— Un télégramme, dit-il.
— Donnez, fit Cabassol, en abandonnant son patient et en fourrant tout de suite dans sa poche l'instrument de torture improvisé.
Pendant que Cabassol déchirait l'enveloppe du télégramme, M. Colbuche poussait des soupirs de soulagement et se frottait la joue du côté attaqué.
— C'est de M e Taparel! se dit Cabassol en courant à la signature; voyons, que dit-il
Cabassol rue Saint-Georges, Paris.
Arrêtez! Colbuche est pas Jocko. Ai preuves. Jocko est pseudonyme à Roque-bal, auteur dramatique connu.
Taparel
— Mille cartouches, pensa Cabassol, voilà une tuile!toute une campagne si adroitemenl conduite, aboutissant à un pareil impair ! Et mes peines, mes sonnets, mes galanteries, mes deux mille francs de mirlitons, tout cela en pure perte! tout cela pour arrivera travailler les molaires de M. Colbuchc... Fatale erreur!
— Ouf! lit M. Colbuche, en voyant Cabassol se retourner vers lui.
— Oui, ouf! répondit Cabassol, trois fois ouf I
— Eh bien?
— Eh bien..., elle est moins malade que je ne pensais, votre dent; avec des soins, elle ira encore quelques années..., gardez-la puisque vous y tenez !
— Mais c'est qu'elle remue, maintenant..., qu'est-ce que je dois faire?
— Vous éviterez de vous en servir; avec un peu de tranquillité, elle reprendra racine.
M. Colbuche fit la grimace.
— Je suis bien puni de mon absurde jalousie! se dit-il, cet infernal dentiste m'a fait un mal..., J'avais l'air de danser la carmagnole quand il tirait sur ma pauvre dent... Et ces cris, et ces hurlements des autres victimes !... Quel drame ! on mettrait ça au théâtre... Oh! quelle idée ! quelle idée!
Oubliant ses douleurs M. Colbuche était retombé dans le fauteul de la torture et réfléchissait...
En face de lui, Cabassol s'était assis et, les bras croisés, les sourcils froncés, songeait à sa malechance, et aux moyens de tomber sur M. Roquebal avec la rapidité du vautour quand, du haut des airs, il fond sur sa proie dans la plaine !
Les deux hommes, la victime et le bourreau, se regardèrent sans mot dire pendant quelques minutes.
— J'y suis! s'écria enfin M. Colbuche, une poignée de main, monsieur, vous m'avez donné un clou superbe, ce qui peut s'appeler un vrai clou !
— Un clou? répéta Cabassol.
— Un clou merveilleux ! le roi des clous !... jugez-en : un ballet intitulé le Mal de dents, ballet de dentistes et de petites femmes ayant mal aux dents. Une fête à Grenade sous Boabdil, gitanos, gitanas, maures et mauresques ; baraque de gitanos, dentistes et tondeurs de mules ; divertissement, tambours de basque, etc.. — Le premier sujet, chef des dentistes; les petites femmes viennent en consultation ; le dentiste et ses aides, après un pas gracieux, font asseoir les petites femmes et commencent à arracher des dents. Alors, cris de douleur aigus sur les petites flûtes, plaintes sur les violoncelles. Les petites femmes supplient les dentistes de ne pas leur faire de mal, les dentistes extirpent, les petites femmes dansent des pas désespérés au milieu des gémissements de l'orchestre. Puis cris de triomphe des dentistes, les dents sont arrachées, les petites femmes et les dentistes se livrent à un pas joyeux;
les dentistes se montrent galants; mouvement de valse accentué à l'orchestre..., les dentistes se jettent aux genoux des belles et leur offrent leur cœur... tenez, comme ceci...
Et M. Golbuche, esquissant un mouvement de valse, fait quelques grimaces gracieuses, met la main sur son cœur et tombe un genou en terre aux pieds de Ca bassol.
— Voilà le clou ! dit-il, avec ça, deux cents représentations ! Merci encore une fois, mon cher docteur, de m'avoir suggéré aussi merveilleuse idée... Vous m'avez rudement fait sauter, mais je v
Une fluxion.
une,
ou s
Le ballet du mal de dents
remercie tout de même... C'est Roquebal qui va jubiler, sa pièce ne marchait pas, il nous manquait ce fameux clou, je flairais un four... Et voilà que je trouve l'idée, au péril de ma mâchoire, et que je lui apporte un ballet tout prêt
— Roquebal ? fit Cabassol dressant l'oreille à ce nom.
— Oui, Albert Roquebal le vaudevilliste, mon collaborateur, mon librettiste ordinaire ; je suis M. Golbuche, le compositeur de musique, Roquebal et moi nous travaillons à une féerie-opérette, la Petite favorite. Ça n'allait pas, mon idée de ballet va lancer notre pièce comme sur des roulettes. — Cet animal de Iloquebal a-t-il do la chance, il n'a pas eu besoin de se faire arracher de dent, lui, et il a son ballet tout de même!... A propos, mon cher docteur, réglons notre compte, combien vous dois-je pour ma petite opération?
— Rien du tout ! je ne travaille que pour la gloire
— Pardon, je ne l'entends pas ainsi.
— N'insistez pas, je me trouve suffisamment payé par le plaisir d'avoir fait la connaissance du célèbre maestro Golbuche, par l'honneur d'avoir travaillé sur une mâchoire illustre, destinée, sans nul doute, à s'asseoir bientôt dans un des fauteuils de l'Institut!
— Mon cher docteur, vous êtes un homme charmant... Voyons, soyez assez aimable pour venir dîner un de ces jours avec nous..., je vous présenterai à madame Golbuche..., que vous connaissez déjà d'ailleurs.
— Vraiment?
— Oui, c'est une de vos clientes Me promettez-vous de venir ? Elle sera enchantée... Tenez, venez ce soir, Roquebal y sera, vous ferez connaissance, un charmant garçon, vous verrez!
— Maestro, vous me comblez, j'accepte !
— Mon cher docteur, je suis ravi!... J'ai une fluxion qui commence, mais je suis ravi !
M. Colbuche partit en chantonnant quelques motifs qui venaient de lui venir pour son ballet du Mal de dents. Dès qu'il fut parti, Cabassol prit une plume et adressa le télégramme suivant à M 0 Taparel :
M e Taparel, notaire, rue du Bac. Était temps. Allais faire malheur irréparable. Lance sur un autre Jocko. Dîne c«
Consultation dans les coulisses.
soir avec Roquebal.
Cabassol.
M me Colbuche rentrée chez elle, encore un peu effrayée, vit revenir M. Colbuche, très guilleret, très aimable, mais avec une joue ornée d'une
Dans les coulisse».
fluxion énorme. Son cœur battit joyeusement. Elle était sauvée; son mari devait être convaincu maintenant d'avoir eu affaire à un vrai dentiste, ses soupçons; sans doute, étaient complètement dissipés.
— Quelle figure vous avez ! s'éeria-t-elle. que vous est-il arrivé? une chute, un accident ?...
— Non. lit M. Golbuche d'un air dégagé, le mal de dents se gagne, sans doute : tu lavai ce matin, je l'ai cette après-midi... mais ce ne sera rien. A propos, ma bonne amie, tu -ai» que nous avons du monde à dîner ce soir, Roquebal d'abord, puis Griquetta, l'étoile des Folies-Musicales et peut-être un ami ou deux! Donne des ordres en conséquence, tu sais, il nous faut quelque chose de gentil, Griquetta est gourmande et..,
— Et quoi?
— Et je veux une vraie fête, j'ai quelque chose à célébrer.
— Votre fluxion ?
— Non, mais le clou de la Petite Favorite, un vrai clou que j'ai trouvé et que je te raconterai ce soir, tu verras! Avec mon clou, la Petite Favorite a ses deux cents représentations dans les jambes!
— Ce n'est pas malheureux! j'espère, monsieur, que vous ne serez plus aussi ridiculement liardeur avec les dépenses du ménage... j'ai la facture de M mo Sigal, je suppose que vous ne me ferez plus de chagrin pour cette malheureuse facture?
— Fichtre! trois mille sept cents francs de chiffons et dentelles en quatre mois! Tu appelles cela des dépenses de ménage!
— Me les avez-vousdéjà assez reprochés! Vous devriez avoir la délicatesse de n'en plus parler et de payer.
— Allons, donne-moi la facture, je passerai chez M me Sigal; je vais au théâtre, et je reviendrai à six heures avec Roquebal et Criquetta.
Quand, à l'heure du diner, M. Golbuche revint avec les convives annoncés, sa fluxion, loin d'être diminuée, avait encore pris des proportions plus phénoménales/mais M. Golbuche n'en était pas moins joyeux; M mc Golbuche sourit en songeant qu'il était bien puni de son odieuse jalousie.
M. Roquebal, le vaudevilliste bien connu, n'avait qu'un seul point de ressemblance avec le maestro : son crâne, le crâne chauve d'ordonnance au club des Billes de billard. Pour le reste de sa personne, il était la contrepartie exacte de Colbuche, il était aussi long que le musicien était court, aussi eeG que celui-ci était rond.
Criquetta, l'étoile des Folies-Musicales, est la jolie petite personne que tout le monde connaît : brune, rose et souriante, aux yeux toujours à demi clos, avec une expression de langueur toujours à poste fixe sur des lèvres découvrant éternellement trente-deux perles blanches;.Colbuche avait amené aussi Rédarrou, le fameux comique des Folies-Musicales, le principal rôle de ia Petite favorite.
On commençait à causer en attendant de passer dans la salle à manger, lorsqu'un convive nouveau se présenta; M mo Colbuche faillit s'évanouir en reconnaissant notre ami Cabassol.
— Je vous présente le docteur Cabassol, chirurgien-dentiste, dit Colbuche, un homme à poigne qui voulait me débarrasser ce matin d'une partie du rater lier que la nature m'a octroyé. Je voulais me contenter d'une consultation, mais il a tenu à ce que je sortisse de chez lui avec une fluxion. Je vous le recommande, il dédaigne d'enlever les dents par la douceur et la persuasion, il est pour la violence.
— Je connais monsieur, balbutia M me Colbuche, j'ai justement eu besoin de le consulter aussi ce matin, pour des douleurs névralgiques...
— Il se sacrifie, le pauvre garçon !
— En effet! répondit Cabassol, j'ai l'honneur de compter madame parmi les clientes qui veulent bien m'honorer de leur confiance.
— Allons, à table, s'écria M. Colbuche, je vous raconterai mon clou en avalant le potage. A table! Vous me permettrez de placer M. Cabassol à la place d'honneur, car c'est lui qui m'a suggéré l'idée de ce clou.
— Bravo! fit l'illustre Bédarrou, bravo! la place d'honneur est entre M m0 Colbuche, notre aimable hôtesse, et la charmante Criquetta.
La motion de Bédarrou ayant été approuvée, Cabassol fut placé à table entre la belle M mo Colbuche et la non moins belle Criquetta. — Maintenant qu'il n'avait plus à sévir contre M. Colbuche, absolument innocent, d'après M e Taparel, de tout méfait envers M. Badinard, Cabassol était décidé à respecter la tranquillité conjugale du maestro. Aussi, se promit-il d'être très froid avec M mc Colbuche. Toutes ses galanteries furent réservées à Criquetta qu'il accabla des attentions les plus délicates.
passer la salière à Criquetta d'un air ultra-sentimental, il se sacrifie encore pour détourner les soupçons de M. Golbuche.
Cabassol, cependant, ne perdait pas de vue M. Roquebal, l'homme indiqué à sa vengeance, le Jocko de la succession Badinard. Il se demandait de quel côté il l'attaquerait; déjà quelques mots de Golbuche lui avaient appris que le vaudevilliste était un célibataire forcené, ennemi des doux liens du mariage.
Pendant que le maestro expliquait longuement son idée de ballet à ses convives et racontait les souffrances qu'il avait endurées sous la pince de Cabassol, pour le plus grand bénéfice de l'art dramatique, Cabassol songeait. Tout à coup, un pied pressa fortement le sien sous la table. Cabassol dressa la tête et regarda M me Colbuche qui rougit. — Au même instant, un second pied appuya fortement sur sa bottine gauche. Cette fois ce ne pouvait être M me Colbuche placée à sa droite. Était-ce donc Criquetta qui répondait ainsi aux galanteries de Cabassol par une marque d'encouragement? mais à qui appartenait le pied de droite?
Cabassol un peu confus, adressa quelques mots agréables à gauche à la charmante artiste, il allait se retourner à droite pour répondre à la trop aimable M me Colbuche, afin de tenir la balance égale, lorsqu'il sentit qu'on lui serrait plus énergiquement les bottines.
Et, levant la tète, Cabassol vit en face de lui, de l'autre côté de la table, le vaudevilliste Roquebal froncer les sourcils de son côté, et regarder ensuite amoureusement la séduisante Criquetta; à chaque coup d'oeil langoureux lancé vers Criquetta, Cabassol sentait une pression correspondante sur ses bottines ; il comprit tout, Ce n'était ni Criquetta ni M m0 Colbuche qui lui marchaient sur le pied, c'était Roquebal qui croyait presser les bottines de Criquetta. Cabassol poussa un soupir de satisfaction, Roquebal lui-même lui indiquait la voie. 11 n'y avait pas de doute à avoir, Roquebal était en ce moment Jocko, spécialement pour la gracieuse artiste.
La situation était nette et le devoir tout tracé.
C'était conjointement avec Criquetta qu'il fallait venger M. Badinard du Jocko de l'album. Cela ne devait pas présenter des diffi-L'iliuîtro Bédafrou. cultes insurmontables et Cabassol
Le vaudevilliste Roquebal.
n'eut pas un instant la pensée de ranger cette mission dans la catégorie des travaux herculéens.
Et, sans plus tarder, Gabassol, sans paraître prêter attention aux coups d'oeil furibonds du vaudevilliste, redoubla de galanteries vis-à-vis de sa voisine de gauche.
— Gomme il se sacrifie! pensait M me Golbuche, sa voisine de droite.
Six autres commissionnaires s'étaient présentés.
Cabassol, par une savante manœuvre, avait dégagé ses bottines de la pression de Roquebal, et lui rendait avec usure les coups de pied sous la table ; en attendant mieux, il vengeait Badinard en écrasant les cors de son ennemi. Ce fut tout un drame sous cette table. D'un côté, Gabassol pressait significati-vement le pied de Griquetta, et, de l'autre, il repoussait avec violence les attaques de celui qu'il considérait déjà comme un rival. Griquetta ne saisissait pas très bien les nuances de cette lutte sourde, les froncements de sourcils et les coups d'œil suppliants de Roquebal l'étonnaient. A la fin, Roquebal, ayant souffert probablement d'un froissement trop accentué, fit une grimace et renonça à la lutte.
Gabassol bâtissait son plan d'attaque, il projetait d'écrire dès le lendemain à Griquetta et de lui envoyer une voiture de fleurs pour sa loge. On répétaù* ta premier acte de la Petite Favorite, il demanderait au maestro la permission de L'accompagner au théâtre
Comme on se levait de table, le comédien Bédarrou. le prit à part pour lui dire dem mots.
— Docteur, s'il vous plaît?
— Grand artiste, que désirez-vous?
— Une petite consultation. Golbuche m'a vanté votre talent...
— Vous avez mal aux dents?
— Non, il ne 3'agit pas de ça, c'est plus grave, c'est mon extinction de voix qui se passe !
— Eh bien, prenez du réglisse, ça ira plus vite.
— Au contraire, docteur, je voudrais quelque chose pour la faire revenir : la critique et le public y sont habitués, à mon extinction de voix, et j'y tiens...
— C'est très grave ! Je puis vous la faire passer tout à fait, mais la faire revenir, je n'en pas le droit! vous ignorez donc que cela nous est défendu... Si l'académie de médecine le savait... cependant, si vous me jurez le secret, j'étudierai votre affaire et je tâcherai de vous contenter.
— Merci, docteur, répondit Bédarrou avec une énergique poignée de main.
Cabassol ne le laissa pas partir comme cela et, dans un coin du salon de Colbuche, pendant que le maestro jouait au piano quelques morceaux inédits de la Petite Favorite, il interrogea adroitement Bédarrou sur Criquetta. Bédarrou fut indiscret, il raconta tout ce qu'il savait sur Criquetta et même un peu ce qu'il ne savait pas, il apprit à Cabassol que la charmante artiste avait eu jadis la plus violente des toquades pour lui, Bédarrou, vieux roublard, qu'elle l'avait aimé follement, etc., etc. Vous voyez ça d'ici, des scènes de jalousie quand il jouait avec une autre et qu'il ne se montrait pas assez froid, et des exigences!... Enfin, que c'en était arrivé à un tel point, que, pour retrouver sa tranquillité, lui, malin, lui avait cherché un engagement en Russie, où des boyards encore plus roublards l'avaient consolée sans doute!...
— Et présentement?
— Présentement? Mais, j'espère pour elle qu'elle m'a oublié... Cependant je dois dire qu'elle me regarde encore quelquefois avec un œil où brille un reste de passion...
— Ce n'est pas cela, est-ce que Roquebal ne...
— Oui, vous l'avez dit, c'est Roquebal qui règne en ce moment. Cabassol avait une certitude, il pouvait commencer l'attaque de Criquetta. Il se félicita de n'avoir pas perdu son temps au dîner de Colbuche.
Le lendemain aux Folies-Musicales, comme M lle Cri-quetta, assise sur le divan de sa loge, lisait son courrier en fumant une cigarette, le concierge du théâtre se présenta, suivi de deux commissionnaires chargés d'immenses bouquets de roses blanches. \
C'était Cabassol qui entrait en campagne.
Une demi-heure après l'arrivée des deux premiers com-miseionnaireB, deux autres auvergnats de profession survinrent avec un nouveau chargement de roses blanches. Cri-quettaétait sur lascène entrain de répéter avec Bédarrou.
— Gomment, encore des fleurs! fit-elle.
— Ne serait - ce pas pour moi? demanda .Bédarrou, les femmes du monde ne me laissent pas un instant de tranquillité...
On reprenait la répétition interrompue, lorsque deux autres commissionnaires arrivèrent encore, porteurs de quatre gros bouquets.
— Douze bouquets! s'écria Criquetta, ah ça, mais, c'est donc un jardinier qui vous envoie?
Roquebal fronça les sourcils.
— Allons! allons ! mes enfants, reprenez la scène.., Ça ne va pas, ça ne va pas !
— Je mô suis mU au piauo h deux heures du malin
Avant la lin de la répétition, six autres commissionnaires s'étaient présentés, ce qui portait à vingt-quatre le nombre des bouquets de roses blanches. Griquetta était enchantée de voir les artistes femmes, ses camarades, furieuses de cet arrivage de bouquets ; de plus elle était fortement intriguée. A qui fallait-il attribuer cette galanterie?
Qui avait pu envoyer tant de commissionnaires et tant de fleurs?
Était-ce le baron, était-ce le maestro Colbuche, était-ce le banquier qu'on lui avait présenté deux jours auparavant, était-ce le petit Bézucheux de la Pricottière, était-ce... ou bien n'était-ce pas plutôt ce docteur un peu original, placé à côté d'elle, la veille, au dîner de Colbuche? il s'était montré si galant et si empressé... Oui, ce devait être cela! En y réfléchissant, Criquetta ne douta plus que cette exquise galanterie ne vînt de ce docteur d'allures folâtres.
Gabassol s'arrangea pour rencontrer par hasard le maestro Colbuche à la. sortie de la répétition. On comprend que, pour ce qu'il avait à lui demander, il ne tenait pas à se trouver en présence de madame Colbuche.
— Eh bien ! cher maestro, et cette fluxion?
— Cher docteur, vous voyez elle y est encore ; j'ai eu une très mauvaise nuit, j'en ai profité pour achever mon finale du troisième acte et pour ajouter un duo entre le prince et la petite favorite au deuxième. Je me suis mis au piano à deux heures du matin et j'y suis resté jusqu'à sept. Tant pis pour les voisins ! ils ont murmuré, mais je m'en moque !
— Elle clou?
— Quand je lui ai raconté notre clou, le ballet du mal de dents, le directeur des Folies-Musicales a sauté d'enthousiasme. Il n'y a que Palmyre, le maître de ballet, qui n'y morde que modérément. J'ai envie de vous l'envoyer, je suis certain que vous lui en ferez comprendre les beautés. Cependant tout va marcher, on va pousser ferme le ballet pour passer dans quinze jours.
— Mon cher maestro, je vais vous adresser une prière : j'adore le théâtre, le spectacle de la salle m'est familier ; je voudrais passer de l'autre côté du rideau et pénétrer dans les coulisses ! Vous devriez me permettre d'assister aux répétitions de votre pièce...
— Comment donc, mais vous avez des droits, n'êtes-vous pas pour quelque chose dans le ballet! Venez demain, le concierge aura l'ordre de vous laisser passer.
Cabassol ne manqua pas le rendez-vous. Préalablement, il réunit les douze commissionnaires de la veille, leur mit à tous un bouquet dans chaque main et les envoya en corps au théâtre.
— M** Criquetta? demanda le premier des commissionnaires.
Le concierge prit la tête de la troupe, et les douze auvergnats s'engagèrent
La loge de Criquetta.
dans une série d'escaliers et de petits couloirs au plancher tremblotant. De la scène, on entendit le retentissement des souliers sur la planche. Quand le premier commissionnaire parut, ses bouquets à la main, des éclats de rire sortirent de derrière tous les portants.
— M me Criquetta n'est pas là ?demanda le commissionnaire.
— Elle est à sa loge... Laissez les bouquets là, on les lui remettra.
— Non, je dois les remettre à elle-même.
— En scène, tout le monde!
— Elle s'habille peut-être...
— Ça ne nous gêne pas.
Et les douze commissionnaires, tournant sur leurs talons, emboîtèrent le pas derrière le concierge pour gagner la loge de M mc Criquetta, suivis par un cortège d'artistes, de figurantes et de choristes, avec une arrière-garde, formée par deux pompiers de service.
— Eh bien ! eh bien ! Est-ce qu'on s'en va? cria la voix de Roquebal, en conversation derrière un portant avec Golbuche et le maître de ballet.
— Non, monsieur, répondirent quelques voix de femme aux intonations aiguës, c'est les commissionnaires à M™ Criquetta qui apportent encore vingt-quatre bouquets.
— Sait-on de la part de qui? demanda Bédarrou, assis dans un coin.
— On dit que c'est de la part d'un Américain...
Eloquebal parut furieux. Il se tourna vers le régisseur et demanda si décidément l'on allait répéter, oui ou non. Le régisseur s'élança.
— Sur la scène, tout le monde! cria-t-il, allons, mesdames, toutes celles qui ne vont pas être là d'ici deux minutes, à l'amende ! Nous commençons tout de suite 1 Allons, là, les buveurs, côté cour, nom d'un chien, entendez-vous, vous là-bas, côté cour! massez-vous... Allons, sacristi, commencez, le chœur des buveurs!
Les marches de l'escalier du fond de la scène retentirent sous le galop précipité des artistes qui revenaient de la loge Criquetta.
Roquebal et le directeur s'étaient installés devant une petite table, placée à l'avant-scène; derrière eux, la salle faisait un grand trou noir et vague, percé de points lumineux, les œils de bœuf des loges, semblables à plusieurs rangées de petites lunes.
La répétition commença. M m0 Criquetta avait daigné quitter sa loge, et, en attendant son entrée en petite favorite, elle s'était installée sur une chaise, derrière un portant, à côté de Bédarrou ; elle s'éventait nonchalamment, en répondant de temps en temps aux plaisanteries de l'acteur. Cabassol parut à ce moment, remorqué par le maestro Colbuche.
La répétition.
— Bonjour, Griquetta, dit le maestro, comment vas-tu, mon enfant?
— Bonjour, mon gros chien I Bonjour, mon petit docteur ! Dites donc, j'ai ù vous parler, vos auvergnats sont splcndides 1
— Quels auvergnats ?
— Vos douze commissionnaires et leurs vingt-quatre bouquets, parbleu !
— Ah ! vous avez deviné ?
Consultation artistique dans la loge de Criquetta.
— Gomment c'était de lui, les bouquets d'hier ? fit Golbuche.
— Et ceux d'aujourd'hui, mon cher, monsieur a encore fleuri ma loge ! Voyez, je porte à mon corsage un échantillon de son envoi... trop galant !
— Madame, j'avoue tout! au jour de la première de la Petite Favorite, votre loge contiendra trop de bouquets de tous les admirateurs de votre talent et de votre beauté. Je n'ai pas voulu attendre jusque-là, pour ne pas laisser écraser mes modestes fleurs sous l'avalanche de ce grand jour... Pardonnez mon empressement !
— Griquetta! où est Griquetta! cria Roquebal du fond de la scène, elle n'est pas à sa réplique.
— Voilà ! voilà !
L'entretien fut interrompu.
Cliquette et Bédarrou avaient à tenir la scène jusqu'à la fin du premier acte.
— Sapristi 1 fit Bédarrou entre deux tirades, fichtre 1 qu'est-ce que c'est que ii ? je ne le connaissais pas ce bijou? c'est une broche...
— Oui, mon petit, une cigale d'or avec brillants à la clef. Comprends-tu, une cigale? C'est un criquet, comme on dit aux champs ; Criquet, Criquetta, c'est mon emblème, un bijou parlant...
— Je vois bien, c'est d'un Brésilien?
— Mais non, mon petit, c'était avec les bouquets de mes auvergnats. C'est de mon galant docteur 1
— Sapristi ! dis donc, Criquetta, à ta place, je changerais de nom, je m'appellerais Élcphantine ou Hippopotama... Ça serait plus avantageux.
— Pourquoi ça, insolent ?
— Parce que les auvergnats t'apporteraient peut-être ton emblème grandeur naturelle et enrichi de diamants.
Cabassol ayant été présenté au directeur et à tout le personnel des Folies-Musicales, ne manqua plus aucune répétition de la Petite Favorite. Chaque jour il arrivait au théâtre, avec le maestro Colbuche et faisait répéter avec lui les nouveaux morceaux intercalés dans la reprise. Les commissionnaires et leurs bouquets lui avaient valu une popularité immense parmi les artistes femmes, rôles ou choristes, popularité dont il n'abusait point, nous devons le dire.
Toutes ses attentions étaient pour Criquetta, chaque jour il s'ingéniait à la surprendre par une galanterie nouvelle, aussi délicate et aussi inédite que possible, ce qui piquait d'autant plus les camarades de la charmante artiste. Colbuche interrogé sur son compte, avait raconté que ce dentiste galant était un excentrique américain, docteur exerçant en amateur, et quelque peu millionnaire. Aussi, chaque jour, à l'arrivée de Cabassol dans les coulisses des Folies Musicales, notre ami était-il immédiatement entouré par toute la troupe féminine du théâtre.
— Docteur, il faut "que vous me donniez une consultation !
— Docteur I docteur I N'est-ce pas que ma perruque n'est pas dans l'esprit de mon rôle, vous savez, je fais le page du trois, celui qui apporte une guitare au prince...
— Mon petit docteur \ vous qui êtes bien avec M. Colbuche, tâchez donc qu'il m'ajoute un couplet au finale du deux... je n'ai que six vers à chanter, c'est dégoûtant, on me colle toujours des pannes!
— Docteur, j'ai mal à la tête toutes les après-midi,.. Cabasâol plaisantait tant que l'on voulait, il donnait des consultations à qui lui en demandait, prescrivant même au besoin ce qu'il avait entendu prescrire à ses amis, étudiants en médecine, lorsque des petites dames de Bullier les consultaient sur des indispositions. Puis il allait baiser la main de Griquetta qu'il trouvait en grande conversation dans sa loge avec la costumière, ou \o coiffeur, ou le cordonnier, ou même l'armurier, car Griquetta devait, au troisième acte, porter un travesti militaire.
Cabassol, là encore, donnait des consultations, mais des consultations artistiques sur le bon goût de telle ou telle étoffe, sur la couleur des cheveux on sur la hauteur des talons de bottines ; Griquetta légèrement courte de taille, tenait à rehausser sa majesté par quinze centimètres de talons, et le flatteur Cabassol lui donnait toujours raison.
Il n'en était malheureusement pas plus avancé pour cela dans son entreprise galante; Griquetta lui donnait libéralement sa main à baiser, elle lui donnait des tapes sur la joue, et l'appelait avec effusion son petit canard, quand il lui présentait quelque échantillon de bijouterie nouveau ; mais tout s'arrêtait là. — Elle avait refusé jusqu'à ce jour toutes les invitations à souper et ne l'avait pas laissé s'émanciper avec elle ainsi qu'il en avait eu plusieurs fois la velléité.
D'ailleurs, Roquebal veillait, inquiet de la cour assidue de Cabassol auprès de son idole. L'intention de Griquetta n'était pas de désespérer le pauvre Cabassol, mais elle avait des principes et ne voulait pas succomber avant un semblant de défense ! Elle s'admirait elle-même, dans son for intérieur, pour sa belle résistance à cet américain charmant et criblé de dollars, et elle se trouvait parfois bien cruelle de le faire poser si longtemps.
Les répétitions de la Petite Fa m
Criauetta devait porter un travestissement
vonte tiraient à leur fin, on allait militaire.
répéter généralement, en costumes, la pièce et le ballet, quand Griquetta jugea le moment venu de changer de tactique. Cabassol en lui baisant la main s'aperçut Se ses bonnes dispositions à son égard et comprit qu'il allait mener ;i bonne lin la vengeance deBadinard. Roquebal-Jocko allait payer sa dette!
Un scrupule vint alors à notre consciencieux ami ; déjà il avait failli se tromper et porter le poids de sa vengeance sur l'innocent maestro Golbuche. 11 voulut, avant de faire du chagrin à un prévenu,'être au moins certain de sa culpabilité; il résolut de constater tout d'abord, bien et dûment, l'identité de Roquebal 1
À brûle-pourpoint il interrogea Griquetta.
— Divine Griquetta! Roquebal, cet affreux vaudevilliste, n'est pas, je l'espère, pour vous ce qu'il est pour les autres femmes...
— Quoi donc? Qu'est-ce qu'il est pour les autres femmes?
— 11 est l'irrésistible Jocko !
— Vilain jaloux 1 je ne comprends pas.
— Vous ne comprenez pas? Vous connaissez pourtant bien Jocko, le séduisant Jocko!
— Je connais Jocko ou le singe du Brésil.
— Ce n'est pas celui-là, voyons, vous ne connaissez pas de Jocko ?
— Non I je connais beaucoup de singes, mais pas de Jocko.
— Mais alors...
— Mais alors, mon petit Cabassol, que signifie votre agitation? qu'est-ce que vous avez? Et qu'est-ce que ce Jocko, dont vous me parlez avec une si singulière persistance?
— Ce que c'est que ce Jocko!... ce que c'est que ce Jocko !
— Oui?
Cabassol, étourdi par sa découverte, ne répondit pas. Ainsi, cette nouvelle campagne aboutissait à une nouvelle déconvenue; Roquebal lui aussi était innocent, innocent comme Colbuche; il n'avait jamais fait de peine à M. Ba-dinard ! Ce n'était pas lui qui figurait sous le nom de Jocko dans l'album de
L'avertisseur.
M me Badinard. Il se raccrocha encore à un dernier espoir et reprit l'interrogatoire de Criquetta.
— Voyons ! Rappelez tous vos souvenirs. Jamais on n'a appelé devant vous M. Roquebal du nom de Jocko ?
Le campement de M. Friol.
— Jamais...
— Ni personne autre?
— Non... cependant... attendez... il me semble tout de même qu'un jour, à un souper avec des camarades du théâtre, quelqu'un avait amené un nommé Jocko!
— Ahl fit Gabassol triomphant, et ce Jocko?
— Ce n'était pas Roquebal, je ne sais même plus qui c'était, si je l'ai jamais su...
— Sapristi !
— Mais enfin, mon cher, depuis le temps que vous me faites poser avec votre Jocko, vous ne m'avez pas dit ce que vous lui vouliez?...
Cabassol embarrassé cherchait à donner une raison quelconque à Cri-quetta. Une idée lui vint.
— Pourquoi je cherche Jocko? dit-il, je vais vous le dire, si vous me promettez le secret. Je le cherche pour le marier 1
— Bahl qu'est-ce qu'il vous a donc fait?
— Rien du tout...
— Eh bien, alors?
— C'est une simple commission...
— Étrange commission !... Et à qui voulez-vous le marier?
— Voilà, je vais tout vous dire !... Je cherche partout le nommé Jocko, je le demande à tous les échos et particulièrement aux échos du monde où l'on ne s'ennuie pas, pour lui faire épouser une Américaine! trente-cinq ans, fortune fabuleuse, des sources de pétrole, un quartier à Chicago, le tout provenant d'un héritage récent. Furieuse d'avoir si longtemps tressé les nattes de sainte Catherine, elle veut, pour se rattraper, épouser un mari farceur comme tout et elle a jeté son dévolu sur le nommé Jocko, dont la réputation est venue jusqu'à elle. Voilà pourquoi je cherche Jocko.
Criquetta éclata de rire.
— Pauvre Jocko ! dit-elle, pauvre Jocko qui ne se doute pas de ce que vous méditez contre lui... Pourvu qu'il ne soit pas trop rangé, maintenant, ou trop décati ! Si jamais j'en entends parler, je vous promets de vous le dire. Vous savez, s'il est si farceur que cela, je regrette de ne pas l'avoir mieux connu... j'en rêverai de votre Jocko !...
La sonnette de l'avertisseur interrompit l'entretien. Cabassol profita de cette diversion pour se sauver au foyer des artistes, où il s'abîma dans ses réflexions, sans faire attention au bruit qu'y menait toute la troupe des Folie? Musicales, réunie dans ses nouveaux costumes de la Retite Favorite.
Friol mère...
Le foyer des artistes est en rumeur. A chaque minute, un nouveau personnage arrive et se campe au milieu de la petite pièce pour se faire admirer de ses camarades. Sur les banquettes qui garnissent les quatre côtés, sont
Le grand Cànisy et la grosse Berthe.
étendus des choristes en bourgeois ou en hommes d'armes et des ribaudes à jupes excessivement courtes, et à corsages échancrés avec libéralité ; des dame? de la cour s'éventent, des pages regardent dans la grande glace si leur maillot ne fait pas de plis. Quelques petites femmes chantonnent des couplets de la pièce, en se tournant devant la glace, d'autres se serrent le plus possible dans leurs jupes courtes ou les relèvent d'un côté pour dégager le mollet.
Le grand Ganisy, maigre comme un clou, cause dans un coin avec la grosse Berthe revêtue d'un costume de duègne comique.
L'entrée des petites Vanda et Drago, en bohémiennes de Grenade, cause une certaine sensation ; elles sont charmantes, l'une est un peu svelte, l'autre au contraire semble prête à faire éclater son costume, serré jusqu'à la dernière limite. Vanda lance son pied en l'air devant la glace et fait résonner son tambour de basque sur sa tête.
Cabassol réfléchit toujours; assis entre une ribaude qui relace s-a bottine sur son genou et un alguazil à l'air lugubre, il ne fait attention à rien, ni aux aimables masques qui sollicitent son appréciation, ni à leur costume, ni à celle-ci qui lui demande si le relevé de sa jupe fait bien valoir son mollet, ni à celle-là qui tient — ah! mais là, absolument, — à lui faire voir qu'elle n'est pas trop serrée. Il n'entend pas les plaisanteries an peu raides de la grosse Berthe, ni les éclats de rire à chaque nouvelle entrée, ni les plaintes contre, cet animal de costumier, ni les Comment vas-tu, mon petit chat? de Bedar-rou qui lui tape sur l'épaule.
Tout à coup il bondit. Jocko existe,
Le relevé de la jupe fait-il valoir le mollet?
on l'a connu ; Criquetta a soupe avec lui, elle ne se souvient pas de son vrai
Klle tient absolument à lui faire voir qu'elle n'est ji.is trop serrôe^
aom, mais peut-être quelque autre artiste des Folies Musicales aura plus de mémoire.
— Mesdames! s'écrie-t-il, l'une de vous a-t-elle jamais aimé un nommé Jocko?
— Hein? tirent à la fois Vanda, Drago, Berthe et les autres.
— Oui, Jocko, un nommé Jocko! cherchez, réfléchissez...
M. Colbuche écrit trop !
— C'est pas un grand qui attendait toujours chez le concierge?
— C'est pas le gommeuxdu quatrième fauteuil, tous les soirs?
— Mais non, il s'appelle Gontran 1
— Jocko est chauve, voilà tout ce que je sais !
— Je le connais! s'écria triomphalement une petite ribaude, je le connais.
— Parle! je te promets tout ce que tu voudras, n'importe quoi, un porte-bonheur, une bague, un bouquet de violettes, situ me dis son nom!...
— Je le connais, c'est le grand barbu à Lucie Priol ! Friol l'appelait son Jocko! je ne sais pas son autre nom...
— Mais je puis le savoir par Lucie Friol. Est-elle aux Polies Musicales ?
— Non, il y a un an qu'elle est partie; je ne l'ai pas vue depuis ce temps-là.
— Sacristi ! Sait-on son adresse?
Personne ne répondit. Gabassol faillit s'arracher un cheveu. Cet infernal Jocko était bien difficile à trouver; de toute son enquête, Gabassol n'avait recueilli qu'un simple renseignement à ajouter à celui qu'il possédait déjà. Par la photographie, il avait vu que Jocko était chauve, il savait de plus maintenant qu'il était grand et barbu.
La répétition commençait. Bohémiennes, alguazils, seigneurs, et grandes dames quittaient le foyer pour entrer en scène. La petite ribaude vint s'asseoir à côté de Cabassol.
— Docteur I j'y repense, je sais où demeure la mère de Lucie Friol. Vous pourrez avoir l'adresse de sa fdle.
— Mon enfant, vous me sauvez la vie! où demeure-t-elle?
— Là-haut, à Belleville, je connais l'endroit, mais je ne sais pas le numéro; je vous conduirai si vous voulez!
— Tout de suite!
— Ah non! Et la répétition... Voulez-vous demain matin?
— Entendu, demain, neuf heures! tu es un ange!
Cabassol, sans même prendre congé de Criquetla, quitta le théâtre et saula en voiture pour aller rendre compte de ses opérations à M e Taparel
— Eh bien? demanda M e Taparel, Badinard est-il vengé de M. Roquebal? Vous m'avez télégraphié hier que vous en aviezle ferme espoir.
— Nous allions encore commettre une erreur ! fît Cabassol en se laissant tomber dans un fauteuil, Roquebal est innocent comme l'enfant qui vient de naître, il est pur, il est...
— Quoi, ce n'était pas Jocko?
— Non! Je m'en suis aperçu à temps! Sans ma prudence, sans je ne sais quel pressentiment, j'allais faire un malheur!... Mais, rassurez-vous, je suis enfin sur la bonne piste, le véritable Jocko va me tomber sous la main.
Cabassol et M 0 Taparel reprirent l'album de M me Badinard, pour examiner encore une fois la photographie si malencontreusement effacée du Jocko qui leur donnait tant de mal.
— Ce n'est pas le tout, reprit Cabassol, mais, de ma campagne contre M. Colbuche, il résulte pour nous quelques légers embarras, M mc Colbuche m'adore! J'avais, vous le voyez, bien mené les choses... elle m'adore! ce ne serait rien si elle n'écrivait pas, mais c'est qu'elle écrit, et beaucoup...
— Comment cela?
— Moncher M e Taparel, tousles matins, j'ai ma lettre, une lettre de quatre ou six pages! des reproches, des protestations... Hélas! nous sommes tombés sur une femme littéraire !
— Diable! diable ! fit M c Taparel en se grattant le menton.
— "Vous savez, reprit notre héros, quelle existence occupée je mène! C'est à peine si j'ai le temps de lire les missives de M me Colbuche, encore moins ai-je le temps d'y répondre... Ces jours-ci, j'ai eu l'occasion de rencontrer plus d'une fois M me Colbuche et j'ai pu la taire patienter au moyen de signes mystérieux, mais elle s'aigrit et j'ai vu, par sa lettre de ce matin,
Aux Buttcs-Chaumont
— huit pages serrées, — que mon silence incompréhensible la jetait dans la désolation...
— Que faire? gémit M e Taparel considérablement ennuyé de faire souffrir une pauvre et innocente dame.
— Dame, cherchez un moyen! c'est votre faute aussi, vous me lancez sur un faux Jocko, toute la responsabilité vous incombe, je vous enverrai les lettres et vous ferez ce que votre cœur vous imposera pour soulager un peu les souffrances morales de cette pauvre dame...
— Vous voulez que je réponde à ses lettres? fit M c Taparel effrayé.
— Je n'ai pas écrit une seule fois, elle ne connaît pas mon écriture... vous pouvez le faire en toute sécurité. Cependant il y a un moyen, vous avez des clercs, faites-les travailler...
— Diable! c'est que c'est une besogne extra-notariale : il n'y a, dans le Formulaire d'actes, rien qui ressemble à des lettres galantes!
— Bah ! ce sont des jeunes gens, ils ont de l'imagination... et puis M. Mira-doux est là pour les guider...
M* Taparel réfléchit pendant quelques minutes, puis il appela Miradoux pour conférer avec lui sur cette délicate affaire.
Miradoux, au commencement, jeta les hauts cris, il trouvait l'étude déjà suffisamment compromise par toutes les négociations nécessitées par les affaires de la succession Badinard, mais il finit bientôt par se laisser convaincre.
— Voilà le paquet de lettres, luiditCabassol, lisez-les et arrangez-vous. Je vous enverrai toutes les autres avec la plus grande régularité.
— Après tout, reprit Miradoux, cela peut encore se faire, et j'entrevois le moyen d'arriver bientôt à retrouver notre tranquillité de ce côté. Voilà mon plan : nous serons brûlants tout d'abord, nous taperons dans les grandes phrases, puis tout doucement, tout doucement, nous mettrons une sourdine, nous deviendrons plus calmes et nous arriverons peu à peu à l'amour le plus platonique.
— Bravo! s'écrie Gabassol, j'approuve complètement votre ligne, monsieur Miradoux, vous êtes un grand homme!
— Voici comment je vais partager la besogne : mon second clerc est un garçon fougueux, je lui confierai les lettres passionnées ; à lui les grands élans, les imprécations, les propositions d'enlèvement ou de suicide à deux! à mon quatrième clerc, jeune homme léger et même un peu skating-rink, reviendra la mission d'écrire des choses spirituelles, pour reposer un peu M me Colbuche des ardeurs romantiques du précédent ; puis, quand nous en arriverons au platonisme, j'utiliserai mon troisième clerc, garçon tranquille et nébuleux ; il a des dispositions pour ça, voilà trois ans qu'il fait la cour à une dame sans se déclarer positivement!
— Très bien !
— Et, pour les cas particuliers, pour les réponses embarrassantes, acheva modestement Miradoux, je serai là et je ferai pour le mieux.
— Ouf! fit Cabassol, voilà un poids de moins sur mon esprit!
Cette question réglée, notre héros serra la main de Miradoux et s'en fut passer la soirée tranquillement avecBézucheux de la Fricottière et ses quatre amis.
La petite ribaude des Folies Musicales fut d'une exactitude remarquable le
lendemain. Cabassol monta en voiture avec elle à neuf heures et donna l'ordre au cocher de se diriger vers les Buttes Chaumont.
— Qu'est-ce qu'elle fait, la mère de Lucie Friol? demanda Cabassol à la petite qui s'appelait Camus de son vrai nom et Billy de son nom de théâtre. — Elle est concierge?
— Non, elle est rentière ! répondit fièrement Billy.
Cabassol et Billy descendirent de voiture à la porte des Buttes Chaumont, et là, Billy chercha à s'orienter. Ce quartier très bizarre et très varié d'aspects, a des coins qui ressemblent à de la vraie campagne et d'autres semblables à
Conférence avec M œe Friol.
d'affreux faubourgs abandonnés ; on y trouve de tout, de longues prairies, avec de la mauvaise herbe et de malheureuses vaches, des ruelles ornées d'antiques réverbères, des places perdues couvertes d'herbe et pareilles à des places de village, des endroits charmants ainsi que des restes des vieilles buttes pelées de Montfaucon, — mamelons tristes et sauvages, sur lesquels paissent des chevaux maigres et des chèvres mélancoliques, — enfin de mornes déserts ressemblant à certains coins désolés de la campagne de Rome. Près de la porte du parc des Buttes Chaumont, s'élèvent des cafés en planches et en treillages, berceaux dépourvus de feuillage, dans lesquels les clients du dimanche et du lundi ont l'air d'êtçe en cage ; puis des tirs, des jeux de macarons et de grandes balançoires dressant leur grand squelette rond.
Billy prit une petite rue, tourna dans une autre, regardant à droite et à gauche pour tâcher de se reconnaître.
— Vous ne trouvez pas ? demanda Gabassol.
— Je cherche, je n'y suis venue qu'une fois avec Friol... attendez, ce doit être là-bas, à celte clôture de planches oui, c'est ça, je reconnais la porte.
Son journaliste.
Elle reconnaissait la porte. Gabassol cherchait vainement une porte dans cette longue palissade formée de pièces et de morceaux, pourris par en bas et écornés par en haut. Il regardait à travers les interstices des planches et ne voyait derrière qu'un grand terrain couvert de hautes herbes.
— Voici la porte, dit Billy, en poussant trois planches reliées par un morceau de bois et retenues à la palissade par des lanières de cuir en guise de gonds ; vous voyez, c'était difficile à trouver, il n'y a pas de numéro...
— Et pas de maison non plus, c'est un terrain vague... Billy se mit à rire.
— Vous ne voyez pas de maison ?
On a saisi les meubles.
— Non, je ne vois que des lapins qui courent dans l'herbe... Ah ça, c'est dans une garenne que vous m'avez amené...
— Entrez toujours, vous allez trouver la maison.
Cabassol et Billy entrèrent, et firent en quelques pas, lever une demi douzaine de lapins qui se sauvèrent dans toutes les directions. Dans le fond du terrain, adossée aune butte couronnée d'un vieux mur ébréché courant en zigzag, Gabassol aperçut ce que Billy appelait la maison, c'est-à-dire une cabane de planches plus ou moins dis-
Un gros fabricant de soieries voulait lui faire une situation...
jointes, couverte d'un toit en morceaux de papier goudronné de différentes provenances, que retenaient des barrés de bois et de grosses pierres. Un trou carré, ouvert sur le côté, servait de fenêtre. On apercevait dans l'intérieur un petit poêle de fonte, dont le tuyau, sortant au-dessus de la fenêtre, supportait du linge et des chiffons fraîchement lavés.
Çà et là, dans l'herbe, quelques ustensiles de ménage, plus ou moins hétéroclites étaient dispersés ; ce qui tirait l'œil surtout, c'était, jeté sur une touffe de chardons, un édredon d'un rouge éclatant, débris d'une splendeur passée tout étonné de se trouver là, dans ce campement bizarre. En avançant Cabassol aperçut au soleil, au beau milieu de l'édredon, une nichée de petits lapins dont la mère était plus loin en train de brouter des fanes de carottes. Derrière la cabane, au pied de la butte, s'élevait une petite colonne de fumée; la propriétaire de cet étrange établissement devait être là en train de faire sa cuisine. M. Charles.
— Eh bien ! et la porte? cria une voix, vous voulez faire sauver mes élèves ?
— On y va, madame Friol, répondit Billy en riant.
Au même instant, une grande femme sèche, habillée d'un jupon et d'une camisole parut, en traînant des savates, à côjé de la cabane. A la vue des visiteurs, elle mit les deux poings sur les hanches.
— Tiens, c'est vous, ma petite Billy! comment va la petite santé? Bonjour, monsieur, je vous salue.
— Et vous, M me Friol, vous avez l'air de vous porter comme un charme ?
— Oui, mon enfant, je me porte trop bien, même ; c'est pas comme les affaires ! ah, si je n'avais pas mes élèves...
— Nous venons causer un peu, monsieur et moi, reprit Billy.
— Attendez! s'écria madame Friol, je ne vous propose pas d'entrer chez moi, c'est un peu en désordre : vous savez, le matin, le ménage n'est pas fait, nous resterons dans le jardin si vous voulez!
— Comment donc, madame, ne vous gênez pas pour nous...
— Nous sommes des amis, de vieilles connaissances, acheva Billy.
— Ah ! ma petite, vous dites vrai, nous sommes de vieilles connaissances, fit M me Friol en apportant une chaise de paille légèrement dépaillée, une chaise recouverte en vieux velours usé, et un fauteuil décrépit, asseyez-vous, nous serons mieux là... Ah oui ! Billy, nous sommes de vieilles connaissances; vous n'êtes pas comme ma fille, vous, Billy, vous avez bien tourné...
— Comment, Lucie n'est pas bonne pour vous ?
— C'est-à-dire que c'en est honteux ! une fille pour qui j'ai fait tant de sacrifices, à qui j'ai fait donner une belle éducation, et que j'ai toujours aidée de mes conseils, j'ose le dire... et tout ça, pour en arriver là!
— C'est justement d'elle que nous venons vous parler !...
— J'aime mieux que nous parlions d'autre chose I tenez, j'ai plus de satisfaction avec mes lapins qu'avec ma fille, parlons de mes lapins 1
— Non ! fit Cabassol en riant, parlons de M lle Friol tout de même, qu'est-ce que vous avez donc à lui reprocher?
— J'ai à lui reprocher d'avoir mal tourné! Elle s'est fait enlever, monsieur !
— Diable ! s'écria Cabassol aussi contrarié que madame Friol.
— Et elle n'a pas voulu m'emmener! ! !
— Je comprends votre chagrin devant une telle ingratitude, reprit Cabassol, mais donnez-nous des détails ; comment, elle s'est fait enlever?
— Oui, monsieur, et sans me prévenir encore... ah ! Dieu sait que je ne lui ai jamais donné que de bons conseils et que je ne lui ai pas épargné les avertissements et les leçons... j'ai de l'expérience, moi, et je pouvais diriger une jeunesse dans le bon sentier... et lui éviter bien des chagrins, bien des ennuis ! Enfin !... d'ailleurs, je l'ai toujours dit, elle n'avait pas de bons sentiments !
— Vous exagérez sans doute!...
— Non, monsieur ! Figurez-vous que j'avais tout fait pour lui préparer un avenir, elle était aux Folies Musicales, où son directeur qui était bien bon pour elle, lui donnait des petits rôles ; elle avait de belles connaissances, je lui disais toujours : « Ma fille, tu feras ton chemin, mais faut de la conduite. Prends-moi avec toi pour tenir fca maison ! » Mais, flûte! mademoiselle n'aimait pas l'ordre, elle ne m'écoutait pas, et rien ne marchait... Un beau jour monsieur, ce que j'avais prévu est arrivé, elle est partie avec un cabotin ! J'allais la voir de temps en temps, car je me doutais de quelque chose et je lui disais : « Ma fille tu perds ton avenir! Emmène-moi au moins, quand ça n'ira pas, je serai là pour t'aider de mon expérience...
— Est-elle partie loin? demanda Gabassol plein d'inquiétude.
— Chez les sauvages, monsieur, à New-York !
— Sacristi!
Et Cabassol dans un mouvement de contrariété trop brusque, faillit casser un des pieds de son fauteuil.
— En me laissant seule avec mes lapins, mon unique consolation !
— Diable! diable! murmurait Gabassol, voilà encore la trace de Jocko perdue ! Voyons, madame, peut-être pourrez-vous m'éclairer. N'avez-vous pas ouï parler par mademoiselle votre fdle d'un nommé Jocko qu'elle honorait de... son amitié?
— Jocko? fit M me Friol étonnée.
— Oui, un monsieur farceur qui se faisait appeler, ou que l'on appelait ainsi dans l'intimité? Un grand, chauve et barbu?...
— Me souviens pas de ça. 11 y avait un gros fabricant de soieries, retiré des affaires, qui voulait lui faire une situation, à la petite ingrate; il lui avait loué un petit appartement gentil, et il me témoignait beaucoup de considération, quand je venais faire un petit bezigue avec lui chez ma fille.
— Etait-il chauve? Une lionne du Prado de 1850.
— Dame, c'est que j'en ai beaucoup connu des chauves I il me semble que celui-là ramenait légèrement... Mais ma fille n'était pas raisonnable; un soir qu'il l'attendait, elle n'est rentrée que trois jours après ! Puis il y a eu M. Charles, encore un garçon bien gentil, mais il n'était pas majeur et ça n'a pas dure, c'était pas sérieux...
— N'en parlons plus, il n'était pas chauve.
— Non ! après M. Charles, il y a eu de la débine. On a saisi ses meubles, c'était la troisième fois, à vingt-deux ans!... De mon temps, on n'allait pas si vite que ça, mais les jeunesses d'aujourd'hui, voyez-vous, ça n'a pas de sérieux pour deux sous, avant trente cinq ans !... Et alors, il est trop tard. Si de mon temps on avait eu les occasions d'aujourd'hui, je serais millionnaire, oui monsieur! vous ne savez peut-être pas, mais j'ai eu mon temps aussi... Billy, ne vous l'a pas dit?
— Non, madame, Billy ne m'a rien dit.
— Je lui ai pourtant raconté. Moi qui vous parle, monsieur, j'ai été une célébrité, de mon temps, j'étais la lionne du Prado, en 50. Quelques années après,
Pomaré, Maria, Mogador et Clara...
vous savez bien!... Hélas! hélas! la moitié de la magistrature de France et de Navarre, au moins, me disait des douceurs dans ce temps-là... Ils ont fait leur chemin, ils sont maintenant procureurs, notaires, députés ou même sénateurs, et moi, je suis là avec mes lapins ! Pour en revenir à votre Jocko, je ne vois pas...
— Cherchez bien, madame, c'est un motif très grave qui me fait vous le demander...
— Attendez que je me remémore. Aidez-moi, mam'zelle Billy. Quand Lucie est entrée aux Folies, elle avait un journaliste, n'est-ce pas? Oui, même que c'est lui qui l'a fait engager.
— Etait-il chauve?
— Non ! il en avait trop de cheveux !
— Ne parlons pas de lui. Après le journaliste ?
— Je vous ai dit que je n'avais pas la confiance de ma fille. Elle ne me faisait pas de confidences; je cherche parmi les messieurs de cette époque... 11 y a longtemps, vous pensez, ça fait déjà trois ansl... Attendez, il y avait un peintre qu'était chauve. Je lui disais toujours : mauvaise connaissance... ma fille! il te fera poser pour ton portrait et puis voilà toutl... mais...
— 11 était chauve?
— Oui,je me souviens maintenant... chauve, grand et barbu 1
C'est lui! comment s'appelait-il?
— Je ne sais pas si je l'ai jamais su, car je n'a-" vais pas beaucoup de considération pour lui... mais, oui, oui, il me semble bien que ma fille l'appelait Jocko...
— Vous êtes sûre
— Oui, oui, je me souviens ma ; n-tenant. Vous connaissez Criquetta, des Folies Musicales ?
— Oui.
— Eh bien ! c'est elle qui a enlevé le peintre à Lucie. Demandez-lui son nom, elle vous renseignera.
Cabassol s'affaissa, découragé, au fond de son fauteuil.
— Dites donc, ma petite Billy, reprit M me FrioI. vous n'avez pas besoin d'une mère ou d'une tante?
Liv. 29.
La première de la Petite Favorite.
— Vous savez bien, madame Friol que je ne suis pas assez arrivée pour me payer ce luxe-là ; plus tard, je ne dis pas...
— Et en attendant, vous ne connaissez pas quelqu'un dont je pourrais faire l'affaire? Vous savez, sans me flatter, je représente!... Et je joue le be-ziguc dans la perfection, je fais des réussites comme personne... je vais même jusqu'au grand jeu, c'est précieux ça!
Cabassol réfléchissait.
— Criquetta ne se souvient pas non plus de Jocko, dit-il, elle n'a que de vagues souvenirs, mais à vous deux, madame Friol, peut-être retrouveriez-vous le nom de ce monsieur.
— Vous êtes bien avec Criquetta, s'écria M me Friol, eh bien, vous devriez tâcher de me faire entrer chez elle comme mère ou comme tante... Faites cela pour moi, monsieur, faites-moi retrouver une position, et je vous jure que je retrouverai votre Jocko!
— Je ferai tout mon possible.
— C'est ça qui ferait mon affaire. Figurez-vous que j'ai congé de mon propriétaire, il faut que j'enlève ma maison pour le terme prochain, à cause de mes lapins qui font des terriers partout. Et je ne sais pas où aller, n'ayant pas assez de rentes pour louer un appartement boulevard Haussmann !...
— Écoutez, Criquetta répète cette après-midi : ce soir, première de la Petite Favorite, demain nous pourrons la voir, je viendrai vous prendre à onze heures pour vous conduire chez elle...
— Entendu, mon cher monsieur, je serai en grande tenue pour prouver que je puis faire une mère très convenable et même imposante au besoin!
Ce farceur de Bizouard.
La première de la Petite Favorite.
Où Cabassol et M* Taparel sont admis à l'honneur de se pâmer devant les chefs-d'œuvre de l'illustre maître Jean Bizouard peintre impressionniste et naturaliste.
Après avoir refusé le petit verre de cognac que leur offrait M me Friol, pour sceller leur amitié, Cabassol et Billy quittèrent la garenne de l'ex-étoile du Prado.
La première de la reprise de la Petite Favorite, annoncée avec un éclat particulier et un grand luxe de réclames, célébrant les changements introduits dans la pièce, était une petite solennité d'été qui devait réunir le fameux tout Paris avant son départ pour la campagne.
Cabassol avait retenu son fauteuil quinze jours d'avance et commandé trois douzaines de bouquets qui devaient être lancés à la diva des Folies Musicales, à raison de douze par acte. Il fut au théâtre dès l'ouverture des bureaux et fit d'avance de grands éloges de la pièce et des interprètes; il parla du clou de la pièce, du fameux ballet du mal de dents, réglé et monté en quinze jours, et dansé par vingt danseuses spécialement engagées pour la circonstance, danseuses charmantes et vraiment pas trop maigres!
Hélas, trois fois hélas! A quoi tient Je sort des empires et des opérettes! Le temps, assez frais jusque-là, s'était mis à l'orage l'après-midi même; il faisait une chaleur étouffante qui, probablement, agit déplorablement sur les nerfs de la presse et du public, car la Petite Favorite fut écoutée avec une mauvaise humeur visible.
Quelques gros critiques déclarèrent en s'épongeant que c'était idiot et qu'il était absolument indispensable de faire un exemple sur la Petite Favorite, pour sauver l'art dramatique en péril.
Cabassol lutta tant qu'il put, de concert avec Bezucheux de la Fricottière et ses amis, qui parlaient tout haut de cabale infecte. Us lancèrent, en dépit des
Madame Friol en toilette.
protestations, leurs bouquets sur la scène en acclamant Criquctta, mais tout fut inutile, le ballet lui-même, ce ballet si original et si poétique, ne put sauver la pièce, la chute fut complète.
En allant sur la scène au dernier entr'acte, pour tâcher de consoler Cri-quetta de cet échec, Cabassol rencontra Roquebal et le maestro Colbuche. Les deux auteurs se disputaient et rejetaient l'un sur l'autre l'insuccès de la pièce.
— Ça marchait très bien sans votre ballet biscornu, disait Roquebal; il était joli, votre clou, je vous en félicite! Ainsi voilà ma pièce qui a eu jadis un fort succès, nous la dérangeons en opérette féerie, avec un ballet idiot, et naturellement elle fait un four complet!
— Vous n'allez pas insinuer que c'est ma musique que l'on siffle ce soir! s'écria Colbuche furieux.
— Non! mais c'est votre fameux clou qui a tout perdu! c'est votre ballet de dentistes. Vous pouvez féliciter M. Cabassol! La dent qu'il vous a arrachée nous coûte cher.
Cabassol baissa la tête; la Petite Favorite, il ne pouvait se le dissimuler, tombait victime de l'affaire Badinard.
N'osant pas affronter la douleur de Criquetta immédiatement après la chute, Cabassol s'en alla sans mot dire.
il reprit son courage pendant la nuit et se leva décidé à tout faire pour arriver à percer l'incognito de Jocko. Il fut à l'heure dite aux buttes Chau-mont; lorsque le fiacre s'arrêta devant la demeure de M mo Friol, le cocher manifesta quelque surprise, mais la porte de planches s'ouvrit d'elle-même, et M me Friol apparut sur le seuil de la garenne, coiffée superbement d'un chapeau à grands rubans jaunes flottant au vent, et revêtue d'un châle éclatant retenu par une immense broche contenant la photographie d'un tambour de la garde nationale.
— Vous voyez, monsieur, je suis sous les armes! je suis prête, je viens de faire rentrer mes élèves, il n'y en a plus que deux qui manquent à l'appel... vous devriez bien m'aider à les retrouver, car on serait capable de me les subtiliser, il y a des gens si peu délicats.
— Volontiers, madame, répondit Cabassol en entrant. Et il se mit à fouiller, du bout de sa canne, les grandes herbes et les touffes de chardons pendant que M me Friol battait les buissons du côté opposé. Bientôt Cabassol fit lever les deux fugitifs qui bondirent effrayés au milieu du terrain.
— Prenez garde aux terriers! cria M mo Friol, ne les laissez pas entrer!
— J'en tiens un! répondit Cabassol en saisissant une paire d'oreilles blanches.
— A moi l'autre, dit M me Friol.
Et les deux lapins, malgré leur belle défense, furent emportés vers la maison de planches et jetéa au milieu de leurs frères, parmi les meubles et les casseroles de leur maîtresse.
— Vous ne voulez pas prendre un petit cassis, avant de partir? demanda M me Friol.
— Non, merci, répondit Cabassol, j'ai hâte d'être chez Criquetta.
— Monsieur, déclara M me Friol en s'installant dans la voiture, monsieur, j'ai beaucoup réfléchi, j'ai creusé mes souvenirs, et je suis certaine maintenant que le Jocko que vous cherchez est bien le peintre que je vous ai dit... et pour plus de certitude encore, j'ai fait trois réussites!
Criquetta venait de déjeuner lorsque Cabassol se fit annoncer, remorquant M me Friol.
— Eh bien, mon bon! fit Criquetta en appliquant sa main aux lèvres de Cabassol, quel four! quelle dégringolade!
— Chère Criquetta, vous avez vu que j'ai lutté jusqu'au bout'
La maison de l'illustre peintre Jean BUouard.
— Courageux comme Bavard!... Mais la Petite Favorite ne tiendra pas huit jours, et ensuite, vacances et bains de mer! Vous verra-t-on à Trouville, Cabassol? avez-yous vu les journaux? ils se sont montrés gentils, lisez : l'admirable talent de M mo Criquetta ne pouvait sauver une pièce impossible... l'esprit et la souplesse de M me Criquetta, cet éclat de rire vivant, a soutenu quand même cette pièce inepte... M" 10 Criquetta, séduisante comme toujours, s'est montrée grande artiste, etc., etc.. C'est Roquebal qui doit faire ur. nez! mais je m'en bats l'œil, il m'a fait une scène atroce, hier soir et je l'ai envoyé promener...
— Pauvre Roquebal, pensa Cabassol, c'est la succession Badinard qui lui vaut ça !... Ma chère Criquetta, reprit-il tout haut, vous souvient-il de notre conversation au sujet du nommé Jocko?
— Encore Jocko ! fit Criquetta avec une moue délicieuse.
— Toujours, tant que je ne l'aurai pas trouvé. J'ai découvert que ce Jocko était un peintre chauve, grand et barbu, et je vous amène une dame qui l'a rencontré jadis, mais qui ne se souvient pas de son nom. J'ai pensé qu'en réunissant vos souvenirs, vous parviendriez peut-être à retrouver ce nom tant cherché...
— Un peintre, chauve, grand et barbu...
— Oui, dit M mo Friol, et farceur! ah! qu'il était farceur... Voyons, il y a trois ans, vous ne vous rappelez pas?... le peintre à Lucie Friol?...
— Ah! s'écria Criquetta, le peintre à Lucie Friol, Bizouard, ce farceur de Bizouard, c'est vrai, toutes les femmes l'appelaient Jocko !
— Serait-ce Jean Bizouard, le fameux peintre impressionniste? demanda Cabassol.
— Lui-même! tenez, regardez, il m'a fait mon portrait... C'est d'ailleurs le seul souvenir qu'il m'ait donné... il était toujours dans la panne dans ce temps-là.
Criquetta avait décroché un petit tableau que Cabassol tourna, retourna dans tous les sens.
— Ce n'est pas un paysage ?
— Mais non, tenez, dans ce sens-là, vous ne voyez pas? c'est mon portrait dans mon cabinet de toilette... Vous ne voyez pas mes cheveux, et là un bras... l'autre est oublié, mais ça ne fait rien...
— Oui, oui, parfaitement, je me retrouve maintenant, cette grande tache blanche, c'est votre peignoir... oh ! très bien, mais je l'aimais mieux comme paysage ; à votre place, je l'accrocherais dans l'autre sens.
Cabassoi heureux d'avoir enfin découvert le nom du mystérieux Jocko, ne pensait plus qu'à s'en aller, pou- ouvrir immédiatement les hostilités contre lui; il avait oublié M mt Friol qui multipliait pourtant les signes pour lui rappeler qu'il avait promis de l'aider à retrouver une position sociale. Enfin Cabassol, après un coup de coude plus accentué, se souvint de ce qu'elle attendait, et entama cette négociation délicate avec Criquetta. Celle-ci venait justement de perdre sa femme de chambre qui lui avait donné ses huit ,'o irs, pour entrer dans un café-concert et se consacrer entièrement à l'art. Elle avait besoin d'une personne de confiance pour tenir la maison et surveiller la nouvelle femme de chambre et les autres domestiques.
M mo Friol était vraiment ce qu'il lui fallait, elle avait l'expérience et possédait des qualités remarquables de tenue et de discrétion. En peu de minutes l'affaire fut conclue et M rac Friol fut acceptée en qualité de marraine.
Cabassol se hâta de prendre congé pour courir chez M 0 Tapa-rcl afin de lui annoncer son heureuse découverte.
Il Jtrouva toute l'étude en train de travailler pour la succession Badinard. M mo Colbuche avait écrit deux lettres nouvelles de six pages chacune, et M. Mi-radoux s'occupait des réponses.
— Victoire ! s'écria Cabassol en entrant dans le cabinet de M e Taparel, Victoire ! je tiens enfin le membre du club des billes de billard que nous cherchons, je tiens Jocko !
— Enfin ! comment se nommc-t-il? demanda M 0 Taparel.
— C'est le célèbre peintre impressionniste Jean Bizouard.
— Je l'ai vu hier au dîner hebdomadaire du club, et j'ai causé avec lui sans le soupçonner !
— Il faut que vous me présentiez à lui sous un prétexte quelconque, pour que j'entre en campagne...
— C'est bien facile, justement le grand artiste m'a invité à venir admirer, dans son atelier, l'œuvre qu'il destine au prochain salon des impressionnistes, une œuvre qui doit révolutionner l'art... Venez avec moi, je vous présente
Portrait de Criquet
comme un riche amateur, nous nous pâmons devant le chef-d'œuvre et la con-naissance est faite ! Est-ce dit?
— C'est dit. Partons tout de suite !
M e Taparel sonna pour demander son pardessus et sa canne. Cabassol avait sa voiture à la porte, M c Taparcl donna l'adresse de Jean Bizouard, boulevard de Clichy, et les deux vengeurs de Badinard roulèrent menaçants vers la demeure de Jocko.
Le célèbre peintre impressionniste avait son atelier au quatrième étage d'une maison entièrement occupée par les beaux arts : au rez-de-chaussée, un sculpteur; un peintre de petits sujets mondains etdejolis chiffonnages,au premier ; un prix de Borne, au second ; un animalier, au troisième ; l'impressionnist'' au quatrième, nous l'avons dit; et, sous les toits, au cinquième, un paysagiste qui, de son atelier, pouvait apercevoir la grande nature de la banlieue de Paris, les nobles lignes et les suaves contours des coteaux d'Argenteuil.
Le célèbre peintre impressionniste ouvrit lui-même sa porte à nos amis. Il répondait bien au signalement donné par Griquetta et par M me Friol, il était grand, barbu et chauve. Il était vêtu d'une vareuse de velours violet et d'un pantalon bleu d'une coupe ultra élégante. Une cravate de soie bleue à pois jaunes, un monocle, un jabot et des manchettes plissées, complétaient ce costume que M. Bizouard portait avec une désinvolture nonchalante.
— Eh ! bonjour, bille de billard Taparel ! fit Jean Bizouard en tendant la main aux arrivants, vous avez eu le courage de grimper jusqu'à mon perchoir, c'est bien aimable à vous !
Mon cher Bizouard, répondit M e Taparel, j'avais soif d'idéal et de poésie, je voulais contempler votre nouveau chef-d'œuvre, pour me reposer de mes longues séances d'affaires notariales... J'ai l'honneur de vous présenter M, Cabassol, un de nos amateurs distingués, un érudit des choses de l'art...
— Asseyez-vous donc, messieurs, fit Bizouard en les poussant vers un divan, asseyez-vous et prenez des cigarettes...
Cabassol et M e Taparel se laissèrent tomber sur un large divan rouge et prirent les cigarettes que leur oflYait Bizouard ; l'illustre maître s'étendit dans un fauteuil américain, tenant la palette d'une main et de l'autre une longue pipe turque. Pendant qu'il se perdait dans la contemplation des spirales de la fumée bleue qu'il lançait autour de. lui dans toutes les directions, les deux visiteurs examinaient l'atelier immense et élégant du Raphaël de l'impressionnisme.
Profond repos par Jean Bizouard.
Au centre de l'atelier, se dressait le chef-d'œuvre en fabrication, splendidement encadré dans une large bordure d'or et flanqué de deux grandes plantes tropicales dans des vases de faïence bleue; sur d'autres chevalets, des toiles terminées ou commencées seulement, donnaient des taches bizarres, des effets de couleur terrifiants, de véritables feux d'artifice éclatant en
DANAÉ, par Jean Bizouard.
fusées jaunes, bleues, vertes ou rouges. Au centre de l'atelier, sur une grande table du XVI e siècle, parmi des fouillis de gravures, d'étoffes orientales et de japonaiseries, trônaient, dans une attitude pleine de fierté, deux immenses bottes de gros cuir noir, non pas des bottes artistiques des temps passés, des bottes gothiques et archéologiques, mais bien d'ignobles bottes du plus pur xix e siècle, des bottes naturalistes d'égoutier.
Les murs de l'atelier étaient du haut en bas garnis d'esquisses et de pochades, portant toutes la patte du maître ; dans le fond s'élevait un escalier de bois, aux balustres finement tournées, conduisant à une petite pièce basse de plafond, bondée de débarras et de chefs d'oeuvre retournés contre le mur.
— Regardez-moi ça avec vos meilleurs yeux, dit enfin Jean Bizouard, en indiquant avec le tuyau de sa pipe le chef-d'œuvre du jour, regardez-moi ça et dites-moi votre sentiment vrai, sans flatterie aucune!
Cabassol et M e Taparel arrondirent leurs mains en forme de télescope, devant leurs yeux et se plongèrent dans l'étude du grand tableau.
— Ma composition, poursuivit Bizouard, aura pour titre Profond repos. Je veux montrer dans une œuvre à la fois calme et forte, le repos des travailleurs se confondant avec le grand repos de la nature à l'heure du crépuscule! C'est une œuvre longuement pensée, où je veux allier la vigueur du naturalisme aux sentimentalités de l'idéalisme, avec une teinte de panthéisme, mais de panthéisme moderne. — Ce trou rond au milieu de ma toile, c'est une bouche de l'égoût collecteur; vous voyez, elle n'est pas fermée, mais l'échelle avec laquelle on descend est retirée, ce qui indique déjà des intentions de repos. — Maintenant, voyez la superbe dominante du tableau, les deux paires de bottes debout sur le trottoir, l'une un peu affaissée et allanguie à la fois par le travail d'une rude journée et par les molles tiédeurs d'un coucher de soleil de septembre, et l'autre, fière personnification du courage plébéien, se redressant pleine de confiance dans la force et dans l'élasticité de son cuir, prête à recommencer demain le labeur d'aujourd'hui! Vous voyez comme l'idée de profond repos ressort vigoureusement. Ce qui l'achève, c'est cette indication sur la droite, voyez, un commencement de boutique avec ces mots : Commerce de vins!.... tout est là, les travailleurs, après la tâche faite, sont remontés, ils ont mis en tas leurs outils, ces racloirs, ces lanternes et cette échelle, ils ont retiré leurs bottes de travail et ils sont allés respirer un instant devant une coupe pleine... Profond repos!
— Superbe ! fit M e Taparel.
— Écrasant ! s'écria Cabassol.
— Ah ! l'ignoble critique prétend que nous ne pensons pas, nous autres impressionnistes! reprit Jean Bizouard, j'ai voulu, dans cette seule toile, prouver que nous sommes au contraire essentiellement des penseurs! nous sommes des poètes, non pas des gratteurs de lyres, des accordeurs de mandolines, de fadasses amants de la lune, mais bien des prêtres de la vraie poésie moderne, à la fois poètes vibrants et penseurs immenses! Et comme peintres, quel est votre sentiment sur notre peinture?
— Notre sentiment, à nous, simples et vils bourgeois, c'est qu'il n'existe pas d'autre peinture que la vôtre, l'autre n'est qu'un coloriage vulgaire !
— Vous l'avez dit, vous avez trouvé le vrai mot : coloriage à l'huile ! Messieurs, vous avez des sentiments impressionnistes dont je ne saurais trop vous féliciter !..: C'est si rare, l'ineptie triomphante a tant d'adeptes parmi ceux qui se disent amateurs éclairés des beaux-arts! Vive l'impressionnisme, l'autre peinture c'est de la peinture blette I
— Nous permettrez-vous, quand nous serons remis de notre émotion, d'examiner un peu vos autres chefs-d'œuvre? demanda Cabassol.
— Tant qu'il vous plaira! venez voir encore un morceau capital : le Mêlé-Cassis, portrait de M me la comtesse de D... C'est le portrait intime que je prétends opposer aux portraits officiels des salons...
M* Taparel et Cabassol admis à se pâmer devant les chefs-d'œuvre de Bizouard.
— Oui, fit Cabassol, des portraits où les modèles, hommes ou femmes, généraux ou grandes, dames, ont l'air de simples navets habillés !
— C'est peint sur le pouce, en pleine pâte, avec une intensité d'expression...
— Inouïe ! s'écria M c Taparel.
Bizouard s'était levé et faisait avec ses visiteurs le tour de son atelier.
— Ceci, dit-il en montrant quatre grandes toiles, est une série de panneaux pour l'hôtel du prince Barlikoff, un de nos grands seigneurs naturalistes-— J'ai symbolisé les métaux : voici /'or, une Danaé moderne, aux cheveux fauves, ruisselants sous une pluie d'or; puis l'argent symbolisé par un vieux bravo couvert de blessures et cachant une noble amputation sous un appendice nasal en argent! Ensuite vient le cuivre, un vieux saltimbanque jouant de l'opbicléide, et le zinc, brillamment indiqué par un comptoir de marchand de vins sur lequel une jeune blanchisseuse est en train de prendre un verre d'anisette... Ça nous sort un peu des grandes imbécillités allégoriques à la pommade!
— C'est de la grande peinture ! prononça Cabassol.
— Le reste de mes machines est de moindre importance, ce sont des pochades, des toiles commencées, des ébauches d'impressions, de fugitives sensations jetées sur la toile... Mes meilleures choses sont parties, l'Amérique enlève tout ce que je fais avant que ce soit sec ! Vous voyez cette grande toile en train, c'est commandé par un banquier de Chicago qui ne sait pas le chiffre de ses dollars. — J'appellerai probablement ça Y Ame embêtée; vous voyez que je me lance dans la peinture des sentiments, dans la psychologie; j'ai voulu peindre sur une figure le reflet des désenchantements de la vie... Tout cela se lit dans cette figure de femme... Hein, comme elle dit bien : Ah! zut alors!
— Il me semble que vous vous séparez là du pur impressionnisme? glissa Cabassol.
— Mais oui, je creuse davantage, je fais du sensa-tionnisme : je prétends que tous les mouvements de l'âme peuvent se peindre d'une façon parfaitement tangible, ainsi je médite une figure de femme que j'intitulerai : Hésitation: — C'est difficile à peindre avec une seule figure, l'hésitation. Donnez-moi ça à un prix de Rome vous verrez ce qu'il fera...
— Il hésitera, dit Cabassol.
— Il fera une nymphe en train d'effeuiller des marguerites... une bêtise pour les pensionnats de demoiselles ! moi qui n'ai jamais vu de nymphe, je ferai carrément une brune à l'œil piquant tenant d'une main une carte de vi=ite qu'elle parcourt d'un rapide coup-d'œil, et dissimulant avec l'autre main un élégant clyso! Je vais vous montrer l'esquisse...
— Quelle idée charmante ! s'écria M e Taparel.
— Et quel délicieux tableau pour le boudoir d'une jolie femme! fit Cabassol. 11 faudra, cher maiire, que vous ne laissiez pas enlever toutes vos œuvres par l'Amérique, et que vous me consacriez quelques heures d'inspiration... ma galerie a besoin d'une perle!
— C'est que je suis si occupé, répondit Bizouard, cependant.... Une idée me vient : Que diriez-vous d'un jambon d'York entouré de quelques chaudrons?
L'âme embêtée, esquisse par J. Bizouard
— Ce serait exquis, mais je préférerais une étude de femme dans le genre de l'Hésitation
— Eh bien, je réfléchirai, je chercherai
Cabassol était déjà dans un autre coin de l'atelier, examinant de nombreuses toiles commencées, qu'il tournait et retournait dans tous les sens *
— Cher maître, dit-il,-serait-il indiscret de vous demander
— Ce que c'est que tout ça ? Je ne sais pas encore, répondit le maître, j'attends l'inspiration, ma méthode à moi n'est pas celle que l'on enseigne à l'école de Rome, mais c'est la bonne ! J'écrase au hasard mes tubes de couleur sur ma palette, je tripote, je trilure, je fricasse le tout ensemble, je prends une toile et.je flanque tout ça dessus; puis je retourne contre le mur et j'attends que ça sèche !
— Merveilleux! Il faut être un maître pour risquer ces audaces... Et quand c'est sec?
— Quand c'est sec, je prends ma toile, je la flanque sur un chevalet et je me colle devant avec ma pipe Ces jours-là, je condamne ma porte pour ne pas effaroucher la muse ! Je fume
Sculpture naturaliste.
Bourgeois et bourgeoise du xix° siècle.
et je pense, je pense et je fume, et alors, après quelques heures d'entraînement, les sujet? se drossent devant moi, complets et achevés. Je décide si telle ou telle ébauche sera terminée en paysage à Argenteuil, en blanchisseuse ou en chaudron, en bouquet de lilas ou bien en coucher de soleil d'automne sur les ri\es de la Loire.
— Voilà la vraie manière !
— Oui, j'ai fait ainsi de vraies trouvailles... des perles!... Tenez, ces falaises du Trêport à marée basse, ce soleil couchant de novembre et ce portrait de madame la baronne de Canisy,']o les ai trouvés comme çà !... Ce portrait m'a donné un peu de mal; par suite d'une erreur due sans doute à la mauvaise qualité d'un paquet de tabac, ou bien je ne sais quelle cause, j'en avais fait d'abord un coin des régates d[Argenteuil, mais je n'en étais pas content... Le lendemain l'inspiration m'est revenue et j'ai transformé mes régates en baronne de Canisy.
— Elle a le nez un peu rouge, est-ce que la baronne...
— Non, c'est une vareuse de canotier de ma première version qui lui donne cette carnation un peu chaude ..
— Cher maître, n'oubliez pas qu'il me faut un chef-d'œuvre, vous m'élec-trisez, vous m'enlevez, je ne serai tranquille, que lorsque je vous verrai en train !
— Voyons 1 fit Bizouard, j'ai depuis longtemps l'intention de faire un tableau à sensation intitulé la Reine de la Boule noire, représentant une personne plantureuse en train de lever la jambe à la hauteur de l'œil...
— Délicieux! cher maître, c'est le chef-d'œuvre qu'il me faut! J'accepte d'avance toutes vos conditions
— Alors, puisque le sujet vous va, je vais méditer mon œuvre; demain je me met* au travail.
— Encore une autre faveur, cher maître. Aurai-je la permission de venir, de temps en temps, voir où en sera notre Reine de la Boule noire ?
— Comment donc! j'espère que vous me ferez le plaisir de venir le plu* souvent possible.
— Me voilà dans la place ! dit Gabassol, en quittant l'atelier de Jean Bizouard, il ne me reste plus qu'à plaire à M me Bizouard...
— Que l'on dit charmante, heureux gaillard! répondit M e Taparel.
— Je m'arrangerai de façon à me faire inviter à dîner à ma prochaine visite; Jocko n'a qu'à se bien tenir, je vengerai Badinardl
- C'est cela, le plus tôt possible, car le temps passe, et il ne faut pas oublier que vous avez un délai relativement court pour opérer les vengeances imposées par le testateur... En ma qualité d'exécuteur testamentaire, je dois vous le faire remarquer. Liv. 31.
— C'est bien, je vais tâcher de rattraper le temps perdu à courir à la recherche de Jocko.
Gabassol laissa passer deux jours sans tourmenter Bizouard, mais le troisième jour, il sonna à l'atelier du peintre impressionniste, bien disposé à mener rondement les choses.
Jean Bizouard ne travaillait pas; assis devant une grande toile vierge de tout coup de pinceau, il causait en fumant sa pipe turque avec quelques amis.
— Tiens! dit-il en tendant la main à Gabassol, je parlais de vous; j'expliquais à ces messieurs le tableau que je médite pour vous. Permettez-moi de vous présenter, messieurs, monsieur Gabassol, un de nos amateurs les plus éclairés, j'ose le dire! Monsieur Gabassol, le prince Barlikoff, grand seigneur impressionniste et naturaliste, le flambeau artistique de la Russie, M. Buchot, peintre impressionniste, mon meilleur élève, M. Jules Topinard, une des étoiles de la littérature contemporaine, un homme qui lient haut et ferme le drapeau du naturalisme et de l'impressionnisme dans les lettres! Et maintenant, monsieur Cabassol, prenez un calumet ou une cigarette et asseyez-vous!
— Messieurs ! fit Gabassol, excusez mon outrecuidance, vous formez un cénacle illustre, où moi, simple et vulgaire amateur, je me présente sans titres...
— Monsieur, je vous félicite, dit le romancier naturaliste Topinard, répondant à Gabassol, vous allez posséder un chef-d'œuvre. Bizouard vient de nous esquisser à larges traits le sujet qu'il vous destine. C'est de la peinture sociale!...
On causa longuement de la future Reine de la Boule noire, puis les visiteurs de Jean Bizouard reprirent la conversation que l'arrivée de Gabassol avait interrompue.
— Je disais donc, s'écria le romancier Topinard, que le moment me semble venu de créer une tribune spéciale au naturalisme, à l'aurore de son triomphe! Notre influence se fait sentir dans les hautes régions, peu à peu le naturalisme atteint et transforme tout autour de lui; la peinture devient naturaliste, la poésie se laisse gagner... il faut qu'avant peu, il n'y ait plus que des poètes naturalistes, chantant les réalités augustes, au lieu de gratter leurs vieilles lyres en regardant les étoiles. Il faut que la sculpture devienne, elle aussi, un art moderne et naturaliste, il faut qu'elle donne un bon coup de balai dans son armoire aux poncifs, qu'elle abandonne ses agamemnons, ses muses, se9 génies et ses nymphes, pour en arriver, sous le souffle vivifiant des doctrines nouvelles, à des œuvres plus fortes et plus saines!
— Bravo ! dirent à la fois Bizouard, Cabassol et les autres.
— J'ai déjà converti un sculpteur, il a brisé avec l'école, pour se retremper
dans le sein du naturalisme. 11 travaille à une Vachèrese fourrant les doigts dans le nez en ne pensant à rien, qui sera la gloire du prochain salon. Dès qu'il aura terminé sa vachère, il se mettra à un groupe colossal intitulé : Bourgeois et bourgeoise du xix e siècle, endormis. J'ai vu l'esquisse, c'est superbe! Son bourgeois et sa bourgeoise sont couchés dans leur lit; ils se tournent le dos et ronflent. Le mari tient encore à la main le journal qu'il lisait avant'de s'endormir; c'est une scène complète avec tous les accessoires Le romancier indispensables , l'édredon, la table de Topinard. nu j t et j a i am p e> e t l e jeune sculpteur espère obtenir de l'État la commande du marbre de ce groupe, pour une place publique ou un musée. Quel document pour les générations futures!
— Je veux déjà lui commander quelque chose! exclama le Russe naturaliste.
— Les hommes qui planent dans les hautes régions de l'art, peintres, sculpteurs, écrivains, sont touchés et projetés en avant par le grand souffle naturaliste, reprit le romancier Topinard. Ce qu'il faut maintenant, c'est faire pénétrer ce souffle dans les masses, pour les imprégner ds doctrines nouvelles, pour les lancer à leur tour dans le grand mouvement littéraire qui sera l'unique gloire du xix e siècle!
Le levier qui doit soulever les masses, c'est le journal! Il faut au naturalisme sa tribune officielle, son moniteur, il va l'avoir : j'ai réussi à grouper
M. Buchot, peintre naturaliste.
quelques écrivains distingués et je fonde :
VIE DEGOUTANTE
Organe littéraire, artistique, politique et purement naturaliste.
Paraissant deux fois par semaine.
— Bravo ! excellent titre ! s'écria Gabassol.
— Charmant ! je m'abonne, dit le Russe.
Un prince naturaliste.
— Nous sommes résolus à casser toutes les vitres! reprit Topinard, tous les carreaux de l'idéal, cette vieille balançoire fadasse... Plus de grandes phrases creuses, plus de ces sentiments faux et florianesques dont on nous rebat les oreilles dans les romans. A bas le romantisme! Le vrai, le réel, le vécu, l'arrivé, l'expérimenté, il n'y a que ça!
Creusons, fouillons les réalités de la vie. Je commence, dès le premier numéro, un grand roman physiologique et médical, où je compte donner toute une série d'ordonnances de médecins du plus grand intérêt, par la clarté qu'elles jettent sur le tempérament de mes personnages. Mon héros est un jeune élève en pharmacie qui, par la lecture intelligente des ordon-
Lft cénacle naturaliste.
nances, devine le moment précis où il doit offrir ses hommages à une veuve charmante et maladive. Il y a, à la dernière ordonnance, quand l'élève en pharmacie apporte lui-même les potions à cette dame, une scène... pathétique qui révolutionnera la critique!
— Et vous ferez de la politique dans votre journal? demanda Gabassol.
— Nous ferons de tout! Nous avons un bulletin'politique conçu naturellement dans un esprit tout nouveau, puis des échos de Paris, où nous raconterons les faits du jour, avec des détails francs et naturalistes, des études physiologiques et sociales, des variétés naturalistes et, de temps en temps, des échantillons de la poésie nouvelle. Avant que la Vie dégoûtante ait seulement deux ans d'existence, notre cause aura triomphé partout, je vous le prédis!
— Monsieur Topinard, vous avez une éloquence d'apùtre qui me sub-pigue! proclama Gabassol. Je conservais encore quelques vieilles tendances Idéalistes, mais je les sacrifie solennellement sur l'autel de la Vie dégoûtante!
— Je venais, reprit le romancier Topinard, solliciter de notre éminent ami Bizouard la permission d'inscrire son nom sur la liste de nos collaborateurs...
— Gomment donc! fit Bizouard en s'inclinant.
— Ce n'est pas tout, je demande de plus au grand maitre impressionniste et naturaliste, un frontispice pour la Vie dégoûtante, si, du moins, ses travaux gigantesques lui laissent un instant de loisir...
— Votre journal combat pour la bonne cause, je lui ferai un frontispice programme de haut ragoût, vous m'en direz des nouvelles! s'écria Bizouard.
Topinard reçut les félicitations de tout le monde pour son idée triomphante, il causa encore et développa ses théories; puis, se levant enfin, il prit congé de Bizouard; le prince russe et l'élève du peintre en firent autant bientôt et Cabassol resta seul avec le maître.
— Et mon chef-d'œuvre ? demanda-t-il. A quelle période est-il? L'incubation ou l'exécution?
— Il n'est pas encore sorti de là, s'écria Bizouard en se frappant le front, voyez ma toile, netteté absolue... L'idée est là, dans mon cerveau, complète, année de toutes pièces et... vous ne savez pas, vous ne pouvez pas savoir ce qui l'empêche de sortir!...
— Qu'est-ce donc? cher maître, vous m'épouvantez...
— Vous ne pouvez pas vous douter...
— Dites-moi tout, cher maître, j'ai du courage!
Bizouard se leva, arpenta convulsivement son atelier, en se donnant de3 coups de poing sur la tête; puis il alla soulever les portières, regarda derrière les chevalets s'il n'y avait personne et revint ensuite vers Gabassol dont il - dsit la main.
— Eh bien? demanda notre héros inquiet.
— Eh bien!... dit Bizouard avec une intonation tragique, elle est jalouse !
— Elle est jalouse? qui ça?
— Ma femme !
— M me Bizouard !
— Oui, elle m'a fait signifier hier, par huissier, que, si je prenais encore des modèles féminins, elle plaidait en séparation ! Il y a longtemps qu'elle me tourmente : j'ai été héroïque, j'ai lutté, tous les tableaux qui ont fait mon succès, mes Rigoleuses du boulevard extérieur, mes canotières, ces études féminines que l'on qualifie de magistrales, ont été exécutées parmi les orages et les querelles! ah! mon ami, permettez-moi de vous appeler mon ami, quelle énergie et quelle souplesse j'ai dû déployer! Mais, c'est fini, elle ne veut plus que je fasse autre chose que de la nature morte, elle m'aime trop!
— Quelle situation!
— Hélas! voilà près d'un an que je suis voué à la nature morte... toute sa famille s'est liguée contre moi, ma belle-mère me fait surveiller dans la crainte que je n'introduise subrepticement des modèles féminins dans mon atelier, un atelier que j'avais choisi exprès assez loin du domicile conjugal...
— Mais c'est un drame! s'écria Gabassol.
— Maintenant c'est fini, l'huissier est venu, il m'a apporté un papier timbré qui m'interdit absolument tout modèle féminin; sans quoi, procès, séparation, etc., etc.!!
— Aïe! fitCabassol.
— Est-ce que vous tenez beaucoup à votre Reine de la Boulenoire?Voyons, un superbe chaudron et une bourriche d'huîtres ne vous iraient pas plutôt? Ça ne troublerait pas mon ménage, je ne recevrais pas de significations d'huissier. Tenez, lisez mon papier timbré.
Et Bizouard tira d'un album une feuille de papier timbré et la tendit à Gabassol qui lut rapidement :
L'an mil huit etc., je, Vincent-Népomucène-Gontran Lebarbu, huissier près le tribunal civil de la Seine, à la requête dcM me Eulalie-Marguerite-Estelle Vertpré, épouse de M. Eugène-Jean-Jules Bizouard, artiste peintre, demeurant à Paris. •» Me suis transporté à l'atelier de mondit sieur Eugqne-Jean-Jules Bizouard, artiste peintre, époux de la requérante, boulevard de Clichy, où étant et parlant à la personne de son concierge, j'ai parlementé pendant treize minutes avant d'obtenir l'entrée de l'atelier dudit sieur Eugène-Jean-Jules Bizouard.
« La porte ouverte entin, je me suis trouvé dans une grande pièce meublée et agencée comme il convient pour le travail dudit, en présence dudit sieur et d'une dame blonde aux cheveux dénoués, fumant une cigarette et buvant un petit verre de fine Champagne, ainsi que je m'en suis assuré ; ladite dame revêtue pour tout costume, d'une petite pièce d'étoffe turque. Je, huissier, après avoir constaté que les vêtements ordinaires de ladite dame blonde, consistant en robe, jupons, corset, bas et autres, qu'il ne convient pas de détailler, gisaient dans un des coins de l'atelier, ai demandé à ladite dame blonde, ses nom, prénoms et qualité, pour les faire figurer au présent acte avec toutes les réserves de droit pour citations ultérieures ; auxquelles demandes ladite dame blonde a répondu se nommer Virginie-Eusébie Galoubet, exerçant la profession de modèle, et demeurant à Paris, chaussée Clignancourt, 424.
Poursuivant mes constatations, malgré l'opposition dudit Eugène-Jean Jules
Bizciard, opposition que je qualifierais presque de violente, je, huissier, ai rencontré sur le panneau de droite en entrant, huit cadres contenant des figures de femmes, sinon dépourvues de tout vêtement, du moins à peine couvertes d'étoiïes plus ou moins flottantes ou même vagues; sur le panneau de gauche, vingt-deux toiles que ledit sieur a qualifiées des termes d'études et de pochades, lesquelles études et pochades représentent également des figures de femmes, quelques-unes vêtues, mais de costumes un peu débraillés et les autres presque non couvertes; sur le panneau du fond quatorze autres toiles, figures de femmes en buste ou à mi-corps à vêtements indécis, enfin sur le panneau près de l'entrée six toiles de même caractère, parmi lesquelles j'ai parfaitement reconnu à certain signe le portrait de M 110 Virginie Galoubet, sans aucun tapis turc.
Sur le chevalet dudit Eugène-Jean-Jules Bizouard, je, huissier, ai trouvé une grande toile de près de deux mètres, sur laquelle se trouvait retracée la figure en pied de ladite demoiselle Virginie Galoubet, reconnaissable à quatre grains de beauté dispersés tant sur sa figure que sur le reste de sa personne. Sur ma demande de m'expliquer le sujet de' celte toile, mondit Eugène-Jean-Jules Bizouard m'a déclaréque son tableau devait s'intituler Après le bain, sur le livret du prochain Salon impressionniste.
Après lecture faite desdites constatations audit sieur Bizouard, ledit sieur s'est refusé à signer, mais ladite Virginie Galoubet et ledit concierge ont signé el parafé avec nous.
L'an mil huit cent, etc., je, huissier, àla requête de M M0 X... attendu qu'il résulte des constatations ci-dessus que le sieur Eugène-Jean-Jules Bizouard se sert ordinairement pour l'exercice de son art de différents modèles féminins parmi lesquels, II 1 " Virginie Galoubet.
Ai signifié à mondit sieur Bizouard que ladite dame Bizouard, lui faisait expresse et absolue défense de se servir dorénavant, pour l'exercice de son art, en qualité de modèles, soit de M 110 Virginie Galoubet, soit de toute autre personne, lui faisant observer que les mannequins artistiques fabriqués par des marchands spéciaux, suffisaient amplement audit sieur, vu leurs mérites et beautés plastiques reconnus par tous les artistes.
Signé : Lebakbu.
— Eh bienl demanda l'infortuné Bizouard, qu'en dites-vous? j'ai reçu cela hier. Ce matin, bravant les défenses de ma femme, j'avais modèle pour ma Reine de la Boule noire, lorsque, au milieu de la séance, l'huissier Lebarbu s'est représenté, a procédé à de nouvelles constatations, a pris les nom et prénoms de mon modèle, une plantureuse fille des Batignolles, et m'a cilé pour aujourd'hui à quatre heures chez le juge de paix de l'arrondissement.
— Sapristi !
— Oui, sapristi! ma femme me traîne devant le juge de paix... vous le voyez... elle m'aime trop! Voilà pourquoi je vous demandais de vous contenter d'un tableau de nature morte...
— Mais non! mais non! Il faut lutter, morbleu! il faut convaincre M mo Biiouard... du non fondé de ses craintes... Et l'art, et le grand art qui
Liv. 32.
Les constatations de l'huissier Lebarbu.
vous réclame... tenez, il me semble que si je voyais M ma Bizouard, je trouverais pour plaider la cause de l'art, des accents qui la feraient renoncer à ses préventions contre les modèles!...
— Vous devriez venir un de ces jours dîner chez moi, vous êtes éloquent, peut-être auriez-vous plus de succès que moi... voulez-vous venir demain?
— Certainement! répondit Gabassol enchanté de cette invitation qui devait lui faire connaître l'épouse du Jocko voué à ses foudres vengeresses.
Révélations mr la Fornarina.
— Je compte sur vous, alors; j'avertirai Estelle. Je vais de ce pas chez le juge de paix pour m'expliquer avec elle... je vous dirai demain ce qu'il en sera résulté. Gardez-moi le secret, surtout!
Cabassol laissa le pauvre Bizouard se préparer à affronter la justice de paix et sortit enchanté de la tournure que prenait l'affaire Jocko. Cette brouille entre M. et M mo Bizouard servait singulièrement ses projets et il se promettait bien d'attiser encore les flammes de la discorde pour la plus grande vengeance de feu Badinard.
De concert avec M e Taparel il prépara un plan d'attaque adroit qui devait le conduire à une victoire rapide. Mais tout d'abord, il résolut de bien constater l'identité de Bizouard Jocko en le mettant en présence d'une personne qui l'eût connu sous ce petit nom élégant.
Il s'en fut donc chez Griquetta, l'étoile des Folies-Musicales, qui le reçut avec de doux et violents reproches pour ses trop rares apparitions. Gabassol se laissa donner sur les doigts un certain nombre de coups d'éventail, puis saisissant la main qui l'avait frappé, il la baisa galamment et pour achever de se faire pardonner, se mit en devoir d'en enchaîner le poignet dans le cercle d'or d'un bracelet délicatement ciselé.
Griquetta pardonna. Cabassol convint avec elle de la venir prendre le lendemain sans lui dire où il la conduirait.
Jean Bizouard pendant ce temps-là, plaidait sa cause devant M. le juge de paix de son arrondissement. Cette séance de conciliation fut orageuse, car le lendemain quand Gabassol se présenta à l'atelier, il trouva l'illustre peintre
L'infortunée M" Estelle Bizouard.
perdu dans la mélancolique contemplation d'un lot de chaudrons de cuivre de toutes les couleurs, l'arsenal du peintre de natures mortes.
— Eh bien? demanda Cabassol.
Pour toute réponse Jean Bizouard montra ses chaudrons.
— Vous vous résignez ! s'écria notre ami.
— Que voulez-vous! Elle m'aime trop, elle en mourrait!... Le juge de paix a été terrible; justement c'est un vieux classique, il ne m'a pas caché qu'il avait ma peinture en horreur. Il est persuadé que tous les impressionnistes sont des barbares, des sauvages échevelés qui vivent en dehors de toute loi, bravant l'institut et la société, se roulant dans des orgies ténébreuses, dans des sabbats où l'on blasphème les noms de Raphaël et de M. Ingres ! Puis il. s'est attendri, il a parlé de ma femme, jetée comme une malheureuse victime au milieu de cette horde, à la discrétion du chef reconnu de ces sauvages ; il a dit qu'il compatissait à ses chagrins et qu'il comprenait ses craintes, hélas, trop fondées. J'ai eu beau protester de mon attache-
ment pour Estelle, de ma fidélité inébranlable, il m'a adjuré au nom de la morale, de revenir aux bons sentiments et de renoncer aux modèles féminins ainsi que mon épouse m'en priait. J'ai discuté, j'ai lutté, j'ai parlé des nécessités du métier : il a prétendu, de même que l'huissier Lebarbu, que je pouvais peindre d'après le mannequin. Raphaël faisait ainsi, a-t-il dit en terminant, malgré tous les bruits qui ont couru sur la Fornarina, il est connu maintenant que ce noble jeune homme avait pour unique modèle un sapeur qu'il faisait poser aussi bien pour les Vierges que pour Dieu le père, en ayant soin seulement dans le premier cas, de supprimer la barbe! — Et les contours? ai-je dit. — Il modifiait certains contours, suivant les nécessités, m'a répondu le juge de paix avec sévérité, je vous le répète, la Vierge à la chaise et nombre d'autres madones ont été faites ainsi, d'après le sapeur...
— Vous avez protesté ?
— Parbleu ! j'ai dit que, tout en méprisant profondément le nommé Raphaël qui était un poseur, je ne lui faisais pas un seul instant l'injure de penser que sa Fornarina eût la moindre ressemblance avec un sapeur!... — Mais plus près de nous, a repris le juge de paix, pensez-vous que M. Ingres fût arrivé à la haute position qu'il occupait, si le gouvernement avait pu croire qu'il ornait les murailles des palais nalionaux ainsi que des églises, avec des figures de Virginie Galoubet? Non, monsieur, le véritable talent ne s'abaisse pas jusque-là, consultez les critiques autorisés et vous apprendrez que l'on peut parvenir aux plus hauts sommets de l'art sans outrager les convenances et surtout sans faire rougir le foyer conjugal ! L' Odalisque et Y Angélique délivrée, ont été peintes par M. Ingres avec le concierge de l'école des Beaux-Arts pour tout mo lèle. — Et la Source? ai-je crié en colère, fût-ce aussi un concierge qui posa pour la Source de M. Ingres ? — Non, monsieur, ce tableau fut inspiré au grand artiste par son porteur d'eau!!!... Faites-en autant!
— Et puis? demanda Gabassol.
— Je courbai la tête, j'étais vaincu 1... Pour ne pas plaider en séparation, j'ai dû promettre de ne plus donner de nouveaux griefs à mon épouse ; ce matin je me suis mis à mes chaudrons...
— Et ma Reine de la Boule-Noire?
— Je ne veux pas la faire de chic pour aventurer ma réputation... Je chercherai un autre sujet...
— Soit, je chercherai de mon côté, et si je trouve je viendrai vous soumettre mon idée ; cependant, je tâcherai ce soir, puisque vous m'avez fait l'honneur de m'inviter, de faire revenir M™ 6 Bizouard sur ses préventions contre M lle Virginie Galoubet.
Cabassol, en sortant de chez le peintre, sauta dans une voiture et se fit conduire chez Griquetta qu'il trouva prête.
— Vite, ma chère Criquetta, en voiture! dit-il.
Criq uetta, assez intriguée, se demandait où Gabassol la conduisait, mais pressentant sans doute quelque surprise agréable, elle ne questionna pas notre ami.
La voiture les déposa boulevard de Glichy. Gabassol et Griquetta montèrent rapidement jusqu'à l'atelier de Bizouard.
— Nous y sommes, dit Gabassol en sonnant.
On entendit dans l'atelier un bruit de chaudrons, c'était Jean Bizouard qui venait ouvrir lui-même.
— C'est encore moi, dit Gabassol, j'ai réfléchi et j'ai une idée : au lieu du jambon et des chaudrons que vous me proposiez, je préférerais que vous me fissiez le portrait de madame...
EL il démasqua Griquetta.
— Tiens! fil Bizouard avec un geste d'étonnement.
— Tiens ! fit Griquetta.
Gabassol se frottait les mains, ils se reconnaissaient.
— A nous deux, Jocko! pensa-t-il.
— Par quel hasard... Comment, te... vous... vous voilà! s'écria Jean Bizouard.
— En voilà une surprise, Coco! mon vieux Coco! répondit Griquetta, il y a longtemps que nous ne nous sommes vus, tu sais que je te permets de membrasser, aimable Coco I
Le peintre profitait de la permission lorsque deux cris, où la colère et la surprise se mêlaient à dose égale, le clouèrent sur la place.
Le premier cri était poussé par madame Estelle Bizouard elle-même, qui venait s'assurer de la sincérité des promesses de son mari, et qui arrivait juste à temps pour le voir en train d'embrasser une de ces jeunes et jolies dames qu'elle croyait avoir proscrites à jamais de l'atelier.
Quant au second cri, il avait été proféré par notre héros Cabassol. Lui aussi était furieux et il y avait de quoi : l'exclamation de Griquetta venait de lui faire comprendre qu'une fausse piste avait encore été suivie, et que Bizouard n'était pas le Jocko tant cherché.
Il y avait encore une fois quiproquo, on avait pris Coco pour Jocko!
Le célèbre peintre impressionniste Jean Bizouard présentait l'image d'un homme accablé par le malheur : debout à côté de Griquetta, il courbait la tête sous les regards indignés de madame Estelle Bizouard.
Une explication orageuse allait avoir lieu entre le peintre et son épouse.
— Je considérai ce crâne sous toutes les faces.
On sentait, à l'œil irrité de la trop aimante Estelle, qu'un simple juge de paix ne suffirait pas à rétablir la concorde. Gare le procès en séparation !
— Je comprends très bien, dit enfin Estelle Bizouard d'une voix cruellement ironique, je comprends très bien que monsieur ne veuille pas d'un simple sapeur pour modèle, ainsi que s'en contentaient Raphaël et Horace Vernet; un sapeur a la peau moins satinée, il n'aurait pas tant de plaisir à l'embrasser! Nous verrons ce que les tribunaux penseront de cette conduite...
— Pardon, pardon, chère madame, s'écria Griquetta furieuse à son tour, qu'est-ce que vous me voulez avec votre sapeur? On ne peut donc plus être poli quand on se rencontre?
— Coco! une autre femme l'appelle Coco! continua «Estelle, ô mes illusions ! ô mes rêves de jeune fille ! Le tribunal ne refusera pas de délier les chaînes qui m'attachent à ce monstre I...
— Sapristi! pensa Gabassol, voilà une fâcheuse aventure, je découvre que Bizouard est innocent juste au moment où j'occasionne des troubles dans son ménage ! Il faut que j'essaye de réparer mes torts...
— Madame, dit-il tout haut en s'adressant à M me Bizouard, je vous jure qu'il y a ici un malentendu, je suis seul coupable, si coupable il y a : c'est moi qui, admirateur du talent de votre mari, al amené madame, pour le prier de peindre d'après elle une de ces œuvres magistrales qui sont la gloire de la nouvelle école française !...
Mais M me Bizouard ne l'écoutait pas, elle continuait à faire à son mari de sanglants reproches. Bizouard protestait de toutes ses forces, il jurait de consacrer désormais son pinceau aux jambons et aux casseroles de cuivre ; de temps en temps il faisait des signaux désespérés à Gabassol pour le conjurer d'emmener au plus vite Griquetta loin des yeux irrités de son épouse.
— Ma foi, sauvons-nous, il s'arrangera mieux sans nous, se dit Gabassol en entraînant rapidement Criquetta vers la sortie de l'atelier.
En descendant l'escalier, il put entendre encore M me Bizouard qui s'écriail d'une voix entrecoupée :
— Coco ! Elle vous a appelé Coco I
Chsz le docteur Malbousquet.
Personne ne fut plus désolé que M. Miradoux lorsque Cabassol, accouru en sortant de chez Bizouard, lui apprit qu'il était encore tombé sur un faux Jocko; outre l'inconvénient d'avoir occasionné une foule de désagréments à l'innocent impressionniste et d'être en partie cause d'une séparation imminente, il y avait encore la perte d'un temps précieux.
Où trouver le véritable Jocko ? Gomment le découvrir parmi les Billes de Liv. 33.
billard? Allait-on en être réduit à consulter une somnambule pour sortir d'embarras?
M 0 Taparel était sorti. Quand on lui apprit la nouvelle, il ne manifesta qu'un étonnement relatif.
— Voulez-vous que je vous dise? dit-il, eh bien, je m'en doutais, j'avais des pressentiments! Hier, au dîner des Billes de billard, je considérais M. Bi-Eouard et je me disais que son crâne paraissait plus jeune que celui de la photographie de Jocko. Le crâne de Bizouard est dévasté par une calvitie précoce, tandis que la calvitie du crâne de Jocko n'a pas le même caractère... Et tout en étudiant les différentes calvities qui m'entouraient, je tressaillis à la vue d'un crâne que je ne connaissais pas encore. C'était celui d'une Bille de billard qui, depuis ma réception, n'avait pu prendre part à nos agapes; un étrange soupçon se glissa dans ma tête... Si c'était là le vrai Jocko? me dis-je, éperdu à la pensée des malheurs suspendus sur la tête de l'innocent Bizouard... Et de toute la soirée je ne pus détacher mes regards de ce crâne, je le considérai sur toutes les faces, et j'acquis à la fin la conviction que mes soupçons étaient fondés 1
— Et vous ne m'avez pas prévenu par dépêche ! s'écria Gabassol.
— Je ne croyais pas les choses aussi avancées avec Bizouard. Ce matin je suis sorti pour aller chercher quelques renseignements sur Jocko...
— Gomment se nomme-t-il?
— C'est un prince...
— Un prince !
— Un prince... de la science, le docteur Malbousquet, une des lumières de la faculté.
— Marié ou célibataire?
— Notre président, Bezucheux de la Fricottière, le père de votre ami, n'a pu me le dire.
— Il faut sans tarder commencer les opérations. Vous êtes certain que c'est bien, cette fois, le coupable Jocko?
— Absolument certain, c'était le médecin de M. Badinard; j'ai trouvé ce malin, dans les papiers de la succession, une note d'honoraires pour soins donnés à madame!
- Horreur ! Et il réclamait des honoraires pour ça au mari ! ^ Oui, c'est scandaleux !
- Je serai sans pitié ! dit Cabassol avec solennité.
Sur ce mot, les vengeurs de Badinard commencèrent la discussion du plan d'attaque contre l'affreux docteur Malbousquet.
— C'est bien simple, dit Cabassol , notre ennemi est médecin, je vais
Le docteur pas»
a In polion sous lo nez de Cabassol.
m'introduire chez lui en qualité de malade, je vais aller le consulter. Quand je serai dans la place, j'étudierai son point faible.
— Parfait, dit M me Taparel, je vais vous donner une lettre de re -commandation pour lui.
L'honorable notaire se mit à son bureau et écrivit rapidement les lignes suivantes :
Mon cher confrère en calvitie,
Je me permets de vous adresser un jeune homme de mes amis, un garçon charmant, qui se trouve hélas ! depuis longtemps, dans un état de santé déplorable sans en avoir l'air.
Abandonné des médecins dans son pays, en proie à la plus profonde mélancolie, je dirai même au marasme, il donne de graves inquiétudes à sa famille.
Vous seul, prince de la science, pouvez le sauver, je vous l'envoie avec COU' fiance, faites un miracle !
La Bille-de-Billard,
Taparel.
Muni de cotte lettre de recommandation, Cabassol se rendit le jour même chez le docteur Malbousquet. Dix-sept personnes attendaient dans le salon l'instant redoutable de la consultation, mais Cabassol n'eut qu'à faire passer la lettre de M 0 Taparel pour être introduit immédiatement dans le cabinet du docteur.
L'homme qui cumulait les deux qualités de prince de la science et de Bille de billard était grand et gros; boutonné jusqu'au menton dans sa longue redingote ainsi qu'il sied à un membre important de la Faculté, toute sa personne respirait la froideur et la solennité : son front dénudé de Bille de billard était solennel, son nez était solennel, son menton grave était solennel, ses favoris poivre et sel s'allongeaient en côtelettes avec solennité.
Cabassol se donna l'air aussi intéressant que possible pour soutenir l'examen du docteur, il pencha la tête et regarda le sol avec mélancolie.
— Où souffrez-vous? demanda le docteur.
— Partout, soupira Cabassol.
— La tête?
Il passa deux heures à Loiro
— Lourde. de la chartreuse.
— Et au cœur? que ressentez-vous.
— Des battements!
Cabassol malade.
— Diable ! Et l'estomac?
— Horrible. Pas d'appétit, je bois et je mange seulement par habitude.
— Diable! voyons le pouls? C'est extraordinaire, il n'est pas mauvais.
— En reviendrai-je? demanda Cabassol d'un air inquiet.
— Soyez tranquille, nous vous soignerons. Votre état me paraît d'autant plus grave que chez vous la nature ne donne que des indications vagues sur lesquelles il serait difficile d'asseoir un diagnostic à première vue. Vous êtes atteint d'une anémie arrivée au dernier degré, compliquée de phénomènes nerveux généraux, de troubles profonds dans les régions du cœur et de l'estomac. En un mot nous sommes en présence d'une diathèse générale ou plutôt votre organisme, aussi délabré et aussi fatigué que possible, a pour ainsi dire synthétisé une foule d'affections diverses qui se combinent de façon à former des sous-affections dérivées des... enfin c'est pour la science un très beau cas, que je remercie M. Taparel de m'avoir envoyé. Je vais étudier votre maladie et combattre pied à pied.
Miradoux malade.
Ce disant le docteur Malbousquet prit une plume et griffonna de nombreuses lignes.
— Voici mon ordonnance, prenez ce que je vous indique et revenez me voir demain à la même heure.
Cabassol remercia le docteur et se retira. Dans l'antichambre, il rencontra Miradoux qui venait aussi pour consulter.
11 vida îa potion dans la Seine.
— Comment, vous aussi? dit-il tout bas.
— Je veux, pour aller plus vite, réunir tous les renseignements qui vous seront nécessaires, répondit le consciencieux Miradoux. A ce soir.
Le docteur Malbousquet avait généreusement attribué à son client une forte quantité de pharmacie. Cabassol avait deux potions à prendre par cuillerées à bouche de deux heures en deux heures, une tasse de quelque chose à avaler matin et soir, et des frictions à subir.
Il déchira l'ordonnance en petits morceaux et s'en fut chez M e Taparel pour attendre Miradoux.
Celui-ci revint au bout de trois heures avec une ordonnance et quelques petits renseignements obtenus des domestiques.
Le docteur Malbousquet était marié, sa femme était à la campagne, mais elle devait revenir à Paris sous trois ou quatre jours.
Cabassol retourna le Lendemain à la consultation. Le domestique prévenu le fit entrer tout de suite clans le cabinet du docteur.
— Eh bien? demanda M. Malbousquet, avez-vous pris tout ce que je vous avais ordonné?
— Tout! répondit Cabassol.
— Et le résultat?
— Ça va plus mal.
Le docteur prit la main de Cabassol pour consulter le pouls.
— En effet, dit-il, mais cela ne durera pas, l'attaque soudaine et simultanée de vos diverses affections a provoqué un trouble passager, nous allons continuer la médication dans le même sens, sans nous laisser effrayer par ces phénomènes inexpliquables.
Et le docteur refit encore une ordonnance plus longue et plus compliquée que la première.
— A demain.
Cabassol rencontra encore Miradoux en sortant.
— Madame Malbousquet a trente-buit ans, glissa-t-il dans l'oreille de son complice.
— C'est beaucoup, fit Cabassol, mais baste! c'est le bel âge de la femme, ce n'est pas le printemps, mais c'est encore l'été... saison plantureuse!...
Quand il revint pour la troisième consultation. Cabassol répondit encore aux questions du docteur que son état paraissait s'aggraver.
— Ça va plus mal? je m'en doutais, la maladie se défend, mais patience, nous en viendrons à bout.
— Que dois-je faire maintenant?...
— Pour le moment, attendez !...
Le docteur Malbousquet prit une grosse fiole posée sur son bureau, l'agita fortement, la déboucha, la flaira avec des mouvements de narines caressants et la passa ensuite sous le nez de Cabassol.
— Sapristi que ça sent mauvais ! murmura Cabassol.
Vous m'en direz des nouvelles, j'ai préparé cela moi-même, répondit le docteur en versant une pleine cuillerée de potion, tenez, avalez-moi ça!
Cabassol fit un saut en arrière, il ne s'attendait pas à celle-là. Passe encore pour des ordonnances qu'il jetterait au feu, mais ingurgiter réellement des potions, cela dépassait ses intentions.
— Hein? fit sèchement le docteur, j'aime les malades dociles, si vous reculez devant les médicaments que j'ordonne, vous ne guérirez jamais!
— Pardon, c'est que...
— Quand on est dans votre état, mon pauvre ami, on doit s'en remettre
Madame Malbousquct.
les yeux fermés à la Faculté... vous allez me prendre une cuillerée à bouche de celte potion et continuer d'heure en heure... allons! Il n'y avait pas moyen de lutter, le docteur avançait sa cuillerée jusque sous le nez de Gabassol, notre pauvre ami ferma les yeux et avala...
— Pouah ! fit-il avec une affreuse grimace.
— Bah! ce n'est pas exquis, mais c'est souverain, je n'ai pas cru qu'il fut néces saire de noyer ma mixture dans le sirop dont les pharmaciens abusent, mais vous vous y habituerez. Emportez la fiole... d'heure en heure, vous m'entendez bien, et agitez éner-giquement! à demain.
Miradoux était encore à la consultation. Gabassol [en sortant ne fit pas attention à ses signaux, il avait hâte de faire passer avec des liqueurs quelconques l'affreux goût de la potion du prince de la science.
Il passa deux heures dans un café à s'abreuver de chartreuse, enfin quand le mauvais goût fut passé, il sortit et se dirigea à pied vers l'étude de M 0 Taparel.
En passant sur le pont des Saints-Pères, il s'approcha du parapet et débouchant la potion de M. Malbousquet, il la vida dans la Seine jusqu'à la dernière goutte.
— Pouah ! fit-il encore en remettant la bouteille vide dans sa poche.
M. Miradoux était de retour à l'étude. 11 était en train de dicter à l'expéditionnaire une missive destinée à M me Colbuche.
— Vous voyez, dit-il, nous'nous occupons de la succession Badinard, je réponds aux lettres de cette dame... nous allons commencer le platonisme.
— Très bien ! répondit Gabassol, n'oubliez pas de parler des âmes sœurs, qui vivent quelquefois séparées l'une de l'autre par des océans, et qui n'en goûtent que mieux plus tard, dans le ciel, les douceurs d'une éternelle réunion. C'est très calmant.
— A propos ! reprit Miradoux, je sais quelque chose de plus sur l'épouse de Jocko...
— L'affreux docteur Jocko! fit Gabassol avec une grimace.
— Elle s'appelle Sophie !
— Ce nom ne me dit pas grand'chose.
— Bah ! il a été illustré par la Sophie de Mirabeau... Et elle revient après-domain.
— Le plus tôt sera le mieux. Je boirai le calice jusqu'à la lie, je retournerai demain chez le docteur, il faut que je devienne de plus en plus pour lui un cas intéressant et phénoménal, je me grimerai en malade, je me cernerai les yeux...
Cabassol n'eut pas besoin de se grimer le lendemain pour aller chez le docteur. La cuillerée de potion qu'il avait bue l'avait presque rendu malade ; il arriva pâle et les yeux caves, et le docteur constata chez son sujet un pouls fébrile et capricant.
— Bon symptôme ! dit-il, cela se dessine, vous voyez que ma potion produit son effet. Il faut que la maladie se régularise et s'affirme d'une façon nette pour être combattue ensuite avec précision. Tenez, avalez-moi ça ! c'est un peu plus fort qu'hier, tous les jours j'augmenterai le dosage des divers ingrédients...
L'infortuné Cabassol dut s'exécuter. Il avait consulté la veille quelques livres de médecine, et il avait choisi un certain nombre de maladies intéressantes dont il amalgama les symptômes qu'il décrivit avec un grand luxe de détails. Le docteur Malbousquet frémit d'aise, son malade devenait de plus en plus un phénomène, un précieux sujet d'étude pour la science.
— C'est curieux, dit-il, j'ai justement en ce moment-ci un autre cas bizarre sur lequel je me propose d'appeler l'attention de la Faculté. Un de ces jours je réunirai quelques collègues en consultation et je vous présenterai à eux avec mon autre malade... mais quand vous serez à point !
Cabassol frémit. En sortant il se croisa encore avec Miradoux qui lui parut un peu languissant.
Il l'attendit en voiture à la porte du docteur, après avoir bu, pour se remettre, quelques gorgées d'aguardiente espagnole, liqueur violente entre toutes.
— Eh bien 1 dit-il en le voyant apparaître, de plus en plus languissant, vous avez l'air malade, mon pauvre ami.
— Ça ne va pas ! répondit Miradoux. Je ne me sens pas bien...
— 11 vous fait aussi avaler des cuillerées de potion ! Savez-vous que ça devient dangereux les affaires de la succession Badinard ! Cet infernal Jocko qui nous a déjà fait tant courir, nous donne de la peine.
— Patience, elle arrive demain, elle !
— A demain la vengeance ! Tenez, ingurgitez un peu d'aguardiente pour faire passer ça f
M c Taparel fit son possible pour consoler les deux victimes du docteur Malbousquet, il leur fit envisager une revanche prochaine. <
— Vous avez raison, répondit Cabassol un peu remonté, nous avons encore de la chance de ne pas être tombé sur un chirurgien 1
Le lendemain n'était pas jour de consultation. Néanmoins les deux clients
du docteur avaient rendez-vous à l'heure habituelle. En arrivant ils trouvèrent toute la maison en mouvement, le salon était encombré de malles et de paquets que deux femmes de chambre rangeaient.
— Elle est arrivée ! pensa Cabassol.
Et il entra un peu consolé dans le cabinet du docteur, la chambre de la torture, comme l'appelait Miradoux.
Le bouillant colonel Ploquin.
— Grave ! très grave ! murmura le docteur en examinant son patient, j'avertirai demain quelques savants professeurs de l'École de médecine qui se feront un plaisir de se livrer à quelques études sur votre maladie... une maladie intéressante au plus haut degré. Où en est votre potion? vous avez pris tout?
— Voici la fiole, répondit Cabassol.
— Bien, en voici une nouvelle, celle-ci plus forte encore... n'oubliez pas, de demi-heure en demi-heure! Avalez cette cuillerée...
En sortant, Cabassol se croisa dans le salon avec une dame en toilette de voyage, que le docteur appela Sophie ! Cabassol leva les yeux et s'arrêta foudroyé. Horreur! M me Malbousquet était affreuse! C'était une femme grosse, courte, au nez d'un Roxelane exagéré, rouge et rousse par-dessus le marché, et marchant avec le dandinement élégant d'une oie gênée par la graisse. De plus il était visible qu'elle avait doublé, depuis quelque temps déjà, le cap de la cinquantaine.
Cabassol n'eut pas la force de saluer. Il se laissa tomber sur un canapé dans les bras de Miradoux aussi consterné que lui.
— Vite ! des sels ! s'écria le docteur, ce jeune homme se trouve mal, il est encore plus bas que je ne croyais !
Cabassol rentra chez lui et se coucha véritablement indisposé, pendant que de son côté Miradoux courait se mettre au lit. Il souffrit une partie de la nuij et ne s'endormit que vers le matin. Il dormait encore vers midi quand il fut brusquement réveillé par M e Taparel.
— Eh bien 1 dit-il en se frottant les yeux, un peu remis par ce sommei réparateur.
— Eh bien, je sais tout! je sors de chez Miradoux, il est malade comme vous...
— La maladie n'est rien, ce qui est terrible, c'est que... enfin... j'aile sentiment du devoir fortement enraciné dans mon cœur, mais...
— Mon amil il y a du nouveau, j'ai à vous annoncer...
— Quoi encore, grand Dieu?
— Malbousquet n'est pas Jocko I
— Que dites-vous ! ! !
— Non, le docteur est innocent. Il y a encore erreur! Vous savez la note des honoraires de Malbousquet, pour soins donnés à madame...
— Oui, je sais, eh bien?
— Eh bien, je n'avais pas vu l'adresse au dos : M me Tulipia Balagny, rue...
— Ce n'est pas possible !
— C'est comme je vous le dis, je ne comprends pas comment cette note de Tulipia Balagny, a pu se glisser dans les papiers de la succession Badinard...
— Hélas ! vous auriez bien dû faire cette découverte plus tôt ! nous ne serions pas malades... Et il va falloir encore chercher cet infâme Jocko !
— Je l'ai trouvé ! s'écria M e Taparel, j'ai maintenant une certitude... tranquillisez-vous !
— Je vous préviens, dit solennellement Cabassol, que je n'agirai plus maintenant que lorsque j'aurai des preuves...
— Puisque je vous dis que j'ai une certitude! hier au Club, j'ai repris mes investigations... ce Jocko, cet abominable Jocko, c'est...
— Dites vite !
— C'est M. Théodule Ploquin, colonel de cavalerie en retraite, membre du club des Billes de billard et ami intime de notre président Bezucheux de la Fricollière !
— Apportez-moi une preuve quelconque de l'identité du colonel Ploquin avec ce cauchemar de Jocko et j'agis, sinon, non!
Et Cabassol se laissa retomber sur l'oreiller.
M e Taparel se gratta l'oreille.
— Je comprends très bien, dit-il, qu'après nos erreurs successives, vous désiriez une preuve avant d'entrer de nouveau en campagne; mais quelle preuve puis-je donner?
Le bouillant cslonel Ploquin administrant le poil quotidien à ses gens
— Interrogez le colonel Ploquin, il est de votre club des Billes de billard, vous pouvez très bien l'appeler Jocko et voir si le vieux farceur vous répondra.
— Y pensez-vous ! appeler Jocko de but en blanc le colonel Ploquin! Vous ignorez que c'est le plus bouillant, le plus rageur des colonels de cavalerie en retraite ; c'est un pourfendeur, il me pourfendrai Bezucheux m'a dit qu'il en était à son trente-huitième duel... Je suis un simple notaire, je ne tiens pas à lui fournir une trente-neuvième occasion de pourfendre l
— Cherchez un moyen quelconque cPavoir mieux qu'une certitude morale! Je n'agirai pas sans cela !
M c Taparel partit considérablement ennuyé. Il s'enferma seul dans son cabinet, et se plongea dans la méditation. Le surlendemain, Cabassol qui entrait en convalescence reçut le télégramme suivant :
Eurêka !!.'
Taparel.
Cabassol sauta en voiture et vola vers l'étude. Miradoux allait un peu mieux, mais il n'avait pu encore retrouver la force de venir siéger dans son fauteuil; quelques lettres de M mo Colbuche amoncelées sur son bureau attendaient son retour : on voyait, aux frémissements de l'écriture de la dernière, que M mc Colbuche s'impatientait.
M. Taparel, quand notre ami entra dans son cabinet, était en train d'examiner avec une attention singulière, une petite machine que Cabassol prit pour une presse à copier de nouvelle invention.
— Bonjour, maître! dit Cabassol. Eh bien, Eurêka quoi?
— Eurêka le moyen pratique, facile et sans aucun danger pour le ques-tionneurj d'adresser au colonel quelques questions insidieuses qui vous donneront, je l'espère, cette certitude absolue que vous souhaitez! Eurêka ceci!
El M c Taparel frappa sur la petite machine.
— Ceci est un phonographe, mon jeune ami, une ingénieuse invention dont on ne tire pas encore tout le parti que l'on pourrait. Vous allez voir comment je sais en jouer. Je fais venir un commissionnaire, j'enveloppe mon phonographe et je l'envoie au bouillantcolonel Ploquin avec la lettre suivante :
Monsieur le colonel,
Permettez à une personne que guide seul un intérêt sacré, et non une futile et vaine curiosité, de pousser l'indiscrétion jusqu'à vous poser une question, une seule, mais une délicate question.
Elle est difficile à formuler, mais un homme comme vous, un homme de fer dont toute la vie a été consacrée au devoir, et tout le sang à la France, comprendra que le sentiment d'un devoir impérieux peut quelquefois faire oublier le sentiment des convenances, et j'ai le ferme espoir que, passant par-dessus l'ctrangeté de la question, vous y répondrez avec une franchise toute militaire.
Voici celte question :
Monsieur le colonel, les femmes ont-elles pour habitude, dans l'intimité, de vous appeler Jocho?
Encore une fois, monsieur le colonel, soyez assuré qu'un intérêt sacré me force à vous paraître aussi indiscret. Ayez la bonté de répondre par ce phonographe d'instruction pour le maniement est ci-jointe).
Et agréez av3c mes humbles excuses, un million de remerciements.
Une personne anxieuse.
— Voilà, fit M e Taparel en posant la plume. De cette façon le bouillant colonel Ploquin ne pensera pas à pourfendre personne.
Transportons-nous maintenant chez le bouillant colonel Ploquin et voyons comment il va recevoir la communication de M 0 Taparel. Certes, le président Bezucheux de la Fricottière n'a pas trompé le notaire quand il lui a dépeint le colonel Théo-dule Ploquin, comme le plus rageur et le plus impétueux des guerriers retraités. A côté du colonel Ploquin, l'Etna et le Vésuve sont de simples soupes au lait, pour la tranquillité de leurs éruptions, et ils ont de plus cette infériorité sur lui qu'ils ne proposent jamais à personne de petite partie fine au sabre de cavalerie.
Il est juste de dire aussi, pour excuser cet excès de volcanisme, que le colonel est tourmenté à la fois par la goutte et par le chagrin de ne plus pouvoir flanquer quinze jours de clou à personne, pas même au cantinier et à la cantinière du 24 me hussards qui l'ont suivi dans la retraite, le premier en qualité de brosseur civil et la seconde comme cuisinière.
Par bonheur, le jour où le phonographe de M e Taparel arriva chez le colonel dans les bras d'un simple commission-
victoires et conquêtes du colonel Plo^u
naire, le bouillant Théodule Ploquin était un peu tranquille du côté de sa goutte et il venait d'administrer à son brosseur le poil quotidien qui soulageait sa bile pour toute une journée.
Le colonel reçut avec éton-nement le paquet, il considéra un instant le phonographe avec méfiance sans pouvoir comprendre quelle diable de machine ce pouvait être, puis décacheta la lettre. Une stupéfaction immense se peignit sur ses traits, ses sourcils se froncèrent, sa grosse moustache se hérissa, son nez rougit et il éclata :
— Zut! vous m'embêtez!
exclama-t-il, sacrrrrr par sainte cartouche, voilà un espèce d'animal joliment curieux!... Qu'est-ce qu'il me chante avec son Jocko, ce bougre de sacrebleu de nom de nom?Qu'est-ce que ça veut dire et qu'est-ce que ça lui fiche, que les femmes m'appellent comme ci ou comme ça dans l'intimité... Attends un peu, que je vous envoie sa mécanique par la fenêtre!
On voit par cette modération que le bouillant colonel était dans un de ses bons jours.
— Cependant, reprit-il, la lettre de ce clampin parle d'un intérêt sacré... Qu'est-ce que ça peut être? par sainte cartouche! c'est peut-être un mari... un mari chagriné qui me soupçonne et qui cherche à me tirer les vers du nez... J'ai envie de l'envoyer promener! mais non, c'est flatteur tout de même, c'est que l'on ne s'aperçoit pas trop que je suis retraité... que j'ai quitté les hussards, et aussi... hélas!... les étendards du général Cu-pidon!... Et puis, un intérêt sacré... après tout je peux répondre... Voyons son phonographe... Cette petite machine n'est pas bête du tout... Si on
Liv. 35.
Victoires et conquêtes du colonel Ploquin.
avait connu ça do mon temps, moi qui n'aime pas écrire, je n'aurais jamais voulu correspondre par lettre...
Le colonel Ploquin étudia un instant l'instrument, il lut attend ornent l'instruction jointe par le notaire à son envoi, et approcha son visage du petit entonnoir dans lequel il faut parler.
— Hum! fit-il, vous voulez savoir comment les femmes m'appellent dans l'intimité, vous êtes bien curieux ! Je veux bien vous répondre, mais sachez que si les petits noms que l'on m'a donnés vous contrarient, je suis prêt à échanger autant de coups de sabre que l'on voudra ! Y êtes-vous? Attention! Je me souviens d'un Andalouse de Mostaganem, Crébleu, la belle femme ! C'était en 42 : j'étais simple lieutenant quand nous nous tapâmes mutuellement dans l'œil, il y avait là des tas d'officiers, mais elle me distingua et quitta pour moi un capitaine du train avec lequel je dus m'allonger sur le terrain ! Vlan ! j'attrapai une estafilade, j'en flanquai une au hussard à quatre roues, mais ce fut moi qu'elle vint soigner. Gristi, quel œil ! un vrai velours ! Je dois dire que son œil me posa énormément dans la considération du corps d'officiers de Mostaganem. Et quelle chevelure ! Et quelle jambe !... mais cane vous regarde pas, fichez-moi la paix là-dessus et sachez que Gachucha, c'est ainsi que je nommai mon Andalouse, ne m'appela jamais que Théodoule! avec un accent!... Bon! il n'y a pas de Jocko là-dedans,sivousn'êtcspascontent,venez me le dire ! Je me souviendrai toujours de mon Andalouse, et je ne lui fus jamais infidèle qu'en campagne.
« Attendez !... en 43, toujours aux chasseurs d'Afrique, une belle arme, en 44, 5,6, 7, 8, et 9 souvenirs embrouillés ; j'étais capitaine, je me souviens de trois Marseillaises qui, à elles trois, pouvaient bien valoir Gachucha, mais que je n'aimai pas simultanémenttandis qu'elle,... Brisons là-dessus ! il y en avait une qui me donna pendant longtemps le petit nom de Bibi; encore, je sus à la fin que ce nom ne m'appartenait pas en propre, qu'il avait servi à de simples civils et qu'en dernier lieu elle le distribuait à un sous-lieutenant et à des capitaines de zouaves ! une Maltaise, dans les moments d'épanchement, me prodigua vers 46 ou 7 des mots d'amitié qui ne ressemblent pas beaucoup à Jocko : si ça peut vou9 intéresser, elle m'appelait mio amore, mio... mio je ne sais plus quoi... Bref pas de Jocko... Ah! attendez!... non, je ne me souviens pas... En 50, quand je passai aux hussards, je fus tenir garnison à Lan-derneau! garnison embêtante... cependant, il y avait lafemme d'un pharmacien qui m'aida à passer de bons moments... J'espère que vous n'êtes pas le pharmacien de Landerneau... dans tous les cas, sivousl'êtes, je m'en fiche et je vous attends!... Bref, ma pharmacienne de Landerneau, — je ne sais plus son petit nom, — qui aimait la gaité, et que je faisais rire à en faire éclater tout Landerneau, — m'appelait son Qobichon! voilà! Le nom est drôle, mais dans ce temps-la, ça voulait dire quelque chose comme petit farceur!...
Le colonel Floquin fut interrompu à cet endroit de ses confidences, par le retour du commissionnaire qui venait chercher sa réponse.
— Enlevez I dit le colonel en lui remettant le phonographe.
Cabassol et M e Taparel attendaient pleins d'anxiété le retour du commissionnaire. Dès qu'ils eurent le phonographe, ils le mirent en mouvement et recueillirent par la sténographie le discours du colonel.
Cabassol poète.
Le phonographe s'arrêta à petit 'farceur et resta muet.
— Ce n'est pas cela, dit Cabassol.
— Parbleu, il s'est arrêté à 1850, répondit le notaire, je vais renvoyer l'instrument.
M e Taparel joignit au phonographe un petit billet ainsi conçu :
« On ne parlait pas de Gobichon ; on avait dit Jocko. On supplie le brave colonel Ploquin de passer une trentaine d'années et de dire si, dans ces derniers temps, il n'était pas Jocko pour les dames!
« Intérêt sacré, que le colonel ne l'oublie pas !
« Une personne en proie aux plus vives inquiétudes. »
— Sainte Cartouche! fit le colonel Ploquin quand il vit revenir le commissionnaire avec le phonographe, vous n'avez pas fini de m'embêter, vous là-bas?
— Faut-il le flanquer à la porte, mon colonel? demanda le brosseur du vieux guerrier.
"I — Oui, mais qu'il apporte son instrument du tonnerre de nom de nom!
— Sainte Cartouche ! reprit le colonel après avoir lu le billet, je ne peux pourtant pas compromettre des femmes du monde! Sacré nom de nom! intérêt sacré ! allons y encore !
Le colonel saisit le phonographe et reprit le cours de ses confidences.
— Sacristi! alors, s'il faut passer une trentaine d'années, il est inutile de vous parler d'une grande dame Milanaise en 59, qui m'appelait... mais non, pas la peine! ni du camp de Ghalons de61, j'étais aux lanciers, alors ni d'un tas de petites femmes; mais sachez que c'est parce que vous me parlez d'un intérêt sacré, sacrebleu! Or puisque vous voulez les dernières, dans le Midi, en 78, l'année que l'on m'a fendu l'oreille, à moi, le plus lapin encore de tous les colonels de hussards, —à part ma sacrée goutte, —dans le Midi,
enfin, où il y a des petites femmes charmantes, du vrai salpêtre, il y en avait une, — non, deux, pas ensemble, mais consécutivement, sacrebleu, je ne vous dirai pas leurs noms, inutile de les compromettre, quoique cependant, leurs petitsnomsça ne fait rien...Clémence et Azurine, toutes les deux brunes, deux nez piquants, des yeux! des mains!
Clémence m'appelait papa, et Azurine qui n'avait pas la bosse du respect, gros papa. Et voilà !
« J'espère maintenant que vous allez me ficher la paix!
Le brosseur du colonel enveloppa méthodiquement le phonographe et le remit au commissionnaire.
Le brave colonel croyait être quitte avec ces dernières confidences, mais le phonographe revint encore accompagné d'un troisième billet.
« Ce n'est pas encore cela ! revenons à Jocko, personne ne vous a donc jamais appelé Jocko ? Jocko, entendez-vous, rien que Jocko? »
Une personne désespérée d'être forcée de se montrer si importune.
— Sainte Cartouche ! hurla le colonel dans le phonographe, voulez vous insinuer que je ne suis qu'un vieux singe! à part ma sacrée goutte, j'ai bon pied, bon œil et bonne garde! Vous m'embêtez! Zut! Et si vous n'êtes pas content, envoyez vos témoins!
Sur ce, le brosseur du colonel remit le phonographe au commissionnaire et le mit à la porte avec un grand coup de balai dans le dos.
— Que vous disais-je? s'écria Cabassol, quand le notaire eut fait dire et redire au phonographe la réponse du bouillant colonel. Vous voyez, le colonel est innocent, jamais personne ne lui a donné le nom de Jocko ! il faut renoncer à découvrir cet introuvable Jocko...
— Renoncer! y pensez-vous? répondit sévèrement M e Taparel. Renoncez-vous à la succession? Non, eh bien, exécutez toutes les volontés du testateur ! D'ailleurs le champ de nos investigations se rétrécit peu à peu, nous finirons par tomber juste!
Le jour du dîner hebdomadaire du club des Billes de billard, attendu avec tant' d'impatience par M° Taparel, arriva enfin et le notaire put reprendre ses laborieuses recherches. Il porta ses soupçons sur différents crânes et
après les avoir étudiés longuement, après les avoir comparés à la photographie du coupable, il interrogea avec adresse le président Bézucheux sur leur compte. Peu à peu les renseignements obtenus sur l'un de ces crânes prirent corps et M 9 Taparel sentit naître en lui un vif espoir.
— Ce petit père là, disait le président Bézucheux, c'est le fameux savant Poulet-Golard, le directeur de la Revue préhistorique, ancien professeur de linguistique antédiluvienne au collège do France, membre de l'Institut, etc., et de plu* un gaillard! Quelle belle Bille de billard! Ce savant qu'à première vue vous pourriez croire aussi desséché qu'un vieux silex, fait explosion de temps en temps et se repose de ses travaux historiques par de folles cas-casdes... il partage sa vie entre ses cailloux de l'âge de pierre, et des petites dames qui n'en sont pas...
Le crâne du vieux savant était plus dénudé que celui de la photographie, mais ce déboisement pouvait ôtre récent, vu les nombreux et fatigants travaux dont M. Poulet-Golard était accablé.
— Drôle de tétel dit le notaire, ses favoris poivre et sel sont bizarrement arrangés...
— Comment, vous ne savez pas? M. Poulet-Golard, persuadé que l'homme descend du singe en droite ligne, cherche à en être une preuve vivante... tous Jes jours, devant son miroir, il se fait sa tête pour ressembler à un vieux chimpanzé...
— C'est lui! pensa le notaire.
Dès le lendemain, Cabassol mandé à l'étude, apprit que M e Taparel avait porté ses soupçons sur un autre Jocko. Il convint qu'il pouvait y avoir quelques chances de réussir en se lançant sur cette nouvelle piste et annonça qu'il allait agir, en alliant autant que possible la prudence à la rapidité.
Mais Comment s'insinuer dans la confiance du savant Poulet-Golard et l'approcher d'assez près pour étudier sa vie et ses habitudes ?
— Un moyen bien simple, dit Miradoux qui avait retrouvé avec la santé toute sa lucidité d'esprit ordinaire, M. Poulet-Golard est directeur de la Revue préhistorique, n'est-ce pas? Eh bien, que M. Cabassol lui porte pour sa revue un travail profond et réussi sur une question quelconque...
— Parfait! s'écria le notaire, je me charge d'obtenir de Bezucheux de la Fricottière père une chaude lettre de recommandation pour la Bille de billard Poulet-Golard. Avec ça, il est sûr que son ouvrage ne moisira pas dans les cartons et que...
— Votre plan est très joli, fit justement observer Cabassol, mais ce travail profond et réussi sur une question scientifique?...
— Dame, c'est à vous de chercher! Voyons, que pensez-vous de : Recherches sur les institutions politiques et administratives des peuplades de rage de pierre?...
— Ou bien : Invention de la pêche à la ligne par les populations lacustres du Léman, d'après quelques documents mis en lumière?
— Des progrès de l'art musical, considérés comme indication suprême d'une dégénérescence morale et physique des nations modernes.
— Ces sujets sont empoignants. Je vais m'enfermer en tête à tête avec une main de papieiy déclara énergiquement Gabassol, et je les creuserai; occupez-vous de la lettre de recommandation.
L'infortuné Gabassol fut trois jours sans sortir. Sa plume rebelle, sans doute, aux travaux de science, ne put jamais écrire que le titre d'une demi-douzaine de sujets intéressants mais trop arides pour elle. Le troisième jour Gabassol, eut un éclair de génie et résolut de fonder la poésie darwiniste. En conséquence il écrivit en vers au lieu d'écrire en prose et produisit un morceau transcendant qu'il courut le soir même lire à ses complices.
— Écoutez! dit-il d'une voix émue quand M 0 Taparel et Miradoux se furent enfermés avec lui dans le cabinet notarial.
Les gens de Cabassol donnaient une petite fête régence.
ADAM
C'était la fin du jour, sur le désert immense, Les rayons du soleil rougissant peu à peu, S'allongeaient par delà les monts pleins de silence; L'astre qui les dardait semblait un œil de feu.
Le calme se faisait dans la grande nature,
Chez eux, pour se coucher, rentraient bœufs et chameaux ;
Un singe cependant, pensive créature
Tête basse fuyait les autres animaux.
Bizarre et déplumé, triste, myope, étrange; Honteux même, et gôné dans tous ses mouvements
Ce singe n'avait pas la Ègure d'un ange,
Mais sur son large front les meilleurs sentiments
Se lisaient sous les plis de ses rides précoces! Ah! quel sombre chagrin faisait courber ce dos, Ce dos chauve et rugueux comme les vieilles brosses, Affaissé tristement sous un trop lourd fardeau?
L'appendice caudal, balançoire élégante, Avec laquelle en haut des sveltes cocotiers Se berce mollement la guenon indolente, Cette cinquième main qui manque à nos gabiers,
Le panache onduleux, orgueil de tous ses frères, Faisait presque défaut à son arrière-train! — Non, jamais, songeait-il, nos pères ou nos grands-pères, Ne se retrouveraient en moi, singe déteint !
Où donc est le vieux sang des ancêtres agiles? Et ces pensers amers, où donc les ai-je pris? Que suis-je? doute affreux! Tous les singes des îles Vivent la tète en bas, ne poussent que des cris,
Tranquilles et joyeux se livrent aux gambades, Aux folles culbutes, et par d'énormes bonds, De branche en branche font de longues promenades! Mes ridicules sauts égayent les guenons
Et je me fais du mal lorsque je tombe à terre 1 Sensible et possédant plein d'idéal au cœur Je faillis cependant rester célibataire; Celle qui m'épousa ne fait pas mon bonheur.
Elle ne pense pas! Quand mon cerveau s'enflamme, Quand par je ne sais quoi mon être est agité, Elle ne comprend pas! Lui voyant si peu d'âme Je dis avec douleur :'Et ma postérité ! ! !
Ah ! que seront mes fils? seront-ils de la race De leurs oncles velus qui marchent sur les mains, Ainsi que leurs mamans sans que rien les tracasse Se balanceront-ils aux arbres des chemins?
Le besoin d'exprimer de toute autre manière Que les cris gutturaux que poussent mes parents, Chaque sensation et, chose singulière Les soucis d'avenir que n'ont pas les orangs,
Mes fils les auront-ils?... Ainsi songeait le père Quand sa belle guenon accourut sur ses pas; Au grand étonnement de madame sa mère, Le petit sur son dos, cria : BONJOUR, PAPA !
— Très émouvant! fit M e Taparel à la dernière strophe, un superbe morceau d'introduction pour la Légende des Siècles, à votre place je l'offrirais à... mais non, il vaut mieux le porter à la Revue préhistorique... auparavant
La chambre à coucher du savant.
je vous en demanderais une copie pour l'album de M mo Taparel; les soucis de notre premier père lui tireront un pleur; car elle a, au plus haut degré, le sentiment de la famille!
— Je vais immédiatement à la Revue préhistorique, s'écria Cabassol, avez-vous préparé ma lettre pour M. Poulet-Golard?
— Voilà !
— Je pars, à bientôt de bonnes nouvelles, j'espère!
Cabassol, muni d'une chaude lettre de recommandation, partit en hommtf pressé d'en finir avec cet abominable Jocko qui lui faisait perdre un temps sS précieux. M» Taparel et M. Miradoux, contre leur attente, ne le virent pav revenir et ne reçurent de lui aucune communication sur le résultat de l'entrevue avec le célèbre savant. Une semaine se passa ainsi, M 0 Taparel, commençant à se sentir gagner par l'inquiétude, envoya Miradoux chercher des nouvelles au domicile du vengeur testamentaire de feu Badinard.
Gabassol n'y avait pas paru depuis huit jours! M. Miradoux trouva le groom et le valet de chambre de notre héros, en train de donner une petite fête régence à des amis et amies. Leur maître était peu gênant pour eux, ils le voyaient si rarement; ils avouèrent à Miradoux qu'ils étaient obligés, pour conserver sa physionomie dans leur mémoire, de regarder de temps en temps sa photographie,
M 0 Taparel, au comble de l'inquiétude, attendit avec impatience le lendemain, jour de dîner au club des Billes de billard. Dès l'arrivée du savant Poulet - Golard, il l'aborda pour lui demander s'il avait vu un jeune poète qu'il s'était permis de lui envoyer.
— Comment donc, cher monsieur 1 répondit le bon Poulet-Go-lard, mais j'ai à vous remercier de m'avoir adressé ce jeune Cabassol! un charmant garçon et un sujet plein d'avenir ! Il m'a apporté, pour la Bévue, des vers profondément pensés! Jamais, je crois, la question de l'origine de l'homme, n'a été abordée en poésie avec cette netteté... Pas d'images nuageuses masquant le vide des idées, au contraire, quelque chose de simple, de puissant et de doux... Ce garçon ira loin!
— Comme je ne l'ai pas revu, dit M« Taparel, je ne savais si...
— C'est vrai, je ne vous dis pas tout... votre protégé m'a plu tout de suite, je l'ai fait causer, j'ai vu que le poète cachait un jeune savant plein de modestie, épris des idées nouvelles et tout prêt à entrer en lice pour leur défense. Je lui ai ouvert la Revue préhistorique, et je lui ai proposé d'être à la fois mon secrétaire et mon élève!
— Et?...
— Et il a accepté avec empressement, avec un empressement que je qualifierai de méritoire, car je ne lui ai pas caché à quels travaux ardus il allait prendre part, à quelle existence de bénédictin il allait se vouer... Noble jeune homme! 11 a demandé à entrer immédiatement en fonctions, je l'ai installé le jour même dans une petite pièce annexe de mon cabinet de travail,
M. Poulet-Golard se taille la barbe avec le plus grand soin.
et il y est encore enfoui sous des montagnes de livres et de manuscrits!... Ah! la science, voyez-vous, la science, il n'y a encore que cela pour vous procurer des joies pures et intenses !...
— Oui, cela et le club des Billes de billard, et aussi les belles petites! fit M 8 Tapàrel en frappant sur le ventre de M. Poulet-Golard.
— Vous l'avez dit ! répondit gravement le savant.
Le secrétaire du savant Poulet-Golard.
M. Taparel était rassuré.
Le lendemain, arriva la lettre suivante qui le mit au courant des affaires de Cabassol :
Cher maître,
C'est lui ! ! !
Cette fois nous ne nous sommes pas trompés, l'abominable célibataire, le crâne astucieux et criminel, qui entra pour un soixante-dix-seplième dans les chagrins conjugaux de feu M. Badinard, le véritable Jocko enfin, est découvert
C'est l'affreux Poulet-Golard !
Nous le tenons !
Je suis dans la place; assis dans L'ombre, comme le ligre, je guette le Poulet-Golard pour en faire la proie de ma vengeance!
Comment j'ai acquis la conviction que nous tenions bien le Jocko tant cherché, vous allez le savoir. La pièce de vers darwinistes ayant charmé le directeur de la j>r
0 joie ! ô douce satisfaction qui fit tressaillir mon âme ! la première chose que je vis dans cette bibliothèque, ce fut une petite photographie de M. Poulet-Golard, absolument identique à la pièce à conviction de l'album Badinard. Il n'y avait pas à en douter, c'était bien le crâne et les mèches, c'était bien la pose de notre photographie ! Nous tenions le vrai coupable ! cette fois, plus de ménagements à garder, je pouvais sévir en toute tranquillité de conscience, sans avoir à craindre de faire tomber les foudres de ma justice sur un innocent ! A nous deux, Jocko !
Vous connaissez M. Poulet-Golard, l'homme du monde, l'homme du club des Billes, je vais vous présenter le savant directeur de la Revue préhistorique, dans son intérieur. M. Poulet-Golard est un bipède d'apparence singulière, enveloppé de six heures du matin ù minuit dans une bibliothèque en cachemire des Indes, et couronné par une calotte de forme grecque, mais en cachemire également, derrière laquelle se balance une longue bouffette effilochée. Cette bibliothèque en cachemire des Indes est une robe de chambre, qu'entre nous je soupçonne fort d'avoir été taillée dans un cadeau resté pour compte, à l'époque lointaine où le cachemire de l'Inde servait à faire trébucher la vertu des Torettes. Il faut des mobiliers, maintenant, hélas ! que l'âge du cachemire est loin ! Je reprends mon esquisse de la bibliothèque Poulet-Golard, la robe de chambre de ce digne «avant est à tiroirs, je n'ai pu encore, après huit jours d'études, parvenir à connaître le nombre exact des poches qui s'ouvrent entre ses ramages flamboyants. 11 y en a plusieurs étages, par devant, par derrière et sur les côtés. Dans les petites poches du haut, par devant, M. Poulet-Golard loge les notes relatives à ses travaux en train, c'est-à-dire plusieurs centaines de petits papiers sur lesquels il a jeté ses idées, le fruit de ses méditations ou le suc de ses lectures. Les poches du bas sont bourrées de volumes couverts d'annotations; dans les poches de côté s'accumulent les manuscrits, les travaux à l'état de projettes esquisses des articles profonds que la Revue préhistorique imprime entête de ses colonnes. Enfin dans les poches situées par derrière gisent les dictionnaires et vocabulaires portatifs des langues de l'âge de pierre,"dont M. Poulet-Golard a fait une étude particulière. Voilà l'homme. Son domicile est aménagé dans le goût de sa robe de chambre. Toutes les pièces de l'appartement sont garnies de tablettes superposées, pliant sous le poids de bouquins poudreux, de collections, de revues scientifique le trompe avec un clairon de pompier». françaises, anglaises, allemandes, russes ou chinoises,
de paquets, de rapports de toutes les académies scientifiques du globe. Les tablettes aux bouquins commencent dans l'antichambre et se continuent jusque dans la chambre à coucher, où les livres s'élèvent par monceaux ; les tablettes de la salle à manger sont réservées aux collections de cailloux de l'âge de pierre, ramassés en Norvège, en Bretagne, ou dans les îles australiennes. Trop de silex! Quand je dîne, car je suis nourri, je mords avec la plus grande précaution, car il me semble toujours que je vais tomber sur un bifteck de l'âge de pierre.
Le cabinet de travail de M. Poulet-Golard, possède naturellement plus de bouquins et plus de silex que toutes les autres pièces, mais son principal ornement est une série de photographies de grandeur naturelle, de têtes de gorilles, de face, de trois quarts et de profil alternant avec la tête de M. Poulet-Golard;-également de face, de trois quarts et de profil. A côté sont des tableaux lithogra-
La cuisinière de M. Poulet-Golard.
phiés donnant des mesures de crânes et d'angles facials, toujours alternativement gorille et Poulet-Golard. Tout cela en vue d'établir par une claire démonstration, notre cousinage issu de germains avec les hôtes du Jardin des plantes. Je commence à y croire. M. Poulet-Golard travaille sur ce sujet, à un grand ouvrage qu'il a l'intention de dédier à un vieux chimpanzé mélancolique chez lequel il a cru découvrir quelques indices d'une race en voie de transformation. Ce que M. de la Fricottière vous a dit est vrai, M. Poulet-Golard se taille la barbe tous les trois jours avec le plus grand soin, dans le but d'accentuer sa ressemblance avec ce chimpanzé mélancolique.
La chambre à coucher de mon savant patron est ornée différemment; il y a des montagnes de livres dans les coins et dans les armoires, mais les murailles sont uniquement tapissées de photographies féminines. Pas de singes du tout ni de silex, rien que des dames ou des demoiselles, jeunes et jolies, à l'air aimable et souriant.-Quand je lui ai parlé de cette collection gracieuse, M. Poulet-Golard, a murmuré les mots d'études anthropologiques et il a changé de conversation. Je n'ai pas insisté.
Pour achever de vous peindre la maison Poulet-Golard, je n'ai plus qu'à vous parler de noire bonne, une brave Bile de l'Auvergne qui fait le ménage, cpoussette les tablettes, les livres et les silex, quand M. Poulet-C.olard n'est pas là pour l'empêcher, et qui nous prépare une cuisine naïve, niais confortable. Elle n'a qu'un défaut : son cousin, un clairon de pompiers, qui vient la voir trop souvent, pour la sécurité de nos côtelettes.
Et maintenant j'attends l'occasion, prêt à la saisir par la chevelure, blonde, brune ou même rousse. Je suis dans la place, je suis prêt, j'attends le moment où la cbrysalide Poulet-Golard se transformera en brillant et galant Jocko 1 Fasse le Ciel que ce moment arrive bientôt, car mes travaux de secrélaire et de collaborateur île la Revue préhistorique, commencent à me sembler durs.
Dans cet espoir doux à mon cœur, je vous serre affectueusement et énergique-ment la main, ainsi qu'à M. Miradoux, notre vieux complice!
Cabassol.
M c Taparel, tranquillisé par cette lettre qui lui montrait Cabassol à l'œuvre, put se remettre à ses affaires notariales. 11 fut huit jours sans recevoir de communications, et ne s'en inquiéta pas. Le neuvième jour, une nouvelle lettre de notre héros arriva à l'étude.
« Cher maître,
Je n'y comprends rien ! Le père de mon noble ami, le président de la Fricottièrc a calomnié M. Poulet-Golard! M. Poulet-Golard est vertueux ! ! !
Jocko a pris sa retraite, il a renoncé aux fulàtreries de ce demi-monde et il a consacré toutes les ardeurs de son âme au culte des purs silex et à la vénération de nos ancêtres les chimpanzés !
Voilà quinze jours que je pâlis du matin au soir sur les livres et sur les manuscrits de cet homme vénérable, voilà quinze jours que je me lève à l'aurore en même temps que lui, et que je me mets au travail à ses côtés, pour ne relever la tète qu'aux heures où la grosse Auvergnate nous apporte notre repas! Ce travail me délabre, mais je fais bonne contenance; jusqu'à minuit, côte à côte avec M. Poulet-Golard, je compulse des papiers, je prends des notes, je fouille les autorités scientifiques, les rapports des académies. Et tout cela inutilement!
Déjà je connais les mots principaux de la langue parlée par la peuplade lacustre d'Enghien il y a vingt-cinq ou trente siècles, déjà j'ai pu étudier la vieille langue des Allobroges et constater ses rapports avec le patois de notre cuisinière, déjà j'ai appris à dire papa en sanscrit, en zend et en papou... Et sans résultat! Poulet-Golard est vertueux ! ! !
11 n'est surli qu'une seule fois depuis ce temps-là, pour aller au dîner du club. Et il est revenu tranquillement à minuit trois quarts, et il s'est couché, et il s'est endormi d'un sommeil calme pour se réveiller comme à l'ordinaire à six heures du matin! Le volcan est éteint, Jocko a donné sa démission!
0 rage! ô désespoir! Et notre vengeance?
Voulez-vous que je vous dise l'affreux soupçon qui dévore mon cœur? Eh bien.. M. Poulet-Golard aime sa cuisinière allobroge! Ce fleuve débordant s'est canalisé : au lieu de se livrer comme autrefois à des débordements dévastateurs, il suit main tenant un cours paisible, à l'abri des tourmentes de la passion.
Il aime sa cuisinière, vous dis-je, et cette grosse Auvergnate le trompe avec le clairon de pompiers. Ce soupçon, que je nourrissais depuis quelques jours, est devenu presque une certitude!
(juclle catastrophe! Je ne demandais qu'à venger Badinard, mais flirter avec
M. Poulet-Golard menant l'existence de Bille de billard.
une Auvergnatede cent kilos et l'enlever par force ou par ruse à notre ennemi, est un exercice qui manque d'attraits pour moi...
Que faire? que faire?
Con6olez-moi, éclairez-moi I
Cabassol
A cette missive désolée, M" Taparel fit une courte et énergique réponse : Le devoir est le devoir! on n'a pas le droit de tourner autour. Discuter c'est désobéir.
MuiADOUX
Tapaiiel
Exécuteurs testamentaires.
Comment le sage arrange sa vie. — Où Cabassol entrevoit la possibilité de venger Badi nard de quelques-uns de ses ennemis. — La volage Tulipia. — Catastrophe.
Quand il reçut la réponse de M 0 Taparol, Cabassol eut une attaque de marasme qui dura toute la journée. Vainement la grosse bonne de M. Poulet-Golard, le dictionnaire allobroge du vieux savant, vint-elle causer en patois auvergnat, il ne put se décider à se montrer aimable avec elle.
Après une nuit passablement assombrie par des cauchemars où l'Auvergnate et le clairon de pompiers se joignaient à M. Poulet-Golard pour le tourmenter avec des haches de l'âge de pierre, Cabassol lit une heureuse découverte.
A l'heure du facteur, parmi des liasses de journaux scientifiques qui donnaient la migraine rien qu'à les regarder, M. Poulet-Golard reçut un petit billet élégant qu'il décacheta vite avec émotion.
Cabassol sentit un vague parfum d'héliotrope arriver jusqu'à lui ; aussi ému que M. Poulet-Golard, il jeta des coups d'œil indiscrets vers la lettre qui dégageait ces douces émanations, mais il ne put distinguer que de fines pattes de mouche qu'il n'eut pas un instant l'idée d'attribuer à un académicien quelconque.
C'était une lettre de femme!
Cabassol se sentit renaître à la vie, il vit M. Poulet-Golard plier soigneusement sa lettre et la ranger dans une des poches de sa mystérieuse robe de chambre, une poche que Cabassol ne connaissait pas encore et qui lui sembla contenir d'autres billets couverts des mêmes pattes de mouches. Dans sa joie Cabassol pinça la taille robuste de l'auvergnate qui lui administra sur les mains une tape énergique. M. Poulet-Golard, perdu dans d'agréables réflexions ne parut pas s'apercevoir de cette sortie de son secrétaire hors des bornes des convenances.
Après le déjeuner, M. Poulet-Golard donna des instructions à son secrétaire et le chargea de préparer un important travail sur la langue parlée par les perroquets d'une île absolument déserte de l'océan Pacifique, d'après le vocabulaire rapporté par un officier de marine.
Cela fait, le savant endossa un ulster par-dessus sa robe de chambre et chercha un chapeau pour sortir. Cabassol était au comble de la joie, sans doute M. Poulet-Golard faisait explosion, Jocko allait se révéler; une seule chose le contrariait, le savant emportait sa robe de chambre et cette lettre qui aurait révélé sans doute bien des choses à l'indiscrétion du vengeur de Badi-nard.
— Comment, cher maître, dit-il à son patron, vous gardez votre robe de chambre! les poches bourrées de livres font des bosses partout sous votre ulster...
— Oui... je... nous., j'ai à travailler chez un de mes collègues de l'institut qui m'a écrit pour me demander le concours de mes lumières pour... des recherches...
En disant ces mots, M. Poulet-Golard ayant trouvé son chapeau, s'esquiva doucement.
— Oui, murmura Cabassol, je voudrais bien faire sa connaissance à ton collègue de l'institut, je suis bien sûr qu'il ne porte pas de lunettes 1
— Tulipia m'aime!... ces factures l'attestent!
Ce jour-là, Cabassol ne s'occupa guère des perroquets de l'océan Pacifique et de leur langage ; abandonnant ses travaux en train, il bouleversa les papiers de M. Poulet-Golard, avec l'espérance d'y rencontrer quelque lettre oubliée du soi-disant membre de l'Institut.
Il était écrit qne la journée devait être heureuse, car ces recherches eurent un résultat. Cabassol'ne trouva aucune missive à fines pattes de mouches féminines, mais il fit une étrange découverte qui le plongea dans la stupeur.
Dans une liasse de papiers relatifs aux peuplades lacustres d'Enghien et environs, une photographie, égarée sans doute, lui tomba entre les mains. Cette photographie était celle d'une très jolie femme aux cheveux blonds dénoués, en toilette de bal très décolletée ; Cabassol n'eut besoin que d'un coup d'œil pour reconnaître en elle l'ange de Bezucheux de la Fricottière, fils, la mystérieuse femme du monde de Lacostade, Saint-Tropez et compagnie, en un mot, Tulipia Balagny, la belle volage, Tulipia elle-même, enlevée dernièrement par l'inspecteur de de la compagnie d'assurance VŒU!
«range I étrangeJ
Et pour qu'il De restai aucun doute à notre héros, sur l'identité de Tulipia ci >ur celle de M. Poulet-Golard, voici ce que Cabassol lut au dos de là photographie :
A mon petit Jocko chéri.
Tulipia.
Gabossol resta rêveur. Il n'y avait pas de doute ;\ avoir, le membre de l'Institut chez lequel M. Poulet-Golard avait porté sa rohe de chambre et ses livres» c'était Tulipia Balagny : Cabassol reconnaissait les pattes- de mouches de la dédicace... C'était donc Tulipia Balagny qu'il fallait enlever à Poulet-Golard; quelle chance! voilà un enlèvement plus agréable à exécuter que celui de la grosse Allobroge!
Cabassol, en train de combiner un plan d'attaque, n'entendit pas le bruit des pas de M. Poulet-Golard, revenant de chez le faux membre de l'Institut; il fut donc surpris par son patron dans la contemplation du portrait de la charmante Tulipia.
M. Poulet-Golard s'arrêta un instant pétrifié.
— Le portrait de..., s'écria-t-il, comment se fait-il..., est-ce que... au-riez-vous des droits à soupirer devant le portrait de... mais, non, c'est le mien, voici la dédicace, vous l'avez donc retrouvé?
Cabassol prit son parti en brave.
— Oui, cher maître, oui, cher Jocko, pour les dames!
— Quoi! vous savez... vous connaissez le petit nom flatteur que l'on me donne dans le monde?...
— Je me doutais, mais je n'ai plus douté lorsque j'ai trouvé ce témoignage flatteur de l'affection que vous porte ce joli membre de l'Institut..., la charmante Tulipia...
M. Poulet-Golard ne répondit pas d'abord.
— Bah ! bah ! dit-il enfin d'un air guilleret, j'entre dans la voie des aveux, mon cher secrétaire, Tulipia, puisque vous connaissez son nom, m'adore, il est vrai, et c'est à ses pieds que de temps en temps je me repose de mes travaux scientifiques..., elle est tout simplement délirante, Tulipia, délirante! puisque vous l'avez deviné, je ne veux plus rien vous cacher; vous savez que je fais^partie du club des Billes de billard?
— Je ta sais.
— Eh bien, quand j'ai vécu pendant quelques mois en bénédictin, enfoui sous les livres et les collections, à creuser les problèmes scientifiques les plus ardus, je m'offre quelques semaines d'existence agréable, je vis en Bille de billard... Tulipia m'aime! Tenez, voyez toutes ces factures!
Et M. Poulet-Golard fouillant dans une nouvelle poche de sa robe de. chambre, en tira un paquet de factures qu'il mit sous les yeux de Cabassol.
— Tulipia m'aime ! Toutes ces factures le prouvent, voyez tout le paquet, il y en a pas mal et elle n'aurait pas souffert qu'un autre que moi s'offrit à les payer!... Ah ! elle a été un peu vite, il y a quelques mois, j'ai été obligé d£ modérer un pou...
— Vraiment?
La photographie de Tulipia Balagny.
— Oui, pendant dix mois de l'année, enfermé dans le silence de mon cabinet de travail, je fais des économies et je suis tout à la science, cette amie qui ne demande pas de petits mobiliers ni de huit-ressorts ! Ah! la science, la science! je lui sacrifie tout pendant dix mois, je fais marcher mes grands travaux, je me mets en avance pour la Revue préhistorique, et ensuite vacances complètes, je redeviens simple Bille de billard! Voilà mon jeune ami, comment le sage arrange sa vie...
— Bravo! alors, cher maître, le temps des vacances est arrivé?
— Oui, mon jeune ami, mais pour vous occuper pendant ce temps-là, je vais vous laisser un certain nombre de travaux à préparer, quelques notices à écrire pour la Revue préhistorique et des recherches à faire sur la grando question des populations lacustres d'Enghien. Cela vous va, n'est-ce pas?
Soyez tranquille, le tempa ties vacances viendra aussi pour vous... Moi, j'ai commencé à quarante-Cinq ans! A propos, je soupe demain soir avec Tulipia et quelques -unis, vous serez des nôtres, n'est-ce pas? Ces messieurs Boni des jeunes gens aimables, spirituels et travailleurs : l'un d'eux, le fils de notre président de la Fricottière, m'a promis des renseignements sur quelques vestiges de l'âge de pierre qu'il a découverts dans les environs de Nice...
Pardon. Bezucheux de la Fricottière soupe avec vous et mademoiselle Tulipia?
— Oui. M. de la Fricottière et ses amis...
— Lacostade, Saint-Tropez, Bisséco et Pontbuzaud ?
— Vous les connaissez donc?
— Parbleu !
— Tant mieux ! ce sera plus gai.
Cabassol n'en demanda pas davantage, mais il sortit immédiatement sous un prétexte quelconque et courut chez Bezucheux.
Eh bien! s'écria Bezucheux dès qu'il aperçut Cabassol, je te croyais trappiste, mon bon, ou parti pour l'Afrique centrale! on ne t'a pas vu depuis un grand siècle? Ah ça! répondit Cabassol, tu ne m'avais pas dit que tu étais raccommodé avec la belle Tulipia Balagny ?
Parbleu, mon cher, c'est un événement tout récentl Tulipia était allée enfouir.sa douleur au fond d'une campagne solitaire, elle est revenue et je n'ai pu résister à ses larmes ! d'ailleurs, nous avons eu une explication avec Lacostade, Bisséco, Pont-Buzaudet Saint-Tropez; pur malentendu, mon cher! Les apparences étaient contre elle, voilà tout, maintenant tous les nuages se sont dissipés 1... Veux-tu venir avec moi, j'ai rendez-vous au café Riche avec nos amis, nous causerons de Tulipia.
— Allons, fit Cabassol, allons, nous causerons de ta volage Tulipia...
— Arrête, mon ami, ne l'insulte pas, je viens de te dire que les apparences seules étaient contre elle, le jour fatal où nous nous brouillâmes... les apparences seules, absolument! Pauvre Tulipia!
— Tu m'attendris!
— Oui, elle fut volage, la charmante, mais, il y a une nuance, volage... à mon profil I
— A ton profit?
— Exclusif!... mais, chut! motus là dessus!
— Boit, silence et mystère ! Mais j'y pense, tu dis que nous allons rejoindre au café Riche Lacostade et les autres, vous n'êtes donc pas brouillés ensemble?
— Pourquoi?
— Tu disais exclusif?
— Mais oui, exclusif, les autres n'ont droit qu'au platonisme!... Nous nous sommes expliqués, je ne les trompe pas! Tu connais ma nature noble et franche, tromper un ami me répugnerait... et puis, tu comprends, un, passe encore, mais quatre!... ça m'embêterait ! alors le jour où j'ai renoué avec Tulipia, j'ai prévenu mes amis... Tu me suis?
— Je suis suspendu à tes lèvres éloquentes.
— Donc j'ai prévenu mes amis, je les ai réunis tous les quatre, et je leur ai tenu ce discours : mes petits bons, ce n'est pas tout ça, mais, j'ai revu
— Voila comme le sage mèue sa vie!
Tulipia!... — Ah! ! ! firent-ils tous avec émotion. — Oui, mes enfants, ai-je repris, sans vouloir revenir sur un passé douloureux, je vous dirai que la chère petite m'a donné des explications satisfaisantes... — Pour toi! dit Bisséco avec amertume. — Pour moi ! dis-je avec assurance. — Et que résulte-t-il de ces explications ? demanda Lacostade. — Il résulte que nous nous sommes tous conduits avec elle avec cruauté, avec barbarie... comme des sauvages, enfin... il résulte que c'est un ange.... une martyre... Il résulte que je laraime! ! !
— Sensation prolongée ! dit Cabassol.
— Tu l'as dit, sensation prolongée! Lacostade, Bisséco et Saint-Tropez se montraient légèrement abrutis par ma confidence. — Oui, messieurs, repris-je en frappant du poing sur la table, je la raime! j'aurais pu la raimer sans vous en souffler mot, mais j'ai pensé que ma dignité m'interdisait ces cachotteries mesquines et vulgaires. Je La raime depuis hier... — soir? demanda Bisséco toujours avec amertume.— Oui, répondis-je nettement, depuis hier soir et je vous ai convoqués ce matin pour vous prévenir de cet événement. — Tu aurais pu t'en dispenser, dit Lacostade. —Non! la loyauté traditionnelle des la Fricottière me le commandait!... J'ai voulu vous prévenir, non pour vous torturer l'âme par des confidences peu agréables pour vous, je le reconnais, mais pour établir franchement la situation, et pour vous dire : mes enfants, je raime Tulipia, elle me raime, restons amis, je vous accorde le droit de l'adorer platoniquement, je vous permets l'amour platonique !
— Superbe, mon ami! s'écria Gabassol, je t'admire! Et qu'ont répondu Lacostade, Saint-Tropez et les autres?
— Il y a eu un moment d'hésitation, puis touchés de la grandeur de mon caractère, ils se sont levés comme un seul homme et m'ont tendu la main en s'écriant : — Soit ! nous nous contenterons du platonisme, du plus pur platonisme!!!
— C'est un trait digne de la morale en action, ce que tu me racontes-là, dit Cabassol.
— Parbleu! Et Tulipia? est-ce qu'elle n'est pas aussi une héroïne de la morale en action?
— Tu sais, moi j'avais cru..,
— Eh parbleu, je te l'ai dit, c'était une victime !...
— Et depuis quand la raimes-tu?
— Deux mois et demi, mon bon, deux mois et demi qui m'ont semblé passer comme un songe!
— Et depuis ce temps-là, Bisséco, Lacostade et les autres...
— Ils platonisent !... Tulipia leur donne de fraternelles poignées de main quand par hasard elle les rencontre... et elle ne leur fait pas de reproches !... C'est beau, ça!... à propos, t'ai-je dit ce qu'était devenue Tulipia après le jour fatal où...
— Où vous vous montrâtes tous si cruels pour l'infortunée... non, mais raconte, mon ami, raconte I tu m'as dit seulement qu'elle s'était réfugiée au désert...
— C'est cela, elle s'est réfugiée au désert, dans un trou... du côté de Trouville! Seule, désespérée, échevelôe, elle errait sur la plage ou passait ses journées sur la jetée à verser ses larmes dans l'océan... elle m'a juré qu'elle avait maigri d'une livre trois quarts en trois mois !... Les baigneurs se demandaient avec intérêt quel pouvait être le chagrin qui minait ainsi cette femme, jeune et intéressante, un Anglais l'a même demandée en mariage et lui apro-
posé de se suicider avec elle le soir de ses noces, mais rien n'y a fait, elle ne pouvait se consoler, je lui manquais!
— Vous lui manquiez!
— Nous lui manquions! moi, sérieusement, les autres platoniquement, par habitude, pour ainsi dire... heureusement que maintenant tout est oublié !...
— J'ai revu Bezucheux, mes maux sont oubliés! chantonna Gabassol.
— Elle nous a revus tous, reprit Bezucheux, car dès le lendemain de ma confidence à mes amis, j'ai tenu à les conduire chez elle !...
— Pas possible !
— Mais oui, je les ai convoqués à mon domicile et de là nous sommes allés en corps nous jeter à ses pieds. Pour un spectacle attendrissant, c'était un spectacle attendrissant !... très émus tous les cinq, nous montâmes l'escalier lentement, nous sonnâmes, sa bonne vint nous ouvrir, nous l'embrassâmes... Brave fille, elle parut tout aussi émue que nous!... sa femme de chambre étonnée d'entendre nos embrassades dans l'antichambre, arrivant à son tour, nous nous jetâmes dans ses bras!... Enfin, pour couper court à toutes ces scènes d'attendrissement, j'ouvris la porte du boudoir de ma douce amie, je poussai mes amis devant moi, et tous les cinq nous nous roulâmes aux pieds de Tulipia surprise!... Ah! qu'elle était charmante, ô vertueux Gabassol, dans le délicieux costume d'intérieur qui moulait des perfections que je qualifierai d'idéales !...
— Tulipia, m'écriai-je, ô ma reine? Nous voici tous les cinq repentants
— Je vous per.ncts le platonisme.
et contristés!... Tu m'as déjà pardonné, pardonne à Bisséco qui s'est conduit comme un animal, pardonne à Lacostade qui rougit d'avoir eu l'âme assez noire pour te causer des chagrins, pardonne à Pontbuzaud qui s'est emballé comme un imbécile et pardonne au petit Saint-Tropez qui a encore été plus bête que Pontbuzaud !
— Quelle éloquence! fit Gabassol.
— Tu sais que dans le temps j'ai failli me faire avocat!... Tulipia se montra très émue de mon petit speech, vrai, j'ai vu briller une larme furtive sous les fils d'or de ses paupières!... Elle nous tendit ses deux mains et dit avec le sourire enivrant que tu lui connais : — Mes enfants...
— Dans mes bras! acheva Cabassol.
— Mais non, elle ne dit pas dans mes bras!... d'abord je ne l'eusse pas permis... elle prononça ces simples paroles : — Mes enfants, oublions ce petit malentendu, je vous pardonne!
— Vous entendez, repris-je, vous entendez, Bisseco, Lacostade et les autres, elle vous pardonne..., comme je ne veux pas être en reste de magnanimité, moi mes enfants, je vous permets de déposer un chaste baiser sur ses divines menottes I allez, régalez-vous, profitez de l'occasion, c'est un maximum de platonisme que je vous permets pour aujourd'hui, en raison de la solennité de ce jour de réconciliation !
— Dis donc, mon petit Bezucheux, s'écria Cabassol, tu sais que j'ai aussi des torts envers elle, moi, tu sais que je l'ai soupçonnée aussi
— Pourquoi me rappelles-tu cela, mon ami?
— Mais parce que je désirerais aussi obtenir mon pardon, parce que j'espère bien que ta féroce jalousie ne s'effarouchera pas si, à la première occasion, je me jette aussi aux pieds de Tulipia pour proclamer mes torts et pour l'embrasser le moins platoniquement possible !
— Comment donc, mon ami, mais je plaiderai pour toi I... je me charge de ton affaire, tu auras ton pardon comme les autres!
— Alors en ce moment-ci, ton ciel est sans nuages, ton horizon est absolument dépourvu de points noirs? reprit Cabassol qui avait ses raisons pour recueillir le plus d'éclaircissements possibles.
— Mon ami, je nage dans l'outremer le plus pur, dans le cobalt le plus intense, Tulipia me témoigne un attachement sans bornes,... un jour par semaine...
— Un jour par semaine ! s'écria Cabassol.
— Oui, mon ami, ce jour-là, elle me donne toutes ses heures, les autres appartiennent à sa famille et à ses professeurs... je ne t'ai pas dit qu'elle se destinait au théâtre?
— Non.
— Oui, elle rêve d'illustrer la scène française... elle hésite encore entre le chant et la déclamation... je ne la vois donc régulièrement qu'une fois par & maine, les autres jours, je pense à elle, et elle pense à moi,... j'ai eu un instant la pensée de faire poser un téléphone entre nos deux domiciles, mii- j'ai craint de la distraire de ses études!... Veux-tu voir son portrait?...
— Comment donc !
— Tiens ie voilà, il est là sur mon cœur
Bczucheux tira un carnet de sa poche, y prit une carte photographique et la mit sous les yeux de Cabassol. C'était un portrait semblable à celui que notre ami avait découvert dans les papiers de l'illustre Poulet-Golard.
— Hein... toujours charmante? demanda Bezucheux.
— Prends garde, je vais moi aussi en devenir amoureux...
— Platonique, tant que tu voudras, comme les autres ! mais pas davantage, car la Dlace est prise, lis cette dédicace :
A lui, lui, lui, 'LUI!
TULIPIA.
Un Anglais l'a demandée en mariage.
— Tu vois, lui, c'est moi ! il n'y a que moi !
Tout en causant, Cabassol et l'expansif Bezucheux étaient arrivés au café Biche, où Lacostade, Bisseco, Saint-Tropez et Ponlbuzaud se trouvaient déjà.
Les quatre amoureux platoniques de Tulipia parurent agréablement supris de retrouver Cabassol, que les affaires de la succession Badinard avaient complètement absorbé depuis trois mois.
Après les premières effusions, chacun d'eux crut devoir dire en confidence à Cabassol quelques mots sur la brouille qui avait existé avec Tulipia.
— Vous savez, mon petit bon, cette pauvre Tulipia que j'avais accusée, sur des apparences trompeuses, d'être torrentueuse avec excès Eh bien, erreur, mon petit bon, erreur, lamentable erreur! nous nous sommes expliqués, tou> les torts étaient de mon côté, tous!... mais elle m'a pardonné, la charmante...
— Enchanté! réppndit Cabassol.
En effet le vengeur de Badinard était enchanté, car il recommençait à entrevoir la possibilité d'exercer plusieurs vengeances à la fois. Non plus cinq seulement, cette fois, mais eo comptant M. Poulet-Golard, six vengeances en une seule.
— Nous soupons tous ensemble demain, reprit Bézucheux, avec le papa Poulet-Golard, le célèbre -avant, un vieux toqué, amoureux fou de Tulipia, comme nous tous, mais que la charmante Tulipia promène par le bout du nez pour notre plus grande délectation.
— Je le sais, répondit Gabassol, je suis le secrétaire de M. Poulet-Golard, — ce sont les travaux que je partage avec l'illustre savant qui m'ont fait vous négliger, ô mes amis ! — je le sais, et je soupe avec vous !
Cabassol passa le reste de la journée et toute la soirée avec ses amis, sans plus se préoccuper de M. Poulet-Golard qui l'attendait avec impatience pour préparer, avant de prendre ses vacances de Bille de billard, quelques numéros de la Revue préhistorique.
A un moment donné, chacun de ses amis le prit à part pour continuer les confidences commencées sur Tulipia; le marseillais Bisseco ouvrit le feu.
— Mon petit Gabassol, tu sais, dit-il pour quelle raison nous avons failli nous égorger jadis, c'était bête, tout-à-fait bête! encore un peu, de nos cachotteries ridicules, il résultait des malheurs!... Cette fois-ci, nous nous sommes expliqués très franchement, nous avons tous juré de nous contenter d'aimer platoniquement Tulipia.
— Bézucheux me l'a dit.
— Ah! il te l'a dit... moi, j'ai un peu plus de chance que les autres, sans vouloir faire briller outre mesure à tes yeux, mes avantages personnels et ma savante tactique, je puis te montrer ceci :
Et Bisseco laissa mystérieusement entrevoir à Cabassol une photographie de Tulipia semblable à celles de Bézucheux et M. Poulet-Golard.
— Savoure ce petit autographe, fit Bisseco en retournant la photographie.
A lui, lui, lui, LUI ! ! !
Tulipia.
Avant de diner, Lacostade entraîna Cabassol sur le boulevard, et tout en flânant lui dit d'un air indifférent :
— Tu sais que j'ai toujours eu le souci de ma dignité... j'ai renoué, il est vrai, avec Tulipia qui m'a tout expliqué... Je lui ai pardonné m;s légèretés imprudentes vis-à-vis de mes amis, elle m'a pardonné la brutalité que j'avais
montrée en certaine circonstance où certains faits s'étaient présentés à mon esprit inquiet sous certain jour déplaisant... alors, tout s'est arrangé! Pour preuve, contemple et lis !
Le digne Lacostadé prit son portefeuille et il se mit en devoir d'extraire d'un fouillis de papiers plus ou moins timbrés, la photographie déjà connue de Tulipia.
— Non, non, dit Cabassol,*je ne veux pas être assez indiscret pour...
— Contemple et lis, te dis-je!
A lui, à lui, à lui, LUI ! ! !
Tulipia.
La femme préhistorique d'après des documents de l'âge de pierre !
— Heureux cuirassier! fit Gabassol.
Après Lacostadé ce fut Pontbuzaud qui tint à giisser de nouvelles confidences dans l'oreille de Cabassol.
— Mon bon, je suis parfois bourrelé de remords, tel que tu me voisl dit-il sans préambule.
— Mon Dieu, aurais-tu assassiné quelque tante antique et vénérable, et son spectre te hanterait-il par hasard?
— Non, j'ai fait pire que cela!
— Bigre! tu me fais frissonner...
— Chut! chut! chut!... J'ai soufflé Tulipia à Bezucheux... tu connais l'histoire de notre brouille... Bezucheux avait réellement des torts envers moi, ma foi je ne lui en veux plus car je lui ai rendu la pareille.
— Tu os un ami dangereux?
— Que veux-tu! l'amour est plus fort que l'amitié la plus solide et la plus résistante... Tu connais Tulipia, l'amitié ne pouvait pas tenir... Je vais te montrer son portrait à elle!... il est dans une poche que j'ai fait pratiquer à mon gilet sur mon cœur... j'avais eu d'abord l'intention de le porter en sca-pulaire, mais ce n'était pas aussi commode... Tiens, regarde mon adorée, et lis ce qu'elle a eu l'amabilité de m'écrire en un jour de transports :
A lui, lui, lui, LUI! 11
Tulipia,
— Fortuné Pontbuzaud? toutes mes félicitations!
A son tour, Saint-Tropez trouva le moment d'épancher son cœur dans celui de Gabassol.
— Dis donc, tu sais, notre malentendu avec Tulipia, ça s'est arrangé admirablement... pour moi....
— Parbleu, je n'en ai jamais douté! fît Gabassol, tu es habitué à tous les succès!
— Oh! tu exagères...
— Tu crois que je ne sai= pas!... Tiens, veux-tu que je te dise, Saint-Tropez, eh bien, tu dois avoir de la corde de pendu!... j'avais bien dit que c'était toi qu'elle aimait...
— Ah ! tu avais vu ?
— Je suis plein de perspicacité! je parie qu'elle t'a dit : Mon petit Saint-Tropez, c'est mal de m'avoir méconnue, je n'ai jamais aimé que toi!... et qu'elle t'a donné un gage... je ne sais quoi, moi, une... un portrait...
— C'est vrai! tu es donc sorcier?
— Parbleu! ce portrait, tu l'as là, sur ton cœur... Cabassol appuya le doigt sur le gilet de Saint-Tropez.
— Tiens, il y est, je le sens! veux-tu faire un pari, Saint-Tropez?... je te parie qu'elle t'a écrit au bas de ce portrait quelque chose de délicieux, de tendre, d'adorable.., quelque chose comme : Il n'y a que lui, il n'y a que lui, lui, lui, lui ! ! ! Est-ce vrai?
Saint-Tropez stupéfait, inclina la tête.
— Quelle perspicacité! c'est absolument exact, voici l'autographe :
A lui, lui, lui, LUI!!!
Tulipia.
Cabassol était satisfait, la confiance lui revenait, bientôt, sans doute, le farouche Badinard allait avoir l'occasion d'enregistrer du haut du cief, ».' bonnes vengeances!
Le lendemain, après une soirée entièrement consacrée à Bezucheux et compagnie et une nuit embellie par les plus doux rêves, Cabassol retourna chez le savant Poulet-Golard.
M. Poulet-Golard avait pioché comme un nègre pendant une partie de la nuit et, dès six heures du matin, il s'était replongé dans ses études sur l'âge de pierre. Il lui tardait de voir arriver son secrétaire pour lui indiquer les travaux qu'il aurait à poursuivre, pendant que lui-même mènerait, pour se reposer, la vie de Bille de billard.
— Mon jeune ami, fit M. Poulet-Golard, je croyais vous avoir dit que je n'avais commencé à me donner quelques vacances qu'à partir de quarante-cinq ans...
— En effet vous me l'avez dit.
— Et que jusque-là, mon existence tout entière avait été à la science pure et à ses joies sereines I Vous n'avez pas reparu hier dans le sanctuaire dutra-
Tulipia était allée cacher ta douleur dans une solituda.
vail. voua n'avez pas quarante-cinq ans, VOUfl êtes jeune, sériez-vous donc blasé sur les joies sereines de la science?
— Hélas, cher maître, excusez cet instant d'oubli... Je ne suis malheureusement pas un homme de marbre comme vous, je ne suis qu'un modeste disciple, moi, je ne puis donc avoir la prétention d'égaler jamais votre stoïcisme... j'ai des faiblesses!
— Déjà ! fit M. Poulet-Golard, la jeunesse d'aujourd'hui me navre par son penchant précoce aux joies matérielles... moi, je ne me suis considéré comme libre de jeter ma gourme que lorsque, par un travail obstiné, j'ai réussi à doter mon pays et la science de lumières nouvelles, lorsque j'ai été membre de l'Institut!
— Serai-je jamais membre de l'Institut? fit Cabassol.
— N'ayez plus de faiblesses! j'avais quarante-cinq ans et demi lorsque |e me permis ma première faiblesse... comme récompense d'un important travail mené à bien... et encore, monsieur, par une inspiration de génie, ai-je songé à faire servir mes faiblesses à l'intérêt de la science!
— Gomment... vos faiblesses... servir à la science!
— Oui, mon jeune ami! apprenez qu'un véritable savant doit toujours songer à la science, qu'il dorme, qu'il veille, qu'il mange ou qu'il se promène, la science peut toujours y gagner quelque chose.
— Alors vos faiblesses?...
— Je les fis servir à des recherches scientifiques sur le résultat desquelles j'ai l'intention de publier quatre volumes de mémoires à l'Institut — recherches générales anthropologiques, recherches physiologiques, phrénologiques, psychologiques, et même paléontologiques!
— Et même paléontologiques! répéta Cabassol.
— Oui, mon jeune ami, paléontologiques, cela se rapprochait de mes autres études. De même que tous les mammifères actuels diffèrent plus ou moins des premières ébauches de leurs familles, des mammifères des âges disparus, le mammifère femme doit présenter les mêmes différences... J'étudie donc le mammifère femme encore si peu connu... Je possède une série de crânes trouvés dans les terrains diluviens, crétacés, basiques, jurassiques, tertiaires, quaternaires et, dans leur comparaison avec les crânes de nos contemporaines, j'ai découvert des différences notables et parfois aussi des ressemblances étranges!... ainsi, j'ai pu étudier un mammifère du nom de Léontine, qui possédait un crâne dont la structure était absolument semblable dans ses angles, dans ses lignes et dans ses protubérances, à un autre crâne provenant des terrains primitifs de l'Asie centrale* J'ai même l'intention de faire de cela l'objet d'une de mes prochaines communications à l'Académie, et je publierai un travail dans la Revue préhistorique avec des planches représentant mon crâne primitif de l'Asie centrale et le crâne de Léontine... Il n'y a qu'une chose qui me gêne.
— Laquelle, cher maître ?
— C'est que Léontine est une femme du monde... on la reconnaîtra, cela fera du bruit... son mari...
— Qu'importe, cher maître, l'intérêt de la science avant l'intérêt du mammifère nommé Léontine...
Recherches scientifiques de M. Poulet-Golard.
— Ma foi, c'est ce que je me dis... et puis, si le mari me cherche noise et me demande comment j'ai pu étudier ainsi le crâne de Léontine, je lui répondrai que c'est dans un salon, pendant une lecture de tragédie... je trouverai quelque chose... En attendant, mon cher secrétaire, nous allons si vous le voulez bien, nous mettre sérieusement au travail... Je prends mes vacances dès ce soir, tout doit être préparé d'ici là pour les quelques semaines de repos que je vais m'offrir...
— Je suis à vos ordres.
— Nous allons préparer cinq numéros de la Revue préhistorique. Voici les premiers chapitres d'un travail, LA FEMME PALÉONTOLOGIQUE, considérée DANS SES RAPPORTS AVEC LES AUTRES MAMMIFÈRES PRÉHISTORIQUES, cela servira de préface à mon grand ouvrage. Je vous charge de mettre de l'ordre dans la longue série de croquis et de figures rassemblée dans le carton étiqueté Mammifères préhistoriques (Femme) (?) avec un point d'interrogation. Vousy trouverez quelques crânes simiesques qui vous serviront de point de drpart à l'illustration de mon travail. Immédiatement après la femme paléontologique, vous ferez passer LE MAMMIFÈRE FEMME ACTUEL, observations et considérations. Je vais vous donner des photographies que j'ai recueillies.
— Des faiblesse? ?
— Oui... chacune a son numéro d'ordre se rapportant à un petit cahier d'observations... Vous comprenez: voici le n° 24... comment s'appelait-elle le n° 24... ah! Julie... Bon, voyez dans le carton vert, ces petits cahiers, donnez moi le n° 24... c'est cela...
Cabassol passa un petit carnet numéroté 24 dans la collection. M. Poulet-Golard l'ouvrit et le parcourut rapidement.
— Ah. l'ordre, la méthode, il n'y a que cela, voyez vous, mon cher ami... je l'avais tout à fait oubliée, le n° 24, je la revois maintenant ! Julie, chevelure châtain clair, disposition à l'embonpoint, dents admirables, d'un émail limpide... ah!... un renvoi ajouté après coup, voyons... une canine fausse!... c'est vrai, je me souviens, une canine à gauche... mais si bien imitée! il fallait mon coup d'œil d'observateur et de savant... angle facial... protubérances... très sentimentale, trouvé la protubérance crânienne indiquant une propension active au sentiment...
— Vous devriez bien me l'indiquer.
— Lisez Lavater, volume V, chapitres xxxxn et suivants, ce n'est pas bien difficile à trouver, tous les phrénologues sont d'accord... je reprends mes notes sur le n° 24... ah! cette fois une vraie découverte... Je me souviens de la joie ineffable qu'elle m'a causée... découvert après bien des recherches la protubérance crânienne de la fidélité!
— De la fidélité!... cette fois, cher maître, vous ne refuserez pas de me la faire connaître.
— Laprotubérancedela fidélité est une très faible éminence située juste au-dessus de l'oreille... elle avait échappé aux recherches de mes savants devanciers tant par sa petitesse que par sa rareté... car elle est rare, trop rare hélas!...
— Alors on peut être assuré, lorsqu'une tête féminine présente cette protubérance, que...
— Absolument assuré !
— Cher maître, c'est là une découverte merveilleuse...
— Je viens de vous dire que cette protubérance était malheureusement très rare... je ne l'ai trouvée que trois fois!... le plus souvent elle est peu appréciable et, dans mes recherches, j'ai parfois même rencontré tout le contraire d'une protubérance, un creux à la surface crânienne.
— Aïe!
— Hélas Iles découvertes delà science ne sont pas toujours consolantes.,, j'hésite même à faire connaître cette protubérance de la fidélité...
— A propos, cher maître, et la belle Tulipia, la possède-t-elle, cette protubérance?
— Mon jeune ami, elle fait partie des trois... elle possède la protubérance de la fidélité et très prononcée encore 1...
— Nous verrons bien dans quelques jours! se dit Cabassol.
Cabassol travailla toute la journée avec le plus admirable zèle, pour préparer des loisirs à M. Poulet-Golard ; il mit en ordre des piles de manuscrits, il classa des séries de documents, algonquins, allobroges, lacustres, celtiques, galliques, Scandinaves, wisigoths et autres, il couvrit de notes sous la dictée de son patron, près d'une main de papier.
Vers le soir M. Poulet-Golard se déclara satisfait... La Revue préhistorique pourrait marcher en son absence. Cabassol avait préparé huit numéros d'a-
Recherches phrénologiques : 1. Protubérance de la fidélité. — 2. Protubérance de la sentimentalité.
3. Protubérance de la frivolité. — 4. Protubérance de la légèreté, etc., etc.
(D'après M. Poulet-Golard.)
vance, huit excellents numéros bondés de travaux remarquables. Comme il était homme d'imagination, notre ami ne s'était pas borné à accomplir une besogne matérielle, il avait suggéré de plus quelques idées à M. Poulet-Golard et il avait notamment proposé, pour donner une extension plus rapide à la Revue, d'offrir en prime aux abonnés des haches de pierre préhistoriques. M. Poulet-Golard s'était frappé le front. C'était une grande idée. Sans nul doute, le public allait se précipiter avec enthousiasme, sur ces haches de pierre, précieux souvenirs de nos rudes et braves ancêtres! Gabassol fut im-tnôdiateméftl promu au grade de secrétaire de la rédaction de la Revue pré~ historique el son illustre patron promit de le faire recevoir membre correspondant des Académies des inscriptions el belles-lettres de Sl-Pétersbourg, Uockolm, Lisbonne, Calcutta, Christiania, Québec et autres.
En sa qualité de secrétaire de là rédaction, notre héros écrivit tout do suite en Norvège pour l'aire une commande de haches de pierre, de simples silex et d'os de rennes, car on était convenu de donner de haches de pierre aux abonnés d'un an, et des silex aux abonnés de six mois; les abonnés de trois mois n'avaient droit qu'à de petits os de rennes, ornements d'un goût délicieux qui se passent dans les narines et donnent à la physionomie le plus piquant caractère.
— Et maintenant que tout est expédié, S'écria M. Poulet Golard, viventles vacances ! Vous allez assister, mon cher secrétaire, à la transformation d'un savant austère en une joyeuse et batifolante Bille de billard! Je vais me couronner de roses ! La sage Minerve va être délaissée, vivent les jeux et les ris, les coupes pleines, les...
— Et vive Tulipia ! s'écria Gabassol.
M. Poulet-Golard se mit en devoir de dépouiller sa robe de chambre-bibliothèque pour procéder à sa toilette d'homme à bonnes fortunes.
— Ah, mon cher secrétaire, Tulipia est ravissante, vous en jugerez tout à l'heure... faut-il vous dire le doux espoir dont se berce mon cœur?... j'espère la décider à s'envoler avec moi vers le rivage fleuri de Monaco !... Elle me l'a presque promis...
— Je me sauve! à sept heures, je serai au rendez-vous!
En allant s'habiller, Gabassol adressa un télégramme à M e Taparel pour l'avertir delà série de vengeances qui se préparait. 11 ne doutait pas du succès et l'annonçait positivement...
Gabassol, aguerri par la série de luttes qu'il soutenait depuis son héritage, se proposait de souffler Tulipia, ce soir même, à ses six adorateurs, par un moyen que son imagination lui inspirerait au bon moment; à l'heure dite, il arrivait au cabaret du boulevard indiqué comme lieu de rendez-vous.
Bezucheux et ses amis l'attendaient en face d'apéritifs variés.
— Mon petit bon ! s'écria Bezucheux en l'apercevant, ton illustre patron, M. Poulet-Golard, m'a volé sans doute le plaisir d'amener Tulipia à nos agapes !... Je viens de passer chez notre aimable amie, et son concierge m'a empêché de monter en me disant qu'elle était déjà partie...
— Et tu n'es pas jaloux? demanda tout bas Cabassol à son ami.
— Jaloux de ce vieux singe ! Mon cher, tu nous fais, à Tulipia et à moi, jne grave injure. N'étaient les sentiments d'amitié solide qui m'unissent à toi, je serais tenté de t'en demander raison!... Je m'amuse beaucoup... L'autre jour ils étaient brouillés et j'ai dû les raccommoder. Tulipia était furieuse, M. Poulet-Golard, dans la conversation, l'avait appelée mammifère!! !
— Mon ami, je vais te révéler une chose qui te fera plaisir, tu sais que M. Poulet-Golard s'occupe de phrénologie...
M. Poulet-Golard découvrant la bosse de la fidélité.
— Oui, répondit Bezucheux, il m'a même affirmé que je possédais la bosse de l'éloquence politique... il a vu tout de suite que j'avais été sous-préfet et que je serais député un jour!
— Eh bien, M. Poulet-Golard a découvert chez Tulipia la protubérance de la fidélité.
— Vraiment?
— Oui ; de la fidélité!... Dis donc, c'est une bosse qui lui sera poussée depuis...
— Tais-toi, misérable, n'outrage pas un ange... Tu sais bien que tout s'est expliqué et que les autres n'ont que du platonisme ! Ce que tu me révèles va me faire croire à la phrénologie.
L'arrivée de M. Poulet-Golard, pimpant et musqué comme un danseur de ministère, interrompit la conversation. Au grand étonnement de Bezucheux et des autres, il était seul.
— Comment I s'écria Bezucheiu, vous n'amenez pas Tulipia?
— Gomment! s'écria M. Poulet-Golard, la galanterie française est donc expirante, pas un de vous n'a été lui offrir son bras...
— J'y suis allé ! répondit Bezucheux, on m'a dit qu'elle était déjà partie... j'ai pensé que vous étiez allé la prendre...
— C'est extraordinaire !... Je comptais sur vous, au contraire... Enfin, attendons... elle va venir sans doute...
Tulipia n'arrivait pas. L'impatience commençait à gagner les convives. Bezucheux, inquiet, sonna le garçon.
— Il n'est pas venu une dame blonde demandant le n° 12... Voyons, cherchez bien, vous ne l'auriez pas envoyée à une autre société?
— Non, répondit le garçon, nous n'avons pas encore beaucoup de monde, il y a deux dames et deux messieurs au n° 7, un monsieur tout seul au n° 9, qui a aussi l'air de s'ennuyer...
— Etrange ! étrange ! murmura Bezucheux en se rasseyant.
Trois quarts d'heure se passèrent encore. Cette fois l'inquiétude avait gagné tout le monde...
Bezucheux sonna encore une fois le garçon.
— Eh bien, il n'est venu personne?...
— Si monsieur, une dame pour le n° 9...
— Malheureux, il fallait nous l'envoyer... c'était pour nous...
— Vous m'avez dit une dame blonde, celle-ci est châtain...
— Je veux la voir !
— Monsieur sait bien que c'est impossible.
— Je veux la voir! répéta Bezucheux, l'entrevoir seulement une minute... tenez garçon, voilà deux louis...
— Mais...
— Laissez levoir,glissaCabassolàl'oreilledugarçon,monsieur est le mari de la dame, vous nevoulezpasle forcer à recourir au commissaire de police.
Le garçon fit un geste d'acquiescement.
— Ma foi, je m'en lave les mains, je dirai que vous m'avez poussé. Toute la bande s'engouffra dans le couloir en marchant sur la pointe des pieds. Le garçon parvenu devant le n° 9, mit un doigt sur ses lèvres pour recommander le silence et ouvrit brusquement la porte.
— Monsieur a sonné?... dit-il.
Deux petits cris d'effroi lui répondirent, il referma vivement la porte. Mais Bezucheux et Cabassol avaient eu le temps de voir que la dame du n° 9 ri était pas Tulipia.
Elle était très gentille, la dame du n 0 9, et très gracieuse dans son émotion, mais ce n'était pas Tulipia !
T)rf
Ko
tout?
Les faiblesses de M. Poulet-Golard.
— Ce n'est pas elle ! fît tristement Bezucheux.
— Gomment, dit le garçon à Cabassol, il n'est pas content que ce ne soit pas sa femme?
Tout le monde était rentré dans le cabinet où la table servie réclamait ses
M« Taparel abattu.
— Qu'est-ce que cela veut dire? Tulipia nous avait bien promis...
— Voyons ! dit Cabassol, je vais prendre une voiture et volera sa recherche, un peu de patience...
— Allons-y tous ensemble, s'écria Bezucheux. Le retour du garçon l'interrompit.
— Monsieur, dit-il, cette fois, voilà quelqu'un pour vous !
— Ah 1 enfin ! exclamèrent les amis de Tulipia, avec de grands soupirs de soulagement.
Chacun s'était levé, le garçon s'effaça pour laisser entrer la personne annoncée...
Et notre respectable ami, M B Taparel parut sur le seuil.
— Ce n'est pas Tulipia! gémirent les infortunés convives en se laissant retomber sur leurs chaises.
Cabassol* qui avait conservé un peu plus de sang-froid que les autres, remarqua dans toute la personne de M e Taparel un air d'effarement qui le surprit.
— Non, ce n'est pas Tulipia ! prononça M 0 Taparel avec effort, non, messieurs, ce n'est pas Tulipia, au contraire!... Et je viens vous annoncer...
— Quoi?...
— Tulipia est partie!...
— Partie ! s'écrie Bezucheux plein d'émoi.
— Envolée! disparue! évanouie! enlevéelj'en ai bien peur... Et comme j'ai appris par un télégramme de M. Cabassol votre réunion ici, je suis accouru vous prévenir de cet événement, qui, je le crains, vous intéresse tous...
— Mais ce départ,comment avez vous su...
— J'arrive de chez elle, vous dis-je, j'ai passé l'après-midi a courir à sa recherche, je... enfin, elle est partie... elle m'a trahi, la perfide !...
M. Poulet-Golard, Bezucheux et les autres se levèrent à ce mot.
— Comment, elle vous a trahi!...
— Hélas ! fit M e Taparel s'écroulant sur un siège, mais laissez-moi vous expliquer... Tenez, c'est bien simple... je... non... enfin, elle est partie... Voilà ce que son concierge m'a remis, des papiers timbrés, des commandements, — voyez, tout est saisi chez elle et elle est partie!
M e Taparel ouvrant son portefeuille, éparpilla un fort lot de papiers timbrés. Bezucheux, Lacostade et M. Poulet-Golard, se les arrachèrent pour les parcourir du regard...
— Ah! s'écria M. Poulet-Golard, commandement du tapissier... mais je croyais l'avoir payé ce tapissier...
— De quel droit? fit Bezucheux.
— Monsieur, je pourrais moi-même vous demander de quel droit vous vous en offusquez !
— Ah! exclama Lacostade, un portrait d'elle, M e Taparei possède un portrait d'elle !
— C'est inoui ! s'écria Bezucheux.
M e Taparel baissa la tête.
— Voyons? dit Cabassol.
A lui, lui, lui, LUI t
Tulipia.
— Lui aussi ! gémirent Bezucheux et les autres.
— Ah! grand Dieu! s'écria M. Poulet-Golard, mais alors, la phrénologie serait donc une science vaine! Tulipia,sous la chevelure que j'ai tant aimée, possédait la protubérance de la fidélité... je l'ai constaté... et elle m'a trahi avec ce notaire...
— Elle nous a trahis !
Et d'un geste fier, chacun des infortunés jeta sur la table une photographie portant les mêmes mots :
A lui, lui, lui, LUI1
Tulipià.
— Il n'y a toujours que moi qui n'en puis montrer autant, s'écria Gabassol furieux, c'est humiliant à la fin !
Çç n'était pas Tulipitю
— Ainsi donc, le voilà votre platonisme ! s'écria Bezucheux en se croisant les bras.
Lacostade et les autres baissèrent la tête.
— Je ne répandrai pas la plus petite goutte de. votre sang, je ne vous demanderai pas la moindre réparation, reprit Bezucheux avec noblesse, la beauté de ïulipia, la voilà votre excuse, la voilà votre circonstance atténuante. Tulipia seule est coupable, moi j'ai à me reprocher d'avoir été imprudent, vous connaissant comme je vous connais, vous sachant inflammables
Bl de complexion tendre,je n'aurais pas dû vous permettre Le platonisme!
— Oui, voilà l'imprudence 1 dil Pontbuzaud,
— Oublions-la, messieurs ! s'écria Lacostade; il me semble que nous couper la gorge pour une perfide telle M 1 "' Tulipia, serait absurde et ridicule !
Oublions-la, ce sera son châtiment!...
Cabassol âvail entraîné M' Taparel dans un coin.
— Ainsi donc, lui dit-il à voix basse, vous vengiez Badinard vous-même ! Vous, simple exécuteur testamentaire, vous avez empiété sur mes attributions... mais, j'y pense, M. Miradoûx, le second exécuteur testamentaire ne... lui aussi...
— Non, Miradoûx est pur! balbutia le notaire.
— J'en suis bien aise ! mais, dites-moi, est-ce par défaut de confiance dans mes facultés personnelles que vous vous occupiez de... mes.,
— Non, je vengeais Badinard sans le savoir... J'ignorais... la situation de Tulipia... je...
— Alors e.'e.-l comme homme privé et non comme fonctionnaire public que vous avez roucoulé aux pieds de la perfide Tulipia. C'est inouï!... Quand on dit que le niveau de la moralité descend tous les jours, on a parfaitement raison...
— Hélas ! ce sont les opérations scabreuses de la liquidation Badinard qui m'ont perdu!... moi, jadis notaire candide et mari plein de tranquillité, j'ai été emmené peu à peu hors du sentier étroit de la vertu, par mon dangereux mandat d'exécuteur testamentaire... C'est la faute à Badinard, tout le poids de mes erreurs retombe sur lui, car c'est à cause de lui que j'ai connu Tulipia !... Vous vous souvenez que le jour où...
— Ah 1 ne me donnez pas de détails !
— Soit, j'ai été amené à connaître Tulipia par le désir de faciliter vos recherches et votre tache, et...
— Hélas! et maintenant la voilà partie, cette volage Tulipia, la voilà partie sans que j'aie pu accomplir les six vengeances que je croyais si faciles... ce Jocko du club des Billes de billard qui nous a donné tant de mal, qui m'a tant fait courir, je le tenais enfin, j'allais sévir et... Vraiment, c'était bien la peine de pâlir depuis des semaines sur les manuscrits de M. Poulet-Golard, de devenir à force de travail, secrétaire de la Revue préhistorique, d'apprendre des langues parlées par des populations de l'âge de pierre et d'acquérir des titres à celui de membre correspondant de l'institut de Québec, pour perdre en une heure le fruit de tous ces travaux peu récréatifs !... Je suis démoralisé !
— Tout cela ne serait rien ! gémit AI 0 Taparel en courbant de plus en plus la tète. Cela ne serait rien, si...
— Grand Dieu! vous m'épouvantez !... qu'y a-t-il encore?... Quel nouveau malheur?...
- 11 y a...
— Dites vite !
— Il y a que je suis un notaire indigne ! Il y a que mes panonceaux sont à jamais déshonorés !... Écrasez-moi, j'ai manqué à tous mes devoirs, j'ai failli aux obligations les plus sacrées, j'ai...
Tulipia l'a emporté.
— Qu'avez-vous fait?
— J'ai perdu l'album de M me Badinard !
— L'album!... mais alors... impossibilité d'exécuter les vengeances imposées par feu Badinard... alors, la succession...
— Serait perdue pour vous si nous ne retrouvions cet album !... Mais nous le retrouverons, nous retrouverons Tulipia, car c'est elle qui l'a emporté!...
— Toujours Tulipia !!!... Gomment, vous avez laissé l'album de la succession Badinard entre les mains de Tulipia! mais c'est un indigne abus de confiance!... c'est inouï, on ne retrouverait pas deux faits semblables dans les fastes du notariat!...
— Accablez-moi! J'ai été amené à... cette erreur... par la pensée que M 11 . 6 Tulipia serait peut-être à même de me donner sur les personnages qui ont attenté à l'honneur conjugal de M. Badinard, des indications de nature à aider considérablement votre tache de vengeur !... et, j'ai eu la faiblesse de laisser l'album chez Tulipia...
— J'y pense, si vous lui avez révélé notre but... tout est perdu !
— Non, 7 je n'ai rien dit! Tulipia a paru extraordinairementintéressée par les photographies, j'en ai conclu qu'elle connaissait certains des ennemis de Badinard... et cela m'a confirmé dans l'espoir de recueillir quelques rensei-gnements de plus sur eux... Aujourd'hui, — agité par je ne sais quels pressentiments — je retourne chez elle, et j'apprends tout... ses embarras d'argent, les poursuites de ses créanciers, la saisie et sa fugue ! un enlèvement sans doute !
— C'est bien probable !
Cabassol accablé par tant de disgrâces, laissa tomber les bras comme un homme découragé.
— Nous la retrouverons, s'écria M 6 Taparel ému, il le faut! Une femme comme Tulipia ne disparaît pas comme cela... nous retrouverons l'album.
— Mais s'il est saisi?
— Il n'est pas saisi, Tulipia l'a emporté, j'ai interrogé sa femme de chambre, laquelle, furieuse de ne pas avoir été emmenée, m'a tout avoué... Bezu-cheux, Lacostade, Poulet-Golard, etc.. je sais que Tulipia a emporté ses bijouxet l'album !
Cabassol désespéré s'abîma dans de sombres réflexions. 11 en fut tiré par Bezucheux de la Fricottière, qui venait lui serrer la main.
— Noble cœur ! dit Bezucheux, toi seul étais pur, Tulipia ne t'a pas aimé, toi, et c'est toi qui te montres le plus affligé de nous tous 1
Comme le festin, depuis longtemps servi, refroidissait, Bezucheux donnant l'exemple de la fermeté d'âme, proposa de se mettre à table.
— Nous la retrouverons ! dit tout bas Cabassol à M 0 Taparel en lui serrant vigoureusement la main.
L'ENLEVEMENT
DE TULIPIA
665-S2— MPR1MER1E D. EARD1N ET C', A SA1NT-GERM A iN
L'ENLÈVEMENT
DE TULIPIA
TEXTE ET DESSINS
A. ROBIDA
PARIS
I LIBRAIRIE M. DREYFOUS
7, RUE DU CROISSANT.