TROISIÈME PARTIE L'ENLÈVEMENT DE TULIPIA

I A la recherche de Tulipia. — Les habitantes de la villa Girouette. — Comment Ca-bassolet deux clercs de notaire se virent obligés de signer des promesses de mariage.

Le Courrier de Monaco, dans le Figaro du 17 février 18**, fut particulièrement intéressant, car notre ami Gabassol, qui lisait ses journaux d'un air navré en brûlant quelques

Au tir aux pigeons de Monte-Carlo.


cigarettes après déjeuner, bondit en l'air à la lecture de cet article et faillit renverser sa table couverte encore du service à café.

Après le parallèle obligé entre les arbres parisiens, squelettes chargés de neige, et les verts palmiers de la corniche, éternellement chauffés par le soleil, citoyen monégasque à perpétuité, le Courrier de Monaco signalait la présence à la dernière fête de Monte-Carlo, d'une foule de notabilités aristocratique! internationales : le duc et la duchesse de Canisy; la comtesse Léonore des Mâchicoulis, épanouie dans tout le charme de sa beauté blonde; le général Staratso/f, qui eut la jambe et le nez emportés au premier assaut de Plewna; la princ< »se Patarofjf, qui venait de faire sauter la banque ; la ravissante con-tessina L irberini, encore tout émotionnée par son procès en séparation; le prince de la finance Grobfield and C°, de New-York ; Cempereur du pétrole, John Fli-berman, de Chicago, etc., etc.

11 n'y avait pas là de quoi faire bondir notre ami Gabassol ; le paragrapne suivant, dans lequel le chroniqueur annonçait l'arrivée du prince héréditaire de Bosnie, le jeune et sympathique Michel, voyageant incognito, n'était pas davantage émotionnant. L'avant-dernière ligne seule avait pu produire cet effet excessif sur le vengeur de feu Badinard, l'avant-dernière ligne où notre héros et ami avait lu tout à coup, sans s'y attendre, le nom de Tulipia imprime presque en toutes lettres.

Voici quelle était la teneur exacte de cette ligne révélatrice :

« La palme de l'élégance décernée à une autre de nos demi-mondaines, la ravissante Tul.... Bal

Ainsi la trompeuse amie de Bezucheux, disparue depuis plus de trois' semaines, était retrouvée! Il n'y avait pas de doute à avoir, c'était bien de Tulipia Balagny que parlait le Courrier de Monaco.

Depuis trois semaines, M e Taparel et M. Miradoux vivaient dans un état d'inquiétude impossible à décrire, et Miradoux maigrissait encore, — ce dont il ne se croyait plus capable, — depuis que, par suite des coupables imprudences de M 0 Taparel, la ravissante Tulipia avait pris la clef des champs en emportant l'album de M m0 Badinard, la pièce principale du dossier de la succession Badinard, sans laquelle le légataire universel et les exécuteurs testamentaires ne pouvaient rien faire, et dont l'absence prolongée devait mettre à néant les espérances de Cabassol, en l'empêchant d'exécuter les conditions imposées par le testateur.

La ravissante Tulipia, depuis ces trois semaines, était demeurée introuvable ; toutes les recherches des intéressés avaient été inutiles, nul n'avait pu dire dans quelle direction la volage enfant avait porté ses pas et le précieux album aux soixante-dix-sept photographies.

aviser avec lui aux moyens de recouvrer, dans le plus bref délai possible, l'album envolé. Lorsque Cabassol, le numéro du Figaro à la main, entra dans le cabinet du notaire, M 0 Taparel comprit qu'il y avait quelque chose de nouveau.

— Eh bien ? demanda-t-il d'une voix inquiète.

— Elle est à Monaco ! s'écria Cabassol en agitant triomphalement le Figaro.

— Mon chapeau 1 s'écria le notaire, je pars...

— Un instant! tenons conseil d'abord... -^ Ah! c'est que, voyez-vous, j'ai hâte de relever la tète, je veux confondre Tulipia et retrouver l'album Badinard, perdu par ma faute... Le remords me ronge... Si je tardais plus longtemps à réparer le tort grave causé par un instant d'oubli de mes devoirs professionnels, je serais capable de me pendre à mes panonceaux déshonorés !

Miradoux, entré sur ces entrefaites, aida Cabassol à consoler la douleur de M e Taparel, et tous trois, redevenus calmes, discutèrent sérieusement les moyens à employer pour obtenir de Tulipia la restitution des soixante-dix-sept photographies.

11 fut convenu que Cabassol, muni de capitaux importants, partirait immédiatement pour Monaco avec Miradoux et deux clercs de l'étude pour l'aider dans ses opérations ; à Monaco il agirait suivant ses inspirations et s'arrangerait pour rentrer en possession de l'album, soit en l'achetant à Tulipia, soit en enlevant de haute lutte le cœur de la cruelle et volage enfant.

Les membres de l'expédition partant à la conquête de l'album de Tulipia n'eurent pas beaucoup de temps à consacrer à leurs préparatifs ; leur chef Cabassol leur donna

La comtesse Lconore des Muchicouiia.

John Flibc-man and C.

La princesse Pataroû".

Le duc et la duchesse de Canisy.

La contessina BarLerini.


rendez-vous à la gare de Lyon pour le rapide du soir. Miradoux emmenait son troisième et son quatrième clercs, jeunes gens aimables et intelligents, qui, dans certaines circonstances, pouvaient rendre de grands services.

A la gare, Cabassol rencontra quelques figures de connaissance ; ce fut d'abord Bezucheux de la Fricottière fils, qui eut un soubresaut d'é-tonnement à sa vue, puis Lacostade arrivant en costume de voyage, puis Saint-Tropez, enfermé dans un ulster imperméable, puis Pontbuzaud, et enfin Bisseco le ticket au chapeau et le sac en bandoulière. Tous tenaient à la main le Figaro, plié du côté de l'article : Courrier de Monaco.

— Eh, mes petits bons! proféra Cabassol, voua y voilà I vous vous lancez sur la piste 1

— Sur quelle piste? fit Bezucheux en témoignant une surprise bien jouée, je vais tout simplement surveiller papa...

— A Monaco?

— Oui, à Monaco où il mène une vie par trop torrentueuse I II m'écrit pour m'ernprunter cinq cents louis jusqu'en avril prochain...

— Et tu les lui portes?

— Non, je vais lui dire que je ne veux pas les lui prêter; je ne pouvais pas lui dire ça par lettre, tu comprends, les convenances 1... j'aime mieux lui faire de la morale verbalement !

— Allons donc ! Vous avez appris que Tulipia était à Monaco, et vous courez tous vous rouler à ses pieds...

— Au contraire ! s'écria fièrement Bezucheux, j'ai l'intention, si je la rencontre, de l'accabler de ma froideur!...

— Moi, dit Lacostade, de mon indignation 1

— Moi, dit Saint-Tropez, je broierai son âme par un simple regard chargé de mépris !

— Moi, fit Bisseco, je la pulvériserai d'un coup d'œil fulgurant!... un de ces coups d'oeil dont on ne se relève pas!.-

— Quant à moi, dit Pontbuzaud, mon intention bien arrêtée est de faire sauter la banque sous ses yeux, sans daigner jeter un regard de son côté... D'abord, comme elle m'a trompé, j'ai dans l'idée que si je joue en sa mi^^MÊi I présence, cela me portera bonheur... Tulipia sera mon fétiche, sans s'en douter !

— Eh bien! et toi, mon petit Gabassol, reprit Bezu-cheux, que vas-tu faire dans le pays où fleurit Tulipia?

Cabassol et Tulipia s'en allèrent sons les palmiers.


— Moi, fit Cabassol embarrassé, moi, oh! moi, c'est différent ; je vais pour un mariage. Vous voyez ces messieurs là-bas?...

El il montra d'un mouvement de tête Miradoux et les deux clercs*

— Tous notaires, mes enfants! Ils m'ont déniché une héritière sérieuse devant qui je vais poser ma candidature.

— Très bien, mon ami, très bien ! Nous te laissons avec tes notaires. Tu leur parleras de nous, pour le cas où ton héritière te blackboulerait...

Kn montant en wagon, Cabassol trouva installé dans son compartiment un monsieur enveloppé dans un ulster à collet relevé qu'il crut reconnaître. Le monsieur avait la figure plongée dans le Figaro; tant que le train fut en gare, le monsieur ne bougea pas. Gomme il ne pouvait aller ainsi jusqu'à Nice, Cabassol prit patience. A Fontainebleau, le monsieur se décida abaisser son masque, et Cabassol put saluer son ex-patron, M. Pculet-Golard.

— Eh bonjour, cber maître! dit Cabassol, vous allez à Monaco? je parie que je sais ce qui vous y attire !

— Mon cher secrétaire, on vient de découvrir dans les terrains de Menton une femme pétrifiée....

— Ne se ait-ce pas Tulipia?

— Non, il s'agit d'une femme de quatre mille ans.

— Un bel âge! Son mari peut être tranquille... Plus jeune, la dona è trop mobile!

Cabassol descendit à l'hôtel de Rouge et Noire, à Monte-Carlo, en face de la petite principauté, qu'il voyait tout entière par une seule de ses fenêtres. Sur le livre de l'hôtel il écrivit simplement et illisiblement son nom, « Cabassol », au-dessous duquel le modeste Miradoux inscrivit les mots et sa suite, ce qui fit que les voyageurs furent aussitôt pris pour des notabilités diplomatiques.

— Que dit-on ici? demanda Cabassol au majordome de l'hôtel, personnage à tournure de chambellan ; de qui parle-t on?

— Du prince de Bosnie. Son Altesse est ici, elle occupe l'appartement au-dessous de celui-ci, avec son précepteur le baron de Blikendorf.

— Vraiment! fit Cabassol. Et en fait de dames?

— Nous avons, à Monte-Carlo, la grande duebesse douairière de LipFeld, la grand'mère du roi de...

— Je ne vous parle pas des grandes duchesses douairières, ditsévèn m ni Cabassol, je vous parle de grandes duchesses plus folâtres! Connaissez-vous Tulipia?...

— Madame Tulipia de Balagny? Parfaitement, monsieur, elle occupe la villa Girouette, que vous pouvez voir de vos fcnêlres.

— La petite villa ici, dans le jardin aux quatre palmiers?

— Oui, monsieur.

— C'est bien, je vous remercie,

Le chambellan s'inclina et disparut.

Cabassol se mit à la fenêtre et put examiner à loisir la villa honorée de la présence de M mo de Balagny. — C'était une petite villa italienne toute en

La villa Girouatt


terrasses et en balcons garnis de plantes grimpantes, au centre d'un petit jardin plein de cactus et d'agaves poussant en liberté. En face de l'hôtel de Rouge et Noire, de l'autre côté de la villa, s'élevait un autre hôtel, l'hôtel de Gènes, plongeant aussi sur les jardins des Girouettes. Aux fenêtres de cet hôtel, Cabassol aperçut ses amis Bezucheux, Lacostade, Bisséco, Pontbuzaud, et Saint-Tropez, éparpillés à des étages différents, mais tous penchés sur la vilk et interrogeant chacun un garçon.

— Bon! pensa Cabassol, ils savent déjà qu'elle est là.

Le jour même, esclaves de leur devoir, Cabassol, Miradoux et les deux clercs se mirent à l'œuvre. A vrai dire, Miradoux et les deux clercs avaient une besogne facile : ils devaient se contenter d'admirer le ciel bleu et les palmiers, en attendant les indications du cbef de l'expédition. Après une petite séance au tir aux pigeons et une heure donnée au concert, le moment vint d'aborder la véritable reine de la principauté, Son Altesse la roulette.

Gabassol avait à plusieurs reprises aperçu Tulipia, soit assise sous les palmiers des jardins de M. Blanc, soit au tir aux pigeons; mais il l'avait vue trop entourée pour qu'il lui fût possible de l'aborder. Il ne lui avait jamais été présenté régulièrement, mais Tulipia devait le connaître de vue; il espéra que, devant la roulette, il lui serait facile de se présenter lui-même.

Quand il entra dans le salon de jeu, la première personne qu'il aperçut fut Tulipia en train de mettre une poignée de louis sur un numéro. Cabassol s'assit immédiatement à côté d'elle, en attendant une occasion d'engager la conversation.

Non loin de Tulipia, le sieur de Pontbuzaud pontait avec ardeur, les veux fixés, pour se porter chance, sur celle qui l'avait trompé; en face, M. de la Fricottière, le père, luttait contre la banque tout en disant des choses agréables à une jolie blonde assise à ses côtés. Derrière lui Bezucheux fils, s'appuyait sur sa chaise, souriant déjà de la tête que ferait M. son père quand il allait se retourner. Dans la foule Lacostade, Pontbuzaud et les autres promenaient leur mélancolie.

L'occasion espérée par Gabassol tardant à se présenter, notre héros la fit naître brusquement; par une feinte maladresse, il laissa tomber son portefeuille du côté de Tulipia et se mit à genoux pour le ramasser.

— Mille pardons, madame! je suis confus...

— Comment donc, monsieur!

— Madame, je bénis la maladresse qui m'a permis de me mettre à vos pieds... je suis superstitieux, madame, je vois dans ce hasard une indication céleste...

— Vraiment!

— Oui, madame, et n'était l'endroit, je solliciterais l'autorisation de rester ainsi, avec une guitare, pour chanter votre beauté à son aise.

Une heure après, Gabassol, qui avait insisté pour tenir le jeu de la charmante belle, perdait une quinzaine de mille francs; mais son but était atteint, il avait entamé la conquête de ce cœur éminemment léger, que M. de la Fricottière le fils — et il avait ses raisons pour cela—comparait, pour la stabilité, à un petit ballon du Louvre.

En quittant la roulette, Cabassol offrit son bras à Tulipia et s'en alla sous les palmiers admirer les vagues bleues de la Méditerranée. Bezucheux et les autres, qui le virent passer, cuirassèrent leurs cœurs et foudroyèrent le groupe du feu de leurs regards indignés.


Liv. 42.

L'enlèvement de Tulipia.


Pour se remettre, Bezucheux s'en alla faire une scène à son père qui ne l'avait pas encore aperçu.

— Bonjour, papa! dit-il en lui frappant sur l'épaule.

— Tiens ! fit M. de la Fricottière en se retournant, c'est toil tu m'apportes les cinq cents louis, c'est d'un bon fils!

— Je n'apporte rien du tout, papa, que des remontrances serrées!... Voyons, est-ce que vous croyez que ça peut durer comme ça? Je sais tout, je sais que, non content d'hypothéquer votre ferme de la Barbotte, la dernière,

Tulipia à la roulette.


vous cherchez à la vendre... et après? vous entamerez votre terre de la Fricottière, n'est-ce pas? Non! non! non! je ne peux pas vous laisser entamer la Fricottière, fief patrimonial, maison de mes ancêtres I C'est assez fricotter comme ça, je...

— Du tout! je ne toucherai pas à la Fricottière, c'est sacré! j'ai autant que toi souci du berceau de la famille... mais si je suis embarrassé pour une échéance, je peux bien donner une petite hypothèque..*

— Vous ne pensez donc pas qu'il serait temps d'offrir à la France le concours de votre expérience et de vos facultés?... au lieu de gaspiller votre vie à travers tous les boudoirs...

— Oh ! tdus les boudoirs, tu exagères!...

— Pourquoi ne vous faites-vous pas nommer député? Je ne vous parle pas d'entrer dans la diplomatie, il est un peu tard, mais dans la politique active, à la chambre... au ministère, peut-être, vous trouveriez l'emploi de vos ardeurs!... Les élections se préparent, l'arrondissement de la Fricottière est excellent, adoptez un parti... ou plutôt adoptez-les tous, soyez candidat com-posite et vous battrez vos adversaires I...

— Prête-moi cinquante louis, la banque est eu déveine, je vais me rattraper.

Bezucheux de la Fricottière Misse leva furieuxel sortitpourse mettre à la recherche de ses amis. — Il les retrouva sur la terrasse dominant la mer, éparpillés et suivant l'un derrière l'autre la promenade de Tulipia au bras de l'heureux Gabassol.

Ce fut seulement après trois jours de flirtage presque ininterrompu, que Gabassol put se croire assez près d'un résidât important. Une déveine constante avec la rouge comme avec la noire, déveine supportée noblement, l'avait posé dans l'esprit de Tulipia, la charmante belle s'attendrissait et lui donnait moins de coups d'éventail sur les mains quand il serrait un peu trop fortement son bras sous le sien en contemplant la Méditerranée.


La superbe assurance de Cabassol, jetant sans compter les billets à la roulette insatiable, lui avait déjà valu une certaine notoriété dans la colonie. — Quelques personnes se disant bien informées avaient fait courir le bruit que ce joueur aventureux n'était autre que le président de la république de Honduras en train de manger un emprunt. — Miradoux et les deux clercs de notaire, avec qui on le voyait en fréquentes conférences, passaient pour ses ministres et recevaient en cette qualité des propositions de martingales infaillibles pour faire sauter la banque dans les prix les plus doux.

Miradoux et l'un des clercs de notaire, tentés par le démon du jeu, avaient eu des chances diverses, le jeune clerc était en gain d'une dizaine de mille francs, mais le pauvre Miradoux perdait vingt-quatre francs, ce qui bourre-lait ses nuits de remords cuisants.

— Misérable! se disait l'infortuné, tu te croyais au-dessus des passions humaines, tu te disais des douceurs, tu t'appelais vieux philosophe, homme sage, et voilà !... Désormais tu n'as plus le droit de te draper dans ta superbe... tu n'es qu'un joueur! Tu as pourtant vu Frederick dans Trente ans ou la Vie d'un joueur...

Un jour, en revenant de faire avec Tulipia, une promenade sentimentale sur la cote, Gabassol apparut radieux à ses complices.

— Mes enfants! dit-il, tout va bien, c'est pour ce soir!

— Bien vrai? s'écria Miradoux.

— Tulipia cède à ma flamme ! j'ai obtenu l'entrée de la villa Girouette, et comme première preuv les mains tant que je v son propriétaire!... O soir, messieurs, j'aurai reconquis l'album de la succession Badi-nard!

— Alors, demain, nous partons! exclama Miradoux, demain nous dirons adieu aux rivages ^ fleuris, mais perfides de Monaco! Il était temps car je sentais ma force dame et ma philosophie sombrer dans le gouffre, car, je l'avoue la rougeur au front, j'étudiais une martingale!

— J'ai quitté Tuli-pia pour vous prévenir, il est entendu que je la retrouverai tantôt au Casino.

Miradoux et les deux clercs se voyant à la veille 'de quitter Monaco, résolurent d'employer convenablement leur dernier , jour; tous trois se précipitèrent vers la roulette où Cabassol vint les retrouver en attendant Tulipia.

La déveine s'acharna sur Miradoux, qui perdit encore trente francs! Honteux et e d'affection, d'abord la permission de lui embrasser oudrais, et ensuite celle d'arranger ses affaires avec

Une table de roulette à Monte-Carlo.


furieux à la fois, il usa de son autorité pour arracher violemment de la table Fatale ses deux jeunes collègues, et pour les emmener devant (a tuer relrem-per leur âme dans un bain calmant d'azur et d'idéal. Gabassol resta seul à attendre Tulipia qui ne se pressait point d'arriver. Notre ami était assez inp quiet, mais la vue de Bezucheux et de ses amis rôdant comme des âmes en peine, le rassura; aucun d'eux n'avait détourné Tulipia.

A la fin Cabassol se fatigua d'attendre et quitta le Casino pour aller déli-bérément sonner à la porte de la villa Girouette. Le chambellan de l'hôtel de Rouge et Noire l'arrêta au passage.

— Madame de Balagny est sortie, dit-il, elle a pris une voiture à l'hôtel pour aller avec une amie faire une promenade à Roquebrune...

— Bon ! donnez-moi aussi une voiture, je vais prendre un peu l'air de ce côté...

11 faisait nuit noire lorsque Gabassol revint de sa petite excursion à Roquebrune, sans avoir rencontré Tulipia. L'hôtel était en remue ménage, le chambellan présidait au départ d'une quantité de grandes caisses que l'on chargeait sur et dans un omnibus; il trouva cependant le temps de dire à notre héros que M me de Balagny avait changé d'avis et avait dirigé sa promenade du côté d'Eza, au lieu d'aller à Roquebrune.

— Excusez-moi, je vous prie, ajouta le chambellan, je m'occupe du départ des bagages de S. A. le prince de Bosnie...

— Bien ! bien ! fit Cabassol.

Tout s'expliquait. Il avait cherché d'un côté pendant que la capricieuse Tulipia se promenait de l'autre; en se retournant, il aperçut la villa Girouette brillamment éclairée; Tulipia était-cliez elle, elle l'attendait, il allait pouvoir se présenter.

Et bien vite, Gabassol expédia son dîner, dans la grande salle a manger de l'hôtel, sans prendre garde aux bavardages des dîneurs attardés qui ne causaient que du départ du prince de Bosnie.

Miradoux et les deux clercs l'attendaient en fumant dans le jardin de l'hôtel. Dès qu'il parut, ils se levèrent et lui portèrent leurs félicitations anticipées.

— Mon bon ami, dit Miradoux, vous êtes un heureux coquin, elle vous attend! Tout à l'heure nous l'avons vue s'accouder à la fenêtre du petit salon donnant sur le jardin et rester pensive, les yeux élevés vers l'astre des nuits!... Allons, vous allez réparer les imprudences de M e Taparel et retrouver l'alhum sans lequel vous risquez de perdre l'héritage de feu Badi-nard. Quand vous aurez obtenu sa restitution, je l'enfermerai dans ma caisse... moi seul en aurai la garde, et la sévérité de mes principes vous est un sûr garant de mon incorruptibilité! En avant, nous allons vous conduire jusqu'à la porte...

Cabassol, suivi de ses complices, sortit de l'hôtel en même temps que

Ravissante Tulipia, pourquoi parlez-vous anglais?


l'omnibus chargé des bagages du prince de Bosnie. La villa Girouette s'était replongée dans l'obscurité, mais Miradoux, pressant le bras de Cabassol, lui fit remarquer une blanche figure de femme accoudée à une fenêtre

— C'est elle! fit Cabassol, ah! si j'avais une guitare ou simplement un cornet à piston pour lui donner une sérénade !

— La porte du jardin est ouverte, dit tout bas Miradoux.

— Tn-s bien, on m'attend! Donnez-moi les roses que vous avez à vos boutonnières pour que je signale ma venue...

CaLM-"l lit rapidement un bouquet et le jeta à la dame de la fenêtre.

— Elle l'a ramassé, fit Miradoux.

— Elle disparait, dit un des clercs.

— Oui, mais elle laisse la fenêtre ouverte ! Le balcon est à hauteur d'homme, je vais l'escalader et tomber à ses pieds... ce sera très galant !...

Cabassol serra la main de Miradoux et se dirigea vers le balcon pendant que Miradoux et les deux clercs le suivaient en se dissimulant sous les rameaux des grenadiers et des orangers... Un des clercs arriva à point pour faire la courte échelle à Cabassol, qui d'un bon rapide et silencieux sauta sur le balcon.

Due forme blanche se dressa dans l'ombre en poussant un de ces délicieux petit cris d'effroi féminins qui font battre le cœur d'un doux émoi. Le cœur de Cabassol battit naturellement et pour étouffer ce cri d'effroi charmant, il enveloppa dans ses bras la forme blanche et couvrit de baisers un visage que l'on fit mine de défendre avec les ongles.

Cabassol, à défaut de la figure, embrassa très amoureusement des tresses abondantes et parfumées dans lesquelles il enfouit ses moustaches, puis la forme blanche s'étant laissée tomber dans un fauteuil, il se mit à ses genoux el déposa de longs baisers sur des mains qui se défendaient encore.

Cette petite scène dans L'obscurité, à peine combattue par les rayons de la lune, était charmante. M. Miradoux et les deux clercs qui s'étaient légèrement hissés jusqu'à la hauteur du balcon, se le dirent à eux-mêmes.

— Oh! dit enfin la forme blanche, oh! itû very inconvenant! indeedf...

— Ravissante Tulipia!... quel rêve! me voici à vos pieds... mais vous parlez anglais? quelle fantai-ie !

— You are not gentleman... y ou... are ver y...

— Si c'est une fantaisie, je la respecte... alors dans les moments... d'effusion, vous préférez L'anglais à votre langue maternelle... soit i tpeak aussi lùtle, very little, my lovely ange!, mais je vous aimerais en français, capricieuse Tulipia!

— Palamède! Cléopatra! Laviniaf... s'écria la forme blanche en élevant la voix...

— Ce n'est pas Tulipia! s'écria Cabassol pétrifié par l'étonnement, mais... Un bruit de voix et de pas retentit dans la maison et un filet de lumière glissa SOUS la porte. En même temps une voix d'homme cria en anglais dans le jardin :

— E^t-ce vous, Lucrezia? vous appelez?

— Yes, my dear Palamède ! Venez, je vous prie!

Miradoux et les deux clercs entendant marcher derrière eux et voyant \B retraite coupée, sautèrent à leur tour sur le balcon et cherchèrent à se dissimuler dans l'obscurité d'un grand salon.


Un gentleman »ux pied* de Locrert»!


— Palamède. Lavinia, Cleopatra ! reprit la forme blanche.

La porte s'ouvrit et trois personnes parurent, chacune avec une lampe à la main.

Cabassol était reste à genoux comme cloué au sol et regardait, frappé de Btupeur, celle qu'il avait pris, pour Tulipia. C'était une femme grande et mince, vêtue d'un très élégant peignoir, sur lequel flottaient d'épaisses tresses bloudes. Cleopatra et Lavinia semblaient deux autres exemplaires de la fausse Tulipia, c'étaient la même carnation blonde, la même sveltesse et tes mêmes opulentes crinières Mondes. Palamède était, lui, un gaillard à barbe américaine, grand, sec, vêtu d'un complel à carreaux immenses.

— Oh ! Lucrezia, s'écria-t-il, un gentleman à vos pieds!

— Cher Palamède, je le connais, c'est le monsieur qui était à côté de nous à la roulette ! 11 m'aime, sans doute, car il m'appelle son lovely angel!...

— Ces Français sont Inflammables comme des allumettes! fit Palamède en s'avançant tranquillement et en poussant un siège vers Cabassol. Asseyez-vous. Vous ne pouviez donc pas venir demander la main de miss Lucrezia à une heure moins indue?

— Mais, fit Cabassol...

— Ah! fit tout à coup Lavinia, en poussant un paravent derrière lequel les deux clercs de notaire'se dissimulaient, il y en a encore d'autres...

— Je les avais vus! dit tranquillement Palamède en allant, une lampe à la main, examiner la figure des deux jeunes gens... Lavinia, Cleopatra, les reconnaissez-vous?

— Nous les reconnaissons! Ce sont ces messieurs du salon des jeux...

— Je les reconnais aussi, fit Palamède. En vérité, je me croyais au courant des usages français, et je ne pensais pas qu'il fût admis de venir chercher des fiancées avec escalade!... Ces messieurs auraient pu se faire présenter par quelqu'un, un ami commun, un correspondant, cela eût été plus correct!...

La fausse Tulipia prit la parole.

— Ne les grondez pas trop, Palamède, les Français sont impatients, ils n'auront pas pu attendre ! Monsieur vient de m'envoyer un bouquet de roses pendant que j'étais à rêver à la fenêtre, et il a escaladé ensuite le balcon pour se jeter à mes pieds !

— Voyons! s'écria Cabassol, il y a malentendu, c'est bien ici la viila Girouette?

— Oui, monsieur.

— Mais vous ne l'habitiez pas hier?

— Non, nous sommes arrivés ce matin seulement. Nous étions à l'hôtel, mais ayant appris que par suite du départ subit des anciens locataires, cette villa était libre, nous l'avons louée cet après-midi, et nous nous sommes immédiatement installés.

— Ceci doit vous expliquer mon erreur, madame, et...

— Permettez! s'écria Palamède, ces dames voyagent sous mon égide, je dois intervenir, même dans les affaires de sentiment. Déjà au casino, elles ont remarqué vos assiduités...

— Nos assiduités?

— Oui, vos regards perpétuellement dirigés de leur côté. Elles se sont très bien aperçues de votre trouble... puis, le soir venu, vous venez sous les fenêtres de leur habitation, vous leur envoyez des roses, vous escaladez les balcons et vous vous jetez à leurs genoux!... Et lorsque j'arrive, moi, leur parent, moi qui réponds d'elles à leurs familles, vous parlez d'erreur, de malentendu!...

— Mais... s'écria Cabassol.

— Halte-là! pas un mot de plus, ce ne serait pas gentleman! Asseyez-vous...

Et Palamède tira de sa poche un revolver qu'il mit froidement sur la

A première réquisition, je m'engage à épouser.


table. A son exemple, Cleopatra, Lavinia et Lucrezia fouillèrent dans la poche de leur peignoir et tirèrent chacune un mignon bijou de revolver.

— Diable! pensa Cabassol, voilà un petit rendez-vous qui tourne mal...

— Le moment me semble mal choisi pour une discussion de choses matrimoniales, reprit Palamède.

— A moi aussi, dit Cabassol.

— Nous reprendrons cette conversation demain, quand vous me ferez l'honneur de venir demander officiellement les mains de misses Lucrezia, Lavinia et Cleopatra Bloomsbig, mes charmantes cousines...

— Pardon, s'écria Cabassol, loin de moi la pensée de nier la puissance des charmes de misses Lucrezia, Lavinia et Cleopatra Bloomsbig ; au contraire! je suis prêt à m'incliner et à leur baiser respectueusement la main avec l'assurance de mon admiration pour l'éclat de leurs yeux et pour le charme de leurs traits, mais je vous assure qu'il y a ici un simple quiproquo...

— Seriez-vous de ces jeunes gens, comme il n'en est que trop, qui ne se plaisent qu'à compromettre les jeunes personnes...

— Permettez !... nous ne...

— Vous appelez miss Lucrezia votre ange aimé, vous la serrez dans vos bras et ensuite vous... Allons donc ! Cela ne se passe pas ainsi en Amérique I

Et Palamède frappa du poing sur son revolver. Miss Lucrezia fondit en larmes à ce bruit.

— Remettez-vous, pauvre enfant, de cette secousse 1 Monsieur réfléchira demain... en attendant régularisons la situation, voici des plumes et de Vencre, écrivez!...

Les trois jeunes filles griffonnèrent rapidement quelques lignes et remirent les trois feuilles de papier à Palamède...

Le prince de Bosnie et son précepteur.


Cabassol profita de cet instant de silencepour s'abîmer en de profondes réflexions. Que signifiait ce départ subit de Tulipia? Où était-elle allée encore, avec les importantes pièces de la succession Badinard?

— Savez-vous, dit-il enfin à Palamède, savez-vous ce qu'est devenue la précédente locataire de cette villa?

— Je l'ignore, répondit Palamède en fronçant les sourcils et en frappant eur son revolver, tenez, miss Lucrezia vous prie de signer ceci :

Montecarlo, 23 février.

Je soussigné, je reconnais avoir sollicité le cœur et la main de miss Lucrezia Bloomsbig ;

A première réquisitionne m engage à épouser miss Lucrezia Bloomsbig sous peine de tous dommages et intérêts.

— C'est une promesse de mariage 1 s'écria Cabassol.

— Sans doute ! fit Palamède, et je compte que vous viendrez demain faire votre demande officielle.

— 0 Tulipia ! Tulipia !

— Eh bien ! Signez-vous?

— Voyons, qu'est devenue la précédente locataire?...

— Elle est partie avec le prince de Bosnie; tenez, écoutez ce bruit de voiture, c'est un deuxième omnibus chargé des bagages du prince... Voyons, signez !

— 0 Tulipia! abominable traîtresse!...

Le prince soupira pendant trois jours.


— Baste ! fit tout bas un des clercs, signez, Montecarlo n'est pas sur le territoire français, la promesse n'aura nulle valeur en France !

Cabassol traça vivement son nom au bas de la promesse de mariage et sauta sur le balcon pendant que les deux clercs signaient des promesses semblables au nom de misses Cléopatra et Lavinia.

Tous trois sautèrent dans le jardin sans que Palamède parût s'offusquer de ce départ contraire aux convenances.

— A demain ! leur cria-t-il.

Cabassol et ses deux compagnons étaient déjà à l'hôtel.

— Ouf! nous voilà dans une jolie situation ! fit Cabassol en se laissant tomber sur les banquettes du vestibule, mais nous serons loin demain... occunons-nous d'abord de Tulipia!... Monsieur, dit-il au patron de l'hôtel, vous connaissiez M me de Balagny? Est-il vrai qu'elle ait quitté Montecarlo?

— Oui. monsieur, elle est partie pour Nice à huit heures.

— Kl. pardon si je suis indiscret, le prince de Bosnie, suivant les on dit, - il pour quelque chose dans ce départ subit?

Hum, je ne sais si... on m'a recommandé le plus complet silence, M. de

lJlikendorf, le précepteur du prince, me le répétait encore en partant : Pas un m t surtout ! pas un mot surtout ! ne scandalisons point l'Europe !

— Alors tout est...

Tout est vrai 1 Son Altesse le prince Michel et son précepteur M. de

Blikendo f, ont enlevé M me de Balagny !

Gabassol accablé par ce désastre, laissa choir sa tête dans ses mains; uis rapidement :

Une voiture pour Nice, demain à quatre heures du matin! dit-il, et de chevaux!

Le patron de l'hôtel s'inclina.

— Rentrons et dormons ! dit Cabassol aux deux clercs, demain à quatre heures, nous nous précipitons à la poursuite de Tulipia !

Il était au lit et sommeillait depuis une heure, lorsqu'une pensée lui vint tout à coup, qui le fit se redresser :

— Et Miradoux que nous avons oublié à la villa Girouette ! Sacrebleu ! ! 1

II

Commsnt le prince de Bosnie et son préceptour S2 dérangèrent de leurs devoirs et abandonnèrent crueUement la pauvre grande duchesse de Klakfeld pour la séduisante Tulipia.

Michel, prince héréditaire de Bosnie, faisait l'orgueil et la joie de son auguste père : il était grand, solide et rompu à l'obéissance passive qu'il pratiquait religieusement en attendant qu'il eût lui-même à la demander aux autres.

Il avait trente-cinq ans sonnés. Les fonctions de prince héréditaire consistaient surtout à dormir dans les fauteuils du Konak royal, à faire de temps en temps manœuvrer les régiments et à danser aux bals de la cour avec quelques princesses ou trop jeunes ou trop respectables.

La dernière guerre russo-turque avait été pour lui une occasion de vacances inespérées; à l'armée du czar, il avait bu beaucoup de Champagne à travers la fumée des batailles. Mais ensuite il avait fallu rentrer au palais et reprendrela vie monotone de la capitale, perdue au milieu d'une contrée 'ncore assez peu ouverte aux bienfaits de la civilisation. Toujours le sempiternel conseil des ministres, les manœuvres fastidieuses et les mortels bals de la cour. Pas d'autre distraction. On parlait depuis dix ans de bâtir un théâtre et d'engager une troupe à Tienne ou à Paris; mais ce théâtre devait rester longtemps encore à l'état de très vague projet.

^ Un jour une cocotte française était arrivée à Bosnagrad. Par suite de quelles aventures, Dieu seul le sait! Toute la jeunesse bosniaque s'était sentie élec-

J'emploierai la violence au besoin'


trisée les vieux sénateurs rétrogrades eux-mêmes avaient frémi et le prince avait espéré ; mais enchaîné au rivage par sa grandeur, il s'était laissé distancer, et l'unique échantillon de cocotte que le pays eût jamais vu depuis le commencement du monde, l'être idéal dont toutes les imaginations s'occupaient et qui apparaissait la nuit en des rêves d'or à toute la ville, avait disparu enlevé par un banquier juif.

Un beau jour le prince, mandé par son auguste père, apprit, une étonnante nouvelle. On avait résolu de le marier; il allait faire ses malles au plus vite et partir pour la cour de Klakfeld, une petite principauté allemande dont il n'avait jamais entendu parler, pour se préparer à épouser, dans un délai assez rapproché, une jeune grande duchesse assez convenablement dotée.

L'affaire entamée dans le plus grand secret, par le conseil des ministres, était presque faite. La jeune grande-duchesse attendait le fiancé annoncé avec une impatience fébrile. Une somme importante, économisée dans ce but spécial par son auguste père sur sa liste civile, allait être confiée au docteur Blikendorf, le précepteur du prince, qui devait l'accompagner à Klakfeld; cette somme • levait servir à éblouir la cour de Klakfeld par un train si galant et par tant de magnificences, qu'elle en serait forcée d'arriver à une augmentation de la dot, négociation délicate dont le docteur Blikendorf était aussi chargé.

Le docteur Blikendorf était un vieux savant, un vertueux philosophe à lunettes, précepteur du prince depuis vingt-cinq ans. Arrivé maigre à Bos-nagrad, le culte de la philosophie et la vie grasse et tranquille avaient arrondi le ventre majestueux au-dessus duquel se balançait une grosse tête apoplectique à barbe blanche.

Le prince et son précepteur eurent bientôt fait leurs malles. Le lendemain dès l'aube, une voiture les emportait, munis de la forte somme et des dernières instructions de Son Altesse. Le prince fut silencieux pendant les premières journées du voyage, le précepteur dormit sur la cassette. Quand on eut passé la frontière, le prince éveilla brusquement Blikendorf.

— Blikendorf?

— Mon prince ?

— Quelle est la somme?

— Deux cent mille florins!

— Donnez-la moi, je vais vous faire un reçu régulier pour mettre votre responsabilité à couvert.

— Mais...

— Il n'y a pas de mais... je me charge de tout.

— Pardon, mon prince, mais il est dit dans mes instructions que je ne dois vous donner la somme qu'à Klakfeld.

— Nous n'allons plus à Klakfeld.

— Nous n'allons plus à Klakfeld! ! !... mais votre auguste père... et là-bas, la grande-duchesse qui vous attend!...

— Elle est trop jeune.

— Trop jeune, elle a vingt-cinq ans!... et encore je crois que S.A. Séré-nissime le grand-duc triche un peu...

— J'irai plus tard ! Mon cher ami, aux princes il faut des épouses mûres, ïaissons-la mûrir!

— Dieux immortels! quelle aventure! Et où allons-nous?

— Partout, à Vienne, à Paris t nous allons nous amuser tant que les florins dureront 1


— Je suis déshonoré ! gémit Blikendorf, que va t'on penser à la cour, d'un précepteur qui laisse son élève se livrer à de tels débordements 1 d'un vieux philosophe comme moi qui... Je vais me pendre 1

— Blikendorf 1 vous rougissez à vue d'oeil, vous êtes rouge comme une énorme tomate, prenez garde à l'apoplexie!... Allons donc ! Blikendorf, pas de faiblesse ! d'abord vous n'avez rien à dire, vous aurez un reçu très régulier. Cour qui était la somme? pour moi. Je ne la détourne pas de sa destination, c'est moi seulement qui me détourne de la mienne, mais c'est mon affaire. Je ne vais pas directement à Klakfeld, mais j'ai l'intention d'y aller un jour. Vous êtes attaché à ma personne en qualité de précepteur, vous devez me suivre !

Quelques avaries à la voiture et aux voyageurs.


Vous n'avez aucune objection à faire, aucune! Allons, vive le plaisir! nous allons nous en donner. Blikendorf, de la gaîté je te l'ordonne! Tiens, tu es mon ami, tu auras le droit de puiser dans les florins...

— Soit, je me livrerai aux vains plaisirs, mais qu'il soit bien entendu que c'est contraint et forcé ! Outre le reçu, vous me donnerez une réquisition écrite pour prouver que je n'ai livré la somme que sur des ordres exprès... Je ferai appela toute ma philosophie... à propos, outre les deux cent mille florins en or, j'ai un supplément de cent mille florins en traites que nous ne devons entamer qu'en cas de nécessité absolue, si la première somme ne suffisait pas...

— Elle ne suffira pas! Et maintenant Blikendorf, tu vas écrire à la cour de Klakfeld pour annoncer que des complications diplomatiques en Orient, exigeant ma présence à Bosnagrad, mon départ a été retardé. Puis tu prépa. reras une série de lettres sur la cour de Klakfeld pour faire prendre patience à mon auguste père.

Quelques heures après, le prince qui consultait une collection de cartes et de guides, changea d'avis, au lieu de prendre le train pour Vienne où sa présence aurait été signalée, il prit celui de Trieste avec Monaco, pour destination définitive.

Le prince était un cœur brûlant. En route il eut le temps de s'enflammer et de s'éteindre plusieurs fois; aucune de ces passions ne dura longtemps! le prince n'avait pas rencontré la femme de ses rêves. A Monaco, le prince

Chez l'épicier.


avec une sagesse digne de Blikendorf, n'aventura pas son argent à la roulette, il roucoula pendant quelques jours un peu à droite et un peu à gauche sans parvenir à se fixer. Il soupa régulièrement tous les soirs et but d'invraisemblables quantités de Champagne en aimable compagnie. Blikendorf en était, car le précepteur n'abandonnait pas son élève; quand il avait trop mal à la tète, il se rafraîchissait en causant philosophie avec un convive hors de combat.

La rencontre de Tulipia Balagny, au casino de Montecarlo, fit sauter le cœur du prince. Ce fut un coup de foudre.

— C'est-elle, dit-il à son précepteur.

— Qui ça, la grande-duchesse?

Le précepteur assura ses lunettes sur son nez et contempla longuement Tulipia.

— Non, ce n'est pas elle,

— Si, c'est elle que j'aime, décidément. Allez lui présenter mes hommages.

— Non, ce ne serait pas convenable. Je vais me tenir à distance respectueuse et vous présenterez vos hommages vous-même.

— Non, décidément je préfère lui écrire... venez, vous me ferez ma lettre ie veux une lettre poétique et fleurie.

Tulipia reçut, le soir même, un énorme bouquet et une longue épltre de Blikendorf, mais elle resta sur une prudente réserve et se montra très froide avec le prince quand celui ci se décida à lui parîer à brùle-pourpoint de son amour, pendant un des concerts du Casino.

Le prince dut ce soir-là se contenter au souper obligatoire, de la compagnie de Blikendorf; le précepteur brava le mal de tête pour offrir les consolations de la philosophie à son élève désolé. # Le prince soupira pendant trois jours dans les rochers et sur les grèves, mais après trois jours de soupers en tète à tête avec Blikendorf, il résolut de brusquer les choses. Il se présenta chez Tulipia avec son précepteur.

— C'est moil dit-il, je vous aime, il faut que vous m'aimiez! Demandez à mon précepteur, le docteur Blikendorf, si je ne vous aime pas... voilà trois jours et trois nuits que nous ne parlons que de vous en noyant nos chagrins dans le Champagne! Est-ce vrai, Blikendorf?

— C'est vrai, monseigneur!

— J'allais en Allemagne sous la conduite de mon précepteur pour épouser la grande-duchesse de Klakfeld, j'ai enlevé mon précepteur et la forte somme destinée à pourvoir à mes magnificences, et me voilà! Je renonce à ma grande-duchesse et je me jette à vos pieds ! Blikendorf, fais comme moi et attendris la cruelle!

Blikendorf et le prince s'agenouillèrent.

— Voyons, Blikendorf, attendris-la ! sois éloquent, si tu n'est pas éloquent, à quoi sers-tu? • -^

— Je vais être éloquent, dit Blikendorf.

— Dépêche-toi!

— Vrai! s'écria Tulipia, vous plantez-là une grande-duchesse de Klakfeld pour moi?

— Je la plante là !

— C'est beaul

— Oui, je vous aime, je vous enlève ! je vous donne dix minutes pour préparer vos bagages — j'ai une voiture commandée... nous partons tout de suite !

Tulipia éclata de rire.

— Et si je faisais des objections?

— Je ne les écouterais pas! j'emploierai la violence au besoin ! Blikendorf est un hercule et moi aussi, à nous deux nous vous enlevons de vive force! Blikendorf, montrons que nous sommes forts?

Devant cette belle résolution, Tulipia s'attendrit sans doute, car une heure après, elle roulait avec le prince de Blikendorf sur la route de Nice, sans plus penser à Cabassol qui se berçait pendant ce temps de la plus douce espérance.

L'infortune Cabas§ol fut réveillé à quatre heures du matin, comme il en avait donné l'ordre à l'hôtel de la Rouge et la Noire. Le sentiment de ses malheurs lui revint aussitôt. — Tulipia enlevée parle prince de Bosnie, Mira-doux aux mains des Américains, et la promesse de mariage signée par lui, trois graves sujets d'inquiétude!

Par bonheur l'un de ses points noirs s'évanouit bientôt, car le pauvre Mira-rloux parut tout à coup.

— Eh bien! d'où diable sortez-vousj? s'écria Gabassol

Débarquement à Gènes.


— Ouf! fit Miradoux en se laissant tomber dans un fauteuil, ouf! quelle nuit! quelle aventure!

— Eh bien?

— Je sais tout, mon ami, j'ai assisté à tout! je sais que vous avez été contraint, par les habitantes de la villa Girouette, à signer des promesses de mariage...

— Et vous? vous avez donc pu vous échapper?

— Non, mon ami ! je n'ai pas pu m'échapper... mais je n'ai rien signé du tout, je suis tombé sur une femme de chambre mulâtresse...

— Sans revolver?

— Sans aucun revolver, heureusement ! Elle m'a sauvé des griffes de Pala-mède et me voilà!

— J'ai peur que la dignité de vos fonctions n'ait été légèrement compromise dans votre sauvetage... enfin, je ne le dirai pas à M e Taparel qui vous croit au-dessus de toutes les faiblesses.

— Mon ami, tenez compte de la malheureuse situation où je me suis trouvé... Enfin, moi je suis sauf, je n'ai pas signé de promesses de mariage, tandis que vous, vous voilà avec une mauvaise affaire sur les bras... Savez-vous ce que c'est que les locataires de la villa Girouette ?

— Oui, j'ai questionné notre hôte; c'est lui qui les a envoyés à la villa laissée libre par le départ deTulipial Ce sont mesdemoiselles Gléopâtra, Lavi-nia et Lucrezia Bloomsbig, de Ghigago, voyageant sous la conduite de M. Palamède Hurstley, leur cousin.

Ce n'est pas leur cousin, j'ai fait causer l'aimable mulâtresse. M. Palamède est tout simplement un employé de la grande agence américaine de mariages européens...

— Qu'est-ce que cette agence?

— Une agence qui se charge de piloter les demoiselles américaines qu'on veut bien lui confier et de leur trouver des maris sur le vieux continent. M. Palamède arrive tous les ans avec deux ou trois demoiselles, qui parviennent toujours à se caser par ses soins. C'est un commis-voyageur en Américaines ; l'année dernière, il en a placé quatre, une à Luchon, une à Paris une à Vienne et l'autre en bateau à vapeur; il est très fort. J'oubliais de vous dire qu'il est pasteur et, qu'en cette qualité, il peut enlever un mariage pressé.

— Pasteur !

Oui, mon ami, et je dois même ajouter qu'après votre départ, M Ile Lucrezia, celle que vous aviez prise pour Tulipia, a fait de vifs reproches à Palamède pour ne pas vous avoir unis tout de suite i Voilà qui est flatteur pour vous!...

Elle est charma'nte. Mais ma mission... ma noble mission!... j'ai terriblement de choses à faire.

— Oui, et je vous conseille de partir au plus vite. Palamède a l'intention d'agir vigoureusement pour vous amener à tenir vos engagements.

— Partons tout de suite. Nous passerons derrière l'hôtel pour n'être pas vus, et la voiture nous rattrapera sur la route. Quant à nos bagages, on nous les enverra plus tard.

En se glissant derrière les jardins, les fugitifs purent apercevoir le sieur Palamède à une fenêtre, les yeux fixés sur l'hôtel de la Rouge et la Noire.

— Déjà levé! murmura Gabassol. Ce pasteur est terrible!... il nous attend pour les demandes officielles!...

La voiture les rattrapa une demi-heure après sur la Corniche. La splendeur du paysage, baigné dansjles fraîcheurs du matin, leur fit oublier bientôt les périls auxquels ils venaient d'échapper. Ils arrivèrent à Nice plus tranquilles.

Le premier soin de Cabassol, après un déjeuner réconfortant, fut de s'informer du prince de Bosnie.

Personne ne l'avait va en ville, il parcourut successivement toutes les promenades, s'informa dans tous les hôtels sans découvrir aucun indice. Le* bagages du prince étaient au chemin de fer, à la consigne,

A Nnples. — Cuisines en plein vent. — Consommation de couleur locale et de macaroni.


— Il garde le plus strict incognito, sans doute ! dit amèrement Cabassol, mais je le trouverai et il faudra bien que je lui enlève Tulipia, ou au moins l'album de la succession. — Retournons vers Monaco et demandons des renseignements en route, il s'est peut-être arrêté à Villefranche ou ailleurs.

Aucun hôtel, à Villefranche, n'avait eu l'honneur d'abriter Son Altesse, il fallut pousser plus loin. Cabassol désespérait et il en était arrivé à penser que ceux qu'il cherchait avaient dépassé Nice et se dirigeaient vers Cannes, lorsque, dans un petit village, à quelques kilomètres de Villefranche, il aperçut un rassemblement devant la petite maison d'un modeste épicier.

Deux ouvriers peintres, grimpés sur une échelle, étaient en train d'orner la façade de l'épicier d'une inscription en gros caractères; au-dessous de ÉPICERIE, denrées coloniales, vins et huiles, les artistes avaient tracé les mots : FOURNISSEUR DE S. A. LE PRINCE DE BOSNIE.

— Arrêtez! cria Cabassol à son cocher, en sautant vivement sur la roule. L'épicier était sur le pas de sa porte, examinant l'œuvre des peintres.

— Monsieur, lui dit Cabassol, je vois que le prince de Bosnie est un de vos clients, pourriez-vous me dire si Son Altesse a passé par ici hier soir?

— Vous ne pouvez mieux vous adresser, Son Altesse sort d'ici...

— Comment?

— Oui, elle est partie il y a environ deux heures. Le prince a daigne accepter l'hospitalité chez moi cette nuit, et ce matin, il est parti avec la princesse et monsieur de Blikendorf, son précepteur.

— Alors le prince...

— Oui, monsieur, hier soir il passait en voiture au grand galop de quatre chevaux, lorsqu'au tournant de la route, une roue de devant s'est détachée, les chevaux ont roulé par terre, le timon de la voiture s'est brisé, sans parler d'autres avaries. Le charron qu'on était allé chercher demanda quatre heures pour remettre la voiture en état de rouler; c'était devant ma porte, j'offris mes services au prince... La princesse avait faim, le prince demanda tout à coup à me louer ma maison. Je m'inclinai, Leurs Altesses entrèrent et ma femme se mit en devoir de leur confectionner un bon petit dîner.

Le prince commençait à rire de l'aventure, il dit à ma femme de mettre beaucoup d'oignon et d'huile dans la soupe, en appelant cette soupe un potage couleur locale. J'envoyai un exprès à Villefranche chercher quelques bouteilles de vin de Champagne...

— Et?

— Et la princesse m'a dit en excellent français que j'avais une bonne tête, — je leur avais cédé ma chambre, malheureusement encombrée par un arrivage de marchandises. Son Altesse se cognait la tête aux chandelles et aux jambons pendus au plafond, les jambes dans les boites à sardines, mais elle daigna rire de cet encombrement... M. de Blikendorf, qui avait un violent mal de été, occasionné sans doute par l'accident, s'étant endormi à table, nous l'avons porté chez un voisin qui nous prêta obligeamment un lit... Ce matin, la voiture étant raccommodée, Leurs Altesses sont reparties. Quand M.de Blikendorf a voulu me payer, j'ai énergiquement refusé. Alors il m'a dit : Qu est-ce que vous voulez? Une décoration, peut-être? Non, quoi donc alors? — Je désire, ai-je répondu, l'autorisation de faire peindre sur ma boutique les

Manière de lester un corricolo.


armes de Bosnie avec cette inscription : fournisseur de S. A. le prince, etc. M. de Blikendorf me dit qu'il allait en référer au prince. Le prince arriva lui-même bientôt et me dit en fouillant dans les tiroirs et en découvrant les tonneaux : — Qu'est-ce que vous vendez ? Des chandelles, du chocolat, du macar roni, des pruneaux... Bon, donnez-moi deux livres de pruneaux ! Se servis avec respect à Son Altesse deux livres de pruneaux bon poids. Le prince me donna douze sous, prit les pruneaux et me frappa sur l'épaule en me disant : Je vous sacre fournisseur, Blikendorf vous enverra le brevet, allez l

— Et savez-vous où sont ailés le prince et la princesse? reprit Cabassol.

— En Italie. J'ai entendu la princesse dire à Son Altesse : mon petit Mich...

— Mich?...

— C'est un petit nom d'amitié, le prince s'appelle Michel... mon petit Mieh... si nous allions faire un tour en Italie? Alors ils sont convenus de prendre à Nice le bateau pour Gênes.

Cabassol remercia l'heureux épicier et fit tourner bride à la voiture.

— Qu'allons-nous faire? demanda Miradoux.

— C'est bien simple, nous allons à Gênes aussi, nous descendrons dans le même hôtel que le prince, j'attendrai une occasion et je tâcherai d'attendrir Tulipia.

En rentrant dans Nice, les renseignements abondèrent. Le prince était descendu à l'hôtel des Cinq Parties du Monde, dans le plus strict incognito.

Le bon padro donnait uno incommensurable quantité de bénédictions.


Des places étaient retenues pour Gênes et les bagages du prince étaient déjà à bord du bateau des messageries.

Le premier soin de Cabassol fut de retenir aussi des places pour lui et ses amis, le bateau levait l'ancre à onze heures du soir et l'on devait arriver à Gênes le lendemain à huit heures du matin.

Deux heures avant le départ, Cabassol et ses amis arrivaient à bord. Ils assistèrent à l'embarquement du prince et de Tulipia, mais se gardèrent bien de se montrer pour ne pas donner l'éveil.

La nuit fut loin d'être tranquille, la mer était un peu houleuse, dès que le bateau eut levé l'ancre, Cabassol et ses amis commencèrent à sentir les premières atteintes du mal de mer. Miradoux fut le plus malade; il regretta beaucoup létude de de la rue du Bac et maudit les imprudences de M e Taparel.

Ce qui consola un peu Cabassol, ce fut que le prince et Tulipia furent malades aussi ; ils essayèrent bien de combattre le mal par les moyens violents, par une ingurgitation forcée de Champagne; mais ce remède ne leur réussit que médiocrement. Gabassol les aperçut plusieurs fois par la porte ouverte de leur cabine, en proie au plus profond marasme.

Le matin, lorsque par un splendide soleil, les magnificences de la cité de marbre, étagée avec ses palais, ses jardins et ses forts sur les hautes collines,

Le cabinet de toilette d'une Napolitaine.


se déroulèrent à l'avant du navire, le mal cessa comme par enchantement. Les passagers réparèrent le désordre de leur toilette et se préparèrent à débarquer; les uns restaient à Gênes, les autres, après une promenade en ville, devaient rentrer à bord et continuer leur voyage; la plupart allaient à Naples où le Vésuve en éruption attirait des milliers de curieux.

Tulipia et le prince se rendaient à Naples, eux aussi, Cabassol leur entendit donner des ordres pour que leurs bagages restassent à bord pour aller les attendre à Naples. Ils préféraient pour eux le chemin de fer. — Le navire passa devant la Lanterne, le superbe phare bâti sur le roc, et s'en fut s'em-bosser au mole.

Le débarquement commença; le prince et Tulipia, suivis du fidèle Bli-kendorf, débarquèrent les premiers. Gabassol se préparait à les suivre, lorsque tout à coup il recula frappé d etonnement. Au premier rang, parmi les curieux, se distinguaient la haute taille et l'ulster à carreaux de Palamède, le limier américain lancé à la chasse aux maris. Derrière lui, trois sveltes jeunes personnes en ulsters, le sac en bandoulière et le parapluie à la main, regardaient avec attention les figures des passagers. Cabassol reconnut Lavinia, Cleopatra et enfin Lucrezia Bloomsbig, celle dont il avait embrassé si malencontreusement les boucles blondes.

— Descendons dans le salon, ou nous sommes pinces! dit-il à Miradoux. Les quatre fugitifs rentrèrent sans être aperçus dans le salon des premières.

— Les Américains sont à Gênes ; ils auront pris le chemin de fer pour nous attendre. Ne bougeons pas d'ici et allons jusqu'à Livourne. Tulipia et le prince vont à Naples, nous les retrouverons.

— Et le mal de mer! grommela Miradoux.

— Que voulez-vous! Il le faut, — Par ce courageux sacrifice, nous dépistons Palamède. Nous serons tranquilles après. Couchons-nous dans nos cadres et dormons!

— 0 Thétis ! sois clémente pour un navigateur malgré lui! murmura Miradoux.

Tristes mais résignés, Cabassol et ses amis restèrent à bord. Ils payèrent un supplément pour Livourne, et reprirent un supplément du mal de mer aussitôt que le bateau se mit en mouvement. Ils croyaient en avoir jusqu'à Livourne seulement; vain espoir, à Livourne, Cabassol reconnut de loin l'ulster de Palamède se promenant de long en large sur le quai. Il fallut encore rester à bord et reprendre le mal de mer jusqu'à Civita Vecchia. A Civita nouvel arrêt. Palamède est encore là, il attend sur le môle les petites barques qui portent les voyageurs à terre.

— Nous en avons jusqu'à Naples ! Encore vingt heures de marasme, résignons nous!

— Et s'ils sont encore là? Nous n'allons pas faire le tour du monde pour les éviter, je suppose!

— Je me plais à l'espérer! et puis le devoir nous appelle à Naples, s'ils sont encore là, nous nous déguisons en Lazzarones et advienne que pourra.

0 bonheur! dans le tumulte et le mouvement de l'arrivée à Naples, au milieu des cris et des querelles des bateliers qui se disputaient, comme s'ils avaient l'intention d'en faire leur nourriture, les bagages et les voyageurs, Cabassol et ses amis parvinrent à descendre dans une barque et à se glisser inaperçus parmi les navires à l'ancre.

Moyennant vingt francs, les bateliers au lieu de les débarquer au quai consentirent à les conduire vers Chiaja, derrière le château de l'Œuf où ils

Leçon de tarentelle.


purent enfin mettre le pied sur un plancher solide, sans apercevoir l'ulster de Palamède ni les blondes chevelures de Lucrezia, Lavinia et Gléopatra.

Un hôtel quelconque les reçut. Tout entiers au bonheur de se remettre des épreuves douloureuses du mal de mer, ils remirent aux jours suivants le soin de chercher à quel hôtel le prince et Tulipia étaient descendus, pour aller s'y loger.

III Consommation prodigieuse de couleur locale. — Trop do macaroni. — Manière de lester un corricolo. — Souscription forcée au profit des indigents calabrais. — Dons en argent et en nature.

0 Naples ! revoir Naples et y vivre de mes rentes, avec du macaroni et des raisins à discrétion, avec un parasol blanc, une villa au Pausilippe ou bien un balcon, un simple balcon donnant sur la mer, pour y passer les journées et les soirées dans la contemplation du ciel bleu, de l'immense golflc bleu, de Capri le gros diamant bleu, dlschia teintée plus légèrement, du Vésuve, et de la longue côte qui va de Portici à Castellamare et aux falaises embaumées de Sorrente!

Quel tapage et quel mouvement partout, sur la longue ligne des quais et dans les rues grouillantes qui descendent à Chiaia, à Santa Lucia et dans la rue de Tolède, des hauteurs du fort Saint-Elme.

Le peintre Lenoir, dans une lettre intime, compare avec autant de vérité que de naturalisme, les quartiers maritimes de Naples à une boîte d'asticots en révolution. Lamartine n'aurait pas osé le dire, mais comme c'est exact!

Quelles cohues criardes de pécheurs, de contadins et de contadines, de moines, de marchands, d'ânes, de filles échevelées, de gamins tout nus, d'ex-lazzaroni devenus citoyens et électeurs napolitains sans être pour cela beaucoup plus vêtus qu'autrefois.

Tout ce monde, grisé à ce qu'il semble par le soleil et par l'air particulièrement capiteux de la blanche Parthenope, cette ville folle, — tout ce monde va, vient, se bouscule, s'époumone, roule dans les jambes des étrangers, quelquefois jusque dans ses poches; les marchands d'eau, de fruits ou de poissons crient leur marchandise à tue-tête ; les gamins tout nus s'accrochent aux touristes pour en tirer de quoi vivre; les ânes chargés de larges paniers de légumes trottent; marchands et promeneurs s'interpellent et gesticulent, les uns criant pour vendre, les autres pour crier; les voitures passent au grand galop avec un grand bruit de ferraille et le carillon de leurs sonnettes.

Le prince et Tulipia vivaient dans ce tourbillon depuis huit jours. Dans lhôlel qui a l'honneur de les abriter, Cabassol et ses amis sont venus s'installer pour guetter un moment d'absence du prince qui permettrait à Cabassol de se présenter devant Tulipia.

Mais le prince ne se pressait guère de fournir cette occasion, il ne quittait pas Tulipia une minute. Du matin au soir ils étaient dans la rue ou en excursion. —11 faut bien le dire, Tulipia était une victime! Le prince avait dans le


cœur le fanatisme de la couleur locale poussé au paroxysme ; il lui en fallait toute la journée, à toute heure et de la plus intense, même aux heures sacrées des repas et pendant la nuit. Au besoin il serait descendu au fond du Vésuve pour en chercher. Heureusement qu'à Naples on en trouve avec la plus grande facilité et souvent plus que les simples mortels qui ne sont ni artistes ni princes, peuvent en demander.

En route pour le Vésuve.


Tout d'abord au lieu de se promener dans une voiture, sinon excellente, du moins passable, le prince avait réclamé le corricolo classique ; il avait fallu coûte que coûte en découvrir un, oublié depuis 1830 dans une écurie du faubourg. Le prince avait été ravi ; c'était bien le corricolo des vieilles lithographies, une antique guimbarde haute sur roues et très mal commode que Ton attela de trois chevaux tintinnabulants, celuidumilieu portant et agitant très fièrement une réduction de clocher d'église, avec double girouette et garniture de sonnettes de tous les calibres.

A la première promenade, Tulipia faillit s'évanouir; ce n'était pas une voiture, c'était une balançoire ou plutôt une immense et violente raquette dont elle était le volant ; on sautait, on dansait là-dedans comme goujons dans la poêle à frire et, comme on le pense bien, vu l'anti-confortabilité du véhicule, ce n'était pas sans dommages plus ou moins graves.

Tulipia se plaignit amèrement.

— Couleur locale! répondit le prince avec énergie, couleur locale!!!

Mais soudain il se rappela que dans les dessins et dans les descriptions, le corricolo, voiture faite pour deux personnes en contenait toujours sept ou

La montée du Vésuve.


huit, parmi lesquelles au moins un moine. Ce ne devait pas être sans raison. Les peintres ne sont pas bêtes. Peut être qu'ainsi chargé, le corricolo secouait moins ses voyageurs.

Il prit donc à chaque sortie un moine pour lest dans son corricolo. Il choisissait le plus gros padre qu'il pouvait rencontrer, bavardant avec les commères ou remontant à son couvent avec des provisions provenant de la piété des fidèles, il l'installait avec son panier à côté de Tulipia et le conservait pendant toute la promenade; au retour il le mettait à la porte du couvent avec deux pièces de cinq francs dans les mains.

Le bon padre en échange donnait une incommensurable quantité de bénédictions pour le généreux signor et pour la bellissima signora.

Tulipia se plaignait toujours avec la même amertume, car la voiture ne sautait guère moins avec un seul moine, si gros qu'il fût. Le prince le comprit et résolut d'augmenter son lest.

— Eh ! révérendissimo padre ! dit le prince au premier moine qu'il installa, faites donc monter tous les capucins que nous rencontrerons, nous nous serrerons un petit peu.

— Nous ne serons plus aussi bien, répondit le moine.

— Fi, bon padre, l'égoïsme est un vilain péché! il y a place encore pour deux ou trois personnes.

Les employés de la souscription au pro de la Calabre.


Avec deux moines, Tulipia put constater une certaine amélioration, les coups de raquette étaient moins durs. Quand on en eut trois, le corricolo parut tout à fait amélioré. — Un lazzarone s'assit sur le marchepied d'un côté, un pêcheur en caleçon se mit sur l'autre, une grappe de gamins qui ne possédaient en fait de vêtements qu'une chemise et trois casquettes pour six, s'accrocha par derrière au véhicule qui fut définitivement dompté.

— La couleur locale! il n'y a que cela de vrai! s'écria le prince. On ne voyage pas en corricolo comme en Victoria.

— Et les puces! gémit Tulipia.

— Nous viendrions à Naples et nous n'aurions pas de puces? fit le prince, vous ne le voudriez pas, ô ma reine! ce serait une grave atteinte à la couleur locale.

De temps en temps le prinee et Tulipia se livraient à des excursions à pied à travers les petites rues napolitaines où grouille la plus étonnante des populations, vivant, dormant, cuisinant ou même travaillant pêle-mêle sur le pas des porte-, sur Lea balcons ou sur les terrasses.

Dans ces promenades, le prince et Tulipia avaient toujours pour escorte d'honneur une légion de gamins de tous les âges, depuis deux ans jusqu'à douze, les uns, les mieux mis. absolument nus, les autres vêtus d'une affreuse casquette ou d'une chemise plus ou moins en lambeaux, tous courant derrière les promeneurs, se bousculant, cabriolant ou faisant la roue, et criant à qui mieux mieux, sur tous les tons pour obtenir des largesses.

Le prince jouissait parmi eux d'une popularité sans égale; il emportait à chaque promenade une provision de sous pour les jeter par volées à son escorte, qu'il entraînait hurlant d'enthousiasme jusque dans la belle rue de Tolède ou sur la promenade aristocratique de Villa Réale parmi les carrosses où les marchesaset les contessinas au nez patricien, au teint ambré, à l'épaisse chevelure brune, jouaient indolemment de l'éventail et voilaient sous leurs immenses cils des yeux profonds et noirs.

Au retour, quand le prince rentrait à l'hôtel, il avait pour coutume de dis-tribuer à ses faméliques gardes du corps toutes ses cigarettes et tous ses cigares. Au bout de huit jours-, le prince aurait eu sous ses fenêtres et à ses trousses toute la jeunesse peu ou point vêtue des rues de Naples, si les premiers gardes du corps, considérant le généreux voyageur commeleurpropriété, ne l'avaient défendu à coups de pied et à coups de poing contre les survenants des autres quartiers.

Le corricolo et l'escorte bruyante ne formaient pas encore au gré du prince une dose de couleur locale suffisante. En débarquant à Naples, il avait inscrit sur son carnet les mots : Naples, productions ou attraits : Lazzaroni, corricolo, macaroni, tarentelle, grotte du chien, Vésuve et Pompéi. — Cela cons-tituait un programme qu'il entendait suivre jusqu'au bout.

Tulipia aimait le macaroni et c'était heureux, car le prince avait entendu se nourrir presque exclusivement de macaroni pendant toute la durée de son séjour. Du macaroni, des pastèques et du raisin, tel était le menu invariable. Cependant le prince, au bout de huit jours, fut pris d'un scrupule; il lui semble que le macaroni des premiers restaurants, n'était pas suffisamment assaisonné de couleur locale. Le vrai macaroni c'était celui de la rue, celui qui se cuisinait en plein vent sur les quais ou dans la strada di Porto, pour la nombreuse partie de la population qui ne possédait pas de cuisine ou même quelquefois de domicile.

Où la couleur locale culinaire pouvait-elle se trouver, sinon là? Aussi, le soir même du jour où cette idée triomphante lui vint, le prince, au lieu de diner à l'hôtel, emmena Tulipia au milieu de la cohue populaire, parmi les innombrables lazzaroni des deux sexes en train de manger, de chanter ou de danser autour des fourneaux établis en plein air au beau milieu de lu Strada.

Le prince, avec Tulipiaà son bras, passa devant chaque cuisine humant les fortes senteurs de friture et de rissolage qui s'en échappaient, cherchant l'installation la plus pittoresque; quand il crut l'avoir trouvée, il prit gravement ileux assiettes et fit servir deux portions de macaroni au safran. Le cuisinier, un instant interloqué parla demande imprévue du seigneur étranger, prit la peine d'essuyer les assiettes avec sa manche avant de servir, ce qu'il ne faisait pas pour tout le monde, puis profita du fait pour vanter à tue-tête l'excellence de son macaroni et la supériorité de sa cuisine sur celle de ses voisins.

— Voyez, voyez, le seigneur étranger, hurla-t-il, en servant à la douzaine

— Vous ne devez pas tenir beaucoup au pantalon !


d'autres assiettes de macaroni, par saint Janvier, c'est à moi seul qu'il s'est adressé, la fraîcheur de mon macaroni l'a tenté, il n'a pu résistera l'envie d'y goûter! Voyez comme il mange, voyez !... Mes confrères sont des empoisonneurs, moi je suis un artiste I...

Tulipia, surprise, avait été obligée de faire comme le prince; l'assiette à la main, au milieu d'un cercle de dîneurs, elle se hâtait d'expédier sa part de macaroni au safran, en se servant, à la mode napolitaine, de ses jolis doigts en guise de fourchette.

— Une autre assiette, signor? demanda le cuisinier.

— Non, merci, demain, répondit le prince.

Et sans prendre souci des reproches de Tulipia, il l'emmena achever de dîner à l'hôtel où le bon Blikendorf les attendait devant une bouteille de lacryma-christi. L'estimable précepteur employait ses loisirs à Naples à préparer un rapport à la cour de Bosnie sur les faits et gestes du prince à la cour de Klakfeld, sur la réception du grand-duc père et de la grande-duchesse mère, sur le charmant caractère de la grande-duchesse fille, sur son candide émoi à la vue du prince, sur le tendre empressement des deux lianes l*un pour l'autre, etc., etc. rapport qu'il panachait de phrases profondément sentimentales, qui lui tiraient les larmes des yeux.

Blikendorf ne consacrait pas tout son temps à son rapport à l'auguste père de son élève, il avait encore d'autres occupations. Homme jusqu'alors vertueux, précepteur sans tache et sans reproche, il était en train de ternir cinquante-cinq années de vie honorable et pure! L'exemple et les mauvais conseils de son élève l'entraînaient sur une pente fatale, et le moment était venu où, faisant un faisceau de tout ce qu'il avait de sacré, il allait fouler aux pieds tous ses devoirs, depuis sa responsabilité morale de précepteur jusqu'à ses devoirs envers M rae . Blikendorf, son honorable épouse, restée à la cour de Bosnie.

Le cœur de Blikendorf, Vésuve latent sans doute, était passé à l'état de volcan en éruption pour les beaux yeux d'une voisine, une adorable napolitaine, brune comme la nuit, mais moins farouche qu'elle, qu'il apercevait chaque jour, sur un balcon de la maison d'en face, en train de se coiffer, de se débarbouiller ou même de mettre ses bas sans façon.

Outre le macaroni, nous avons dit que le prince avait inscrit sur son programme, tarentelle et grotte du chien. Un intelligent garçon d'hôtel avait pu fournir au prince deux jeunes sorrentines légèrement débraillées de toilette et d'allures, mais capables de danser pendant un quart d'heure sans arrêt, en s'accompagnant de cris et de tambours de basque, une danse très peu gracieuse et très vertigineuse que les connaisseurs affirmaient être une tarentelle des plus pures.

Pour obéir à la fantaisie du prince, Tulipia prit chaque jour une leçon de .tarentelle, ce qui ne laissait pas d'être assez fatigant sans être extraordi-nairement récréatif pour elle. Et les premières chaleurs du printemps commençaient à se faire sentir !

Quand vint le moment d'aller faire une petite excursion à la solfatare de Pouzzoles et à la grotte asphyxiante du chien, le prince voulut absolument emmener Blikendorf pour faire des expériences sur lui. Sur le refus de Blikendorf, que sa passion retenait à Naples, il dut se contenter d'expérimenter sur lui-même et sur sa compagne la puissance des vapeurs délétères dégagées par le sol de la célèbre grotte. Tulipia y gagna une migraine abominable que le prince soigna à sa façon en revenant à Naples à bride abattue dans le corricolo, dépourvu de son lest habituel de bons moines, manière énergique de faire descendre le sang.

Le "lendemain, le prince décida que l'on irait au Vésuve. L'éruption était dans son plein ; un fleuve de laves descendait sur la ville de Torre del Greco, habituée à ces sortes d'inondations, et brûlait tout un morceau des faubourgs.

Sur ks côtés opposés à l'éruption, on pouvait encore escalader la montagne et arriver très près du cratère.

Cabassol, habitant avec Miradoux et les deux clercs le même hôtel que le prince et la volage Tulipia, suivait discrètement tous les faits et gestes de son rival, épiant, sans réussir à la trouver, une occasion de tête-à-tête avec Tulipia. Quand il apprit que le prince avait manifesté l'intention de monter au Vésuve, il espéra que les hasards d'une excursion accidentée lui fourniraient cette occasion tant cherchée. Il connut à l'avance tout le programme de l'excursion; il sut que le prince avait retenu deux guides qui étaient venus se proposer à l'hôtel, et que l'ascension devait être faite par Résina, l'antique Herculanum, en côtoyant à peu de distance le torrent de laves lancé sur Torre del Greco.

Livraison des dons en nature à la souscription au profit des malheureux Calabrais.


San? tarder, Cabassol prit ses dispositions. 11 partit par le chemin de fer avec ses compagnons une heure avant le prince, et s'arrêta à Résina pour l'attendre.

Il n'est rien d'animé comme une arrivée dans une de ces petites villes des environs de Naples, points de départ de nombreuses excursions. C'est une véritable bataille à livrer avec une armée d'individus hospitaliers qui se disputent le voyageur à coups de pied et à coups de poing , pour le brosser, le cirer, le promener, le porter, le nourrir, lui donner des conseils et des puces, lui fournir des ânes, des chevaux ou des voitures, ou même ne lui rien fournir du tout, et, si faire se peut, le débarrasser de son bagage lourd et gênant, ainsi que de son portefeuille.

Cabassol et ses amis se tirèrent à merveille de ce combat, en y laissant un parapluie et un petit sac que Miradoux portait en bandoulière et qui était destiné à contenir des échantillons de lave et des petits morceaux de Pompéï, promis par lettre à des amis.

Nos amis échurent à quatre Iazzaroni résiniens et à quatre ânes de mine patibulaire, les uns comme les autres. Sous un prétexte quelconque, Cabassol fit attendre la caravane jusqu'à l'arrivée du prince et de Tulipia.

Lorsque ceux-ci descendirent de chemin de fer, ils n'eurent pas à subir l'assaut des obligeants malandrins de la gare, leurs guides retenus les attendaient avec des montures. -»

Ce fut alors que Cabassol se présenta devant Tulipia en feignant la plus grande surprise.

— Comment, chère madame, vous ici! Quel heureux hasard! Vous embellissez le ciel de Naples!

— Monsieur! fit Tulipia en s'inclinant un peu gênée.

— Vous allez admirer les sublimes horreurs de l'éruption? Nous allons être compagnons de route ; mes amis et moi, nous marchons droit au Vésuve aussi, reprit Cabassol, qui ajouta tout bas, de manière à être entendu seu-lene.nt de Tulipia : Perfide, j'ai voulu vous revoir!

Tulipia fit faire un brusque écart à son mulet.

— Quel est ce monsieur? demanda le prince.

— C'est... c'est un créancier! répondit tout bas Tulipia.

— Un créancier! A-t-il sa note?... je vais le solder!

— Non, non, je me charge de ce soin.

Le prince, après un salut très sec, mit son mulet au trot et partit en avant. Tulipia et les guides le suivirent, et après eux la caravane Cabassol s'ébranla en laissant une petite avance au prince.

La montée du Vésuve jusqu'à l'ermitage San Salvador demande à peu près une heure et demie. A l'ermitage il faut déguster le lacryma-christi traditionnel; le prince n'y manqua pas. Quand la caravane CaLassol, qui s'était laissé distancer, atteignit l'ermitage, elle trouva le prince, Tulipia et leurs guides en train de boire le vin célèbre.

Le prince posait a ses guides des questions suggérées par sa passion pour la couleur locale.

— Avez-vous encore des brigands au Vésuve? Je voudrais en voir..., je paierai ce qu'il faudra.

— Oh ! Excellenza, des brigands ! la vostra Excellenza veut rire, il n'y en a plus depuis longtemps !

Je veux qu'on me dépouille!


— Quoi, pas de brigands du tout?

— Non, Excellenza !

— Même pas de tout petits voleurs ?

— Du tout, Excellenza ! Tous braves et honnêtes gens dans ce pays ! de pauvres travailleurs, pas voleurs du tout 1

— Tant pis !

— Oh ! la vostra Excellenza pourrait se promener avec tout son argent dans tous les sentiers du Vésuve, la plus entière sécourita r la voslra Excellenza a-t-elle tout son argent? ce serait plus prudent que de le laisser à Naples où il y a des pickpockets qui viennent d'Angleterre pour faire du tort aux pauvres napolitains ! C'est ce que l'on dit toujours aux seigneurs voyageurs... mais ils ne veulent pas le croire ; et quand il arrive des accidents de portefeuille, ils mettent cela sur le dos des pauvres napolitains !

Le prince parut contrarié de ne pouvoir au moins espérer la rencontre d'un simple voleur ; il se leva et donna le signal du départ.

— A la lave ! dit-il.

Cabassol et ses amis firent les .libations d'usage et laissèrent leurs ânes à l'ermitage pour se diriger à pied vers la coulée de laves. Le soleil avait disparu caché sous un épais nuage de cendres ^J A XJ' i V qui tourbillonnaient mêlées à des étin-celles et à des scories lancées en l'air par le volcan. Vers le cratère, au centre delà nuée sombre, un énorme feu étincelait, etlalave, comme une fontaine, coulait les longs jets sur la pente.

A quelque distance, le petit groupe formé par le prince et par les guides était arrêté ; le prince voulait aller plus avant, mais les guides refusaient et, proposaient de conduire par un détour à un escarpement qui permettrait de dominer l'éruption. L'insistance des guides eut raison de l'entêtement du prince,

Michel et Tulipia s'engageaient sur les pas de leurs guides dans un ravin pierreux, lorsque la caravane Cabassol les rejoignit.

Miradoux en pêcheur napolitain.

Tulipia rcvùluc du costume piirne.


— Mais nous descendons ! dit Cabassol.

— C'est pour mieux remonter, signons, allez toujours. Tenez là-bas, ou vous voyez une casa, nous nous arrêterons !

Au bout d'un grand quart d'heure de marche, dans le ravin tourmenté et encombré de pierres, on arriva à la casa. C'était une masure à l'apparence abandonnée, sans toit et presque sans fenêtres.

Le prince et Tulipia s'étaient arrêtés, la caravane Cabassol en fit autant*

— Entrez donc, signori ! dirent les guides.

— Qu'est-ce encore? demanda le prince, du lacryma-ehristi?

Le signor Rodolfo Reccanera.


— Oh ! fît tout à coup Cabassol qui venait de regarder par une des ouvertures de la casa.

— Allons! entrez doncl firent les guides en poussant assez peu respectueusement leurs voyageurs dans la maison.

Cabassol obéit comme les autres, mais il eut le temps de laisser tomber derrière une pierre, un objet qu'il tira précipitamment de sa poche.

Les voyageurs poussèrent des exclamations diverses. Dans l'unique pièce de la casa démantelée, six hommes armés jusqu'aux dents les attendaient.

— Des brigands ! s'écria le prince, ah I je savais bien qu'il devait encore y en avoir.

— Des brigands ! gémit Tulipia en se préparant à s'évanouir.

La caravane Cabassol se serra autour de son chef. Les têtes bronzées des brigands, leurs barbes noires et les dents blanches qu'ils découvraient dans un féroce rictus, les ceintures rouges et leur garniture de gros pistolets et de poignards, uniforme complété pour chacun par une petite carabine à pierre, dont ils s'amusaient à faire jouer la batterie, tout cela fit cruellement tressaillir les fibres des voyageurs.

— Superbes 1 s'écria le prince, en voilà de la couleur locale ! quelles têtes de chenapans, ces brigands !

Six crosses de carabines s'abattirent violemment sur le sol, les brigands roulèrent des yeux furieux et montrèrenCleurs dents blanches.

— Plus bas ! plus bas ! Excellenza, s'écria l'un des guides, vous allez les mettre en colère.

Un homme auquel les voyageurs n'avaient pas fait attention, parce qu'il n'avait pas de barbe noire, pas de ceinture rouge garnie et pas de carabine, s'avança vers eux.

C'était un petit homme tout rond, tout guilleret et tout sautillant, habillé tout en coutil blanc, comme un petit bourgeois aisé. Il calma d'un geste les brigands à barbe noire et s'adressa le chapeau de paille à la main, aux voyageurs.

— Ah! quelle errore est cela! dit-il en français panaché d'italien,.quelle errore ! Des brigands ! avez-vous dit, Excellenza? Mais il n'y en a plus depuis longtemps! Ils ont foui devant le progrès et la civilisazione... Ma, scuzate mi, je vous tiens debout, vous devez être fatigués... C'est un oubli, une simple négligence ! Je sais trop l'honneur que vous me faites en venant me rendre une petite visite... Jacopo! des sièges...

Un des six gaillards barbus remit sa carabine à son voisin et se précipita perrière la cabane par une brèche ; il revint une minute après chargé de chaises de paille en bon état, qu'il poussa devant les voyageurs.

— Jacopo ! dit sévèrement le gros homme, il y a oune signora I Corpodi bacchoîoù avez-vousl'esprit, mioraro,apportezle fauteuil pour la signora!...

Jacopo murmura sourdement des excuses dans sa barbe et se précipita. Le gros homme saisit le fauteuil qu'il rapporta et l'offrit avec grâce à l'infortunée Tulipia.

— Plus de brigands ! reprit le prince, et Jacopo ? N'a-t-il pas tout à fait la mine d'un parfait sacripant? je ne pourrais imaginer un type de brigand plus réussi...

— Ah ! Excellenza ! que vous êtes dour pour ce povero Jacopo ! heureusement il ne comprend pas le français ! ça lui ferait trop de la peine ! Oun si brave homme!

— Eh bien, alors, si Jacopo et ses camarades ne sont pas des brigands, pourquoi ont-ils des carabines, des pistolets et tant de poignards

— Excellenza, je vais vous le dire ! Ce sont de pauvres gens, ils viennent de loin, des montagnes de la Calabre, et pour se nourrir en route, quand ils rencontrent un lapin, ils tirent dessus. Ils sont très adroits

— Vraiment ! Et de temps en temps, n'est-ce pas, ils confondent les voyageurs avec les lapins?

— C'est arrivé bien rarement, bien rarement! Et ce n'était pas leur faute, ils sont un peu myopes... Mais je vois que vous les prenez encore pour des voleurs, ça me fait de la peine, je vais tout vous dire I Tel que vous me voyez je suis un bon bourgeois de Naples, un petit rentier, un tout petit rentier... Je m'occupe de bonnes œuvres, che voleté I j'aime l'humanité, je suis un philanthrope ! Je me suis dit il y a beaucoup de pauvres gens dans la Galabre, je

En témoignage de ses égards et de ses bontés, nous lui délivrons le présent certificat.


vais ouvrir une souscripzione à leur profit... Il vient beaucoup d'étrangers à Naples, oun si beau pays, les seigneurs voyageurs sont riches, je vais les implorer pour ma souscripzione !...

— Une souscription ! s'écriaMiradoux, je mets trois francs!... je désirerais m'en aller, je vous demande pardon, mais je suis pressé 1...

— Tout à l'heure, signor, et j'espère que vous serez plus généreux... tenez, c'est bien triste, il y a deux jours que Jacopo n'a pas mangé ! Montre tes dents, Jacopo !

Jacopo montra ses longues dents et frappa sur son ventre de façon à faire mtentir toute la ferraille de sa ceinture.

— Je suis très content ! fit le prince, mais, mon Dieu, ne faites pas tant de façons, avouez donc tout bonnement ciue vous êtes des voleurs!...

— La Vostra Excellenza est cruelle... elle se trompe sur les apparences...

Jacopo et ses amis ont mauvaise mine, mais c'est parce qu'ils sont mal nourris ; ils ne volent pas, ils implorent les voyageurs et recueillent les souscriptziones. Je vous l'ai dit, j'ai ouvert une souscriptzione au profit des indigents de la Calabre... tenez, je vais vous faire voir les listes... Jacopo, le registre 1

Jacopo sortit encore et revint avec un gros volume à reliure verte et à

— Tenez I fit le gros homme. Voyez, SOUSCRIPTION AU PROFIT DES INDIGENTS CALABRAIS, jetez un coup d'oeil sur les listes... tous les seigneurs étrangers qui viennent au Vésuve tiennent à figurer sur nos registres... j'habite une petite villa sur le bord de la mer, une modeste villa avec des fleurs et la vue de la mer Tyrrhenienne aux flots bleus... mais j'ai des employés à Naples qui vont chaque jour dans tous les hôtels, s'informer des seigneurs voyageurs ; quand il doit y avoir des excursions au Vésuve ou dans la montagne, je quitte ma maison de campagne, je viens présenter mes respects aux voyageurs et solliciter leur souscriptzione..., jamais personne ne me refuse, j'implore si bienl... ahl la philanthropie est une belle passion elle donne de l'éloquence.

Cabassol et le prince s'approchèrent seuls et feuilletèrent le registre.

— Voyez..., 1 er mars. M. le baron de Saint-Falot et M me la baronne, 725 fr. 35, plus un billet de 40 lires douteux... un paletot, un pardessus, un gilet et un pantalon, une robe, un manteau et différents effets de lingerie, une montre et divers bijoux... 2 mars, lord Scarborough, lady Scarborough f t.leurs deux filles 2,345 fr. 70, une longue vue, deux lorgnettes, trois sacs, six bouteilles de lacryma-chrisli, deux boîtes de homard, deux poulets rôtis, une bouteille de café concentré, un complet pour homme, trois robes, trois plaids, quelques divers objets de toilette et trois chignons blonds... On a offert jusqu'aux chignons 1 3 mars, mauvaise journée. M. Achille Dublocq artiste peintre 18 fr. 25, pantalon, paletot et gilet de toile, un album neuf...Vousai-je dit que nous recevions aussi les dons en nature?

— Non, mais je le vois, fit le prince.

— Dons en argent et en nature, tout cela ira à mes protégés, les indigents de la Calabre ! j'espère que vous serez aussi généreux que les autres voyageurs... c'est que nous avons des

L'uister de Païamède. frais, voyez-vous ! à tous nos souscripteurs,

Voyageurs descendant du Vésuve après avoir souscrit en faveur des indigents de la Calabro


nous remettons en souvenir un costume de pêcheur napolitain... Voyons, messieurs, qui est-ce qui commence, la caisse est ouverte ! Tenez, Jacopo, à monsieur là-bas qui nous a déjà offert trois francs... Jacopo mit la main sur l'épaule de Miradoux.

— Messieurs, résistons-nous? demanda tout bas Cabassol à ses amis.

— Par exemple ! s'écria Tulipia.

— Ce n'est pas mon avis non plus, souscrivons, alors !

— Moi, dit le prince, je veux qu'on me vole avec des violences légères. Je ne donnerai rien, il faudra qu'on me dépouille.

Arrivée poétique à Venise.


— A lout à l'heure, Excellenza, répondit le gros homme, on fera comme vous voudrez, nous avons souvent des voyageurs anglais qui tiennent aussi aux actes de violence.

Miradoux, très ému, était disposé à s'exécuter de bonne grâce. Il tendit à Jacopo son porte-monnaie.

— Cent trente-huit francs vingt-cinq, inscrivit le gros homme, voyons maintenant, dons en nature, vous avez de bien belles bottes...

— Si elles vous font plaisir! balbutia Miradoux, elles sont toutes neuves.., elles me gênent, même..

— J'accepte, elles feront le bonheur d'un pauvre diable qui vous bénira Yous avez un paletot qui vous va très très bien...

— Si vous y tenez I fit Miradoux gêné par l'œil terrible que Jacopo faisait peser sur lui.

— Je suis confus, mais j'accepte encore... Ab, le beau gilet! permettez que j'admire... bonne étoffe, bonne coupe...

— Je... j'allais vous l'offrir, dit encore Miradoux...

— Je vous remercie, je connais au fond de la Calabre, un brave et digne garçon qui le portera toute sa vie en souvenir de vous... je l'inscris... laissez la montre, ça doublera son plaisir. Mais j'y pense, vous ne devez plus tenir

Cher les capucins.


beaucoup au pantalon, vous avez offert le reste, c'est un costume dépareillé... vous nous l'offrez n'est-ce pas ?

— Oh ! fit Miradoux scandalisé.

Tulipia, le prince, Cabassol et les autres ne purent s'empêcher de sourire malgré la gravité de la situation.

— Bah! nous allons vous donner un charmant costume napolitain... Et songez que des familles entières vous béniront, là-bas dans la montagne ! ah, vous avez un bon tailleur... vous voulez passer dans une autre pièce? mais certainement ! Jacopo, emmenez monsieur de l'autre côté pour recevoir les dons en nature.

Miradoux accablé, suivit le farouche Jacopo, pendant que le gros homme passait à un autre voyageur.

Un éclat de rire général signala la rentrée de Miradoux après cinq minule3 d'absence. Comme l'avait dit le gros homme, Jacopo, après l'avoir dépouillé de tous ses effets, lui avait fait cadeau du souvenir annoncé, un costume

Le palais Trombolino et ses poétiques souvenirs.


complet de pêcheur napolitain, c'est-à-dire une chemiso de grosse toile, un caleçon et des espadrilles.

Tulipia et le prince se tordirent de joie sur leurs chaises.

— Àh ! que je m'amuse ! s'écria le prince, la voilà, la vraie couleur locale !

je suis cachante, je promets une gratification aux guides qui nous ont amenés ici I

— Laissez, excellenza, fit le chef des voleurs, ce soin nous regarde, nous récompenserons ces braves garçons..

Les deux clercs de notaire venaient de passer au bureau, ils ne souscrivirent à eux deux que pour trente-huit francs, ce qui fit faire la grimace au teneur de livres.

— Donnez-leur le costume n° 2, dit-il à Jacopo. C'était le tour de Gabassol.

— Voilà, fit notre ami en tirant de son gilet quelques pièces d'or mêlées à du billon, et à des petits billets de banque napolitains.

— 225 fr. 35, inscrivit le gros homme, et pour les dons en nature, que dois-je inscrire? Gomme ces messieurs n'est-ce pas, vous offrez tout pour les pauvres indigents de la montagne?

— J'offre tout ! répondit Gabassol, et en outre j'ai une petite proposition à vous faire...

— A vos ordres, Excellenza, répondit le gros homme en suivant Cabassol dans un coin.

— Écoutez, dit tout bas Gabassol, voulez-vous me laisser partir avec la dame que voilà en retenant tous les autres ici jusqu'à demain ? je vous offre dix mille francs!...

— C'est une jolie somme, fit le gros homme, il y a de quoi soulager bien oes misères, mais une fois à Naples vous oublierez de nous les payer...

— Et si je vous les payais comptant?

— Ce serait une belle journée pour notre souscription...

— Suivez-moi, je vais vous les remettre !

Cabassol entraîna le gros homme derrière la cabane et se baissant, ramassa derrière une pierre son portefeuille qu'il y avait jeté avant d'entrer dans l'antre.

— Vous nous faisiez des cachotteries 1 fit le gros homme en palpant le portefeuille, quelle indélicatesse, fi! Les voyageurs sont quelquefois peu scrupuleux.,, je vais inscrire vos dix mille francs...

— Et vous ferez ce que je vous ai demandé?

— Monsieur,pour qui nous prenez-vous! Et la morale? Je suis pour la morale, moi,monsieur, et mes employés aussi, nous recevons les souscriptions, et c'est tout, nous remercions les voyageurs ensuite et nous les remettons sur la route de Naples.

— Vieux filou ! grommela Cabassol.

— La vostra Excellenza a souscrit pour une si jolie somm e qu'elle peut se permettre quelques invectives à l'égard de mon humble personnalité... Je souffrirai en silence!... Votre Excellence veut-elle suivre Jacopo, qui attend les dons en nature?

— C'est mon tour? demanda le prince, je donne tout, mais je demande à être dépouillé, qu'ils se mettent à quatre... ai-je le droit de donner quelques coups de poing?

— Si Votre Excellence y tient, je vais les prévenir... mais pas trop fort, ce sont des pères de famille !

Jacopo, et trois de ses camarades se jetèrent sur le prince qui en envoya deux à terre d'un coup de pied et d'un coup de poing bien dirigés; les deux autres se cramponnèrent à lui.

— Encore, fit le prince, ce n'est pas assez!

Mais les brigands s'étaient relevés, chacun d'eux saisit vigoureusement une jambe du prince, les deux autres lui empoignèrent les bras après avoir reçu et rendu encore quelques bourrades.

— Passez le portefeuille, fit le gros brigand, passez la montre et les bagues... Excellenza, vous en avez une en cheveux, à notre grand regret nous ne pouvons pas la recevoir.

Tulipia sourit.

— C'est de mes cheveux, et j'en ai encore, dit-elle.

— Je l'accepte alors, à titre de souvenir,fit galammentle gros homme, en posant la main sur son cœur.

— Et maintenant, si son Excellenza veut passer aux dons en nature?

— Je demande qu'on me porte I s'écria le prince, je veux qu'on me dépouille avec violence I

— Nous n'avons rien à vous refuser, Excellenza... Jacopo! enlevez Son Excellence.

Les quatre bandits soulevèrent le prince et le portèrent derrière la masure.

La livraison des dons en nature dura un bon quart d'heure, le prince était exigeant, il voulait une somme de violence suffisante pour lui donner l'illusion d'une vraie bataille

— Dépêchons-nous! fit le chef, l'après-midi se passe...

Le prince rentra enfin complètement dépouillé de ses habits et revêtu à la place d'un caleçon de pêcheur et d'un bonnet rouge.

— Superbe! fit Tulipia, mon petit Mich, vous êtes splendide !

— Il ne reste plus que Madame, dit le gros homme, si Madame veut passer à la caisse... nous disons?

— Je n'ai que cinq cents francs, dit Tulipia, en jetant son porte-monnaie.

— Madame, il y a de quoi nourrir une famille tout un hiver! la Galabre vous remercie par ^a voix... Et les bijoux, bagues, médaillons, porte-bonheur?...

— Voilà !

— Il y en a quelques-uns en toc... y jus les avez achetés à Naples? C'est honteux pour mes compatriotes... je suis confus... enfin, je les accepte tout de même, madame, soyez bénie!... Pour les effets de toilette, je suis sûr que je ne ferai pas en vain appel à votre bon cœur...

— Sans doute! sans doute! fit Tulipia, mais dites-moi?... est-ce que vous allez me mettre dans le même état que ces messieurs...

— Oh! signora ! pouvez-vous penser des choses pareilles... Hélas! nous n'avons que des costumes de pêcheur, les ressources de la souscription sont si bornées!... Mais, pour vous être agréable, je me permettrai de vous offrir en plus un superbe fichu jaune?

— Est-ce que c'est Jacopo qui va recevoir les dons en nature?

— Signora, c'est un garçon charmant et discret, il va vous conduire dans le magasin aux dons en nature, et pendant que vous vous débarrasserez des objets de toilette que vous voulez bien nous offrir, il regardera le sommet du Vésuve...

— Allons! Jacopo, je te suis... Vous me jurez, n'est-ce pas, qu'il n'est pas méchant?... s'il ne mord pas, je le prierai de m'aider à retirer mes bottines, il regardera le paysage après!

— Excellent 1 splendide! charmant! répétait le prince, je ne me suis jamais autant amusé! que je suis donc content, ces voleurs napolitains sont exquis! Et dire que je ne comptais plus en rencontrer!...

Cabasso) ne disait mot, furieux d'avoir vu sa proposition repoussée par

Tulipia, je t'aime avec toute l'ardeur d'un Trombolino du seizième siècle!


le formaliste chef des voleurs, et d'avoir ainsi sacrifié dix mille francs en pure perle. — Miradoux et les autres clercs, transformés aussi en pêcheurs napolitains, avaient hâte, quoique revenus de leur frayeur, d'être rentrés à Naples. Liv. 49.

On entendait Tulipia discuter derrière la cabane avec Jacopo sur les effets à livrer et sur le costume napolitain à recevoir en retour, elle était difficile et cherchait ce qui lui allait le mieux. Enfin elle reparut suivie de Jacopo. Campée sur la porte, les mains dans les poches et le torse en arrière, elle rit aux éclats et fut quelques minutes avant de pouvoir reprendre son sérieux.

C'était bien le plus joli et le plus coquet de tous les pêcheurs napolitains présents, passés et futurs, avec ses larges calezones, retroussés aux genoux, sa ceinture rouge et son bonnet...

— Bravo! s'écria le prince.

— Tous mes compliments, madame! fit tristement Cabassol, vous portez le travesti à merveille.

— Masaniello jeune ! dit Miradoux en s'inclinant.

Et maintenant que nous avons terminé, reprit l'obèse chef des voleurs, plairait-il à Leurs Excellences de me signer un petit certificat?

— Un certificat? pourquoi faire?

— Pour la régularité, Excellence, et pour ma satisfaction personnelle... Chacun ici-bas est exposé à la calomnie, le monde est si méchant, moi je liens à me mettre à couvert... supposez qu'un jour on cherche à me faire de la peine, mes certificats témoigneront de la pureté de mon cœur!... Tenez, Excellenza, voici le registre aux certificats, lisez... voici un des derniers :

Nous soussignés, Jean Théodule du Tilleul et Louise Anna Bertfiier, rentiers à Paris, en ce moment en voyage de noce en Italie, certifions n'avoir eu qiïà nous louer et féliciter des rapports que nous avons eus, dans le cours de notre excursion au Vésuve, avec le signor Rodolfo Roccanera — notamment à l'occasion de notre participation à la souscription en faveur des indigents de la Calabre, ouverte par ce généreux signor.

En témoignage de ses égards et de ses bontés, nous lui délivrons le présent certificat.

du Tilleul, Anna Berthier.

kota. Les costumes de pécheur napolitain que le signor Roccanera nous a offerts en sou--venir sont d'une fraîcheur délicieuse en cette saiso?i.

DU T. A. B.

— C'est très bien, dit le prince après avoir parcouru quelques certificats à peu près identiques dans la forme, nous allons vous délivrer une attestation collective.

Miradoux prit la plume et formula le plus élogieux des certificats que toute la société parafa sans protestation.

— Maintenant, messieurs, il ne nous reste plus qu'à vous remercier, dit le signor Rodolfo avec le plus gracieux des sourires, je baise la main de la très charmante signora et je dis : au bonheur de la revoir! Jacopo, reconduisez les Excellences jusqu'au bon chemin.

Jacopo prit sa carabine et fit signe qu'il était prêt.

Tous les voyageurs, à l'exception du prince, poussèrent un soupir de satisfaction en sortant de la cabane où ils avaient été si poliment et si complètement dévalisés. Les voleurs, debout sur le seuil, agitèrent leurs chapeaux en signe d'adieu.

Jacopo marchait en avant.

— Attendez, fit le prince, quand il vit que les voleurs étaient rentrés dans la cabane.

L'arrivée du diner.


Et il revint un peu en arrière en paraissant chercher quelque chose dans les tas de pierres qui encombraient le ravin.

— Voilà, fit-il en revenant avec un paquet, pendant que Jacopo avait le dos tourné, quand je livrais les dons en nature, j'ai aperçu ce vêtement dans un coin et je l'ai jeté au loin pour le retrouver en partant. C'est un ulster presque neuf, je vais l'offrir à ma charmante Tulipia, si son costume de pêcheur napolitain lui semble un peu léger.

— Merci," mon petit Mich, dit Tulipia en endossant l'ulster

Il parut à Gabassol, qui la contemplait avec la tristesse d'une âme navrée., que cet ulster ne lui était pas complètement inconnu.

— Tiens, fit Tulipia, il y a des papiers dedans... une carte de visite :

PALAMÈDE HURSTLEY

— Allons bon! s'écria Gabassol, encore le^ Américains! Ils sont à Ne pies puisque voici l'ulster de Palamèdel II n'y a pas autre chose dans les poches?

— Non, répondit Tulipia en dissimulant un petit papier qu'elle venait de lire et qui n'était rien moins que la promesse d'épouser miss Lucrezia Blooms-big, signée par Gabassol I

Jacopo parut assez surpris, en se retournant, de voir Tulipia revêtue de l'ulster de Palamède; il balbutia quelques réclamations, en baragouinant dans un patois cosmopolite, que ce vêtement avait été offert, la veille, à la souscription par un généreux voyageur et que le signor yadrone ne serait pas content...

Mais le prince tint bon et refusa de rendre l'objet volé aux voleurs; le bon Jacopo se résigna ; il indiqua aux voyageurs un sentier qui devait les conduire en une petite heure à Portici, et prit congé d'eux.

Le prince ne se hâtait pas de prendre la route de Portici; retourné vers la montagne, il suivait Jacopo de l'œil d'un air d'hésitation.

— Eh bien, qu'attendons-nous? demanda Tulipia, vous ne pouvez plus vous séparer de Jacopo, maintenant.

— Non, répondit le prince, ce n'est pas cela, je regardais ce sacripant de Jacopo parce que...

— Parce que?

— Parce que j'avais envie de lui voler sa carabine... pour avoir un souvenir de nos voleurs.

Le soir venait et la fraîcheur en même temps, sous leurs légers vêtements les voyageurs commençaient à sentir le froid se glisser. Heureusement, les premières maisons de Portici apparurent bientôt.

— Mais, fit tout à coup Gabassol, comment allons-nous regagner Naples? - Le chemin de fer, dit Miradoux.

— Et de l'argent? nous n'avons plus un sou...

Le prince éclata de rire, pris d'un accès de joie folle.

— Une aventure complète ! s'écria-t-il, nous allons mendier sur la route.

— Allons demander l'hospitalité à un couvent de capucins quelconque, proposa Tulipia, il y aura bien des puces, mais enfin...

— Non ! reprit le prince, cherchons un corricolo, nous payerons à l'hôtel. Quelle chance que Blikendorf ne soit pas venu avec nous, lui qui tient la caisse !

Un corricolo, découvert à Portici, reconduisit tous les voyageurs à leur hôtel, le prince toujours plein de joie, Gabassol et ses compagnons très ennuyés. Leur arrivée en costume de pêcheurs napolitains fit quelque bruit; l'aventure mit en gaieté tout le monde, hôtelier, garçons, voyageurs et gendarmes. Le prince, Tulipia et Blikendorf dînèrent comme d'habitude dans leur appartement; Cabassol et ses amis, après un léger repas, allèrent se coucher en proie à une contrariété violente et à des rhumes de première force contractés sous le costume pittoresque, mais beaucoup trop léger, de pêcheurs napolitains.

Quand il s'éveilla, le lendemain vers dix heures, Gabassol sonna pour demander de la tisane pour tout le monde.

Le portrait de la douce et mélancolique Bianca


— Eh bien, signor, dit le garçon qui apporta la tisane, vous savez, vos compagnons de malheur au Vésuve...

— Eh bien?

— Eh bien, ils viennent de partir. Son Exellence, dans son contentement, nous a donné une belle gratification, mais elle n'a pas voulu rester à Naples, parce que, après l'aventure d'hier, rien ne lui semblait plus intéressant...

— Vite, fermons les malles et partons! s'écria Gabassol.

— Impossible! dit Miradoux survenant, nous n'avons plus un sou, il faut que nousrestions en attendant lesfonds que je vais demander par télégramme à M e Taparel... Je vais emprunter trois francs au garçon pour aller au télégraphe I

IV Les agréments du palais Troniboiino-Trombolini. Trap de gondoles. — Touchante histoire de la tendre Bianca Trombolino. Rats, hiboux, spectres et courants d'air.

Nous sommes à Venise, la fille étincelante de l'Adriatique, la ville des amours, des gondoles, des palais à arcades mauresques, la terre classique do la poésie et des patriciennes rousses et passionnées...

Premier repas dans le palais Trombolino.


Il pleut. A Paris nous dirions il pleut à verse, mais à Venise nous n'oserions employer cette expression qui manque de couleur poétique. Il pleut d'une façon désastreuse qui met la mort dans l'âme à tous les étrangers, il pleut sur les palais du grand canal comme si le Seigneur leur vidait le canal Orfano sur la tête; le pont triangulaire du Rialto voit couler sur chacun de ses versants des torrents qui lui donnent un petit air alpestre ; Venise est lamentable, les flots de madame sa mère, l'Adriatique, battent mélancoliquement les dalles du quai des Esclavons ; sur sa colonne, le lion de Saint-Marc fait de l'hydrothérapie et saint Théodore, son voisin de l'autre colonne, grelotte tristement avec son crocodile...

Les coupoles de Saint-Marc brillent sous un ruissellement d'eau qui les iave à grandes cascades; plus de pigeons voltigeant en haut du campanile ou picotant le grain devant la loggietta; plus de jolies bouquetières fleurissant les seigneurs étrangers, plus de cicérones empressés, de gondoliers flânant à travers les arcades, et même plus d'étrangers prenant des glaces devant le café Florian...

Il pleut!

Un navire du Lloyd autrichien mouillé — oh! oui, mouillé! — entre la piazzetta et l'isola San-Giorgio disparaît dans la buée de l'averse, les bateaux

Le rats se familiarisaient.


pêcheurs rangés au quai des Esclavons, avec leurs voiles— multicolores et flamboyantes les jours de soleil — ressemblent en ce jour humide à de vieux parapluies hors de service.

Cependant, sur la surface troublée du grand canal, quelques noires embarcations circulent sous la pluie, ce sont les gondoles qui reviennent de là station du chemin de fer où le train vient d'arriver. Ces gondoles sont chargées de malles, de caisses recouvertes de toiles, des têtes de voyageurs curieux et attristés se distinguent vaguement par les petites fenêtres ; à l'avant et à l'arrière, les gondoliers jouent de l'aviron.

Ils sont lugubres, ces gondoliers, avec leurs cabans à capuchon et leurs chapeaux de toile cirée; non! vraiment, il n'est pas possible que ces gens-là sachent pincer de la guitare et qu'ils soient quelquefois amoureux.

Dans une de ces gondoles, trois personnes sont installées tant bien que mal, le prince de Bosnie et la charmante Tulipia Balagny dans le fond, M. de

Blikendorf à l'entrée, se défendant contre la pluie qui fouette, avec un parapluie tenu de côté.

Personne ne dit mot. Le prince est furieux contre cette pluie qui lui gâte Venise, Blikendorf songe qu'il est en retard dans la correspondance qu'il entraient avec la cour de Klakfeld et avec la cour de Bosnie pour faire prendre patience à toutes les deux ; Tulipia est mélancolique.

Voilà trois semaines qu'ils ont quitté Naples après avoir été si délicieusement dévalisés par la bande du signor Rodolfo Boccanera. — Dès le lendemain de cette aventure ils ont faussé compagnie àCabassol, avec lequel il ne pouvait convenir au prince ni à Tulipia, de continuer des relations commences chez les brigands dans la montagne, par suite d'un grave manquement à l'étiquette.

Pendant ces trois semaines, le prince a poursuivi la couleur locale partout où il a eu l'espoir de la rencontrer. Il est resté deux jours dans un couvent de capucins entre Rome et Naples, mais tout à fait incognito, avec le fidèle Blikendorf et Tulipia habillée en homme. Mais le troisième jour, le prince s'est fait mettre à la porte et il est allé à Rome, où il a fatigué Tulipia dans les musées. D'une nuit passée dans les ruines du Golysée, il est résulté pour Tulipia une attaque de grippe qui l'a tenue deux jours au lit. Après huit jours d'excursions à toutes les ruines du dedans et du dehors ou dans les catacombes, le prince a consenti au départ et toute la caravane est partie pour Venise à petites journées.

— Blikendorf, mon ami, dit enfin le prince, je ne suis pas content! que signifie cette pluie? Est-ce convenable pour une entrée à Venise?

— Monseigneur, ce n'est pas ma faute...

— Vous pouviez organiser autrement notre arrivée...

— Monseigneur, il faisait beau à Vérone à notre départ, et vraiment je ne pouvais me douter...

— Allons, allons, il y a de la négligence! Vous auriez dû partir en avant vérifier l'état de l'atmotsphère, et nous organiser une arrivée plus couleur locale. J'aurais voulu de la musique... Enfin, il faut tout faire par soi-même, Blikendorf, je vous retire ma confiance, je me charge d'organiser notre séjour moi-même... Voyons, où nous conduit cette gondole?

— A l'hôtel, parbleu ! fit Tulipia.

— A l'hôtel! mais vous n'avez donc nulle poésie dans l'âme? A l'hôtel à Venise, à Venezia!

— Monseigneur, fit Blikendorf, nous allons à un très bon hôtel, lAlbergo du Conseil des dix, cuisine française, appartements confortables...

— Je me moque du confortable, vous le savez bien ! Être prosaïque, vous


Première nuit àana le palais Trombolino-Trombolini.


êtes à Venise et vous voulez de banales chambres d'hôtel, de la cuisine française, du confortable anglais... Allons donc! nous sommes à Venise, la ville des doges, la cite féerique, poétique et fantastique... Je veux que notre séjour soit un poème en action, je veux nager dans le romantisme le plus effréné 1

— Mon petit Mich, veux-tu en guitare? interrompit Tulipia.

— Non, idole de mon âme, mais j'en achèterai une pour Blikendorf — c'est dans mon programme, je tiens à ce qu'il enjoué la nuit sous mes fenêtres.

— Donc, reprit le prince, nous n'allons pas à l'hôtel. Blikendorf, appelez le gondolier!

Blikendorf obéit. La gondole s'arrêta ; le gondolier vint à l'entrée de la cabine couverte, ou, suivant l'expression vénitienne, du carrosse de la gondole. Le prince considéra longuement le gondolier.

— Retire ton capuchon, dit-il.

— Mais, Excellence, il pleut, répondit le gondolier surpris.

— Ça ne fait rien, il y aura un bon pourboire... Bien, tu as une bonne tête. Gomment t'appelles-tu?

— Eduardo, répondit le gondolier.

— Un gondolier qui s'appelle Edouard... profanation! s'écria le prince; voyons, je te prends à mon service, mais tu t'appelleras Ascanio... Et ton camarade, je parie qu'il s'appelle Baptiste?

— Non, monseigneur, il s'appelle Théodore.

— Horrible ! désormais il s'appellera Ruffio ! Nous n'allons pas à l'hôtel, Ascanio, connais-tu un palais à louer?

— J'en connais plusieurs, Excellence, il y a d'abord le palais Barbarigo, restauré il y a deux ans par un riche Anglais

— Un palais restauré, je n'en veux pas. Écoute-moi bien, Ascanio, je veux sur le grand canal un palais antique, pas trop grand, mais très poétique, avec arcades, balcons, créneaux arabes, etc qu'il soit légèrement ruiné, cela m'est égal...

Une alerte.


— Excellence, je ne vois que le palais Trombolino qui puisse vous convenir...

— Il n'est pas restauré?

— Oh non ! il y a cinquante ans qu'il est à louer...

— Attendez, il me conviendrait encore mieux s'il y avait sur ce vieux palais quelque sombre légende, bien poétique, bien sanglante...

— Ah ! Excellence, vous ne pouvez mieux tomber, il y a six Trombolino qui ont eu la tête tranchée, deux qui ont disparu, probablement sous le pont des Soupirs... Voyez dans le Guide, toutes ces histoires sont racontées, il y a surtout celle de la tendre Bianca Trombolino, qui a poignardé deux des plus belles femmes de ce temps-là, deux patriciennes, maîtresses de son mari... Son mari, pour se venger, a poignardé l'amant de sa femme, le jeune Paolo Contarini qu'il surprit sur un balcon ; quinze jours après sa femme, l'empoisonnait dans un grand dîner avec toute sa famille, et le Conseil des Dix intervenant, la faisait jeter dans un cachot, la mettait à la torture, et enfin l'envoyait noyer par une belle nuit dans le canal Orfano.

— Bravo ! s'écria le prince, je loue le palais à n'importe quel prix ! Je savais bien que Venise était toujours poétique !

Ah I monseigneur, vous ne le payerez pas cher, personne n'en veut, parce que Bianca Trombolino revient à certaines nuits, aux anniversaires de ses malheurs et puis il y a encore d'autres souvenirs, je ne sais pius lesquels, une autre Trombolino qui a étranglé son mari ou un Trombolino qui a étranglé sa femme, puis une Trombolina assassinée un soir de tète, par une femme masquée...

— Quelle chance ! s'écria le prince, je ne pouvais pas mieux tomber... conduisez-nous vite chez le propriétaire de ce ravissant palais...

— Excellence, le dernier propriétaire a eu la tète tranchée il y a 150 ans, mais vous pourrez voir l'intendant de la famille, il habite à côté du palais.

— Allons, presto ! fit le prince.

En cinq minutes et vingt coups de rame, la gondole arriva au palais Trombolino. Il pleuvait toujours; le prince, oubliant la pluie, contempla dans le plus grand ravissement, son futur domicile. Le vieux palais noir et délabré, étalait sur le grand canal une façade très ornementée mais très abîmée, ouverte au rez-de-chaussée par une petite colonnade aux arcatures gothiques. Le premier étage possédait une grande loggia ogivale très finement découpée de rosaces et de trèfles écornés. Une plus petite loggia au second étage, des fenêtres en ogive, des balcons à minces colonnettes, des armoiries sculptées, et sur le tout une ligne de créneaux branlants complétaient un parfait échantillon des vieux palais vénitiens d'avant la Renaissance.

La gondole débarqua les voyageurs sous le péristyle, puis un des gon doliers alla frapper à la porte de l'intendant de la famille Trombolino, qui habitait une petite maison basse à côté du pahis, sur un des petits canaux transversaux. — L'intendant, tout ému de cette occasion, qui ne s'était pas présentée depuis cinquante ans, sauta vivement dans la gondole avec un trousseau de clefs.

— Excellence! balbutia-t-il en saluant les étrangers, vous désirez louer le palais Trombolino, je vais vous le faire visiter...

— C'est inutile, dit le prince, il me plaît, je le prends. Combien en voulez-vous?

Tu monteras par la fragile échelle pour te jeter dans mes bra».


— Cent francs pour trois mois, serait-ce trop vous demander? dit l'intendant.

— Je vous le loue cent francs par mois, dit le prince, donnez-moi les clefs.

— Je vais vous montrer le chemin, reprit l'intendant en cherchant dans son trousseau la clef de la porte. Excusez-moi, je n'y suis entré qu'une seuie fois depuis 1833, quand mon père me remit les clefs et la charge d'intendant. Ah, voici la clef, elle est un peu rouillée, mais il faudra bien qu'elle ouvre !

Il fallut le secours des gondoliers pour faire rouler la porte sur ses gonds, enfin elle tourna et les voyageurs se trouvèrent dans le palais.

— Il est un peu abandonné, dit l'intendant tremblant de voir reculer ses locataires, mais ce n'est rien, avec quelques soins, il retrouvera bien vite sa splendeur... montons aux appartements du premier étage, ce sont les mieux conservés... Prenez garde, il manque une marche ou deux...

Tulipia fit un faux pas et faillit passer à travers l'escalier. Le prince la retint.

— Ce n'est rien, dit-il, nous ferons mettre des planches pour remplacer les dalles qui manquent.

Il fallut encore parlementer avec la porte des appartements du premier étage.

— La clef manque, c'est étonnant, dit enfin l'intendant après avoir essayé tout son trousseau, mais attendez, il y a par ici une fenêtre cassée, nous pourrons enjamber...

— Allons ! fit le prince en passant par la fenêtre.

— Il n'y a pas de danger? demanda Tulipia.

— Non, rien de plus facile.

Après quelques pas dans un couloir obscur, l'intendant poussa une porte non fermée et l'on se trouva dans une grande salle éolairée par la loggia.

— Splendide I fit le prince, nous en ferons la salle à manger ! J'aurai la vue du grand canal pour me donner de l'appétit !

— Des murs crevassés, des fenêtres qui ne tiennent pas, des toiles d'araignée, un pied de poussière, fit Tulipia avec une moue gracieuse.

— Signora, dit l'intendant, ceci n'est rien, on n'a pas balaye depuis 1833..^ avec un petil coup de balai, il n'y paraîtra plus !

— Il pleut par les carreaux cassés.

— Ce n'est rien, il y a de très belles tapisseries dans une pièce à côté, il n'y aura qu'à les accrocher pour supprimer les courants d'air!

Dans une pièce plus petite éclairée sur un étroit canal, étaient empilés de vieux meubles couverts d'une noble poussière, vieilles chaises au dossier de cuir de Cordoue à demi rongé, tables massives avec un ou deux pieds de sculptures plus ou moins moins, lit Renaissance à colonnes torses et ëcorchées.

— Ceci est le lit de la signora Bianca Trombolino, célèbre par sa beauté et par ses malheurs, dit l'intendant d'une voix lugubre.

— Vous êtes sûr? demanda le prince, et l'on dit qu'elle revient?

— C'est une tradition populaire, mais dans notre siècle éclairé il ne se passe plus de ces choses... moi, je suis voltairien, je n'y crois pas...

— Tant pis ! s'écria le prince, je S veux coucher dans cette chambre et dans ce lit, je serais charmé de voir l'ombre sanglante de la tendre Bianca!

— Alors, si ça ne vous effraye pas, je puis vous dire que la tradition pourrait bien avoir raison.

— Et ce portrait? demanda le prince en découvrant le portrait d'une jeune dame à l'œil doux et langoureux, en costume du xvi 6 siècle.

— C'est le portrait de la tendre et malheureuse signora Bianca Trombo-lino... Voyez la date, 1549, c'est l'année de ses malheurs : en mars 1549 elle poignarda les deux maîtresses de son mari. — Paolo Contarini, de la famille du doge, son amant, fut tué sur ce petit balcon que vous voyez à côté du lit en avril; en mai, Bianca empoisonna son mari et en juin le conseil des Dix le fit arrêter et noyer! Ce fut la plus triste année de sa vie...

— Infortunée! s'écria le prince, je placerai ce portrait en face de mon lit, pour avoir son angélique sourire à mon réveil.

— Il y a encore quelques meubles au deuxième étage dans la chambre correspondante. Car je dois vous dire que les Trombolini abandonnèrent la chambre de Bianca et habitèrent depuis les appartements du second étage.

' Bon ! dit Blikendorf, j'habiterai le second étage, je ne tiens pas à être troublé dans mes rêves par la tendre Bianca.

Et sur les pas de l'intendant, les voyageurs montèrent au second éUge.

sa tête lui rappelait le parent éloigné qu'il pleurait!


— C'est plus gai, dit Blikendorf, c'est délabré encore, mais c'est plus gai. J'en ferai mon appartement, la grande salle sera mon cabinet de travail, j'aurai la vue du grand canal, avec le dôme de Santa-Maria et vingt campaniles d'églises... Ma cbambre à coucher n'est pas mal, le lit est simple mais convenable... et pas de fantômes!...

— Non, fit l'intendant, pas de fantômes! On a toujours été tranquille dans cette chambre, c'est même assez étonnant, car c'est dans ce lit que Lorenzo

Trombolino étrangla sa femme Annunzia ta Palmafico, en 1599, et qu'en 1668, Marco Trombolino fut poignardé par sa femme Taddéa Zampieri... En 1692...

— Assez 1 assez! Êtes-vous sûr. qu'ils ne reviennent pas?

— J'en serais fort surpris, réponditl'in-tendant.

— Tout cela est parfait! ditle prince, maintenant installons-nous ; monsieur l'intendant, voulez-vous vous charger de nous trouver quelques serviteurs, et les objets mobiliers nécessaires pour notre installation c'est-à-dire pour deux chambres à coucher, une-salle à manger et des chambres de domestiques. J'ai retenu les gondoliers, vous vous arrangerez avec eux. Je vous ouvre un crédit illimité. Allez, et que tout soit prêt pour ce soir!

— Et dîner? demanda Tulipia.

— Nous dînerons dans la grande salle, devant la Loggia. Il y a une table passable, Blikendorf va s'en aller commander le repas à l'hôtel le plus pioche.

— Excellence, je demande deux heures pour tout préparer! dit l'intendant en se précipitant.

L'intendant parti, Blikendorf prit la gondole pour aller organiser le service des vivres. Le prince et Tulipia restèrent seuls dans le palais. Le prince

Soirée poétique sur le grand canal.


traîna deux sièges devant la loggia, fit asseoir Tulipia et s'assit à côté d'elle un bras passé autour de sa taille et soutenant de l'autre un parapluie ouvert, car il pleuvait toujours et l'averse passait à travers les rosaces des fenêtres-

La petite Viennoise.


— Tulipia 1 ravissante Tulipia 1 je suis satisfait, nous nageons en pleine poésie, au sein de la plus intense couleur locale ! Tulipia ! dans ce cadre si parfaitement vénitien, je t'aime avec toute l'ardeur d'un Trombolino du xvi e siècle !

— Et moi, mon petit Mich, avec la tendresse d'une véritable Bianca 1

— Tulipia ! les rages de la jalousie me mordent au cœur, jure que tu n'as jamais aimé que moi !

— Sur la tête de Bianca Trombolino, je te le jure, ô mon prince !

— Répète le-moi! j'ai besoin que tu me le dises le plus souvent possible î Si tu en aimes jamais un autre, serait-ce Blikendorf, mon respectable précepteur lui-même, je tuerais cet autre !

— Mich! Si jamais tu penses encore à ta grande duchesse de Klakfeld qui t'attend là-bas, je te poignarde !

— C'est bien ! c'est ainsi que je veux être aimé, ô ma reine 1

Ce poétique duo fut interrompu par l'arrivée de l'intendant qui ramenait les serviteurs réclamés par le prince.

— Voici, Excellence, un brave et honnête garçon qui fera un excellent majordome; ces deux petites sont les épouses de vos gondoliers, j'ai pensé qu'elles pourraient servir de femmes de chambre à la signora...

— Parfait, dit le prince, voilà notre maison montée. Et les meubles?

— Dans une heure ils seront ici.

— Et le dîner? demanda encore Tulipia.

— Il me suit, dit Blikendorf paraissant à son tour.

— Allons! dit l'intendant, Maria, Catarina, mettez la table, presto! Par le balcon de la loggia, le prinoe put voir deux hommes en costume blanc de marmitons apporter en gondole le repas commandé à l'hôtel.

— Avez-vous pensé au vin de Chypre, Blikendorf? demanda le prince.

— Monseigneur, il n'y en avait pas, j'ai rapporté à la place un panier de Champagne.

— C'est une atteinte à la couleur locale, mais enfin, s'il est bon...

Le repas fut très gai. Le prince trouva les mets un peu cosmopolites, mais excellents. A défaut de vin de Chypre, le Champagne fut largement fêté. — La nuit était venue ; malgré les lampes apportées par l'intendant, les grandes «ailes vides avaient encore des obscurités inquiétantes. Les meubles arrivaient un à un; pendant que Blikendorf s'occupait de leur installation, le prince commanda sa gondole pour une promenade avec Tulipia.

Il pleuvait toujours, le ciel était sans lune et sans étoiles ; sur le grand canal sombre et morne, quelques lumières clignotaient çà et là, reflets des rares fenêtres éclairées et des chandelles allumées devant les images de madone posées sur des poteaux aux stations de gondoles. Les petits canaux semblaient des abîmes noirs bordés de spectres de maisons, de temps en t-mps quelque gondole en sortait, ou s'y engloutissait brusquement.

Le prince choisissait les canaux les plus sombres pour s'y enfoncer à Ja recherche de sensations féroces et délicieuses; il se fit conduire au pont des Soupirs pour montrer à Tulipia l'endroit où les condamnés à mort s'embarquaient sur la gondole fatale qui les portait, une pierre au cou, aux poissons du canal Orfano.

Tulipia s'endormit et le prince donna le signal du retour au palais Trom-bolino. — Un changement s'était opéré pendant leur absence, le palais était balayé, les meubles placés et les chambres faites. — Blikendorf assis dans un bon fauteuil fumait sa pipe en rêvant philosophie, devant une bouteille de Champagne, dans la grande salle du premier étage.

— Enfin t dit le prince, nous voici chez nous! j'en avais assez des caravansérails à la mode, des vulgaires chambres d'hôtel... Ce palais m'enchante!... ces nobles murailles, ces fenêtres gothiques, ces couloirs mystérieux... tout cela réjouit mon âme au plus haut point. Quelle poésie! quelle...

— Je tombe de sommeil!... fit Tulipia, un peu moins de poésie, mon petit Mich!

— J'ai oublié de faire acheter une mandoline ! s'écria le prince, ce sera pour demain, charmante Tulipia... Ce soir, nous allons dormir sans sérénade... Voyons la chambre.

Le prince prit une bougie et se dirigea vers la chambre de Bianca Trombolino. Ses ordres avaient été exécutés, le lit de la malheureuse Bianca, débarrassé de sa poussière et des toiles d'araignée, avait été garni de matelas modernes et d'oreillers. Des chaises et des fauteuils avaient été apportés, des rideaux et des tapisseries accrochés aux fenêtres; dans un coin les malles de Tulipia étaient déposées attendant leur maîtresse.

— Parfait! dit le prince, ah! et le portrait de Bianca? Il y est, très bien, j'aurai donc perpétuellement sous les yeux cette douce et mélancolique figure!

— Dans le jour, cela m'est égal, fit Tulipia, mais je n'aime pas à la voir la nuit, cette douce et mélancolique Bianca... pourvu qu'elle ne revienne pas!

— Ah! Tulipia, ange de ma vie, il ne faut pas m'en vouloir, mais il me semble que je l'aurais aimée, elle aussi!

Les gondoliers étaient allés se coucher dans les chambres donnant sur une petite cour intérieure, au bout de longs couloirs que les nouveaux locataires n'avaient pas encore explorés à fond. Blikendorf mit sa bouteille sous son bras, prit sa lampe et gagna sa chambre située juste au-dessus de celle du prince. Au bout d'un quart d'heure tous les bruits s'éteignirent, les habitants du palais Trombolino, fatigués par le voyage, avaient pour ainsi dire sombré dans le sommeil.

Minuit sonnait à une horloge inconnue, lorsque soudain Tulipia se réveilla. Des bruits étranges avaient troublé son sommeil dans le lit de Bianca ; elle avait entendu de longs gémissements ou plutôt des souffles rauques et

prolongés, ainsi que des craquements stridents dans différentes directions. Tout d'abord elle n'osa bouger et resta glacée d'effroi, les yeux seuls, et tout grands ouverts, hors des couvertures. Cela dura un quart d'heure. Tout à coup un souffle puissant éteignit la lampe qui brûlait encore dans un coin de la pièce et Tulipia poussa un cri de terreur.

— Qu'est-ce ? s'écria le prince réveillé en sursaut.

— Elle ! Bianca Trombolino 1 gémit Tulipia en montrant au prince des points ronds et fixes qui brillaient en face du lit dans les noirceurs de la vaste chambre, c'est elle, ce sont ses yeux !

— MaUnon, il y en a quatre... où bien il y aurait donc deux Bianca 1... je vais interroger les spectres... Bianca, femme sensible et infortunée, est-ce loi?

Rien ne répondit, si ce n'est un concert de rauques gémissements dans la pièce voisine.

— Pas de réponse et j'ai été poli, attends un peu! murmura le prince en se baissant pour prendre une de ses bottes sur le pavé, allons ! à vous, spectres des Trombolini!

Le prince lança vivement sa botte dans la direction des points lumineux. Un bruissement d'ailes et un grand fracas suivirent cet acte audacieux. Tulipia poussa des cris affreux et fit son possible pour s'évanouir.

Vivement le prince ralluma la bougie pour explorer la chambre hantée.

— Ce n'est pas Bianca ! s'écria-t-il avec une nuance de désappointement, Tulipia, ange adoré, ne crains rien, ces faux spectres sont deux hiboux, troublés par nous dans la possession du palais Trombolino!...

— Des hiboux ! fit Tulipia en relevant sa tête enfouie sous les oreillers.

— Oui, tiens, notre bougie les effarouche... ah ! les voilà partis, nos deux fenêtres manquent de vitrage en haut... et ma botte est partie dans le grand canal, en pratiquant une autre ouverture...

— C'est donc cela qu'il y a tant de courants d'air... je suis gelée... Mon petit Mich, je t'en supplie, regarde ce qu'il y a derrière cette tapisserie, j'entends des bruits et des gémissements lamentables !...

— C'est le vent qui souffle à travers les trèfles de nos fenêtres à ogives... je m'explique parfaitement tous ces bruits, il n'y a pas de Trombolini dans les murailles... Regarde, fit le prince en soulevant les tapisseries.

— Des rats ! gémit Tulipia, des rats qui mangent mes bottines!

Il y eut une débandade. Les rats troublés dans leur repas, s'éparpillèrent dans toutes les directions avec des galops précipités.

— Maintenant que tout est expliqué, nous allons dormir d'un sommeil plus tranquille, dit le prince en fermant aussitôt les yeux.

Tulipia, gémissante et troublée, ne répondit pas. La tranquillité ne dura pas longtemps, au bout de dix minutes les bruits inquiétants reprirent; le vent souleva les tapisseries et gémit dans les arceaux gothiques de la loggia, des portes battirent au fond des appartements, puis les rats revinrent à la charge et recommencèrent leurs courses à travers la chambre, fu-

Lucrezia, Lavinia et Cléopalra Blomslig.


retant çà et là, grignotant ce qui leur semblait susceptible de posséder quelques qualités nutritives, ou traînant et bousculant les bottines de Tulipia. Quelques-uns même s'aventurèrent sur le lit, mais des mouvements brusques de Tulipia les firent détaler à toute vitesse.

— Quel sabbat 1 gémit Tulipia enviant la tranquillité du prince.

Le fracas des portes et des vitrages redoublait, les tapisseries se soulevaient de plus belle sous le souffle du vent, lorsque tout à coup Tulipia sentit de larges gouttes lui tomber sur la figure. Elle allongea timidement la main hors des couvertures et la retira toute mouillée.

— Ah! çà, mais c'est de l'eau 1 s'écria-t-elle.

Le prince venait aussi de se réveiller. Il passa sa main sur sa figure et regarda ensuite en l'air.

— Tiens, il pleut ! dit-il gravement.

— Mon petit Mich ! s'écria Tulipia. Voilà le résultat de votre fantaisie, elle est jolie, votre vieille cassine des Trombolini, avec sa garnison de rats et de hiboux, avec ses spectres et ses courants d'air! Et voilà la pluie, maintenant! je veux aller à l'hôtel !

— Abandonner la plus poétique demeure de Venise, pour si peu de chose? jamais ! Les rats et les hiboux ont peur de nous, n'y pensons pas, quant à la pluie, elle vient de ces jolis vitrages gothiques, des rosaces si pittoresques de nos fenêtres... mais ce n'est rien, je vais y mettre bon ordre!

Le prince se releva encore et s'en alla dans la grande salle avec la lampe.

— Mon petit Mich ! ne t'en vas pas si loin ! lui cria Tulipia, ne me laisse pas seule avec le portrait de Bianca I

— Voilà ! dit le prince, revenant avec un parapluie tout grand ouvert à la main ; avec cela nous allons défier l'inondation.

Et il se recoucha en plantant son parapluie entre les oreillers. .

Cette fois Tulipia put dormir tranquille.

La pluie continuait au dehors, et si les rafales de vent qui exécutaient une remarquable symphonie à travers le vieux palais, envoyaient par moments de petites réductions d'ondées dans les trèfles pittoresques des croisées, du moins tout cela tombait sur le parapluie et Tulipia n'en recevait qu'une goutte filtrée par-ci par-là.

Les rats tentaient bien de temps à autre l'escalade du lit, mais le prince Veillait. Attentif à tout ce qui pouvait troubler le sommeil de Tulipia, il ne les laissait pas devenir gênants ; dès que les courses de ces petits Trombolini menaçaient d'ennuyer la charmante locataire du lit de Bianca, le prince allongeait la main, il saisissait son revolver de la campagne de Turquie et faisait feu sur les perturbateurs.

— Qu'est-ce? demandait Tulipia dans son sommeil.

— Un rat ! répondait le prince, comme dans Hamlet.

Au jour, de larges taches de sang rougissaient le parquet de la chambre de Bianca Trombolino, comme jadis au temps des tragiques aventures de la belle patricienne. Onze rats sacrifiés au sommeil de Tulipia, jonchaient le sol de leurs cadavres!

Mais Tulipia avait dormi.

Dame de compagnie pour voyageurs poétiques. — Nuits romantiques, mandoline. — Annonces sentimentales viennoises.

Trop de Il pleut, il pleut toujours ! Depuis quinze jours que le prince et Tulipia sont à Venise, la pluie n'a pour ainsi dire pas cessé de tomber ; de temps en temps dans une fugitive éclaircie, un rayon de soleil est venu dorer les galeries fantastiques du palais Ducal, mais bien vite une averse s'est empressée d'éteindre ce commencement de renaissance de la féerique cité.

Le prince et Tulipia sont toujours au palais Trombolino. Mich a catégoriquement refusé d'aller habiter un hôtel plus moderne et plus confortable. Il continue à pleuvoir dans le palais, le vent souffle toujours à travers les arceaux gothiques de la loggia, soulevant les tapisseries, faisant battre les portes et claquer les vitrages; les nuits sont toujours aussi agitées, les lugubres gémissements de la brise dans les longs couloirs mystérieux, les courses des rats, les battements d'ailes des hiboux qui s'obstinent à ne pas changer de domicile, tout cela continue à troubler le sommeil de la pauvre Tulipia.

Pour comble de malheur, les ScU3 le pont dcs Soupirs - rats commencent à se familiariser avec les locataires des Trombolini, ils ne détalent plus maintenant à la première alerte ; bien au contraire, quelques-uns, les plus frileux sans doute, recherchent la douce moiteur des couvertures et viennent dormir presque dans les bras de Tulipia, sous le parapluie placé

à demeure entre les oreillers, — car il pleut toujours dans la chambre à coucher de Bianca, malgré les rideaux et les tapisseries qui tamponnent les brèches des vitrages dans les rosaces 'des fenêtres.

Cependant, à part la pluie, les courants d'air, les rats et les hiboux, le palais Trombolino est tranquille... la tendre et malheureuse Bianca ne revient pas pleurer ses malheurs, les Trombolini assassinés par leurs femmes, et les malheureuses Trombolinas étranglées par leurs maris, dans les diverses chambres du palais, les amants et les maîtresses poignardés par-ci par-là, ne viennent pas non plus traîner leurs suaires à minuit, ainsi que le prince pouvait ajuste titre l'espérer, d'après les légendes et les traditions populaires.

Le prince en est désolé. — A qui se fier maintenant, si l'on ne peut plus croire aux traditions populaires?

Chaque soir, à l'heure solennelle de minuit, le prince a beau évoquer le spectre de l'infortunée Bianca dans les termes les plus pressants, Bianca reste sourde à son appel. Une nuit cependant, il crut Blikendorf plus heureux que lui, il était une heure du matin et tout dormait dans le palais lorsque tout a coup un bruit infernal avait retenti à l'étage supérieur, dans la chambre du précepteur, et ce tapage, ce fracas de meubles renversés avait été suivi de gémissements très perceptibles.

A la grande terreur de Tulipia, le prince s'était précipité à demi-habillé, un flambeau d'une main, son revolver de l'autre, dans l'escalier conduisant aux appartements de Blikendorf. Tulipia pour ne pas rester seule, avait saisi le parapluie et l'avait suivi.

Les gémissements redoublaient, un coup de vent éteignit la lampe, mais il faisait clair de lune, le prince traversa rapidement la grande salle et plein d'espoir enfonça d'un coup de pied la porte de Blikendorf.

Au premier abord il ne vit qu'un amas de meubles brisés et de literie sous lesquels le précepteur se débattait en poussant des cris de détresse de plus en plus accentués, mais quand Tulipia eut repris la force nécessaire pour frotter une allumette et rallumer la lampe, l'innocence des Trombolinos assassinés dans cette chambre éclata.

Blikendorf n'était aucunement la victime de leurs fantômes, la malveillance des anciens propriétaires du palais n'était pour rien dans son accident. Le précepteur avait son lit, un grand lit d'apparat, majestueusement posé sur une estrade au milieu de la pièce; soit que Blikendorf fut trop lourd, soit que les planches fussent pourries par l'âge, l'estrade s'était écroulée et le lit avait passé au travers. Le bon précepteur avait sans doute un peu trop occupé sa soirée à philosopher en tête à tête avec les vins français de la Champagne, chargés de tenir lieu du vin de Chypre introuvable, car il n'avait pu se tirer lui-même dds débris de son estrade ni se rendre compte des causes de sa


chute. Lorsque le prince l'eut remis dans son lit étayé par quelques chaises, il persista quand même à attribuer son aventure à quelque vindicatif Trom-bolino furieux de le trouver dans le lit de la famille et déclara qu'il se considérait comme très heureux, vu les habitudes désagréables des Trombolini d'en être quitte à si bon marché.

Malgré la pluie, le prince et Tulipia passaient leurs journées en gondole,

Excursions à pied dans la montagne.


a errer de canal en canal, à faire le tour des îlots, ou à rêver paresseusement sur la lagune. — Le prince avait un programme : le matin, explorations dans les inextricables ramifications des petits canaux de la ville, l'après-midi excursions au Lido, ou bien aux îles de la lagune, à Saint-Lazare-des-Armé-niens, à Murano ou à Torcello ; tous les soirs, promenades dans le noir, aux coins perdus, aux quartiers déserts, dans les endroits aux allures féroces et pour terminer, rêveries sous le pont des Soupirs.

A minuit, lorsque, bien saturés d'impressions sinistres, le prince et Tulipia rentraient au Palais, on soupait! Le prince adorait son faux vin de Chypre et le fêtait largement.

— Rions! chantons! s'écriait le prince, c'est peut être le moyen de faire sortir les Trombolini de leur tombe... à ta santé, langoureuse Bianca ! Je bois à vous. Trombolini dont le poignard, le poison ou le Conseil des Dix ont abrégé les jours! me ferez-vous raison, ombres lugubres et récalcitrantes?... Bianca, je compatis à tes malheurs, tu le sais, et tu refuses de paraître ! c'est bien mal !

Une telle consommation de couleur locale fatiguait Tulipia, les courses en gondole du matin au soir, les rêveries sous la pluie, en tête à tête au fond de la gondole, les nuits agitées par la brise, les hiboux et les rats, et surtout les courants d'air de la chambre à coueber l'avaient rendue malade. Une grippe féroce la tourmentait sans que le prince daignât s'en apercevoir et barcaroller un peu moins au clair de la lune. Bien au contraire, il avait acheté une mandoline pour l'infortunée Tulipia et lui avait trouvé un professeur qui, chaque jour pendant une heure ou deux, venait au palais Trombolino lui apprendre à faire vibrer cet instrument poétique et démodé.

— 0 âme de ma vie ! disait le prince , Tulipia adorée, j'espère que chaque soir, à la pâle clarté des étoiles, sous les rayons de l'astre de l'amour ou même perdue dans le noir sombre des nuits sans lune, tu viendras belle, souriante et masquée, cachée aux regards jaloux dans une mystérieuse gondole, réveiller par une douce sérénade, les échos du vieux palais... alors je me mettrai à la fenêtre, j'attacherai une échelle de corde au balcon gothique et je descendrai plein d'émoi, me jeter à tes genoux dans ta gondole... ou bien ce sera toi, — o ma Juliette, amante énergique et passionnée, qui monteras par la fragile échelle, pour te jeter dans mes bras !

Enfin Tulipia put avoir une confidente pour ses chagrins. Un soir qu'elle errait avec le prince dans le canal San-Marco entre le jardin public et l'isoladi San-Giorgio-Maggiore, Mich entendit de vagues accents de mandoline percer le vaste silence de la nuit.

C'était la première fois depuis leur arrivée à Venise ; jusque là, le son du piano — horror ! — ou le bruit de l'orchestre d'un café concert établi, — abo-minazione! — près de la Zecca, à deux pas du palais Ducal, avaient été les seules manifestations musicales des nuits vénitiennes si vantées. On comprend donc la joie du prince; il donna aux gondoliers l'ordre d'arrêter, et malgré la pluie, il sortit de l'abri pour écouter.

Ces accords de mandoline venaient de l'avant. A quelque distance une masse noire filait légèrement sur les ondes ; il n'y avait pas de lune, il faisait froid, les larges gouttes de l'averse clapotaient sur la gondole, néanmoins, un couple poétique se donnait la joie d'une promenade en musique.

— Ascanio ! Ruifio ! dit le prince à ses gondoliers, rattrapez celte gondole. Tenez-vous à côté d'elle, où elle ira, allez!

La gondole du prince prit son élan, en deux minutes, elle fut à côté de l'autre gondole au moment où s'éteignaient les derniers accords de la mandoline. — Le prince, Tulipia et leurs gondoliers éclatèrent en applaudissements.

Tulipia apprenant à jouer de la trompe des Alpes.


Les deujc gondoles voguèrent de conserve pendant trois heures. — Enfin le prince adressa la parole aux passagers de la gondole à musique.

— Signor et signora, dit-il, mes yeux ne peuvent vous voir, mais mon cœur vous entend, vous êtes jeunes, vous êtes beaux, vous êtes poètes et vous u aimez, nous sommes jeunes, nous sommes beaux, nous sommes poètes et nous aimons, nous pouvons nous comprendre... vous nous avez donné un concert sur la lagune, voulez-vous nous permettre de vous offrir un souper à terre? J'habite le palais Trombolino tout près d'ici, la table est mise...

Un éclat de fou rire avait succédé aux bruits de mandoline à cette proposition de gondole à gondole.

— Vous riez, c'est que vous acceptez ! Nous rirons mieux à table...

— Parbleu I dit une voix, nous ne demandons qu'à rire et à souper... M.lis, arrivés d'aujourd'hui, nous sommes en costume de voyage, peu convenable pour une réception dans un palais. Venez donc plutôt souper avec nous à notre hôtel?

— Est-ce le titre de palais qui vous effraye et pensez-vous qu'il s'agisse d'une soirée en habit noir?... Le palais Trombolino est le plus sombre et le plus dévasté de tous les palais vénitiens, nous souperons en tête à tête avec des rats et au dessert nous évoquerons les spectres d'une quantité de Trom-bolini décédés de mâle mort...

— Allons, vous nous tentez ! au palais Trombolino !

Ces voyageurs si poétiques étaient un jeune Hongrois et une petite Vien-noise blende et potelée; arrivés le matin même de Trieste, ils avaient en touristes intelligents, acheté une mandoline et employé leur première journée à barc&Ibller de canal en canal.

Le bon précepteur Blikendorf était déjà à table ; il avait occupé sa soirée à correspondre avec les deux cours de Klakfeld et de Bosnie. Gomme cela devenait de plus en plus difficile, la grande duchesse de Klakfeld montrant de charmantes impatiences et l'auguste père du prince pressant les négociations, Blikendorf avait cherché dans le vin de Chypre des inspirations diplomatiques de la plus haute finesse pour faire prendre patience aux deux cours. — Il fut un peu surpris à la vue des invités du prince et légèrement effarouché de cette infraction à l'étiquette. Pendant que Tulipia faisait les honneurs «du palais, il put glisser quelques mots au prince.

— Surtout... incognito 1 strict incognito! que penserait l'Europe si elle savait... et votre auguste père... et ma responsabilité morale...

— Bon, bon, dit le prince, strict incognito!

Le précepteur tranquillisé considéra la jeune Viennoise avec un intérêt presque tendre.

— Blonde, blanche, grassouillette, murmura-t-il, le rêve de ma jeunesse, l'idéal de mon âme au printemps de mes jours... avant mon mariage avec M rne Blikendorf!... à moi toute ma philosophie, mon cœur se réveille !

Et il s'endormit sur la table.

Malgré la défection de Blikendorf, le souper fut très gai. Le Hongrois mangeait l'héritage d'un parent très éloigné, il avait donc l'esprit porté à la plus générale bienveillance, il trouva ses hôtes charmants, le palais enchanteur, la pluie douce, les rats amusants et l'histoire de Bianca Trombolino très touchante. Il but, chanta, joua de la mandoline, prodigua les déclarations d'amitié au prince, offrit de lui prêter de l'argent et embrassa Blikendorf endormi, sous prétexte que sa tête lui rappelait celle du parent éloigné qu'il pleurait.

Tulipia retrouvait sa gaieté, le palais trombolino lui semblait renaître. Elle rit beaucoup avec la jeune Viennoise et chanta avec elle des duos franco-allemands sur la musique d'Offenbach.

Cette gaieté déplut au prince qui n'aimait que la musique triste; pour revenir aux impressions sinistres, il proposa d'organiser une promenade aux flambeaux dans les ebambres, corridors, greniers et caves du palais. Devant le portrait de Bianca, le prince exigea une sérénade; le jeune Hongrois saisit sa mandoline et joua quelque chose de lamentable, en rapport


Ici, Tulipia poursuit ses éludes musicales


avec ce que devait être la situation d'âme de Bianca au temps de ses malheurs. Puis la procession s'enfonça dans les appartements compliqués du palais, parcourut les deux étages, monta dans le grenier, dérangea des multitudes de rats et se perdit dans un dédale de couloirs inconnus.

A deux heures du matin, lorsque les étrangers parlèrent de s'en aller, le prince refusa absolument de les laisser partir et leur imposa son hospitalité. Blikendorf dormait toujours sur la table, donc son appartement était libre. Le Hongrois, pris à la justesse de ce raisonnement, accepta et se laissa installer dans les lares du pauvre précepteur.

— Bonne nuit! dit le prince après avoir serré dans ses bras ses nouveaux amis, bonne nuit et à demain la poésie, les promenades en gondole et les sérénades !

Nuit excellente, nuit d'un calme délicieux. Ce fut la première fois que Tulipia n'eut pas besoin de parapluie sur son oreiller, la pluie n'était plus qu'une simple bruine peu gênante. Quelques coups de pistolet à l'étage supérieur, interrompirent pendant quelques minutes les rêves de Tulipia ; elle crut d'abord à quelque explication conjugale entre Trombolino du bon vieux temps, mais se souvenant enfin qu'aucun Trombolino n'avait encore troublé leurs nuits, elle envoya le prince voir dans la ebambre de Blikendorf si leurs nouveaux amis n'étaient pas malades.

Les rats étaient cause de ce tapage. La jeune Viennoise avait été réveillée par leurs courses ; d'abord le Hongrois s'était borné à les chasser à coups de canne, puis avisant un revolver appartenant à Blikendorf, il avait organisé une grande chasse aux rats.

Le reste de la nuit fut excellent, à cela près que Blikendorf réveillé par l'air frais du matin, voulut regagner sa chambre et que, mal accueilli par les jurons du Hongrois, il courut réveiller son élève pour lui apprendre que des Trombolini inhospitaliers, l'avaient indignement dépossédé de son lit.

0 bonheur I ce matin-là, le soleil se leva radieux sur Venise. La pluie avail cessé : dômes, campaniles, frontons de palais émergeaient de toutes parts,' jaunes, blancs, roses ou dorés, étincelants et rajeunis. ^

Le prince envoya Blikendorf réveiller ses hôtes, il voulait au plus vite profiter de cette allégresse du ciel, de la terre et de l'Adriatique.

Tulipia était enchantée de sa nouvelle amie, la jeune Viennoise; dans le cours des promenades en gondole découverte, on se fit des confidences; elle s'appelait Carolina Laufner, la blonde fille du Danube, et elle avait quelque peu joué l'opérette au Carl-Théater de Vienne. Dans la joyejjse capitale autriebienne, Carolina avait mené une existence assez gaie, elle avait chanté, dansé, soupe et aimé, elle avait fait des dettes, elle avait failli se marier, elle avait passé quelques saisons au Baden des environs de Vienne, ses blonds cheveux s'étaient reflétés dans le miroir vert des lacs autrichiens, en compagnie de jeunes et brillantes moustaches qui servaient dans la cavalerie impériale un beau jour, juste une semaine avant sa première promenade en gondole, un beau jour que le banquier juif dont elle embellissait les opérations financières, avait déposé son bilan, elle avait jeté par hasard les yeux sur X Extra Blatt, un petit journal viennois, voué surtout à l'annonce commerciale et à la correspondance sentimentale et elle avait lu la petite note suivante :

Un Jeune homme venant de recueillir un héritage important et sur le point d'entreprendre un voyage de consolation en italie, désirerait voyager de compagnie avec une jeune et charmante dame, blonde ou brune, douée autant que possible d'un caractère enjoué.

Envoyer photographie sous les lettres L. Z. R. et se promener demain à quatre heures avec le présent numéro de l'Extra Blatt à la main, devant Je temple de Thésée au Volksgarten.

Carolina n'avait pas hésité, son ban-quierl'ennuyait considérablement et ce petit voyage avec un aimable héritier la tentait. Elle envoya sa photographie à L. Z. R.

Huit jours après elle était à Venise, avec Layos Zambor de Zambor, le jeune et aimable Hongrois de l'annonce, un charmant garçon qui était devenu amoureux fou de sa dame de compagnie. Sur les cinquante ou soixante jeunes dames qui s'étaient promenées au jour dit au Volksgarten avec le numéro de l'Extra Blatt à la main, Layos Zambor avait distingué Carolina 1

— Et puis , ma chère, vous savez, ajouta Carolina qui parlait admirablement le français vous savez, Layos Liv. 53.

m'a promis de m'épouser, si nos cœurs continuaient à sympathiser à la fin du voyage.


Et elle tira d'un petit sac de voyage le fameux numéro de V Extra Blatt où l'annonce de Layos Zambor était encadrée dans un cœur au crayon rouge ; sur la demande de Tulipia, Carolina traduisit les correspondances voisines de la demande de Layos ; quelques-unes étaient des plus intéressantes comme on va en juger :

je m'ennuie énormément à Vienne, ne serait-il pas possible de trouver un homme distingué, riche et libre, capable de me distraire. Camilla.

Uvie jeune dame française, d'un tempérament très gai, donne des leçons de français et de conversation chez elle et ailleurs.

Marie.

Hélène-Volksgarten-Gasse. — A quelle heure te trouvera-t-on jeudi? Bien des choses affectueuses.

Ton Théodore.

Un jeune étranger désire passer l'été à la campagne, en compagnie d'une dame seule.

Lettre sous ce chiffre : P. V. H.

Un jeune homme désire entrer en correspondance avec une jolie dame. — Adresser les réponses à Henry, 200, au Journal.

Proposition de mariage. — Une jeune fille âgée de vingt ans, de bonne maison, avec toute sa liberté, désire faire la connaissance d'un homme joli, vieux, riche. Ne pas adresser de réponse anonyme, mais une lettre avec la photographie, le nom et le caractère, sous ce chiffre : Antonine, 300, au Journal.

Discrétion {bien entendu).

Proposition. — Une jeune Allemande du Nord, d'extérieur agréable, avec une fortune de 10,000 thalers désire entrer en relations sérieuses avec un jeune Viennois. Elle désire que ce jeune homme soit de bon caractère. Envoyer réponse et photographie au journal sous ce chiffre :

Héléna.

Xrois jeunes dames. — Une brunette d'un tempérament cascadeur, désire entrer en correspondance avec un jeune homme affectueux, d'un caractère grave et sérieux — pendant qu'une blondine, possédant un cœur capable d'éprouver un amour de feu, voudrait trouver un être répondant à cet amour, — et une mélancolique blondine, un idéal pour le monde de ses rêves. Envoyer réponse et photographie sous les chiffres :

Gaieté, amour et mélancolie. Poste restante, Mariahilfstrasse.

Jusqu'au 24 de ce mois.

Stadt - Park. — Cher M. P.. êtes-vous fâché contre Emma?


C'est mal ! Je vous prie de me donner la possibilité de vous revoir.

Ton Emma!

La clame aimable habillée en gris et noir, qui passait mardi après-midi sur le Pont Ferdinand, est priée par le monsieur qui la suivait de vouloir bien faire connaître par un signe si un rapprochement est possible. Un jeune homme

Réponse au Journal à Cœur enflammé. O ma Caroline! tu connais l'ardeur de mon amour, tu connais la pureté de mon cœur, et tu doutes de moi! ! ! Pourrai-je te voir bientôt? Écris-moi longuement au Journal.

— Charmant 1 admirable ! fit Tulipia en rendant le journal viennois a sa compagne, ce Moniteur des cœurs sensibles est bien intéressant

— Oui 1 sans X Extra Blatt, je ne connaîtrais pas Layos, et Layos ne connaîtrait pas Garolina ! Je le vois maintenant, mon cœur n'avait véritablement pas battu jusqu'à présent, c'étaient de simples palpitations

A partir de la rencontre du prince avec Layos Zambor et sa dame de compagnie, le palais Trombolino fut comme transfiguré. Tout avait changé, il faisait un temps superbe et la monotonie née du tête-à-tête éternel de Mie h et de Tulipia avait disparu. D'abord le prince n'avait pas voulu permettre à ses nouveaux amis de retourner à leur hôtel, il avait envoyé chercher leurs bagages et les avait installés dans l'appartement de Blikendorf pour qui l'on avait découvert une autre chambre suffisamment meublée et dans laquelle, par extraordinaire, aucun Trombolino, n'avait occis aucune signoradu même nom.

Les journées se passaient en interminables promenades en gondole et les soirées en petits soupers, à la fin desquels il était rare que l'un des convives soit Mich, soit Blikendorf, soit Layos Zambor, ne roulât sous la table, quand ils n'y roulaient pas tous les trois ensemble. Quand cet accident n'arrivait qu'à Blikendorf, Mich et Layos sautaient en gondole avec les dames et s'en allaient parfois jusqu'au Lido donner des sérénades aux étoiles.

Blikendorf devenait de plus en plus mélancolique. Le sentiment de sa haute responsabilité vis-à-vis de la cour de Bosnie l'effrayait ; les correspondances devenaient bien délicates. Puis son cœur battait si fort en présence de Garolina, l'idéal de sa jeunesse ! il avait beau appeler à lui toute sa philosophie, il sentait aux bouillonnements de son âme qu'il lui faudrait bientôt choisir entre deux partis, ou disputer les armes à la main son idéal blond à Layos Zam Emma.


Une jeune dame française.

Ton Théodore.

0 ma Caroline.

Do ;r;une étranger.


bor, ou envoyer à Vienne une petite annonce semblable à celle du Hongrois pour demander une deuxième Carolina.

Pendant que Tulipia et le prince Michel de Bosnie coulaient ainsi des journées délicieuses dans le romantique palais Trombolino, que devenaient Cabassol, Miradoux et les deux clercs que nous avons laissés à Naples, dévalisés et ruinés par le signer Rodolfo, le philanthrope de la Galabre?

Nous avons dit que lorsque le départ de Tulipia lui fut connu, Gabassol n'avait pu s'élancer sur ses traces, retenu qu'il était par le manque absolu d'argent. Un télégramme avait été envoyé à M e Taparel, mais les fonds n'étaient arrivés qu'au bout de quatre jours. Alors Tulipia était loin. Pendant six semaines Cabassol l'avait cherchée partout, à Rome, à Pise, à Gênes, à Milan, à Gôme, à Lugano sans découvrir la moindre trace. De toute l'Italie, Venise seule lui restait à explorer, et il y arriva enfin aux derniers jours d'avril, sans grand espoir et avec l'intention de n'y faire que quelques recherches rapides avant de retourner à Paris où. il pensait que peut-être ceux qu'il cherchait étaient arrivés déjà.

Ce fut ainsi que par une belle après-midi, suivant le grand canal avec ses amis, dans une gondole chargée de malles, Cabassol eut la joie d'apercevoir tout à coup dans une gondole découverte, la charmante Tulipia, une mandoline à la main, assise à côté du prince.

Cabassol eut beau se dissimuler derrière son Joanne pour ne pas se laisser voir, il fut aperçu et reconnu. Tulipia pâlit et le prince eut un soubresaut d'inquiétude. Quand l'apparition se fut éloignée, Cabassol donna l'ordre à ses gondoliers de la suivre de loin.

— Signor, dit un de ces hommes, nous pourrions la suivre bien longtemps, la signora va au Lido...

— Vous la connaissez?

— Je suis le cousin de sa femme de chambre. La signora habite le palazzo Trombolino que vous voyez d'ici

— Bien ! gondolier, je vous garde pour tout le temps de notre séjour.

Gabassol et ses amis descendirent dans un hôtel donnant sur le grand canal, juste en face du palais Trombolino. Ils dînèrent tranquillement et attendirent la tomlx-c de la nuit. (Juand la lune parut à l'horizon, Cabassol


Soixante jeunes dames s'étaient promenées au jour dit avec le journal à la main.


reprit sa gondole et alla s'embusquer sous les murs du palais Trombolino dans le petit canal sombre.

Vers minuit, il vit rentrer la gondole du prince. Après avoir erré pendant une heure ou deux sous les fenêtres du palais, en ruminant un plan pour obtenir une entrevue de Tulipia, Cabassol pensa que le mieux était de corrompre les gondoliers, d'acheter la femme de chambre, et, avec leur concours, d'enlever tout simplement Tulipia en gondole.

VI Nouvelles souffrances occasionnées par la couleur locale. — Trop de mulet. — Tulipia apprend à jouer de la trompe des Alpes. — Un voyage de noces contrarié par l'Angleterre.

Deux heures après avoir rencontré Cabassol, le prince et Tulipia rêvaient pur la plage du Lido, en compagnie de Layos Zambor et de Garolina, lorsque tout à coup d'une gondole arrivant à toute vitesse, un homme sauta effaré sur le sable.

Cet homme était le précepteur du prince, le bon Blikendorf.

Il tenait à la main une grande lettre carrée revêtue de cachets où le prince reconnut à première vue l'aigle de Bosnie.

— Eh bien ! qu'est-ce ? demanda le prince.

— Lisez, monseigneur, une lettre de votre auguste pèrel II sait tout! il sait que vous n'êtes pas allé à la cour de Klakfeld, il sait que vous n'épousez pas la grande duchesse, il sait que vous avez été à Monaco, enfin il sait que vous êtes à Venise!...

— Diable! fît le prince.

— Et il annonce l'intention de me faire pendre, moi, votre précepteur, si nous ne partons pas immédiatement pour Klakfeld... pour épouser la grande duchesse dans les quinze jours !

— Par exemple ! s'écria Tulipia. Je m'y oppose absolument !

— Ne crains rien, âme de ma vie! par le sabre du grand Scanderberg, c'est toi que j'épouserai ou je n'épouserai personne!... Nous allons quitter

Venise Changer ma Tulipia pour une Klakfeld maigre! allons donc!...

Les étrangers rencontrés tout à l'heure doivent être des agents de mon auguste père, pour les dépister, ne rentrons pas au palais, partons tout de suite !...

— Et nos bagages? demanda Tulipia.

— Blikendorf va rester, nous lui ferons dire où il doit nous les amener. Addio, Venezia la bella, addio, infelice Bianca!

Cinq minutes suffirent au prince pour donner ses dernières instructions à son précepteur et pour recevoir les adieux respectueux de Layos Zambor et de Carolina; la gondole les conduisit au jardin public, où ils prirent une autre gondole pour le chemin de fer.

Après avoir voyagé toute la nuit, les fugitifs arrivèrent au point du jour à Bergame; le prince, qui voulait évitée autant que possible les grandes villes où sa présence eût pu être signalée aux agents de son auguste père, prit à Bergame un voilurin pour Lecco sur les bords du lac de Côme. A Lecco ils louèrent une barque et passèrent à Menaggio sur l'autre rive. A Menaggio seulement, où ils arrivèrent à la nuit tombée, ils purent se reposer de leurs fatigues et de leurs alarmes,

Charmante nuit! pas de parapluie, pas de rats, pas de spectres et pas de coups de revolver !

Aux premiers chants des coqs de Menaggio, le prince se réveilla très guilleret.

— Hourrah ! hourrah ! cria-t-il, viva la liberta ! je n'épouserai pas la grande duchesse de Klakfeld, mon auguste père ne me tient pas encore

— Où allons-nous? demanda Tulipia.

Un mariage dans le cachot du pont des Soupirs.


— Retremper notre âme et notre corps aux fortes effluves des sapinières alpestres, au souffle pur des glaciers ! boire l'eau claire des torrents, nous rouler dans les neiges éternelles des hautes cimes, élever notre cœur par la contemplation des sommets âpres et solennels où le ciel accroche ses nuages, étudier les mœurs des patriarcales populations de la libre Helvétie 1

— Si je ne me trompe, ça veut dire que nous allons en Suisse?

— Précisément, ô ma charmante I après l'Italie où toutes nos journées étaient vouées à l'art et à la poésie, il est sain de retourner aux fraîches impressions de la nature. En conséquence, nous allons déjeuner largement et louer deux mulets ensuite pour nous enfoncer dans la montagne.

— Que ne suis-je peintre! s'écria le prince, lorsqu'après un excellent déjeuner Tulipia et lui se mirent en selle à la porte de l'auberge, sur le3 mulets qu'on avait amenés, que ne suis-je seulement un grand peintre, A ma reine, pour dessiner ta taille svelte et ton air de fière amazone, sur ce vulgaire mulet! Quel malheur que tu n'aies pu faire avec moi la campagne de la Turquie, tu aurais été charmante en officier de Cosaques !

Le fait est que Tulipia était charmante, dans son costume de voyage légèrement fripé et audacieusement relevé sur le côté. Elle était chanmante, alerte et gaie ; la fraîcheur du matin, l'atmosphère des montagnes, la détente des nerfs, heureux de se mettre en mouvement, d'agir enfin après tant de semaines de gondole, tout cela lui montait à la tête, et lui donnait de violentes tentations de courir et de bondir comme les cabris des Alpes.

— En avant! dit le prince en fouettant son mulet.

Si Tulipia, fatiguée de repos, demandait à grands cris du mouvement, elle fut servie à souhait par le prince et par son mulet. Le prince dédaignant la route facile qui unit Menaggio à Porlezza sur le lac de Lugano, s'engagea par des chemins plus pittoresques et plus longs sur les flancs du mont Gal-bigga, et le mulet prit prétexte des inégalités du terrain pour secouer et faire sauter outrageusement son délicat chargement.

Au premier abord cette gymnastique de balle élastique fît sourire Tulipia ; cela lui rappelait le corricolo de Naples. Mais à Naples on avait la ressource de lester ledit corricolo avec de bons et gros moines, tandis que dans la montagne, il n'y avait aucun moyen de diminuer l'intensité des secousses du mulet. Au bout de quelques heures Tulipia regretta le corricolo.

Après une nuit passée à Lugano, il fallut remonter à mulet pour gagner Bellinzona et la route du Saint-Gothard. Il y avait bien une route de voitures, mais le prince ne voulut pas même en entendre parler.

— Prendre une voiture 1 s'écria-t-il, pourquoi pas un tramway ou des vélocipèdes? Et la couleur locale? sachez que dans les montagnes la couleur locale interdit tout autre mode de transport que le mulet !... Pour ne pas apercevoir les odieuses diligences, nous allons laisser la grande route et prendre des sentiers de montagne ! nous ne serions pas des voyageurs intelligents si nous perdions un seul détail de cette contrée pittoresque !

La fantaisie du prince eut pour résultat de faire faire à Tulipia quatorze heures de mulet. Ils arrivèrent à Bellinzona à l'entrée du Saint-Gothard à une heure du matin, affamés et exténués, mais la couleur locale était sauve.

Tulipia eut à peine la force de dîner tant bien que mal avant de se mettre au lit. Le prince mis en appétit soupa pour deux, but comme quatre et écrivit ensuite à Blikendorf pour lui indiquer son itinéraire et le prier de faire diligence pour les rattraper avec les bagages. Puis il alluma un cigare, rêva un peu à la fenêtre et daigna enfin songer au repos.

— Encore le mulet! s'écria Tulipia en voyant le lendemain malin, deux mulets venir se ranger à la porte de l'hôtel.


Liv. 54.

Dans la montagne. Les chagrins de Tulipia à mulet.


— Étoile de mes rêves! répondit le prince, j'ai demandé les plus doux,, et puis aujourd'hui nous ne ferons que sept petites heures de chemin ! voilà qui améliore la situation ?

ïulipia poussa un soupir de résignation.

Le mulet était plus doux, mais le chemin était plus escarpé; le prince dominé par son amour pour les sentiers extravagants avait donné ses instructions au guide. La caravane fut servie à souhait, elle eut du pittoresque à donner le.vertige à des chèvres.

— Sublime! ravissant! écrasant! s'écriait le prince en s'arrêtant pour admirer le paysage, après l'escalade de chaque bloc de rocher.

Suite des études musicales. Solo de ccr des Alpes au réveil.


— Éreintant! balbutiait Tulipia.

La première étape après Bellinzona fut Biasca; le lendemain au lieu de sept heures de mulet, on en fît dix ; Tulipia souffrait cruellement. Trop de mulet, décidément. Le prince qui a servi dans la cavalerie, n'admet pas les plaintes, il faut souffrir et se taire !

A Andermatt, le prince résolut de séjourner pour faire de là quelques jolies petites excursions. La saison n'était pas avancée; malgré le soleil, les neiges de l'hiver couvraient encore la montagne et rendaient les excursions difficiles, mais le prince ne connaissant pas d'obstacles, il fallait bien que Tulipia ne les connût pas davantage. Pour la reposer des courses à mulet, il lui fit faire des ascensions à pied, et pour la reposer des excursions à pied, il entreprit d'autres courses à mulet. Quelquefois même, assis dans une auberge ou dans un chalet devant un flacon précieux de reconfort, il lui fit escalader quelques cimes en se contentant de la suivre avec une lorgnette. C'était ce qu'il appelait faire des ascensions contemplatives, ou jouir de la poésie de la lutte de l'homme avec la nature

Dar.s une de ces excursions, le prince fit l'emplotte d'un charmant souve-


nir de voyage, un cor des Alpes qu'un berger faisait retentir pour taquiner l'écho des montagnes et arracher un pourboire admiratif aux touristes. Le cor des Alpes est un instrument primitif en bois, long de un mètre et demi et affectant la forme d'un immense cornet acoustique ; dût Guillaume Tell nous en vouloir, nous déclarerons avec énergie que ce monumental instrument n'est pas beaucoup plus harmonieux qu'un trombone.

Moyennant un supplément de gratification, le berger dut apprendre à Tulipia l'air national des boeufs de ces montagnes, le Ranz des Vaches, mélodie mélancolique qui rappelle au bercail les troupeaux errant dans les pâturages alpestres. Cette petite leçon de musique dura deux heures et fatigua énormément les poumons de Tulipia.

— Quelle poésie ! dit le prince à demi pâmé d'admiration, cela produit sur l'âme je ne sais s^^-J*"- ^'^T' l ~ &V '*^K^^ quelles sensations de...

- De bœuf mis au vert! C'est très joli, le Encore du mulet! R&nz ^ VacheS) ^ CQr des Alpes est un instrument élégant, mais tu ne penses pas, mon petit Mich, que ça remplacera jamais le piano?

— Qui sait? si quelques femmes charmantes voulaient prendre l'initiative de l'introduire dans les salons... Dans tous les cas, ma blanche idole, comme le cor des Alpes est tout ce que l'on peut imaginer de plus couleur locale, je compte sur ta complaisance pour me jouer le Ranz des Vaches tous les matins à mon réveil...

Et à partir de ce jour, Tulipia dut employer ses soirées d'hôtel à cultiver le cor des Alpes, ce qui gêna un peu les autres voyageurs; les fenêtres ouvertes, quand la lune commençait à se montrer au-dessus des glaciers resplendissants, gigantesques blocs d'argent, et des rocs bleuâtres aux fantastiques silhouettes, Tulipia joua d'innombrables Ranz des Vaches que les échos de la montagne répercutaient à l'infini, sans se douter que ces notes poétiques leur étaient envoyées par des lèvres beaucoup plus séduisantes que celles des bergers des hauts chalets, leurs musiciens habituels.

Le matin aux premières lueurs de l'aube, Mich exigeait encore un Ranz des Vaches qui réveillait tout l'hôtel et mettait pour toute une journée la mélancolie dans Târne des voyageurs.

L'hôtel des deux Chamois, à Amsteg où le prince fît un séjour, y perdit tous ses habitants de passage. Le prince, hâtons-nous de le dire, indemnisa largement l'hôtelier. Il ne resta dans l'hôtel qu'un couple français en voyages de noces. Leur entêtement à rester étonna fortement le prince, qui daigna leur en demander la cause, pendant que Tulipia commençait son concert.

— Comment, monsieur, quitter l'hôtel à cause du cor des Alpes!... Oh non! nous avons trop besoin de nous refaire! n'est-ce pas, Emilie?

— Oh! oui, Edouard!

Lever de soleil au Righi-Kulm.


— Je ne comprends pas... Je ne vois pas ce que le Ranz des Vaches peut avoir de réconfortant?

— Ah ! monsieur, ce n'est pas la musique par elle-même, ce sont ses résultats... L'hôtel était plein, tout le monde est parti, il ne reste que nous, avec de la nourriture à discrétion ! c'est pour la nourriture que nous restons...

— Pour la nourriture ! s'écria le prince étonné.

— Oui monsieur! Mais ne nous attribuez pas pour cela, reprit Edouard, des sentiments par trop grossiers ; nous restons pour la nourriture, mais nous apprécions aussi la poésie du site, n'est-ce pas, Emilie ? La nourriture nous ferait braver tous les cors des Alpes de ces montagnes... nous en avions perdu l'habitude...

— De la nourriture ? dit le prince.

— Oui monsieur, n'est-ce pas, Emilie? Nous sommes arrivés ici affamés, littéralement affamés, figurez-vous... ça vous intéresse?

— Ça m'intéresse.

— C'est toute une histoire! un vrai drame! figurez-vous que, mariés il y a trois Bemaines, n'est-ce pas Emilie? nous sommes partis pour le petit voyage traditionnel en Suisse, joyeux, bien portants, et émus !... Oh! émus !

— Oh ! oui, Edouard !

— Tout alla bien jusqu'à Bàlo, jusqu'à Intcrlaken même, mais dès que nous nousîançâmes dans la montagne, les choses changèrent! En arrivant à LauterBrunnen, nous désirions déjeuner, c'était bien naturel... à l'auberge le patron prit un air agréable et nous dit : Désolés, mais les voyageurs de L'agence Grogg viennent de passer, ils étaient 342, ils ont tout mangé ! — Il n'y a pas d'autre auberge dans le pays? — Si, mais elle est également à sec, vous pensez, 342 Anglais!... Diable! nous avions très faim... Nous trouvâmes après bien des recherches un morceau de fromage de gruyère et nous déjeunâmes avec ça! C'était noire premier repas au fromage de gruyère... Hélas! combien devions-nous en faire de pareils!... Nous voyageâmes toute l'après-midi dans la montagne; au premier hôtel, sur un plateau du passage de la Vengernalp, nous frappâmes pleins d'espoir et d'appétit. — Désolé, dit l'hôte, mais les voyageurs de l'agence Crogg viennent de passer, ils ont lun-ché ici, et il ne me reste rien... mais vous trouverez un autre hôtel à deux lieues d'ici, à la petite Scheidegg. — Allons, du courage ! nous faisons les deux lieues, nous arrivons à la nuit. On nous reçoit très bien, on nous conduit à une belle chambre avec vue sur le massif de la Yungfrau... Nous avions de l'espoir, mais lorsque nous parlâmes de dîner, on nous répondit qu'il n'y avait que du fromage de gruyère, parce que 342 voyageurs de l'agence Crogg venaient de passer et que toutes les provisions de l'hôtel avaient à peine suffi à leur fournir à goûter ! — Et demain ? dis-je à l'hôtelier. — Oh ! demain, répondit-il, on ira aux provisions. Nous nous endormîmes toujours avec notre appétit, mais avec l'espoir de manger le lendemain... Au déjeuner du matin voilà qu'on nous apporte encore du fromage de gruyère... — Eh bien ' et les provisions? m'écriai-je. — On est parti, monsieur, elles seront ici dans trois jours au plus tard! Emilie s'évanouit, la pauvre enfant! j'eus beaucoup de peine à la faire revenir à la vie, je soldai la note et nous partîmes. Nous arrivâmes mourants à Grindelwald. De loin sur les rochers, nous aperçûmes une longue file d'hommes et de femmes aux vêtements à carreaux écossais, je saisis la main d'Emilie et je dis : les voyageurs de l'agence Crogg, nous sommes perdus! Ils quittaient Grindelwald en voiture, à pietf ou à mulet. Nous nous traînâmes jusqu'à l'auberge. — Désolé ! nous dit un garçon en habit noir, mais les voyageurs de l'agence Crogg ont lunché et dîné ici, il ne nous reste pas même un os! — Garçon, monsieur, mon bienfaiteur, au nom du ciel, avez-vous un tout petit morceau de gruyère?... Dieu vous le rendra là-haut! Le garçon se laissa attendrir et nous apporta un croûton de pain dur; alors, entre Emilie et moi s'éleva un combat de générosité... —Pour toi, mon ami, dit-elle. — Non, cher ange, mange-le toi-même... Nous partageâmes... — C'est horrible! fit Tulipia.

de la Lune de miel.


— Et ce fut partout la même chose, sauf à Altorf... Là, quand après la réponse ordinaire, je me rejetai sur le gruyère, on me dit que les voyageurs de l'agence Crogg l'avaient emporté pour charmer les ennuis de la route ! C'est ainsi que nous arrivâm* ici. Les Anglais y étaient déjà, mais pendant qu'on leur préparait à dîner»ils étaient partis visiter une cascade à trois lieues d'ici. — Désolé, nous dit l'hôte, mais nous n'avons plus rien, tout est retenu par les Anglais! Nous implorâmes du gruyère et nous dévorâmes nos souffrances. Mon Dieu, qu'Emilie était maigre!... Tout à coup, un berger accourut dire que la Reuss venait d'emporter un pont à une lieue d'ici, et que les Anglais ne pouvant plus repasser, s'en allaient dîner à Andermatt. Cette nouvelle fit sur nous l'effet d'une pile électrique, nous retrouvâmes nos forces pour sauter de joie. C'était l'abondance succédant à la plus atroce famine. Comprenez-vous, 342 dîners pour nous tout seuls!... Monsieur, vous me croirez si vous voulez, mais Emilie et moi nous en fûmes malades!... Et depuis, plus de fromage de gruyère, plus d'agence Crogg, Emilie revient à la vie, nous engraissons. Et voilà pourquoi nous ne fuirons pas devant un simple cor des Alpes. Nous ne quitterons cet hôtel que lorsque nous serons refaits, lorsque je pourrai me présenter devant la mère d'Emilie, avec une Emilie engraissée !...

VII A la recherche de Tulipla. — Route du Rlghl. — Un mariage dans l'Intérieur du pont dea Soupirs. — L'Infortuné Cabassol marie encore un clerc de notaire.

Nous avons laissé notre ami Cabassol à Venise, très résolu à enlever Tulipia coûte que coûte, et, plein de confiance dans l'adresse de son gondolier. Le secret du départ du prince et de Tulipia fut bien gardé ; Blikendorf, Layos-Zambor et sa dame de compagnie continuèrent à occuper le palazzo Trom-bolino et soupèrent le soir comme si le prince était toujours là. De loin voyant la jeune Viennoise au balcon de la loggia, Cabassol la prit pour Tulipia et se hasarda à lui envoyer un baiser. Seul le gondolier de Cabassol fut informé du départ par sa cousine, la femme de chambre, mais le désir de gagner tout de même la récompense promise lui suggéra une idée machiavélique.

Ce fut ainsi, qu'après bien des peines et des dépenses, un beau soir, dans une gondole mystérieuse, Cabassol croyant enlever Tulipia, opéra, sans violences heureusement, le rapt de Carolina Laufner, la blonde dame de compagnie de Layos-Zambor ! Il fut atterré par la surprise, mais la jeune et tendre Viennoise fut encore plus surprise que lui, lorsque, son erreur reconnue à la faveur d'un rayon de la lune, elle se vit reconduire au palais Trombolino avec d'humbles excuses. Heureusement Layos-Zambor et Blikendorf attablés et occupés ne s'étaient aperçus de rien.

Le prince et Tulipia avaient quitté le palais depuis 5 jours! Le lendemain Cabassol, suivi de Miradoux et des deux clercs, arpentait soucieusement les dalles de la place Saint-Marc, sans même songer à admirer les dômes de Saint-Marc ou les Vénitiennes à la peau ambrée, lorsque tout à coup Miradoux poussa un cri.

Il venait d'apercevoir à la fenêtre d'une maison de la place, la femme de chambre mulâtresse de la villa Girouette qui lui faisait d'amoureux signaux. En même temps sous les arcades, Palamède et les trois demoiselles américaines apparurent manœuvrant pour cerner nos malheureux amis.

— Fuyons ! dit Cabassol.

Et tous trois s'engouffrèrent dans Saint-Marc, avec l'intention de traverser l'église et de pénétrer par une porte intérieure dans le palais ducal. Arrivés au balcon de la galerie dans le palais des doges, Cabassol jeta un coup d'œil avec précaution sur la place. Palamède avait deviné la manœuvre, Lucrezia Bloomsbig seule était entrée à Saint-Marc, Palamède avec le reste de ses troupes pénétrait dans le palais ducal.

Que faire? que devenir? Us approchaient. On entendait déjà le froufrou des robes des trois Bloom-sbig.

De salle en salle, Ga-bassol battait en retraite, sur les pas d'un guide qui l'assommait avec ses explications intempestives, ses nomenclatures de doges assassinés ou décapités, ses récits de conspirations , ses descriptions de tableaux du Tintoret, de plafonds de Véronèse et son conseil des Dix.

Les américaines approchaient. Et pas d'issue. Comme le guide allumait un grand flambeau pour leur faire admirer les deux

r.une de miel allemande, lune de miel anglaise et iune de miel parisienne.


cachots des condamnés à mort du pont des Soupirs, Gabassol vit poindre au bout du couloir le chapeau de Palamède. Une inspiration lui vint, il laissa le guide entrer dans le cachot, il laissa les américaines le suivre, et bondissant en arrière, il ferma la porte à clef.

En se retournant, il vit qu'un de ses compagnons, le troisième clerc, était resté dans le cachot entre les mains de Palamède.

— Epousez! lui cria-t-il, cela nous fera gagner du temps...

Et il entraîna ses amis après avoir jeté les clefs du cachot dans le canal. Personne n'ayant inquiété leur fuite, ils purent regagner leur hôtel et faire leurs malles pour quitter Venise.

Quant aux malheureux enfermés dans le cachot du pont des Soupirs, on ne les délivra que le lendemain. Des gondoliers éperdus de terreur, avaient entendu leurs cris, pendant la nuit, mais ils avaient pris ces appels pour des lamentations d'outre-tombe, des victimes du conseil des Dix, et s'étaient hâtés de faire filer leurs gondoles au plus vite, loin du lugubre canal

En sortant du cachot des condamnés à mort, le troisième clerc était l'époux de Lavinia Bloomsbig; Palamède leur avait donné la bénédiction nuptiale dans l'obscurité et toute la noce avait tant bien que mal dormi sur la pierre qui remplaçait la traditionnelle paille humide dans le vieux cachot.

Sortis de Venise, échappés aux griffes matrimoniales de Palamède, notre ami Gabassol se remit encore une fois à la recherche de Tulipia. Où le prince pouvait-il l'avoir entraînée? Sous quels cieux errait-elle, avec l'album de la succession Badinard dans ses malles?

Pendant huit jours, Cabassol fouilla toutes* les stations de chemin de fer, Padoue, Vicence, Vérone, Brescia, etc., sans résultat aucun. Il était arrivé à Milan, et poursuivait son enquête auprès des employés des chemins de fer, lorsque le hasard le mit enfin sur la bonne piste. Il vit charger sur un fourgon une douzaine de caisses sur lesquelles il lut ces mots :

VON BLIKENDORF

Arona.

Son cœur battit, c'étaient évidemment les bagages du prince que Bliken-dorf emmenait. Quelques malles de fabrication parisienne devaient appartenir à Tulipia, il put lire dessus des étiquettes de chemin de fer : Trouville, Monaco, Gênes, Naples, Venise, etc. 0 joie ! il tenait enfin le fil conducteur, il n'y avait qu'à suivre Blikendorf pour arriver jusqu'à Tulipia.

Et il prit immédiatement ses billets pour Arona. Avant de monter en wagon, il eut soin de bien constater lai présence de Blikendorf. Le précepteur du prince occupait un coupé de première classe ; à la vue de Gabassol il très-saillit et baissa les stores pour se dissimuler. Mais il était trop tard, Gabassol monta dans un compartiment voisin pour le surveiller de façon à ne pas le laisser échapper.

Le bon Blikendorf fit un triste voyage. Il prenait Cabassoi et ses compagnons pour des agents de la cour de Bosnie, envoyés par l'auguste père de son élève pour ies forcer à rentrer dans le devoir. Il frémit et se vit déjà suspendu entre ciel et terre par une cravate de chanvre attachée à une belle potence neuve, sur la grande place de Bosnagrad.

Des remords amers lui serrèrent la gorge, et pourtant après tout, ce n'était pas complètement sa faute, il n'avait été que faible, il s'était laissé entraîner par son élève et n'avait quitté le sentier de la vertu que contraint et forcé. Et même son élève lui avait donné un certificat pour bien constater son innocence.

Mais la cour de Bosnie aurait-elle égard à ces circonstances atténuantes, la brutalité du pouvoir absolu se laisserait-elle fléchir ? >

A Arona la terreur de Blikendorf fut portée à son comble quand il vit ses trois persécuteurs s'embarquer avec lui pour Locarno sur le lac Majeur.

Quatre passagers sur le bateau à vapeur dédaignèrent les beautés du paysage et ne donnèrent même pas un regard à l'Isola Bella et aux autres îles Borromées, pas plus qu'aux villages éparpillés dans la verdure des côtes, sur le flanc des montagnes ; ces passagers étaient, d'abord l'infortuné Blikendorf, toujours en proie à des visions où jouaient un grand rôle le chanvre bosniaque et la menuiserie considérée dans ses rapports avec la construction des potences, puis Gabassol et ses amis, qui firent le voyage assis, pour plus de sûreté, sur les malles du précepteur.

De cette façon, celui-ci ne put songer à s'échapper. Au bout du lac, les malles de Blikendorf furent déchargées et rechargées sur l'impériale de la diligence de Bellinzona ; Gabassol et ses amis étaient déjà dans l'intérieur. Blikendorf monta dans le coupé où il se trouva seul avec ses pensées.

Pendant les trois jours qu'il resta à Bellinzona sans oser continuer sa route, Gabassol ne quitta pas l'hôtel où les malles et le précepteur étaient descendus.

Cependant, lequatrième jour, le précepteur réussit à se dérober et à partir dans une voiture particulière pour-tme direction inconnue. Mais les malles

Arrière, vil célibataire!


étaient restées. Cabassol sut bientôt que l'on devait les diriger le lendemain parle Saint-Gothard à l'adresse de l'hôtel du Righi-Kulm.

Cabassol et ses amis réglèrent leurs comptes et prirent la même diligence que les malles, ils traversèrent ensemble le Saint-Gothard et s'embarquèrent en même temps à Fluelen sur le bateau du lac des Quatre-Cantons. A Witz-nau les bagages furent transportés dans le petit train qui monte au Righi-Kulm par une si audacieuse route.

— Le prince et Tulipiasont là-haut à l'hôtel du Righi-Kulm, assurément, dit Cabassol en montant dans le train, nous touchons au but! Il faut que demain, par un moyen quelconque, j'obtienne une entrevue de Tulipia!...

Décoration des chambres à l'hôtel de la Lune de miel.


Au Kulm, en interrogeant adroitement les garçons de l'hôtel, Cabassol acquit la certitude que deux voyageurs répondant au signalement des fugitifs, habitaient l'hôtel depuis trois jours. Moyennant un remarquable pourboire, un garçon fît avoir à Cabassol l'appartement voisin de celui du prince et réuni au premier par un même balcon. Cabassol aux aguets vit revenir ceux qu'il cherchait d'une petite excursion dans la montagne; le soir, il eut l'agrément d'un solo de cor des Alpes exécuté par sa voisine la charmante Tulipia.

Le matin un autre solo de cor des Alpes annonça aux touristes de l'hôtel le lever du soleil. Cabassol bondit, le cor avait résonné tout près de son lit à travers une simple cloison de sapin.

— Tulipia, ma reine! dit une voix que Cabassol reconnut pour être celle du prince, allons encore admirer le lever du soleil avant notre départ...

— Allons, bon, déjà partir I se dit Cabassol, vite, habillons-nous pour être prêt à tout événement...

— Monseigneur, c'est peut-être imprudent, dit une autre voix, songez que les agents de votre auguste père que j'ai à mes trousses, depuis Venise, ont arrivés ici hier soir. Mieux vaudrait tacher de fuir sans leur donner l'éveil. .

— Faisons m/ îux, dit le prince, si je les achetais, si je les attachais à ma personne?...

Duo de fauteuils à musique.


— C'est un moyen, fit Blikendorf...

— Les attacher à votre personne! s'écria Tulipia. Y pensez-vous, prince!... D'abord, je ne veux pas !

— Cependant...

Cabassol n'en entendit pas davantage. Quelqu'un venait de frapper à la porte-fenêtre sur le balcon ; Cabassol courut ouvrir en se demandan si ce n'était pas déjà Blikendorf qui venait l'attacher à la personne du prince, mais ï: recula effaré à la vue de l'Américain Palamède en veston et en pantoufles.

— Comment vous portez-vous? demanda Palamède en lui tendant la main, je ne voua dérange pas, on peut entrer?...

Et comme Gabassol ne répondait pas.

— Nous sommes voisins, dit-il, j'ai l'appartement de gauche sur le même balcon... je viens donc vous voir en voisin... Lucrézia et Cléopatra sont là, je vais les appeler, elles seront enchantées de vous dire bonjour... A propos, vous savez, votre ami que vous avez laissé à Venise, il est maintenant le mari de Lavinia, charmant garçon... bonne famille... j'avais pris des renseignements... Lavinia aime la vie tranquille, elle est enchantée d'être l'épouse d'un homme de loi... Ils seront heureux, monsieur! Je leur ai dit dans le cachot des condamnés à mort, en leur donnant la bénédiction nuptiale, car en ma qualité de ministre je leur donnai moi-même la bénédiction nuptiale...

Sur ce mot Gabassol recula.

— Je leur ai dit : mes enfants, en ce jour solennel...

— Pardon, à quelle heure part le premier train qui descend au lac?

— Gomment ! songeriez-vous encore à fuir le bonheur que je vous apporte... le premier train part à 10 heures, mais...

— Bon, pensa Cabassol, le prince ne peut partir avant 10 heures, subissons Palamède jusque-là; à 10 heures, nous suivons le prince, quand môme il faudrait passer sur le corps de cet Américain crampon !

Miradoux et son clerc avaient, pendant ce dialogue, quitté la chambre à deux lits qu'ils occupaient et se tenaient dans l'antichambre, prêts à se sauver.

— Inutile 1 dit tranquillement Palamède. la porte est fermée à clef, j'ai pris mes précautions pour causer tranquillement avec vous... Voulez-vous me permettre de faire venir Cléopatra et Lucrézia ?

Cléopatra et Lucrézia, n'attendant même pas la permission, parurent à leur tour sur le balcon.

— Eh bien, ingrats, dirent-elles en tendant la main à Cabassol et au jeune clerc, vous nous fuyez donc?

— Non, répondit Gabassol, nous avons l'air de fuir, mais c'est une épreuve, c'est pour éprouver la force du tendre sentiment qui nous...

— Unit! fit Cléopatra en mettant sa douce main dans celle de Cabassol.

— Pardon, pardon, ma chère, dit vivement Lucrézia Bloomsbig à sa cousine, lu fais erreur.

— Comment, je fais erreur? un tendre sentiment ne nous unit pas, monsieur et moi? mais tu calomnies nos cœurs, tu...

— Non, ma chère, ce n'est pas cela, je dis que tu fais erreur, en ce sens que tu te trompes dé fiancé...

— Vraiment? Es-tu bien sûre?

— Certainement, demande à Palamède, c'est moi que M. Cabassol aime, c'est à moi qu'il a dit : My lovely angel !

— C'est vrai, dit Palamède.

— Il me semble aussi, dit Cabassol, cependant je ne voudrais pas contra~ rier mademoiselle...

—Voyons, Cléopatra, regarde attentivement ta promesse de mariage, elle n'est pas signée de M. Cabassol.

— C'est vrai, dit Cléopatra, la signature est assez peu lisible. Je n'ai pu encore déchiffrer le nom de mon fiancé, et je vous assure que cela m'a été bien pénible... oh! oui, bien pénible ! Jules Pa... Po...

— Jules Poulinet, dit le clerc de notaire en s'avançant, de Montbrison. mais je dois vous dire que je suis déjà fiancé à Montbrison et que...

— N'est-ce que cela? dit Cléopatra, mais dans mon pays on admet très bien la polygamie, vous vous ferez mormon...

— Ça me ferait du tort dans le notariat... je compte acheter un jour ou l'autre une étude à Paris, et, je vous assure, le mormonisme me nuirait sérieusement auprès de mes clients futurs...

— Soit, vous n'épouserez pas votre fiancée de Montbrison...

— Pardon, fit Miradoux en s'avançant, moi qui n'ai signé aucune promesse de mariage, je vous demanderais de m'ouvrir la porte, j'ai besoin de prendre quelques renseignements au chemin de fer.

— C'est trop juste, répondit Palamède, je vous demande pardon de vous avoir retenu...

Miradoux descendit rapidement l'escalier de l'hôtel en même temps que les bagages du prince que l'on portait au chemin de fer; il s'assura de l'heure du train, et revint à l'appartement où la discussion commençait à s'envenimer.

— Nous plaiderons ! disait Palamède.

— Nous plaiderons ! répondit Cabassol.

— C'est indigne ! gémissaient Cléopatra et Lucrézia.

— Et je demanderai 500,000 francs de dommages et intérêts pour chacune de mes pupilles.

Garçon de l'hôtel de la Lune de miel.


— Le train est pour 9 heures 45, et les bagages du prince sont enregistrés pour Lucerne, glissa Miradoux à l'oreille de son ami.

— Parfait, dit Gabassol, allez donc prendre des billets.

— J'y cours, répondit Miradoux.

— C'est inutile, vous ne partirez pas, s'écria Palamède, c'est assez de retards, épousez ou plaidons.

— C'est ce que nous verrons ! nous n'avons pas fixé de date dans les promesses de mariage, nous épouserons mais plus tard.

— Pardon, il n'y a pas à chercher de chicane, vous avez écrit : à première réquisition, j'épouserai... vous êtes requis, épousez!

Des pas précipités interrompirent les protestations de Gabassol. C'était Miradoux qui revenait une seconde fois.

— Alerte! s'écria-t-il, le prince et Tulipia viennent de partir il y a une demi-heure...

— Mais le train n'est que pour 10 heures...

— Hélas ! je sais tout maintenant, le train n'emportera que les bagages, les voyageurs sont partis à mulet...

— Sacrebleu! partons vite...

— Un instant! s'écria Palamède. Allons, Cléopâtra, Lucrézia, jotez-vous aux pieds de ces fiancés perfides...

— Voyons, le temps presse, je capitule! dit rapidement Cabassol.

— Vous épousez?

— Pas moi... je vous propose ce qu'on appelle une cote mal taillée, un fiancé sur deux... acceptez-vous?

— 50 pour cent ! fit Palamède.

— 50 pour cent ou rien, décidez-vous! je vous laisse le fiancé de miss Cléopâtra, M. Jules Poulinet.

— Nous acceptons ! dit Palamède.

— Mais, fit Jules Poulinet, et ma fiancée de Montbrison?

— Nous verrons plus tard, je lui expliquerai... Allons, cher ami, résignez-vous! je pars avec Miradoux...

— A bientôt! fit Palamède, et j'espère que la prochaine fois, vous vous laisserez toucher par les larmes de miss Lucrézia.



VIII Un séjour à l'hôtel de la Lune de Miel, près Lucerne (Suisse). — Amour et poésie. Lunes de miel et divorces. — Appartement à musique. — L'avoué de l'hôtel.

Blikcndorf n'avait pas appris pour rien la diplomatie à la cour de Bosnie. Pour tromper les agents de l'auguste père de son élève, il avait ostensiblement fait prendre des billets au chemin de fer, et pendant ce temps il préparait secrètement une fuite à travers les sentiers de la montagne.

Sort cruel! Les épreuves équestres recommençaient pour Tulipia. Le mulet lui était décidément contraire, puisque depuis si longtemps qu'elle

Les balcons de l'hôtel.


errait dans la montagne sur le dos de ces respectables quadrupèdes, elle n'avait pas encore pu s'habituer à leur trot sec et à leur dur contact.

— Où allons-nous ? demanda le prince quand les fugitifs furent à quelque distance de l'hôtel de Righi-Kulm.

— Monseigneur, les agents de votre auguste père seront à nos trousses dans quelques minutes, mais j'ai eu soin de leur préparer quelques fausses pistes, j'ai fait partir des mulets par tous les sentiers qui descendent du Kulm, cela nous donne un peu d'avance. Mon avis est que nous en profitions pour gagner Arth au pied du Righi, sur le lac de Zug. De là, nous allons à Zug et nous prenons le chemin de fer pour Lucerne. Il y a dans les environs de Lucerne de délicieuses pensions où nous nous tiendrons tranquilles quelque temps, pendant que l'on nous cherchera plus loin.

— Oh oui ! plus de mulet surtout, dit Tulipia, j'ai soif de tranquillité après tant de mulets.

— C'est entendu ! dit le prince, moi j'ai soif d'une vie paisible et calme, dans un chalet sous les arbres, au bord d'un lac pur où je prendrai plaisir à voir refléter l'azur du ciel et celui des yeux de ma bergère... Je serai Nemorin, elle sera Estelle, nous pocherons à la ligne loin du bruit du monde, des intrigues des cours, bien loin surtout de ma grande duchesse de Klakfeld..,

— Doit-elle être furieuse ! s'écria Tulipia.

— Et mon auguste père, donc !

— Monseigneur! s'écria Blikendorf, ne parlez pas de votre auguste père, jamais plus je n'oserai reparaître devant ses yeux, moi précepteur indigne, qui n'ai pu vous maintenir dans le sentier de la vertu ! Heureusement que, avant que tout soit découvert, j'ai pu nous faire envoyer un supplément de deux cent mille florins en traites...

— Un supplément de florins 1 Tout va bien alors ! Blikendorf, tu es uw homme précieux, tu seras mon premier ministre un jour ! Et maintenant, en avant, cherchons un chalet poétique pour y cacher à tous les yeux nos personnes proscrites et notre amour. Pendant ce temps-là, mon auguste père s'apaisera et peut-être la grande duchesse trouvera-t-elle à se caser...

Le chalet poétique ne fut pas difficile à découvrir. En déjeunant à Arth comme de simples mortels dans une auberge écartée, le prince feuilletant son guide y trouva cette mention :

A LA LUNE DE MIEL LINDENBERG près LUCERNE

Hôtel et pension de i " classe. Cures de petit lait. Cet établissement ouvert depuis peu est un des plus remarquables et les plus poétiques de la Suisse. Situation ravissante sur le lac des quatre cantons, au pied de la colline de Lindenberg. Chalet pittoresque. Ombrage merveilleux, bateaux de plaisance sur le lac, confortable exquis. Cuisine délicate ou forte suivant les désirs des voyageurs. Cascade. Prix modérés.

— Voilà notre affaire, dit le prince, ô ma Tulipia, pouvons-nous trouver mieux pour cacher notre bonheur?

— Ah ! mon petit Mich, cela va être charmant I

Les fugitifs après trois jours de détours dans la montagne pour achever de dépister leurs ennemis, arrivèrent sans mauvaise rencontre au Lindenberg par un superbe clair de lune. Le prince en découvrant l'hôtel fut dans le ravissement, l'annonce n'avait pas exagéré les charmes du paysage au milieu duquel un poétique aubergiste s'était fixé. Le lac, la colline, les ombrages tout y était, la lune se reflétait dans un lac encadré de hautes montagnes, des ruisseaux chantaient et cascadaient sous les arbres et sur tout le paysage planait une douce et succulente senteur de cuisine.

— 0 Tulipia, ma reine, si tu consens à vivre ici avec moi, je fais mettre en adjudication mes droits au trône de Bosnie...

— De la prudence, monseigneur, voici le maître de l'hôtel.

Partie de pêche sur le lac.


Un gros homme en habit noir et en cravate blanche, une rose à la boutonnière et le teint fleuri, accourait au-devant des voyageurs.

— Monsieur et madame, agréez toutes mes civilités, prenez la peine d'entrer, je vous prie... Vous êtes les bienvenus à l'hôtel de la Lune de miel..* Est-ce pour lune de miel ou pour divorce que je dois vous inscrire?

— Comment?

— Oui, je veux dire : voyageant pour lune de miel ou pour divorce? Vous savez, c'est la spécialité de mon hôtel, nous ne logeons pas les voyageurs ordinaires, nous ne recevons que les personnes qui viennent, chez nous, abriter les doux rayons d'une lune de miel à son aurore, ou les voyageurs venant en Suisse pour divorcer... En ce moment le divorce donne beaucoup... Mais je vois aux yeux de madame qu'il n'est pas encore question de divorce entre elle et monsieur, je vais donc faire préparer un appartement à l'aile gauche... L'aile gauche est pour les lunes de miel et l'aile droite pour les divorces.

— Côté des lunes de miel! s'écria le prince, lune de miel dans son premier quartier! Hôtelier?

— Monsieur?

— Inscrivez : Premier quartier, j'y tiens ! vous pouvez dire aussi que jamais depuis la fondation de l'hôtel, ces murailles n'ont abrité lune de miel plus poétique et plus pure!

— J'en suis enchanté, monsieur. Nous avons à l'aile gauche des lunes de miel tout à fait remarquables, je vous recommande la lune de miel du n° 27, voilà trois mois et demi qu'elle dure... et jamais un nuage! Je vais vous donner l'appartement n° 28, vous serez voisin avec mon phénomène la lune de miel de trois mois et demi. Je ne vous parle pas du n° 29, une lune de miel de quinze jours qui en est à ses derniers rayons déjà !... Je regrette de l'avoir reçue, mais je vais la faire passer à l'aile droite, côté des divorces... Maintenant, si vous voulez me suivre, je vais vous installer...

L'hôtelier prit un flambeau et se dirigea vers les couloirs de l'aile gauche. Le prince et Tulipia le suivirent, serrés l'un contre l'autre, la main dans la main et les yeux dans les yeux. Derrière eux venait Blikendorf portant la trompe des Alpes dont le prince n'avait pas voulu se séparer.

En entendant le pas lourd de Blikendorf, l'hôtelier se retourna.

— Mais, s'écria-t-il, monsieur nous suit, que désire monsieur?

— Parbleu ! je désire une chambre pour abriter ma tête, répondit Blikendorf.

— Y pensez-vous, monsieur! Gomment, vous vous introduisez dans l'aile gauche, côté des lunes de miel! vous, un célibataire!...

— Je ne suis pas célibataire, je suis marié à trois cents lieues d'ici... et de plus je suis un vieux philosophe.

— Pour moi, vous êtes un célibataire, une espèce absolument proscrite ici... j'ai une responsabilité, monsieur, j'ai le devoir de veiller sur la tranquillité de mes lunes de miel qu'un célibataire pourrait troubler... Un célibataire ici, et voilà peut-être une lune de miel compromise...

— Mais je vous assure que je n'ai aucunement l'intention...

— N'importe, à mon grand regret je ne puis vous loger... cependant, attendez, je vais vous donner une chambre à l'aile droite, côté des divorces...

— Vous avez raison, dit Tulipia, c'est moins dangereux.

— Oui, je prends cela sur moi, du côté des divorces, les époux ont généralement le cœur pris l'un adroite, l'autre à gauche... votre présence ne peut occasionner aucun trouble grave... Attendez-moi ici, je vous conduirai ensuite à l'aile des divorces.

Blikendorf lendit sa trompe des Alpes à l'hôtelier et s'assit en attendant son retour, sur une des banquettes du couloir.

En entrant dans la partie réservée aux lunes de miel, les arrivants remarquèrent tout de suite un certain changement, les murailles des couloirs étaient peintes en rose tendre, avec des ornements bleus dans les plinthes.

Des lampes douces et voilées, presque des veilleuses brûlaient de distance en distance, et des bruits de musique vague s'é-•chappaient des chambres.

—Voici le n° 28, dit l'hôtelier en ouvrant la porte.

— Tiens, c'est gentil ici! s'écria Tulipia.

— Nous avons cherché à créer de véritables nids pour nos voy^eurs, une lune de miel, c'est délicat... Voyez, une chambre, un cabinet de toilette, cela doit suffire!... Un appartement plus compliqué eût été nuisible...

— C'est très gentil cette chambre tapissée de bleu céleste semé de lunes d'argent... et cette pendule en bois, avec un petit Amour...

— L'Amour allumant le flambeau de l'hymen! dit l'hôtelier. Vous verrez, aux heures et aux demies, il remue la tête et sonne un air triomphal dans une petite trompette...

— Et ces tableaux...

— Très poétiques aussi, voyez, madame!... Je les ai commandés moi-même à l'artiste, n'ayant pu trouver de sujets suffisamment riants, calmes et poétiques parmi les cadres vulgaires des marchands de gravures. J'ai donné

Lune de miel parisienne. Phase des gifles.


pour thème à l'artiste l'histoire un peu arrangée de Roméoet Juliette.. Voyez : N° 1, Roméo et Juliette ressentant le premier choc de l'amour. N° 2, Premier rendez-vous de Roméoet Juliette au clair de la lune. N° 3, Voyage de ?ioces de Roméo et Juliette, en Suisse naturellement dans le coupé d'une diligence du temps... J'avais d'abord eu l'intention de les faire promener en gondole à Venise, mois il est inutile, n'est-ce pas, de faire des réclames à la concurrence. N° 4, Lune de miel de Roméo et Juliette, ils sont assis sur le bord d'un lac en train de lire à deux un volume de vers. N° 5, L'échelle de cordes : Pour bien indiquer la profondeur et la durée de leur amour, je suppose que Roméo, marié, continue à se servir de l'échelle de cordes pour escalader le balcon de sa femme. N° 6 et dernier, Soirée d'été. Roméo joue de la mandoline aux pieds de Juliette.

— C'est charmant, charmant! fit Tulipia en se laissant tomber dans un fauteuil.

Au même instant une harmonie suave et douce emplit la chambre.

— Tiens, lair de Guillaume Tell : 0 Mathilde, idole de mon âme!.... D'où cela vient-il?

Tulipia se leva, la musique s'arrêta brusquement.

— C'est dans le fauteuil, dit l'hôtelier en souriant.-Si madame veut se rasseoir...

Tulipia obéit, la musique reprit : 0 Mathilde idole de mon âme !

— - C'est une idée à moi, reprit l'hôtelier, tout est à musique, j'ai voulu mettre de la poésie partout. Et maintenant que monsieur et madame sont installés, je vais conduire leur ami dans l'aile des divorces.

Dès que l'hôtelier fut parti, le prince et Tulipia se mirent à essayer les fauteuils et les chaises de la chambre qui retentit aussitôt des harmonies les plus variées. — 0 bel ange, o ma Lucie f... jouait une chaise. — Non, ce n'est pas l'alouette, o Roméo reste encore! modulait un fauteuil. — Par quel charme, dis-moi, m'as-tu donc enivré? reprenait le fauteuil. — Je voudrais bien savoir quel était ce jeune homme... répondait la chaise. — Connais-tu le pays oh fleurit l'oranger?... Jouait avec mélancolie une chaise longue placée devant la fenêtre. — L'amour est enfant de bohème!... Toréador, l'amour t'attend', etc., etc.

— Et dîner ! s'écria tout à coup le prince en sautant sur une sonnette, qui, au lieu de sonner, exécuta l'air :

J'entends le tambour qui bat et l'amour qui m'appelle I

Une Suissesse rebondie, portant le corsage de velours noir et les chaînes d'argent de l'ancien costume lucernois, se présenta aussilût.

— Monsieur et madame dîneront-ils en tête-à-tête dans leur chambre ou à la table d'hôte?

— En tête-à-tête ! dit le prince.

La Suissesse posa la main sur son cœur et se mit en devoir de mettre la table. Quand tout fut prêt, les plats apportés et les dîneurs servis, elle se dirigea vers un petit poêle-calorifère placé au fond de la pièce.

— Mais qu'est-ce que vous faites? dit le prince, il ne fait pas froid...

— Je ne fais pas de feu, monsieur, je mets le calorifère en communication avec les tuyaux distributeurs de musique...

— Comment cela, les tuyaux distributeurs? ^ " ,

— Monsieur, nous avons un pianiste attaché à l'hôtel ; tous les soirs il joue dans un caveau du sous-sol, et les tuyaux du calorifère vont porter la musique dans toutes les pièces de l'hôtel...

— Mademoiselle, vous ferez mes compliments au maître de l'hôtel, c'est un vrai poète !

Après dîner, la musique continuant à jouer, le prince et Tulipia s'endormirent, délicieusement bercés dans leurs fauteuils, en contemplant de la fenêtre la course capricieuse de petits nuages blancs, folâtrant autour du disque de la lune.

La Suissesse les réveilla. Elle apportait un livre sur un plateau et une veilleuse.

— Qu'est-ce que cela? demanda le prince.

— Monsieur, c'est un volume de vers; tous les soirs nous apportons un poète nouveau... c'est compris dans le service comme la bougie!

— Quelle ravissante soirée, dit le prince en reprenant sa contemplation, et quel délicieux hôtel 1 on a tout prévu...

Le calorifère continuait à jouer une musique de plus en plus douce, semblable au murmure mélodieux d'une harpe éolienne. Mich et Tulipia se balançant mollement dans leurs fauteuils exécutaient un duo plein de langueur.

— Ange si pur, que dans un songe

jouait le fauteuil du prince.

0 patronLe des demoiselles, Notre-Dame de Bon Secours Daigne protéger nos amours!

modulait le fauteuil de Tulipia.

Il n'y eut qu'une ombre au tableau; la lune de miel du n° 29 subissait probablement une éclipse, car, de onze heures à minuit, le prince et Tulipia entendirent leurs voisins se disputer assez violemment.

— Vous êtes insupportable ! disait une voix d'homme.

— Vous m'ennuyez!... je vais l'écrire à ma mère! répondait une voix de femme.

— Taisez-vous!

— Non, je ne me tairai pas ! je ne me laisserai pas tyranniser sans protester ! Vous m'avez appelé petite sotte, c'est odieux!

— Je ne veux pas que vous dansiez avec cet escogriffe du n° 19

— Et si cela* me plaît ! croyez-vous que je ne vous vois pas faire les yeux doux, à table d'hôte, à cette sainte nitouche du n° 31 ?

— Par exemple! c'est vous qui devriez la regarder et vous modeler sur elle, son mari m'a dit qu'elle était la douceur même

— Vous êtes un imbécile.

On entendit le bruit d'une gifle, la dame poussa un cri et tomba sur un siège qui joua aussitôt :

Espoir charmant, Sylvain m'a dit : je t'aime! Et depuis lors tout me semble plus beau !

— Diable! fit le prince, voici une lune de miel à son cinquième quartier.

Tout se tut bientôt dans l'hôtel, la lune de miel n° 29 ne souffla plus mot, — on ne vit plus que de loin en loin, sur quelque balcon, un groupe muet perdu dans une contemplation extatique du lac mystérieusement éclairé par la lune, puis ces groupes disparurent peu à peu et les derniers bruits de musique s'éteignirent dans un calme immense et profond.

Les belles et pures

journées ! Après tant de semaines accidentées, après tant d'allées et venues fatigantes depuis son enlèvement, Tulipia savourait enfin à l'hôtel de la Lune de miel, un repos bien gagné. Elle cessait enfin d'être victime de la couleur locale, non pas que le prince eût rien perdu de son fanatisme pour cette denrée, mais parce que la couleur locale au Lindenberg consistait en douces promenades sur le lac, en rêveries dans les grandes herbes, en longues séances de farniente, bercées par une musique que l'on n'avait pas besoin de faire soi-même.

A tout autre moment cette existence lui eût semblé bien monotone et même un peu trop fadasse, mais les dernières courses à mulet lui avaient donné une véritable soif de repos.

Le prince exultait; à chaque instant, il éprouvait le besoin de complimenter l'hôtelier pour les attentions dont il accablait ses pensionnaires, ou pour ses ingénieuses inventions.

Toute la journée il était sur le lac, dans une charmante barque meublée de moelleux coussins qui jouaient gaiement :

Viens dans mon léger bateau ou qui berçaient les promeneurs par la musique mélancolique du Lac de Lamartine :

Le piano des divorceurs.


Un soir t'eu souvient-il, uous voguions en silence

Le prince et Tulipia péchaient à la ligne, distraction éminemment calmante, dissolvant rapide de tons les chagrins, plaisir pur, dont la vertu rassérène en peu d'instants les âmes ravagées par la passion et par toutes les cruelles déceptions de la vie.

On prenait les repas en tète-à-tète, ou bien à la table d'hùte de l'aile gauche; le prince avait fait la connaissance de la lune de miel du n° 27, si remarquable par sa longévité, celle que le patron citait avec un légitime orgueil aux lunes de miel survenantes. Rien ne faisait présager encore l'approche du dernier quartier, au contraire à l'œil langoureux de la dame, l'hôtelier, passé astronome de première classe, lui donnait encore trois mois de durée au minimum. Chose intéressante à noter, la dame qui donnait ces proportions extraordinaires aux quartiers de la lune de miel, en était à ses troisièmes noces. L'hôtelier intrigué aurait voulu savoir pendant combien de temps les deux premières avaient occupé l'borizon !

La lune de miel du n° 29, au contraire, donnait chaque jour des signes de décroissance marquée. Un jour elle se montrait timidement dans l'azur du ciel, et le lendemain, de sombres nuages la voilaient à tous les yeux. Deux jours de suite Tulipia entendit un bruit de gifles et de vaisselle cassée. Le prince en fut indigné et porta le fait à la connaissance de l'hôtelier, qui promit d'intervenir et de faire passer le couple dans l'aile des divorces.

Ce scandale était, paraît-il, un fait unique dans son genre; l'hôtelier constatait bien souvent de la froideur entre les époux à la fin de leur séjour, mais jamais, au grand jamais, on ne s'était giflé à l'hôtel de la Lune de miel! c'était à faire écrouler d'horreur les murailles elles-mêmes. — Passe encore du côté des divorces qui en avait vu bien d'autres, mais du côté des lunes de miel!

— Voyez-vous, monsieur, disait l'hôtelier au prince, la lune de miel du n° 29 est parisienne, tout est là ! Mes plus mauvaises lunes de miel viennent de Paris; elles ne dépassent jamais trois semaines; les premiers jours, elles sont dans les transports, elles nagent dans le bleu, puis tout à coup, dégringolade complète, monsieur et madame bâillent comme des carpes en face l'un de l'autre, ou se jettent des mots désagréables à la tète,... et l'on demande la note. Ne me parlefe pas de- lunes 'le miel parisiennes. Voyez au contraire cette lune de miel anglaise, là-bas, elle a deux mois et pas encore un nuage... la journée, ils font des grogs en se disant des douceurs!... Et plus loin lune de miel allemande .. cette dame qui bourre une pipe à ce gros i;i à barbe rousse... vous y êtes... eh bien, une lune de miel de deux mois! Pa3 un nuage non plus! De la poésie toute la journée, monsieur rêve et fume, les yeux dans les yeux de sa femme, qui confectionne des petites pâtisseries dont elle va surveiller elle-même la cuisson à la cuisine... jamais une lune de miel parisienne ne m'a donné ces satisfactions..,.. Je me rattrape avec elles sur les divorces.

— Comment cela? fit le prince.

— La moitié de mes divorceurs me viennent de Paris... j'ai même cette année des clients de l'année dernière, venus l'année dernière en qualité de lunes de miel, et revenus ce printemps comme divorceurs... Vous savez que le divorce n'existe pas en France?

— Oui, je le sais, per . ry pétuité!

— Vous l'avez dit, condamnés à perpétuité là-bas 1 J'ai basé ma spéculation là-dessus; comme c'est très long la perpétuité, j'offre aux époux qui gémissent dans les fers le moyen de les briser...

— Gela prouve en faveur de la bonté de votre âme, mais quel est ce moyen?

— Ayez l'obligeance de venir jusqu'à mon bureau... Là! vous voyez par cette fenêtre le jardin de l'aile droite de l'hôtel, réservé uniquement aux divorceurs... Il est divisé en petites cases séparées chacune par une haie...

— Parfaitement, je vois, mais je ne comprends pas.

— Vous allez comprendre. Le divorce est permis en Suisse, mais pour l'obtenir il faut être citoyen suisse... Des gens accablés sous le poids des chaînes du mariage qui m'arrivent pour divorcer, je fais d'abord des citoyens suisses; je leur vends par acte notarié un morceau de jardin de 4 mètres carrés, et je m'occupe de faire régler leur affaire... Quand le divorce est prononcé, ils me revendent leur carré de jardin et ils partent en me bénissant.

— C'est parfait, vous êtes tout simplement un bienfaiteur de l'humanité!

— Quand mes lunes de miel s'en vont, j'ai coutume de leur adresser un petit discours et de leur remettre, avec mes souhaits sincères pour leur bonheur, un prospectus dans lequel j'explique le mécanisme de mes divorces... Allez, Soyez heureux, aimez-vous, l'amour il n'y a que ça, et si ça ne vous réussit pas, si vous cessez de vous plaire, revenez me trouver, je me charge de vous débarrasser l'un de l'autre, au plus juste prixl

Tulipia prenait un bain à la lame.


— A propos! fit le prince, et mon ami que j'oubliais... vous savez, le célibataire que vous avez refusé de recevoir il y à quinze jours dans l'aile des lunes de miel?

— 11 est là, répondit l'hôtelier, je l'ai mis aux divorces...

— Je serais bien aise de le voir, je puis aller le trouver aux divorces?

— Certainement, monsieur, je vais ouvrir, la porte de communication. H occupe la chambre n° 19 au deuxième étage.

La différence était grande entre l'aile des lunes de miel et l'aile des divorces. C'était le même confortable, la même entente du bien-être, mais passé la porte de communication, la poésie avait les ailes coupées et tout, murailles et accessoires, présentait un caractère froid et désenchanteur.

Le prince en fut surpris, quoiqu'il ne s'attendît pas à trouver de ce côté les riantes surprises de l'aile gauche. Les couloirs étaient mornes. Au premier étage, à la place de l'aimable salon de conversation des lunes de miel, le prince lut ces mots sur une porte : CABINET DE L'AVOUÉ. Sonnette de nuit.

— Comment? Qu'est-ce que c'est que ça? demanda-t-il à un garçon. — C'est l'avoué de l'hôtel, répondit le garçon.

— Mais pourquoi sonnette de nuit, comme chez les pharmaciens?

— Monsieur, répondit sentencieusement le garçon, un avoué, c'est un pharmacien moral! A l'hôtel il arrive souvent qu'il s'élève quelque difficulté, entre les divorceurs, une vieille querelle mal éteinte, il faut donc qu'à n'importe quelle heure on puisse consulter l'avoué de l'hôtel. Il est toujours très occupé, si monsieur veut entrer dans l'étude, il verra par lui-même.

Le prince ouvrit la porte. Le cabinet de l'avoué était une vaste pièce divisée en deux parties; d'un côté l'avoué et de l'autre ses deux clercs, assis chacun devant un bureau encombré de paperasses. Des cartons garnissaient les murs comme dans toutes les études du monde.

L'avoué était occupé, un monsieur et une dame le questionnaient, nerveux et agités.

— Voyons, monsieur, disait la dame, mon mari et moi nous nous étonnons fort de voir que notre divorce tarde autant à se prononcer...

— Certes, fit le monsieur, on nous avait parlé de six semaines... le terme est dépassé de quinze jours...

— Un peu de patience, cela ne peut plus tarder, répondait l'avoué.

— C'est que l'on s'ennuie fort à Paris, reprit la dame, Edgard m'a encore écrit hier, il ne comprend pas que cela dure si longtemps... il est jaloux, enfin ! je lui ai écrit de me retenir un appartement pour mon retour...

— Je vous en supplie, ajouta le monsieur, terminez promptement, madame m'assomme avec son Edgard!

— Et vous qui passez vos journées à me parler de cette chanteuse de café concert!

Le prince sortait ayant suffisamment contemplé l'étude, lorsqu'un des clercs l'arrêta :

— Monsieur vient pour une instance de divorce?

— Non, répondit le prince, je suis ici en amateur.

Et il se remit à la recherche de Blikendorf. Le précepteur n'était pas chez


Blikendorf consolateur.


lui; le prince, après avoir frappé inutilement au 19, héla un garçon pour lui demander des renseignements.

— Le monsieur du 19? fit le garçon, attendez, il est toujours fourré au 27, je crois qu'il fait la cour à la dame... je vais l'aller chercher...

— Non, inutile, j'y vais moi-même.

Ce fut la voix de Blikendorf qui répondit : Entrez ! quand le prince frappa à la porte du n° 27. Grand fut son étonnement en voyant le prince, il balbutia quelques excuses à une dame qui faisait de la tapisserie près de la fenêtre et accourut au devant de son élève.

— Madame, excusez-moi, dit le prince, je me suis permis de venir jusqu'ici relancer mon ami...

— Monsieur, vous êtes le bienvenu! monsieur Blikendorf a la bonté de venir m'aidera porter le poids de mes chagrins... Il m'apporte les sublimes consolations de la philosophie... Ah f monsieur, quelle triste chose que la vie 1 mariée à dix-huit ans à un être grossier...

— Hein ? fit dans un coin un monsieur que le prince n'avait pas aperçu.

— Sacrifiée par mes parents à un être grossier, reprit la dame, je passai mes plus belles années dans les larmes, sans que ce brutal...

— Hein? refit le monsieur.

— Oui, sans que ce brutal daignât forcer un peu sa nature pour essayer de comprendre les aspirations de mon âme vers l'idéal... Ah 1 monsieur, quelles souffrances !

— J'y compatis! fit le prince en s'asseyant — Tiens! reprit-il, pas de musique ! ce fauteuil ne fait pas de musique?

— Je ne crois pas; du moins, je ne m'en suis pas encore aperçue! fit la dame en considérant le fauteuil avec étonnement. Monsieur aime la musique, cette consolatrice des cœurs éprouvés? Nous avons dans la grande salle à manger, un piano à manivelle, mais il ne joue que des airs en rapport avec la situation de nos âmes, le Miserere du Trouvère, — 0 mon Fdgard, tous les biens de la terne! de Lucie, —ou bien : On dit que tu te maries, tu sais que je vais en mourir... d'Ay Chiquita! C'est navrant!

— C'est navrant! répétèrent le prince et Blikendorf en prenant congé de la malheureuse dame.

— Eh bien, Blikendorf? dit le prince, il me semble que vous flirtez!

— Non, monseigneur, je console!

— C'est une noble mission. Je venais prendre de vos nouvelles et savoir comment vous preniez votre séjour à l'aile des divorces. Je suis rassuré.

— Et vous, monseigneur, à l'aile des lunes de miel?

— Mon ami, c'est un rêve... une existence céleste! Nous menons une vie d'archanges!

Pendant que Blikendorf faisait au prince les honneurs de l'aile des divorces et lui montrait les petits jardins, la salle à manger où tout le monde prend ses repas en commun, le salon de lecture où l'on trouve une belle collection de codes de tous les pays, de recueils des lois et arrêts et des manueJs de jurisprudence, un nuage sombre montait à l'horizon du prince, la sécurité de son existence céleste était menacée!

L'ennemi était dans la place : Cabassol, que l'on croyait avoir tout à fait dépisté, causait avec Tulipia dans la chambre du prince.

Comment avait-il retrouvé la trace des fugitifs et comment lui, simple célibataire, avait-il pu tromper la viligance du maître de l'hôtel, cela serait trop long à raconter. Une Suissesse de l'hôtel de la Lune de miel, achetée presqu'au poids de l'or, lui avait livré les renseignements et l'avait fait passer en le donnant pour un avoué réclamé par une divorceuse.

Les costumes de Tulipia.


— Encore vousl s'étail écriée Tulipia, encore vous!

— Divine Tulipia, voua voyez combien je vous aime 1. i ce que vous croyez être le seul/... Tenez, il faut en finir, j'en al s iez de vos persécutions. Voulez vous savoir combien je suis aimée? ez von dans ce fauteuil, c'est le fauteuil du prince, il va vous Le dur... Cabassol obéit, Le fauteuil joua con fuoeo l'air ris la Favorite .

Ali vleoi, vient I Je côdû iperdulm - Et non seulement, il m'aime, mais encore, il m'a juré

Tulipia lit |i plaoobi pont érhor.


— i ^ 11 i, le prince de Botnie, le fiancé de la grande duchesse de Klakfeld?

— Il Lâche sa grande duchesse de Klakfeld... Dites floue, il me semble que je vaux bien une Klakfeld, un manche h balai allemand!,.,

— o Tulipia! cent mille Klakfeld ! 1 [je lâcherais cent mille Klakfeld!

— Et il épouse morganatiquement sa Tulipia! Voila, mon cher, l'avenir qui m'attend : épouse morganatique du prince Michel de Bosnie !

Cabas ol »ai il la main de Tulipia etla pressa sur ses lèvres.

M.,n leur, '-'-lia Tulipia, lortezl Tromper Michel,jamais! D'abord non ne sommes pas encore mariés.,, et apprenez qu'alors, je ne pourrai le tromper an mé alliance qu'avec des archiducs !

Cabassol ne sortit pas. Il changeait ses batteries; puisque décidément il ne pouvait point enlever Tulipia, il voulait au moins obtenir d'elle la restitution

— Encore lui ! s'écria le prince.

— Arrêtez] fit l'aubergiste en se jetant entre eux, arrêtez! je comprends, monsieur, votre indignation , mais songez que nous avons le remède auprès du mal... Passez dans l'aile des divorceurs, notre avoué s'occupera de votre affaire avec la plus grande diligence et je vous promets de faire prononcer le divorce en six semaines !...

— Il ne s'agit pas de cela! allez me chercher mon ami M. de Blikendorf, à l'aile des divorces, et amenez-le moi, je pense que maintenant cela ne présente plus un grand inconvénient.

— J'y cours, monsieur, répondit l'hôtelier.

— Je sais tout, monsieur! reprit le prince en s'adressant à Cabassol, vous êtes diplomate, mais il est aujourd'hui inutile de faire de la diplomatie, je sais tout, prenez un siège et causons ! Que diriez-vous si je vous faisais donner la croix de Bosnie de l re classe?

— Une décoration ! pensa Cabassol, que veut-il dire?

— Gela ne suffit pas? bien ! vous aurez le brevet de chevalier du Lion de Bosnie, cela ne se donne pas à tout le monde, il faut les plus grands mérites... Vous restez muet?... Eh bien, je vous promets la noblesse héréditaire!

Gabassol etTulipia se regardaient sans rien comprendre à celte distribution de récompenses.

— Eh bien? reprit le prince, la croix, le Lion de Bosnie et la noblesse ! De plus, je vous attache à ma personne... mais vous abandonnez le service de mon auguste père, vous renoncez à essayer de me séparer de madame pour me forcer à aller à Klakfeld, car tel était votre plan, je suppose. Est-ce dit? je vous attache à ma personne, vous me suivrez partout!

— C'est dit, monseigneur! fit Gabassol en s'inclinant.

— Ah ! voici Blikendorf!

— Monseigneur, dit Blikendorf effaré, c'est encore...

— Monseigneur! répéta l'hôtelier ouvrant de grands yeux.

— Mon bon Blikendorf! reprit le prince, nous avons fait la paix. Monsieur abandonne le service de la cour de Bosnie, je l'ai attaché à ma personne, il nous suit partout !

— Combien je suis enchanté, balbutia Blikendorf, monseigneur !...

— Monseigneur ! s'écria l'aubergiste en s'inclinant devant tout le monde, monseigneur! si j'avais pu me douter de l'honneur que votre altesse faisait à l'hûlcl de la Lune de Miel!... si j'avais su... si... croyez, monseigneur, à tout mon respect, à tout mon dévouement!...

— J'y crois, mon ami, mais nous allons partir, faites la note.

— Plus de note, monseigneur! l'hôtel de la Lune de Miel sera trop payé si vous me permettez de faire placer dans cette chambre une plaque de mar-

bre avec une inscription commémorative du séjour de Votre Altesse... une inscription à peu près conçue en ces termes :

Ici, dans cette chambre de l'hôtel de la Lune de miel

S. A. Monseigneur le prince de Bosnie

A passé un mois de lune de miel avec

— Ah! monseigneur! s'écria Blikendorf, que penserait l'Europe! ne scandalisons pas l'Europe, mettez au moins :

Avec M. de Blikendorf, son très respectable précepteur 1

IX A. Dieppe. — Tullpia, reine de la plage. — Les sept costurae3 de bain de Tulipla. Tulipia austère.

Son altesse monseigneur le prince de Bosnie était parti pour Paris avec toute sa suite et Gabassol, dont il avait fait son secrétaire intime.

A Paris, Cabassol se crut enfin sur le point de réussir, mais le premier soin de Tulipia, dès l'arrivée, fut de se débarrasser de lui, en l'envoyant porter à l'auguste père du prince une de ses photographies et une lettre émue, dans laquelle Mich sollicitait son pardon d'une façon éloquente et sentimentale.

Le moyen était excellent, Gabassol dut s'éloigner, mais il mit simplement la lettre à la poste et attendit une occasion de se représenter.

Comme la moitié de Paris était partie et que l'autre moitié se préparait à partir pour les plages égrenées sur les sables des côtes normandes, le prince et Tulipia s'envolèrent un beau jour dans cette direction.

Cabassol n'eut pas beaucoup de peine à savoir où la perfide était allée, L'article Déplacements et villégiatures des journaux de Ilighli/e le lui révéla bientôt. Elle était à Dieppe et déjà on la sacrait Reine de la plage!

Une lettre de Bezucheux de la Pricottière lui donna des détails sur le séjour du prince et de la simili-princesse.

Mon petit bon,

Affreux Casior qui fuis depuis si longtemps ses Pollux, sache que nous sommes ici tous les cinq, Pont-Buzaud, Lacostade, Bisseco, Saint-Tropez et moi! Nous gémissons tous les cinq depuis l'aube jusqu'à la nuit, sur cette plage moins semée de cailloux que le jardin de notre existence lamentable et quelquefois, depuis la nuit jusqu'à 1 aube, nous continuons notre concert de gémissements sans trouver la moindre saveur au petit bac, que machinalement nous taillons par ci par là!

Tu connais la cause du noir chagrin qui nous mine tous les cinq et qui nous conduira sous peu au tombeau; dès à présent nous te chargeons de faire graver sur chacune des cinq urnes où seront nos cendres, ces mots : Trop fidèle à l'amitié et à l'amour, il mourut!

La cause c'est toi et elle! Toi, ami volage'et intermittent, et Elle, maîtresse perfide et encore plus volage !

Elle, c'est Tulipia, tu lésais, mon ami! Tu as connu nos chagrins et tu y as compati dans la mesure de tes moyens, ce qui ne t'a pas empoché de chercher à nous la souffler à Monaco, quand chacun séparément nous cherchâmes à renouer avec la trop séduisante scélérate ! Mais ne revenons plus sur ces jours pleins d'horreur où nous faillîmes nous rencontrer rivaux, le fer à la main !

Elle est à Dieppe! Près de nous, mais loin de nous!

Tulipia n'est plus Tulipia, c'est presque la princesse Michel de Bosnie, la perle de la plage, la reine incontestée de Dieppe. Le précepteur du prince, le baron de Glikendorf, une grosse tomate à lunettes, venu d avance à Dieppe, a loué pour ses élèves, le prince et la princesse, une ravissante villa à un quart de lieue de la mer, un vrai bijou gothico-anglo-chino-helvético-maurcsquc, dont les mâchicoulis, les balcons de bois découpé, les arceaux alhambresques et les pignons à girouettes surgissent du sein d'une plantureuse verdure.

Deux jours après, le prince et Tulipia sont arrivés toutes voiles dehors, j'étais là, j'ai compté soixante-dix-huit colis! Le prince amenait une suite, une maison montée, qui se compose de deux secrétaires, de quatre femmes de chambre, d'un lecteur, d'une lectrice, de deux dames de compagnie et de quatre cuisiniers.

Rencontre t


En sortant de son premier bain, Tulipia dont nous avions suivi les prouesses aquatiques avec des yeux émus et un cœur palpitant, Tulipia nous trouva tous les cinq en costume, rangés en ligne auprès de la planche. 0 mon ami ! Nous nous attendions au moins à un regard, mais elle eut la cruauté de nous le refuser, elle passa froide et digne au milieu de nous ; le prince qui la suivait en maillot rayé, prit pour lui notre politesse, et daigna nous faire un petit signe de la main comme un monarque qui salue son peuple. Oh ! ce prince ! quand je pense à lui, j'ai envie de partir pour la Bosnie, pour soulever son peuple et lui abîmer son trône!

Damnation ! Était-elle jolie, la cruelle, dans son petit costume de flanelle rose... collant et indiscret... était-elle suave! J'éprouve quelque orgueil à dire que c'est nous qui l'avons mise en lumière, cette charmante Tulipia, ce diamant que la Bosnie nous a enlevé... je suis quelque peu son inventeur, avant d'orner la cou* ronne de Bosnie, Tulipia brilla tout un hiver au blason des la Fricottière et certes, la fière devise de notre maison : ie fricoterai, ie fricote, ie fricotais I ne fut jamais plus mise en pratique que de son temps.

Ce qui me console, c'est qu'elle n'a pas daigné regarder plus que moi Lacostade, Pont-Buzaud, Saint-Tropez et Bisseco, ses sous-inventeurs.

Depuis ce premier bain elle est la reine de la plage, on ne parle que d'elle, on ne pense qu'à elle et l'on ne rêve que d'elle! Le matin tous les baigneurs aussitôt en bas du lit se précipitent sur la grève pour voir si la voiture qui l'amène est arrivée; les plus nerveux s'en vont sur la route soupirer sous les balcons de la villa Tulipia, les plus calmes \ont prendre des madères. Quand les grelots de la voiture Be font entendre tout le monde se précipite. Le prince ne la quitte pas, le misérable! Baigne-t-elle ! il baigne en même temps. Ne baigne-t-elle pas? il ne baigne pas! Parfois à marée basse, ils arrivent équipés pour une partie de pèche, avec un Met aux crevettes sur l'épaule, et un petit panier.

Toute la population balnéaire les suit à vingt pas. Je suis au premier rang avec Laeostade, Pont-Buzaud, Saint-Tropez et Bisseco. Comme nos cinq cœurs battent, ô mon ami, quand nous la voyons s'asseoir sur une roche moins dure que son cœur, et retirer ses bas avant de s'engager dans les flaques d'eau.

O douleur ! ô transports ! ô regrets !

Dernièrement elle perdit une jarretière dans une flaque, il y eut presque un combat naval entre baigneurs pour la conquérir. Je pris un fort bain de pieds, mais j'eus la jarretière ; j'eus la lâcheté de mettre sur mon cœur ce souvenir de la perfide et il y est encore !

Souvent ces promenades ont lieu en costume de bain, Tulipia et le prince jettent sur leurs épaules un léger peignoir et s'en vont ainsi dans les roches. A ce spectacle, si je ne craignais de mécontenter la Bosnie, qui ne m'a rien fait, je tuerais son prince !

En l'honneur de la divine princesse, les jours de la semaine ont été débaptisés. Tulipia possède sept costumes de bain, un costume bleu marine, orné d'ancre? au collet, à la ceinture et sur les côtés, un costume bleu clair, semé d'étoiles blanches, un costume rose, un costume jaune serin, un costume violet à barettes, un costume soleil couchant, un costume chamois. Elle les porte tous successivement et dans le même ordre, ce qui fait que l'on ne dit plus, c'est aujourd'hui lundi, on dit : c'est aujourdhui bleu marine et c'est demain bleu clair, etc., etc.

Et voilà, mon ami! tu sais tout, tu es au courant de mes douleurs. Si lu as du cœur viens gémir avec moi ; Bisseco, Lacostade et les autres gémissent, mais c'est pour leur propre compte, les infâmes traîtres, précurseurs de la Bosnie ! mais toi, qui n'a pas réussi à m enlever Tulipia, tu pousseras des gémissements désintéressés pour ton malheureux ami,

Bezucheux de la Fricottière.

Cabassol, à la lecture de cette lettre, s'en fut trouver M e Taparel à son étude. Le brave notaire avait quelques cheveux de moins, depuis le commencement decette campagne entreprise pour retrouver l'album de la succession Badin4i*J, si inconsidérément confié par lui à Tulipia. M e Taparel, après cet instant d'oubli, était redevenu vertueux, il avait abandonné le club des Billes de billard et s'était imposé une réclusion forcée entre M me Taparel et ses cartons, tout pour ses devoirs conjugaux et professionnels!

— Je viens vous chercher! dit Cabassol, nous allons à Dieppe I

M e Taparel baissa la tète. Il était le coupable, l'auteur de tout le mal, il n'avait pas le droit d'élever des objections.

Triste et résigné il termina quelques affaires, dîna en compagnie de Ca-bassol et prit avec lui le train de Dieppe.

Avant de descendre à la plage, le lendemain, Gabassol rogna un peu de sa barbe et, pour achever de se rendre méconnaissable, se mit sur le nez une paire de grosses lunettes bleues.

Promenade sur la plage.


Tulipia prit ce matin-là un bain à la lame ; Bezucheux de la Fricottière avait dit vrai ; elle avait un costume jaune serin qui la faisait ressembler au plus délicieux des canaris. — Le prince était avec elle. Les spectateurs le virent, non sans un transport jaloux, prendre un petit baquet sur les galets et verser des douches sur la tête de l'opulente baigneuse. Liv. 59.

— Ah! mon ami! dit une voix derrière Gabassol, en même temps qu'une main se glissait sous son bras, ah ! mon ami! j'approuve ta précaution, tu as mis des lunettes bleues pour contempler ce spectacle!

C'était Bezuchcux de la Fricottière suivi de toute la bande.

— Bonjour, mes enfants ! leur dit Gabassol en leur distribuant des poignées de main, vous l'aimez donc toujours?

— Plus que jamais, mon ami, au point qu'hier au soir nous avons pris ensemble la résolution d'en finir avec la vie... Nous allons nous marier!

— Et nous le lui ferons savoir, dit Bisseco d'une voix sourde; puisse notre souvenir hanter son chevet! puisse le remords de nous avoir poussé à cette extrémité sur nous-mêmes, altérer son bonheur!

— Ah! reprit Bezucheux, finir ainsi sans vengeance!... c'est bien dur... T^.oi j'en suis altéré, de vengeance... le prince nous l'enlève, eh bien! si nous allions épouser sa grande duchesse de Klakfeld!...

— ous vous avouez vaincus! Il est donc impossible de...

— Ah! mon ami, je te l'ai dit, Tulipia n'est plus Tulipia... elle mène maintenant une existence austère ! Elle ne voit que le prince et son précepteur « baron de Blikendorf, ses secrétaires, ses lectrices ; j'ai pris des renseignements, pour comble d'austérité, elle a augmenté sa maison d'une dame d'honneur que Blikendorf a fait venir d'une cour allemande...

— Comment? pourquoi?

— Mais pour lui donner des leçons d'étiquette et de maintien. Ne sais-tu pas que le prince va l'épouser morganatiquement?

Cinq minutes après, sur un conseil de Cabassol, Bezucheux et compagnie, ainsi que M e Taparel, descendaient en costume de bain vers la mer. Tulipia et le prince y étaient encore. En voyant arriver toute la bande, Tulipia fronça les sourcils et se mit à faire la planche pour les éviter.

— Bonjour, chère madame, dit galamment M e Taparel après quelques brasses, toujours jolie! toujours charmante!

— Monsieur! fit sèchement Tulipia en se retournant de l'autre côté avec un petit bond de carpe.

— Bonjour, chère belle! murmura Bezucheux de la Fricottière, je vous offre mes hommages et ceux de mes amis... si vous saviez comme je vous aime.

— Hein ! fit le prince intervenant.

Tulipia furieuse entraîna le prince vers les galets.

— Quel est ce monsieur? demanda le prince.

— Le gros? c'est mon notaire.

— Non, l'autre, celui qui vous disait qu'il vou; .-

— Mon petit Mich, c'est un monsieur qui... m'a demandé... ma main autrefois et que j'ai envoyé promener...

Le prince fronça les sourcils et ne dit plus un mot. Tulipia, toute boudeuse,

Leçon de natation.


rentra dans sa cabine pour s'habiller. Un papier que l'on avait sans doute jeté par la petite fenêtre de la porte frappa ses regards. Elle le ramassa et lut en frémissant ces simples mots :

La paix ou la guerre ! Accordez-moi une dernière entrevue pour affaire ou je dis tout au prince ! Ce soir neuf heures derrière le Casino. Cabassol.

Horrible découverte!

Dans le jardin de sa villa, pendant que le prince savourait une petite sieste après déjeuner, Tulipia prenait une leçon d'étiquette, avec la baronne Lipps-koffel, ancienne dame d'honneur de cette même grande duchesse de Klakfeld que le prince avait abandonnée pour elle.

— Quelle attitude, demandait Tulipia, l'épouse morganatique d'un prince doit-elle tenir à la cour vis-à-vis de son mari?...

— Distinguons! répondait la baronne, il y a d'abord l'altitude grande froideur et raideur suprême, pour les grandes réceptions, les soirées officielles et toutes les cérémonies d'apparat ; puis l'attitude froideur digne et simple raideur pour les réceptions d'été, les soirées semi-officielles; puis l'attitude simple froideur et demi-raideur pour les soirées ordinaires, les bals de minis-tères: puis pour les soirées intimes...

— Pour les soirées intimes, ça me regarde, je n'ai pas besoin de renseignements, je l'appelle mon petit Mich...

— Ciel! y pensez-vous, devant l'auguste père... Non, madame, pour les soirées intimes, nous avons la froideur enjouée.

— Ma chère baronne, auriez-vous l'obligeance de m'écriro tout cela : grande froideur, froideur digne, etc.. Puis, si vous voulez, nous répéterons les attitudes pour que je ne me trompe pas...

La leçon fut alors interrompue par le prince. La sieste ne lui réussissait pas, car il arrivait avec le front sombre et la moustache hérissée.

— Si je le tuais? dit-il brusquement à Tulipia.

— Tuer? qui ça? demanda Tulipia stupéfaite.

— Ce jeune homme qui a eu l'audace de vous demander en mariage!

— Tuer Bezucheux de la Fricottière, par exemple! mais, mon petit Mich, c'est l'année dernière qu'il sollicitait ma main!

— N'importe! il me gêne. Vous le préviendrez de ma part que si jamais il ose mettre les pieds en Bosnie, je le fais condamner aux travaux forcés à perpétuité!... Je vous ai dit que j'étais d'une jalousie féroce!... allonsl continuez votre leçon d'étiquette avec madame la baronne!

— Zut! répondit Tulipia.

Et la pauvre enfant courut s'enfermer dans un délicieux boudoir oriental, pour y fulminer à son aise contre l'outrecuidance des princes et les mauvais procédés des Bezucheux et des Cabassol. — On ne fît pas ce jour-là de promenade dans les cailloux à marée basse. Toute la population flottante de la ville bâilla sur les routes ou sur la plage, en proie à une noire mélancolie. — Le diner fut lugubre. La maîtresse d'étiquette parla toute seule, sans que Tulipia parût écouter ses savantes leçons.

Le prince ne quitta pas la table, il fit apporter six bouteilles de Champagne et demanda à Blikendorf de lui apporter un livre en rapport avec la situation de son âme.

— Je ne vois guère que les grands philosophes qui puissent apporter quelques soulagements à l'âme...

— A l'âme malade et meurtrie! acheva le prince. Mais ils endorment le malade en même temps que la douleur... Je ne veux pas dormir, je veux souffrir... Ah! voilà ce qu'il me faut : Othello, le farouche Othello!

Tulipia s'était retirée dans sa chambre àlafois furieuse contre le prince et enchantée d'avoir un instant de liberté. Elle connaissait Mich, son accès de jalousie allait durer aussi longtemps que les bouteilles de Champagne, ensuite il dormirait et se réveillerait rasséréné.

Il fallait profiter de ce moment de tranquillité pour en finir avec Cabassol; l'heure approchait, cet obstiné persécuteur devait se trouver au rendez-vous derrière le Casino. Tulipia jeta sur ses épaules un manteau sombre, prit un de ces larges chapeaux à l'abri desquels on peut braver la pluie et le regard des gens de connaissance, et s'enveloppa encore la tête d'un voile épais et flottant — Cela fait, à peu près sûre de l'incognito, elle descendit sans bruit dans le jardin et marcha vers la plage.

Promenades sur le sable à marée basse.


A peine Tulipia eut-elle fait quelques pas, qu'un homme mystérieux la rejoignit. Cet homme était Cabassol.

— Eh bien, monsieur, dit Tulipia, je suis venue, qu'avez-vous à me dire ?

— Charmante et trop cruelle Tulipia, si de Monaco je vous ai suivie à Naples, à Venise, à Lucerne, c'est que...

— Ne parlons pas de cela, je ne suis plus libre 1 Vous êtes au courani de la situation, vous savez que Mien m'adore, sachez de plus qu'il vient d'écrire à la grande duchesse de Klakfeld pour lui présenter ses respects et ses excuses... Donc, si c'est pour m'offrir votre cœur et me demander le mien, inutile de continuer!

— Mille fois hélas! je vais donc être obligé de garder mon cœur! je suis à la fois navré etenchanté, l'amoureux est navré, mais l'ami, si vous voulez me permettre de me dire votre ami, mais l'ami est enchante de voir la belle des belles sur le point d'escalader le vieux trône de Bosnie!

— Alors c'est fini?

— Non, ce n'est pas fini! Vous me refusez votre cœur, soit, je suis désespéré, mon àme est dévorée par le chagrin, cependant je m'incline et je vous demande autre chose 1

— Quoi donc? fit Tulipia étonnée.

— Vous allez le savoir!... vous connaissez M 0 Taparel?

— M e Taparel! fit Tulipia, oui... c'est mon notaire...

— C'est aussi le mien — Or il avait entre les mains certain album de photographies, très précieux pour moi, très curieux peut-être... Il vous l'a montré et sans doute parmégarde, vous l'avez emporté... Voilà tout simplement ce que je viens vous demander, non pas hélas, votre cœur, je le vois bien, la Bosnie le possède tout entier, mais notre album !

— Votre album, permettez !... J'ai emporté un album qui m'appartenait...

— Pardon, qui m'appartenait à moi en qualité de légataire universel, vous voyez que je précise, de M. Timoléon Badinard, un cousin millionnaire qui m'a légué toute sa fortune sous certaines conditions, pour l'exécution desquelles cet album m'était nécessaire...

— Je ne sais ce que vous voulez me dire, cet album m'appartenait...

— Comment, l'album vous appartenait ! l'album de M me Badinard, l'album qui renferme les portraits des soixante-dix-sept personnes qui ont causé les chagrins conjugaux de mon respectable cousin...

Pour le coup, Tulipia rougit.

— Qu'est-ce que vous me racontez-là... mon album...

— Oui, madame! les soixante-dix-sept portraits que renferme cet album sont ceux de vils séducteurs qui, tous, ont plus ou moins fortement compromis M me Badinard, l'épouse volage de mon infortuné cousin... Oui, oui, oui, cela doit vous pénétrer d'horreur, vous si fidèle à la Bosnie, mais c'est la vérité... je puis bien vous le dire, puisque vous ne connaissez pas Badinard...

— Mais si... je l'ai connu... Timoléon Badinard, un vieux rat...

— Comment! vous avez connu Badinard?...

— Pas si haut! si quelqu'un vous entendait... Tenez, j'aime mieux tout vous avouer, il y a erreur, M me Badinard n'a jamais trompé M. Badinard... parce que... l'album m'appartient!...

— Comment! Comment! Comment! Voulez-vous dire que...

— Oui, mon ami, dit Tulipia en baissant les yeux, ces soixante-dix-sept portraits... VOUA êtes sûrs qu'il y en a soixante-dix-sept?

— Oui, soixante-dix-sept; allez toujours, je suis suspendu à vos lèvres!

— Ces suixante-dix-sept portraits sont des souvenirs d'amis à moi.

— Que dites-vous là! et les dédicaces?

— De petites galanteries mises par mes amis au bas de leur portrait...

— Je tombe de mon haut! alors, ils n'ont jamais offensé M. Badinard...

— Non... si... c'est-à-dire pas dans le sens que vous supposez, ils n'ont pas attenté à la tranquillité conjugale de M. Badinard, voilà tout. C'était mon album aux sou, venirs, une fai blesse... j'ai toujours été faible.

— Quelle révélation! s'écria Cabassol, quoi cetalbumdeM ma Badinard pour lequel j'avais soixante-dix-sept vengeances à exercer... mais, permettez, comment se trouvait-il en la possession de M me Badinard...?

M. Badinard l'a trouvé dans le secrétaire de sa femme... à la vue de ces soixante-dix-sept portraits, si compromettants, j'ose le dire, il a cru...

— Mon ami, ne me perdez pas ! ne m'accablez pas!... j'avoue tout... attendez, je crois comprendre comment cet album s'est trouvé en la possession de M me Badinard, j'ai eu des soupçons quand je me suis aperçue de la disparition de mon album, mais maintenant, j'ai une certitude ! M mo Badinard était jalouse, elle soupçonnait... ou plutôt elle savait... bref, elle corrompit ma femme de chambre et, pour avoir une arme contre moi, pour prouvera son mari que... j'avais des faiblesses... elle fit enlever mon album aux souvenirs!

— Je commence à comprendre, murmura Cabassol.

— Elle comptait donc se servir de mon album, si compromettant, vous venez de le dire, pour détacher de moi M. Badinard, mais les choses ont tourné contre elle, M. Badinard ayant découvert l'album dans la chambre de sa femme, en a conclu que les soixante-dix-sept personnages photographiés avaient attenté à son honneur conjugal!...

— Je suis confondu ! Quelle catastrophe ! Vous ne pouvez pas vous douter

Séchage sur la plage.


de la quantité d'événements et de malheurs qui ont découlé de cette erreur de M. Badinard! Non, vous ne pouvez vous en douter! Il faut absolument que vous fassiez ces aveux par-devant notaire...

— Par-devant notaire ! s'écria Tulipia terrifiée.

— Il le faut... c'est indispensable, allons bien vite trouver M* Taparel, le notaire de la succession Badinard.

— Ah ! mon Dieu, il faudra répéter tout cela devant Taparel?

— Il faudra dire tout! et même signer vos déclarations!

— Hélas! fit Tulipia, je suis cruellement punie d'avoir poussé le culte des souvenirs, jusqu'à collectionner les photographies de mes erreurs!...

— Croyez bien, madame, que je regrette amèrement de ne pas figurer dans la collection... je le regretterai toute ma vie... mais il nous faut l'album... ce malencontreux album... Ne craignez rien, il vous sera fidèlement restitué, dès que les affaires de la succession Badinard seront arrangées... Je vous demande, je vous supplie de nous le donner dès ce soir!...

— Je vais aller le chercher, car j'ai hâte d'être tranquille...

— Je vais vous accompagner jusqu'à votre villa, et quand vous aurez l'album, nous irons tout dire à M e Taparel!

Tulipia cacha soigneusement sa figure sous les plis d'une mantille épaisse et prit le bras que lui offrait Gabassol. Le trajet se fit en silence. Gabassol, encore sous le coup de la révélation inattendue qu'il venait d'arracher à Tulipia, trouva à peine quelques médiocres galanteries à dire à celle dont il tenait enfin le bras sous le sien.

Tulipia le laissa sous un arbre et revint cinq minutes après, tenant enfin sous son manteau l'album, cause de tant d'événements.

— Enfin, nous le tenons! fit notre ami avec un soupir de soulagement, courons vite trouver M e Taparel!

A l'hôtel, M 6 Taparel était couché et dormait d'un sommeil hanté par le souvenir de Tulipia et bourrelé par le remords, Cabassol entra sans façon dans la chambre du notaire et lui frappa sur l'épaule.

M 8 Taparel ouvrit brusquement les yeux.

— Elle! balbutia le notaire en regardant Tulipia avec une stupéfaction voisine du complet ahurissement, elle!...

— Inutile de vous frotter les yeux, dit Gabassol, vous ne rêvez pas... quand vous saurez ce qui me fait introduire, au mépris des vulgaires convenances, M me Tulipia dans votre chambre, vous bondirez d'étonnement...

— Grand Dieu!... je ne me permettrai pas de bondir, les convenances me l'interdiraient... mais dites vite-!...

Ceet de la bouche de M me Balagny, que vous allez entendre les étonnantes rév •ations qui m'ont, tout à l'heure, sur la plage, pétrifié de surprise!...



— Prenez un siège, et parlez! prononça M c Taparel avec solenni'é.

— Je n'oserai jamais... dit Tulipia.

— M Taparel, reprit Gabassol, faites appel d'avance à tout votre sang-froid, revètissez votre cœur d'un triple airain! M" Taparel, en ce moment, vous êtes plus qu'un notaire, vous êtes un confesseur!

— C'est cela, dit Tulipia, vous êtes un confesseur!...

— Vous m'épouvantez! fît M" Taparel.

— M« Taparel, reprit Gabassol, êtes-vous prêt?., avez-vous dépouillé l'homme privé et vous sentez-vous bien maintenant notaire et rien que notaire?

— Je m'accuse, dit Tulipia, d'avoir été faible...

— Je le sais, dit le notaire.

— Pardon, fit Cabassol, comme homme privé vous pouvez le savoir, mais comme notaire vous devriez l'ignorer... d'ailleurs, vous ne savez pas jusqu'à quel point madame a poussé la fai- vous allez voir...

— J'ai été faible, très faible, trop faible !... je...

— Je vois que je dois venir à votre secours, dit Cabassol — madame a été faible, c'est entendu, entre autres faiblesse?, elle avait celle de la photographie, mon Dieu! je ne saurais l'en blâmer ; poussant au plus haut degré le culte de l'amitié, elle aimait à conserver pour les revoir de temps en temps, les petits cartons sur lesquels les collaborateurs du soleil avaient fixé, avec ou sans retouches, les traits aimables des personnes chères à son cœur. Vous me comprenez?

— Non.

— Tous comprendrez tout à l'heure... Ce? photographies de se? ami? M mP Tulipia les avait réunies dans un album coquet de...

— Je comprends de moin? en moins... laissons l'album aux souvenirs de M ne deBalagny et parlons de l'album de la succession Badinard

— 0 perspicacité notariale! tu n'es qu'un mot!... Vous ne devinez pas? N<>n?... Eh bien, sachez donc que l'album Badinard et celui de M mp de Ba-lagnyj ne sont qu'un seul et même album!... M mc Tulipia vient de m'en faire l'aveu, .ces portraits ne compromettent d'autre personne qu'elle et M. Badinard n'avait aucune vengeance à tirer des originaux!

M e Taparel pu-sa des exclamations entrecoupées et se livra pour exprimer

M. Taparel ouvrit les yeux.


sa stupéfaction, à une pantomime des plus animées — Cabassol continuant la confession de Tulipia, mit le digne notaire au courant des événements, pendant que Tulipia cherchait à prendre l'attitude éplorée et touchante d'une Madeleine en proie à un repentir qui n'exclut pas la coquetterie.

— M me Tulipia touchée par la grâce, nous rapporte l'album, acheva Ga-bassol, et j'ai promis en votre nom une absolution complète.

— Ouf! lit le notaire, l'émotion me suffoque!... une pareille erreur!... c'est un fait inouï dans les annales du notariat... Savez-vous, madame, savez-vous bien quelles conséquences terribles a fatalement amenées l'erreur de M. Badinard, erreur dont toute la faute retombe sur vous?... Savez-vous que nous avons poursuivi de notre vengeance de simples innocents, de braves gens qui jamais n'avaient causé la moindre petite brèche à l'honneur conjugal de feu Badinard?... Savez-vous...

— N'en parlons plus, j'ai promis l'absolution, dit Cabassol, remercions madame au contraire, de nous avoir arrêtés dans l'œuvre de vengeance que nous poursuivions!... et félicitons aussi M e Taparel, notaire fragile, d'avoir été en quelque sorte l'instrument providentiel de la découverte ! sans vous, sans votre bonne pensée de... communiquer notre album à madame, je... faisais de nouveaux malheurs!

— Madame, dit enfin M 0 Taparel, soyez tranquille, cet album vous sera restitué I laissez-le entre nos mains, je vous prie, jusqu'à la fin de la liquidation de la succession Badinard...

— Ma foi, gardez-le, je n'y tiens plus guère, répondit Tulipia... vous comprenez, dans ma nouvelle situation, il pourrait devenir gênant!... j'aime autant qu'il soit en dépôt chez vous.

— Ah! fit Cabassol, qui feuilletait l'album après lequel il avait tant couru depuis six mois, heureusement, grand Dieu, que nous savons à quoi nous en tenir... Voyez donc, cher monsieur Taparel!

Et il indiqua du doigt au notaire une des dernières photographies de l'album.

— Mon portrait! s'écria M e Taparel en prenant subitement la rougeur du homard après la cuisson.

— Et maintenant, chère madame, reprit Cabassol, voulez-vous avoir l'obligeance d'écrire les quelques lignes que je vais vous dicter...

Je soussignée,

Ayant appris qu'un album dans lequel f avais réuni les photographies de quelques amis, était tombé par suite d'une erreur déplorable, entre les mains de M. Timoléon Badinard et avait causé dans le mér,a/je dudit sieur, un trouble sérieux, revendique solennellement par ces présentes la propriété dudit album et proclame la parfaite innocence de M me Badinard mise, bien à tort, en doute, par feu Timoléon Badinard.

Fait à Dieppe, le... en présence de M e Taparel, notaire à Paris, qui atteste l'authenticité de ma signature.

Tulipia achevait de parapher lorsqu'un coup violent frappé à la porte la fit tressaillir.

— Aïe! c'est le prince! s'écria Tulipia...

Séance de philosophie.


— N'entrez pas ! cria M e Taparel.

La porte venait de s'ouvrir et un homme était debout sur le seuil.

— L'Américain ! s'écria Gabassol.

— Je vous retrouve enfin, dit gravement Palamède en s'adressant à Ca-bassol. Eh bien, et Lucrezia, la pauvre Lucrezia qui gémit en attendant que vous fassiez honneur à votre signature?...

— Hélas, répondit Gabassol, je crains d'être obligé de la laisser gémir encore longtemps...

— Et votre promesse de mariage? vous rappelez-vous : à première réquisition, je m'engage à épouser M lle Lucrezia Bloomsbig...

— Faites-la protester.

— C'est votre dernier mot?

— Oui, cher monsieur Palamède!

— C'est bien, dit Palamède, dous avons des tribunaux, nous plaiderons, el nous obtiendrons des dommages et intérêts... songez-y!

— Un instant, dit Tulipia à Cabassol, vous souvenez-vous de notre excur BioD au Vésuve et de la souscription au profit des indigents de la Calabre?

— Si je m'en souviens! ô Tulipia! vous portiez en descendant un costume de pêcheur napolitain, qui m'a révélé des lignes et des contours qui sont restés gravés dans mon cœur...

— Eh bien, vous vous souvenez que pour obvier à la légèreté, de ce cos-iime napolitain, mon prince avait volé à nos voleurs un ulster volé la veillo-à d'autres voyageurs?

— Je m'en souviens!

— Eh bien, cet ulster était probablement celui de ce monsieur, Car j'ai trouvé dans une poche un petit écrit ainsi conçu : je soussigné, etc., à première réquisition, je m'engage à épouser miss Lucrezia, etc.

— Aïe! fit Palamède avec une forte grimace.

— Et. ce billet, demanda Cabassol, qu'en avez-vous fait?

— Le voici! dit Tulipia en tirant de sa poche un papier qu'elle alluma à la bougie.

— Allons dit Palamède avec le plus grand flegme, négociations inutiles, je vois que miss Lucrezia va encore me rester cette fois-ci... By godl que va penser de moi la grande agence de mariages transatlantiques! depuis dix ans que je voyage pour elle, c'est la première fois que j'opère si difficilement le placement de nos clientes... Je suis déshonoré!

— Je regrette infiniment, cher monsieur Palamède, de vous causer cette petite déconvenue, mais tranquillisez-vous, je ne doute pas que vous ne trouviez bientôt à placer M lle Lucrezia avantageusement!

— Affaire manquée! je suis deshonoré, vous dis-je! et ce ne serait rien si je ne perdais pas ma prime... du moment où je n'ai pas opéré le place-ment de miss Lucrezia dans le temps voulu, l'agence paye une indemnité et naturellement, je ne touche aucune prime... Une idée!... Si j'épousais moi même? je sauverais la prime C'est cela, j'épouse miss Lucrezia! ail fight.

— Allrightl fit Cabassol, el tous mes compliments I Hurrah!

— Bonsoir et -ans rancune! dit Palamède, je vais avertir tout de suite mis= Luerezia, von- -ave/., -i vous changiez d'avis d'ici demain, nous habitons aussi cet hôtel, au même étage n° 31...

— Présentez tous mes compliments à miss Lucrezia et agréez tous les souhaits que je forme pour votre bonheur à tous deux!

Pâlamède salua et sortit.

— Je me sauve aussi, dit Tulipia, enchantée de vous avoir rendu ce petit service... je compte sur votre discrétion!

Le prince ne s'était pas même aperçu du départ de Tulipia. — Tout entier à sa lutte contre les soupçons jaloux, le jeune et séduisant Michel de Bosnie entamait sa troisième bouteille de Champagne, en tête à tête avec Blikèndorf.

Et la pauvre Lucrezia qui gémit en attendant que vous fassiez honneur à votre signature !

Le bon précepteur aidait son élève dans sa lutte, il lui prodiguait les consolations de la pure philosophie et altéré par ses discours, terminait, lui, sa troisième bouteille.

— Eh bien, mon petitMich, dit Tulipia, ètes-vous encore jaloux, méchant?

— Non, ô Tulipia, j'avais tort, vous êtes délicieuse ! je ne suis plus jaloux de ce M. de la Fricottière qui a osé aspirer à votre main...

— Soyez tranquille, je le rembarrerais solidement s'il se permettait de se représenter sous mes yeux...

— C'est bien, je lui pardonne, oublions-le!... Voyons, Tulipia, laites venir votre maîtresse d'étiquette pour que je l'interroge sur vos progrès?

L'ancienne dame d'honneur de la grande duchesse de Klakfeld exécuta en entrant dans Le grand salon la plus ooble révérence sans s'offusquer des bou-teilles de Champagne Rangées en bataille sur un guéridon.

— Madame la baronne, dit Le prince, je vous ai priée de venir pour vous demander si vous êtes satisfaite des progrès de madame?

— Très satisfaite! répondit la dame d'honneur, madame avait des dispositions évidentes que mes leçons ont bien vite développées... madame était née pour faire l'ornement des cours... elle avait l'intuition!

— Très bien !... Et les quatorze manières de faire les révérences de petite cérémonie?

— Madame les a répétées ce matin encore, elle tient les révérences de petite cérémonie.

— Et les dix-huit révérences de grande cérémonie? les révérences de gala?

— Elles vont admirablement... Il n'y a qu'une seule chose que je me permettrai de reprocher à madame... une chose capitale!

— Quoi donc?

— Madame a conservé, dans la conversation, certains tours, certaines expressions dont le purisme de la cour s'effaroucherait peut-être, madame dit souvent flûte ou même zut !

— En effet, dit le prince, mais c'est moins important que vous ne pensez, le parti rétrograde de la vieille cour s'en offusquerait peut-être, mais la jeune cour admettra parfaitement ces interjections...

— Et puis, en Bosnie, fit Tulipia, ils ne comprendront pas exactement, vous pourrez dire que ça signifie : Juste ciel!

— Très bien! s'écria le prince, madame la baronne, continuez vos leçons, dans huit jours nous partons pour la Bosnie, il est temps que j'essaye de fléchir mon auguste père...

— Et en passant par Paris, dit Blikcndorf, nous traiterons d un léger emprunt — grâce à mon habileté, j'ai obtenu de bonnes conditions... dix-huit pour cent et des renouvellements possibles!...

— Ne nous laissons pas abattre par les coups de l'adversité! disait pendant ce temps Gabassol, allons à Paris, et liquidons!... j'ai hâte de réparer nos torts envers M m " Badinard si cruellement outragée!

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