Affaire Badinard contre Cabassol. — Où l'on fait connaissance avec M" Mitaine, avoué de M mt Badinard.
Le train du lundi soir ramenant de Dieppe à Paris deux ou trois cents maris enchantés de leur excursion dominicale à la plage embellie par mesdames leurs épouses, contenait dans les flancs d'un de ses compartiments de première portant l'étiquette caisse louée, deux hommes littéralement accablés sous le poids des chagrins les plus amers. Liv. 61.
«82 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
Enfoncés chacun dans un des coins du susdit compartiment — qu'ils avaient retenu pour cacher leur douleur à tous les yeux — ils regardaient d'un œil morne et fixe les valises et les parapluies déposés dans le filet, comme pour prendre ces objets insensibles à témoin de l'effroyable férocité du sort à l'égard de leurs propriétaires.
Tandis que tous les maris, dans le train,' paraissaient se réjouir, les uns pour le jour passé près de leur femme, et les autres pour les six journées de la semaine à passer encore loin d'elle, les deux voyageurs du compartiment retenu songeaient, en proie aux plus noires préoccupations.
Ces deux voyageurs, on les a reconnus sans doute, étaient notre héros Antony Cabassol et M e Taparel, à la fois son ami, son notaire et son complice.
La découverte de la véritable propriétaire de l'album aux soixante-dix-sept photographies les avait atterrés! Sans une minute de retard ils avaient quitté la ville, où cette révélation les avait foudroyés, pour revenir en toute hâte aviser à Paris à la conduite à tenir.
Ils arrivèrent à la gare Saint-Lazare sans avoir prononcé une parole. Les deux ou trois cents maris, leurs compagnons de route, se dispersèrent, les uns pour courir à leurs affaires, les autres pour aller déjeuner avec des dames répondant aux noms les moins sérieux du calendrier, et disposées à faire le possible pour adoucir l'amertume de3 séparations conjugales momentanées.
Gabassol et M c Taparel prirent silencieusement un fiacre et descendirent silencieusement à la porte de l'étude. Tous deux gagnèrent le cabinet notarial et se laissèrent tomber chacun dans un fauteuil.
— C'en est donc fait ! murmura Cabassol.
— C'en est donc fait! répéta M e Taparel. —Qu'est-ce qui est fait? s'écria, terrifié, M. Miradoux quilesavait suivis.
— C'est fini ! fit M 0 Taparel.
— C'est fini! répéta tragiquement Cabassol.
— Qu'est-ce qui est fini? redemanda Miradoux.
— L'affaire Badinard ! répondirent à la fois les deux hommes.
— Comment cela? fit Miradoux; en si peu de temps, auriez-vous achevé de venger feu Badinard de ses soixante-dix-sept ennemis de l'album?
— Non! répondirent Cabassol et Taparel, il n'est plus question dalbum ni de vengeances; les soixante-dix-sept individus do l'album peuvent dormir tranquilles, personne ne songera plus à troubler leur félicité conjugale ou extra-ce:)jugale! Qu'ils vivent en paix!
— Alors vous renoncez à accomplir les volontés de M. Badinard?
— Si j'y renonce! s'écria Cabassol.
— S'il y renonce ! s'écria M c Taparel.
— Sachez donc, reprit Cubassol, que je n'ai plus de vengeances à exercer parce qu'une révélation extraordinaire nous a été faite, parce que nous avons acquis la preuve que la pauvre M mc Badinard avait été affreusement calomniée par son mari, parce que cette dame infortunée n'a jamais été coupable ; en un mot parce que l'album aux soixante-dix-sept photographies compromettantes ne lui a jamais appartenu 1
Qu'elle reste seule avec son prince I
— Est-il possible ! exclama Miradoux.
_ Oui mon ami, oui! voilà quinze mois que nous errons! quinze mois que nous persécutons des innocents, que nous nous efforçons de faire de la peine à des gens qui n'ont jamais compromis M»« Badinard 1 Au lieu d'être les exécuteurs fidèles de légitimes vengeances, nous sommes presque des criminels!
— Quel abîme! gémit l'honnête W Taparel.
— Oui, M"* Badinard était innocente; oui, le cruel Badinard l'a calomnie. L'album était tout amplement le musée des souvenirs d'une cocotte perfide, l'album et les soixante-dix-sept photographies appartenaient à TulipiaBalagny!
Miradoux courut chercher un troisième fauteuil, l'amena devant la table et se laissa tomber, accablé lui aussi par cette révélation.
Enfin, dit-il après avoir pendant quelques minutes serré sa tête entre ses mains; enfui, que reste-t-il à faire?
— Liquidation ! gémit M c Taparel. Liquidation rapide et complète ! acheva Gabassol. Je suis un homme
d'honneur, messieurs, et puisqu'il nous est maintenant prouvé que M me Badinard n'était pas coupable, je considère le testament par lequel M. Badinard me léguait ses millions et ses soixante-dix-sept vengeances, comme absolument nul, et je suis prêt à renoncer à la succession !
Bravo, jeune homme, je n'en attendais pas moins de vous, fit M e Taparel eh secouant la main de Cabassol.
— Donc, nous allons liquider, dit Miradoux, il nous faut d'abord avertir M me Badinard.
Où est-elle, cette pauvre et innocente dame? demanda Gabassol.
Après la mort de son mari, elle est allée habiter une jolie propriété qu'elle possède aux environs de Fontainebleau ; elle vit fort retirée, dit-on, et assez tristement malgré la fortune rondelette qu'elle possédait en propre...
— Pauvre dame! l'avoir crue coupable... soixante-dix-sept photographies!... Quelle horreur! Jamais je n'oserai me présenter devant elle!...
— Elle a laissé à Paris un chargé de pouvoirs, M e Mitaine, avoué près le tribunal civil.
— Écrivez à M e Mitaine, reprit Gabassol, dites-lui la vérité, toute la vérité. Chargez-le de présenter à M me Badinard l'expression de mes remords et informez-le que je renonce au bénéfice du testament de feu Badinard...
— C'est entendu, fit M e Taparel, je vais demander une entrevue à M e Mitaine.
Cabassol donna encore quelques instructions au digne notaire et quitta ensuite l'étude, soulagé d'un grand poids. En se promenant sur le boulevard pour achever de dissiper l'affreuse migraine que ses tracas d'héritier lu avaient suscitée, il eut la bonne fortune de se jeter à travers Bezucheux de la Fricottière fils, qui errait, le nez baissé, avec une mélancolie visible, en compagnie de ses quatre inséparables, Lacostade, Bisseco, Pontbuzaud et Saint-Tropez.
— Comment, revenus aussi! s'écria Cabassol.
— Oui, mon ami, revenus aussi, répondit Bezucheux, le train des maris a ramené cinq célibataires bien éprouvés... Tulipia va partir pour la Bosnie; Tu comprends que nous ne pouvions rester sans elle sur les galets de Dieppe, ces galets qui ont été foulés par elle moins cruellement que nos pauvres cœurs!
Amende honorable à M mo Badinard.
Nous sommes revenus pour nous étourdir, qu'elle reste seule avec son
prince ! dirent en chœur Lacostade, Pontbuzaud, Saint-Tropez et Bisseco.
— Étourdissons-nous! murmura mélancoliquement Gabassol.
Pendant que Gabassol et ses amis ouvraient une discussion sur les moyens à employer pour dissiper les soucis moroses; M 0 Tarparel prévenait le mandataire de M rae Badinard du changement apporté dans l'affaire de la succession, par la révélation de Tulipia.
Mon cher maître Mitaine,
Une grande nouvelle ! L'album aux soixante-dix-sept portraits compromettants n'appartenait pas à M me Badinard, mais bien à une hétaïre du demi-monde, dont je ne saurais stigmatiser trop cruellement la légèreté coupable. M™ Badinard n'a
jamais été compromise, du haut du ciel sa demeure actuelle, teu Badinard doit regretter ses injurieux soupçons!
.M. Cabassol, le légataire universel de feu Badinard, après avoir exécuté déjà quelques-unes des 77 vengeances imposées par le testament de mon client, s'est arrêté brusquement dans sa tâche. 11 n'hésite pas, il renonce au bénéfice de ce testament basé sur une erreur du testateur.
Informez-en, je vous prie, madame Badinard, et dites-lui combien nous sommes heureux de voir son innocence éclater au grand jour.
Muni de tous les pouvoirs de M. Cabassol, je viens vous demander une entrevue, à l'heure que vous jugerez convenable, dans mon étude ou dans la vôtre, pour que nous arrêtions ensemble les bases d'une transaction amiable et discrète, qui permettrait à M. Cabassol de réparer dans une certaine mesure ses torts envers les personnes injustement soupçonnées par feu Badinard, et qui en môme temps remettrait tous ayant droits en possession du reste de l'héritage.
Je ne doute pas, mon cher maître, qu'en présence du beau trait de désintéressement de M. Cabassol, vous ne partagiez mon admiration pour ce jeune homme, et j'attends votre réponse.
Agréez, je vous prie, l'assurance de ma haute considération,
Tapahel.
La réponse ne se fit pas attendre, le liquidateur de la succession Badinard reçut le lendemain, à la première poste, la lettre suivante:
Mon cher maître,
Personne, n'en doutez pas, ne professe plus d'admiration que moi pour l'héroïque désintéressement de M. Cabassol, votre client; personne n'est plus disposé que votre serviteur à s'incliner devant un trait digne de la morale en actions !
Hais les affaires sont les affaires!
Vous vous souvenez que, par un premier testament, feu Badinard avaitlégué toute sa fortune à la dame Badinard son épouse; ce testament a été annulé par celui qui instituait M. Cabassol légataire universel de la fortune et des vengeances de M. Badinard. Or, si comme vous le reconnaissez, ma cliente M mc Badinard a été victime d'une erreur, le second testament qui l'injurie si gravement doit être déclaré caduc et toute la succession doit revenir à ma cliente suivant les termes et dispositions du premier testament.
Cela est parfaitement limpide. En conséquence, j'ai l'honneur de vous prévenir que je rejette au nom de ma cliente toute proposition de transaction et que j'intente dès ce jour, à M. Antony Cabassol, un procès en nullité de testament et en captation d'héritage, devant le tribunal civil de la Seine.
Daignez agréer, mon cher maître, l'hommage de ma considération la plus distinguée.
Mitaine.
A la lecture de cette déclaration de guerre, M e Taparel tomba foudroyé dans son fauteuil. Il s'attendait à des démonstrations d'un étonnement admi-ratif, à des exclamations, à de chauds remerciements et voilà que le man-dataire de M me Badinard répondait à des propositions de restitution bénévole parla menace d'un procès rigoureux!
— C'est abominable ! s'écria-l-il enfin en retrouvant assez de forces pour donner un grand coup de poing sur son bureau, allons trouver cet implacable Mitaine !
Et saisissant son chapeau, il traversa son étude comme un ouragan pour se rendre rue Dauphine, à l'étude de l'avoué.
L'élude de M e Mitaine répondait bien à l'idée que l'on peut se faire d'un antre de la chicane ; elle était située au deuxième étage, au fond de la deuxième cour d'une vieille et sombre maison. Après un escalier sale et sombre, on rencontrait une porte sombre et sale portant sur une plaque de cuivre les mots :
JULES MITAINE
AVOUÉ Près le tribunal civil de la Seine. Tournez le bouton S.V.P.
M e Taparel tourna le boulon. Une demi-douzaine de clercs,courbés devant les fenêtres d'une grande pièce sombre, paperassaient avec fureur; l'un d'eux leva la tête, mit sa plume entre ses dents et daigna recevoir le visiteur.
— Maître Mitaine e3t chez lui? demanda M 0 Taparel.
— Il est au Palais 1 répondit le clerc.
— Au Palais, déjà! s'écria le notaire.
— Affaire urgente !
— Affaire urgente! j'ai besoin de le voir pour une affaire urgente aussi... je suis M e Taparel.
— Ah! monsieur, justement M 0 Mitaine est allé au Palais pour entamer Bans relard l'affaire Badinard contre Gabassol.
— Déjà ! s'écria M e Taparel.
— Oui, monsieur, et vous voyez, nous sommes tous occupés pour Badi-
Les cœurs de Bezucheux, Laoostade et entres foulés par Tulipia.
iiaitl contre Gahassol : mémoire aux juges pour M me Badinard, requêtes, significations, assignations et autres menues pièces de procédure.
— M e Mitaine ne perd pas de temps! dit amèrement M° Taparcl, mais j'espère encore arrêter tout cela ; envoyez, s'il vous plait, quelqu'un au Palais pour avertir M° Mitaine de ma présence ici, et pour le prier de venir conférer un instant avec moi, avant de passer outre.
Un clerc s'empressa de courir chercher M* Mitaine au greffe du tribunal. civil. Ce fut l'affaire d'une demi-heure, M 0 Mitaine arriva bientôt sur les pas de sod clerc.
C'était un homme d'une cinquantaine d'années, au profil anguleux et chafouin, aux yeux très mobiles clignotant derrière un lorgnon à verres bleus, à cheval sur un nez presque malicieux ; sa bouche pincée et ses pommettes saillantes étaient encadrées de longs favoris beurre frais reliés à une chevelure de la même couleur, disposée avec des prétentions à l'élégance.
11 aborda M* Taparel avec de chaleureuses poignées de main et l'entraîna dans son cabinet.
— Enchanté, cher maître, de l'honneur de votre visite ! dit-il, comme je vous l'avais annoncé, je m'occupais de notre affaire, j'étais allé au Palais pour...
— C'est aller un peu vite en besogne, et vous auriez pu me voir avant de commencer le feu. Voyons! est-il possible que vous songiez sérieusement à nous attaquer devant le tribunal civil, quand mon client, de lui-même, vient renoncer à la succession de M. Badinard...
— Comme homme, j'admire ce beau trait, mais comme avoué je ne dois pas me laisser arrêter par des raisons sentimentales ! Mandataire de M m9 Badinard, je ne vois qu'une chose : feu Badinard, obsédé par d'injurieux soupçons contre la dame son épouse, lègue par un testament que je qualifierai seulement d'étrange et de bizarre, sa fortune à un parent éloigné, à la condition expresse que ce jeune homme le vengera de 77 personnes qu'il accu c e d'avoir compromis la dame son épouse. Le legs était subordonné à l'exécution de ces vengeances, puisque, dans un dernier paragraphe, feu Badinard dit qu'en cas de non-exécution dans un certain délai, toute sa fortune servira à l'édification « dans un endroit sain et désert, d'un Refuge pour les maris maltraités par le sort. »
— C'est vrai, dit Je notaire.
— Donc puisque, par suite de la découverte de l'innocence absolue de M mc Badinard, le légataire de feu Badinard reconnaît n'avoir aucune vengeance à exercer, le legs fait par M. Badinard tombe de lui-même. — 11 en est de même de la disposition de feu Badinard pour le cas où les vengeances imposées ne pourraient être exercées, — feu Badinard n'ayant pas eu de
Liv. 62.
M. Jules Mitaine, avoué de M" Badinard.
déboires conjugaux, n'a pas à faire élever de « Refuge pour les maris maltraités par le sort. » C'est limpide 1 trouvez-vous mon raisonnement limpide ?
— Parfaitement, mais...
— Je n'ai pas fini. Ce testament étrange et injurieux annulé, le précédent testament, par lequel feu Badinard léguait tous ses biens à son épouse, reprend toute sa force...
— Parfaitement, mais...
— Attendez! or, pendant quinze mois M. Cabassol a été en possession de la succession, il a usé, dépensé...
— Beaucoup ! fit le notaire, je pourrais dire énormément! mais ce sont des dépenses pieuses, faites uniquement dans le but d'exécuter promptement les volontés du testateur. En ma qualité d'exécuteur testamentaire, j'avais pour instruction de feu Badinard de fournir toutes les sommes nécessaires à la prompte réalisation des soixante-dix-sept vengeances...
— Comme mandataire de ma cliente je proteste contre ces dépenses. M m * Badinard reconnue innocente, doit être remise en possession de tous les capitaux provenant de la succession, c'est limpide !
— Non ! S'écria M e Taparel. Beiucheux accablé par le chagrin.
— Pardon, la limpidité de mon raisonnement n'est pas discutable ! Je reprends... M me Badinard reconnue innocente, doit être remise en possession, etc., plus les intérêts depuis quinze mois...
— Par exemple !
— Rien de plus juste ! je suis sûr que le tribunal abondera dans mon sens... plus...
— Encore I
— Naturellement! plus les dommages et intérêts qu'il plaira au tribunal de nous accorder et que moi, avoué, mandataire de M me Badinard, j'évalue très modestement à la somme de trois cent cinquante mille francs, et ce, sous les plus expresses réserves de tous nos droits à indemnités non prévues encore.
— Trois cent cinquante mille francs de dommages et intérêts ! s'écria M e Taparel, mais c'est odieux!... Mon client a montré la plus entière bonne foi; s'il a accepté le legs de feu Badinard, c'était avec l'intention de remplir convenablement les conditions à lui imposées. Il reconnaît l'erreur du testament, mais il ne doit pas en être rendu responsable puisqu'elle est du fait du testateur, M. Badinard? Cela aussi est limpide?
— Le tribunal appréciera. Mon cher maître, l'affaire est entamée, nous allons avoir un joli petit procès Badinard contre Gabassol. Gaptation d'héritage, nullité de testament, etc., etc..
— Voyons! ne pourrait-on pas transiger? il n'est pas possible que vous soyez assez...
— Oh! aucune transaction n'est possible. Nos droits sont limpides, le tribunal ne peut manquer de faire droit à de si légitimes revendications!
M. Taparel partit furieux. Cabassol prévenu déjà par ministère d'huissier, l'attendait chez lui, accablé parées nouveaux soucis.
— Plaidons, puisqu'ils le veulent ! s'écria M e Taparel, vous allez constituer avoué et réclamer six cent mille francs de dommages et intérêts pour les dérangements et tracas occasionnés par les obligations à vous imposées inutilement par feu Badinard!
Ouverture des hostilités.
Ames tendres inquiètes pour Cabassol.
Dans son étude de la rue Dauphine, M e Jules Mitaine, avoué près le tribunal civil de la Seine, se frottait joyeusement les mains. Il arpentait son cabinet, regardait ses cartons avec amour, contemplait d'un air attendri sa bibliothèque bondée de ses chers auteurs, du poétique Recueil des lois et arrêts, et des suaves Annales des tribunaux civils; de temps à autre, sans interrompre sa promenade, il se serrait d'un geste sec dans sa redingote étroitement boutonnée, et passait sa main dans ses longs favoris jaunes.
M e Mitaine, depuis la veille, se trouvait le plus heureux des avoués I Enfin, voilà qui allait le reposer des broutilles qu'il plaidait depuis vingt ans, pour sa très grande mortification, pour le très grand ennui des juges et pour le bien plus considérable ennui et la beaucoup plus colossale mortification des malheureux plaideurs; voilà qui allait le reposer délicieusement de la répugnante vulgarité des menues affaires contentieuses, son lot depuis tant d'années!
En pensant à ces menues affaires contentieuses, si platement vulgaires, M e Mitaine contractait ses lèvres et faisait une moue qui exprimait clairement un énorme et suprême dégoût. Songez donc, de malheureuses affaires où il s'agissait de cinq ou six mille francs en moyenne, qui rapportaient à peine cette petite somme à partager entre l'État, deux avoués et deux huissiers, et ce, après des mois de chicanes et de plaidoiries assommantes pour tout le monde! Pouah !
Parlez-lui, à ce bon M e Jules Mitaine, avoué près le tribunal civil de la Seine, parlez-lui de l'affaire Badinard contre Cabassol! A la bonne heure I
Ame tendre inquiète pour Cabassol.
Elle avait tout pour elle, cette affaire Badinard contre Cabassol, toutes les séductions, elle les avait! Celait à l'aire battre le cœur de tous les avoués de France, de Navarre et des pays circonvoisins! Quelle belle et opulente affaire 1 Un litige de quatre millions tout simplement, quatre millions de principal, plus les intérêts depuis quinze mois, plus les dommages et intérêts, etc., etc
Elle était belle et opulente et elle était intéressante, car au lieu d'une simple question de mur mitoyen ou de créances impayées, il s'agissait de testaments annulés, de captation d*béritage, avec une brouille de ménage tri - compliquée pour point de départ. Et l'histoire de l'album, les soixante-dix-sept personnages compromettants, et le vengeur testamentaire, et la découverte de l'innocence de sa cliente! Décidément, c'était plus qu'une affaire intéressante, c'était une affaire amusante et délectable, une vraie Cause célèbre en fin,, destinée à remuer Paris et à révolutionner le Palais!
Enfin, cette grande cause qu'il attendait depuis si longtemps pour animer son existence monotone, pour faire éclater ses talents, elle était donc arrivée! Il la tenait; ces jolis feuillets de papier épars sur son bureau, étaient les premiers papiers timbrés lancés dans la première escarmouche contre Cabassol. Hurrah! En avant! Montjoie et Saint-Denis! Badinard contre Cabassol!
M e Mitaine s'arrêta dans sa promenade, se serra encore dans sa redingote et s'assit devant son bureau. Il prit une grande feuille de papier jaune, la plia méthodiquement, et sur la surface immaculée il écrivit en grosse ronde:
Badinard contre Cabassol.
Cela fait, il réunit les feuilles de papier timbré, les glissa sous la couverture jaune, mit le tout dans sa serviette et repartit pour le Palais, afin de presser énergiquement la mise en train de l'affaire.
Les hostilités étaient commencées. Grâce à la vigueur déployée dès le commencement par M e Mitaine, à ses incessantes courses au Palais, l'affaire Badinard contre Cabassol avait pris tout de suite une belle allure. — Déjà Paris s'en occupait ; les journaux judiciaires, bombardés de notes et de ren-scignements par l'actif M e Mitaine, avaient annoncé l'affaire, en termes destinés à piquer la curiosité.
« Une affaire du plus haut intérêt à tous les points de vue vient d'être " inscrite au rôle de la 13 e chambre civile. Nous n'avons pas l'habitude de " nous répandre en indiscrétions prématurées sur les procès civils, mais nous devons celte fois sortir de notre réserve pour signaler une cause dune
« importance considérable, qui passionne à l'avance tout le Palais. Il s'agit « du grand procès Bad... contre Gab... Les moralistes trouveront dans les « débats matière à d'amples et philosophiques obsers r ations, et nous pouvons « dire dès à présent que ce curieux procès est destiné à produire une émo-
Les reporters au greffe.
tion profonde dans le monde, dans le demi-monde, dans les régions officielles comme dans le monde de la bourgeoisie, dans le monde des clubs ainsi que dans le monde savant! a Attendons-nous donc à un scandale énorme. Ce procès en captation d'héritage et en nullité de testament recèle dans ses flancs la foudre et les éclairs. »
(Gazette des Tribunaux.)
Les chroniqueurs judiciaires des grands journaux ne se contentèrent pas de ces simples racontars ; ils assiégèrent les greffes pour obtenir de plus amples indiscrétions ; M e Mitaine, très madré, fit semblant de se laisser arracher les renseignements un à un, et bourra les journalistes de tous les détails susceptibles de surexciter la curiosité.
Gabassol. désespéré, put lire dans les journaux des notes qui lui donnèrent un avant-goût de ce que lui réservaient les audiences.
« Le très curieux procès qui se déroulera prochainement devant la 13 e chambre va révéler au monde l'existence d'une profession inconnue et u tuut«' nouvelle. Privât d'Anglemont dans ses Métiers inconnus, n'a pu la « signaler à côté du Fabricant d'escargots de Bourgogne en mou de veau ou « du Tourneur de bâtons de maréchal, car cette profession extraordinaire « n'existait pas de son temps. Nous voulons parler aujourd'hui du Vengeur a testamentaire, profession nouvelle non encore cataloguée au grand livre « des patentes.
« Cette carrière exige de celui qui désire l'embrasser de hautes qualités « physiques et morales, de l'esprit, de l'ardeur, une figure agréable et quelle ques autres avantages. Cette étonnante profession était exercée, dernière-; , ment encore, par M. Cab..., une personnalité parisienne assez répandue « dans tous les mondes.
« Il y a quinze ou seize mois, M. Cab... eut la bonne fortune de recueillir :< un modeste héritage de quatre millions, que lui léguait un de ses parents éloignés, M. Bad...
« M. Bad..., croyant avoir à se plaindre de cent soixante-dix-sept périt-sonnes, qu'il accusait d'avoir transpercé son contrat de mariage d'innom-k brables coups de canif, chargeait M. Cab... d'appliquer à ces cent soixante-a dix-sept personnes la peine du talion ou approchant!
« Il paraîtrait que M. Cab... s'est mis consciencieusement à la besogne et « qu'il a, depuis seize mois, sinon complètement, du moins en grande partie « vengé M. Bad...
« Or, voilà où l'affaire se complique : on vient de recueillir la preuve « que M. Bad... s'était plaint de torts absolument imaginaires; l'épouse « calomniée revendique ses droits, réclame l'annulation du testament de
« M. Bad et poursuit M. Cabassol avec toute l'énergie d'une épouse a outragée et spoliée.
« Le procès promet des révélations inattendues, des émotions nombreu-« ses, de véritables coups de théâtre.
« Dès à présent, une grande inquiétude règne parmi les personnes qui, « de près ou de loin, ont plus ou moins connu M. Cab...; la révélation « de sa situation de Vengeur testamentaire a mis en émoi nombre de mé-« nages! Nous n'insistons pas, on comprend les angoisses des maris.... « Étaient-ils compris dans la liste du Vengeur? n'y étaient-ils pas? Le Ven-« gcur a-t-il exercé son mandat ou ne l'a-t-il pas exercé? That is the question.
« Les prochaines audiences le leur diront sans doute »
(Le Figaro.)
La Vendetta parisienne.
« Paris est profondément émotionné : ce n'est pas la question d'Orient, ce n'est pas la fièvre électorale, ce ne sont pas les brûlantes complications
« de la politique intérieure « qui causent son émoi. La « chose est bien plus grave « que tout cela! Ce qui pas-« sionne Paris, c'est un « procès, un simple procès « civil devant la 13 e cham-« bre, l'affaire B... contre « Gab... Le procès en lui-« même, une demande en « nullité de testament, se-« rait simplement intéres-« sant, mais les étranges ré-« vélations qu'il promet sur » la société parisienne, en font déjà une cause célèbre. — Le défendeur, « M. Gab..., jeune homme bien connu, avait hérité d'un M. B... d'une cer-« taine quantité de millions, à la seule condition de le venger, dans un « délai déterminé, de trois cent soixante-dix-sept personnes dont il avait » trouvé les portraits extra-compromettants dans le guéridon de sa femme. Liv. 63.
« Le féroce M. B... ordonnait à son vengeur d'appliquer sans pitié la « peine du talion. — M. Cab... se mit courageusement à l'œuvre; en quinze « mois il réussit à mener à bien les trois quarts des vendettes commandées. « On raconte môme tout bas que, manquant de renseignements sur certaines « personnalités, il sévit un peu au hasard, et que, pour arriver kun coupable, « il sacrifia parfois une douzaine d'innocents.
« On cite, parmi les plus maltraités, un maestro célèbre, un diplomate « étranger, quelques députés, — siégeant heureusement loin de nos amis « politiques, — et même un membre de l'Institut.
« Toutes les personnes qui ont été en rapport dans ces derniers temps r avec M. Cab... attendent avec anxiété les révélations de l'audience.
« Le plus amusant de l'affaire, c'est que M me B... était innocente et par « conséquent les trois cent soixante-dix-sept ou quatre cent soixante-dix-sept « aussil Vengeance! vengeance! Plaignons M. Cab... Le tribunal va être « obligé de le condamner par faveur aux travaux forcés à perpétuité, pour « le sauver des quatre cent soixante-dix-sept ou cinq cent soixante-dix-sept z maris chagrinés par luil »
(Le Gaulois.)
Cabassol, le principal inculpé, M e Taparel et M. Miradoux, considérés près que comme ses complices, étaient dans la désolation.— Les indiscrétions des journaux ne se bornaient pas là ; les reporters, dans la crainte de se laisser-distancer dans la course aux renseignements, en racontaient bien d'autres et ne se gênaient nullement pour inventer une quantité de détails et pour enjoliver les faits connus des broderies les plus ingénieuses.
Toutes les pièces du dossier Badinard, l'album aux soixante-dix-sept photographies, les comptes, les lettres et notes de Cabassol, tout avait été déposé au greffe du tribunal civil pour l'édification des juges et pour la délectation particulière de M. Arsène Gratteloup, greffier en chef de la 13 e chambre, qui ne s'était jamais vu à pareille fête.
M. Arsène Gratteloup était un philosophe; il avait vu bien des choses» les unes extrêmement drôles, les autres extrêmement tristes, depuis quinze années qu'il servait de régisseur général à la 13 e chambre, presque exclusivement vouée aux affaires de séparation, mais jamais il n'avait rencontré une cause aussi amusante. Les greffiers de la Cour d'assises ont quelquefois leurs bons moments, mais certes, de mémoire de greffier, aucun d'eux ne pouvait prétendre avoir jamais eu un procès aussi délicieux à étudier, dans ses détails et dans sa charpente.
M c Mitaine passa plusieurs jours à examiner les pièces du procès on tête à tète avec le jovial greffier. Ce furent des journées pleines d'agrément; les lettres de Cabassol instruisant M e Taparel de la marche de ses différentes campagnes contre les ennemis de feu Badinard, les observations inscrites en marge par la main de-M 0 Taparel, faillirent donner une maladie à M. Arsène Gratteloup pour les efforts désespérés qu'il dut faire afin de refou* 1er des éclats de rire attentatoires à la dignité professionnelle. M e Mitaine travaillait; il prenait des notes, tant sur les lettres de Cabassol que sur le registre de copies de lettres de l'étude Taparel, dans lequel il retrouva toute la correspondance de Miradoux avec M me Golbuche, ainsi que la trace des recherches longtemps infructueuses faites par M e Taparel, pour mettre la main sur l'insaisissable Jocko du club des Billes de billard.
L'examen des soixante-dix-sept photographies compromettantes et la lecture des dédicaces si flatteuses qui les accompagnaient, leur procurèrent de doux instants. M e Mitaine ayant l'intention de citer comme témoins les soixante-dix-sept infortunés, n'eut qu'à copier la liste des noms et adresses, préparée par Miradoux après tant de peines et de démarches. A cette liste il ajouta quelques noms des membres du club des Billes de billard, retrouves dans la correspondance Taparel, ce qui porta le chiffre des témoins à quatre-vingt-quinze.
Ces quatre-vingt-quinze personnes reçurent dès le lendemain assignation de comparoir devant la treizième chambre civile, pour dire ce qu'ils savaient de l'affaire Badinard. Les journaux publièrent la liste complète des témoins avec leurs professions et adresses, et jetèrent ainsi les premiers germes de trouble dans bien des ménages, car si beaucoup de témoins avaient réussi à cacher l'assignation reçue à leurs épouses, l'indiscrétion coupable des journaux rendit cette précaution inutile.
Le lendemain de la publication de la fameuse liste, les clercs de M e Mitaine furent révolutionnés par l'irruption tout à fait anormale d'une douzaine de dames élégantes dans leur antre moisi. Les clercs se hâtèrent de donner tous les sièges de l'étude à ces dames et leur demandèrent ce qu'elles désiraient.
— Parlera M'Mitaine isoupiralapremièredesdamesensoulevantsa voilette.
— Moi aussi, dit une autre d'une voix gémissante, pour l'affaire Badinard.
— Et moi aussi, s'écrièrent toutes les autres dames.
M. le greffier Arsène Gratteloup.
M 0 Mitaine étonné du remue-ménage de l'étude, entre-bâilla la porte de son cabinet et passa la tête.
— Pour l'affaire Badinard, dit-il, je suis à vous, mesdames, tout à vous... donnez-vous la peine d'entrer.
Les douze dames se jetant mutuellement des regards furtifs et défiants, prirent place comme elles purent devant le bureau de M e Mitaine; après avoir secoué leurs jupes et rebaissé leurs voilettes pour cacher leurs yeux légèrement rougis, elles se mirent toutes à regarder le plancher sans prendre la parole.
— Eh bien, mesdames, demanda M e Mitaine, vous venez pour l'affaire Badinard?
— Mon mari a reçu une assignation, gémit une petite dame blonde.
inquiétude! fémininet.
— Le mien aussi! répéta chacune des autres dames.
— Et je voudrais avoir des éclaircissements...
_ C'est cela, des éclaircissements, dirent toutes les dames. _ Des éclaircissements sur sa participation à l'affaire Badinard!... A quelle époque a-t-il causé des chagrins conjugaux à M. Badinard, était-ce avant notre mariage ou depuis?
_ Oui, dirent les autres dames, à quelle époque, tout est là? -Mesdames, répondit M» Mitaine, je voudrais pouvoir vous donner les éclaircissements que vous demandez, et je souhaiterais n'avoir que des choses agréables à vous révéler, malheureusement, je ne puis rien dire, il y a dans cette lamentable et scandaleuse affaire des points encore bien vagues! Les débats feront la lumière sur tout cela, prenez patience jusque-ia...
— C'est que, reprit une petite dame brune, mon mari depuis hier est d'une humeur exécrable et qu'il me parle constamment de M. Cabassol... et je n'ai jamais vu ce M. Cabassol, comment est-il?
_ Mesdames, tout cela s'arrangera devant le tribunal. Patientez une quinine de jours et souvenez-vous que je me ferai un vrai plaisir de vous faire placer convenablement à l'audience l
A peine les dames étaient-elles sorties qu'un monsieur se précipita dans le cabinet de M e Mitaine.
— Monsieur, dit-il, j'ai reçu votre assignation, je suis témoin dans l'affaire Badinard; je me nomme Eugène de Monistrol.
Criquetta était connue pour ses idées fantaisistes sur la fidélité et la constance.
M c Mitaine salua.
— En effet, monsieur.
— J étais donc sur cette liste de M. Badinard. Ce qui est extraordinaire, c'est que je n'ai jamais connu de Badinard... enfin! j'étais sur la liste des personnes vouées à la plus cruelle vendetta... Un seul mot, monsieur, le vengeur, M. Cabassol, a-t-il sévi contre moi...
— Mais, monsieur...
— Oui ou non, a-t-il sévi ? J'arrive de Dieppe, monsieur, avec M me de Monistrol. M. Cabassol y était aussi il y a quinze jours... j'ai vu son nom sur la liste des étrangers... fatalité ! nous habitions le même hôtel... je frémis, monsieur!... vous comprenez mes craintes... ma femme est jolie... ;i l-il sévi?
— Monsieur, je suis persuadé au contraire...
— Comment, monsieur, au contraire, pensez-vous que M me de Monistrol soit un laideron?
— Je ne dis pas cela, je dis que je suis persuadé que si M. Cabassol a eu l'audace, l'outrecuidance, la folio de...
— Ce ne serait pas une folie...
— Non... mais enfin, je suppose que...
— Ah! vous supposez, maintenant... je sais ce que cela veut dire! D'ail-leurs, Agnès s'était fait faire un costume de bain par trop séducteur... il y avait du louche... mon sort n'est que trop certain.
— Mais, monsieur, je vous jure que je ne sais rien. Les débats éclair-ciront votre situation dans un sens favorable, je n'en doute pas ! Attendez l'audience.
— C'est bien, je traînerai M. Cabassol sur le terrain s'il a sévi... et si... si là-bas, à Dieppe, il a reculé, c'est une injure à mon Agnès, et je le traînerai aussi sur le terrain !
Après le départ de M. de Monistrol, M e Mitaine se frotta les mains. Sans nul doute, l'affaire qui mettait tant de monde en émoi dès les premiers jours, était destinée à fournir des audiences intéressantes.
Sans doute, tous les témoins allaient se trouver très contrariés de ce démêlé public avec Cabassol, le vengeur imaginaire de feu Badinard, et avec M e Mitaine, le vengeur très réel de la très calomniée M rac Cabassol, mais cela importait peu, l'essentiel était d'obtenir l'annulation du testament Badinard avec toutes ses conséquences. — Tant pis pour ceux que gêneraient les révélations de l'audience.
Un nom manquait à M 0 Mitaine, un nom d'une importance capitale M e Tuparel avait absolument refusé de livrer le nom de la véritable propriétaire de l'album aux soixante-dix-sept photographies; il était le premier à reconnaître l'innocence de M me Badinard, il consentait au nom de son client à rendre à cette dame ce qui restait de la succession, mais il refusait, par discrétion, de dire à qui appartenaient réellement les photographies incriminées par la jalousie de feu Badinard.
M e Mitaine s'était juré de trouver ce nom, de traîner à l'audience celle qui avait suscité tant d'ennuis à sa cliente, M mc Badinard. — M e Taparel aurait beau s'obstiner dans sa discrétion, il découvrirait la coupable. — A défaut de certitude, la correspondance de Cabassol lui avait fourni quelques indices; il y était souvent question de M lle Criquetta, une actrice éminemment légère, qui avait été en rapports, Cabassol l'écrivait lui-même, avec plusieurs dés témoins faisant partie du club des billes de billard.
Griquetta était suffisamment connue pour ses idées fantaisistes sur la constance et sur la fidélité, pour qu'il y eût quelque vraisemblance à lui attribuer la propriété de cette collection imposante de souvenirs photographiques; le fameux album devait être à elle.
M 0 Mitaine résolut d'ouvrir, sans tarder, une enquête personnelle. Il n'était pas difficile d'aller trouver Criquetta ; les chroniques théâtrales la représentaient comme une femme charmante aux allures de bon garçon; en lui racontant spirituellement les choses, en lui demandant franchement la vérité, elle répondrait sans doute.
M e Mitaine s'arrêta donc à ce projet. La date de la première audience était fixée; il avait encore quinze jours devant lui pour trouver la propriétaire de l'album; sans nul doute, un homme de sa valeur n'avait pas besoin d'un aussi long délai et tout portait à croire qu'en vingt-quatre heures il aurait réussi.
Le procès continuait à occuper violemment la presse et le public ; il n'était pas de jour que les gazettes ne revinssent sur ce sujet pour entretenir leurs lecteurs des bruits du palais ou pour donner quelques nouveaux détails sur les faits et gestes de M. Cabassol, le héros de l'affaire. Notre pauvre ami était devenu la proie de la curiosité publique, tous les jours, des reporters le tournaient et le retournaient sur le gril de l'indiscrétion, sans nulle pitié; on avait fait sa biographie par bribes et morceaux; on avait démoli de fond en comble le mur de sa vie privée et raconté de suppositions en suppositions, son histoire depuis sa sortie des bras de sa nourrice jusqu'à ses dernières tentatives de vengeance contre les infortunés ennemis de feu Badinard.
Il enétaitrésultédespolémiquesviolentes, chroniqueur contre chroniqueur,
Inquiétudes masculines. Vengeance! Vengeance
et des avalanches de lettres avaient plu dans tous les bureaux de rédaction, lettres provenant pour la plupart des personnes inscrites sur la liste fatale.
Cabassol avait, dès le commencement des indiscrétions, pris le sage parti de déménager; M e Taparel seul connaissait son adresse et lui faisait parvenir les nouvelles. De cette façon, notre ami put attendre patiemment le grand jour de l'audience sans avoir à répondre de quart d'heure en quart d'heure tant aux provocations qui pleuvaient à son ancien domicile, qu'aux billets plus doux et plus parfumés que des dames nombreuses et passionnées, françaises, anglaises et américaines, adressaient au séduisant héros de cette aventure sentimentale et extraordinaire.
Un journal judiciaire, le Crime illustré, avait porté au comble la popularité de notre ami dans les cœurs féminins en publiant son portrait considérablement revu et embelli. Ce portrait, placé entre un getit assassinat où le sang coulait à flots sur la page et un guet-apens avec vitriol, eut un succès immense parmi les fleuristes et les brunisseuses, et causa, dit-on, plusieurs tentatives de suicide par le charbon chez les jeunes personnes inflammables.
Un grand écrivain qui est aussi un moraliste, , M. Alexandre Dumas, quitta ses travaux d'auteur dra-
VeDge-toi comme Badinard. *
matique et d'académicien, pour écrire, à propos du procès Badinard, une de ces brochures passionnantes dans lesquelles il formule vaillamment et sans détour sa pensée sur les questions morales.
Sous ce titre : Ceux qui se vengent bien et ceux qui se vengmt mal, M. Alexandre Dumas entreprit la réfutation de son fameux : Tue-la! Revenant sur ses anciennes opinions et faisant amende honorable, il combattit énergiquement les prétentions odieuses de ces époux ou amants trompés qui croient avoir le droit de se venger parle revolver et le vitriol, et il approuva hautement le choix fait par Badinard de la simple peine du talion pour venger les sévices matrimoniaux. Sa conclusion énergique et claire fut :
« Lecteur, mon ami, écoute mon conseil (cette fois c'est le bon!) : si ta fomme te trompe, ne la tue pas, ne la vitriolise pas, ne la revolv-rise pas, ne lui fais pas de mal avec les petits couteaux qui coupent l'amitié, taiiî-toi et pardonne! — Je te livre l'autre. Pas de pitié pour ce misérable, mais pas de petit couteau, pas de revolver et pas de vitriol non pius! la peine du talior ami lecteur : venge-toi comme Badinard! »
M lle Griquetta, l'étoile des Folies-Musicales, donnait une fête champêtre dans sa petite villa de Beaumesnil, près Croissy, pour célébrer la Sainte-Suzanne, sa patronne. Le programme des divertissements était très varié et très chargé. -Dès la première heure, c'est-à-dire au lever du soleil, vingt et une
Candidates à la dignité de rosière approximative.
bombes avaient été tirées sur la terrasse de la villa pour réveiller les habitants, puis une distribution de bons de flans, brioches et galettes avait été faite aux indigents de la commune.
Les vraies réjouissances commencèrent à deux heures, après le déjeuner, par le couronnement solennel d'une rosière.
Sur la pelouse, devant la villa, se dressait une vaste tente décorée des drapeaux de toutes les puissances amies ou ennemies— (la vertu n'a pas de nationalité! avait dit Griquetta aux autorités) —au milieu desquels flottait une grande oriflamme aux initiales de Criquetta.
L'organisateur de cette partie de la cérémonie, était notre ami Bezucheux de laFricottière fils. — Présenté j adis par Gabassol à Griquetta, il était resté l'am i de la charmante actrice et, pour le moment, il essayait d'étourdir près d'elle l'immense chagria laissé par les trahisons répétées de Tulipia. En sa qualité d'ancien sous-préfet, Bezucheux de la Fricottière s'entendait aux cérémonies officielles ; ce fut lui qui salua les autorités de Beaumesnil et qui les installa à la tribune d'honneur; sous sa haute direction, quatre commissaires, décorés d'un brassard blanc, avec les initiales S. G., reçurent les invités, le conseil municipal, la fanfare et l'orphéon, ainsi qu'une députation de jeunes filles en blanc, en tête de laquelle marchait, les rougeurs de l'innocence au front, la jeune Virginie Moussard, désignée par vingt-huit années de vertu sans interruption aucune, pour la couronne de roses blanches et le titre de rosière municipale.
Les deux sociétés rivales, la fanfare beauménisloise et l'orphéon, se disputaient l'honneur d'ouvrir la séance par un morceau de leur répertoire. Bezucheux les mit d'accord en proposant de s'en remettre pour cela à la décision du sort. L'épreuve du doigt mouillé réunit après une courte délibération les suffrages de M. le maire et de ses adjoints; aussitôt Griquetta, présidente de la fête, fit venir les directeurs des deux sociétés musicales, et après s'être retournée une minute pour qu'il n'y eût pas de tricherie, leur tendit deux doigts, en les priant de choisir.
Le directeur de la fanfare poussa un hurrah éclatant, il avait pris le doigt mouillé/
Pendant que le chef de l'orphéon descendait penaud de l'estrade, la fanfare, avec toute la vigueur de ses bras et de ses poumons, entama la Marseillaise.
Quand les derniers accords des cui-/ vres se furent éteints au milieu des applaudissements, l'orphéon tout entier se redressa, et entonna d'une voix furieuse :
Allons, enfants de la patrie.
M. le maire de Beaumesuil.
Après le dernier couplet triomphalement enlevé par l'orphéon, Bezucheux se leva, déploya un papier, et aprè.3 avoir, d'un geste, réclamé le silence de l'assemblée, commença la lecture d'un éloquent discours sur :
LES CHARMES DE LA VERTU
Mesdemoiselles, mesdames, messieurs I
A toutes les époques, aussi bien dans l'antiquité, cette grand' mère des temps présents, qu'au moyen âge, dans les siècles d'hier et d'avant-hier, dans
CRIME lÏLU^TKg
Popularité de Cabassol.
es temps barbares, dans les temps héroïques, dans les temps chevaleresques, — à Rome, à Sparte, à Carthage, en Grèce, en Egypte, en Perse, — sur le Nil, sur l'Euphrate, sur le Tigre ou sur le Tibre, chez les hommes de 1 âge de pierre, chez les tribus de l'âge de fer, chez les peuplades de l'âge de bronze, — au sein des populations lacustres, parmi les sauvages peu vêtus des déserts préhistoriques, — sous la tente en poil de dromadaire des Arabes pasteurs, sous les portiques d'Athènes, dans les palais de marbre des augustes sénateurs de Rome, dans les gothiques manoirs de la féodalité, — en même temps que l'on récompensait le courage, la force, l'adresse, le talent, toujours on a honoré, glorifié, récompensé la vertu, cette simple et candide petite violette !
Dan? Les jeux olympiques où toute la jeunesse grecque était conviée, des exercices étaient réservés aux jeunes filles, on ne leur apprenait pas à lancer d'une main sûre le dard cruel ou le javelot meurtrier, on ne leur apprenait pas à manier le glaive, mais on les faisait lutter à la course, on'organisait des concours de travaux de coulure et des prix étaient réservés aux plus habiles et aux plus sages.
A Rome, au Colysée, dans ces arènes où le sang des gladiateurs coulait avec celui des bètes féroces ou simplement sauvages, certains jours étaient réservés pour des distributions de prix et d'accessits de vertu. C'est là, sans doute que les Romains venaient choisir celle qui devait être la gardienne du foyer domestique, car un poète de cette époque féconde en poètes, fait dire à une jeune Romaine dans une de ses fraîches églogues :
C'est au Colysée que je fis sa conquête, Ce jour pour moi, etc..
A Rome encore, les amis de la vertu doivent l'institution du collège des Rosières, en latin du temps, Vestales!
Au moyen âge nous trouvons les jeux Floraux, ces aimables tournois poétiques qui se sont perpétués d âge en âge jusqu'à notre époque, que des censeurs austères se plaisent pourtant à nous représenter comme entièrement dépourvue d'idéal. Des églantines, des roses et des soucis d'or étaient et sont encore distribués chaque année aux vainqueurs de ces joules pacifiques, aux poètes qui ont le mieux chanté la vertu.
Les tournois eux-mêmes n'étaient pas exclusivement les fêtes de la vaillance et de la force, outre les prix pour les combats à la lance émoulue ou non émoulue, à l'épée, ou à la hache, dans la lice armoriée et pavoisée nos aïeux avaient coutume de distribuer aussi de blanches couronnes aux jeunes élèves des pensionnats de la noblesse, de la bourgeoisie et du peuple, qui s'étaient particulièrement distingués pendant le cours de l'année, dans la pratique de la vertu et des travaux à l'aiguille.
Mais je m'arrête, il me serait facile de trouver dans nos annales, mille faits pour prouver que jamais l'aimable vertu n'a cessé d'être pratiquée par les jeunes personnes, chantée par les poètes, les sociétés musicales, vocales et instrumentales, hautement protégée et "glorifiée par les hommes les plus distingués de toutes les époques.
Notre temps si calomnié a non seulement suivi la tradition, mais encore il l'a développée et il a tout fait pour répandre et propager le culte de la vertu, pour faire goûter ses charmes dans les cantons les plus éloignés : comices agricoles, concours régionaux, fêles, institutions particulières, etc., il a tout muitiplié! Gouvernement, académies, autorités municipales, sapeurs-pompiers et simples particuliers, tout le monde dans notre patrie, dans les pays circonvoisins et même en Amérique, rivalise maintenant d'ardeur pour rechercher la vertu partout où elle se cache et pour l'encourager à la persévérance par des distinctions aussi flatteuses que méritées.
C'est ainsi, mesdemoiselles, mesdames, messieurs et honorables sapeurs-pompiers, que madame Suzanne Criquetta, devenue l'enfant adoptive de la commune de Beaumesnil, a songé à instituer dans ce vertueux village, un
Les invitées de Criquetta.
couronnement annuel et solennel de rosière municipale ! Noble exemple que l'on s'empressera d'imiter, nous l'espérons, dans les communes environnantes.
La modestie et les occupations de votre charmante concitoyenne l'ont empêchée de prendre part, au premier concours, mais je crois être l'interprète de toute l'assemblée, en rendant ici un public et solennel hommage à la limpidité cristalline de son âme, à la pureté de son cœur,à la fois asile et autel pour les plus austères vertus — et en demandant pour elle le beau titre de rosière honoraire.
Chaque année la jeune personne dont les vertus auront réuni les suffrages éclairés du conseil municipal, recevra des mains de M me Suzanne Criquetta la couronne blanche de rosière et un livret de caisse d'épargne de cinq cents francs.
Des applaudissements unanimes couvrirent la fin de cette phrase. Bezu-cheux s'inclina et retourna s'asseoir auprès de Criquetta. M. le maire se leva, salua l'assemblée, parut avoir l'envie de prononcer.un discours, mais ne pouvant maîtriser l'émotion de l'orateur à son premier début, il se contenta de prononcer d'une voix étranglée :
Commune de Beaumesnil... Conseil municipal... Délibération...
Rosière: M 1 " VIRGINIE MOUSSARD
Mentions honorables : M lles Clara Bombled, Ernestine Dupignon. Accessit de consolation : M lle Jeanne Buchot.
Un commissaire s'était déjà précipité vers M lle Virginie Moussard et lui avait offert son bras pour gravir l'estrade. La rosière fortement émotionnée, salua M. le maire et s'inclina devant Criquetta, qui lui mit sur la tête une superbe couronne de roses blanches. Bezucheux se leva et tendit à la jeune fille son livret de caisse d'épargne.
Quel âge avez-vous, mon enfant? demanda-t-il avec intérêt.
— Vingt-huit ans à la Saint-Fiacre, répondit la rosière.
Tiens, moi aussi, fit Bezucheux, c'est très bien, mon enfant, continuez et dans vingt-huit ans encore, vous aurez droit à un autre livret.
Sur ce, il fit un signe et les deux sociétés musicales entamèrent ensemble la Marseillaise, le plus brillant morceau de leur répertoire.
A ces accents entraînants, les autorités descendirent de l'estrade et quittèrent la villa à la tète d'un brillant cortège, pour reconduire la rosière à son domicile.
Il ne restait plus que les invités de Criquetta, la fête intime allait commencer.
— Mes enfants, dit Criquetta, en recevant les félicitations de ses amis, pour la façon gracieuse et digne avec laquelle elle avait présidé cette touchante cérémonie, mes enfants, les jeux sont ouverts, voyez ce mât de cocagne élevé de trois mètres.quatre-vingts au-dessus du niveau de la mer, des prix offerts par des dames généreuses sont à la disposition des plus hardis et des plus agiles ! Les concurrents devront se faire inscrire par M. Bezucheux de la Fricottière, ancien sous-préfet, ancien homme politique, qui nous a offert gracieusement le concours de sa vieille expérience. Allez !
Les dames s'étendirent sans façon sur la pelouse, au centre de laquelle se dressait le mât de cocagne.
Bezucheux de la Fricottière tira son catepin et se déclara prêt à inscrire les jeunes athlètes.
— Voyez! cria-t-il en désignant les objets qui se balançaient au sommet du mât de cocagne, voyez, hommes courageux, les splendides prix donnés par les dames et brodés de leurs blanches mains : une montre en argent remontée tout à l'heure par mes soins avant qu'elle le fût au sommet du mât; une paire de bretelles brodées et damasquinées, avec une place pour les initiales que la donatrice s'engage à remplir; un parapluie, une cravate, une paire de pantoufles en tapisserie des Gobelins, et enfin un chapelet de cervelas authentiques de l'école de Bologne, rapportés de cette terre classique des beaux-arts et de la charcuterie fine, par un navigateur qui désire garder l'anonyme !...
Une douzaine d'invités de Griquetta se firent inscrire et reçurent des numéros d'ordre. L'am-phytrionne donna elle-même le signal de lalutte en frappant dans ses mains. Les concurrents s'élancèrent et grimpèrent courageusement les uns par-dessus les autres. t^^X^Vw ^ *"■" Les divers l° ts furent enlevés en dix minutes ;
Liv. 65.
La fête de Criquetta. — Petits jeux et mât de cocagne.
la paire de bretelles fut décrochée la première et le vainqueur, après être descendu but Les têtes des autres, eut la permission d'embrasser Criquetta.
— Maintenant, messieurs et amis, reprit Bezucheux après avoir félicité les gagnants, nous allons faire succéder, aux luttes vulgaires du mât de cocagne, des exercices pour la partie intelligente de la société. — Nous avons des balançoires, des jeux de tonneau, un jeu de boules pour gagner des macarons! Après une heure donnée à ces joies pures, des plaisirs non moins purs, mais nautiques, vous seront offerts. Je veux parler des grandes régates à la voile et àU'aviron, des courses de skiffs et de périssoires sur la Seine. Les escadres de Bougival et de Groissy sont convoquées; la lutte promet d'être belle ! Deux bombes annonceront l'ouverture et deux autres bombes la clôture des régates. Ce n'est pas tout, gagné par le touchant exemple donné par notre gracieuse amphytrionne, je veux à mon tour faire quelque chose pour la moralisation des populations maritimes de la Grenouillère. M me Criquetta a fondé un prix de vertu, j'en fonde un autre et je déclare solennellement instituer pour tous les ans, à pareille date, le couronnement d'une Rosière approximative, choisie parmi les canotières les plus vertueuses! Donc, après les régates, l'élection au scrutin public de la Rosière approximative et son couronnement!
Quelques invitées, habitantes des villas de Beaumesnil, de Groissy ou de Bougival étaient, après le couronnement de la rosière, parties accompagnées de leurs cavaliers pour aller revêtir leur costume de canotage; une bombe annonça leur retour, et les invités ayant épuisé les félicités des jeux de boule et de tonneau, se groupèrent sur la terrasse pour saluer de bruyantes acclamations l'arrivée de l'escadre.
Trois canots, montés chacun par une dame et quatre rameurs, et cinq périssoires de différents modèles, formaient toute la flotte; les équipages étaient superbes de tenue, les dames des périssoires avaient endossé des costumes de bains d'une coupe aussi gracieuse qu'indiscrète et de couleurs éclatantes.
— Bravo! Coralie ! Bravo! Emma!... Louisa!... Amy !...hurrahl... Bravo! Bibi! crièrent les spectateurs de la terrasse à chaque périssoire.
Coralie avait un costume maillot blanc, bordé et étoile de bleu foncé; Emma, une petite blonde, était en jaune des pieds à la tête et semblait, sous les rayons du.soleil, transparente comme un sucre de pomme de Rouen; Amy remplissait crânement un costume à carreaux écossais; Louisa portait un costume de bain ultra-fantaisiste, rouge â fleurs bleues; quant à la dernière, celle que deux ou trois messieurs avaient saluée du doux nom de Bibi, que cette dame portait dans l'intimité, c'était une extrêmement plantureuse brune qui, par modestie sans doute, cherchait â diminuer l'opulence de ses charmes dans un maillot extrêmement serré d'un bleu marine presque noir.
Bezucheux, descendu sur la berge, reçut l'escadrille avec toute la solennité possible ; il remercia les équipages de leur précieux concours et annonça que l'aimable amphytrionne, M me Griquetta, désireuse d'encourager les progrès de la navigation, offrait gracieusement trois prix pour les régates.
1 er Prix, destiné à l'embarcation qui arriverait avec le n° 1 dans la lutte de vitesse. — Deux lapins de chou parfaitement élevés.
2 e Prix, pour l'embarcation n° 2. — Un lapin idem.
3 e Prix, pour l'équipage possédant le mieux l'allure vieux loup de mer.— Une boîte de sardines et un lapin jouant du tambour.
Les régales.
Quand toutes les embarcations, canots, skiffs ou périssoires, se furent rangées sur une seule ligne perpendiculaire au rivage, Bezucheux annonça le départ par une bombe.
Le canot la Torpille, mené par deux boursiers et par une barreuse et Jersey collant, remporta le premier prix avec une avance de quelques mètres seulement sur Louisa, qui obtint le second. Au bruit des hourras, les gagnants vinrent recevoir leurs prix des mains de Griquetta; par malheur les lapins offerts, effrayés par une bombe et n'étant attachés que par de faibles rubans roses, prirent la clef des champs et détalèrent sur la berge, à la grande joie des jeunes habitants de Beaumesnil, qui se donnèrent le plaisir d'une chasse à courre et coururent après les évadés jusque sur le territoire de Marly, de l'autre côté du pont de Bougival.
Restait le troisième prix à décerner; d'une commune voix il fut'accordé à la plantureuse Bibi.
— Et maintenant, s'écria Bezucheux, des rafraîchissements sont préparés ; que tout le monde se rafraîchisse et se recueille, car nous allons avoir à procéder à l'élection et au couronnement d'une Rosière approximative (Tondation Bezuchôux do la Fricoltière fils, rival de feu Monthyon et de M mo Cri-quetta!).
Tous les invités, spectateurs et canotiers, rentrèrent dans la villa. Sous la tente, précédemment occupée par les autorités municipales, des rafraîchissements abondants les attendaient.
Mesdames, messieurs! prononça Bezucheux sur l'estrade, pendant que madères, vermouths et absinthes gommées se préparaient avec une musique de petites cuillers tintant dans les verres; mesdames, messieurs!
cette journée commencée par un éclatant hommage rendu aux charmes de la vertu, finira de la même façon; après avoir couronné l'innocence villageoise dans la personne de la Rosière deBeaumesnil, nous couronnerons la vertu parisienne, dans la personne d'une Rosière approximative, choisie parmi les jolies femmes qui nous entourent. Non, il ne faut pas laisser croire plus longtemps au monde, lorsque Nan-terre, Beaumesnil et bien d'autres simples villages se signalent chaque année par une production régulière d'innocentes rosières, que le sol parisien reste improductif! Non, la vertu parisienne ne restera pas plus longtemps sans récompense, nous saurons la découvrir où elle se cache et la montrer à l'univers ébloui ! Donnons l'exemple aujourd'hui, couronnons une Rosière relative, la Rosière de la Grenouillère, et demain, grâce à notre noble initiative, l'institution se propagera, demain chaque quartier de Paris se montrera jaloux de prouver qu'il n'est pas inférieur à Nanterre, demain nous aurons la Rosière du boulevard Haussmann, la Rosière de l'Opéra, la Rosière de la rue de Suresnes, etc., etc. Vous comprenez, je l'espère, la haute importance du choix que nous allons faire. Je ne dirai plus qu'un mot, pour vous recommander, messieurs les électeurs, la plus grande impartialité l Ne vous laissez pas émouvoir par les souvenirs personnels ou par n'importe quelle considération; pas d'intrigue, pas de fraude. J'avertis charitablement ces dames que toutes les tentatives de corruption électorale, par clignements d'yeux, promesses ou autrement, seront réprimées avec sévérité .
Une barreuso.
J'ai l'œil sur elles et je mettrai hors de concours toutes celles qui chercheraient à influencer la décision des électeurs. J'ai dit, que l'élection commence!
— Je demande la parole, dit une voix; le mode d'élection n'a pas été, ce me semble, suffisamment étudié... le fondateur de ce prix de vertu croit sans doute qu'à son exemple, tous les hommes sont vertueux et forts. Il n'en
Les dames des périssoires.
est rien, j'ai le regret de le dire! Il n'en est rien, je le répéterai jusqu'à demain, sans me laisser intimider par les protestations. L'honorable Bezu-cheux de la Fricottière ne connaît donc pas la fragilité masculine? Mais, au lieu de voter librement, nous allons tous voter ici pour la déesse de nos rêves... Plaît-il? Oui, nous allons tous... ainsi moi, si l'on vote comme cela au scrutin public et par acclamation, je vais voter pour Louisa... et pourtant, messieurs et amis, elle ne mérite aucunement cette distinction J — Insolent !
— Non, vous ne la méritez pas ! sans faire juge l'honorable société de nos querelles, je puis dire vous ne la méritez pas, surtout depuis deux jours!
— Discutons un à un les mérites des candidates! dit une autre voix.
— C'est cela, ouvrons une enquête sévère sur chacune d'elles!
— Que chacun dise ce qu'il sait I
— Oh!
— Non ! non !
— Messieurs ! vous m'effrayez ! s'écria Bezucheux, cela nous mènerait trop loin ; nous serions encore là dans quinze jours! mon premier interrupteur a raison, le mode d'élection au scrutin public est impraticable, le scrutin secret prendrait aussi trop de temps, mais il est une autre manière de procéder plus prompte et qui garantira dans une certaine mesure la liberté de chacun.
— Les qualités requises pour mériter la couronne et le titre de Rosière approximative sont : l'amabilité, la sociabilité, la discrétion, la douceur, la candeur, la constance et la fidélité. Toutes ces qualités, qui ont l'air de n'en faire qu'une, sont cependant très distinctes l'une de l'autre; ainsi, on peut être candide sans être constant et constant sans être fidèle, je pourrais en citer maintes preuves.
— Dites-moi maintenant, messieurs et électeurs, quelle est parmi les candi-dates, c'est-à-dire parmi les dames qui nous entourent — M mc Griquetta, notre amphytrionne, hors concours, bien entendu — quelle est, dis-je, celle qui réunit à plus haute dose, la candeur, la douceur, l'amabilité, la constance dans les affections et la plus forte quantité de fidélité?
— C'est la charmante Bibi, dirent quelques voix...
— Elle a déjà eu un prix aux Régates, objecta quelqu'un.
— Ce n'est pas la même chose.
— C'est Bibi! Bibi! Bibi!
— Levez la main pour Bibi, cria Bezucheux.
— Il y a unanimité ! je déclare donc M Uo Bibi, Rosière approximative de la Grenouillère, et je la prie de venir recevoir sa couronne.
La plantureuse Bibi se leva enveloppée dans un blanc peignoir et monta en minaudant vers l'estrade, au bruit des applaudissements, — Bezucheux posa délicatement une couronne de roses sur sa tête et l'embrassa avec componction.
— Quel âge avez-vous, mon enfant? lui demanda-t-il ainsi qu'il avait fait pour la rosière de Beaumesnil.
— Vingt-neuf ans, monstre ! répondit Bibi.
— Aux prunes? fit Bezucheux, tiens, vous les aviez déjà il y a trois ans, lorsque...
— C'est vrai, je me suis trompée c'est vingt-neuf ans et demi que je vou-lais dire.
— La séance est levée? prononça Bezucheux en descendant de l'estrade. Les invités après une dernière salve d'applaudissements prirent congé de
M m0 Griquetta, et formés en escorte d'honneur reconduisirent la Rosière approximative jusqu'à sa périssoire. Il ne resta plus à la villa que les intimes, une quinzaine de messieurs et quelques dames.
— Ouf! fit Bezucheux de la Fricottière, mes enfants, ces glorifications successives de la vertu m'ont terriblement creusé I Va-t-on bientôt dîner?
— Tout de suite, répondit Criquetta, mais nous sommes plus nombreux
Non, vous ne méritez pas ce prix de vertu. ...
que je ne l'espérais, et j'ai dû envoyer à Groissy chercher quelques vivres supplémentaires pour ne pas exposer mes convives à se dévorer les uns les autres.
— J'ai toujours eu du goût pour le cannibalisme, dit Bezucheux en baisant longuement la main de Griquetta, un la Fricottière assiégé dans son castel au moyen âge, brava pendant trois ans sans trop s'embêter, les fureurs des assiégeants, grâce à la précaution qu'il avait sagement prise de faire entrer dans les murs toutes ses jolies vassales...
— Gomment! et il les a mangées?
— Non, mais avec cette suprême ressource sur la planche, les hommes d'armes patientèrent, et à la fin du siège les assiégés étaient plus nombreux qu'au commencement..,
Un coup de sonnette à la grille de la villa interrompit Bezucheux dans le récit tiré des annales de sa famille.
Un domestique alla ouvrir et revint avec une carte.
— Ce n'est pas le supplément de vivres, ce n'est pas un supplément de convive? par hasard? demanda un affamé.
— G"est un avoué! s'écria Bezucheux en tendant la carte àCriquelta, ah ça ! ma chère Griquelta, vous plaidez donc en séparation avec quelqu'un?
Ciïquelta lut tout haut :
JULES MITAINE
Avoue près le tribunal de la Seine.
« Désolé d'être indiscret, mais une affaire délicate extrêmement urgente, l'oblige à demander un entretien particulier à M mc Criquetta. »
— Mais, reprit Bezucheux, c'est l'avoué de la fameuse affaire Badinard contre Gabassol 1 Vous savez bien notre pauvre ami Cabassol si cruellement poursuivi... j'ai reçu une assignation de cet avoué-là...
— Moi aussi, fît Bissecco, qui était de la fête.
— Et nous aussi, dirent à la fois Lacostade, Pont-Buzaud et Saint-Tropez ainsi qu'un gentilhomme portugais ou brésilien, répondant au nom très euphonique de don Ramon de las Caraisellas.
— Ah ça, chère Criquetta, seriez-vous aussi impliquée dans l'affaire Badinard?
— Je ne crois pas. D'ailleurs je vais le savoir, je vais recevoir cet avoué. M c Mitaine parut un peu effrayé à la vue de la nombreuse compagnie.
— Madame, je vous ai dit que l'affaire qui m'amenait était extrêmement délicate...
— Extrêmement délicate ! répéta l'assemblée en chœur.
— M mc Criquetta n'a pas de secrets pour nous qui n'en avons pas pour elle, dit Bezucheux.
— Extraordinairement... délicate! reprit l'avoué en appuyant sur le mot et en clignant de l'œil vers Criquetta.
— Bah, dites tout de même, continua Bezucheux.
— Le devoir professionnel me l'interdit, répondit M c Mitaine, très extraordinairement délicate!
— Nous allons passer dans mon boudoir, dit Criquetta en montrant le chemin à l'avoué, et vous savez, mes enfants, défense d'écouter aux portes!
— Madame, dit M 0 Mitaine, vous comprendrez tout à l'heure que je qualifiais avec raison d'extrêmement délicate, l'affaire qui m'amène ici. Permettez-moi d'abord, chère madame, de me féliciter de l'occasion qui me permet d'offrir mes respectueux hommages comme homme, comme dilettante
Liv. 06.
Couronnement de la rosière approximative de la Grenonil 1ère.
et comme avoué, à la brillante étoile du théâtre des Folies musicales, à la femme charmante qui éblouit tous les yeux, et, dois-je le dire, qui ravit tous les cœurs!
— Monsieur, fit Criquetta...
— Qui ravit tous les cœurs! reprit M e Mitaine, c'est un de vos humbles admirateurs qui vous le dit... je vous ai admirée dans toutes vos créations, sans me douter qu'un jour j'aurais l'honneur... Ah! étiez-vousdélicieuse dans la petite Favorite, dans Cuné-gonde, dans la Caméléonne! ravissante, la musique de Colbuche! vous l'avouerai-je? eh bien! j'ai rêvé de vous, dans votre petit costume de pêcheuse de moules, si... révélateur de Cunégonde!
— Mais dites donc, il me semble que pour un avoué...
— Je n'en suis pas moins homme, et comme tel, je me range au premier rang des admirateurs de votre immense talent et de votre capiteuse beauté! comme avoué, c'est autre chose, et je viens, hélas, vous... tourmenter!...
— Me tourmenter! et pour quelle raison? Je n'ai pas que je sache de procès avec mon directeur ou avec mes créanciers...
— S'il ne s'agissait que de celai mais c'est bien autre chose...
— Vous m'effrayez ! Voyons, de quoi s'agit-il?
— Je vais sans doute réveiller des souvenirs cruels, il s'agit de, Badinardl
— Quel Badinard?
— Timoléon Badinard, vous savez bien! Tous les journaux sont pleins de Badinard, l'affaire Badinard contre Gabassol, M e Mitaine avoué poursuivant. Vous le savez par les journaux, feu Badinard a déshérité sa femme et légué ses millions à M. Cabassol, à la condition qu'il le vengerait de soixante-dix-sept personnes dont il avait trouvé le portrait dans le guéridon de sa femme. Là, franchement, vous n'avez pas de remords?
J'ai rcve de vous dans votre costume de pêcheuse de moules...
— Des remords? pourquoi çà?
— Eh, mon Dieu, je ne veux pas vous en faire un crime, mais vous avez fait de la peine à cette pauvre M mo Badinard.
— Moi?
— Là, franchement, en bon garçon, avouez-moi la vérité! vous savez, un avoué, c'est presque un confesseur, et l'on peut tout nous dire!... Vous ne vous en doutiez pas, mais je suis un trésor d'indulgences!... Voyons, un peu de confiance, nous en rirons ensemble après... c'était à vous, l'album?
— Quel album?
L'album de M me Badinard, l'album aux soixante-dix-sept photographies compromettantes qui ont si fort chagriné ce pauvre Timoléon Badinard! Criquetta éclata de rire.
— Ah! c'est trop drôle! s'écria-t-elle en se renversant sur ses coussins, c'est trop drôle, l'album, les soixante-dix-sept photographies compromettantes, tant que cela...
Voyons, fit l'avoué en tapotant dans une main de Criquetta, vous comprenez maintenant que c'était extrêmement délicat ce que j'avais à vous demander... je ne pouvais pas parler devant ces messieurs! Je ne voulais pas pour d'anciennes affaires de cœur... de l'histoire ancienne, risquer d'endommager des sentiments plus actuels
— Alors, c'est soixante-dix-sept photographies...
— Soixante-dix-sept souvenirs! je comprends ça, moi, j'ai le culte des souvenirs... ainsi, vous me permettriez de vous embrasser la main, que je conserverais précieusement ce souvenir jusqu'à mon dernier souffle!... Voulez-vous me donner cette récompense pour la délicatesse que j'ai mise à remplir ma brutale mission d'avoué? Voulez-vous me permettre
— Savez-vous, fit Criquetta, que je devrais bien me fâcher! Comment, vous venez de but en blanc m'accabler d'accusations abominables
— Comment, abominables?... je vous accuse, mais je ne vous condamne pas Est-ce votre faute, si votre cœur a battu sous la soie de votre corset,
— faible cuirasse — plus souvent que vous ne vouliez... Vous n'avez pas pu comprimer ces battements coupables mais délicieux, soit, je ne vous en fais pas un crime!... je comprends la faiblesse .. toutes les faiblesses... étant moi-même d'une faiblesse que j'oserais qualifier de désastreuse !...
— Soit, je ne me fâche pas, reprit Criquetta, mais il est six heures, vous allez dîner avec nous, nous causerons de l'album au dessert!
— Comment, vous voulez que... vos soixante-dix-sept...
— Un instant, je n'avoue pas! nous en recauserons...
M ç Mitaine, enchanté, se risqua jusqu'à baiser la main que Criquetta lui abandonnait.
Les amis de Criquetta au feu d'artifice.
Quelle délicieuse soirée passa M 0 Mitaine assis à table à la gauche de Criquetta, comme Bezucheux l'était à sa droite ! Quels instants véritablement enchanteurs ! Des convives charmants et surtout charmantes, une voisine d'une amabilité extraordinaire, qui lui permit deux ou trois fois d'embrasser sa main gauche en même temps que Bezucheux embrassait sa main droite.
Un Champagne parfait et la gaieté la plus folle alimentaient la causerie, une dame tutoya M. Mitaine dès le second service et une autre dame, une blonde idéale, attendrie sans doute par quelque souvenir, fit le tour de la table et embrassa tous les convives, sans oublier l'heureux M c Mitaine.
La conversation roula surtout sur l'affaire Badinard, l'avoué interrogé dut raconter la cause par le menu et fit rire aux larmes toute l'assemblée avec les soixante-dix-sept portraits. Bezucheux jura qu'il n'avait jamais ouï parler du moindre Badinard et que sa conscience ne lui reprochait rien.
Au dessert tout le monde chanta en chœur une complainte improvisée par un journaliste qui était de la fête. Cette complainte devait avoir soixante-dix-sept couplets, unis le journaliste s'arrêta au trente-troisième, fourbu par ce grand effort poétique. Le poème commençait ainsi *
Lcoutez, femmes vertueuses,
D'Afrique ainsi que d'Bougival,
Le récit des peines affreuses
Que parfois un' femme aval',
Pour avoir dans son album
Les portraits de trop d'beaux homm's.
Une seule chose inquiétait M c Mitaine; il avait en partant annoncé son retour à sa femme pour huit heures et la soirée s'avançait et il n'avait pas encore pu obtenir de Criquetta un aveu complet. Enfin il avait jusqu'au dernier train, à H h. 25. D'ici là, s'il pouvait obtenir un instant de tête à tête avec la séduisante amphytrionne, il pourrait terminer son enquête. Les heures passaient cependant. M c Mitaine chercha plusieurs fois à causer tout bas avec 6a vpisine, mais toujours il rencontra la tête de Bezucheux curieusement avancée entre elle et lui.
Une dame s'étant mise au piano, on dansa. M c Mitaine voulut valser avec Criquetta.
— Eh bien, avouez-vous, méchante? dit-il en la faisant tournoyer de la plus galante façon.
— Jamais! répondit Criquetta.
— Bah! voilà-t-il pas! Soyez bon garçon et dites la vérité à un bon garçon !
— Mon petit Mitaine, je vous jure que les soixanle-dix-sept portraits ne sont pas à moi, je vous l'avouerais si cela était !
— Diable, cela me contrarie; je voudrais connaître le nom de la dame, cela n'a pas d'importance pour elle et cela en a une grande pour moi...
— Bah! cela ne doit pas être bien difficile... je vous aiderai, j'y ai déjà pensé, je dois connaître la personne... ce doit être... non... enfin, je vais y repenser!
Onze heures et demie sonnèrent, le dernier train était passé. M c Mitaine frémit un instant au souvenir de M me Mitaine, puis le Champagne aidant, il se rasséréna.
Après trois quarts d'heure consacrés à une sauterie intime et sans prétention, quelques convives parlèrent du départ. Quelques-uns habitaient les villas de Beaumesnil, mais d'autres avaient leurs nids un peu plus loin sous les ombrages de Bougival ou de Croissy. Ceux-là devaient s'en retourner en bateau, ils avaient leur embarcation amarrée sous la terrasse.
— Et le feu d'artifice ! s'écria Bezu-cheux quand les départs furent annoncés, nous avons oublié le feu d'artifice ! 11 n'y a pas de bonne fête sans feu d'artifice, nous ne nous séparerons pas avant de l'avoir tiré !
— Mais il est minuit!
— Tantmieux, il n'en fera que plus d'effet; les Beaumesnilois vont sauter dans leurs lits !
Les dames applaudirent et se lancèrent dans le jardin avec des cris de joie. Les engins d'un petit feu d'artifice de famille étaient préparés sur la terrasse, Bezucheux fit coup sur coup partir une demi-douzaine de bombes
Ecoutez, femmes vertueuses
ît doucement la main de pour réveiller les habitants du village.
— La belle nuit, dit M 0 Mitaine en cai Criquetta passée sous son bras
— Voulez-vous finir, avoué trop inflammable! Voyons, soyez moins poétique et causons !
— C'est cela, causons !
Une formidable détonation se produisit; Bezucheux venait de mettre le feu à la pièce principale où figuraient les initiales de Criquetta en traits de feu. Les fusées, les soleils décrivaient dans les airs leurs rapides paraboles et s'éparpillaient en pluies de petites étoiles de toutes les couleurs ; en bas, dans les eaux calmes de la Seine, les spectateurs de la terrasse voyaient se refléter un deuxième feu d'artifice qui semblait se tirer dans les profondeurs aquatiques; toute fusée qui descendait du ciel se doublait dans la Seine d'une seconde fusée montant vers la terrasse l'nr rumeur sourde venait de Beaumesnil, les habitants étaient réveillés; quelques villas, perdues dans l'épaisseur des arbres, se.piquaient aussi de points lumineux.
— Ecoutez donc! fit une voix entre deux détonations.
— Le rappel ! on bat le rappel ; les pompiers vont venir.
— C'est fini, dit Bezucheux à regret; la bombe d'adieu et tout s'éteint. La bombe d'adieu, tirée au milieu des hourrahs et des applaudissements, les convives de Criquetta s'éclipsèrent vivement; les uns rentrèrent dans Beaumesnil et apprirent à M. le garde-champètre stupéfait [que le feu d'artifice était parti par suite d'un accident que l'on attribuait à la malveillance; les autres remontèrent la Seine dans la direction de Croissy.
M n Mitaine ne songeait guère à partir ; rentré dans le salon avec Criquetta, il avait repris ses questions au sujet de l'album, oubliant déjà, dans les fumées du Champagne, que Criquetta lui avait affirmé n'être aucunement la propriétaire de cette collection de souvenirs.
— Mon cher Mitaine, disait Criquetta en riant comme une folle, ces soixante-dix-sept portraits ne m'ont jamais appartenu, je vous l'ai déjà juré. Mais par suite de certains indices, je crois être certaine qu'ils viennent d'une de mes amies, M me Blanche de Nevers, rue de Messine, à moins, ce qui est encore possible, qu'ils ne soient à Lucie... Carramba, vous savez bien, Lucie Carramba, une femme charmante et très connue, ou bien à Anna Grog...
— Vous dites? Blanche de Nevers../ répéta M" Mitaine en tirant son portefeuille pour inscrire ces noms.
— Blanche de Nevers, Lucie Carramba ou Anna Grog, ce doit être une des trois ; à vous de la découvrir!
— J'irai les trouver.
Criquetta rit intérieurement de la petite farce qu'elle faisait à ces dames en leur envoyant l'avoué.
— Elles nieront d'abord, mais ne vous laissez pas prendre à leurs dénégations, insistez... Tâchez de les intimider... mais surtout ne dites pas que c'est moi qui vous ai renseigné.
— Soyez tranquille, aimable Criquetta, ange...
— Finissez, finissez, savez-vous que vous devenez terrible pour un avoué 1
— Ah! mais... ne vous en prenez pas à moi, c'est votre faute... Soyez iimins charmante et je retrouverai ma raison qui me quitte... Ah! si vous vouliez... »
— Si je voulais?
— Si vous vouliez... je plaiderais tous vos procès! je serais... je...
— Silence, malheureux! Voilà M. de la Fricottière qui revient de reconduire mes invités... C'est un homme féroce; s'il vous a entendu, vous êtes
Départ des invités de CriquetU
perdu ! Tenez le voilà, il me croit seule, il vous croit parti, restez là et soyez sage!
M e Mitaine ahuri, se glissa derrière le piano surchargé de fleurs et ne souffla plus. Criquetta s'était levée, et dans la pièce à côté avertissait Bezu-cheux de la présence du pauvre Mitaine. Elle revint au bout de quelques minutes et dit d'un ton très ému à Mitaine :
— Si, comme vous le dites, vous m'ajmez, prouvez-le-moi ! M. de la Fri-cottière a des soupçons ; il vient de me reprocher mon amabilité avec vous, il montre une fureur concentrée qui m'inquiète ; je vous en supplie, ne me perdez pas !
— Je vais m'en aller! s'écria M 0 Mitaine en serrant la main de Criquetta.
— Impossible maintenant, il a fermé la grille lui-même et détaché le chien !... il tant rester !...
— Comment faire?...
— Mon Dieu ! je ne Bais, j'ai la tète perdue!... Ah! pourquoi n'êtes-vous pas parti en même temps que les antres personnes!...
— Vous savez, bien, je voulais savoir!...
— Ah! tenez, ce bahut, il est large, très large, et vous n'êtes pas gros...
— Ce bahut?
— Oui, il n'y a rien dans le bas! glissez-vous et ne bougez pas... il va" venir sans doute.
— Aie ! gémit M c Mitaine en se fourrant dans le bahut, il y a bien peu de place...
— Dépêchez-vous!... je l'entends... là, vous y êtes. Silence, maintenant! et nous sommes sauves !
Criquetta après avoir calé la porte du buffet avec un fauteuil, s'assit tranquillement dans ce fauteuil.
Bezucheux entra et fermant la porte avec violence, il se promena de long en large en frappant du pied.
— Qu'avez-vous, mon ami, demanda Criquetta d'une voix flùtée.
— Vous le savez bien, votre infernale coquetterie avec ce monsieur de ce soir me torture le cœur... Quel est, en réalité, ce monsieur, et comment s'est-il introduit ici?...
— Mon ami...
— Vous le connaissiez déjà !
— Mon ami...
— Taisez-von-1
— Vous me brisez le cœur ! sanglota Criquetta.
— El vous, vous piétinez sur le mien... Ah! Criquetta, comme je t'aimais !
— Je t'aime encore, moi! gémit Criquetta.
— Dis-tu vrai! Ah! puissances de l'enfer, si je pouvais te croire encore pure, «i tu n'avais été qu'inconséquente, si tu m'aimais encore!... Ah! Criquetta, dis-moi, répète-moi que tu m'aimes encore!... Je tuerai cet homme pour qu'il ne se dresse plus entre nous !... Mais quel est ce bruit?...
M Mitaine, gêné sans doute dans le buffet, venait de remuer un peu.
— Ce n'est rien ! ce doit être une souris, dit Criquetta.
— M'aimes-tu toujours? reprit Bezucheux en élevant la voix.
— Mon bien-aimé...
— Répète ce mot! ah, c'est le ciel qui s'entr'ouvre! Criquetta, nousfuirons taris, nous irons vivre Foin de ces faux amis, de ces femmes trompeuses, de ces maîtresses perfides, loin de tout, sous le ciel bleu de la côte napolitaine, sous les orangers de Sorrente... Là, toute la journée devant l'azur de la mer, au grand soleil comme à la clarté des étoiles, tu me répéteras ce que tu mas dit pour la première fois il y a quinze jours: Gontran, je t'aime!... mais qu^l est ce chapeau, madame?
Et Bezucheux renversa bruyamment quelques chaises, en brandissant le chapeau de M u Mitaine laissé en évidence sur la table.
— Quel est ce chapeau, madame? Répondez! ce n'est pas le mien, je l'ai sur la tète... et ces initiales J.M., ne cherchez pas à vous évanouir pour éviter de répondre!...
— Je ne sais, je... ce doit être un chapeau oublié...
— Ne cherchez pas de mensonge inutile... vous refusez de répondre ! vous vous évanouissez! c'est bien, je chercherai le misérable moi-même! vous l'avez caché, mais je le trouverai...
— Grâce ! sanglota Cri-quetta.
— Retirez-vous ou je ne réponds plus de moi!... inutile de vous traîner à. mes pieds, le misérable que vous cachez paiera pour deux... retirez-vous!,., votre persistance à vous tenir devant ce bahut doit avoir une raison, est-ce que...
— Ah! gémit Criquetta.
Bezucheux renversantencore quelques chaises, ouvrit brusquement le bahut.
— Ah ! ah ! ah ! s'écria Bezucheux, le voilà donc, ce traître, ce lâche, voilà votre complice, madame! à nous deux, monsieur!
M c Mitaine ne se pressait pas de sortir, Bezucheux dut le tirer du meuble lui-même.
— Monsieur! dit Bezucheux d'un air froid-et sévère, vous comprenez qu'entre nous deux toute explication est superflue, c'est une affaire à régler par l'épéc ou le pistolet... Ces injures-là se lavent dans le sang... justement il fait un clair de lune superbe!... Vous me comprenez?
Ce n'est rien, ce doit être une souris!
— Permettez, balbutia M 0 Mitaine, je ne vois pas en quoi je puis vous avoir offensé, je venais pour...
— Vous veniez pour... ne me le dites pas; je ne lésais que trop, monsieur. Comme offensé, j'ai le choix des armes !
— Attendez! mes intentions étaient pures, je suis prêt à...
— Vos intentions étaient pures, soit, vous êtes célibataire?
— Non, je suis marié.
— Vous voyez bien, vous n'aviez pas l'intention d'épouser madame, à moins que vous ne reculiez pas devant la bigamie... Donc, vos intentions ne pouvaient être pures!... finissons-en! que faisiez-vous dans ce bahut?
— Le dernier train était parti à onze heures vingt-cinq, j'attendais celui du matin!
— Allons donc! n'ajoutez pas la raillerie à l'insulte ! L'épée ou le pistolet, décidez, je vous laisse le choix!... je puis être généreux, je suis de première force aux deux!
— Permettez, je suis un homme de principes et mes principes s'opposent absolument...
— A ce duel nocturne et sans témoins?... soit, nous attendrons le jour, ce sera plus régulier, à l'aube je fais prévenir deux de mes amis... si vous n'avez personne sous la main, nous avons le garde-champêtre de Beaumesnil qui est un vieux soldat, il vous servira de témoin et vous en trouvera un second. Restez ici dans ce salon, je me tiendrai dans la pièce à côté, au petit jour, nous nous reverrons l'épée à la main.
M e Mitaine tomba accablé dans un fauteuil et Bezucheux partit en l'enfermant à double tour.
Des réflexions peu agréables assaillirent l'esprit de M c Mitaine. Gomment sortirait-il de cette vilaine affaire ? La rapidité des événements et un peu aussi le Champagne du diner, lui troublaient la tête ; comment, cette soirée si gaie et si bien remplie allait se terminer lugubrement par un duel? Et là-bas, à Paris, que devait penser madame Mitaine de l'absence prolongée de son mari? gare les reproches de demain ! Demain? insensé! le verrait-il ce lendemain, puisque ce la Fricottière, ce spadassin, tenait à se baigner dans son sang dès l'aube naissante!... Ce malheureux procès Badinard était cause de tout! Ah! grand Dieu 1 qu'allait-il faire dans cette galère!... chercher des renseignements et recueillir des coups d'épée, ouvrir une enquête et se faire ouvrir l'abdomen! ah, ce duel!... M. de la Fricottière avait parlé du garde-champêtre, il n'était pas possible que ce fonctionnaire du gouvernement consentît à donner par sa présence au combat un caractère de légalité auxquelles ces sortes d'affaires ne peuvent prétendre! non, il l'empêcherait certainement...
Il en était là de ses réflexions et se raccrochait à cet espoir quand Bezu-cheux revint.
— Monsieur, dit-il, j'ai réfléchi, vous prétendez être venu ici pour affaires et non pour...
M» Mitaine se dérange
— Oui, monsieur, je le prétends! je suis avoué près...
— Prouvez-moi que vous êtes véritablement avoué ! Je l'ai dit à Griquetta qui se traîne à mes genoux, s'il me prouve sa qualité d'avoué, l'affaire perd de sa gravité (... S'il n'est pas avoué, j'ai soif de son sang ; s'il l'est, je consens à ne pas le perforer.
— Je suis avoué !
— Vous allez donc me donner une consultation de procédure... je verrai bien!... J*' suis M. de la Pricottière, connaissez-vous La devise de notre maison?
— Non.
— Je fricotterai, je frieotte, je fricottais ! Papa a fricoté, il a passé l'âge ; mais il prétend fricoter encore et fricoter toujours, en un mot, il dilapide! Je désirerais lui faire donner un conseil judiciaire.
C'est facile, répondit l'avoué, ses facultés intellectuelles sont-elles affaiblies?
Considérablement! commencement de ramollissement!... hélas, les la Pricottière n'ont jamais dépassé soixante ans sans être ramollis!
— Très bien !
— Papa est arrivé à cette douloureuse période 1 Et il prétend dilapider encore... Il parle d'aliéner la terre patrimoniale de la Fricottière et le château historique, berceau de notre famille! Vous voyez qu'il est temps de faire prononcer son interdiction!
— Très bien, monsieur votre père est ramolli et prodigue. C'est parfait, l'interdiction sera obtenue facilement...
— D'autant plus que, là-bas, chacun sait que c'est l'habitude dans la famille, tous les la Fricottière ont eu leur petit conseil judiciaire pour leurs folies de jeunesse et il y en a peu qui l'aient attendu jusqu'à soixante ans.
— Très bien, monsieur votre père interdit, il lui est défendu de plaider, transiger, emprunter, d'aliéner ou grever ses biens d'aucune hypothèque...
— Parfait! il ne peut pas se marier non plus, n'est-ce pas?
— Pardon, la loi le dit, l'interdit peut se marier sans l'assistance de son conseil.
— Diable ! je connais papa, il a mauvaise tète, il est capable de convoler pour me faire une niche... Écoutez, nous devrions être ennemis, mais si vous voulez vous occuper d'obtenir cette interdiction, je renonce à me baigner dans votre sang et j'oublie tout!
— Monsieur, je saisis avec empressement cette occasion de vous prouver que je sui- véritablement avoué, je me charge d'obtenir cette interdiction !
If' Mitaine, réconcilié avec Bezucheux, passa le reste de la nuit dans une chambre généreusement mise à sa disposition. Au matin, il partit, un peu ennuyé de l'accueil qui l'attendait chez lui.
Cependant*! M* Mitaine n'avait pas renoncé àl'enquète relative au procès Badinard ; cette soirée qui avait failli se terminerai cruellement pour lui fus le point de départ d'ion- série d'excursions dans un certain monde. Cri-quetta s'était amusée à lui donner de faux renseignements sur l'album aux photographies de M rne Badinard ; elle lui avait, on s'en souvient,
M 0 Mitaine se présenta chez ces dames; la discrétion nous fait un devoir de passer légèrement sur ces entrevues un peu scabreuses. Tout ce que nous pouvons dire, c'est que l'insidieux avoué déploya, en pure perte, des talents diplomatiques qu'il eut pu mieux employer au service de son pays' Tour à
tour aimable, sec, galant et fallacieux, il tenta vainement d'amener chacune de ces dames à s'avouer propriétaire du fameux album.
Lucy Garramba le flanqua sans façon à la porte, Anna Grog accepta un bracelet, et Blanche de Nevers consentit à souper avec lui, mais toutes trois persistèrent à nier leur culpabilité.
M e Mitaine poursuivit donc son enquête. Ses recherches le conduisirent dans des boudoirs bleus et roses, dans les coulisses de quelques théâtres, car il se hasarda plusieurs fois à se présenter à la loge de Griquetta aux Folies musicales pour obtenir des suppléments de renseignements; et les petiU cabinets particuliers bleu de ciel ou satin feuille-morte des restaurants des boulevards le virent aussi plusieurs fois, amené par les exigences toujours croissantes du procès Badinard.
Ainsi, donc, la fatale influence de l'affaire Badinard s'exerçait sur M c Mitaine comme elle s'était exercée sur M° Taparel et sur les clercs de l'infortuné notaire; M° Mitaine se dérangeait! Chez lui il opprimait M me Mitaine sa ver-, tueuse épouse, et réduisait son train de maison particulier; au dehors il don-iiail des consultations gratuites pour des affaires litigieuses avec des directeurs de théâtre ou des créanciers récalcitrants, il offrait des petits soupers et des porte-bonheur adroite et à gauche, elle tout, hélas! sans apprendre rien de nouveau sur l'album.
Le jour du procès arrivait. M. Arsène Gratteloup, greffier de la treizième chambre civile, était assiégé de demandes de places à l'audience. Et comment résister aux grandes et petites dames toutes jeunes et jolies, qui dépensaient pour lui, greffier au cœur simple, toutes les grâces de leur coquetterie, tous les enivrements de leurs sourires ! Aussi, toutes les solliciteuses recevaient des places, depuis l'ambassadrice jusqu'à la plus petite figurante des Folies musicales; tant pis, la salle ne contenait pas le quart de la place nécessaire ; à l'audience, elles s'arrangeraient comme elles pourraient.
Les hommes étaient impitoyablement repoussés, il fallait être au moins académicien pour obtenir un strapontin. On ne pouvait pourtant pas agrandir le Palais de justice rien que pour l'affaire Badinard contre Cabassol.
M' Mitaine poursuivant son enquête
M u ° Biily se transformant en avocat.
Le grand jour du procès Badinard. -des témoins.
Les émotions de l'audience. — Audition - Révélations I
Le grand jour est arrivé. Une animation extraordinaire règne au Palais de justice, les postes de municipaux ont été doublés comme pour un grand procès politique ; dans la grande cour ouvrant sur le boulevard Saint-Michel, des avocats en robe pérorent avec animation, des nuées de reporters circulent affairés, pendant que les nombreux témoins cités dans l'affaire arrivent et se regardent les uns les autres avec défiance.
Les curieux se pressent ; à chaque minute, une voiture amène dans la cour quelques dames en toilettes tapageuses de cause célèbre. Les artistes du théâtre des Folies musicales arrivent par bandes, les hommes le nez en l'air et le menton bleutoutguilleret,faisantpar avance des calembours sur le procès, les dames riant de tout le monde, de la pauvre M mc Badinard, de feu Badinard, de Cabassolet des soixante-dix-sept témoins importants! Chacun discute et épluche par avance les points délicats et mystérieux du procès, les dames cherchent des yeux et réclament le héros de l'affaire, le pauvre Cabassol, disparu depuis l'ouverture des hostilités. Soixante-dix-sept vengeances! quel gaillard ! et les yeux se baissent un instant, les joues rougissent derrière les éventails agités avec frénésie.
Où peut être Cabassol? Sa présence est indispensable! Il faut qu'il comparaisse, qu'il fasse des révélations, qu'il se défende!
Une voiture cellulaire s'arrêtant au pied du grand escalier, un mouvement de vive curiosité porte la foule de ce côté ; des municipaux se rangent, la la voiture s'ouvre, un homme à mine patibulaire, à la face hérissée, en descend les menottes aux mains et la chaîne aux pieds.
— Mince de public! un succès hurf! dit-il dans son ignoble argot.
Ce n'est pas Cabassol, c'estun vulgaire malfaiteur que l'on amène pour la cour d'assisesetqui n'a paspu passer par l'entrée ordinaire à cause de la foule.
J'dcmande la remise... j'ai la migraine!
— O n'est pas pour vous, dit un municipal, c'est pour l'affaire Cabassol. L'homme, un horrible gredin traîné devant la justice pour avoir coupé une dame en morceaux, pâlit et demande à remonter en voiture.
— J'demande la remise alors!... j'veux pas qu'on me vole mon public... d'abord, j'ai la migraine!
Dans l'intérieur du Palais de justice, la foule était encore plus pressée, lasalle des Pas-Perdus débordait de monde; les personnes Robes loucos. munies de cartes traver, saient cette foule avec une peine inouïe, mais au moment où, arrivées à la porte de la treizième chambre, elles se croyaient au port, elles voyaient la salle absolument pleine et se trouvaient avoir seulement des cartes de premier rang à la porte. De là des gémissements et des réclamations sans nombre. C'était bien la peine d'acheter un nouveau chapeau rien que pour ce grand jour!
M. Arsène Gratteloup était débordé de petits billets auxquels il ne pouvait même songer à répondre. Ce n'était pas sa faute, il fallait venir de bonne heure, tant pis pour les retardataires. Une petite figurante des Folies musicales, M 1,e Rilly, réussit à le pincer comme il faisait une apparition au greffe.
— Ah ! monsieurGralteloup, c'est affreux, vous m'avezdonné uneplaceeton ne veut pas me laisser passer, je vous en supplie, soyez gentil, faites-moi entrer!
Une animation extraordinaire règne au Palais do justice.
— Mais je ne peux pas!... impossible...
— Voyons, monsieur Gratteloup, je vous aimerai bien, na!
— Écoutez, vous êtes charmante, pour vous seule je vais me risquer. Vous n'en direz rien à personne surtout!
— Je vous le jure.
— Vous allez mettre cette robe d'avocat et cacher vos cheveux... ils sont d'un joli blond, vos cheveux... et cacher vos cheveux sous cette toque... j'ai toujours eu des faiblesses pour les blondes!...
— Allons vite, aidez-moi à endosser cette robel La manche, là, merci... l'autre maintenant, aïe! faites attention, je suis chatouilleuse! merci, vous n'avez pas un miroir?
a l'audience. — Les aames se préparant à rougir.
— Nous n'avons pas ça au greffe. Mettez votre toque... vous êtes superbe ! prenez ces papiers et baissez la tête dessus... Vous y êtes, maintenant je vais vous montrer l'entrée des avocats.
M lle Billy, le nez baissé sur ses papiers, traversa rapidement les couloirs et gagna la porte des avocats. Elle passa sans encombre et se trouva bientôt dans la salle au milieu d'un groupe de petits gommeux, qui avaient usé de son subterfuge et s'étaient, comme elle, glissés dans des robes d'avocats louées au vestiaire.
A son banc, dans la salle, M e Mitaine trônait devant un monceau de papier?, de notes et de documents; il était triomphant; son enquête pour retrouver la véritable propriétaire de l'album Badinard n'avait pas abouti, mais la cause n'en était pas moins bonne, et il comptait sur les incidents d'audience pour amener la révélation du nom de la dame tant cherchée. A côté de lui, se tenait le célèbre avocat qu'il avait chargé de prendre la parole pour M m * Badinard.
En face de M° Mitaine était assis le défendeur, Cabassol lui-même, le pauvre Cabassol sorti de sa retraite et entré le matin, à la première heure, au Palais de justice. Il était assisté des deux exécuteurs testamentaires de feu Badinard, M p Taparel et M. Miradoux, d'un avoué et d'un avocat. Le pauvre Cabassol aurait pu se dispenser d'assister aux débats, et charger son avocat de toute l'affaire, mais pour bien prouver sa loyauté, il avait tenu à montrer qu'il ne reculait devant aucune explication publique.
Déjà l'avocat de M e Mitaine avait fait un exposé rapide de l'affaire. Il avait commencé par une peinture attendrissante de M mo Badinard, jeune femme douce et tranquille, vouée, par suite de son mariage avec feu Badinard, à tous les coups du malheur ; feu Badinard était un époux incorrect, qui se livrait dans l'ombre à des débordements que l'on aurait pu croire incompatibles avec son âge et sa goutte. Longtemps M rae Badinard avait eu des soupçons, ou plutôt des certitudes, sans pouvoir arriver à connaître la complice de ces débordements, lorsqu'un beau jour elle reçut, avec une lettre anonyme, un album contenant soixante-dix-sept photographies masculines. La lettre anonyme disait à peu près ceci : — Votre mari vous trompe, mais celle qu'il adore le trompe encore bien plus. Montrez-lui cet album, c'est l'album aux souvenirs amoureux de cette dame, il verra le cas qu'il doit faire de sa fidélité !
M me Badinard rangea précieusement cet album dans un meuble de sa chambre à coucher, mais par malheur il arriva que le jour même, feu Badinard cherchant une cravate, mit la main sur l'album.
Il prit les soixante-dix-sept portraits pour des souvenirs personnels à M m " Badinard, et dans sa fureur il annula un testament par lequel il instituait M. Badinard sa légataire universelle, et légua toute sa fortune à M. Antony Cabassol, à la charge pour ce dernier de le venger aussi cruellement que possible, par la peine du talion, des soixante-dix-sept personnes qui avaient à se= yeux si fortement compromis l'infortunée M rne Badinard!
Le récit de l'avocat fit éclater à plusieurs reprises dans l'auditoire un rire fou que le tribunal fut impuissant à réprimer; après une courte suspension d'audience, les dames des tribunes ayant consenti à se calmer, l'avocat de M e Mitaine posa des conclusions :
— Quand le tribunal, reprit l'avocat, aura décidé après avoir entendu les importantes dépositions que nous allons produire aux débats, si dans les circonstances encore obscures qui ont amené feu Badinard à déshériter sa femme pour donner tous ses biens à M. Gabassol, il ne se rencontre pas ce qui caractérise la capitation, nous lui demanderons l'annulation de ce testament extraordinaire et gravement injurieux. Si nous avions trompé féu Badinard, si les soixante-dix-sept portraits nous appartenaient à titre de souvenirs amoureux, nous baisserions la tête, mais tout au contraire, c'est nous que feu Badinard a trompée, c'est nous qui avons été lésée dans nos droits d'épouse et outragée dans nos sentiments, dans notre honneur et dans notre cœur innocent et pur!
« Cet album aux soixante-dix-sept portraits, nous en répudions avec indignation lapropriété! jamais nous n'avons trompé feu Badinard ! jamais nous ne lui avons donné la moindre raison de constituer par testament un vengeur d'outrages conjugaux. Donc notre innocence prouvée et archiprouvée comme elle va l'être tout à l'heure, — nos adversaires eux-mêmes ne nous la contestent plus — nous nous dressons devant la justice et nous lui demandons de nous donner la consécration de cette innocence, — avec ses conséquences, et toutes ses conséquences !
« Feu Badinard nous a soupçonnée à tort, et par son testament si gravement injurieux, il s'est constitué un vengeur dont il n'avait que faire ! Si feu Badinard n'avait pas besoin de vengeur, son testament et son legs universel à M. Cabassol n'avaient pas de raison d'être, nous en demandons l'annulation rigoureuse! Nous demandons au tribunal de la prononcer et de décider que le testament précédent, par lequel M mo Badinard était instituée légataire universelle, reprenne toute sa valeur ! Qu'aurait fait le testateur s'il lui avait été donné de reconnaître son erreur? il eût tout simplement déchiré le testament Cabassol et c'est ce qu'à défaut de lui le tribunal fera !
« Nous demandons à rentrer en possession de toute la fortune de feu Badinard, et, en réparation de l'outrage à nous fait par M. Cabassol en entamant les vengeances imposées par notre mari, nous demandons qu'il plaise au
Ces messieurs se regardaient avec défiance.
tribunal do nous attribuer trois cent cinquante mille francs à titre de dommages et intérêts ! »
L'avocat de Gabassol se leva à son tour et répondit en quelques mots :
— S'il n'avait tenu qu'à mon client, ce triste procès n'aurait pas eu lieu. Mon client est la loyauté même, dès qu'il eut acquis la conviction de l'innocence de M mc Badinard, il avertit le mandataire de cette dame et se déclara prêt à restituer ce qui n'avait pas été dépensé pour accomplir les conditions imposées par feu Badinard. M 0 Mitaine refusa toute transaction et nous attaqua. Que les conséquences de ce procès et les complications qu'il peut amener retombent sur lui. Au nom de mon client, je demande six cent mille francs de dommages et intérêts à prendre sur la succession pour les peines et démarches inutilement imposées par le testament Badinard 1
Après quelques observations de M 0 Mitaine et une longue et inutile discussion entre les avocats, le tribunal passa à l'audition des témoins. Nous ne pouvons songer à reproduire in extenso les dépositions de plus de quatre-vingt-dix témoins, elles tiennent tout au long vingt numéros de la Gazette des Tribunaux, les lecteurs désireux de les connaître toutes peuvent consulter la collection de cette feuille; nous nous contenterons ici de donner les plus importantes et de relater les nombreux incidents d'audience qui se produisirent au cours de ces débats tumultueux.
Douze audiences successives furent employées à l'audition des témoins. — Ces messieurs, réunis dans une grande salle attenant à la salle d'audience, se regardaient avec défiance, en proie à toutes les inquiétudes et à tous les ahurissements.
— Comment, vous en étiez aussi !
— Mon cher, je suis absolument innocent, il y a erreur, jamais je n'ai vu M m Badinard !
— Oui, faites le discret! moi, je n'avais jamais entendu prononcer ce nom... je n'avais aucun droit à figurer dans l'album!
— Hélas! Et ce vengeur? Savez-vous quelque chose?... je suis épouvanté, a-t-il, sur moi, innocent, vengé M. Badinard? '
— Si vous saviez mon anxiété ! Je connaissais M. Cabassol, nous étions aux bains de mer ensemble... et dans le même hôtel...
— Ah ! mon pauvre ami !
Ceci est un échantillon des conversations de la salle des témoins. Dans certains groupes, on se regardait avec colère, sans se parler, mais avec dos froncements de sourcils et des airs farouches. On ne savait rien encore, mais on s'attendait à des révélations terribles !
Coupons maintenant dans la Gazette des Tribunaux les dépositions les plus importantes.
« M. Paul Matassin, vingt-neuf ans, étudiant en médecine. Je suis très surpris de figurer dans ce procès, je n'ai jamais vu M. Badinard...
— M. Badinard, soit, mais M me Badinard?
— ... Ni M me Badinard non plus ! Je connais très bien M. Cabassol ; ce que je sais, c'est qu'un jour, nous sommes allés à Bullier ensemble avec M e Ta-parel, que nous avons soupe ensemble et que le lendemain M 0 Taparel m'a
Evanouissement de M°"> Cabuzac à l'audience.
dit avec sévérité : Souvenez-vous de Badinard ! je n'y ai rien compris et voilà tout ce que je sais !
— Vous, connaissez les conditions imposées parle testament de feu Badinard à M Cabassol. Votre portrait figure dans l'album avec cette dédicace : « A elle! l'amour a mordu mon cœur comme un bocal de sangsues! » Vous prétendez n'avoir jamais vu-M me Badinard, dites-nous alors à qui vous avez donné cette photographie !
— Je ne me souviens pas! j'ai beau chercher... vous savez, monsieur le président, celle photographie date d'au moinssixanset dame! en six années... mettez-vous à ma place !
— Épargnez-nous ces réflexions inutiles. Savez-vous si M. Cabassol a exécuté sur vous son mandat de vengeur?
— Hélas! monsieur le président... Gornélie m'a tout avoué!...
S. E. M. Zembo (ambassades du Zanguebar). — Je ne sais rien, monsieur le président, c'est mon prédécesseur qui figure dans l'album de M m0 Badinard. Il est retourné au Zanguebar et il a été dernièrement pris et dévoré par des ennemis de notre nation. Cependant, M. Cabassol est venu à l'ambassade pour me voir au sujet d'un emprunt que le Zanguebar désirait négocier sur la place de Paris. Ignorant ses intentions cruelles, je le décorai de l'ordre du crocodile d'argent... Permettez-moi, monsieur le président, de me féliciter d'avoir fait la connaissance d'un éminent magistrat, et de profiter de l'occasion pour attacher à votre poitrine les insignes du crocodile d'or de première classe...
Vicomte Exutère de Cuampbadour, 36 ans, propriétaire. — J'ignore à quel titre je figure dans l'album de M mc Badinard. Jamais je n'ai entendu prononcer ce nom... Mais je sais que M. Cabassol a tenté d'exercer son mandat de vengeur à mes dépens, et qu'il en a été pour ses frais.
— Ah ! vous le savez? Donnez les détails au tribunal?
— M. Cabassol pour exercer une vengeance qu'il croyait légitime, je me plais à le reconnaître, a fait la cour à M me de Champbadour; il a été brûlant, poétique, je le sais, car j'ai été averti heure par heure de ses tentatives. Mais j'étais tranquille car j'étais couvert par une assurance de 800,000 francs à 1QEIL, compagnie d'assurance contre les risques du mariage. Pour ne pas laisser M. Cabassol perdre son temps, je l'avertis de l'inutilité de ses tentatives, et depuis je ne l'ai plus revu.
— Le tribunal ne peut que vous féliciter d'avoir, en cette circonstance, su garder une attitude aussi correcte.
M. Bézucheux de la Fricottière fils, 28 ans, ancien sous-préfet. — Le témoin s avance vers le banc du défendeur M. Cabassol, et lui serre énergiquement la main à la grande surprise de V auditoire.
M. le président. — Dites ce que vou9 savez?
M. de la Fricottière. — Je ne sais rien du tout. Je suis pur de tout reproche: jamais, au grand jamais, je n'eus la joie d'entrevoir M mc Badinard, je ne sais même pas si elle est jolie. Est-elle jolie, monsieur le président?
— Témoin, pas de questions intempestives. Voici, dans l'album de M m " Badinard votre portrait avec cette dédicace : Ange! à toi mon cœur!!!
— Je ne nie pas ! mais j'ai beau chercher, je ne sais pas quel était cet ange à qui j'ai donné mon cœur!... ce n'est pas Jeanne... ce n'est pas Angèle...
ce n'est pas... je les ai appelées ange aussi, parbleu, mais... quant à Cabassol, c'est mon ami, et je ne lui fais pas de reproches. Sans doute, il a essayé de m'enlever certaine dame inconstante et volage... mais tous les amis en font autant! 0 amitié! tu n'es qu'un mot, quand il s'agit de ces anges à qui l'on donne son cœur et sa photographie... Néanmoins, je ne lui en veux pas, pas plus qu'aux autres amis qui se trouvent avec moi dans l'album de l'ange inconnu.
Après sa déposition, le témoin va s'asseoir à côté de M. Cabassol.
Le banc des accusés.
M. Lacostadé, 35 ans, ancien officier de cuirassiers. — Le diable m'emporte, monsieur le président, si j'ai jamais entendu parler de M me Badinard. Voilà tout ce que je sais.
— Cependant, voici, dans l'album provenant de la succession Badinard, votre portrait avec cette dédicace :
A ma petite fleurette chérie,
Capitaine Lacostade!
— Pas possible! j'aurais appelé ma petite fleurette une dame que je n'ai jamais vue ? il doit y avoir erreur ! Comment s'appelle-t-elle de son petit nom, M me Badinard?
M e Mitaine consulta ses papiers et répondit :
— Quoique ceci soit bien inutile, puisque l'innocence de ma cliente est reconnue, je répondrai au témoin... M rae Badinard s'appelle de son petit nom Léonie.
— Léonie? je n'ai aucun souvenir, le diable m'emporte! et pourtant je me plais à déclarer que j'ai le culte des souvenirs !
— Que savez-vous sur M. Cabassol?
— Brave garçon! un peu intermittent, pendant des mois on le voyait tous les jours, puis il disparaissait... je dois dire que j'ai compris quand j'ai su la mission qu'il avait acceptée; je sais aussi qu'il a cherché à sévir contre moi et à m'enlever le cœur de celle que j'aimais, M lle Tul..., mais le nom ne fait rien à l'affaire. Je lui pardonne, car elle était déjà volage avant qu'il la connût!... volage et perfide!
Le témoin va serrer la main de M. Gabassol, et s'asseoit à côté de M. de la Fricottière.
M. Jules de Saint-Tropez, 30 ans, rentier. — Je jure devant Dieu et devant les hommes que je n'ai jamais vu M me Badinard. Quant à Gabassol, il fut mon ami, j'ai appris sans en comprendre la raison que j'avais été une des victimes désignées à la vengeance de Cabassol par un mari féroce à qui je n'ai jamais fait de peine. Qu'il porte le poids des chagrins qu'il a causés ! Cabassol dut, je le crains, se montrer sans pitié pour moi, tous les amis sont comme ça.
— Précisez !
— C'est difficile, je n'oserai jamais. Une dame du meilleur monde qui... que je... bref, qui m'avait donné maintes preuves d'une tendresse que je qualifierai de passionnée, me... fut... bref, il y eut un cataclysme auquel je n'ai jamais rien compris. Gomment concilier, je vous le demande, les preuves de tendresse passionnée dont je viens de parler avec la plus cruelle et la plus étrange des trahisons? Après cette affreuse découverte, Cabassol est demeuré mon ami et il l'est encore.
Le témoin salue le tribunal et va s'asseoir à côté de M. Cabassol.
MM. Pont-Buzaud et Bisseco font des dépositions presque identiques et se rangent ensuite derrière M. Cabassol.
M. Félicien Cabuzac, 33 ans, négociant. — Je suis innocent, monsieur le président, je suis innocent!... Jamais je n'ai entrevu M mc Badinard!
— Très bien! voici, dans l'album de la succession, votre portrait avec ces mots : à Elle! son Félicien Cabuzac.
M. Félicien Cabuzac se trouble fortement et regarde dans la salle où une jeune dame vient de s'évanouir. Il dit quelques mots tout bas à M. le président qui donne l'ordre à un municipal de conduire la dame dans une autre salle. On se raconte dans l'assemblée que cette dame est la femme du témoin, M mc Cabuzac elle-même.
— Voilà, dit sévèrement le président, le déplorable résultat des erreurs de jeunesse, que ceci vous serve de leçon! Dites ce que vous savez?
— Ce que je sais, c'est que M. Gubassol que voilà, a voulu venger M. Ba-dinard, sur moi qui suis innocent? Le jour même de mon mariage {hilarité dans l'auditoire) à l'arrivée de la noce au restaurant à Vincennes, nous avons trouvé M. Cabassol, déjà installé à table avec monsieur que voilà à côté de lui, (le témoin désigne M 6 Taparel) et un Chinois (hilarité). Je n'essayerai pas de vous peindre le désarroi jeté dans la noce par ces messieurs... M. Taparel a cherché à insinuer que j'avais, avant mon mariage, mené une existence
Incidents d'audience.
échevelée, il a dit que j'arrivais usé, que ma femme devait être inévitablement malheureuse, etc., etc. Pendant ce temps, M. Cabassol profitant du trouble causé par ces insinuations, prodiguait des consolations à ma femme, il lui offrait son cœur et lui embrassait la main... (hilarité). Puis M e Taparel parla de divorce et nous engagea réciproquement à plaider en séparation! Le résultat de tout cela fut que la première année de mon mariage se trouva tout à fait gâtée... Nous devions partir, ma femme et moi, pour notre voyage de noces en Italie... Ma femme n'en voulut pas entendre parler et prétendit rester chez sa mère... Nous fûmes sur le point de plaider!... Pas de lune de miel, (hilarité prolongée, des dames se tordent sur les bancs. M. le président parle de faire évacuer la salle). Non, pas de lune de miel!... Nous sommes à peine réconciliés depuis trois mois, et voilà que cette malheureuse photographie vient encore de troubler mou ménage I... je suis las d'être la victime de If. GabassoI,je vais lui intenter un procès!
M.GOLBOCHE, compositeur de musique. (Mouvement de curiosité dans l'auditoire.) — J'ai appris il y a trois semaines par les articles des journaux, l'odieuse mission acceptée par M. Cahassol ; j'ai su que l'on me rangeait au nombre des victimes du vengeur de M. Badinard! Pouvais-je m'attendre à une pareille révélation? Je n'ai jamais vu M me Badinard et mon portrait ne ûgure pas dans l'album de cette dame... Donc, quel motif peut avoir poussé M. Cabassol à sévir contre moi? Ses tentatives sont sans excuses...
M Bien EL, avocat de M. Cabassol. — Pardon 1 il y avait contre le témoin des probabilités qui justifient les tentatives de M. Cabassol. Il y a dans l'album au n° 23. une photographie presque effacée qui ne laisse voir qu'un crâne ravagé par la calvitie. La dédicace accompagnant cette photographie est ainsi conçue : «A elle! le plus bouillant des Billes de billard, iockol (pour les dames). » Le témoin fait partie du club des Billes de billard, son crâne, on peut le constater, présente plus d'un rapport avec celui de la photographie. De là, l'erreur. Mon client croyait exercer une vengeance légitime... N'oubliez pas qu'il avait accepté un devoir sacré!
M. CoLBuem-:, rouge de colh-e. — Et c'est sur d'aussi faibles indices que M. Cabassol s'est lancé sur moi!... Il s'est fait passer pour dentiste, il m'a abîmé la mâchoire... S'il n'avait abîmé que cela! mais enfin il y a toute une correspondance que j'ai saisie dans le secrétaire de M me Colbuche, une correspondance tour à tour brûlante et mélancolique... Hélas! Madame Colbuche répondait en cachette, et elle était brûlante aussi !
Et ii parait que l'on a retrouvé la copie de ces lettres sur les registres de l'étude de M e Taparel notaire à Paris, qui n'a pas craint de prêter son ministère à des actes aussi étrangers à sa mission sociale ! Les journaux en ont publié quelques extraits qui me couvrent de ridicule et je vais plaider en séparation, tout cela par la faute de M. Cabassol... et ma pièce, la Petite Favorite, que le misérable a fait crouler, en me suggérant l'idée ridicule du ballet du mal de dents!... Et grâce à la dent, à la dent jadis excellente qu'il m'a déracinée, je souffre et j'ai d'horribles fluxions â tous les changements de temps!
M. RoQUEBAL, auteur dramatique.. (Mouvement de curiosité et rires sur les bancs occupés par le personnel des Folies Musicales). — Feu Lcsurques n'était pas plus innocent du meurtre du courrier de Lyon que je ne le suis des chagrins conjugaux de feu Badinard. Je ne peux pas prouver d'alibi, mais je jure que jamais je n'ni seulement entrevu le bout du nez que je suppose joli, de M" Badinard! Quant à l'auteur de lous les maux de tant de braves gens, quant au féroce Cabassol, je l'ai vu un peu aux Folies Musicales, quand mon pauvre collaborateur et ami Colbuchc faisait répéter la Petite Favorite. ; cet !
exécuteur des hautes œuvres m'a toujours déplu. Je n'ai aucun grief particulier contre lui, car je suis heureusement célibataire et s'il est vrai qu'il a essayé de me nuire dans l'esprit d'une jeune et aimable personne, il est aussi prouvé qu'il n'a pas réussi à ébranler la fidélité alors solide, de cette jeune et aimable personne. C'est donc à tort que l'on m'a mis au nombre des victimes du féroce vengeur de feu Badinard.
— M. Bizouard, 42 ans, artiste peintre. {Le chef de l'école naturaliste et impressionniste est très ému.) — Je jure par tout ce que j'ai de plus sacré, c'est-à-dire sur la tête d'Estelle, ma femme chérie, que je n'ai jamais vu M me Badinard, que je n'ai jamais fait son portrait, et que c'est absolument sans motif que M. Cabassol a voulu venger sur moi, l'infortuné Badinard. Je fais partie du club des Billes de billard, mais jamais personne ne m'a appelé Jocko, comme les journaux l'ont insinué. M. Taparel m'a présenté M. Cabassol comme un riche amateur naturaliste... Grâce à M. Cabassol je plaide MBt ColbuCb6 , épondait cn cacheté. en séparation avec Estelle depuis l'année dernière; il y a eu des réconciliations, pour donner satisfaction à Estelle, j'avais renoncé aux modèles féminins, je ne peignais plus que des chaudrons, mais le procès Badinard a tout remis en question et nous replaidons! Voilà l'œuvre de M. Cabassol !
M. Malbousquet, 52 ans, docteur en médecine. — J'étais le médecin de M. Badinard (ah! ah! ah! dans Vauditoire, rires étouffés) et je suis encore celui de M me Badinard (oh! oh! oh! sur un grand nombre de bancs , les éventails s agitent avec fureur.)
M. le Président. — Alors vous avouez que cette photographie signée Jocko...
M. Malbousquet. — Je n'avoue rien du tout. Je dis que je suis le médecin de M mc Badinard, mais ce n'est pas moi qui figure dans l'album sous un pseudonyme qui ne sied aucunement à mon caractère! M. Cabassol ne doit pas s'y tromper; il est venu me demander mes soins contre un certain nombre d'affections dont je ne lui ai pas dissimulé la gravité... Il était très bas; un beau jour il n'est pas revenu. Je suis à la fois surpris et charmé de le voir rétabli. j
M. Teéodule Ploquin, colonel en retraite. — Le diable m'emporte, sacrr...
pardon... si j'ai jamais entendu parler d'un Badinard quelconque! je ne connais pas davantage M. Cabassol et je ne sais pas du tout ce qu'est venu me chanter an papier timbré d'un huissier parlant à la personne de mon ordonnance !
M. le Président. —Monsieur le colonel se souvient-il d'une photographie donnée à une dame avec une dédicace signée Jocko?
Le colonel Ploquin. — Jocko!... Gomment, encore! j'ai à dire que j J ai reçu un jour une lettre signée « une personne anxieuse », dans laquelle au nom d'un intérêt sacré, on me demandait si jamais une dame ne m'avait appelé Jocko!... Alors c'est sérieux, je suis impliqué dans une affaire... J'aimerais mieux une rencontre au sabre qu'un procès, mais n'importe, je répondrai franchement, et le mari m'enverra ses témoins s'il le veut... Ah! ah! ah! je vais parler, mais faites sortir les dames !
Émotion profonde dans la salle. Tout le monde attend avec anxiété les révélations du colonel.
Le colonel Ploquin. — Oui, je l'ai déjà dit et je le répète, il y avait Cachucha qui m'appelait Théodoule, puis Rosette qui me nomma toujours Bibi, parce qu'elle n'aimait pas Théodoule,... elle était de Marseille, Rosette, et sacrebleu, c'était une riche nature...
M. Le Président. —Pardon, colonel, il ne s'agit pas de...
Le colonel Ploquin, d'un air furieux. — C'était une riche nature ! Pardon, monsieur le président, je suis retraité, j'ai ma sacrée goutte, mais je suis encore en étai de répondre à un mari, et j'aimerais mieux, je vous l'ai dit, une conversation au sabre de cavalerie! sacrrebleu!... ce ne doit pas être le mari d'Amline, elle n'était pas mariée, qu'on me donne le nom du mari qui me traîne devant les tribunaux et j'en fais mon affaire!.... je ne dérangerai pas d'huissier pour lui, mais...
M. le Président. — Il ne s'agit pas de cela, colonel, dites-nous seulement...
Le colonel Ploquin. — Faites sortir les dames, je dirai tout!... ou bien qu'elles restent tout de même, moi je m'en moque... si ça ne les gêne pas! En 59, en revenant d'Italie, nous allâmes tenir garnison à Bordeaux. Enthou-siame indescriptible à l'arrivée! je reçus une lettre : Vaillant capitaine, je suis italienne! j'ai fait un vœu à la madone, au commencement de la campagne: Sainte Vierge, ai-je dit, si l'Italie est délivrée, je vous promets d'adorer pendant deux jours au moins un des guerriers de la Francia! je vous ai vu ce matin à cheval à la tête de vos hussards, vous êtes ce guerrier que j'ai promis à la madone d'adorer pendant deux jours.
Les deux jours sont commencés. ~
Lucrézia.
m'appeler Jocko, Lucrézia,
Un quart d'heure après j'étais aux pieds de Lucrzia... Faites sortir les dames.' quelle patriote que cette Lucrézia ! et comme elle aimait les Français... son mari était français, mais il était son mari, ce n'était plus la même chose! Sacrrrehleu... Enfin, si c'est lui, comme je commence à le soupçonner, qui me fait ce procès... Je reprends, Lucrézia pâlit à ma vue, tomba dans mes bras, m'inonda de sa brune chevelure,...
— M. le Président. — Arrêtez-vous, témoin I il n'est pas question de Lucrézia, du moment où vous n'êtes pas le Jocko de la photographie, nous n'avons plus rien à vous demander.
Le colonel Ploquin en se retirant. — Sacrrr. une femme qui avait fait à la madone le vœu de m'adorer deux jours... et qui a tenu son vœu pendant trois ansl
M. Poulet Golard, 60 ans. Mouvement de curiosité. (Lillustre savant est vêtu d'une grande lévite marron, il a sespoches bourrées de papiers et tient sous le bras un numéro de la Revue Préhistorique.) —Tous mes instants sont consacrés à l'étude des populations préhistoriques, c'est vous dire, monsieur le président, que je n'ai nullement l'honneur de connaître M mt Badinard qui ne doit certainement pas dater de l'âge de fer, sans quoi elle aurait difficilement réuni la collection de souvenirs aimables dont parlent les feuilles légères que je ne lis jamais I je vous prie de le croire, monsieur le président — une idée m'est venue que je qualifierai de lumineuse : cette dame ne s'occuperait-elle pas d'études anthropologiques? dans ce cas cette réunion de portraits pourrait être une collection scientifique...
M. le Président. — Voudriez-vous éclairer le tribunal sur un point délicat? soit en raison de vos travaux sur l'origine de la race humaine, soit pour tout autre cause, ne vous appelle-t-on pas quelquefois Jocko?
M. Poulet Golard. — Je le reconnais. (Sensation profonde.) Le point de départ de la race humaine, le...
M. le Président. — Alors cette photographie effacée est la vôtre et voilà bien votre écriture?
M. Poulet Golard. (Rajustant ses lunettes.) — Oui...
M. le Président (avec sévérité). — Je suis profondément surpris de voir un homme de votre mérite et de votre situation, perdre ainsi le sentiment de la
— Faites sortir les dames.
dignité, descendre jusqu'à mettre au bas d'une photographie cet autographe pou scientifique :
A elle, le plus bouillant des Billes de billard.
Et ajouter entre parenthèses ces mots :
(Pour les dames! Jocko.)
M. Poulet Golard. — J'ignore comment cet autographe dont je déplore aujourd'hui le manque de tenue, a pu tomber entre les mains de M me Badinard. Ce n'est pas à elle que j'ai fait hommage de mon portrait. M. le Président. — Dites-nous alors à qui?
M. poulet Golard. — Je suis confus, monsieur le président, mais je ne puis préciser, il faudrait me dire le nom et je fouillerais dans mes souvenirs... Je comprends maintenant pour quelle raison, M. Cabassol s'est fait présenter à moi; sous prétexte de science et de littérature, il venait pour venger feu Badinard... Alors, c'est donc lui qui m'a enlevé Tul... je veux dire une de mes élèves... M. Eugène de Monistrol, 36 ans, propriétaire. — J'avoue tout, excepté M me Badinard que je n'ai pas la joie de connaître. J'ai donné jadis bien des photographies à des dames en échange de leurs précieux portraits, mais c'était avant mon mariage, aux heures de ma fougueuse jeunesse. J'étais libre, depuis j'ai toutbrûlé! j'ai tout dit, maintenant je demande si.... monsieur le président est marié sans doute, il comprendra mon inquiétude,... je devrais dire ma cruelle anxiété! je connais la mission de M. Cabassol, eh bienl je demande s'il a vengé Badinard sur moi-même?
Un monsieur lui avait appris à nnger.
M. le Président. — Témoin, ne questionnez pas le tribunal...
M. de Monistrol. — Pardon, mais nous étions à Dieppe, ma femme et moi, dans le même hôtel que M. Cabassol... dans le même couloir... {hilarité) cette coïncidence m'a frappé... M. Cabassol n'est pas venu sans intention so loger dans le même couloir qu'une personne signalée à sa vengeance, voici la photographie de M mc de Monistrol, vous pouvez voir qu'Agnès est joiie... et... (hilarité).
Lucrézia m'inonda de sa brime chevelure.
M. le Président. — Témoin, il est inutile de...
M. de Monistrol. —Pardon... mais je regrette de ne pas l'avoir fait photographier dans son costume de bains de mer, comme pièce à conviction... je mesuis absenté pendant quinze jours (hilarité prolongée), etj'ai appris qu'Agnès avait beaucoup valsé au Casino pendant mon absence, qu'elle s'était commandé six toilettes et quatre costumes collants pour le bain.... et enfin qu'un monsieur lui avait appris à nager et à faire la planche.... Ce monsieur ne serait-il pas l'audacieux Cabassol ?... et s'est-il borné à la natation?...,
Je veux savoir la vérité. Monsieur le président... je voudrais une certitude... vous ne voulez rien me dire, soit, j'irai consulter une somnambule !
M. Ramon de las Carabellas, 40 ans, rentier. — Je ne connais qu'une chose je ne suis pas coupable de la moindre peccadille vis-à-vis de M. Badinard, mais si M. Cabassol a tenté de me faire des chagrins conjugaux, nous nous mettrons dans une chambre, dans l'obscurité, avec un revolver et un couteau et nous tirerons l'un sur l'autre, sans aucune pitié!... mais il n'y aura que le mien de chargé !
M. Achille Val/berné, 37 ans, propriétaire. —Je n'ai rien à me reprocher, je n'ai jamais connu M. ou M mc Badinard. Maintenant, ai-je été victime de M. Cabassol, le vengeur de Badinard? je l'ignore, mais j'ai de fortes présomptions de le croire, depuis un an ma femme m'inquiète; elle qui, dès le commencement de notre mariage, un mariage d'inclination pourtant, se montrait acariâtre, jalouse et querelleuse, elle est maintenant la douceur même! ça n'est pas naturel, monsieur le président, j'en appelle à tous les maris! Je vous conjure, monsieur le président, d'avoir pitié de mes angoisses et de me dire si je suis victime?... Mon cœur est brisé, se peut-il que l'ange de mon foyer, l'idole démon âme, celle que dans ma candeur, j'avais placée sur un piédestal...
M. le Président. — Arrêtez-vous, témoin, comment accordez-vous ces beaux sentiments sur l'ange de votre foyer, avec ces mots de votre main sous votre photographie : « Le diable emporte ma femme, à toi mon cœur 1
« Vauberné. »
Explosion de rires. Le témoin rougit et balbutie, il parle $ erreurs de jeunesse et dit que s'il a papillonné jadis il est aujourd'hui dévoré par les remords.
M. le président {avec sévérité). — Allez, et tachez, par votre conduite, de faire oublier ces erreurs à l'ange de votre foyer!
Le témoin, confus, se dirige vers la sortie; en passant devant la barre dupu-blic, il reçoit brusquement une paire de gifles que lui administre une dame du premier rang.
— Voilà ! dit la dame, voilà pour ton vœu : le diable emporte ma femme! et voilà pour tes soupçons !
Une scène de confusion indescriptible se produit dans l'auditoire, des applaudissements éclatent sur quelques bancs, on se pâme de rire sur les autres. Quelques dames voisines de M me Vauberné allongent des coups d'ombrelles au témoin en l'appelant vieux monstre ! Les municipaux tentent de se frayer un passage jusqu'à M' ne Vauberné pour l'expulser, mais dans la bagarre ils reçoivent aussi de nombreux horions.
L'audience est suspendue pendant un quart d'heure. M. Vauberné en profite pour prendre quelques témoins qui attesteront devant les tribunaux que M m - Vauberné s'est portée sur lui à des voies de fait. De son côté, M mc Vauberné choisit immédiatement un avocat et un avoué et les charge d'erilamer sur l'heure un procès en séparation.
Les audiences du grand procès Badinard contre Cabassol se succédaient plus mouvementées les unes que les autres. Le grand mouvement de curiosité excité par la première audience, loin de s'être apaisé, n'avait fait
M"" Vaubemé choisit immédiatement un avocat.
que s'accentuer, chaque jour le Palais de justice était assiégé par la foule. Ceux qui n'entraient pas attendaient dans les couloirs ou dans la salle des Pas-Perdus les nouvelles de l'audience et les transmettaient aux curieux du dehors. Des notabilités de tous les mondes garnissaient la salle et ne manquaient aucune audience : on voyait des hommes politiques soucieux de s'éclairer sur les grandes questions mises en jeu par le procès, et notamment sur la question du divorce, à laquelle le procès apportait un grand nombre d'arguments pour ou contre, des auteurs dramatiques attirés par les curieuses révélations qui soulevaient par bien des coins, le voile delà vie privée du monde du xix e siècle — des grandes dames en quête de détails piquants, des" artistes dramatiques, des diplomates, des petites dames, etc., etc.
Cabassol est vivement pris à partie par les témoins qui continuent à défiler devant le tribunal. La lumière ne se fait pas, M me Badinard, tout le monde s'accorde à le dire, est innocente, mais aucun des témoins, soit oubli, Soit mauvaise volonté, n'a révélé le nom delà véritable propriétaire de l'album au\ 71 photographies, de la collectionneuse de souvenirs amoureux, cause de tout le mal.
Les chroniqueurs et les mauvaises langues se font un malin plaisir de donner des noms purement imaginaires, et de mettre cette collection malencontreuse sur le dos de personnes bien innocentes. Dès la seconde audience on a parlé de Criquetta qui a répondu spirituellement par un certificat de Bézucheux de la Fricottière, l'un des 77, attestant sa parfaite innocence. Ensuite on a prononcé le nom de GoVa Pearl, mais, vu le nombre relativement peu important des portraits, les soupçons se sont portés bien vite sur d'autres jeunes personnes. Une grande dame du noble faubourg fut un instant indiquée comme
Le public à l'audience.
la véritable collectionneuse, puis une écuyère endossa la responsabilité du Snes témoins protestent à l'unanimité de l'innocence de M- Badiriard et déclarent que jamais ils n'ont offert le moindre portrait à cette dame, en revanche, ils ne se se gênent pas pour fulminer contre la férocité aveugle de feu Badinard et contre le pauvre Gabassol. M° Taparel et Miradoux sont aussi fortement maltraites par les témoins furieux du rôle joué par eux en cette affaire.
Cinq maris se sont réunis pour se porter partie civile et intenter a 1 infortuné Cabassol un second procès; le maestro Colbuche est à la tête de cette ligue, ils réclament'à MM. Gabassol, Taparel et Miradoux cinq cent mille francs de dommages et intérêts pour le préjudice conjugal à eux causé.
La treizième audience fut marquée par un incident qui donna un nouveau tour au procès. Un témoin trop rageur ayant parlé de son désir d'obtenir une réparation immédiate, Gabassol se leva et demanda la parole.
M Gabassol. — Le témoin M. Koppmann parle de réparation en termes que je me réserve de relever plus tard, hors de cette enceinte. Je dois lui dire aujourd'hui qu'il ne peut être, question de réparation quand il n'y a pas eu de sévices! Monsieur portait dans la liste des vengeances à exercer, le n» 58; ie n'ai pas eu le temps d'aller jusque-là, je n'ai donc rien à réparer...
M. Koppmann. — Allons donc!...
M. Cabassol. — Il n'y a pas d'allons doncl j'ai de l'ordre et de la mémoire, je n'ai pas eu le temps d'aller jusqu'à votre numéro, je vous l'affirme.
Projet de fontaine expiatoire & élerer en l'honneur des victimes de l'affaire Badinard.
fantaisies que M mc Koppmann peut s'être permises sans que j'y sois pour rien...
M. Koppmann. — Tenez, monsieurle président, voilà deux lettres que j'ai saisies dans un corset de M me Koppmann, lors des recherches que je fis quand les journaux m'apprirent que je me trouvais sur la liste des victimes de M. Cabassol!
(Le témoin, visiblement ému, passe deux petites lettres à M. le président, qui en donne lecture.)
Mardi. Vous voir, c'est vous aimer! vous aimer, c'est habiter le 7 e ciel ou plonger au plus profond de l'enfer, à votre choix, selon ce que vous déciderez pour le cœur profondément ému qui écrit ces lignes avec la tête perdue!
Vous êtes belle, soyez bonne ! ne me précipitez pas dans les affres du désespoir je vous l'ai dit hier, je vous l'avais dit avant hier, je vous le crie aujourd'hui, je vous aime! enfer ou paradis, décidez!
Gu bien, au moins ne me faites pas faire -rop de purgatoire.
Jeudi matin. Ma petite bichette chérie.
Si ma petite bichette chérie était bien gentille, mais là, bien gentille, je sais bien ce qu'elle ferait! elle viendrait avec moi écouter les Horaces à l'OdéonJ'ai une loge de faveur! comme ça la reposerait du naturalisme, et comme il serait doux de causer du grand Corneille à deux ! Ma petite bichette chérie m'expliquerait Gœthe, et elle prendrait l'engagement de ne pas être méchante comme hier et de ne plus me parler de son affreux mari qui est en voyage depuis 6. mois et qui ferait bien d'y rester !
M. Cabassol (accent indigné et sincère). — Jamais je n'ai écrit cela! je proteste!
M. le Président. — En effet, cela ne ressemble pas aux différents spécimens d'écriture que le tribunal a devant les yeux... et c'est signé Mir.f
M e Taparel, bondissant derrière Cabassol. — Et c'est signé Mir. ?
(M. Miradoux, placé à côté de M 6 Taparel, parait visiblement gêné.)
M e Taparel. — Mir., c'est Miradoux... Je prie M. le président de me laisser jeter un coup d'œil sur ces autographes...
M. Koppmann. — Mais vous me les rendrez, ils me sont indispensables pour obtenir le divorce...
M. Miradoux. --Je n'essaierai pas de feindre; ces deux lettres sont de moi. (Stupeur dans l'auditoire.) Affaire personnelle dans laquelle M. Cabassol n'a rien à se reprocher!... Je sollicite toute l'indulgence du tribunal pour un instant d'erreur... Oui, un instant d'erreur non partagée ! M me Koppmann est pure, elle n'est pas venue à lOdéon, je le jure... (M. Koppmann ricane et se croise les bras.) Mon Dieu, messieurs, c'est l'affaire Badinard qui est cause de ma chute... permettez-moi de m'expliquer. Nommé exécuteur testamentaire par la confiance de M. Badinard, quel était mon devoir? Tous les juristes s'accorderont à le dire : Mon devoir, mon devoir strict était de veiller à l'exécution des volontés du testateur et d'aider de tout mon pouvoir à cette exécution.
M e Biciiel, avocat de M. Cabassol. — En droit, M. Miradoux a raison. L'exécuteur testamentaire doit exécuter ou veiller à ce que le légataire exécute! Sirey, Dalloz, Dupin, Troplong sont d'accord là-dessus, et je pourrais citer maints jugements qui affirment ce devoir de l'exécuteur testamentaire.
M e Mitaine. — Certainement, la question de droit ainsi posée doit être résolue dans ce sens, mais la question de fait! Je défie l'éminent avocat de la partie adverse de trouver dans Sirey, Dalloz ou Dupin, rien qui autorise M. Miradoux à appeler la femme du témoin ma petite bichettechérie ! I!
M e Bjcuel. — Sans nul doute ! mais il n'en est pas moins vrai que M. Miradoux, exécuteur testamentaire, devait tout faire pour aider à l'exécution du testament de feu Badinard? Je profite de l'occasion pour bien établir son rôle... Ce rôle fut à la fois modeste et actif; M. Miradoux se chargea de recueillir sur les soixante-dix-sept personnes, vouées à la vengeance de M. Cabassol, tous les renseignements nécessaires à l'exécution rapide et discrète des volontés du testateur. Je n'ai pas à discuter la légitimité des griefs de M. Badinard, il est maintenant prouvé que l'infortuné fut jeté dans l'erreur par un concours de circonstances encore inexpliqué. Je reviens à M. Miradoux. Pour être modeste, le rôle accepté par lui n'en était pas moins rempli de périls cachés, de fossés dissimulés sous les fleurs ! Pensez-y, messieurs, dans le cours de ses recherches, M. Miradoux dut être exposé bien des fois à des émotions aussi délicates que dangereuses, à des troubles particuliers... il est homme et par conséquent fragile... Vingt fois il triompha de son cœur, la vingt-unième fois ii succomba!... 11 a droit, en
— M. Miradoux dût être exposé à d,es émotions délioatu et dangereuses.
raison de sa situation particulière, à toutes nos indulgences ; il était exécuteur testamentaire, il a exécuté, un peu trop et voilà tout !
M. Miradoux {timidement). — Excès de zèle!...
M. le Président. — Cette affaire, messieurs, est profondément triste, elle nous montre à quelles faiblesses des hommes, d'un caractère sérieux pourtant, peuvent se laisser entraîner par suite d'une mauvaise interprétation du devoir.
M. Koppmann. — Il n'en est pas moins vrai que j'ai été victime. Je redemanderai au tribunal les lettres de M. Miradoux pour les poursuites ultérieures.
If. Gabassol. — Je déclare solennellement ici que dès l'instant où j'ai connu à quelles déplorables erreurs, l'erreur première de M. Badinard m'avait conduit, j'ai cessé toutes hostilités, et que j'ai immédiatement songé à offrir une réparation discrète aux personnes lésées... (Mouvement dans l'auditoire.)
M. le Président. — Ce sentiment est louable; mais de quel genre de réparation voulez-vous parler?
Une voix dans la salle. — Le revolver! (Émotion profonde.)
Une autre voix. — Le sabre IMille cartouches!...
Une autre voix. — Pas de réparations possibles !
Une autre voix. — C'est sa vie qu'il me faut d'abord l
Une autre voix. — Cinq cent mille francs de dommages et intérêts ensuite !
M. le Président. — Si ces manifestations peu respectueuses pour la justice continuent, je ferai évacuer la salle.
Une voix féminine au banc des avocats. — Je ne veux pas qu'on le tue, moi!
(M. le président regarde du côté des avocats et dit quelques mots à un huissier. Un avocat est saisi par le garde municipal, il veut protester, mais sa toque tombe et de longues tresses blondes se montrent indiscrètement. Quelques personnes croient reconnaître sous la robe de l'avocat une actrice des Folies-Musicales. Quelques jeunes avocats prennent son parti et sont expulsés avec elle.)
Les vociférations continuent dans la salle. — Non, pas de réparation possible! — Le revolver! le sabre 1 etc., etc.
M. le Président. — Qui a parlé?
M. Ramon de las Carabellas dans la foule. — Moi!
Le colonel Ploquin, idem. — Moi ! j'ai été traité de vieux singe, je veux laver cette injure dans le sang de M. Cabassol !
M. le Président. — M. Cabassol a dit que dès le premier jour il avait songe qu'il vous devait une réparation. Laissez-le s'expliquer.
M. Gabassol. — Feu Badinard avait dit : la peine du talion! Sa femme était très compromise, à ses yeux, par les soixante-dix-sept portraits de l'album, je devais donc compromettre les épouses de ces soixante-dix-sept portraits!... j J ai à me reprocher d'avoir compromis quelques personnes... bien à tort, je le reconnais, mais enfin... j'ai compromis ! Que devais-je faire pour
Je ne veux pas qu'on le tue, moi!
réparer autant qu'il était possible mes torts envers les personnes lésées? Après avoir bien réfléchi, après avoir bien pesé les avantages et les inconvénients, je me suis arrêté à un projet que je demande à dévoiler à monsieur le Président...
M. le Président. — Dévoilez tout haut.
M. Cabassol. — La ville de Paris manque de bornes-fontaines; grâce à la haute c générosité d'un homme qui allie la philanthropie au goût épuré des beaux-arts, elle a les fontaines Wallace, mais elles ne sont pas en nombre suffisant... j'ai donc pensé...
(Don Ramon Carabellas se démène furieusement dans l'auditoire et parle encore de recoh'er.)
M. Cabassol. — Je me suis donc arrêté au projet de doter la Ville de nouvelles bornes-fontaines artistiques, presque monumentales, dont le principal ornement serait, pour chacune, le buste d'une personne lésée...
Dqn Ramon Carabellas, vociférant. —Je ne suis pas de Paris! je préfère le revolver !
M. Cabassol. — D'abord vous n'êtes pas lésé, vous, vous n'auriez pas droit à ma borne-fontaine !
Le colonel Ploquin. — Le sabre 1 pas de fontaine !... le qualificatif borne est encore une injure!
M. le Président. — Ces interruptions sont déplacées. — Je ne vois rien que de fort louable dans l'idée de M. Cabassol. — M. Cabassol entraîné par les circonstances est tombé dans des erreurs regrettables, mais il me paraît entré dans la voie des remords sincères. Son projet à quelque point de vue qu'on l'envisage, me paraît digne d'être discuté.
M c Mitaine. — Ce n'est qu'un projet en l'air!
M. Cabassol (Sortant une liasse de papiers, de sa poche.) — Voici les devis de l'architecte que j'ai consulté, voici le devis du plombier et enfin voici le croquis du sculpteur! vous voyez que ce projet était sérieux. Sans le procès, les bustes seraient en cours d'exécution! On peut citer le plombier, l'architecte et le sculpteur...
M e Mitaine. — Si c'est sur l'actif de la succession Badinard que M. Cabassol prétendait élever des bustes aux personnes lésées, je proteste au nom de M m: Badinard... Le testament injurieux de feu Badinard portait que, dans le cas où M. Cabassol renoncerait aux vengeances ordonnées, ou bien ne réussirait pas dans ses tentatives, la fortune personnelle de M. Badinard servirait à élever une maison de retraite douce et confortable pour les maris maltraités par le sort. Il ne peut plus être question de cet asile maintenant que l'on sait que feu Badinard fut un maltraité imaginaire. Donc pas de vengeance, pas d'asile, mais l'annulation du testament!...
M. le Président. — Le tribunal, avant de rien décider sur cette question, doit faire la lumière sur toutes les autres. — Le point capital du procès c'est l'innocence ou la culpabilité de M me Badinard, le défenseur ne met pas en doute cette innocence, soit, mais alors, à qui appartenait l'album sur lequel le testament est basé? tout est là! Quelle est donc la personne qui possède à un si haut degré le culte des souvenirs photographiés? Les témoins qui lui offraient tant et de si tendres hommages n'ont pas seulement pu se rappeler son nom... Inconstance désastreuse! légèreté inouïe! oubli lamentable!... Il est temps cependant de faire sortir de son incognito cette aimable collectionneuse; j'adjure M. Gabassol de sortir de sa réserve et de nous dire ce nom qu'il cache sans doute par un excès de discrétion blâmable. Je l'adjure de nous le dire, au nom d'une femme outragée et calomniée, au nom même de son adversaire, au nom de M me Badinard!
(Sensation profonde ; on attend avec anxiété la réponse de M. Cabassol.) M. Cabassol (d'une voix grave). — Monsieur le président ne fait pas en vain appel à ma délicatesse — Je reconnais n'avoir pas le droit de laisser peser plus longtemps sur une tête innocente l'erreur de feu Badinard... La per-
Hier a été célébré le mariage morganatique de..
sonne qui avait collectionné les soixante-dix-sept photographies... c'est M m0 Tulipia Balagnyl
Émotion indescriptible, l'auditoire pousse des exclamations où percent la surprise, la colère, la gaieté, l'ironie ou l'indignation; on rit beaucoup au banc occupé par les artistes des Folies-Musicaies — Des reporters s'échappent rapidement pour aller porter la nouvelle à leurs journaux.
(Tous les témoins dispersés dans la salle font des efforts surhumains pour descendre à la barre à travers Vawlitoire tumultueux. Bezucheux de la Fricottière, Lacostade, Bisseco, Saint-Tropez et Pontbuzaud assis à côté de Cabassol, se lèvent et tinterpellent...)
— Mon petit bon, tu en es sûr? s'écrie Bezucheux, mais alors, messieurs, c'est une affreuse trahison, vous me trompâtes plus que je ne pensais...
— Ht vous! indigne ami, vous nous...
— Je me disais... ils me trahissent un petit peu... légèrement... mais... Lis amis, moi je trouve ça dégoûtant, décidément!... c'était avant ma première brouille avec Tulipia, il y a deux ans et demi, trois ansl...
— Il y a trois ans? alors, dit Lacostade, c'est moi le premier en date... d'ailleurs, j'avais le n° 37, dans l'album... vous pouvez vérifier... eh bien! je date d'il y a quatre ans, moi, messieurs, je sortais du régiment... je me suis brouillé cinq fois avec Tulipia, et cinq fois nous nous raimâmes!... donc c'était moi le plus trompé!
— Moi s'écria Bisséco, je vis la perfide Tulipia il y a deux ans et demi pour la première fois;... mon portrait porte le n° 58 dans l'album au* souvenirs... du diable si je me doutais...
— C'est moi le dernier, mes enfants, j'ai le n° 62 ! déclara Saint-Tropez, Tulipia date de mon conseil judiciaire, il y a deux ans et deux mois ...j'obtins mon conseil judiciaire un vendredi, le samedi je soupais avec la perfide et elle me consolait...
— Alors, misérable, c'est toi qui nous trompas tous!...
— Allons, messieurs, dit Gabassol, un peu de philosophie!
— Horreur, fit Bezucheux, nous apprenons ça aujourd'hui, quand ce matin les gazettes nous ont déjà porté un si rude coup au cœur... Tiens, lis cet entrefilet du Figaro.
TÉLÉGRAMMES ET CORRESPONDANCES
« Vienne. — Hier a été célébré à l'église grecque le mariage morgana-« tique de Son Altesse le prince Michel de Bosnie, avec la baronne de Balagny, une charmante Parisienne qui va éblouir de son sourire et de ses vertus l'antique et solennelle cour de Bosnie. L'auguste père du prince Michel « avait négocié naguère une union avec la maison de Klakfeld, mais le cœur « ayant parlé, la raison politique a dû s'incliner.
— Diable! fit Cabassol, pauvre Tulipia, ma révélation va peut-être la gêner!... je ne voulais rien dire, mais vous avez vu, vous êtes témoins, j'ai été forcé de parler...
Un bruit de gifles données et rendues précipitamment l'interrompit. C'était le bouillant don Ramon Carabellas qui s'expliquait avec M. de Monistrol.
— Monistrol, vous êtes un polisson! s'écriait don Ramon, c'est moi qui vous ai présente à Tulipia...
— Vous m'en rendrez raison! répondait M. de Monistrol.
Liv. 72.
M. Arsène Gratteloup, greffier, jadis vertueux, en partie fine.
— Allons donc! allons donc' messieurs, disait M. Poulet-Golard, il n'y a que la science qui ne trompe pas!... je suis trompé comme vous, moi, et je ne me fâche pas!... voyez-vous, on ne peut demander à une parisienne de notre époque, la fermeté de principes des femmes de l'âge de pierre...
M. le président ne pouvant venir à bout du tumulte, leva l'audience et lit évacuer la salle par un peloton de municipaux.
Il y eut quatre duels le lendemain matin, pïï à Sceaux, un à Vincennes, un à Boulogne, et un à Sèvres. Don Ramon de Garabellas reçut un coup d'épée de M. Monistrol et lui rendit une petite piqûre.
M. Félicien Cabuzac, provoqué par un de ges compagnons de l'album, s'en
Les suites de l'affaire Badinard.
tira d'une façon très adroite, il profita de sa myopie bien caractérisée, pour pratiquer une large estafdade au nez d'un de ses témoins; cette blessure arrêta le combat, le duel étant au premier sang. — De cette façon, M. Gabuzac garantit sa tranquillité pour l'avenir, il avait fait ses preuves et dans tous les cas, il était maintenant certain de ne plus trouver de témoins.
Précieuse recette que nous livrons aux personnes qui n'aiment pas plus que nous les promenades sentimentales à l'épée ou autres instruments piquants et contondants.
Les autres duels se terminèrent sans autre malheur que l'effusion du sang des canards traditionnels.
Trois nouvelles demandes en séparation de corps furent déposées dans la matinée au Palais de justice et deux dans l'après-midi, ce qui porta les procès en séparation suscités par l'affaire Badinard au chiffre de quatorze. - Effrayant résultat de l'erreur de feu Badinard! Le Palais était en révolution, juges, avoués et avocats étaient littéralement sur les dents. M. Arsène
Gratteloup, greffier, jadis simple et vertueux, affectait maintenant des allures gommcuses qu'on ne lui avait pas vues jusque-là; il avait de longues conversations dans le greffe même avec sa protégée M ,le Billy et le bruit courait qu'un dimanche, on l'avait rencontré à Asnières, en train de faire une partie d'escarpolette dans le jardin d'un restaurant de canotiers.
Une foule encore plus compacte se pressa le lendemain de la révélation de Gabassol dans les couloirs et dans les salles du Palais de justice. On s'attendait à de nouveaux scandales, les journaux du matin ayant annoncé que le héros de l'affaire allait faire de nouveaux aveux et donner la liste, complète cette fois, des femmes du monde qu'il avait compromises— avec force détails à l'appui.
Ce fut au milieu du plus religieux silence que le tribunal entra en séance. — Un coup de théâtre inattendu vint décevoir les espérances des curieux : le greffier, aussitôt l'audience ouverte, donna lecture d'une ordonnance par laquelle l'affaire Badinard était renvoyée après les vacances.
f Le tribunal,
« Vu la nouvelle phase dans laquelle est entré le procès,
« Vu la nécessité d'une enquête sur les nouveaux faits introduits à la cause,
« Attendu l'état de confusion dans lequel se trouvent les renseignements con-tradicloires,
« Ordonne :
« L'affaire Badinard contre Cabassolest remise à trois mois.
Le sentiment unanime de la foule, surprise par cette remise d'une affaire à peu près élucidée, fut qu'une haute influence diplomatique avait dû agir sur le Palais de justice. Sans nul doute Tulipia, épouse morganatique du prince de Bosnie, troublée dans sa lune de miel par les révélations scandaleuses du procès Badinard, cherchait à étouffer l'affaire, ou tout au moins à la faire traîner en longueur pour avoir le temps de colorer d'une façon toute différente sa participation aux chagrins de feu Badinard. On raconta dans les cercles bien informés, qne le précepteur du prince de Bosnie, le baron de Bliken-dorf. s'occupait spécialement de l'affaire, et cherchait partout une jeune personne qui consentît moyennant une petite somme, à endosser la responsabilité de l'album au lieu et place de Tulipia, princesse de Bosnie.
On demande une jeune personne.
Départ pour le château de la Fricottière.
La remise de l'affaire Badinard avait considérablement chagriné M a Mitaine, l'avoué poursuivant. Sa proie pouvait lui échapper, cette remise arrivait juste au moment où il se flattait d'obtenir haut la main la condamnation de Gabassol ; qui sait ce qui pouvait se passer pendant ce délai I Gagner du temps pour un plaideur c'est presque gagner sa cause
Pour se consoler, il s'était attelé le soir même aux petites affaires de séparation que le grand procès lui avait amenées, il les étudiait avec amour et se promettait d'en profiter pour entretenir la curiosité publique avec ces bribes de l'affaire Badinard, jusqu'à la reprise des hostilités.
Bezucheux de la Fricottière Ris, se présentant dans son cabinet le lendemain de la remise, le trouva donc au travail; les dossiers de quatre maris tirés de l'album, et de cinq ou six femmes compromises parCabassol, étaient déjà préparés, M p Mitaine les houspillait et les mettait en pièces avec beaucoup de verve dans de? esquisses préparatoires de plaidoiries et il souriait à la pensée défaire retomber sur ses adversaires du grand procès le scandale de ce* affaires incidentes.
— Bonjour, cher maître ! dit Bezucheux en prenant un siège, vous souvient-il de notre affaire de Beaumesnil?Vous rappelez-vous que nous devions nous couper la gorge?
— Mille pardons! nous nous sommes expliqués... s'écria M 0 Mitaine en reculant son fauteuil.
— Sans doute! sans doute! sans cela ce serait déjà fait! je veux dire : vous rappelez-vous que nous faillîmes nous cntregorger ? je vous prenais pour mon rival et dame! en pareil cas... mais vous m'avez juré de ne plus pensera Criquetta, ma blanche colombe, et j'ai consenti à oublier votre présence à une heure indue, à une condition!... vous souvenez-vous de la condition?
— Non !
— Comment non ! Vous avez oublié que vous m'aviez promis de vous occuper, en avoué et en ami, de l'interdiction de M. Bezucheux de la Fricot-tière, mon père?
— Ah ! c'est vrai ! Eh bien ?
— Eh bien ! il est temps d'agir. Papa dépasse toutes les bornes, il devient hvperboliquement torrentueux !
— Vous dites? demanda l'avoué en se préparant à prendre des notes.
— Je dis qu'il cascade de façon à faire dresser les cheveux au blason de notre famille, s'il en avait. Notre blason n'est pas bégueule, vous savez : je fricotte, etc. Mais, il est des choses auxquelles il n'a pas été habitué !... Passe pour fricotter, mais... Quelle conduite, cher maître, pour un descendant des croisés !
— Diable ! que fait donc monsieur de la Fricottière?
— Mon cher maître Mitaine, je n'oserai jamais vous l'avouer!... et cependant il le faut... tous les la Fricottière, ces tiers barons couverts de fer dont les nobles figures ornent les panneaux de la grande salle de notre manoir; tous ces vieux et rudes chevaliers doivent en tressaillir de fureur dans leurs tombes...
— Mais enfin, monsieur votre père...
— Il veut... il prétend...
— Quoi?
— Enfin, mon bon, il veut épouser sa gouvernante 1 Bigre!...
— Quand je vous le disais... complètement ramolli, papa, complètement!., fricotté trop longtemps ! v'ian, un bon conseil judiciaire, il n'est que temps !
— Mais c'est qu'un conseil judiciaire ne peut l'empêcher d'épouser...
— Turlututu! ça le maintiendra toujours, et ça fera reculer la gouvernante... Vite, en route pour la Fricottièrel...
— Comment, en route! engageons l'affaire de Paris...
— Oubliez-vous ee que vous m'aviez promis! je vous enlève! vous êtes libre, la remise de l'affaire Badi-nard vous donne quelques loisirs, profitons-en. Vous savez que vous avez pris un engagement d'honneur, là-bas à Beaumesnil...
— C'est que j'ai là quelques affaires en séparation de corps à...
— Vos clercs sont là.
— Mes clercs... mes clercs !... ils n'ont pas ma longue expérience... S'ils allaient laisser faire des réconciliations!
— Bah!... pour quelques jours, vos clients porteront leurs chaînes quelques jours de plus 1 Vous savez, ça sera une petite partie... Vous serez en pays de connaissance, Bis-séco, Pontbuzaud, Lacostade et Saint-Tropez, les témoins de l'affaire Badinard viennent avec moi voir interdire papal, que ce sera drôle !
L'avoué réfléchissait.
— Allons donc! mon bon, fit Bezucheux en frappant sur le ventre de M e Mitaine, vous voulez donc faire de la peine à Criquetta ? Si vous ne venez pas, je croirai que vous ne voulez pas vous rencontrer avec elle...
— Comment, M mc Criquetta est du voyage?
— Parbleu !
— Mon cher client! je boucle ma malle et je vous accompagne... où allons-nous ?
— Très bien! j'aime cette belle ardeur! nous allons à la Fricottière, arrondissement de Chinon, ligne du Midi! Départ demain matin à huit heures, arrivée à Chinon à midi, déjeuner, départ en voiture à deux heures pour la Fricottière.
— Complètement ramolli, papa!
entre nous, je crois
— Entendu !
M" Mitaine se remit au travail. Ce fut une rude journée, il avait à organiser la b.esogne de ses clercs pour le temps de son absence, à terminer quelques affaires et enfin, besogne plus rude, à préparer la tendre M'" e Mitaine à une cruelle séparation de quelques jours. ;
Le lendemain, à l'heure dite, M 8 Mitaine se trouvait à la gare muni d'une petite valise et d'une serviette bourrée de dossiers. Son client n'était pas encore là. Juste au moment où le train allait partir, Bezucheux arriva en tête d'une véritable caravane. On n'eut que le temps de prendre les billets et de courir au train, on s'empila dans deux compartiments, à la hâte, en jetant pêle-mêle les cartons, valises et sacs de nuit; la cloche sonna, le train siffla et l'on partit.
M" Mitaine, un instant ahuri par la course au clocher qu'il avait fallu exécuter pour ne pas manquer le départ, se remit alors, il rajusta son lorgnon et s'aperçut qu'il avait comme vis-à-vis de compartiment l'homme qui depuis un mois lui servait de tête de turc, son adversaire du procès Badinard, M. Antony Cabassol lui-même !
M° Mitaine jeté par un coup de tampon dans les bras de Cabassol se recula vivement et resta pétrifié dans son coin.
— Eh bien! mon cher avoué, dit Bezucheux, je n'ai pas besoin de vous présenter monsieur, vous vous connaissez... j'avais oublié de vous le dire, M. Cabassol nous accompagne... ce brave garçon, vous savez, on l'a un peu turlupiné dans ces derniers temps, il a besoin.de distractions, d'émotions douces, alors je lui ai dit : viens voir interdire papa !
— Allons, dit Cabassol, terrain neutre ici, mon cher persécuteur,.... nous avons trêve pour trois mois, nous reprendrons la lutte ensuite.
— Sans rancune, dit M 0 Mitaine, vous savez, comme avoué je cherche à vous faire de la peine, mais comme homme, je vous admire!... Quelle vaillante entreprise! soixante-dix-sept vengeances!...
Les compagnons de l'avoué étaient Bezucheux et Criquetta, "Lacostade et une jeune personne répondant au doux nom de Renée Trompette, Saint-Tropez et une étoile de café-concert. L'infortuné Cabassol était seul avec ses chagrins; Bisséco etPontbuzaud avaient pris place dans le compartiment voisin en compagnie de deux jeunes et élégantes dames dont on percevait les éclats de rire à travers la cloison.
Laissons Bezucheux peindre à ses compagnons les splendeurs du manoir paternel et transportons-nous à la Fricottière. Le fief de la famille des Bezucheux est situé en pleine Touraine, dans un pays charmant aux douces ondulations couvertes de bois et de vignes, parsemées de villages et de châteaux. Le manoir, une haute construction de style Henri IV, est perché sur une éminence au-dessus du village de la Fricottière dont les maisons descendent dans un déboulis pittoresque jusqu'aux bords de la Loire.
Une large avenue conduit entre les deux rangées d'ormes séculaires à la grille du parc des Bezucheux. Remarquons en passant, si nous ne les avons
La dernière conquête du père La Fricottière.
pas déjà vues dans le village, les affiches roses posées sur les deux piliers de la grille. La première porte ces simples mots en capitales de vingt centimètres de hauteur :
CANTON DE LA FRICOTTIÈRE
CANDIDAT AU CONSEIL GÉNÉRAL DE L'iNDRE-ET-LOIRE
BEZUCHEUX DE LA FRICOTTIÈRE Liv. 73.
La seconde est une profession de foi du candidat, ainsi conçue :
ÉLECTEURS DU CANTON DE LA FRICOTTIÈRE
Messieurs et citoyens,
Revenu définitivement parmi vous après de longues années employées à l'élude approfondie des grandes questions politiques, agricoles, internationales et sociales, à l'élucidation réfléchie des problèmes qui s'imposent à l'attention de l'homme politique, je viens mettre au service de mon pays et de mes chers concitoyens, l'expérience et les connaissances acquises par de sérieux travaux!
Sans passé politique et sans attaches d'aucune sorte, je suis réellement l'homme de la situation, le candidat mixte appelé à recueillir tous les suffrages des électeurs véritablement éclairés. A la fois progressif et conservateur, que veux-je? messieurs et citoyens, je veux avant tout le bien-être et la prospérité du canton de la Fricot-tière, je veux voir régner la satisfaction sur le visage de tous les habilants de ce beau canton, non pas une satisfaction apparente et de surface, mais une satisfaction complète et absolue, en un mot une satisfaction générale, locale et particulière pour toutes leurs préférences politiques, pour les chemins de fer, pour les chemins vicinaux, pour le rendement des céréales, pour la beauté de la vigne et pour la qualité des betteraves! Voilà mon programme! Pour le réaliser, je mets au service du canton les lumières de mon expérience et l'énergie de mon dévouement! aux urnes, messieurs et citoyens, et votez pour le candidat du progrès et de la liberté !
Je méprise trop les calomnies de mes adversaires pour daigner leur répondre. Mon concurrent représente un parti, un seul parti, moi qui n'ai pas ces étroitesses d'esprit d'un autre âge, je demande à les représenter tous! Électeurs intelligents et éclairés, vous voterez pour le candidat MIXTE.
Bezuciieux de la Fricottière.
L'auteur de celte belle proclamation prenait l'air dans son parc ; étendu dans un fauteuil roulant poussé par une dame en costume à la fois simple et coquet, il méditait sur les grands problèmes sociaux dont il avait promis l'élucidation réfléchie à ses électeurs. Bezucheux fils avait dit vrai, le président du club des Billes de billard était bien changé ; épaissis, alourdis par la graisse, ses nobles traits avaient subi une altération visible, et l'affaissement de sa lèvre inférieure, l'alourdissement de ses paupières dénotaient l'arrivée prochaine de ce ramollissement, subi par tous les la Fricottière aux approches de la soixantaine.
M. de la Fricottière était, de plus, tourmenté par les attaques d'une goutte violente et obstinée; il ne marchait plus, il passait, ses journées étendu sur une chaise longue ou traîné dans un fauteuil roulant par sa gouvernante. Hélas! M. de la Fricottière l'avouait maintenant, il avait trop fricotté; sa goutte et son avachissement prématuré, ses embarras gastriques et financiers, tout cela était le résultat de longues années de fricoltagcs trop accentuésj M. de la Fricottière avait résolu de changer d'existence. Une vie sage et paisible à la campagne, une conduite régulière, embellie par le dévouement aimable de sa gouvernante et par les pures distractions de la politique, devaient, il l'espérait du moins, réparer à la longue le délabrement de sa santé et celui de son budget.
Promenade dans le parc de la Fricottière.
La gouvernante de l'ex-bille de billard n'était pas une gouvernante ordinaire, et M. de la Fricottière ne s'était pas adressé à un bureau de placement pour la trouver. Ce n'était rien moins qu'une chanteuse de café-concert, oubliée par son directeur, après faillite, dans un hôtel de Bordeaux; Bezu-cheux l'avait vue, l'avait dégagée en payant une formidable note, l'avait rhabillée, et à défaut d'engagement ailleurs, l'avait amenée à la Fricottière où elle était restée avec le titre de gouvernante. C'était la dernière conquête du vieux viveur, sa dernière folie ! ce dernier nom devait clore la longue liste des victoires et conquêtes de Bezucheux, don Juan définitivement mis" à la retraite. L'ex-chanteuse de café-concert l'avait transformé en un amoureux, craintif et plein d'égards comme un jouvenceau, elle avait en peu de mois établi son empire sur des bases solides, et elle comptait avant peu amener le châtelain de la Fricottière à lui offrir sa main en plus des débris de son cœur et de sa fortune.
Lucie! disait Bezucheux de la Fricottière en se retournant vers sa gouvernante, je vous L'ai déjà dit, mais je le répète, vous êtes un ange!
Taisez vous, vilain! répondit la gouvernante en donnant une légère pichenette sur le nez de son maître, vous savez bien que vous avez un discours à prononcer devant vos électeurs... restez tranquille, pensez aux interpellations que vos adversaires vous susciteront dans la réunion d'aujourd'hui...
— Lucie, vous êtes un ange! je vous le répète... je n'ai plus besoin de méditer, je n'ai jamais été aussi sûr de moi... c'est le jour de la bataille que je retrouve toute ma lucidité d'esprit... mes adversaires, je les pulvériserai, leurs objections, leurs observations, leurs interpellations, je les... D'ailleurs vous savez bien, petite scélérate, que nous avons cinq ou six hommes intelligents et sûrs qui sont chargés de crier à laporte, les provocateurs ! à toute interpellation de nos ennemis politiques...
La gouvernante, après une seconde pichenette sur le nez de Bezucheux, tourna la petite voiture du côté du château; un domestique vint au-devant de son maître et l'aida à descendre de voiture et à gravir le perron. M. de la Fricottière se traîna péniblement jusque dans la salle à manger où sa chaise longue l'attendait; la gouvernante, après avoir amoncelé les oreillers sous sa tête, amena une petite table devant lui, et s'en fut chercher au buffet un plateau chargé d'un flacon de kummel et de deux petits verres.
Aïe ! fi* M. de la Fricottière en allongeant sa jambe sur la chaise longue, aïe!... ah! Lucie, quelle cruelle expiation pour mes erreurs de jeunesse!... Allons, le bezigue consolateur!
La gouvernante remplissait avec componction les deux petits verres.
— Vous ne voulez pas relire votre discours pour la réunion de tout à l'heure? demanda-t-elle.
— C'est inutile, il est parfait!... la réunion est pour trois heures; j'ai donné des ordres au jardinier. Quand les électeurs arriveront, ce maraud me préviendra... Donc, tranquillité absolue jusque-là.
Lucie se mit en devoir de battre les cartes.
Pendant quelques minutes la conversation se borna à des quarante de dames, cent d'as, etc.
M. de la Fricottière, ayant savouré la moitié de son kummel, posa les cartes sur la table, puis regarda sa gouvernante d'un œil attendri et dit :
— Lucie, mon enfant, j'ai pris un parti... je veux définitivement me ranger! C'en est fait, je commence à n'être plus jeune, peut-être vous en étes-vous déjà aperçue...
— La jeunesse ne fait pas le bonheur, dit mélancoliquement la gouvernante, moi-même je vais sur mes vingt-huit ansl
— Oui, Lucie, oui, oui! je veux me ranger!... j'ai envoyé ma démission de président du club des Billes de billard, j'ai soif de repos, de tranquillité, de verdure, d'émotions douces; après avoir vécu de longues années en joyeux célibataire — j'ai été si peu marié! — je commence à reconnaître le vide de cette existence de cascades perpétuelles ; vanité des vanités, tout n'est que vanité! Éclairé par l'expérience, je reviens à des sentiments plus nobles, je veux être utile à mon pays, je veux consacrer mon âge mûr à...
Le bezigue consolateur.
— Quarante de dames! marqua la blonde gouvernante.
— Non, Lucie, plus de dames I... Les orages de la passion ont ravagé ma jeunesse et dépouillé mon cuir chevelu des toisons de la jeunesse... plus de dames, mais une affection sérieuse...
— Oh ! oui, fit Lucie.
— Sérieuse et durable ! appuya M. de la Fricottière en reprenant ses cartes... quatre-vingts de rois!... Lucie, l'affection que vous me portez est-elle sérieuse et durable? Oui! Eh bien... je vous ai dit que j'avais pris la résolution de me ranger, non seulement je veux me ranger, mais encore je veux me marier! Cent d'as!... Je marque!... En un mot, Lucie, voulez-vous être M m9 de la Fricottière?
— Fi, méchant qui me tourmentez! vous savez bien que j'ai accepté une position subalterne dans votre maison...
— Pas subalterne dans mon cœur, charmante Lucie!
— Une position subalterne par pur dévouement !... Je ne veux pas que l'on me prête un but intéressé... et peut-être vous-même...
— Ifoi, Lucie, je tombe à vos pieds!... ou plutôt je n'y tourne pas à cause île ma goutte... Allons, acceptez ma main !
— Non, monsieur... nous verrons plus tard... et l'art? si je voulais goûter encore les vives émotions de l'art?
— Méchante!... je vous suivrais malgré ma goutte!... Ecoutez, Lucie, acceptez ! Je vous ai dit que je me rangeais, que je voulais consacrer mon expérience à mon pays, je serai conseiller général, député aux élections prochaines, vous serez mon Égérie !
— Nous verrons...
— Tenez, j'entends les voix de mes électeurs dans le parc... Commencez votre rôle aujourd'hui. Allez les recevoir et faites-les entrer dans la grande remise. Montez à la tribune, faites constituer le bureau et je vous suis avec ouin discours.
En effet des groupes nombreux d'électeurs de la Fricottière se montraient sur la pelouse devant le château, causant avec animation et cherchant la salle de la réunion. La gouvernante descendit rapidement au-devant d'eux et les conduisit à la remise où une tribune improvisée attendait les orateurs.
Quand la salle fut suffisamment bondée, M. de la Fricottière apparut, soutenu par deux domestiques.
La gouvernante avait fait constituer le bureau; l'adjoint du village avait la présidence et la sonnette, insigne de ses fonctions. A l'arrivée de M. de la Fricottière il la secoua énergiquement, et le silence se fit comme par enchantement.
M. de la Fricottière, assis sur l'estrade et la jambe allongée, prit la parole.
— Messieurs et citoyens, dit-il, frappé par une longue et cruelle affection pardon, je voulais dire maladie, j'ai dû faire appel à toute mon énergie et surmonter les souffrances de la goutte, pour venir devant vous solliciter de votre patriotisme et de votre intelligence éclairée, l'honneur de représenter au conseil général, le canton de la Fricottière. Vous me connaissez tous, vous savez que si les circonstances et d'austères devoirs m'ont longtemps retenu loin de vous et de ce pays, berceau de ma famille, je n'en suis pas moins resté, de loin comme de près, l'enfant dévoué du canton de la Fricottière!... Heureux travailleurs des champs, vous ignorez les pénibles labeurs du travailleur des villes'. Vous ignorez les nuits et les journées àprement consacrées aux arides mais indispensables études qui font pâlir les usages, qui sillonnent les tempes de rides précoces et donnent aux fronts des penseurs cette sublime auréole de la calvitie! Travailleurs des.champs, c'est comme travailleur que je me présente devant vous, comme travailleur théorique! Pionnier acharné de toutes les sciences politiques et sociales, homme d'initiative, habitué aux grandes entreprises, économiste distingué, au mieux avec les sommités de tous les partis, je suis prêt avouer mes talents, mon énergie et mon temps à ce beau canton de la Fricottière, l'un des plus éclairés, j'ose le dire, de notre chère France! Il me reste à vous faire connaître mon pro-
cédure du programme politique de monsieur de, la Fricottière.
gramme, la ligne de conduite que je tiendrai si j'ai l'honneur d'obtenir vos suffrages ; mon état de maladie ne me permet pas de vous le dire moi-même, mais madame qui possède une des plus belles voix de France, va vous en donner lecture 1
La gouvernante tira un manuscrit de sa poche, but un verre d'eau sucrée préparée par le galant président du bureau et commença sa lecture après quelques tintements de sonnette préparatoires.
Un seul des assistants se permit d'interrompre le programme de M. de la Fricottière. La lectrice en était à l'exposé des vues particulières du candidat sur le chapitre de l'impôt et de l'emploi des finances département taies, lorsqu'un électeur mal inspiré osa élever une objection :
— On dit que le candidat va avoir un conseil judiciaire! Si l'on juge imprudent de le laisser gérer ses finances personnelles, à plus forte raison...
— A la porte, l'agent provocateur! hurlèrent quelques voix dévouées à M. de la Fricottière.
— A la porte ! à la porte !
— Permettez ! s'écria M. de la Fricottière, je comprends votre indignation, mais le propagateur de cette infâme calomnie n'est pas digne de votre colère!... Il n'est nullement question de conseil judiciaire... cependant je dois dire qu'un conseil judiciaire ne peut pas être une raison d'indignité.
Un homme par pure philanthropie, peut se laisser aller à de généreux entraînements., qui éveillent certaines craintes chez ses héritiers... on peut traiter cela de prodigalité et parler de conseil judiciaire... (on fait courir ce bruit parce que j'ai offert une pompe à la commune...) Mais cet homme, messieurs, n'est point pour cela incapable de bien gérer les intérêts de son pays!..
— Bravo ! bravo ! A la porte l'agent provocateur. La gouvernante reprenait sa lecture lorsque M. de la Fricottière parut tout à coup inquiet et agité; il venait d'apercevoir au fond de la salle quelques nouveaux arrivants. C'était M. Bezucheux de la Fricottière fils qui envahissait le manoir paternel à la tête de ses amis Gabassol, Pontbuzaud, Bisscco et Saint-Tropez, flanqués de M 0 Mitaine, avoué près le tribunal de la Seine.
Ces messieurs avaient déjeuné à Chinon, en descendant de chemin de fer, puis ils avaient frété deux voitures et s'étaient dirigés avec les dames sur la Fricottière. Lacostade, natif de la Fricottière, camarade d'enfance de Bezucheux, possédait une petite villa gaiement perchée sur la colline, à deux cents mètres du village. Ce fut là que les voitures s'arrêtèrent. Les dames descendirent et procédèrent à l'installation d'un campement dans la villa ; Lacostade resta pour les aider pendant que Bezucheux s'en allait avec ses autres amis, prévenir monsieur son père que l'heure du conseil judiciaire était arrivée.
Ils tombaient en pleine réunion électorale; ils durent entendre la fin du programme lu par la gouvernante, et avaler ensuite un speech du président de la réunion et quelques menus discours de conseillers municipaux de la commune. Puis, sur un vote d'acclamation enlevé par le président, l'assemblée se sépara.
Bezucheux et ses amis se frayèrent un chemin jusqu'à la tribune et portèrent leurs félicitations au candidat.
— Dis donc, papa, dit Bezucheux après les premières effusions, tu connais tous mes amis, Pontbuzaud, Bisscco, Saint-Tropez et le pauvre Cabassol dont tu dois savoir les malheurs, mais j'ai une autre personne à te présenter.
Et démasquant M' Mitaine, il l'annonça cérémonieusement.
— M c Jules Mitaine, mon avoué !
— Ah ! ah ! fit M. de la Fricottière, en faisant la grimace, je comprends ! CY;it pour la demande en interdiction...
— Qu'est-ce que tu veux, papa ! c'est la destinée de tous les la Fricottière !... Le moment fatal est arrivé, il faut y passer... je t'ai prévenu il y a déjà longtemps, mais tu neveux pas enrayer, tu veux dilapider toujours!
Le moment fatal est arrivé!
— C'est bon, nous discuterons cela... ces messieurs me feront bien l'honneur de diner à la Fricottière ?
— Certainement... tu sais, nous sommes descendus chez Lacostade... nous ne pouvions pas, vu l'état de guerre où nous allons entrer, descendre ici.
La gouvernante avait disparu, abandonnant sur la tribune le programme du futur conseiller général. M. de la Fricottière le ramassa soigneusement ci rentra au château soutenu par son fils.
La galerie d'ancêtres de M. de La Frioottière. — Le procès en interdiction. — M* Mitaine ae dérange I
— Alors, monsieur, dit solennellement M. de la Fricottière, quand il fut seul avec son fils, pendant que ses amis se promenaient dans le parc, vous venez annoncer à l'auteur de vos jours que vous croyez nécessaire de lui faire donner un conseil judiciaire?
— Oui, papa ! C'est ce que je viens vous annoncer... M e Mitaine, mon avoué, est là pour ça!
— J'ai horreur des grands mots et des scènes mélodramatiques... je suis calme... vous voyez, j'ai toujours été pour la tranquillité... dune je ne me laisserai pas aller à de violentes récriminations, mais si, dure extrémité, je me vois dans la nécessité de vous donner ma malédiction paternelle, je prendrai la poste pour intermédiaire... tu la recevras par lettre chargée!...
— Papa, inutile de te mettre en frais de malédiction paternelle! Voyons, franchement, tu dilapides encore comme un jeune homme... à ton âge I
— Je te conseille de parler de dilapidation... qu'as-tu fait de ce oui t'es revenu de ta mère?
— Je l'ai écorné tout d'abord ! fougue de jeune homme, je le reconnais, mais depuis, je me suis arrangé pour le faire durer le plus longtemps possible...
— Tu fricottes aussi, te dis-je 1
— Légèrement!... tandis que toi, papa, tu y vas carrément! ainsi les fermes, bois, vignes, prés, etc., etc., formant le domaine de la Fricottière, tu as tout aliéné ou hypothéqué...
— Qu'est-ce que tu veux, avec ma goutte je ne pouvais plus surveiller le» fermiers.
— Et le château de nos ancêtres? hypothéqué comme le reste 1 Ah! mais
Le farouche Robin de la Fricottière.
je ne voudrais pas que vous fricottassiezle berceau de notre maison !
— Que veux-tu, mes ancêtres m'ont légué leurs faiblesses en même temps que leurs domaines!... il y a la satanée devise de la famille, j'ai été obligé de m'y conformer !...
— Soit!... mais il y a autre chose... Sa-vez-vous ce que la ru-
Annales de la Frioottière.
meur publique a porté dernièrement à mes oreilles frémissantes?
— Non... quoi donc de si terrible ?
— La rumeur publique, papa, a porté jusqu'à mes oreilles frémissantes un bruit On a dit... — hélas, j'ai vu tout à l'heure par moi-même que ces rumeurs n'étaient que trop fondées ! — on a dit que vous, un la Fri-cottière, descendant d'une noble et antique lignée de preux, vous...
— Je?
- Que vous... horreur ! que vous songiez à ternir notre vieuxblason par une mésal-
liancel... et quelle mésalliance!!!... On a dit, enfin, que vous songiez à épouser votre gouvernante ! je rougis de le répéter... a-t-on dit vrai?
— Pourquoi pas?... elle est très gentille !
— Une gouvernante!...
— Gouvernante par dévouement!...
Bezucheux de la Fricottière roula le fauteuil de son père jusque devant les portraits de famille qui garnissaient du haut en bas les lambris du grand salon.
— Papa, s'écria Bezucheux en étendant une main tremblante vers les portraits, voilà nos ancêtres! ils vont vous juger!... Voici le premier en date, Geoffroy Bezucheux, sire de la Fricottière, qui partit pour la 7 e croisade à la tête de cent chevaliers, et qui ne revint que 17 ans après, en ramenant quatorze esclaves Sarrazines, que sa femme, Yolande de Greluchoup, fit par jalousie coudre dans des sacs et jeterà la Loire! Que doit penser ce noble héros de votre projel de mésalliance?
— Il doit dire que je suis bien modeste, à côté de lui qui s'est mésallié avec quatorze Sarrazines !
— Celui-ci est Bobin de la Fricottière, qui faillit prendre part au combat des Trente avec Beaumanoir-bois-ton-sang! Ce fut encore un rude chevalier qui, d'après les chroniques, occit un nombre incalculable d'Anglais, et mit à liai quantité de vilaines sur ses terres et sur celles de ses voisins! que dirait le farouche Bobin de votre mésalliance ? Celui-ci qui porte une si noble barbe étalée sur sa cuirasse, c'est Enguerrand de la Fricottière ! il se révolta contre son roi et mit à sac force villes, villages, bourgs, couvents et châtels ! faut-il vous raconter sa conduite, au sac du couvent des bernardines de Plougastcl, en Bretagne ? Il mit ses routiers en garnison dans le couvent, et soutint pendant onze mois les efforts de six mille hommes ! Ce vaillant chevalier armé de toutes pièces, c'est Hugues de la Fricottière qui se maria six fois et mourut au moment de convoler avec une septième femme ! Il ne les tuait pas, c'est un bruit qu'on a fait courir pour lui faire du tort dans- les familles! Il ne se mésallia jamais, ses six femmes sont Valentine du Bec, Enguerrande de
Enguerrand de la Fricoltièrc.
Hennebon, Jeanne de la Huchardière, Iseult la Gaillarde de Biville, Yvonne de Karbadec et Olivière de Latour Bichard ! 11 eût rougi de penser à sagou-nante !
— Mon petit, trouve-moi une Olivière de Latour Bichard, si tu peux! Bezucheux roula son père sous un autre portrait.
— Celui-ci fut Tristan de la Fricottière, noble seigneur qui guerroya trente-cinq ans, tantôt contre les huguenots, tantôt contre les catholiques, suivant ses convictions du moment. Il affectionnait, quand il était huguenot, de surprendre les couvents de nonnes, et quand il était catholique d'enlever les manoirs des calvinistes dont les femmes étaient jolies!
Les sept femmes d'Hugues de la Fricottière.
C'était un pur la Fricottière; quand il fut dégoûté du célibat, il épousa une Laguiche dont il demanda la main dans la bagarre au sac du château de Laguiche en Poitou. S'il était encore de ce monde, il ferait écarteler celui qui lui apprendrait votre projet de mésalliance '
— Je t'arrête ! assez de...
— Non ! celui-ci, bon gentilhomme et vaillant soldat encore, fut Guy dé la Fricottière, lieutenant aux gardes de S. M. Henry quatrième, décapité sous Richelieu pour son quarante-huitième duel. Et celui-ci, Robert de la Fricottière, mousquetaire du roi Louis XIV... Ah! que diront entre eux ces vaillants et loyaux chevaliers, ces nobles ancêtres des la Fricottière, dont les ombres vénérables et vénérées, planent sur l'antique castel, à la vue de la lamentable mésalliance que médite un la Fricottière dégénéré !
— Ils ne diront rien du tout f dit froidement M. de la Fricottière.
— Comment cela?
— Ils ne diront rien du tout, je le répète, par la bonne raison qu'ils n'ont jamais existé?
— Jamais existé! Geoffroy, Enguerrand, Robin, Hugues aux six femmes, Tristan, etc., ils n'ont jamais existé I
— Jamais, te dis-je ! c'est moi qui les ai fait faire.
— Cessez d'outrager leurs ombres !
— C'est moi qui les ai fait faire ! nous manquions d'ancêtres, cela me gênait, tous nos voisins en possédaient de superbes; alors, profitant d'un moment de crise pour les beaux-arts, en 48, je m'en suis commandé une galerie pour orner les lambris de cette salle où il n'y avait que des cornes de cerf et des tableaux de salle à manger, représentant des fruits, des potirons, du gibier et des poissons. Enguer-rand et les autres font bien mieux. J'ai occupé quatre peintres pendant six mois et j'ai eu ces magnifiques ancêtres ! Tu sais que je suis un homme de goût et d'imagination, c'est moi qui ai donné aux peintres toutes les indications pour les armoiries et les détails...
— Quoi, vous osez dire que vous avez inventé Geoffroy, Enguerrand et les autres ?
— Oui, je te dis que ça nous manquait... les ancêtres étaient et sont encore à la mode... Je ne regrette pas les quelques milliers de francs que nos pères m'ont coûté! J'ai le sentiment de la famille, moi! Oui, mon fils... j'ai encore la facture et si tu en doutais, je...
— Inutile, je le savais !
— Eh bien, alors, pourquoi me fais-tu poser avec Enguerrand, Geoffroy et les autres?
— Je m'en doutais, mais enfin, vous n'aviez pas besoin de me le dire, je hauts fails de Tristan de la l'ricoltiere.
les vénérais comme s'ils étaient vrais! Pour moi, comme ce n'est pas moi qui les ai fait faire, j'ai le droit de les considérer comme authentiques! Nos ancêtres seront authentiques, je serai plus sage que vous, je les léguerai comme authentiques à mes fils!... Tout cela ne fait rien... je vous dis, en supposant qu'ils aient existé, — il y a de tels hasards, — que diraient Enguerrand et compagnie de votre mésalliance?
Plaisirs champêtres.
— Je n'en sais rien et je m'en moque. Mon grand-père, Denis Bezucheux, gros épicier, rue Saint-Denis, à l'enseigne des Trois-Chandelles, me verrait épouser sans chagrin M lle Lucie Friol, née de parents pauvres mais honnêtes, et cantatrice distinguée. Liv. 75.
— Soit! je vous ai présenté M. Mitaine, mon avoué, il va dès demain commencer la procédure pour votre interdiction!
— Fils.dénaturé ! tu veux donc faire manquer mon élection?
— Votre élection ne manquera pas pour cela, vous avez prévenu vos électeurs.
— Oui, moi malin, j'ai donné une pompe à la commune et promis une cloche à l'église, des ophicléides à la fanfare... çn croira que c'est pour ça que tu me fais interdire. Écoute, fils ingrat, nous pouvons encore nous arranger, veux-tu que je te repasse mon élection en échange de l'interdiction?
— J'y perdrais!
— Tu as tort, mes électeurs voteraient pour toi avec ensemble, je te ferais cadeau de mon programme et de quelques projets de discours...
— Je ne suis pas encore mûr pour la politique... Allons, la guerre est déclarée, demain Mitaine demande l'interdiction... Voyons, papa, m'invites-tu encore à dîner?
— Oui, fils dénaturé, je t'invite encore, je t'ai dit que je n'aime pas les scènes mélodramatiques...
Bezucheux fils et ses amis dînèrent au manoir. M. de la Fricottière, stoïque comme un Romain de l'antiquité, fit bonne figure à tout le monde et en particulier à M 0 Mitaine, son futur bourreau ; il soupira bien en secret de l'absence àtable de M lle Lucie Friol, son aimablegouvernante, mais il refoula son chagrin dans son cœur.
On parla beaucoup de son élection, M. de la Fricottière comptait sur une forte majorité ; en se posant comme candidat composite, il ralliait à lui les trois quarts du corps électoral ; en donnant une pompe à la commune il s'était acquis les suffrages des électeurs du juste milieu, des gens établis, des modérés ; par la promesse d'une cloche à l'église il tenait les conservateurs, enfin les ophicléides promises à la fanfare lui avaient livré les cœurs des radicaux de la Fricottière.
Bezucheux fils et ses amis quittèrent le château à dix heures et retournèrent à la villa de Lacostade, où Criquetla et les dames bâillaient avec fureur en déclarant le séjour de la Fricottière tout à fait crevant.
— Nous retournons à Chinon demain, s'écria Bezucheux, demain commence le procès en interdiction de papa, ça sera plus drôle...
— Mon petit Bezucheux, tu nous avais promis de nous faire voir papa la Fricottière, ce doit être un bon type...
— Mes enfants, les convenances m'interdisent de vous emmener au manoir de mes nobles ancêtres, je le regrette, car, outre papa, vous auriez pu voir en peinture tous les la Fricottière qui ont fricotté depuis les croisades... je vous aurais recommandé Geoffroy, sire de la Fricottière, qui ramena de la 7° croisade quatorze Sarrazines! Un fier lapin que mon aïeul Geoffroy! vous verriez comme il ressemble à papa... le type s'est conservé d'une manière surprenante! tous mes aïeux, Enguerrand I, Enguerrand II, Gontran, Guy, Olivier et les autres ont tous le même nez que papa! Race pure, pas dej croisements ! c'est phénoménal !
— Je voudrais bien les voir tout de même, tes phénomènes d'ancêtres I s'écria Criquelta; mon petit Bezucheux, ma curiosité est surexcitée...
— Mais que je suis bête! reprit Bezucheux, je n'y pensais pas, mais il est tivs facile de vous les faire voir ; notre galerie d'ancêtres est la plus grande
Le nez de» Ne? («heu*
curiosité du pays, tous les étrangers lia vtoKent... il suffit de se présenter au château, papa se fait un plaisir de l«slfths«jr admirer...
— Nous irons demain !
— Mesdames! s'écria M e Mitaine, Jn me mets à votre disposition pour vous conduire au château !...
— G'estentendu, vous tâcherez d'entrevoir papapour comparer sa tête avec celles de nos ancêtres... Notez aussi que presque tous les portraits sont dus au pinceau des plus grands maîtres, papa a la facture... je veux dire qu'il a retrouvé dans les archives de la famille les reçus des artistes... Rubens, Porbus, Mignard, etc. Je vous signale particulièrement Olivier, c'est un Van-Dick !
— Alors, à demain matin, dit M e Mitaine, et après déjeuner, départ pour Chinon.
Réveillés par les coricocos de la volaille, par les hihans des ânes, par les bruits de charrette, enfin parle concert ordinaire des matinées campagnardes, les hôtes du chalet Lacostade se levèrent de bonne heure. Les dames voulurent se livrer à toutes sortes de travaux extraordinaires, Criquetta s'en alla embrasser les moutons d'une ferme voisine et demanda à traire elle-même les vaches, une des dames descendit ratisser les allées du jardin, les autres organisèrent une petite promenade à baudet.
A dix heures, M e Mitaine réunit les cinq compagnes de nos amis et s'en alla sonner à Ut grille du château. 11 fit passer sa carte à M. de la Fricottière pour demander la faveur de contempler la célèbre galerie d'ancêtres, recommandée par tous les itinéraires en Touraine, à l'admiration des voyageurs amis de l'art et des grands souvenirs.
Le sire de la Fricottière, retenu dans sa chambre par la maladie, ne put recevoir lui-même ses visiteurs, ce fut-un valet de chambre qui pilota les étrangers et qui leur donna, sur la galerie des aïeux, les détails et les explications qu'il savait depuis longtemps par cœur. Il attira aussi leur attention sur la ressemblance de tous ces vieux chevaliers entre eux, ressemblance phénoménale dans les nez surtout, tous identiques de forme et de caractère. Ce nez légué d'âge en âge était le trait distinctif des la Fricottière, comme la lèvre pour la maison d'Autriche; et comme preuve à l'appui, il fit admirer le portrait du chef actuel de la maison, de Bezucheux père, où le nez du premier Geoffroy se retrouvait avec sa fière courbure.
— Eh bien? demanda Bezucheux quand les visiteuses revinrent, avez-vous vu mes aïeux?
— Admirables, mon cher!
— Hein! quelle pureté de race!... tous taillés sur le même modèle, mes nobles ancêtres! quand vous entendrez plaisanter la pureté de race, envoyez voir les la Fricottière!... Ainsi, voyez comme ça se perpétue, papa a leur nez à tous et moi j'ai le nez de papa ! ,
Après un joyeux déjeuner, toute la bande repartit pour Chinon dans les voitures qui l'avaient amenée. Sans désemparer, M e Mitaine s'en fut chez un de ses collègues de la ville pour commencer la procédure de la demande en interdiction — Bezucheux fils fit élection de domicile à l'hôtel du Lion-Rouge, pendant que Lacostade, enfant du pays, on se le rappelle, allait chez son notaire, négocier un emprunt en troisième hypothèque sur sa villa. — Il est probable qu'il réussit dans sa négociation, car il reparut très gai pour le diuer.
Ce dernier fut des plus joyeux; l'hôtel du Lion-Rouge déjà fortement ému par l'arrivée des Parisiens et surtout des Parisiennes, en fut presque mis en révulution.— Ce fut à qui dirait ou ferait le plus de folies; Lacostade terrorisa les garçons en commandant les plats avec sa voix du régiment, en menaçant, le revolver à la main, de brûler la cervelle à tout le monde à chaque plat manqué.
Les paisibles habitués de la table d'hôte, clercs de notaire, employés ou petits rentiers célibataires, en perdirent l'appétit et passèrent leur temps à regarder par les carreaux, dans la salle ordinairement vouée aux noces bourgeoise», les ébats tumultueux des Parisiens.
M e Mitaine, seul, montrait quelque mélancolie.. Criquetta s'en aperçut.
— Notre cher ami Mitaine, dit-elle, a des chagrins...
Mitaine, mitaine, miton!
Q chantonna M lle Renée Trompette, la consolatrice de Lacostade-
— Non, Mitaine n'a pas de chagrins! s'écria Bezucheux, Mitaine est un homme de bronze, insensible à la peine comme au plaisir. Notre ami Mitaine méprise nos faiblesses, alors que je pense à Criquetta, alors que Lacostade songe à Renée Trompette, alors que Bisseco rêve à sa charmante voisine, alors que...
— Abrège!
— Eh bien, notre ami Mitaine songe au code civil ! car notre amiMitaine est vertueux, car notre amiMitaine est pur, car il a donné
Fabrication de la famille Bezucheux..
son ccbhi au code civil et ne songe nullement à le lui reprendre! 11 n'y a sur cette terre que Cabassol qui soit aussi vertueux que lui, mais Cabassol vient d'être cruellement éprouvé, Cabassol a connu les orages du cœur, les ouragans, les trombes, les cyclones de la passion, Cabassol vient d'avoir soixante-dix-sept blessures au cœur.
— Vive le vertueux Mitaine! vive le code civil!
Juste au moment où M 9 Mitaine se voyait ainsi l'objet d'une ovation si flatteuse, un garçon vint lui parler tout bas et l'on vit l'avoué rougir considérablement.
— Ebbien! eh bien! s écria Criquetta, vous avez donc des secrets pour nous... c'est mal! Parlez tout haut, garçon, je vous y autorise...
— Madame, c'est une dame qui...
— Une dame qui? quelle est cette dame? dit sévèrement Bezucheux. Expliquez-vous sans détour!
— N'essayez pas de feindre ou je me plains au patron de cet hôtel! cria Disseco du bout de la table.
— La vérité, toute la vérité, rien que la vérité! clama Lacostade.
— Une dame que... reprit le garçon ahuri, qui... demande à monsieur Mitaine, sauf votre respect, s'il a bientôt fini de la faire poser!
— Horreur !
- Fi!
— Mitaine, je vous retire mon estime ! vous faites poser une dame.
— Si ce n'est pas M me Mitaine elle-même, vous êtes impardonnable! Est-ce M me Mitaine? Garçon, comment est-elle, cette dame?
— Et vous savez, garçon, pas de détours, dépeignez cette dame...
— Non ! qu'il ne la dépeigne pas, ce ne serait pas convenable, cria Pont-Buzaud, mais qu'il nous fasse d'elle un portrait fidèle... Comment est-elle! grande ou petite? brune ou blonde?
— Brune! répondit le garçon.
— Plantureuse ou diaphane?
— Plaît-il?
— Je dis : douée d'une élégante sveltesse ou bien imposante de charmes opulents?
— Entre les deux, répondit le garçon.
— Pas de signes particuliers? reprit Bezucheux.
— Je n'ai pas remarqué.
— Et le petit nom?
— Elle ne me l'a pas dit.
— Maître Mitaine, ditsolennellementBezucheux, au nom de tous nos amis, je vous inflige un blâme sévère pour avoir fait poser une dame et je vous adjure de ne pas persévérer plus longtemps dans cette attitude! Garçon, allez dire à cette dame que nous l'attendons pour lui présenter nos respects.
Le garçon partit aussitôt.
— Et maintenant, ô Mitaine, nous attendons tes aveux. !
— Messieurs, je... écoutez! vous... tenez... si... balbutia M e Mitaine embarrassé.
— Entrez franchement dans la voie des aveux, c'est le seul moyen de reconquérir notre estime ! quelle est cette dame que vous faites outrageusement poser? son nom?
— Je vais tout vous dire...
— Son nom? -Billy!
— Sa situation dans le monde?
— Artiste dramatique. Criquetta éclata de rire.
— C'est la petite Billy des Folies-Musicales ! Elle est bien bonne...
— Je la connais, s'écria Cabassol, elle a été mêlée à l'affaire Badi-nard...
— C'est cela, dit l'avoué, c'est comme cela que je... que j'ai eu l'occasion de...
— Et à quel titre vous permettez-vous de faire poser M Ue Billy, artiste dramatique? reprit Bezucheux.
— Messieurs... quand il a été question de Venir à Chinon pour l'affaire d'interdiction de M. la Fricottièrc, je... j'ai... pensé à faire de ce voyage... d'affaires, un voyage... d'agrément! L'occasion, l'herbe tendre; il y a bien des circonstances atténuantes 1;.. des petites vacances, enfin!
— Maître Mitaine! s'écria Cabassol, prenez garde! vous êtes sur une pente fatale !... C'est l'influence de l'affaire Badinard qui commence à se faire sentir... prenez garde!... Ignorez-vous donc les désordres produits par cette affaire dans nombre d'existences autrefois calmes? je ne parle pas de moi, victime principale, mais les autres!... M e Taparel, dérangé! Miradoux, dérangé! Je second clerc, marié 1 le troisième clerc, marié! voilà pour l'étude Taparel: C'est maintenant le tour de la vôtre, et attendez-vous à tout, ce sera votre punition pour m'avoir suscité ce procès horriblement scandaleux!
M lle Billy fit son entrée dans la salle. Elle attendait depuis la veille M e Mitaine au Lion-Rouge et commençait à s'ennuyer.
— Bonjour, monsieur Cabassol, dit-elle en tendant son front à notre héros, vous allez bien? Vous savez je vous ai vu au fameux procès... j'ai bien ri, c'est moi qui étais en avocat, le greffier m'avait prêté un costume... Dieu! ai-je ri !... je ne me doutais pas de ce que vous vouliez faire, quand, à cause de ce fameux Jocko, nous cherchions Lucie Friol...:
— Lucie Friol! s'écria Bezucheux, mais je connais ce nom-là!
— Il me semble... fît l'avoué en consultant ses notes, mais oui, c'est le nom — Papa l'a rencontrée à Bordeaux... Elle sortait d'un café-concert... — C'est bien cela, dit Billy.
L'affaire de l'interdiction Bezucheux était en bonne voie, tout portait à croire que M. de la Fricottière aurait son petit conseil judiciaire avant quinze jours. La procédure n'exigeant pas la présence de Bezucheux fils à Chinon, ttfute la bande avait résolu d'aller faire une excursion à Nantes et en Bretagne.
Avant de partir, Bezucheux et M* Mitaine retournèrent au château de la Fricottière. Ils trouvèrent le sire de la Fricottière dans son parc, roulé dans son fauteuil par un domestique et chassant avec sa gouvernante, les lapins de sa garenne.
L'hôtel du Lion-Rouge ea révolution.
— Tu vois, fils impie et dénaturé, dit M. de lu Fricottière, je fais mon possible pour distraire mon esprit des chagrins que tu me causes!
— Tu vas voir, papa, comme je suis plein de prévenancesl... L'affaire est dans le sac.
— Je le sais.
— Tu vas avoir ton petit conseil, eh bien, je vais te demander si tu veux que ce soit avant ou après ton élection, nous pousserons ou nous ralentirons la chose, à ton gré.
— Tu es bien aimable. Voyons... tout bien réfléchi, j'aime mieux avant
La chasse du sire de la Fricottière.
qu'après. Tu comprends, je suis sûr d'être nommé quand même, il vaufdonc mieux que l'on ne puisse pas dire que les électeurs ont été surpris.
— Très bien, je préviendrai à Ghinon.
La gouvernante s'était éloignée ; par discrétion M e Mitaine laissa les deux la Fricottière ensemble et offrit son bras à M Ue Lucie Friol pour faire un tour de parc. Elle était charmante, la gouvernante du vieux don Juan, elle portait un joli petit costume de chasse galamment relevé sur le côté, ce qui laissait voir un mollet de coupe élégante et des bas écossais très seyants. Un grand chapeau de paille foVmant abat-jour, encadrait sa figure de brune un peu grasse et épanouie.
Elle tira un dernier lapin et prit le bras de M e Mitaine.
— Vous ne sauriez croire, madame, dit l'avoué, combien je déplore la sévérité des devoirs professionnels...
— Pourquoi cela? dit la gouvernante.
— Mais parce que... parce que ma qualité d'avoué me force à agir contre une dame aimable et charmante... Croyez que je n'ai jamais regretté autant qu'aujourd'hui les rigueurs de ma profession!
— Mais ce n'est pas contre moi, c'est contre M. de la Fricottière que vous agissez...
— C'est contre vous par ricochet. Je sais... vous allez dire que je suis indiscret, je sais quels sont les projets de M. de la Fricottière... les doux projets....
— Les doux projets? Bon, je sais ce que vous voulez dire, M. de la Fricottière me suppliait encore tout à l'heure de lui accorder ma main...
— Eh! le gaillard! fit M e Mitaine, il n'est pas si bête, savez-vous!
— 11 paraît, reprit la gouvernante, qu'un conseil judiciaire ne peut pas l'empêcher de...
— Certainement, il a le droit de se marier, mais, dame, vous savez, avec son conseil judiciaire, le voilà réduit à la portion congrue! le voilà gêné, fort gêné!... Ce ne sera pas très agréable pour vous... si charmante et si digne d'une plus agréable situation que celle d'épouse d'un vieux barbon... Dieu, que ce papa de la Fricottière doit faire un mari désagréable!...
Le lendemain de la démarche que, par une attention pleine de respect filial, Bezucheux avait faite au château de la Fricottière, toute la bande quitta le Lion-Rouge et partit pour la Bretagne. II e Mitaine, que rien ne retenait plus aurait pu retourner à Paris, où M me Mi-laine dépérissait en son absence, mais il ne put se résoudre à quitter ses nouveaux amis. Cabassol l'avait dit, cet avoué était sur une pente fatale! L'affaire Badinard l'avait perdu!
Il se contenta denvoyer de nouvelles instructions à ses clercs et d'écrire à M™ Mitaine pour l'avertir que des complications imprévues de l'affaire Be-zuclieux le retenaient encore en province. —Et il partit, toujours accompagné de la petite Billy.
Excursions en Bretagne.
Notre héros Cabassol, toujours mélancolique et solitaire, prit part à toutes les joyeuses parties qui signalèrent cette excursion en Bretagne— 11 déjeuna sur l'herbe, en bateau ou dans les bons hôtels ; il soupa à côté de Criquetta, de Renée Trompette, de Billy et des autres aimables dames de compagnie des voyageurs; il visita dans les landes bretonnes les collections de menhirs et de dolmens; il pécha la sardine de Nantes; il assista au pardon de Saint-Plouga-dec, le tout sans parvenir à dissiper la mélancolie qui l'assombrissait.
En revenant d'une partie de pêche aux crevettes dans les sables de Kar-badouc, où les dames, pieds nus et jupes relevées, avaient couru sur la grève et sauté dans la vague avec des cris de pensionnaires en vacances, Bezucheux et Cabassol trouvèrent des lettres à l'auberge. L'avoué de Ghinon apprenait à Bezucheux que l'interdiction de monsieur son père allait être prononcée le lendemain ou le surlendemain au plus tard et lui demandait ses dernières instructions,
La lettre reçue par Cabassol venait de M. Miradoux. Elle était laconique et inquiétante. Qu'on en juge!
Cher monsieur et ami, M c Taparel m'attriste et m'inquiète. —11 a quelque chose ! Il maigrit, il blêmit, il gémit sans cause apparente, même aux yeux clairvoyants de l'amitié. J'attribuais d'abord ces phénomènes à la délétère influence de l'affaire Badinard, mais l'autre jour M° Taparel, interrogé par moi sur les causes de sa tristesse morbide, m'a répondu quand j'ai mis en avant le procès Badinard : Si ce n'était que cela! !! Qu'est-ce que cela peut-être, grand Dieu !
Je fais appel à votre amitié et je vous dis : Venez, peut-être à nous deux découvrirons-nous quelque chose!
Recevez mes bien sincères amitiés, Miradoux.
— Fichtre! s'écria Cabassol à cette lecture, si ce n'était que cela! que diable le pauvre M e Taparel peut-il bien avoir? Est-ce une complication nou-véliè «le l'affaire Badinard qui nous menace et se tourmente-t-il pour moi?... ne serait-ce pas Tulipia?... je le saurai demain!
— Mes entants ! dit-il à ses amis; je regrette fort d'être obligé de m'arra-clier de vos bras, mais un devoir impérieux m'appelle, je pars ce soir!
— Moi aussi, un devoir impérieux! s'écria Bezucheux, on interdit papa demain, il faut que nous soyons tous là-bas...
— Moi, je vais à Paris!
— Comment, mon petit bon, tu nous lâches, tu vas manquer l'interdiction de papa! c'est bien mal... Voyons... veux-tu que je fasse traîner l'interdiction une huitaine pour que tu puisses voir ça? papa attendra bien jusque-là...
— Merci, mon ami, je suis touché de ton offre, mais je ne veux pas en profiter... d'ailleurs, tu sais, ça gênerait peut-être l'élection de M. de la Fri-cottière...
— Tu as raison, je n'ai pas le droit de faire poser papa... je t'écrirai, je le raconterai l'affaire.
Toute la société Bezucheux de la Fricottière prit le train le soir même — B — A la bonne heure! fit Miradoux en lui tendant la main, je vous attendais... — Eh bien? demanda Gabassol. — Eh bien, cette inexplicable mélancolie le lient toujours ! il paraît à peine à l'étude et reste enfermé chez lui... — Enfin, que soupçonnez-vous? — Rien!... tout va bien, le calme se fait sur l'affaire Badinard, cet horrible procès a cessé de passionner Paris, c'est à peine si de loin en loin quelque journal parle encore des soixante-dix-sept vengeances de feu Badinard, les « travaux de Cabassol », comme disent les chroniqueurs judiciaires. Entrez dans son cabinet et voyez vous-même. Pèche aux crevettes. Gabassol frappa discrètement à la porte de M e Taparel; ne recevant pas de réponse il attendit une minute, puis entra tout de même. — M e Taparel était là. Assis dans son grand fauteuil de cuir, le menton dans sa main, il regardait mélancoliquement le bois de son bureau ou le tapis de son cabinet. Miradoux n'avait pas exagéré, il avait pâli et maigri. — Eh bien? fit Cabassol en déposant brusquement son chapeau sur le bureau, quoi donc, mon cher M e Taparel? M e Taparel sursauta. — Tiens, c'est vous, dit-il, c'est vous, malheureuse victime du procès Badinard. — Et vous aussi, vous êtes une malheureuse victime du procès Badinard ! J'accours, Miradoux m'a tout dit... humeur noire, tristesse, mélancolie... Voyons, que se passe-t-il? sommes-nous menacés de nouveaux procès, est-ce une complication de l'affaire.,. — 11 s'agit bien de cela ! — Vous m'effrayez 1 — Mon cKer ami, moi seul suis en cause, moi seul... tenez, je vous dirai tout... — Qui est-ce qui vous tourmente? — Vous voulez le savoir? Eli bien... eh bien, c'est ma nouvelle concierge! — Votre nouvelle concierge ! s'écria Cabassol en éclatant de rire, et voilà pourquoi... — Ne riez pas !... si vous saviez... je vais tout vous dire... ou plutôt non, je l'entends, la voilà... elle passe par mes appartements... elle abuse de la position, la misérable!... tenez, entrez dans ce petit cabinet, vous allez tout savoir... la voilà, sUencé! — Il devient fou, se dit Cabassol en entrant dans le petit cabinet, il devient fou, c'est clair... mais voyons toujours... La porte reliant le cabinet de M e Taparel à ses appartements venait de s'entrebâiller et une voix avait dit : — Voilà le courrier de monsieur, monsieur veut-il me permettre d'entrer? — Si vous voulez, articula faiblement M e Taparel. — Monsieur est seul? — Oui... — Bon, voilà le courrier... Bonjour, Alfred! — Bonjour... Flora!... — Alfred! pensa Cabassol, ô ciel! elle l'appelle Alfred... et il l'appelle Flora!... sa concierge!... Quel affreux mystère... — Comme vous dites cela, Alfred, reprit la concierge, ma petite visite vous contrarie donc? — Au contraire... je suis... charmé... mais c'est que... — Ab! je vois bien, ça vous contrarie!... je venais causer du bon vieux temps... hein! notre vieux Prado, c'est bien loin...Vous n'étiez pas comme ça, en 47, quand nous faisions tous les deux l'ornement du Prado, quel gaillard vous étiez... voulez-vous mon opinion, Alfred? — Dites... — Eh bien, vous avez perdu!... je suis sincère... vous leviez la jambe comme pas un des étudiants de la Grande-Chaumière... Vous n'en feriez plus autant! Vous souvenez-vous du soir où le père La Hire vous a flanqué à la porte pour cause de cancan excessif... — Je commence à comprendre, se dit Cabassol, c'est un vieux souvenir de la vie d'étudiant de M e Taparel... c'est drôle, mais il me semble que je reconnais la voix de cette ex-cascadeuse!... — Et le Prado!... c'est en 46 ou en 47, je crois, que nous mazurkâmes avec tant de fureur, monstre! Vous en faisiez des serments dans ce temps-là. Souvenirs du Prado. et naturellement vous ne les avez pas tenus... Alfred! vous m'avez fait manquer ma vie, il y avait un négociant en gros qui m'a fait la cour lout un hiver, et inutilement, j'ose le dire... il m'aurait épousée! et moi, bête, je n'avais des yeux que pour mon petit Alfred... j'ai sacrifié le négociant en gros!... Monstre! — Voyons, voyons... fit M e Taparel. — Laissez-moi au moins mes souvenirs!... Hein, les montagnes russes, vous souvenez-vous? et les petits soupers chez Pinson, ou chez Dagneaux, au commencement des mois, quand mon Alfred recevait sa pension de son paternel!... Et cette petite promenade à Robinson, où ce monstre d'Alfred fut si... — Chut! chut ! — Ah! que c'est vieux loul cela! mais je m'en .souviens... Qu'est-ce qu'il m'a juré, le monstre, en revenant de Robinson?... Je le connaissais depuis huit jours seulement, le scélérat, et il était tout feu tout flammes!... Et maintenant, il ne se souvient guère de ce qu'il m'a juré en revenant de Robin-son... Je parie, Alfred, que vous ne vous souvenez pas?... — Je... ma foi... Il y a si longtemps... — C'est bien mal, Alfred!... Quel changement depuis ce temps-là! cet Alfred qui m'a tant fait rire, qui m'a tant fait sauter à la Grande-Chaumière, cet Alfred avec qui j'ai fait tant de bonnes parties à Meudon, à Sceaux et ailleurs, et pour qui j'ai sacrifié des négociants en gros, il est notaire maintenant, c'est un bourgeois posé, ventru, et moi. sa Flora, son ange, car il m'a appelée son ange, son lapin bleu, son gros loup, au moins quinze cents fois, et moi, je suis sa concierge!... Quelle amère dégringolade ! — La fatalité, balbutia M e Taparel. — Et quand, moi, son ancienne Flora, je viens de temps en temps, bien amicalement, causer avec monsieur du temps passé, de la Grande-Chaumière et des cabinets de chez Dagneaux, — t'en souviens-tu des cabinets particuliers de chez Dagneaux?... — monsieur fait la mine, monsieur me fait comprendre que je l'embête... Ah! c'est comme ça! eh bien, je m'en vais, je redescends à ma loge, mais je reviendrai! je reviendrai quinze fois par jour, je reviendrai chaque fois que j'aurai envie de causer de la Grande-Chaumière!... Ça fait du bien à mon âme!... 0 ingratitude humaine ! tenez, il n'y a que les lapins qui aient du cœur... Dans ma garenne là-haut, à Belleville, mes élèves me consolaient de mes malheurs!... tous les hommes sont des misérables... et vous m'arrachez mes dernières illusions... mais je reviendrai. Au revoir, Alfred, à tout à l'heure. — J'y suis ! pensa Gabassol aux derniers mots de la persécutrice de M« Taparel. Je savais bien que je connaissais cette voix... C'est la mère Friol, de Belleville, celle à qui j'avais trouvé une placé de tante d'actrice !... la mère de Lucie Friol, la gouvernante du bon M. de la Fricottière... Voilà une rencontre! L'ex-Flora de la Grande-Chaumière était partie. Cabassol ouvrit la porte de sa cachette; M° Taparel, consterné, regardait son tapis avec plus de désespoir encore qu'auparavant. — Vous l'avez entendue, elle reviendra! dit-il, vous savez tout maintenant, vous savez tout ! Je n'avais pas osé confier mes malheurs à Miradoux, mais vous, un jeune homme, vous aine/, [dus d'indulgence ! — Mon pauvre M 0 Taparel, fil 'Cabassol en se laissant tomber dans un fauteuil et en éclatant de rire. — Ne riez pas! je suis dans une jolie position!... et cela au moment où je me préparais à racheter par une conduite sévère les... irrégularités suscitées dans ma vie par la déplorable affaire Badinardl... — Bahl vous vous désolez pour bien peu de chose!... — Peu de chose ! Mais me voilà compromis affreusement!... Cette Flora me tient!... depuis quinze jours elle me persécute avec ses souvenirs du Prado, avec... Songez qu'elle m'appelle tout bas Alfred devant madame Taparel! Quelle situation, grands dieux, quel drame! — Mais enfin, que vous veut-elle?... — Je ne sais pas encore... Je lui ai déjà parlé d'un petit souvenir pécu- En revenant de Robinson. niaire qui lui donnerait la tranquillité... et à moi aussi, mais elle a joué l'indignation... — C'est que le souvenir n'était pas suffisant. Écoutez, M e Taparel, il me vient une idée... je vous sauverai, moi! — Vous? — Oui, moi! votre persécutrice s'appelle bien... — Flora! — Oui, Flora, pour vous, mais pour tout le monde, M me Friol ? — En effet ! — Eh bien, je connaissais M mo Friol... Oh, ça ne date pas de la Grande-Chaumière!... Je la connais depuis mes fameuses recherches pour retrouver Jocko, vous savez, la Bille de billard Poulet-Golard !... J'ai vu M me Friol au milieu de ses lapins à Belleville, et c'est même moi qui lui a trouvé une place de tante d'actrice chez Criquetta des Folies-Musicales. — Tout cela ne me dit pas comment vous allez me débarrasser de ma persécutrice? — Attendez ! je connais la fille de votre ex-Flora, M 110 Lucie Friol... — AU! elle a une fille? — Vous allez voir! Vous savez que je reviens de faire un petit voyage avec mon ami Bezucheux de la Fricottière; l^ fils nous étions partis toute une bande pour voir interdire Le père de la Fricottière, votre ex-président des Billes de billard. Or, Bavez-vous pour quel motif mon ami Bezucheux tenait à gratifier le plus vite possible monsieur son père d'un petit conseil judiciaire? — Non... mais quel rapport tout cela peut-il avoir avec ma persécutrice? — Quel rapport?... Vous aller voir... mon ami Bezucheux faisait interdire monsieur son père parce que le sire de la Fricottière, fourbu, ramolli, se préparait à conduire au pied des autels, sa gouvernante, mademoiselle... — Mademoiselle ? — M lle Lucie Friol, la propre fille de la dame oui cumule pour vous l'emploi de concierge et de persécutrice ! — Est-ce possible!... Êtes-vous certain... — Absolument certain... Et je vais vous sauver ! faites appeler madame votre concierge et laissez : moi faire... — De la prudence, mon ami, songez que cette femme pourrait m'appeler Alfred devant mes clercs et leur raconter ces sauteries à la Grande-Chaumière que je déplore si amèrement pour la dignité de mes fonctions actuelles!... — Je réponds de tout! faites appeler l'exquise Flora ! M e Taparel passa chez lui et fit avertir la concierge par une bonne. Cabas-sol s'était enfoncé dans son fauteuil et roulait une cigarette. — La voilà, dit tout bas le notaire, reconnaissant comme autrefois les pas de la charmante Flora. M me Friol entrouvrit la porte. — Eh bien, Alfred, vous avez eu un bon mouvement, vous avez regretté de m'avoir fait de la peine, dit-elle, est-ce que vous... Ah ! pardon, je n'avais pas vu monsieur!... — Bonjour, maman Friol, prononça Cabassol du fond ae son fauteuil. — Hein? fit la terrible concierge en reculant de deux pas. — Vous ne reconnaissez pas un ami?... — Ah! pardon, vous étiez à contre jour... bonjour, monsieur Cabassol, je vous salue ! . ' — Vous ne vous doutez guère de ce que je viens vous dire, ma chère — Je suis sa concierge, dégringolade ! madame Friol... de la mission dont je suis... de la demande que j'ai... excusez mon costume peu cérémonieux, mais j'arrive de voyage... Madame Friol, je vais bien vous surprendre... préparez-vous I — Je suis préparée... — Vous avez une fille, M lle Lucie, artiste lyrique... — Oui. — Eh bien, M mo Friol, je viens tout simplement vous la demander !... Excusez-moi, si je ne suis pas en habit, j'arrive de voyage!... — Me demander ma fille ?... — Alfred, je reviendrai! — En mariage, M mc Friol ! en légitime mariage ! — En mariage, ma fille, vous, monsieur Cabassol... — En mariage, et tout ce qu'il y a de plus légitime mariage... Je parle devant un notaire, je ne me permettrais pas d'attenter à son caractère auguste par quelque chose qui ne serait pas légitime!... en légitime mariage donc... mais pas pour moi... — Pas pour vous? — Oui, madame Friol, je ne suis qu'un ambassadeur, ce n'est pas moi qui brigue l'honneur de devenir votre gendre... — Monsieur Cabassol, vous voulez plaisanter... — Jamais, madame!... j'accomplis ma mission et voilà tout. Madame Friol, j'ai l'iionneurde vous demander la main de M Lucie Friol, voire fdle, pour M. Bezucheux de la Fricottière qui l'aime à en perdre le peu de cervelle qui lui reste ! — Bezucheux. de la Fricottière, mais je le connais, je l'ai vu quand j'étais la tante de M me Griquetta. — Madame Friol, vous devez faire erreur, vous vous trompez de Bezucheux! vous connaissez Bezucheux fds, moi je vous parle de M. de la Fricottière le père... Soixante-cinq ans, un château en Touraine et légèrement ramolli... — Ah ! ah ! ah ! fit lentement madame Friol, légèrement ramolli, alors c'est sérieux. — Tout ce qu'il y a de plus sérieux. Voulez-vous devenir châtelaine en Touraine ? dites oui et vous alliez le sang des Friol au nohle sang des la Fricottière... Vous ne voulez pas risquer de faire le malheur de votre fille en refusant votre consentement... elle est majeure, nous vous ferions des sommations respectueuses! — Laissez-moi me remettre... Voyons, vous ne plaisantez pas? — Madame Friol, vous me faites de la peine! — C'est bon, je vous crois. D'ailleurs, je m'attendais à quelque chose, il y a trois semaines, comme je croyais encore ma fille en Amérique avec son cabotin... — Oui, oui, je sais, vous m'avez raconté cela dans le temps. — 11 y a trois semaines donc, je reçus une lettre timbrée de Ghinon (Indre-et-Loire) dans laquelle ma fille m'avertissait qu'elle aurait sous peu à me demander un consentement, sans me donner le moindre petit détail et sans me dire qui elle épousait. Je trouvais cette cachotterie dégoûtante de la part d'une fille... mais je comprends tout... — En un mot, gouvernante depuis quelques six mois du sire de la Fricottière, elle va monter en grade et devenir madame Bezucheux de la Fricottière. Je vous l'ai «lit, soixante-cinq ans, château en Touraine, belle collection d'ancêtres, et légèrement ramolli... Voilà-le signalement de votre futur gendre. L'acceptez-vous? — Parbleu ! — Eh bien, la place de la belle-mère du sire de la Fricottière est au château dudit, à la Fricottière, arrondissement de Ghinon (Indre-et-Loire). Exigez un appartement avec vue sur le parc et si madame votre fille fait des façons pour vous l'offrir, faites valoir vos droits. — Et ma loge? — Allez-vous conserver une loge de concierge à Paris avec un château en Touraine?... Allons donc ! je vous engage même à ne pas parler de celte loge à votre gendre, ces vieilles familles ont des préjugés... Tenez, madame Friol, pendant que mon ami M a Taparel va s'en aller donner quelques instructions à ses clercs, nous allons causer franchement, en vieux amis... — Causez tranquillement, dit M. Taparel en se dirigeant vers l'étude. — M m0 Friol, que viens-je d'apprendre? vous faites de la peine à M fi Taparel? je viens ici, je lui parle de vous et de M. de la Fricottière, et il me raconte ses tourments... — Qu'est-ce que vous voulez ! Vous savez que j'ai perdu ma position de tante d'actrice, M me Griquetta n'était pas raisonnable... sous prétexte dïndis- Criquetla me donna mes huit jours. crétions commises, elle m'a donné mon compte. Alors un monsieur de ses amis à qui j'avais rendu quelques petits services... — Ah ! bon, vous aviez été indiscrète... à son profit 1 — Il était si aimable, toujours des cadeaux... et des attentions... et des parties de bézigue où il perdait toujours, ça me faisait de la peine de le tromper! vrai, je me le reprochais comme si c'était moi!... alors un jour qu'il arrivait sans être attendu, je lui glissai dans l'oreille : — Voyez dans le placard du cabinet de toilette ! Voyez dans le placard ! — Et? demanda Gabassol. — Et il y avait justement quelqu'un dans le placard ! Mon protégé flanqua une paire de gifles, et le lendemain reçut un coup d'épée dans l'épaule. Il se montra pour moi plein de reconnaissance; comme Griquetta m'avait donné mes huit jours, il me fit offrir la place de concierge dans une de ses maisons. C'était au-dessous de moi, mais j'étais sur le pavé, j'acceptai ! J'arrive, je m'installe et je fais ma petite visite de politesse à mes locataires... ils ne me l'ont pas tous rendu, les imbéciles ! J'arrive chez M 0 Taparel, le nom m'avait rendu toute chose, mais je ne me doutais pas encore... dans L'étude j'entends lire un acte : Par devant M c Sébastien-Désiré-Alfred Taparel et son collègue, etc.. je faillis pousser un cri, je me souvenais de mon Alfred du Prado, de la Chaumière, de Robinson!... ce monstre d'Alfred!... mafoi, j'entrai dans son cabinet... c'était bien lui, un peu changé, mais c'était lui! Le misérable ne me reconnut seulement pas! Je fus obligée de lui rappeler tout, de lui dire : Eh bien, oui, c'est moi, Flora, la reine de chez le père la Hire, la belle Flora de qui vous avez ravi le cœur, en 47, par la façon étourdissante avec laquelle vous pinciez un cavalier seul étincelant et pharamineux... — Bon, je sais tout cela... mais pourquoi tourmenter ce pauvre Taparel?... — Dame, écoutez donc... je voudrais faire arriver Alfred à améliorer sérieusement ma position!... Vous savez, maintenant, j'ai l'expérience de la vie... ah! si on pouvait recommencer son existence ! je n'aimerais que des avocats, ils deviennent députés et quand ils sont ministres... ils peuvent offrir un bureau de tabac à l'ange de leur jeunesse... — Bon ! vous allez être châtelaine, ça vaut mieux qu'un bureau de tabac, vous allez partir pour la Fricottière... — Mais ma loge!... mille francs et logée!... — Je vous croyais plus intelligente... La belle-mère de M. de la Fricottière doit faire oublier qu'elle a tiré le cordon ! je me charge d'obtenir de M e Taparel à titre d'indemnité une bonne somme pour vous permettre de figurer avec honneur dans le grand salon de la Fricottière... Est-ce entendu? — Allons c'est entendu! vous dites la Fricottière, par Ghinon? — Gare d'Orléans!... — Je me sauve, arrangez l'affaire avec M 8 Taparel. — Ma fille va donc enfin me récompenser de l'excellente éducation que je lui ai donnée. L'éducation! l'éducation! il n'y a que cela, monsieur Cabassol. Une jeune personne qui a de l'éducation est à la hauteur de toutes les situations... Je file chez mon gendre 1 Vengeance féminine. — Comment le vitriol faillit détériorer le physique par trop séduisant de M Mitaine. — La fin du procès. — Opérations extrêmement délicates de la liquidation Badinard. Ouf ! M 0 Taparel avait enfin retrouvé la tranquillité, sa persécutrice, M mo Friol, avait quitté sa loge, et brillamment requinquée, suivant son expression, grâce à une indemnité pécuniaire offerte par son ex-Alfred, elle était partie pour la Fricottière ! Bon voyage ! la nouvelle concierge installée à sa place n'avait jamais Enlèvement de M 11 * Billy. fréquenté la Grande-Chaumière, du moins, M 0 Taparel ne reconnut en elle aucune des brillantes étoiles du vieux quartier latin 1 Le lendemain du départ de M me Friol, notre héros reçut une première lettre de Bezucheux. « Mon bien cher petit bon 1 écrivait le descendant de la Fricottière, j'ai l'honneur de te faire part de la sentence d'interdiction prononcée contre mon très honoré seigneur et père M. de la Fricottière, par le tribunal civil de Chinon, en sa séance de samedi dernier. « Le patient n'a pas trop souffert; il avait tenu à être là pour montrer aux juges que malgré cinquante années de fricottages à toute vapeur — cinquante sur soixante-cinq ! oh ! du granit ! cette vieille race de la Fricottière 1 —quemalgré cinquante années de fricoltaçes, dis-je, il pouvait encore fricottailler. En fait, il avait ce jour-là, une mine moins ramollie, et je me faisais presque des reproches d'interrompre le cours des débordements fantaisistes de cet auguste et fier Burgrave; mais l'honneur de notre vieille maison mis en péril par son projet de mésalliance, me commandait la rigueur. « — Si papa dilapide tout, que me restera-t-il à dilapider? me dis-je pour suprême raison. « Et je restai inflexible. « M 0 Mitaine est un grand homme et un avoué dignejde passer à la postérité. A larges traits, avec une éloquence émue, il fît à l'audience un tableau de l'existence torrentueuse de papa; ah! tu as bien perdu à n'être pas là pour jouir de ce sublime morceau oratoire... tu aurais été remué par ces accents d'indignation pour les débordements de papa, et par le touchant et poétique Anges en retraite. hommage rendu aux vertus domestiques méconnues, aux chastes divinités du foyer foulées aux pieds par papa. « Papa protesta par la voix de «on avoué à lui, et fit dire à M e Mitaine qu'il n'avait pas besoin de raconter tout ça! — Gomment pas besoin ! s'écria M e Mitaine en frappant sur la barre, mais je m'adresse à la sagessa du tribunal, je dis : écoutez ce que je vais vous raconter et jugez un peu avec vos lumières et votre expérience, si un homme, après tant de cascades, ne doit pas toucher au ramollissement ! (impression profonde). « Alors M e Mitaine a repris sa peinture de la vie de papa, d'après les indiscrétions de ses contemporains; ton procès àtoiaété horriblement scandaleux par ses révélations, c'est le mot de tout le monde, mais le procès de papa l'a été presque autant. M 0 Mitaine, guidé par son amour austère de la vertu, s'y entend très bien. Tout l'auditoire rougissait et témoignait son émotion par de longs murmures! j'ai oublié de te dire que nous avions une très belle salle, toutes les dames de Ghinon et des environs. Un vrai succès pour M e Mitaine. « 11 y avait dans l'auditoire quelques dames, maintenant sexagénaires, avec lesquelles papa jadis a fricotté... Comme le cœur de ces anges en retraite a dû battre! « M e Mitaine a fait une profonde impression en détaillant ces vieilles chroniques; en arrivant aux fricottages d'à présent, il n'a parlé qu'en termes voilés et très mesurés du projet de mésalliance de papa, pour ménager la dame, m'a-t-il dit. « A cinq heures le tribunal a rendu son jugement. Jeté passe les attendus Petite scène entre M°" et M lle Friol. et les considérants. Papa a été jugé digne d'être pourvu d'un bon conseil judiciaire et son interdiction a été prononcée. « J'ai tenu à être le premier à lui en porter la nouvelle, pour adoucir autant que possible la violence du coup. J'ai dîné au château, papa est un vieux Romain, il a été stoïque ! « — Mon fils, m'a-t-il dit, je ne t'en veux pas, c'est dans l'ordre : mnjeurs à2i ans, interdits à 50, c'est l'habitude des laPricottière. J'ai tenu quinze ans de plus 1 Maintenant je vivrai avec mes souvenirs ! « Le lendemain, grand dîner offert à M e Mitaine au Lion-Rouge de Chi-non. Papa invité devait venir, mais il avait sa goutte. « M e Mitaine est l'homme du dévouement; il ne considère pas sa tâche comme terminée par l'interdiction, il prétend encore empêcher la mésalliance qui menace toujours le pur blason des la Fricoltière, c'est par la per-suasion qu'il entend agir, non pas la persuasion près de papa, mais la persuasion près de la jeune personne qui aspire à la main de papa. « Ce Mitaine a du génie, il est capable de réussir ! je te tiendrai au courant des événements. « Les élections ont eu lieu. Papa est nommé conseiller général d'Eure-et-Loire pour le canton de laFricottière. Le matin du scrutin il avait fait apposer de nouvelles affiches pour annoncer lui-même son interdiction aux électeurs. ÉLECTEURS DU CANTON DE LA FRICOTTIÈRE Le tribunal civil de Chinon m'a donné un conseil judiciaire! Je ne récriminerai pas contre cet arrêt, mais je tiens à être le premier à en donner avis à mes électeurs — c'est à leur sagesse et à leur haute raison que je m'adresse : Électeurs ! Débarrassé du souci de mes affaires personnelles, je suis maintenant plus apte que jamais à surveiller les intérêts départementaux, à guider notre beau canton dans la voie du progrès et de la prospérité matérielle, morale, industrielle et agri-culturale. Je suis tout entier maintenant à la patrie! A elle ma vie, mon temps, mes peines, mon expérience et mes capacités! Électeurs sages, prudents et éclairés, aux urnes et votez pour Bezucheux de la Fricotière père, candidat progressif et composite. c Le résultat du scrutin a été connu lundi matin. Électeurs inscrits, 5824; votants, 4652. Martin, candidat bonapartiste 18(i de Castel-Moussou, candidat royaliste 212 Boulard, candicat radical 18 Bezucheux de la Fricottière, candidat composite 4236 ÉLU « Un triomphe éclatant! Papa vient de m'écrire pour me taper de mille francs, afin de donner un grand dîner à la Fricottière — je me suis laissé attendrir. « A bientôt, mon petit bon, je compte revenir dans une huitaine. Cri-quetta et Renée Trompette et les autres représentants du sexe gracieux et lyrannique, te donnent leurs pattes à baiser. « Je te terre la tienne dans la mienne, « Gontran B. de la Fricottière. «P. S. La petite Billy, tu sais, la faiblesse de M e Mitaine, la petite Billy, nous a été enlevée avant-hier. Son ravisseur doit être un officier de Saumur. «M. Mitaine a supporté ce coup mieux que je ne le supposais. » Cabassol attendait avec impatience une autre lettre pour connaître l'effet produit par l'aimable M mP - Friol mère, tombant comme un aérolithe chez son futur gendre à la Fricottière. Les nouvelles vinrent enfin; quatre jours après la première missive de Bezucheux, la poste en apporta une seconde ainsi conçue : Excellentissimo amico, Ton cœur d'ami va bondir de joie. La mésalliance qui menaçait de ternir à jamais le blason des la Fricottière est écartée, papa ne se marie pas ! J'ai tant de choses étonnantes et nouvelles à te dire que je ne sais par laquelle commencer ; au hasard donc ! D'abord sache que lundi dernier une bombe est tombée sur papa sous forme d'une respectable dame répondant au doux nom de Friol — c'était la belle-mère à papa ! cette respectable dame apportait le consentement au mariage de M lle Lucie Friol, sa fille, avec papa. J'étais là, — c'était le jour du dîner triomphal de papa, — et-fes Dévouement de M" Mitaine. je reconnus dans l'aspirante belle-mère du burgrave de la Fricottière l'ex-tante ou dame de compagnie de Criquetta ! Étrange ! étrange ! La bonne dame me reconnut aussi et elle me raconta je ne sais quelle histoire où tu es mêlé avec ton notaire. Il paraît que c'est toi, mon petit bon, qui as fait la demande officielle de la main de M lle Lucie Friol pour papa. Je n'y ai pas compris grand chose, mais dans tous les cas, je reconnais là ton noble cœur et je te remercie de nous avoir envoyé cette belle-mère dont l'arrivée a mis le feu aux poudres. C'est papa qui faisait un nez ! Néanmoins pour ne pas avoir d'ennuis devant ses convives, les autorités de la Fricottière, il a fait bonne mine à la dame et lui a donné l'appartement avec vue sur le parc qu'elle réclamait avec instance. La chronique rapporte qu'une petite scène eut lieu entre M me Friol mère et M'ie Friol, la future à papa. Celle-ci accusait sa maman de venir tout gâter par sa présence, et celle-là reprochait à sa fille de la renier dans sa prospérité. Le lendemain les événements se succèdent — M e Mitaine part pour la Fricot-tière sous prétexte d'une entrevue d'affaires avec M lle Friol et il ne revient pas ! M 110 Friol disparaît dans l'après midi. Papa est dans l'inquiétude, M m « Friol mère est en alarmes — M 11 * Friol ne revient pas! Papa et la mère Friol se chamaillent et so manquent de respect l'un à l'autre, aux dires de témoins oculaires! Néanmoins Mme Friol prétend garder l'appartement avec vue sur le parc. Un jour se passe. Je reçois une lettre confidentielle de M e Mitaine, 0 mon ami! admire le dévouement de cet avoué antique : Pour empocher la mésalliance de papa, il a pris un parti héroïque, il a enlevé M lle Friol ! Le blason des la Fricottière est pur! Tout est sauvé, sauf Mitaine I M me Friol s'est barricadée dans son appartement et prétend n'en pas sortir, papa est furieux, elle continue à l'appeler son gendre ! Si tu rencontres M e Mitaine, dépose à ses pieds l'hommage de ma profonde reconnaissance. Il a promis à M lle Friol un petit appartement non loin du Palais, nous irons tous \ déjeuner avec lui un de ces jours. Je nous invite. A bientôt, mon bon, B. de la Fricottière Nous'n'essayerons pas de peindre la satisfaction manifestée par Cabassol à la lecture de cette lettre. Il se pâma de rire pendant un quart d'heure, à ce dénouement de l'idylle de la Fricottière, puis un autre sentiment et d'autres idées surgirent en lui. — 0 fortune! s'écria-t-il, merci, tu me fournis enfin la plus belle des vengeances ! «Tu m'as traîné devant les tribunaux, ô Mitaine! avoué jadis pur et maintenant terni, tu m'as suscité le CesJiapa qui faisait P ms horriblement scandaleux des procès, mais je te un nez. tj ens maintenant ! Vengeance ! vengeance ! » Et saisissant une plume il écrivit bien vite ce court billet : Madame Friol, au château de la Fricottière (par Chinon) Chère Madame, J'apprends à l'instant l'enlèvement qui tranche toutes vos espérances dans leur fleur. Je sais tout. Le ravisseur de votre fille est l'avoué Mitaine, de Paris. Il lui a meublé un petit appartement dans les environs du palais de justice; j'ignore l'adresse exacte, mais il vous sera facile de la connaître en la demandant à M e Mitaine lui-môme, en son étude. Agréez, je vous prie, l'assurance de ma haute considération, Cabassol. — O vengeance! nectar céleste! ambroisie paradisiaque! se dit Cabassol en glissant lui-même la lettre dans la boîte de la poste, je te savoure avec volupté ! Des fenêtres du palais, M« Mitaine pouvait apercevoir celles de sa Lucie. Une troisième lettre de Bezucheux lui apprit bientôt qu'il avait pleinement réussi. Noble ami! Merci 1 merci! merci! au nom de papa et au mien, merci! Le crampon de papa s'est dévissé, comme on dit dans le monde, la maman Friol à déguerpi. Eu partant de son appartement avec vue sur le parc, la brave dame m'a montré ta lettre; sur ton conseil elle s'en va turlupiner le pauvre Mitaine ! Elle te trouve le plus charmant jeune homme des temps modernes, tu aurais été digne, m'a-t-elle dit, de vivre du temps de la Grande Chaumière. Liv. 79. Nous revenons tous à Paris — Criquetta s'ennuie avec moi. Mauvais symptôme! Est-ce que déjà je ne serais plus tout pour elle! Renée Trompette a trahi ses serments et elle est partie avec un gentilhomme breton. Lacostade a dévoré le petit emprunt en 3° hypothèque sur sa villa;Saint-Tropez a de sombres pressentiments amoureux; le cœur de Pontbuzaud plaide en séparation avec le cœur de la jeune personne qui faisait il y a quinze jours le charme de sa vie; Bisseco est à sec pour le moment et il voit la vie sous de si sombres couleurs qu'il parle de se faire trappiste ou chartreux ; l'aimable andalouse qui le rattache encore au monde, refuse d'aller fonder avec lui une communauté dans le désert, sans quoi, il serait déjà parti. Nous revenons donc ! tu serreras dans tes bras demain ton Bezucheux de la Fricottière. ûls du conseiller générai d'Eure-e(-Loirc. M 9 Mitaine, revenu chez lui après la conclusion de l'affaire Bezucheux, avait été plus que froidement reçu par la sévère M me Mitaine. Vainement il exposa qu'une malencontreuse succession d'incidents judiciaires l'avait retenu à Chinon, M me Mitaine montra par une attitude pincée qu'elle n'était pas dupe de ces vains prétextes. L'avoué, s'abandonnant totalement à la fatale influence de l'affaire Badi-nard, se consola de ses ennuis matrimoniaux en meublant un petit appartement coquet pour l'ex-gouvernante de M. de la Fricottière. Sur la rive droite en vue du palais de justice, une maison du quai abritait son petit bonheur de contrebande; des fenêtres du palais, M e Mitaine pouvait apercevoir celles de sa Lucie, et il n'avait qu'à passer l'eau pour se trouver à .ses pieds. Un jour qu'il s'en allait tranquillement, la serviette bourrée de papiers sous le bras, étudier auprès de sa Lucie quelques petites affaires embrouillées par ses clercs en son absence, il trouva M me Friol installée chez sa fille. Grave désarroi! La vengeance de Cabassol commençait. Ce n'était pas fini. En rentrant chez lui très ennuyé, il trouva M me Mitaine qui l'attendait dans l'étude même ! — Mon ami, dit M rue Mitaine, sans lui laisser le temps de manifester son étonnement, je voulais te consulter pour une de mes amies, très pressée de connaître ton opinion. Voici les faits, mon amie veut obtenir sa séparation : mari abominable, maîtresse en ville, dépenses formidables au dehors, réduction du budget au dedans, etc.. Te chargerais-lu d'obtenir la séparation que désire ma pauvre amie? — Hum ! difficile, balbutia M c Mitaine, il faudrait des preuves... il ne suffit pas d'articuler... — Difficile d'avoir des preuves... il n'y a pas un autre moyen? Des voies de fait suffiiaient-elles? — Ah! des voies de fait! dit M e Mitaine soulagé, certainement des voies de fait suffiraient, voies de fait devant témoins... — Devant témoins ! c'est parfait, s'écria M mo Mitaine, en voilà ! Et devant les clercs ahuris, M me Mitaine allongea une robuste paire de gifles à son mari qui en tomba sur le dos de son premier clerc. — Homme abominable ! reprit M me Mitaine, c'est moi qui suis l'épouse outragée dont je parlais ! Voies de fait devant témoins, j'aurai ma séparation... vous pourrez aller roucouler à votre aise chez vos maîtresses... Mais en attendant, tenez, voilà du vitriol pour votre figure de séducteur! Avant que personne eût pu l'en empêcher, M me Mitaine tira un flacon de sa poche et en jeta le contenu à la tête de son mari. Un grand cri retentit, les Bisseco voit la vie sous de si sombres couleurs, qu'il parle de se faire trappiste. clercs avaient reçu quelques éclaboussures à la ronde et M e Mitaine se tordait sur un bureau en s'épongeant la figure avec de l'encre à défaut d'eau. M me Mitaine s'était enfuie dans son appartement. — Du vitriol ! hurla M" Mitaine, vite un seau d'eau ! Le bruit de ce crime parcourut Paris avec la rapidité de l'éclair ; le soir même, les journaux publièrent la nouvelle sous ce titre à grand effet : LE DRAME DE LA RUE DAUPHINE « La jalousie vient encore de faire commettre un de ces crimes que le « code punit parfois, mais que les cœurs sensibles sont souvent aussi disposés à amnistier. La victime est Mo Mitaine, l'avoué bien connu qui plai-e dait dernièrement dans la célèbre affaire Badinard contre Cabassol. « M e Mitaine, après une existence paisible et pure, avait déraillé, parait-il, « hors du sentier de la vertu; il entretenait... des relations à l'extérieur. « Influence du procès Badinard ! Sa femme résolut de se venger, aujourd'hui o vers 3 heures, dans l'étude même et devant les clercs, elle lança au visage « de son mari le contenu d'une énorme jatte de vitriol! n M" Mitaine est dans un état horrible. Trois clercs éclaboussés par le li-« quide corrosif ont été reconduits à leur domicile. M me Mitaine est arrêtée. « Demain nous exposerons dans notre salle des dépêches, le portrait de M» Mi-« taine avant et après le vitriol, le portrait de M rae Mitaine et enfin, document « plein d'attraction, la photographie de la dame cause première du crime, « M"« Lucie F... artiste lyrique. » — Diable! se dit Cabassol en lisant dans les journaux le récit de l'attentat, voilà le pauvre Me Mitaine bien sévèrement puni.C'est mon ennemi, mais je no demandais pas à le passer au vitriol ! Et il courut causer de la nouvelle avec Bezucheux de la Fricottière, revenu depuis peu. — Ce pauvre Mitaine ! fit Bezucheux en le voyant venir, je suis consterné! C'est pour me rendre service qu'il a enle*'é Lucie Friol et qu'il s'est exposé au vitriOi de M me Mitaine, tout ça, c'est la faute à papa ! — Non, non, mon ami, c'est la faute à Badinard ! du haut du ciel, s'il contemple les désastres occasionnés par son testament, il doit rougir devant les séraphins! — Si nous allions prendre des nouvelles de cet infortuné Mitaine! demanda Bezucheux. — Je venais te chercher pour ça ! répondit Cabassol. Bezucheux et Cabassol montèrent en voiture et se dirigèrent vers la rue Dauphine. Une douzaine de fiacres étaient échelonnés devant la porte de la victime de l'horrible attentat et l'on faisait queue dans l'allée. Reporters, amis du palais, collègues de Mitaine, se pressaient dans l'escalier; des centaines de cartes encombraient la table du concierge et l'on préparait un registre pour recueillir les noms des visiteurs. On parlait bas dans le couloir, les bruits les plus sinistres couraient de bouche en bouche et les reporters prenaient des notes au vol. — Ça va mal, pensa Cabassol. Pendant que la foule des visiteurs pénétrait dans l'étude, Cabassol et Bezucheux se glissèrent par un escalier de service et gagnèrent l'appartement de la victime. La première personne qu'ils rencontrèrent fut la criminelle, M rne Mitaine elle-même. Instinctivement ils reculèrent. — Elle n'est pas arrêtée ! dit tout bas Bezucheux. M. Mitaine avait été froidement reçu. Voilà du vitriol pour votre figure de séducteur ! — Vraiment, c'est inouï, murmura Cabassol, à moins que la justice ne soit là pour les confrontations... soyons froids avec elle... — Madame, dit Bezucheux, nous sommes des amis de l'infortuné Mitaine... — De la pauvre victime! appuya Cabassol. — Comment va le malheureux? reprit Bezucheux. — Dans quel état l'avez-vous... laissé? continua Cabassol. — C'est fini ! balbutia M me Mitaine en cherchant à s'esquiver. — C'est fini 1 répéta un reporter qui venait de se glisser dans l'antichambre, vite au journal, alors ! — Horrible ! fit Cabassol en se laissant tomber sur un siège. — Épouvantable ! gémit Bezucheux en se jetant dans ses bras. M me Mitaine s'enfuit. Tout à coup Bezuchcux bondit : - J'entends la voix de M 0 Mitaine, s'écrja-t-il, ce n'est pas fini tout à fait. — C'est vrai, fit Cabassol, que dit le malheureux, écoutons! — Je te jure, ma chère amie, disait M 0 Mitaine, que je rentre dans le sentier du devoir, c'est fini, et je reconnais mes erreurs, j'en gémis et je jure de ne plus y retomber désormais... Le malheureux, dit tout bas Cabassol, il n'était pas beau, mais défiguré comme il est, il en aurait peu d'occasions! — Jamais! jamais! répétait M e Mitaine. — Jules, je te pardonne! gémit M m0 Mitaine. — Nous nous pardonnons!... — Entrons! dit Cabassol, c'est très pathétique. Les deux amis ouvrirent la porte et poussèrent un cri d'étonnement. Au lieu de la triste scène qu'ils s'attendaient à contempler, ils aperçurent M. et M mo Mitaine à table, en train de se jurer un pardon complet sur leur potage. — Comment! vous n'êtes pas plus malade que ça? s'écria Bezucheux. — J'ai une constitution robuste, balbutia M c Mitaine. — Et il n'est pas défiguré! s'écria Cabassol. — J*y suis! reprit Bezucheux, le vitriol sera tombé sur les clercs... les malheureux! quel drame! mon pauvre M e Mitaine, je suis heureux qu'un miracle vous ait sauvé... — Ne parlons plus de ça! fit Mitaine, ça trouble M mo Mitaine... — Je comprends cela, dit sèchement Bezucheux... je me permets d'usurper le rôle de la justice, mais je trouve ce drame horrible... la jalousie n'autorise personne à se porter à ces extrémités... s'il fallait vitrioler tous ceux qui... ou toutes celles que... l'industrie ne fournirait pas assez d'acide sulfurique!.., — N'accablez pas M me Mitaine! s'écria le généreux avoué. — J'y avais mis tant d'eau ! gémit M mo Mitaine. — Mais oui, fit M c Mitaine, M me Mitaine, à quelques grammes de vitriol, avait ajouté d'abord un peu d'eau pour que ça ne fasse pas trop de mal, puis un demi-verre, puis un grand verre, si bien que de verres en verres, il y avait un litre d'eau pour quelques gouttes de vitriol... — Tout s'explique! s'écria Cabassol. Alors M 8 Mitaine, permettez-moi de vous dire que vous n'êtes pas assez puni! C'est scandaleux... Vous ferez enrore des victimes! — J'ai juré, balbutia M e Mitaine, de ne jamais donner le moindre sujet de plainte a madame Mitaine... et je tiendrai mon serment! — Allons donc!... renoncez-vous alors à continuer le procès Badinard? — Non... l'affaire va revenir bientôt... mon devoir m'oblige à m'en occuper... — Alors, madame Mitaine n'est pas au bout de ses chagrins ! l'influence de l'affaire Badinard continuera à se faire sentir... vous ne lui échapperez pas! Adieu! avoué perfide!... nous nous reverrons au tribunal!... Infortunée madame Mitaine, vous avez lésiné sur le vitriol, je vous plains, vous serez obligée de recommencer dans un mois! Et Cabassol après cette flèche de Parthe sortit en entraînant Bezu-cheux! En attendant la fin du délai fixé par le tribunal pour la reprise de l'affaire, Cabassol employa philosophiquement son temps à s'offrir à l'avance tous les — Jules, je te pardonne genres de consolation possibles, pour les ennuis considérables que le procès si extraordinairement scandaleux ne pouvait manquer de lui susciter encore. La bande Bezucheux de la Fricottière, mise en réquisition au nom sacré de l'amitié, s'occupa avec la plus vive ardeur, d'accumuler les distractions sous ses pas et de semer quelques feuilles de rose sur les durs cailloux du sentier de la vie. Quelques dames, émues par les malheurs de ce jeune homme accablé sous les coups d'un destin cruel, se firent les auxiliaires actives de Bezucheux; grâce à elles le vengeur de Badinard, bientôt réconcilié avec l'existence, oublia en quelques semaines agréables, et les tourments passés et ceux que le féroce Mitaine lui réservait. Le jour de la reprise vint enfin. Mitaine ayant retrouvé toute sa lucidité depuis son retour à la vertu, avait préparé tout un arsenal de jolis petits moyens de procédure destinés à enlacer le pauvre Cabassol et à l'étrangler proprement. géant avec une certaine ivresse à la part qui devait lui revenir sous forme d'honoraires, des dommages et intérêts auxquels le tribunal ne pouvait manquer de condamner le héros de l'affaire Badinard. Sans prétendre à lire clairement au fond du cœur des avoués, nous croyons pouvoir affirmer que clans le cœur de M p Mitaine, à la satisfaction d'avoir bientôt à additionner une longue note d'honoraires, se joignait la pensée encore vague et confuse, d'employer une certaine partie de ces honoraires à s'offrir quelques agréments discrets, hors de portée du vitriol de M me Mitaine. Inutile de dire que les affaires de séparation issues du grand procès Badinard, avaient été menées à bien. — Aucune réconciliation ne s'était effectuée, tous les plaideurs avaient été renvoyés séparés de corps, séparés de biens» toutes chaînes brisées, après s'être entendu dire par les avocats une foule de choses des plus désagréables. Si la première phase du procès Bardinard avait occupé un nombre considérable d'audiences, la deuxième phase ne suivit pas la même marche. En trois jours tout fut terminé. Les avoués et les avocats se plaignirent vivement de la hâte du tribunal, qui semblait vouloir étouffer tous les incidents et supprimer toutes les complications que l'on était en droit d'espérer d'une cause aussi nourrie. A peine les avocats purent-ils, en trois journées de plaidoiries, réveiller tous les souvenirs des audiences passées, épousseter, pour leur redonner l'éclat primitif, tous les scandales du procès et assassiner leurs adversaires respectifs, les témoins et généralement toutes les personnes mêlées à la cause, sous une grêle de traits, d'épigrammes, de médisances et de calomnies. Quand ils eurent terminé, répliqué, conclu, le tribunal entra de suite en délibération et formula son arrêt. Comme on s'y attendait, le testament si injurieux de feu Badinard, basé sur une erreur absolue de testateur, fut annulé, et le testament précédent, par lequel feu Badinard instituait la dame Claire-Léonie Valfleury, son épouse, légataire universelle de tous ses biens meubles et immeubles, reprit toute sa valeur. Mais, attendu que le légataire du deuxième testament, le sieur Antony Cabassol, n'était pour rien dans l'erreur du testateur, et n'avait pas fait autre chose que de chercher à exécuter avec bonne foi, les volontés nettement exprimées du testateur, la demande en dommages et intérêts formée par le mandataire de M me Badinard était repoussée. Le tribunal n'accordait pas davantage les dommages et intérêts réclamés par Cabassol, mais il décidait que tous les frais et dépens que le légataire Cabassol avait faits, resteraient à la charge de la succession de même que les frais du procès. Botter Troubles apportés par les détails de la liquidation Badinârd, dans l'imagination des clercs de l'étude Taparcl. LlV. go. Cette dernière clause soulagea énormément l'esprit de Cabassol, qui craignait d'être obligé de restituer la succession, sans qu'il lui fût tenu compte des sommes considérables dépensées dans l'exercice de son mandat de vengeur. Une page du carnet de Cabassol. Immédiatement après le prononcé du jugement, Cabassol courut chez M 0 Taparel et le pria de procéder avec la plus grande rapidité à la liquidation de la succession, de concert avec le chargé de pouvoirs de M me Badinard. Les opérations de cette liquidation étaient des plus compliquées. D'innombrables notes s'accumulaient dans le dossier de M e Taparel, des monceaux de factures gigantesques s'élevaient sur tous les bureaux de l'étude. Comme on se Le rappelle, Gabassol, n'ayant que trois années pour accomplir les vengeances imposées par feu Badinard, n'avait reculé devant aucune dépense pour mener à bien ou abréger les opérations, exécuteur délicat et fidèle, il avait taillé sans compter dans la succession, avec l'approbation complète de M° Taparel et de M. Miradoux. — Dépense pieuse! avait dit M e Taparel à chaque occasion, nous exécutons les suprêmes volontés du défunt! Dépense pieuse! tout avait été dépensepieusedepuislecommencement des opérations. Loyers de Gabassol, dépenses pieuses; loyers payés à certaines personnes aimables mêlées à ces opérations, dépenses pieuses! voyages, dépenses pieuses! etc., etc. Pour se reconnaître dans le monceau de notes et de factures, on les avait rangées par catégories et chaque clerc avait eu à s'occuper spécialement d'une catégorie de dépenses pieuses. Quelle liquidation, grands Dieux! Jamais de mémoire de notaire ou de' principal clerc, on n'avait eu à faire entrer dans un compte de liquidation de pareilles dépenses! M e Taparel à mesure qu'il s'enfonçait dans les détails de l'affaire sentait ses cheveux se hérisser sur son crâne. Que diraient les notaires de l'avenir, les successeurs futurs de M e Taparel, lorsque la minute de la liquidation et les dossiers y annexés leur tomberaient sous les yeux! C'était inouï ! Dans quel abîme feu Badinard, avec sa fureur de vengeance, les avait-il jetés! Jamais une plume notariale avait-elle pu inscrire sur un honnête papier timbré, des relevés de notes pareils à ceux-ci : 9 juin, Une loge, bouquet et souper avec M lle Flora de B. 375 »» 10 juin, Un bracelet à M lle Berthe J 450 10 id. Souper avec M 1)e Flora de B. 180 »» id. GratificationàlafemmedechambredeM" 6 Flora de B. 40 »» 11 id. Deuxième gratification à ladite 100 »» Ces gratifications faisaient considérablement rougir les jeunes clercs, occupés à les transcrire. Un clerc s'occupa uniquement des notes de restaurant en nombre très considérable; ce jeune homme qui se dérangea plus tard et donna bien du désagrément à sa famille par ses débordements avec une figurante du théâtre de Montparnasse, prit certainement dans cette occupation les germes de sa mauvaise conduite future. Pouvait-on, sans être de fer, relever froidement une innombrable série de notes où les écrevisses, les homards, les perdreaux truffés, les soles nor- U muse d "-!7 Y<,Uem ' ' eS Rœderer ' ' eS <*"»» La ™-- '«Tokay, évo-me„ o n, /?' PartiCUlie " de """» '« ^uieurs, g 1 m -peus s a« :r e T me ;' CapUOn " éS ' «-'-'-ne rebelle de soupe es aux t, esses abondantes et parfnmées, à la taille sonple, an cœnr sen-b,e ... „, aperceva,, clairement, lejenne e.ere, défilant sur son pan "r tobre au fur et a mesure dn dépouillement des notes, il entendait le mu . mn des douces paroles, les éclats de rire, le, ehansons, té frotfrS .jupes et cela lu, donnait des distractions et de coupables projets pour ta jour des appointements à la fin du mois. J P Et les factures du tapissier avec le détail des fournitures, ameublemen de boudoir offert à M"° A., ameublement d'une chambre à coucher à M lle B., ameublement d'un petit appartement à M 1,c G., etc., etc., cela n'en finissait plus. Ces détails, par les images galantes qu'ils évoquaient, étaient terriblement scabreux et la liquidation Badinard devenait de plus en plus une de ces œuvres littéraires dont la mère doit soigneusement interdire la lecture à sa fille, le mari à sa femme, et la femme à son mari. M c Taparel rougissait d'avance à la pensée que toutes ces légèretés sur papier timbré devaient, de par la loi, passer sous les yeux des chastes employés de l'enregistrement. Mais on ne pouvait g'arrêter, il fallait, sans omettre un seul article, relever toutes les dépenses faites. La note seule de la poursuite infligée à Tulipia, enlevée par le prince de Bosnie, monta à un total fabuleux. Les premières journées à Monaco se chiffraient par des sept ou huit mille francs chacune. Sur bien des points, les documents manquaient. Cabassol était un homme d'ordre, mais on comprendra sans peine que, nonobstant les recommandations de M 0 Taparel, formaliste comme on sait, il lui avait été impossible de tirer des factures régulières pour toutes ses dépenses.. Il lui eut fallu, pour expliquer ses demandes de factures, mettre tout le monde dans le secret de ses délicates fonctions de légataire exécuteur, et encore, il en était, de ces dépenses, et beaucoup, pour lesquelles une demande de note acquittée eut paru le comble de l'impertinence ! Pour un nombre considérable de dépenses, Cabassol s'était donc contenté d'inscrire sur son carnet une somme en bloc sans détailler, et ce carnet avait été remis par lui à l'étude. Oh, ce carnet de Cabassol, quel document extraordinairement peu notarial ! Comme il était bien fait pour porter le désordre dans le cœur des clercs chargés de tirer au clair les* renseignements qu'il pouvait contenir. Cabassol avait la mauvaise habitude d'expliquer certaines dépenses par des annotations ou de les accompagner de réflexions non destinées à la publicité, le tout aggravé encore par de petits bouts de croquis, des profils d'une indiscrétion désastreuse. Ce carnet, c'était toute l'histoire de Cabassol, depuis qu'il avait entrepris les fameuses soixante-dix-sept vengeances 1 ses parties de campagne, ses petits soupers en tète à tête, ses voyages d'explorations à travers les boudoirs parisiens, sur la piste d'une vengeance, tout se trouvait là, rappelé par une note ou un simple croquis. Pouvait-on vraiment, lorsqu'on voyait cette note : 8 août, à Saint-Germain, — retour, — beau-temps, — 550 francs, accompagné d'un profil non barbu, penser que M. Cabassol s'était borné à aller solitairement et vertueusement respirer l'air frais des bords de la Seine? C'était impossible; pas plus qu'on ne pouvait expliquer convenablement l'effroyable consommation de bouquets, de bracelets et de bijoux quelconques. Après de longues semaines de travaux acharnés, d'additions colossales, de relevés fantastiques, M e Taparel eut enfin le chiffre des sommes dépensées par Cabassol; ce chiffre le fit bondir d'épouvante. C'était fabuleux, énorme, colossal!... Et M e Taparel aidé de Miradoux aussi épouvanté que lui, aidé de M e Mitaine, plein de fureur, recommença toutes ses opérations, collationna tous ses chiffres, refit toutes ses additions. Le chiffre était exact! En additionnant ce chiffre avec le total des frais de M° Mitaine et des frais La succession Badinard a été entièrement dévorée judiciaires de Cabassol pour le grand procès, M c Taparel s'aperçut avec horreur que le total général dépassait de quelques milliers de francs l'actif de la succession 1 Miradoux, avec un dernier espoir, courut chez le banquier où les fonds étaient déposés. Les chiffres de M e Taparel étaient exacts, le compte se balançait avec celui du banquier! Cabassol, appelé à l'étude, avait eu beau vérifier lui-même toutes les opérations delà liquidation, il lui fallut se rendre comme les autres à l'évidence. — Vous le voyez, messieurs, prononça M° Taparel au milieu de la stupéfaction générale, la succession Badinard a été entièrement dévorée. — C'est inouï, s'écria M 0 Mitaine, quatre millions en si peu de temps ! c'est inimaginable, stupéfiant... c'est honteux! — Et les deux cent mille francs de frais pour le procès que vous m'avez intenté? Défalquez au moins ces deux cent mille francs d'éloquence et de papier timbré! — Permettez-moi de vous dire que c'est honteux ! Ces deux cent mille francs de papier timbré sont des dépenses avouables et non susceptibles de scandaliser personne, mais le reste, monsieur, le reste 1 les trois millions huit cent mille francs? _ M" Mitaine, s'écria M 0 Taparel, n'oubliez pas que nous avions soixante-dix-sept vengeances à exécuter... Sans vouloir revenir sur la chose jugée, et sans qualifier comme elles le méritent les volontés de feu Badinard, je me permettrai de vous demander si vous les avez exécutées, ces soixante-dix-sept vengeances 1 — Pas toutes... fit Cabassol en baissant la tête. Et vous avez mangé toute la succession ! H faut tenir compte dés difficultés vraiment inouïes que nous avons traversées... fit.M 6 Taparel. — Il faut faire la part des tâtonnements, dit Miradoux. Et le paiement de mes frais et honoraires? reprit M 0 Mitaine, il ne me paraît pas complètement assuré. Vous auriez dû exécuter une vengeance de moins, et réserver une somme pour les frais... — Je fais abandon des miens, dit noblement M e Taparel. Moi je réserve mon recours contre M. Cabassol, s'écria M e Mitaine, en prenant rageusement son chapeau; je vais remettre les huissiers en campagne et poursuivre jusqu'à parfait paiement! Votre recours, pour le moment, ne peut vous servir à grand chose, dit Cabassol, je suis complètement ruiné; je vais avoir à me débattre contre les difficultés de l'existence. M 6 Mitaine enfonça son chapeau sur la tête et partit en faisant violemment claquer la porte de l'étude. Du courage, mcn ami, voulez-vous me permettre de vous offrir une place de troisième clerc? glissa M e Taparel à l'oreille de Cabassol. — Merci! je me relèverai! j'ai de l'expérience... M e Taparel, apprêtez-vous à me voir me lancer dans le tourbillon des affaires !... J'ai été millionnaire, je veux le redevenir 1 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE LA CLEF DES COEURS IMPRIMERIE D. BARD1N ET C°, A SAINT-GERMAIN. LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE LA CLEF DES COEURS AGENCE MATRIMONIALE MODÈLE TEXTE ET DESSINS PAR A. EOBIDA PARIS LIBRAIRIE ILLUSTRÉE I LIBRAIRIE M. DREYFOUS 7, RUE DU CROISSANT. FAUBOURG MONTMARTRE, l3. LA GRANDE MASCARADE PA RI SI EN NT Liv. 81. Antony Cabassol, l'heureux Gabassol d'autrefois et maintenant l'infortuné Cabassol, était navré ! Cette infernale succession Badinard, qui lyj avait valu tant d'envieux, qui l'avait détourné de ses études pour le précipiter dans un tourbillon d'affaires ténébreuses et de plaisirs dangereux, la succession Badinard avait tout à fait changé sa vie... Il s'était cru riche, et tout en s'oc-cupant avec honneur et conscience de sa délicate mission de vengeur testamentaire, il avait mené joyeusement l'existence du viveur, et maintenant tout était fini! 0 tristesse ! le procès intenté par le mandataire de M me Badinard, le laissait tout à fait désenchanté au moral et complètement ruiné au physique. Sa déconfiture était connue ; son groom et son valet de chambre, craignant pour les appointements de leurs sinécures, avait démissionné en masse. Son concierge lui-même, qui, dans ses beaux jours, l'appelait M. le vicomte de Gabassol, son concierge le méprisait et lui avait fait signifier un congé par huissier pour défaut de payement d'un misérable terme de deux mille francs. Que faire? que devenir? quel parti prendre? Cabassol, l'âme navrée, se posait ces questions, ainsi qu'il le faisait chaque matin depuis quinze jours que la liquidation Badinard était opérée, lorsqu'un coup de sonnette retentit à sa porte. Cabassol alla ouvrir et se trouva en présence de son ami Bezucheux de la Fricottière. — Bonjour, Pyladel s'écria-t-il, ô mon ami! qu'es-tu devenu depuis deux semaines que je pleure ton absence? — J'ai eu des malheurs ! répondit Bezucheux en courbant la tête d'un air découragé. — O ciel! des malheurs, toi aussi!... — Oui, mon petit bon, destmalheurs fantastiques. Voyons, mon ami, regarde-moi bien... je n'ai rien de changé dans la physionomie? — En effet, tu n'as plus l'air fringant du Bezucheux d'autrefois... tu as l'œil abattu... tu... es malheureux... tu es marié?... — Non. — Quoi alors?... — Tu ne devines pas? dit Bezucheux d'un air sombre, eh bien, j'en ai un? — Un quoi? — J'en suis à la troisième partie de la devise de notre maison, car j'en ai un !... j'en ai un, te dis-je! — Explique-toi plus clairement! — Tu sais... je fricoterai, je fricote, je fricotais! j'en suis à je fricotais!... j'ai un conseil judiciaire! — Toi aussi!... Comme ton pèrel - Comme papa ! — Mais comment ce malheur t'est-il arrivé? — C'est bien simple, c'est moi qui l'ai demandé... — Eh bien, alors? — Oui, mais je l'ai demandé parce que j'étais un peu gêné... j'avais des ennuis; des créanciers d'une outrecuidance inouïe me tourmentaient au sujet d'une série de renouvellements un peu embrouillés dans mon esprit... Il fallait en finir. Je pensais obtenir, grâce à un petit conseil judiciaire, quelques années de répit... et même faire des économies... Tu sais, papa fait maintenant des économies, grâce au conseil judiciaire dont ma prévoyance filiale Quelle race mal élevée que la race des créanciers. l'a pourvu au bon moment... Bref, je voulais me ranger, faire une fin... J'obtins un conseil judiciaire. — Et le résultat ? — Horrible, mon ami! mon conseil judiciaire n'a pas compris sa mission, mon conseil judiciaire me ruine; il applique les quelques revenus qui me restent à l'amortissement de mes dettes I Je suis indigné, véritablement indigné!... — Mon pauvre ami ! — Tout pour mes créanciers! rienpourmoi! mon conseil me laisse 2,400 fr. de rente! 200 francs par mois pour faire figure dans le monde, protéger des danseuses et me faire apprécier par les belles petites de mes amies ! sort affreux ! destin cruel!... La bonne petite existence torrentueuse est finie! je suis flambé!!! — Nous sommes flambés! dit Cabassol. — Comment, toi aussi! J'ai appris vaguement certaines choses, mais je ne te croyais pas nettoyé. Aurais-tu aussi ton petit conseil? — Non, mon ami, je n'ai môme pas le moyen de me payer un conseil! ce serait encore du chic; je dois renoncer absolument au chic I — Alors, tu es rincé, tout à fait rincé? — Tout ce qu'il y a de plus rincé ! — 0 douleur!... mais nous allons couler des jours pleins d'amertume, des nuits remplies d'une sombre tristesse, avec les réclamations de nos créanciers pour toute distraction! quelle race mal élevée que la race des créanciers!... — Hélas! — Sans compter nos peines de cœur qui vont prendre une vilaine tour-nure sous le vent de la débine!... Ah! mon ami, j'ai déjà ressenti cruellement les effets désenchanteurs de la débine... Hélas! hélas! j'ai eu beau prêcher le mépris des richesses à une certaine dame qui m'honorait de son affection et de sa confiance pour le règlement de ses factures, je n'ai pas réussi à produire la moindre impression sur son esprit... — Cette certaine dame, c'est Cri-quetta? demanda Cabassol. — Je ne voulais plus prononcer ce nom... c'est Criquclta, l'ingrate Cri-quetta! Je ne lui ai pas caché ma désastreuse situation, je lui ai raconté l'horrible abus de confiance de mon conseil judiciaire, je lui ai tout dit : mes créanciers, mes deux mille quatre de rente, mon désespoir, etc.. etc.. — Et elle n'a rien fait pour te consoler? — Elle a pris un air d'indignation superbe et m'a dit : « — Comment! vous avez un conîoil judiciaire depuis huit jours et vous continuez à m'aimer... mais c'est de l'escroquerie, celai!!... Et plusieurs points d'exclamation à la clef. « — C'est bien, ai-je répondu tragiquement, je sais ce qu'il me reste à faire... « — Tu vas te tuer! exclama Criquetta, ça c'est gentil, te suicider pour moi; c'est une dernière galanterie qui ne m'étonne pas de mon petit la Fri-COtlière ! « — Je ne vais pas me tuer! ai-je repris, je vais me marier... je choisis un genre de suicide plus lent, mais plus sûr... je souffrirai plus longtemps. Chaque Son prnoni ave démissionné. fois que mon épouse me chagrinera, je penserai à. Griquetta et mon âme se fendra de désespoir ! — Et tu n'as pas attendri Griquetta? demanda Gabassol. — Je ne l'ai pas attendrie tout à fait, je l'ai émue seulement... « — Mon petit Bezucheux, m'a-t-elle dit, écoute, arrangeons-nous ; je ne veux pas te désespérer tout à fait, tu vas voir commeje suis bonne, je te permets de m'aimer encore huit jours! ça te va-t-il? — J'espère que tu t'es montré fier, dit Ca-bassol, et que tu as répondu par le dédain à cette proposition?... — Parbleu! « Ça ne me va pas! ai-je nettement répliqué, ça ne me va pas du tout... Je voudrais au moins quinze jours! » Mais Griquetta resta inflexible et ne voulut pa" m'accorder un seul jour de plus. J'ai donc fait mes huit jours Gomme une bonne ! — Oh ! les capitulations de l'amour! — C'est horrible !... j'ai mangé trois mois de mes rentes dans mes huit jours, et maintenant l'ingrate Griquetta me préfère un horrible banquier, un misérable criblé de millions et dénué de toute poésie !... — Et les autres? El nos amis Lacosdade, Pontbuzaud, Saint-Tropez et Bisseco, que deviennent-ils? T'ont-ils aussi abandonné dans le malheur? — Non, mon petit bon, ils ne m'ont pas abandonné, l'amitié n'a pas suivi l'amour et la fortune dans la grande déroute; nos amis me consolent ou plutôt nous nous consolons mutuellement. Vous avez un conseil judiciaire, et vous continuez — Comment, vous vous consolez? — Chacun de nous puise des consolations dans le cœur des autres, car chacun de nous en a besoin. — Tous? — Tous! — Chagrins d'amour! — Chagrins d'amour et tourments de créanciers! — Bigre! c'est grave! — Des peines d'huissiers, même, car les huissiers s'y sont mis! — Alors c'est une épidémie qui a sévi sur nous et qui a délabré nos finances! alors Lacostade?... — Lacostade est à sec comme moi. Pontbuzaud est ratissé comme moi. Bisseco est rincé comme moi ! Saint-Tropez a subi une lessive complète comme moi ! — 0 désolation générale ! — Si tu veux en juger, de la désolation, et verser quelques larmes en chœur avec tes malheureux amis, viens avec moi jusqu'à mon cinquième étage et tu les trouveras tous réunis, en train de chercher un moyen quelconque de sortir de la triste situation d'hommes dans la débine!... Ils sont là chez moi, abîmés du matin au soir dans les plus sombres réflexions et jouant de temps en temps pour oublier leurs chagrins, un baccarat d'enfer, alimenté avec des douzaines de boutons! Viens-tu partager leur douleur? — Certes! je te suis, mon pauvre ami, jeté suis! Cabassol prit son chapeau et, affrontant les regards dédaigneusement hostiles de monsieur son concierge, il partit avec Bezucheux de la Fricottière. Le triste Bezucheux avait quitté les quartiers aristocratiques pour porter ses pénates sur les hauteurs de Montmartre, dans une haute maison de cinq ou six étages, à la façade de plâtre noircie et écorchée par endroits. C'était tout en haut de cette haute maison qu'était situé l'appartement de Bezucheux, tout en haut sous le toit de zinc. On y arrivait par un escalier aux murs jadis peints à fresque, ornés à chaque palier d'un trompe-l'œil un peu dégradé, représentant tantôt la place Saint-Marc de Venise avec son campanile et ses gondoliers, tantôt le dôme de Saint-Pierre de Rome et tantôt un paysage groenlendais garni d'aiguilles de glaces et peuplé de phoques noir. Sur le palier de Bezucheux, le Mont-Blanc dressait sa haute cime au milieu d'un encadrement de sapins, de touristes et d'ours. - Bezucheux le fit en passant admirer à Cabassol. — Tu vois, mon ami, quel logis poétique j'habite maintenant. — Maltraité par ta fortune, j'ai dû abandonner les quartiers gommeux, mais j'ai eu la chance de découvrir un perchoir où le pittoresque, prodigué par un propriétaire en délire, masque un tant soit peu le défaut d'élégance. — En effet, ton perchoir est assez pittoresque. — Tu n'as pas tout vu, mon ami, je possède une terrasse embellie par un panorama delà baie de Naples qui fait presque illusion. — Gomme je suis un peu myope, j'ai le droit, quand je suis sur ma terrasse, de me croire dans une villa du Pausilippe... C'est charmant, tu vas voir. Avant d'entrer dans le logis de Bezucheux, il fallait passer parla terrasse. Bezucheux fit admirer à son ami la baie de Naples peinte sur ce mur avec un outremer farouche. Bezucheux cultive la vertu dans une mansarde. — Et tu vois, mon ami, je domine Paris, théâtre de mes exploits passés ; vois tout là-bas les collines du sud, les coteaux de Meudon, l'aqueduc de Marly... Et plus près sur la droite, les hautes cheminées d'usine de la plaine... ça fait très bien dans mon panorama, ça le complète... quand ça fume, j'ai le droit de me figurer que c'est le Vésuve. — C'est délicieux 1 — Et puis, c'est la campagne, vois de ce côté ces arbres et ces moulins... j'ai le droit de dire que je suis à la campagne aux personnes qui s'étonnent de ne plus me rencontrer au bois ou dans les salons... je sauve les apparences!... Entre maintenant dans l'appartement. Et Bezucheux tourna le bouton et s'effaça pour laisser entrer son ami. Dans une petite pièce encombrée par les débris de l'opulence passée de Bezucheux, quatre hommes dormaient, deux allongés sur un large divan et deux enfoncés dans des fauteuils, la tête basse et les pieds sur la tablette do la cheminée. Au milieu de la pièce, sur une petite table couverte d'un tapis rouge, des cartes, des boutons de toutes les formes et des débris de cigarettes éparpillés autour d'un flacon de punch au rhum, témoignaient des efforts faits par les infortunés pour étourdir leurs chagrins d'amour et d'huissiers. — Les égoïstes, dit Bezucheux. ils m'ont vidé mon flacon de punch au rhum!... ils ne nousontrien laissé!... Tu vois, on a taillé le petit bac du désespoir avec des boutons... n'est-ce pas que ça fend le cœur? — Gela me navre véritablement! Réveillons-les... — Nous ne dormons pas, dit un des dormeurs en ouvrant les yeux, nous méditons 1 — Bonjour, mon pauvre Lacostade ; bonjour, Bisseco ; bonjour, mes petits bons! dit Cabassol en frappant sur l'épaule de ses amis, eh bienl est-ce ainsi que vous recevez un vieil ami? — Bonjour, vieux compagnon des jours de gloire, bonjour! répondit Lacostade, excuse notre apparente froideur, ce n'est pas l'indifférence qui nous donne à tous cette mine morose et cet abord farouche, c'est le chagrin... Bezucheux t'a raconté nos chagrins? — Qui n'a pas les siens? répondit Cabassol, vous ne savez donc pas que je m'abreuve depuis quelque temps à une coupe d'amertumes; vous ne savez donc pas que, moi aussi, je succombe sous le poids de malheurs accumulés par une injuste providence !... — Alors, c'était vrai! ce que l'on disait... tu es... — Rincé ! comme vous, mes bons amis, rincé, lessivé, séché! ! ! — Alors, mon bon, s'écria Bisseco, tu as tous les titres nécessaires pour te faire recevoir, à l'unanimité des boules blanches, à notre cercle... — Quel cercle? — Le cercle dont Bezucheux est le président et dont tu vois ici le local, le cercle des Débinards! Allons, tu es accepté; tu peux le mettre sur tes cartes de visite... Tailles-tu un bac? si tu n'as pas de boutons, tu feras des billets... Jeté préviens que j'ai la veine, j'ai ratissé tous les boutons de mes amis... Saint-Tropez en est réduit à jouer sur parole ! — Je ne taille pas de bac, répondit Cabassol, causons plutôt et cherchons un moyen de sortir de l'amer décavage dont nous nous plaignons. Je sais que vous êtes ruinés, dites-moi comment cela vous est arrivé? — La vie! la grande vie! fit Lacostade, voilà tout ce que je peux te dire, moi je n'y comprends rien... Certes, il ne m'avait pas échappé que depuis un certain temps mes finances souffraient... mais je faisais des billets, je renouvelais... je ne demandais qu'à renouveler... ça ne me gênait pas!... tout à coup, pour ae malheureux billets oubliés, — on ne peut pas penser à, tout, — on est venu saisir un beau matin que j'étais tranquillement chez moi... — C'est honteux! — C'est honteux ! on est venu saisir, et devant une dame que la discrétion me défend de nommer, car il y avait une dame!... Comprends-tu cela? on a osé saisir devant une dame !... ça m'a fait beaucoup de tort dans l'esprit de cette dame, que j'aimais beaucoup,' et par la faute d'un huissier mal élevé j'ai connu les chagrins d'amour... hélas! elle m'accable maintenant de ses dédains... J'ai eu beau lui dire qu'une saisie ne signifiait rien, que tout le monde avait été plus ou moins saisi, cet huissier, instrumentant sans gêne, m'a fait un tort immense dans l'esprit de cette dame. — Je comprends cela! — J'ai eu beau protester et faire remarquer àl'huissierceque sacon-duite avait de peu chevaleresque, il a continué à saisir... et la dame que la discrétion me défend de nommer, se forgeant de vaines alarmes, craignait d'être comprise dans la saisie... tu vois d'ici la situation... Enfin l'huissier jura ses grands dieux que la dame ne serait même pas mentionnée dans son procès-verbal, et elle laissa continuer la saisie... Depuis je n'ai plus revu la dame que la discrétion me défend de nommer. Voilà tous mes malheurs ! — Tout cela n'est rien à côté de ce qui m'arrive ! s'écria Pontbuzaud. Figure-toi, mon cher ami, que l'autre jour, comme j'allais plein de tranquillité, retirer quelques fonds à la Banque, j'ai appris que je m'étais trompé dans mes calculs... — Comment cela? — C'est bien simple! tu vas voir... tu sais que j'ai toujours brillé par l'ordre et la régularité... je tenais mes livres comme un caissier de maison de commerce!... par malheur, je me suis trompé de quelques zéros dans mes On a osé saisir devant une damel additions..: — tout le monde peut se tromper, il n'y a pas de caissiers infaillibles... — une erreur de quelques zéros à peine... — Diable! — Oui, mon pauTfe ami, j'allais donc à la Banque pour retirer une partie des 80,000 francs que je croyais y avoir, lorsque les caissiers de là-bas, qui avaient bien fait leurs additions, m'ont appris qu'il me restait juste 800 francs !... Tu conçois mon étonnement? — Fiehlre! — Huit cents francs pour tout pécule, à moi, Pontbuzaud, gentleman habitué à toutes les élégances, homme à bonnes fortunes... et tu sais si ça coûte cher, par le temps qui court, les bonnes fortunes!... — A qui le dis-tu? firent en chœur les amis de Bezucheux? — Eh bien, six semaines se sont écoulées depuis la révélation foudroyante du caissier de la Banque; et je vis depuis ce temps-là sur mes huit cents francs; je cultive la vertu ; c'est un exercice très peu récréatif de cultiver la vertu, mais c'est très sain pour les finances... — Mon ami, nous la cultivons tous la vertu, s'écria Saint-Tropez, et nous sommes édifiés sur son caractère éminemment fastidieux ! Ainsi, moi, mes petit bons, je la cultive depuis plus longtemps qu'aucun ume testait 800francs I d e vous! Quand vous fricotiez encore, j'avais déjà un conseil judiciaire, un abominable conseil judiciaire, un gredin de conseil judiciaire qui me faisait tirer la langue d'une longueur... Quand vous rouliez sur l'or et que vous paviez de billets de banque les boudoirs des belles-petites, j'étais déjà digne de faire partie du cercle des Débinardsl... c'est moi le fondateur du Debinard's club'! — Eh bien, ton conseil judiciaire se montre donc aujourd'hui plus récalcitrant qu'autrefois? — Mon gredin de conseil judiciaire?... On me l'a retiré, mon ami, on m'en a privé, quand j'en avais le plus besoin... dans un moment où la fougue de mes passions tropicales m'avait jeté sans défense dans un océan de dangers!... mon gredin de conseil judiciaire m'a lâché... vlan! — Redemande-le, si tu le regrettes! — Trop tard, mon ami, trop tard!... Plus la peine, il n'aurait plus rien à me conserver... tout a sombré dans cet océan dont je te parlais... — Tu ne nous as pas dit son petit nom... tous les océans ont un nom... — J'ai dit un océan, mais il y en avait plusieurs !... Et voilà pourquoi je me remets à cultiver la vertu de plus belle; du temps de mon gredin de conseil, je ne la cultivais qu'à moitié, une demi-vertu, tandis que maintenant, c'est la vraie vertu, la grande vertu, la vertu sans éclipses et sans intermittences!... C'est horrible, mon ami! — Je te plains! mais c'est aussi celle-là que nous cultivons tous! Et toi, mon pauvre Bisseco, es-tu vertueux comme nous? Le club des Débinards. — Si je suis vertueux, mon bon, si je suis vertueux! exclama Bisseco, c'est-à-dire que si la vertu était à jamais bannie du reste de la terre, c'est dans le cœur de Marius Bisseco, enfant de Marseille, qu'on la retrouverait! — Et dans le nôtre aussi! s'écria Bezucheux, ton cœur n'en a pas le monopole!... Comme je voudrais être poète pour célébrer nos vertus en strophes académiques!... Où sont-ils les gens vertueux? Dans la mansarde à Bezucheux 1 Dans la mansarde à Bezucheux I 0 misère ! et môme pas de piano pour mettre mes vers en musique! sentir bouillonner l'inspiration dans ma tête et pas de piano ! — Hélas! on pourrait le vendre trois ou quatre cents francs! gémit Saint-Tropez, ce serait toujours ça! — Alors, ô Bisseco, tu es vertueux, reprit Gabassol, mais par quel hasard? Cet oncle millionnaire et célibataire, dont tu nous parlais si souvent et dont tu faisais luire l'héritage avec adresse quand il s'agissait d'amadouer un eréancier, cet oncle vénérable t'a donc déshérité? — Du tout! D'ailleurs il le voudrait qu'il ne pourrait pas... Je réponds de lui... — Il s'est donc marié, ton oncle célibataire et millionnaire? — Non, il le voudrait qu'il ne le pourrait pas non plus! — Mais alors... — Mon oncle ne pourrait pas me déshériter... Je ne comprends pas les criailleries'de mes créanciers, quand un homme possède un oncle millionnaire qui ne peut pas le déshériter, lors même qu'il le voudrait, les créanciers de cet homme devraient être bien plus coulants... Cet homme devrait posséder un crédit immense comme la fortune de son oncle... Mais voilà qu'au contraire, mes créanciers à moi, neveu d'un oncle millionnaire, me traitent avec la dernière rigueur sous le plus futile des prétextes... — Quel prétexte? — Sous le futile prétexte que mon oncle n'a que six ans en ce moment et qu'il pourra se marier dans une vingtaine d'années et qu'alors... — Ton oncle, l'oncle vénérable dont tu nous parlais toujours, n'a que six an?! — Est-ce ma faute, à moi, s'il n'est pas plus vieux; est-ce ma faute si mon grand père m'a donné un oncle à un âge ridicule? Je le vénérais, moi, malgré ses six ans! Ce n'en est pas moins un oncle millionnaire et célibataire! Et moi, le neveu, j'en suis réduit à cultiver la vertu avec acharnement à côté de Bezucheux! Quelle situation mélancolique! — Pauvre Bisseco! infortuné Bisseco! — Voyons, messieurs, s'écria Bezucheux, assez de gémissements! Nous sommes tous décavés, nous sommes tous des mortels infortunés, mais ne passons pas notre vie à pleurer sur nos malheurs! De l'énergie, messieurs, de l'énergie!... D'abord, moi, comme je vous le disais, j'en ai assez, de la vertu, ça me semble fade! j'ai hâte de] changer un peu... Il nous faut sortir au plus vite de notre lamentable situation! Tenons conseil et cherchons ensemble un moyen de reconquérir notre place dans la société ! — Nous ne faisons que cela depuis je ne sais combien de semaines! répondit Lacostade, et nous ne trouvons rien .. — El nous attrapons mal à la tète ! — Cherchons encore! Je vous amène notre ami Gabassol, dont vous connaissez tous les brillantes facultés! Faisons appel à ses lumières!... Dans son affaire de la succession Badinard, il s'est trouvé aux prises avec bien d'autres difficultés! Allons, Gabassol, tire-nous de 'peine! — Mes enfants, je cherche de mon côté depuis quinze jours, et tout à fait inutilement! — Cherche encore ! — Mes enfants, j'ai longuement médité depuis quinze jours et quinze nuits, et voici le fruit de mes méditations : Pour reconquérir la fortune... c'est bien ce que vous voulez, n'est-ce pas? — Oui! oui! très rapidement! — Pour reconquérir la fortune, il n'y a que trois voies rapides... — Bravo! Voyez, mes petits bons, que j'avais raison de recourir à Gabassol, il a déjà trouvé trois moyens rapides!... — Et nous qui depuis six semaines que nous cherchions n'en avons pas trouvé un seul ! Cabassol, tu c? un grand homme! Vite, dis-nous tes trois moyens... — Il n'y a que trois voies rapides : LES AFFAIRES, LA POLITIQUE, LE MARIAGE! ' L'oncle célibataire de — Bravo! bravo! — Choisissez, messieurs, la voie qui vous convient ïe mieux... — Comment, la voie qui nous convient le mieux? s'écria Bezucheux, mais nous allons les prendre toutes les trois... Si une seule doit nous conduire rapidement à la fortune, les trois nous y conduiront plus rapidement encore! — Parle pour toi, fit Saint-Tropez, les affaires, la politique, le mariage, tout ça en même temps, c'est beaucoup de travail... Moi, qui n'ai pas ta dévorante activité, je me contenterais d'un bon mariage... et si notre ami Cabassol pouvait me trouver une héritière... — Moi, fit Lacostade, j'en désirerais une demi-douzaine.. — Comment, serais-tu partisan de la polygamie?... — Ce n'est pas pour les épouser toutes... quoique, dans notre cas, la polygamie aurait du bon, en nous permettant d'épouser une demi-douzaine d'héritières!... Mais c'est défendu, et je ne demande un assortiment que pour choisir... — Mais, reprit Cabassol, rien ne nous empêche de chercher des héritières, de nous occuper de politique et d'entrer dans les affaires en même temps! — Il a raison I De l'énergie, messieurs, de l'énergie! — Voyons d'abord à trouver des héritières, reprit Saint-Tropez; ça ne se trouve pas si facilement que ça, des héritières... D'abord je n'en connais pas... — Jeune innocent! dit Cabassol, naïf Saint-Tropez! moi non plus je n'en connais pas, d'héritières, et cependant je parie que ce soir je puis en mettre un fort lot à ta disposition... — Les agences? — Tu l'as dit! les agences de mariages!... Tiens, vois ce prospectus que l'on m'a donné hier sur le bou.'evard : LA CLEF DES CŒURS Agence des grands Mariages. Seule maison digne du titre d'AGENCE matrimoniale modèle Médaille d'or Paris, 1867 Grand diplôme de mérite Vienne, 1873 Médaille d'or Philadelphie, 1876 Médaille d'or Paius, 1878 Médailles diverses à Milan. Amsterdam, Rome, Melbourne, etc., etc. Directeur-fondateur : M. Narcisse BOULANDAIS * Fournisseur de olusieurs Cours étrangères, inventeur breveté de procé lés c i ôrem ut nouveaux. Bureaux et salons: 425, avenue de la Gronde-Armée — Belle idée! s'écria Bezucheux; et dire que nous n'y avions pas pensé! Voilà qui ne fait pas l'éloge de notre intelligence!... Mon bon Cabassol, je commence à croire que l'effroyable quantité de vertu que nous avons été forcés de déployer depuis deux mois, nous a fortement abrutis! J'aurais dû trouver ça moi-même ! — Alors, vous êtes tous d'avis de nous adresser à la Clef des cœurs, agence des grands mariages? Ma proposition est adoptée? — Adoptée à l'unanimité ! — Eh bien, mes enfants, prenez vos chapeaux et allons-y tout de suite! nous n'avons pas une minute à perdre... Qui sait si, pendant que nous discutons, M. Narcisse Boulandais ne marie pas à d'autres des héritières qui feraient bien notre affaire ! — Hâtons-nous!... Et les membres du cercle des Débinards descendirent quatre à quatre l'escalier de Bezucheux de la Fricottière. La demoiselle dort depuis deux jours avec votre portrait sur le cœur !
L'agence matrimoniale modèle, la Clef des cœurs, était somptueusement installée ; un hôtel tout flambant neuf, ouvrant sur l'avenue de la Grande-Armée par une superbe grille à lances dorées, dont les pointes affectaient vaguement la forme de cœurs enflammés, abritait les salons et les bureaux où, d'après le prospectus de M. Narcisse Boulandais, se forgeaient tant de douces chaînes et s'élaboraient tant d'unions bourgeoises, aristocratiques, diplomatiques et même princières!
Derrière la grille, un premier jardin étalait ses parterres garnis de roses et de lys, délicate allusion aux belles clientes, et bordés par deux lignes d'orangers également symboliques.
Au-dessus des cheminées de Thôte\ s'arrondissaient les hautes branches des arbres d'un second jardin où ne pénétraient que les clients favorisés, les Liv. 83.
— Ronflez-vous?
partis exceptionnels, le? articles de premier choix, ceux que M. Narcisse Bonlandais mettait en tête de ses catalogues et dont il aimait à jouer dans la conversation.
Gabassol, Bezucheux et les autres décavés franchirent la grille dorée avec respect; c'était là que demeurait l'homme providentiel qui allait se charger de leur découvrir les riches héritières après lesquelles ils soupiraient. En route, dans le tramway, ils avaient lu et relu le prospectus de M. Narcisse Bonlandais, et ils arrivaient pleins d'espoir en la puissante agence aux 5.600 résultats certifiés.
Un concierge invisible fit retentir une sonnette électrique quand ils pas-
Le jardin symbolique de la Clef des cœurs.
sèrent la grille, et immédiatement un domestique à livrée rose tendre parut sur le perron.
— M. Narcisse Boulandais est-il visible? demanda Gabassol.
— M. le directeur de la Clef des cœurs est occupé, mais ces messieurs peuvent l'attendre au salon.
— Très bien, faites-lui passer nos cartes.
Le domestique fit entrer nos amis dans un salon rose coquettement meublé et s'en fut porter les cartes.
Au centre du salon, sur une table aux pieds tournés dans le style le plus rocaille et dorée sur toutes les moulures, des journaux verts et roses étaient éparpillés autour d'un gigantesque bouquet de roses planté dans un grand vase de Sèvres.
Cabassol s'installa devant la table et prit machinalement un journal imprimé sur papier vert, couleur de l'espérance.
— Tiens, fit-il, l'agence a un organe spécial.
LA CLEF DES COEURS
Gazette des célibataires, Organe de l'Agence des grands mariages, la seule agence matrimoniale modèle.
— Quel malheur que nous ne nous y soyons pas abonnés plus tôt! s'écria aezucheux, nous serions déjà mariés! Voyez, messieurs, cette note encadrée à gauche du titre :
Guerre au célibat ! aide aux célibataires ! Telle est la devise de notre journal. On ne reçoit que des abonnements d'un au (Paris, 16 francs). Les abonnements ne sont pas renouvables ; une demande de réabonnement ne serait pas admise, car ce cas ne pourrait se présenter que si l'abonné n'était réellement pas mariable. Jusqu'à présent, aucun abonné n'est resté plus d'une dizaine de mois sans voir ses vœux exaucés par nos soins.
Narcisse Boulandais, rédacteur en chef, directeur de l'agence.
Mo
— Bravo! bravo! Comme nous sommes très mariables, excessivement mariabîes, ça ne demandera pas si longtemps, pour moi surtout, fit Lacos-tade avec fatuité, je pense que ça marchera rondement !
— Je suis plein d'espoir, dit Gabassol, je vois à la seconde page du journal une série de correspondances qui me font le meilleur effet... Écoutez donc :
Paris. Henri D... Bonnes nouvelles. Votre photographie a produit le meilleur effet. On compte vous voir à notre prochaine grande soirée. Recevrez invitation.
Angers. Edouard B... Voyez notre liste de partis et venez, charge de trouver ce que vous désirez.
Paris. Vicomte de R... La demoiselle voudrait un notaire. J'ai autre chose à vous proposer.
Paris. Jules B... Les parents sont bien disposés. Donnez exactement votre adresse et venez en mettant de côté toute timidité. Ferai présentation moi-même. Ne soyez plus enfant. Pour achever de vous donner du courage, sachez que la demoiselle est charmée et qu'elle m'a dit, en confidence, qu'elle dormait depuis deux jours avec votre portrait sur le cœur.
Amiens. Gontran de S... Vous n'avez plus qu'à vous jeter aux genoux de M lle G..., tout est arrangé. Venez vite.
Stuttgard. ErinceW... La démarche est délicate, extrêmement délicate. Néanmoins je la ferai. Je vous dirai par lettre chiffrée le résultat. Si la réponse est bonne, je prends immédiatement arrangements et je ? vous k télégraphie en chiffres également.
La livrée de la Clef des cœurs.
Paris. Edgard F... Rouliez vous? Pas de détours, répondez franchement. La demoiselle est bien impressionnée, mais elle désire savoir exactement.
Marseille. M. Léon B... Le père de la demoiselle a l'honneur de vous remercier. Impossible; Cependant ne vous, livrez pas au désespoir. J'ai votre choix en vue, remettes vous-en k mon goût et vous n'en serez pas fâché.
Varsovie. Ladislas W... Accourez vite! Vous êtes accepté, mais dépéchez-vous, il y a un autre prétendant sur les rangs.
Bordeaux. M. F. V..., notaire. Pas réussi cette fois, on voulait un vicomte; mais j'ai une autre demoiselle qui désire précisément un notaire; elle rentre assez bien dans les conditions que vous réclamiez.
Nice. Agénor D... Voyez Titien, Véronèse et les autres Vénitiens. Ils aimaient beaucoup les rousses.
— Moi, fît Bisscco, je ne suis pas comme ce M. Agénor, je ne déteste pas les rousses; je n'ai pas l'intention déposer aucune condition de couleur... je n'ai pas de préférence.
— Mon Dieu ! mes goûts sont simples, dit Bezucheux ; tout ce que je demande, moi, c'est une personne plantureuse, bien faite, agréable, ayant de l'esprit et une dot sérieuse. Je ne demande pas quarante quartiers de noblesse, ni même vingt... Dussent mes aïeux s'en formaliser, j'irai jusqu'à une petite mé-sdliance, pourvu que ma femme soit aimante!... Il faut qu'elle soit aimante, c'est une condition sine qua non!
Le retour du valet à livrée rose interrompit Bezucheux.
— Monsieur le directeur de la Clef des cœurs est libre. Ces messieurs veulent-ils passer ensemble ou séparément?
— Ensemble, mon ami, ensemble! nous n'avons pas de secrets les uns pour les autres.
— Si ces messieurs veulent me suivre...
Les futurs clients de la Clef des cœurs traversèrent, sur les pas du domestique, un second salon encore plus rose et plus doré que le premier et pénétrèrent dans un cabinet de travail élégamment meublé et largement éclairé par deux hautes fenêtres donnant sur le jardin aux caisses d'orangers.
M. Narcisse Boulandais, l'homme providentiel, comme disait Bezucheux, '•lait devant eux, un sourire engagant sur les lèvres, les mains tendues avec une bonhomie que nous oserions presque qualifier de paternelle.
Il était majestueux seulement par sa belle mission, M. Narcisse Boulandais,
malgré sa cravate blanche inamovible ; sanglé dans un veston bleu trop étroit pour la rondeur de son abdomen, une petite calotte grecque sur le crâne avec une bouflette sautillante, des pantoufles bleu clair à dessins rose tendre aux pieds, il manquait tout càfait de la majesté que l'on était en droit d'attendre d'un homme voué à des occupations aussi graves, à des négocia'.^ ris d'une aussi délicate diplomatie.
— Prenez des sièges, messieurs, dit M. Narcisse Boulandais, dont le ventre sautait à chaque mot, et dites-moi ce qui me procure l'honneur de votre visite.
— Monsieur, dit Ca-bassol, je parlerai au nom de tous; ces messieurs el moi nous avons soudainement pris le célibat en horreur...
— Le célibat est immoral ; guerre au célibat ! telle est ma devise, dit M. Boulandais.
— Et nous nous sommes sentis pris du désir, que dis-je, de la soif, de consacrer nos forces vives, notre dévouement, notre cœur en feu, au bonheur de six douces et chastes fiancées ! Ces dou-oes fiancées, nous ne les possédions malheureusement pas. Il fallait chercher. Cela demandait du temps. Par bonheur, nous avons pensé à la Clef des cœurs!
— Aide aux célibataires! telle est la seconde partie de ma devise! fit M. Boulandais.
— Merci! je vous ai tout dit, nos aspirations et notre impatience, nous remettons nos cœurs entre vos mains!
— 5,600 résultats certifiés, dit M. Boulandais, cela fait 11,200 c©u-« qui me sont passés par les mains! Soyez tranquilles, messieurs, dès cet instant,
Conseil de révision à la Clef des cœurs.
vous êtes les clients de la Clef des cœurs, agence des grands mariages, la seule, l'unique, l'agence modèle! Vous pouvez déjà vous considérer comme mariés. Kt maintenant procédons par ordre...
M. Narcisse Boulandais ouvrit un énorme registre aux coins de cuivre posé sur un haut pupitre, et prit la plume.
— Veuillez, messieurs, me donner vos noms, prénoms et qualités?
M. Boulandais inscrivit lentement et méthodiquement ses nouveaux clients ; lorsque notre ami Gabassol se nomma, M. Boulandais releva la tête et le regarda. La célébrité de Cabassol était venue jusqu'à lui.
— Hem ! Hem ! fit M. Boulandais, vous êtes le héros de ce fameux procès, de ce procès scandaleux?
— Hélas ! répondit Cabassol, est-ce que mon mariage présenterait des difficultés particulières!
— Non... ce sera plus délicat, voilà tout, c'est à la fois avantageux et désavantageux...
— Vous ferez pour le mieux 1
— Maintenant, messieurs, permettez-moi de vous examiner... voudriez-vous avoir la bonté de vous lever?... Bien, marchez maintenant... Toussez, s'il vous plaît... Levez les bras... Là, merci, asseyez-vous. Monsieur Cabassol, je vous inscris dans la première classe, malgré votre procès; monsieur Lacos-tade, première classe; monsieurBezucheux de la Fricoltiôre, première classe ; monsieur Pontbuzaud, seconde classe, monsieur Bisseco..., un peu maigre, monsieur Bisseco, seconde classe... enfin monsieur Saint-Tropez en troisième classe... légèrement décati, monsieur Saint-Tropez, légèrement décati...
— Comment... balbutia Saint-Tropez.
— Mais oui, légèrement décati I vous n'auriez pas dû attendre si longtemps, c'était il y a deux ans que vous deviez venir, je vous eusse probablement mis dans la seconde classe,[mais aujourd'hui, ce n'est plus possible... à mon grand regret, croyez-le bien !
— Mais pourquoi ces divisions? demanda Cabassol.
— Pourquoi? mais, et ma responsabilité morale? Je remplis un sacerdoce, moi, monsieur, je suis un père de famille, mes clients sont mes enfants et mes clientes aussi ! je suis, un père pour mes clientes surtout, car il me semble qu'elles ont droit à plus de sollicitude encore que mes clients... Je ne veux pas d'erreur ni de tromperie, je veux que mes clientes puissent décider presque les yeux fermés, et vous comprenez, quand je catalogue un client d&as la première classe c'est une garantie I
— Ah-l t/ès bien 1
— Helas ! messieurs, poursuivit M. Narcisse Boulandais en secouant mélancoliquement la bouffette de sa calotte grecque, combien en vois-je arriver que je ne puis mettre que dans la seconde ou la troisième classe ! Ah I jeunesse ! jeunesse! tu vas, tu cours, tu voltiges, tu t'essouffles... et quand tu n'en peux plus, lorsque tu es fanée, usée, vidée, tu te dis: Tiens, jesuiséreintée, si je me mariais ?... Trop tard ! trop tard ! article désavantageux le jeune homme blet ! Article de mauvaise défaite, le célibataire décati!... Saint-Tropez se laissa tomber sur une chaise.
— Il ne faut cependant pas désespérer, cher monsieur Saint-Tropez, reprit M. Boulandais, vous êtes mariable tout de même et je vous marierai... je voulais dire seulement que vous aviez trop attendu... si vous saviez comme mes clients non fatigués, mes prétendants de grande allure et de belle perfo-mance s'enlèvent rapidement!... vous verrez!... Pour vous, je serai obligé de me rabattre sur les qualités de l'âme, dans mes négociations, et vous savez, les qualités de l'âme ça n'est pas très couru par ce temps de matérialisme vulgaire !
— Mais lesquelles des qualités de l'âme ?...
— Soyez tranquille, je vous étudierai et je vous en trouverai! j'ai le coup d'œil d'un psychologue, je vous en découvrirai !... j'en ai marié bien d'autres! Tenez! la Clef des cœurs est une institution qui rend de tels services à la société que je m'étonne que le gouvernement ne s'en soit'pas encore ému et que nos dignes législateurs n'aient pas mis à l'étude la question de savoir si cette institution ne devraitpas être officielle et gouvernementale, c'est-à-dire devenir une sorte de ministère, le ministère des mariages ! Quels larges horizons soudainement ouverts ! le ministère des mariages profitant de l'immense outillage gouvernemental, du personnel administratif de chaque commune, pour s'occuper de marier tous les jeunes Français à l'heure de leur majorité ou mieux à leur libération du service militaire!... Ce beau rêve séduirait un Colbert ou un Richelieu si nous en avions un! Voilà ce que j'appellerais un gouvernement parternel I... mais ce n'est qu'un rêve! La routine barrera longtemps encore la route... je le crains, je ne verrai peut-être pas le triomphe de mes idées... ce sera la gloire de l'avenir !
Le journal de M. Boulandais.
— Cezt une grande idée, dit Cabassol, trop grande peut-être pour moi, car je me permettrai d'élever quelques critiques. Je préfère l'agence matrimoniale, institution privée, à l'agence matrimoniale officielle, au ministère des mariages! N'introduisons pas la politique dans ces questions éminemment privées! Voyez-vous, le ministère des mariages deviendrait vite un instrument politique entre les mains de tout gouvernement quel qu'il soit! je n'ai pas confiance! Supposons une crise ministérielle et voilà peut-être des quantités de fiançailles bouleversées ; le ministre arrivant défait tout ce qu'a fait son prédécesseur, il brouille les familles et désunit les fiancés... Supposons quelque chose de plus grave, une crise gouvernementale, une révolution, une guerre civile; après la crise, tous les mariages opérés pendant les événements sont déclarés nuls et non avenus!... Vous voyez d'ici les immenses perturbations sociales que chaque crise politique amènerait!... mais c'est la révolution en permanence, la guerre civile dans la rue et dans les ménages!.,.
— Permettez!...
— Mais si, je vous assure. Et tenez, je vois d'ici, aux élections, les candidats à la députation promettant à leurs commettants une révision générale des mariages...
— Vous êtes pessimiste! Je pense, moi, que mon idée n'amènerait pas d'aussi tristes bouleversements ; je pense que les avantages compenseraient largement les inconvénients...
— Je crains l'ingérence gouvernementale...
— Gomment, vous ne voulez pas que le gouvernement s'occupe un peu du bonheur des citoyens? Qu'est-ce qui fait le bonheur ou le malheur des citoyens? c'est le mariage, un bon ou un mauvais mariage! tout est là!... L'ingérence gouvernementale? mais elle se fait sentir à tous les citoyens dès la plus tendre enfance ! Est-ce que le gouvernement ne s'occupe pas de l'instruction des jeunes citoyens? est-ce que le gouvernement ne se préoccupe pas de les faire vacciner, les petits citoyens? plus tard, est-ce que l'ingérence gouvernementale ne se mêle pas de les faire tirer au sort, de faire vérifier par des conseils de révision s'ils ont le coffre solide, les bras et les jambes au complet, pour les leur faire trouer, casser et détériorer sans la moindre explication? Est-ce que le gouvernement ne s'informe pas de leurs revenus pour en tirer sa part? est-ce qu'il ne s'inquiète pas de leurs deuils pour mettre un impôt dessus ? Et vous ne voulez pas que ce gouvernement, dont l'action ne se révèle guère aux citoyens que par les désagréments sans nombre qu'il leur procure, par l'argent qu'il leur réclame, par le sang qu'il leur tire, vous ne voulez pas que ce gouvernement devienne un instant paternel et s'occupe un tant soit peu du mariage des gouvernés!... Gela viendra pourtant, monsieur, et peut-être plus tôt que vous ne pensez ! Ce jour-là au lieu de se contenter, comme par le
Liv 84.
M. Narcisse Boulandais, directeur de la Clef des passé, de faire le bonheur d'un certaine quantité de ministres, préfets et sous-préfets, le gouvernement assurera le bonheur de tous les Français!
— Sauf les cas de divorce, fit observer Cabassol.
— Vous l'avez dit, sauf les cas de divorce. Le divorce entre dans mon plan, le divorce est indispensable! Chaque fois que le ministère des mariages aura commis une erreur et conclu une union malheureuse, crac, permission de divorcer et mariage à recommencer sans frais.
La guerre civile dans les ménages.
— Je rne rends, dit Cabassol, vous m'avez terrassé et je retire mes objections...
— Bravo ! s'écria Bezucheux ; vive le ministère des mariages ; je ne demnnde qu'une chose, c'est que monsieur prenne le portefeuille !...
M. Narcisse Boulandais s'inclina.
— J'ai l'intention, reprit-il, d'appeler sur le sujet l'attention de nos législateurs et de leur présenter dans une brochure tout un plan de réformes... j'attends une Chambre vraiment jeune, une Chambre tout à fait dégagée des vieilles idées routinières... Je ne veux pas exposer mon projet à un échec certain en le présentant prématurément... vous voyez comme le divorce, malgré
MA innombrables partisans dans le pays, a du mal à triompher des timidités législatives 1... Mon grand plan serait repoussé, surtout dans ses parties vraiment neuve? et hardies... car dans mes longues méditations sur un sujet qui fait depuis trente ans l'objet de mes études, j'ai trouvé mieux encore que le ministère des mariages!...
— Quoi donc?
— Oh! quelque chose de vraiment neuf, quelque chose d'immense !... une reforme radicale du mariage...
— Oh! oh!
— C'est grave, je le sais, et je m'attends à une formidable opposition de la part des esprits rétrogrades, ennemis jurés de tous les progrès ! mais devant les incalculables conséquences sociales, devant les bienfaits inouïs qui doivent découler de la réforme du mariage, je n'ai pas le droit de reculer et je lutterai jusqu'au bout de mes forces... j'attends seulement une heure favorable pour commencer... Et tenez, nous parlions de divorce, eh bien, avec ma réforme, j'en arrive à le supprimer en le rendant inutile! Nos législateurs ne veulent pas du divorce, qu'ils adoptent donc mon projet...
— Mais vous reconnaissiez tout à l'heure la nécessité du divorce...
— En l'état actuel, oui; mais avec ma réforme du mariage le divorce est inutile, car je supprime les mauvais ménages! Vous ne nierez pas que c'est là un résultat immense !
— Immense ! mais comment supprimez-vous les mauvais ménages ?
— Par ce que j'appelle les ESSAIS DE COMPATIBILITÉ ! Commencez-vous à comprendre? Le mariage aura désormais trois actes : 1° les fiançailles; 2° les essais de compatibilité ; 3° le mariage définitif!
— Superbe! s'écrièrent Cabassol, Bezucheux et les autres, superbe! profond! merveilleux!
— Immense, messieurs, je vous l'ai dit, modestie à part, immense ! c'est la loi sur le mariage que je refonds entièrement. J'ai tout prévu, après les fiançailles, deux mois d'essai de compatibilité pour les fiancés du Midi, quatre mois pour les fiancés du Nord et six mois quand le mariage est mixte, c'est-à-dire, quand un des fiancés est du Nord et l'autre du Midi. Le délai écoulé, les jeunes époux se représentent devant l'état civil pour conclure le mariage définitif...
— Et siles essaisde compatibilité n'ont pas réussi? demanda Bezucheux.
— Ils signent une déclaration à la mairie sur un registre ad hoc et tout est dit., ils sont séparés d'office et peuvent convoler ailleurs. Cependant, pour les gens qui manquent de décision, ou qui ne sont arrivés qu'à une demi-compatibilité, je suis tout disposé à permettre un second délai...
— Vous avez parfaitement raison...
— Vous voyez que j'arrive à supprimer à peu près complètement les mauvais ménages, et que l'institution du divorce devient presque inutile. Cependant je la maintiens comme supplément de garantie... Et voilà comme, si j'avais le pouvoir, si j'avais l'honneur de tenir une minute en main les destinées de mon pays, voilà, messieurs, comme je rendrais la France heureuse!
LA GRMDE RÉFORME DU MARIAGE
(Projet Narcisse Boulandais.)
Les fiançailles.
Les essais de compatibilité.
Le mariage définitif.
— Posez votre candidature aux prochaines élections..,
— Et le temps, messieurs, et le temps?... Mes immenses et délicates occupations ne m'en laisseraient pas le loisir... il faut que je continue à m'occuper du bonheur particulier de mes clients au lieu de faire celui de la France en général!... mes clients d'abord, je vous l'ai dit, mes clients sont mes enfants! Revenons à votre affaire ; faut-il vous inscrire pour mariage assorti ou mariage non assorti?
— Gomment dites-vous? demandaCabassol.
— Je dis mariage assorti ou mariage non assorti? J'entends par mariage assorti le mariage avec une demoiselle ou veuve de 15 à 35 ans, avec avantages physiques...
— Ah! très bien!
— Le mariage non assorti, c'est le contraire... Dites votre préférence ; pour les mariages non assortis j'ai un grand choix en ce moment...
— Mariage assorti! dit Cabassol sans balancer,
— Et nous aussi! s'écria Bezucheux.
— Même monsieur de Saint-Tropez? demanda M. Boulandais la plume suspendue au-dessus de son registre.
— Certainement... balbutia Saint-Tropez.
— Très bien. Maintenant si vous voulez jeter les yeux sur mon répertoire... voyez, le catalogue de la saison présente est justement assez chargé, vous allez peut-être trouver tout de suite votre idéal...
M. Narcisse Boulandais traîna sur son bureau un énorme registre et l'ouvrit devant ses clients.
Voici, dit-il, mon catalogue de saison, lisez, méditez et choisissez; si faire se peut, je suis prêt à vous donner toutes les explications et tous les renseignements que vous pourrez désirer.
Cabassol et ses amis approchèrent leurs fauteuils et, penchés les uns sur les autres, se mirent en devoir d'étudier le répertoire de fiancées de M. Narcisse Boulandais.
— Voyons, procédons méthodiquement, dit Cabassol, je commence par le commencement :
Série G
N°418, demoisellej 19 ans. blonde | 500,000 | 2,500,000 J néant
ESPERANCES SIGNE PARTIC.
beau cavalier
— Je la retiens! s'écria Bezucheux.
— Moi aussi, s'écria Lacostade.
— Un instant, vous ne pouvez pas l'épouser tous les deux, Bezucheux l'a retenue le premier, Lacostade ne viendra qu'après si Bezucheux est refusé, je continue :
N° 419, demoiselle N° 420, veuve.
24 ans 31 ans
blonde brune
60,000 800,000
100,000 1,200,000
aspirations
poétiques
néant
propriétaire
officier super, de cavalerie, ou diplomate
— Je retiens, dit Lacostade, je suis aussi officier de cutrnss^r^ capitaine dans la territoriale...
— Je prends note, fit M. Narcisse uuulandais. Cabassol reprit sa lecture :
COULEUR
blonde
châtain clair
blonde blonde
DOT
300,000
3,000,000 3,000,000
ESPERANCES
néant
2 oncles asthmatiq
néant
MGNE PARTIC.
pianiste médaillée du Conservatoire, néant
orphelines
néant Ingénieur de l'école polytechnique, propriétaire jeune blond et beau
— Je les retiens! s'écria Bezucheux.
— Encore toi ! tu as déjà retenu la demoiselle blonde de 19 ans, qui a pour idéal un beau cavalier brun.
— Ça ne fait rien, je me teindrai au besoin; je retiens les deux orphelines.
— Tu accapares, reprit Cabassol, mais enfin, je continue...
N° 425, demoiselle 31 ans brune 1,500,000 néant
N° 426, veuve N° 427, demoiselle
27 ans 22 ans
blonde brune
300,000 4,000,000
300,000 16,000,000
plantureuse orpheline
néant négresse
5 pieds 6 pouces et des moustaches
jeune blond et poète.
— Je retiens! s'écrièrent à la fois Bisseco, Saint-Tropez et Pontbuzaud.
— Je prends note, dit M. Narcisse Boulandais.
huissier à
Paris médecin ou homme de
lettres quelconque
— L'affaire de Saint-Tropez! fit Bezucheux.
— Je prends note, dit M. Narcisse Boulandais.
Cabassol reprit sa lecture. Le catalogue de la saison comptait 227 numéros, Cabassol retint 17 personnes, demoiselles ou veuves; Bezucheux, 13 ; La coslade, 13; Bisseco, 28; Pontbuzaud, 11; et Saint-Tropez, 8. — M. Narcisse Boulandais prit note imperturbablement.
— Maintenant, messieurs, leur dit-il ensuite, je verrai ces jeunes personnes, je les interrogerai paternellement, je les étudierai... dans quelques jours je pourrai vous faire part de mes impressions, je vous dirai de quel côté vous avez le plus de chances, et à ma prochaine grande soirée vous les verrez ! — A votre prochaine grande soirée?
N» 420. N» 423 et 424.
— Oui, j'ai l'habitude de réunir mes clients et clientes tous les quinze jours à des petites sauteries intimes... dans mes salons d'exposition; vous verrez cela... on fait de la musique, on cause, on joue aux jeux innocents même... c'est charmant! Je compte sur vous...
— Croyez bien, monsieur, que nous ne manquerons pas... Nous allons attendre ce grand jour avec une impatience fébrile!
L'hôtel de la Clef des cœurs, brillamment illuminé, resplendissait comme un phare dans l'avenue de la Grande-Armée. La lumière électrique coupait les jardins de larges rayons, dans la blancheur desquels se mouvaient des ombres noires, qui, par leur empressement, faisaient penser aux phalènes nocturnes voltigeant autour des lampes. Tous clients de la Clef des cœurs, tous papillons célibataires courant se brûler les ailes au lustre de l'agence matrimoniale.
Cabassol, Bezucheux et les autres ne furent pas des moins empressés à traverser les jardins pour pénétrer dans les salons de l'agence. Serrés en un groupe compacte, ils traversèrent une grande antichambre et donnèrent leurs noms à un superbe huissier en livrée rose et or.
— N 09 317, 318, 319, 320, 321, 322! cria l'huissier après avoir consulté une longue liste de noms et de numéros.
— Tiens ! fit Bczucheux, nous ne sommes que des numéros ici.
— Certainement, dit une voix der-rière eux, jusqu'à nouvel ordre, vous ne serez connus que par des numéros. Prudence et discrétion! tel est mon principe.
Et M. Narcisse Boulandais tendit les mains à ses clients.
— Recevez nos hommages, dit Gabassol. Alors, ces dames et ces demoiselles charmantes qui remplissent vos salons, ne sont aussi que des numéros ?
— Rien que des numéros pour le moment. Mais je compte bien qu'avant peu, une, au moins, sera pour vous mieux qu'un simple chiffre.
— Aurons-nousl'honneur d'être présentés à M me Boulandais?
- Mais il n'y
Grande soirée à l'Agence matrimoniale,
a pas de M " ,c Boulandais, répondit le directeur de l'agence, je suis célibataire. — Gomment, célibataire, vous qui en avez marié tant d'autres!
— Que voulez-vous! je n'ai pas eu le temps de penser à moi...
— Vous m'étonnez prodigieusement!
— Vous savez le proverbe : Les cordonniers ne sont pas toujours les mieux chaussés/... Et puis, s'il faut tout vous dire, je vous avouerai qu'à plusieurs reprises déjà j'ai pensé au mariage pour mon propre compte... j'avais découvert quelque perle et mon cœur avait battu!... Mais chaque fois, cette perle s'est trouvée désirée par un client... et je me suis sacrifié, j'ai comprimé les battements de mon cœur et j'ai marié ma perle avec mon rival!... L'esprit de sacrifice!... le devoir professionnel!... Je suis tout simplement un martyr du levoir professionnel!...
— C'est sublime! c'est héroïque! c'est antique!
M. Narcisse Boulandais refoula un pleur qui venait de scintiller à sa paupière au souvenir de ses amours sacrifiées.
— Venez avec moi, dit-il en passant son bras sous celui de Cabassol, je vais vous montrer quelque chose...
If. Narcisse Boulandais traversa deux grands salons en saluant à droite et à gauche et en semant par-ci par-là des mots aimables, et fit entrer Cabassol dans une pièce moins somptueusement décorée, qui parut être à notre ami une sorte de musée.
— Vous voyez tous ces dessins encadrés, ces broderies, ces tapisseries et ces ouvrages au crochet... dit M. Boulandais, eh bien, voilà qui me récompense et au delà de mes sacrifices et de mon dévouement! Regardez en détail, examinez... la voilà, ma récompense!
— Mais ce sont des dessins d'enfants ! s'écria Cabassol en s'approchant des cadres.
— Les enfants de la Clef des cœurs, les enfants de mes clients! Concevez-vous plus douce récompense âmes travaux et à mes peines?... Je suis le père de mes clients je suis donc leur grand-père à ces anges; ces dessins enfantins, ces paysages naïfs, ces fleurs, ces têtes de guerriers grecs ou romains me sont plus précieux que des Meissonnier à 10,000 francs le centimètre 1... Vuvrz-vous ce petit moulin, là-bas?... Lisez la dédicace...
Cabassol se haussa sur la pointe des pieds.
— A mon second père! Georges /?..., âgé de cinq ans et trois mois... lut triomphalement M. Boulandais; et cet autre grand cadre où vous voyez cinq dessins... A notre parrain, M. Narcisse Boulandais .'Narcisse F..., âgé de huit ans et demi; Jules F..., âgé de sept ans ; Amélie F..., âgée de six ans; Jules /'..., âgé de cinq ans; Louise F...,'âgée de quatre ans... Dans cette famille, je suis leur parrain à tous, la maman y tient absolument... Beaucoup de nos clients me veulent pour parrain à leur premier-né et je n'ai pas le courage de refuser... Vous voyez que mon musée des souvenirs est bien garni... Voyez cette petite broderie... A M. Narcisse Boulandais : Berthe de G..., âgée de six ans! Et cette tapisserie... C'est d'une dame ; elle n'a pas encore d'enfants et elle n'a pas voulu attendre pour m'offrir un petit témoignage de reconnaissance... Maintenant, voici la perle de mon musée, cette paire de pantoufles sous globe... Lisez la dédicace...
Présentations à la Clef des cœurs.
— Parfaitement... A M. Narcisse Boulandais : Wilhelmine de W. S., reine de G...
— Une de mes clientes! Vous voyez que je lui ai découvert un bon parti!... Je n'ai pas voulu porter les pantoufles que Sa Majesté a brodées à mon intention, j'ai préféré en faire la pièce principale de mon musée.
Cabassol et M. Boulandais revinrent dans les grands salons, qui commençaient à devenir trop étroits. Tout en accueillant les nouveaux venus avec des compliments et des poignées de main, M. Narcisse Boulandais continuait sa causerie avec Cabassol et lui indiquait les invités les plus intéressants.
— Voyez, cher monsieur, cette dame blonde là-bas, qui cause avec un monsieur décoré... c'est une Anglaise, une dame qui a divorcé deux fois déjà... elle désire épouser un Français pour se fixer... Le plus drôle, c'est que j'ai un de ses anciens maris parmi mes clients... Comment trouvez-vous ma petite Anglaise? Charmante, n'est-ce pas? un bon parti! cela ne \ r ous tente pas?... J'ai la meilleure des références, son ancien mari; nous pourrions causer avec lui, il ne tarit pas en éloges... bon caractère, qualités de ménage, etc., etc.
— Pourquoi ne l'a-t-il pas gardée, alors?
Vous savez, incompatibilité ! ce n'est pas leur faute... elle aussi déclare son ancien mari parfait 1 Le mari est presque remarié, c'est une affaire faite; sa fiancée a voulu avoir une entrevue avec son ancienne femme, et elle en a obtenu les meilleurs renseignements...
— Ab ! voici la négresse de votre catalogue! ditCabassol, que de diamants, grands dieux !
Oui, beaucoup de diamants, mais pas de tenue! elle est pourtant de san- royal, je n'y comprends rien! Ses aïeux régnaient sur je ne sais quelle peuplade d'Afrique!... Le père est un ancien ministre des finances de Haïti, mais il manque aussi de distinction... Heureusement il y a des compensations : quatre millions de dot!
— Et quel est ce vieux monsieur qui lui parle? Je ne suppose pas que ce soit un client?
— Je vous demande pardon! c'est un client, un sénateur! bon parti, quoique classé dans la 3 e catégorie. Ce monsieur, voyez-vous, c'est un célibataire repentant! il a soixante-perle du musée deia c:cf de, cœurs, cinq ans, une perruque, un râtelier, il est asthmatique et rhumatisant, mais je ne désespère pas de le marier!... Il y tient absolument... il est si désolé d'avoir croupi dans le célibat si longtemps!... Mais, l'heure passe, je m'aperçois que le moment est venu d'organiser l'exposition...
— L'exposition? qu'entendez-vous par là?
— Vous voyez dans le fond de la salle ce cadre fermé par un rideau rose? Eh bien, asseyez-vous dans ce fauteuil et regardez.
Cabassol, intrigué, se laissa tomber dans un fauteuil moelleux et attendit. Lacostade, Bezucbeux et les autres s'étaient massés derrière lui. Ils virent tous les messieurs s'installer dans tous les sièges en faisant face au cadre voilé, et toutes les dames se diriger vers un salon voisin.
— Qu'est-ce que nous allons avoir? demanda Lacostade, une séance de lanterne magique?
— Je ne pense pas. Attendons.
On n'attendit pas longtemps.
Tout à coup un piano invisible commença un morceau. Le rideau rose, glissant sur une tringle, laissa voir de profil et à mi-corps une charmante femme aux yeux languissamment baissés.
— De qui le tableau? de qui? demanda Pontbuzaud, qui était myope.
— Ce n'est pas un tableau, tu ne vois pas qu'elle remue, répondit Bezu-cheux, regarde, elle joue de l'éventail.
— Des tableaux vivants, alors?
— Une exposition de partis; regarde mieux.
De chaque côté du cadre venait d'apparaître une petite pancarte mobile,
Le musée de la Clef des cœurs.
contenant des indications d'offre et de demande extraites du répertoire de la Clef des cœurs :
Demoiselle, 22 ans. Dot, 250,000 fr., espérances, 300,000 fr. Signe particulier: Ame brûlante.
Idéal
Un agent de change
Très bien, très bien, je comprends! dit Pontbuzaud;
Au bout de deux minutes, le rideau rose retomba pour se relever sur une autre apparition.
— Prenons des notes, messieurs, prenons des notes! dit Gabassol.
Les dames se succédèrent de deux minutes en deux minutes dans le cadre, pendant près de deux heures. M. Narcisse Boulandais était revenu s'asseoir auprès de Gabassol ; quand le rideau du cadre fut retombé pour la dernière fois, il lui demanda s'il avait fixé définitivement son choix.
Pour toute réponse, Cabassol lui montra son carnet noir de notes.
— Tant que cela! fit M. Boulandais.
Ah ! mais voyez, je les ai effacées toutes au fur et à mesure, et je me suis arrêté définitivement à celle-ci :
N° 475! Une veuve, vingt-sept ans, 250,000 francs; signe particulier :
a eu des malheurs; idéal : un cœur sincère !
Hé hé! bon choix!... Je la connais très peu encore, elle m'a été amenée hier par un de mes anciens clients... La pauvrette ignorait absolument les bienfaits» que la Clef des cœurs répand sur la société et elle ne voulait pas se laisser inscrire... J'ai eu besoin de toute mon éloquence pour la décider...
— Elle est charmante! Gomment s'appelle-t-elle?
— Comme vous y allez! Vous ne saurez son nom que si vous réussissez à lui plaire... Jusqu'à conclusion des fiançailles, vous devez vous contenter de son numéro.
— Soit! Déjà ce n° 475 me semble doux à prononcer. Parlons encore d'elle, voulez-vous, et dites-moi...
— Attendez! A chacune de mes clientes je fais écrire, en l'inscrivant, des indications un peu détaillées sur le mari qu'elle recherche, sur l'idéal de ses rêves, —je vous ai déjà dit que j'étais idéaliste. — Nous allons prendre connaissance de la note indiquant les aspirations du n° 475...
Et M. Narcisse Boulandais tira de sa poche un vaste portefeuille bourré de papiers.
— J'ai toujours cela sur moi, dit-il, afin de pouvoir répondre immédiatement aux demandes de renseignements. J'ai de l'ordre; voici le n° 475 :
« Idéal : un cœur sincère.
« Que mon mari soit blond, châtain ou brun, peu importe, pourvu qu'il m'aime avec un cœur sincère.
« Trompée, outragée, — cruellement outragée, — j'ai connu toutes les « souffrances d'une jeunesse sacrifiée et d'une âme meurtrie; l'avenir me « doit un dédommagement. 0 mes rêves déjeune fille, où êtes-vous 1
La jeune demoiselle un peu négiessa.
« Mon idéal, aujourd'hui, c'est une âme simple, un cœur aimant et sin-« cère ! »
— Pauvre 475 ! murmura Gabassol, présentez-moi, je vous prie...
— Tout de suite, repondit M. Boulandais, voici la première partie de la soirée terminée ; la seconde partie va commencer, on va faire un peu de musique, puis nous organiserons une petite sauterie...
— Pardon, cher monsieur Boulandais, fit Bezucheux en s'approchant, pendant que vous y êtes, pourriez-vous me donner des détails sur un idéal ou deux...
— Volontiers.
— Le n° 427, alors... Délicieux, le n° 427 !
— Voici, dit M. Boulandais : « Idéal : homme du monde, jeune, blond,
« noble et poète.
« Élevée dans les salons les plus aristo-« cratiques par un père qui fut quinze ans ministre des finances ou diplo-« mate, et par une mère née sur les marches d'un trône, je désire que mon « mari soit un homme du meilleur monde, beau valseur.
« Il doit être jeune, j'ai vingt-deux ans.
« Il doit être blond, je suis très brune.
« Il doit être noble, je viens de dire que j'étais « de sang royal par ma mère.
« Enfin, dernière condition, je serais heureuse « qu'il fût poète et qu'il célébrât dans ses vers ma « chevelure et mes yeux. »
— Très bien 1 s'écria Bezucheux, je vois que je réponds à toutes les conditions : homme du monde, jeune, blond, le n° 427 n'a qu'âme regarder I Noble,i les La Fricottière ont fait parler d'eux aux croisades, v et poète, je le deviendrai!... Elle est un peu brune, mais enfin...
— Le n° 427? fit Gabassol, mais c'est la négresse 1
— Oui, elle est un peu négresse, mais je ne déteste pas les brunes... et puis, tu sais, elle est de sang royal, c'est flatteur, et de plus fille d'un ancien ministre des finances de Haïti... ministre des finances pendant quinze ans, c'est beau!... Je vais
Le célibataire repentant.
aller flirter... Il y a aussi les n os 423 et 424, les deux sœurs, qui me conviendraient assez... Nous allons flirter et je verrai à me décider ..
Les dames rentraient peu à peu dans les salons; des causeries s'ébauchaient dans les coins, favorisées par le roulement continu d'un grand morceau joué à quatre mains au piano. M. Narcisse Boulandais multipliait les présentations et faisait de son mieux pour rompre la glace entre clients et clientes.
— Mademoiselle, permettez-moi de vous présenter le n° 225, un jeune homme charmant, bonne famille, garanti, vous savez, garanti! classé dans les n os i !
— Madame, j'ai l'honneur de vous présenter le n° 178... Un homme politique sérieux, influent ; bon caractère, homme de foyer, posé, rangé, bien revenu des dangereuses illusions de la jeunesse... Ne se teint pas, je puis vous l'affirmer... un peu chauve, mais c'est de famille !... Rendra une femme heureuse, madame, rendra une femme heureuse!
— Mademoiselle, monsieur votre père m'a permis de vous présenter monsieur, le n° 232, un jeune sous-préfet.du plus brillant avenir... belles espérances, sera ministre un jour, peut-être!...
Cabassol était déjà présenté au n° 475. Assis à côté d'elle dans un angle du salon, il s'était lancé dans une causerie où il essayait de faire briller son esprit et scintiller les qualités de son cœur.
Elle était charmante, la dame n° 475, malgré son air un peu sévère et sa toilette un peu sombre. Elle paraissait à peine les vingt-sept ans que le catalogue lui donnait; si elle avait eu,des malheurs, ces malheurs n'avaient ravagé que son âme, sans laisser aucune trace visible sur son beau front.
A côté d'eux, M. Narcisse Boulandais avait réuni le futur de l'anglaise divorcée et son ancien mari.
— Mon cher monsieur, disait l'ancien mari, je vous assure que vous avez tort d'hésiter encore. Jenny a toutes les qualités! je ne la flatte pas, je lui rends justice!... C'est une excellente petite femme' vous pouvez bien me croire, nous avons été mariés pendant deux ans et demi; vous comprenez que j'ai eu le temps de l'apprécier!... un bon caractère... Entre nous, j'ai eu tous les torts... c'est ma malheureuse froideur qui a tout gâté...
— Vous seriez bien aimable de me renseigner sur son caractère.
— Excellent caractère! j'ai eu le temps de l'étudier... vive, enjouée, aimante... elle est très aimante, c'est même ce qui a donné naissance à l'incompatibilité.
— Comment cela, renseignez-moi?
— Je suis d'un naturel froid, c'est malgré moi, je ne puis pas me refaire... Je suis un homme du Nord! Jenny est aimante et démonstrative, nous ne
Ltv.
pouvions donc sympathiser! mais je lui rends bien justice!... Épousez-la...
— Alors, pas de défauts de caractère?
— Pas de défauts, je vous en donne ma parole d'honneur!
La petite sauterie annoncée par M. Narcisse Boulandais s'organisait. Bezucheux avait proposé d'une voix émue, à la fille du ministre de Haïti, d'esquisser nne légère valse, et son exemple avait entraîné quelques couples! Lacosladc avait offert son bras à la demoiselle qui désirait un officier de cavalerie ; Bisseco dansait avec une orpheline de trente-quatre ans, plantu-
— Mon cher monsieur, Jenny a toutes les qualités.
reuse comme une sultane. Saint-Tropez et Pontbuzaud avaient disparu; ils flirtaient sans doute dans un coin du salon, ou sous les orangers du jardin.
M. Narcisse Boulandais, les mains derrière le dos, se promenait à travers les groupes, couvant avec un regard de père les clients dont les cœurs paraissaient sympathiser. On voyait la satisfaction éclater sur sa figure, lorsqu'il pouvait recueillir au passage quelques phrases permettant de fonder de douces espérances. Par un mot dit à propos il encourageait une cliente timide ou forçait à se déclarer les clients un peu froids.
Cette soirée de la Clef des cœurs ne ressemblait aucunement aux soirées banales du monde, où l'oreille n'a guère à entendre que des fadeurs débitées avec indifférence et accueillies de même, et où tous, invités et maîtres de la maison, semblent attendre, avec une impatience tempérée par la politesse, le moment d'être débarrassés les uns des autres.
Encouragements aux célibataires timide
Dans les salons de l'agence matrimoniale, au contraire, personne ne semblait s'ennuyer, personne ne baillait dans les coins, en cachant une figure lamentable derrière le claque ou l'éventail. La plus grande animation régnait dans les groupes; tous ceux qui ne dansaient pas causaient ou plutôt flirtaient avec entrain.
Très intéressantes, les bribes de causerie qu'un observateur désintéressé aurait pu recueillir en circulant de groupe en groupe; très intéressantes et de nature à réjouir l'âme paternelle du directeur de la Clef des cœurs.
— Voulez-vous un bon conseil? disait le mari divorcé de l'Anglaise à son futur successeur, soyez brûlant 1 Elle est démonstrative, soyez aussi démonstratif qu'elle ! appelez-la mon ange, mon adorée, mon âme 1
— Je vous remercie, je suivrai le conseil...
— Vous me remercierez!... Elle tombera dans vos bras, je la connais, et elle vous appellera son chéri...
— Moi, monsieur, disait une demoiselle, j'ai des goûts simples : l'hiver à Paris, la campagne pendant trois mois dans nos terres, l'été à Trouville, Dieppe, Luchon, un tour à l'ile de Wight et un mois à Monaco, voilà mon programme.
— C'est votrejegard, mademoiselle, disait un gros monsieur un peu chauve, ce sont vos yeux si doux qui m'ont encouragé à...
— Monsieur, murmurait une jeune fille, je vous autorise à parler à papa...
— Vous êtes un ange !
— Alors, vous êtes agent de change? C'était charmant. Tout à coup, comme Bezucheux conduisait sa danseuse un peu brune vers son fauteuil, Saint-Tropez, l'air un peu agité, reparut dans le salon, paraissant chercher quelqu'un
— As-tu vu M. le directeur? demanda-t-il en passant près de Bezucheux.
— Là bas... à côté de Cabassol.
La présentation.
Douce causerie.
— Merci.
Saint-Tropez joignit enfin M. Boulandais.
— Monsieur, lui dit-il, seriez-vous assez bon pour me donner quelques renseignements sur une jeune personne...
— Quel numéro?
— N° 452, une demoiselle de formes opulentes, robe blanche... blonde... et aimable... et naïve...
Sauterie dans les salons de la Clef des cœurs.
M. Boulandais chercha dans ses papiers.
— N° 452, dit-il, ah, très bien! comment la trouvez-vous?
— Délicieuse !
— Très bien! aimez-vous les douces joies de la famille? aimez-vous les folles turbulences et les joyeux babillages] de bambins à la chevelure soyeuse, leurs...
— Certainement.
— Eh bien, épousez-là! c'est ce qu'il vous faut!... votre idéal se rencontre avec le sien.-:, écoutez, voici mes notes :
N' 452, demoiselle | 28 ans, | blonde, | 500,000 francs, | néant
iuj vi, :
« Un homme ami de ces douces joies de la famille qui calment les ar-(i deurs de L'âme et doublent les charmes de l'existence. Les douces joies de « la famille! le vrai bonheur n'est-il pas là, à côté d'une épouse aimante « et de petits anges aux yeux bleus, qui rendent en tendresse les soins dont « on entoure leur berceau. Mon idéal est un homme au cœur bon, accessible « aux émotions tendres; mon rêve serait qu'il consentît à reconnaître deux « petits chérubins, souvenirs innocents d'une erreur bien regrettée par leur c pauvre mère (2 ans et demi et 4 ans, fille et garçon). »
— Vous voyez, acheva M. Boulandais, fille et garçon... et tout élevés... une famille toute constituée, une véritable occasion que je vous conseille de saisir aux cheveux!
M. Saint-Tropez s'enfuit
—Il a tort, il a tort ! dit M. Boulandais à Gabassol en l'entraînant à l'écart, vous êtes son ami, je vous conseille de lui réprésenter sérieusement que dans sa situation un peu d,écatie, une famille toute faite, c'est une vraie occasion! Enfin, j'espère qu'il reviendra sur son refus... Et vous, cher monsieur Ca-bassol, êtes-vous content?
— Mais oui, cher monsieur, le n° 475 est charmant... elle m'enchante... cl il me semble que de mon côté, je n'ai pas produit une trop mauvaise impression sur elle...
— Allons tant mieux... alors, si vous avez des espérances, il est inutile de vous parler de ma petite combinaison de publicité...
— Votre combinaison.
— Oui, c'est une idée à moi... vous ai-je dit que je voulais révolutionner la profession matrimoniale? je suis rénovateur de la profession matrimoniale, jusqu'à moi, elle s'est montrée timide et routinière, je veux lui faire prendre un essor nouveau...
— Vraiment?
— Oui, je suis inventeur breveté — car j'ai pris un brevet — de plusieurs procédés entièrement nouveaux ! Il s'agit de la publicité à donner aux opérations de l'agence ; je ne puis pas me contenter comme mes prédécesseurs d'inscrire sur mes registres les noms des gens à marier... c'est l'enfance de l'art ceci... j'ai fondé un journal matrimonial... j'annonce mes partis soit par une désignation pure et simple, soit par des petites réclames détaillées... ma combinaison, la voici : quand j'ai un joli lot de célibataires avantageux, je fais encarter mon journal matrimonial dans les journaux de modes pour incendier les cœurs des abonnées...
— Ah, très bien, bonne idée!...
— Et qui sera féconde en résultats, j'en suis sûr!
Cabassol et ses amis quittèrent l'hôtel de la Clef des cœurs les derniers, à deux: heures du matin seulement, car vu leur caractère essentiellement familial, les soirées de la Clef des cœurs n'empiétaient pas trop sur la nuit.
Les six clients de M. Boulandais regagnèrent à pied leurs domiciles pour causer en route de leurs espérances.
— Eh bien? demanda Cabassol, ôtes-vous satisfaits?
— Je balance toujours, répondit Bezucheux, entre la très séduisante fille du ministre des finances de Haïti et mes deux orphelines!...
— Une familie toute constituée !
— Moi, dit Lacostade, je suis plus avancé, j'ai obtenu de timides aveux... on m'a demandé seulement de venir à la prochaine soirée de l'agence dans mon uniforme d'officier de cuirassiers...
— Avec la cuirasse?
— Avec la cuirasse!
— Moi, dit Pontbuzaud, ça marche assez bien aussi... le n° A'âO, brune, 1res intelligente, femme remarquable et pas romanesque du tout...
— Je vois ça d'ici... je me souviens, le n° 430, signes particuliers : néant; idéal quelconque!
— C'est cela... je suppose que quelconque voulait dire qu'elle n'était pas fixée... j'espère maintenant l'avoir fixée 1
Depuis quinze jours Saint-Tropez avait disparu. Ses amis éplorés n'avaient pu parvenir à le rencontrer, chez lui ou chez Bezucheux, au Débi-nard's club ; ils commençaient à s'inquiéter et parlaient d'envoyer une note aux journaux pour signaler cette incompréhensible et inquiétante disparition, lorsque à la seconde soirée de la Clef des cœurs, ils le retrouvèrent frétillant et guilleret comme jadis, avant ses malheurs financiers.
— Si tu ne t'es pas fait enlever par une femme du monde, tu es im. pardonnable ! s'écria Bezucheux en le retrouvant, on ne laisse pas ainsi de fidèles amis dans les transes...
— Comment? fit Saint-Tropez, est-ce que ce n'était pas convenu?
— Quoi convenu?
— Mais les trois moyens d'arriver rapidement à la fortune... le mariage, les affaires, la politique...
— Tu t'es lancé dans la politique... Malheureux, tu conspires!
— Mais non, je me lance dans les affaires!... et je crois être en bonne voie...
— Veinard ! moi je n'ai pas encore commencé, fit Bezucheux, voyons, conte-nous ce que tu as trouvé?
— Voilà! Tu sais que j'ai quelque peu joué à la Bourse, dans le temps,... j'y ai même perdu 300,000 francs... je connais de nombreux coulissiers... je les avais en horreur et la Bourse aussi, mais maintenant que je n'ai plus rien, j'ai pensé que je pouvais bien retourner rue Vivienne, puisque je ne puis plus perdre!...
— Excellent raisonnement! mon ami, tu fais des progrès!
C'est l'adversité, mon bon!... j'ai donc revu mes boursiers, entre autres Bignol, que tu dois connaître un petit peu...
— Mais vous étiez au plus mal ensemble...
— Oui, il m'avait raflé une partie de mes trois cent mille et en plus Flo-reska, tu as connu Floreska?
— Parbleu...
— Mais nous nous sommes réconciliés... c'est Bignol qui va faire de moi un financier... Vous savez qu'il a une belle affaire, Bignol?
— Non, nous ne savons pas... quelle belle affaire?
— Une affaire splendide, les Tramways de Venise/ Émission de 10,000 actions de 500 francs... Superbe, mon ami, superbe!... une affaire de ordre, un succès d'émission certain!... Les premières réclames sont Bignola commandé 100,000 affiches... Et je suis dans l'affaire!... Bignol m'a promis une situation... j'en ai déjà une mais honorifique seulement, je suis membre du Sous-Conseil... Voilà pourquoi vous ne m'avez pas vu, j'étais occupé au Sous-Conseil !
— Et qu'est-ce que tu y fais, au Sous-Conseil...
— Au Sous-Conseil? pour le moment, nous mettons sous bande les prospectus rédigés par le Conseil mais dès que l'affaire va fonctionner, Bignol m'a promis une situation sérieuse... avec des émoluments! L'émission est pour la semaine premier lancées,
prochaine et l'on fonctionnera tout de suite. Tu comprends que Bignol ne veut pas perdre une minute à cause des énormes bénéfices que la société esl appelée à recueillir...
— Parfaitement.
— Mon ami, j'ai tout lieu d'espérer que, grâce à ce bon Bignol, je serai l'un des administrateurs de la Société... une belle situation !... et vous pouvez être certains que j'emploierai toute mon influence pour vous è découvrir quelque poste dans la compagnie... sur ce, maintenant que vous êtes au courant, allons flirter avec les clientes de M. Boulandais... j'ai retrouvé la veine, je suis capable d'enlever, au premier assaut, le. cœur d'une riche héritière 1
Les membres du club des Débinards se dispersèrent dans les salons de l'agence matrimoniale. Gabassol s'en fut présenter ses hommages à la jeune veuve n° 475, Bezucheux de la Fricottière offrit son bras à la demoiselle un peu négresse, [mais pourvue d'un père qui avait de si belles économies; Pontbuzaud réclama la faveur d'un tour de valse à la demoiselle à l'idéal accommodant ; Bisseco papillonna autour d'une riche héritière venue de la Pologne; Saint-Tropez entreprit le siège des deux orphelines, retenues pourtant par Bezucheux, et Lacostade, qui était venu en uniforme, alla faire admirer son casque et sa cuirasse par la demoiselle qui lui avait fait de timides aveux quinze jours auparavant.
Ils se retrouvèrent tous à la sortie, et revinrent ensemble à pied jusqu'au boulevard.
— 0 sort cruel! dit Bezucheux, si le vent de la débine n'avait pas soufflé sur nous, nous souperions à cette heure-ci... et en aimable compagnie encore!... ô tristesse!
— Veux-tu réfréner ces regrets intempestifs ! s'écria Gabassol, n'amollis-Bons pas nos âmes, messieurs! prenons un simple bock, c'est tout ce que nos moyens nous permettent... et luttons courageusement!
— Patience! fit Saint-Tropez, attendez l'émission des Tramways de Ve-nise ! dès que je serai administrateur, nous resouperons!...
— Facile à dire, patience ! soupira Lacostade.
— Tu as l'air triste, mon bon, te serait-il arrivé du chagrin à la Clef des cœurs? la cuirasse n'a pas fait d'effet sur la demoiselle aux timides aveux?
— Elle est fiancée, mon ami, elle a donné sa main à un autre!... heureusement M. Boulandais a compati à ma peine et m'a promis de s'occuper tout spécialement de moi...
— Mes enfants, dit Saint-Tropez, je vous quitte, il y a séance au Sous-Conscil, au siège social, demain de bonne-heure... je vous verrai après l'émission... Confiance! coniiajice! I
La Société générale des Tramways de Venise avait installé ses bureaux rue de la Victoire, au fond d'une cour. Tous les jours le Conseil composé de M. Bignol seul, tenait séance de dix heures à midi, clans un cabinet luxueusement meublé, orné pour la circonstance de beaucoup de photographies de Venise et de quelques Ziem et Ganaletti inauthentiques.
A midi, M. Bignol déjeunait, puis il allait faire un tour à la Bourse pour chauffer son affaire et il s'en retournait ensuite sous les ombrages de sa villa deChatou-sur-Seine, où il pouvait méditer à son aise sur les développements à donner à son affaire — sur les affiches — et rédiger d'une façon agréable les nombreux articles à sensation à semer dans les journaux.
Joyeuses espérances.
Quant au Sous-Conseil de la Société, il siégeait de neuf heures du matin à six heures du soir, et il avait fort à faire. — Le lendemain de la soirée de la Clef des cœurs, ainsi que l'avait dit Saint-Tropez à ses amis, l'ordre du jour était fort chargé, le Sous-Conseil devait timbrer et mettre sous bande un supplément de prospectus pour la province. M. Bignol pour encourager messieurs les membres du Sous-Conseil, daigna rester avec eux jusqu'au soir; lorsque la dernière bande eut été collée, libellée et affranchie, il manifesta son contentement en promettant cinq actions libérées par personne et en invitant tout le monde à passer à Chatou la journée du dimanche suivant l'émission.
Bezucheux entrevit Saint-Tropez quelques jours après, en passant place de la Bourse.
— Eh bien, demanda-t-il en arrêtant son ami, et la grande affaire?
— L'émission est pour demain... succès formidable assuré... tous les banquiers sur notre dos... veux-tu des actions? je t'en ferai avoir...
Q93 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
— Tu sais bien que je suis toujours décavé... et puis, entre nous, j'aimerais mieux de la Banque de France.
— Parle avec plus de respect de notre affaire... songe que tu as l'honneur de causer avec un futur administrateur... Lis ce prospectus!
Et il tendit à Bezucheux un paquet du prospectus suivant :
SOCIÉTÉ GÉNÉRALE DES TRAMWAYS DE VENISE
SOUSCRIPTION PUBLIQUE & 9,000 actions de KOO francs
Conditions de la souscription
250 francs en souscrivant 250 francs à la répartition
Total. . . .500 francs L'Administration ne garantit pas les unités. Une unité est assurée à toutes les souscriptions de 5 actions.
AVANTAGES :
Le matériel étant déjà commandé, la société fonctionnera au plus tard un mois après la clôture de la souscription.
Dès à présent, d'après les calculs les plus rigoureux, le conseil peut affirmer que le dividende à distribuer pour le premier exercice semestriel, sera au moins de 45 francs par action.
Une augmentation notable est assurée pour le second exercice, et dès le troisième les résultats prévus permettront de doubler d'abord, de tripler ensuite le chiffre du dividende primitif.
Les actionnaires, sur la présentation de leurs actions, auront droit de voyager dans les véhicules de la société en payant demi-place. Les porteurs de plus de 20 actions pourront le faire gratuitement ; les uns et les autres auront droit aux correspondances.
L'affaire pour laquelle nous réclamons le concours du public est une entreprise de premier ordre, destinée à rendre à l'antique Venise l'éclat et la prospérité des grands jours. Ce que n'ont pu faire avec les moyens restreints de la science d'alors, les doges et les grands hommes de la Renaissance, la Société des Tramways de Venise va le réaliser avec l'aide de l'industrie savante et si bien outillée d'aujourd'hui, par le concours des capitaux intelligents, toujours prêts à voler là où les appelle une grande pensée de progrès et de civilisation.
On peut le dire aujourd'hui, le tramway est le véhicule de la civilisation. Les Tramways de Venise, appelés à rendre de si grands services, sont à deux fins, ils vont sur terre et sur l'eau. Dans le Grand Canal, les roues se relèvent, le cocher et le conducteur se transforment en gondoliers.
Un modèle réduit de la gondole-tramway est exposé dans la cour de notre hôfi, rue de la Victoire.
— Si tu as encore des parents capitalistes, mon ami, dit Saint-Tropez, quand Bezucheux eut achevé sa lecture, recommande leur nos actions, il n'y en aura pas pour tout le monde. Sur ce, je suis horriblement pressé, on répand de mauvais bruits à la Bourse sur notre affaire, je suis chargé par Bi-gnol de faire courir des bruits favorables... je t'écrirai après l'émission I
Et Bezucheux l'entendit qui commençait à faire courir dans les groupes les bruits favorables indiqués par Bignol : — Et les tramways de Venise? on dit que les actions font déjà 50 francs de prime... Paraît que l'émission est couverte... Rothschild veut acheter l'affaire... Tramways... actions... Banque... prime, etc.
EMISSION
Les occupation* du Sous-Conieil.
Bezucheux de la Fricottière reçut le surlendemain des nouvelles, sur du papier à l'entête de la Société des Tramways de Venise, Saint-Tropez lui écrivait ceci :
Mon bon,
Succès, mais succès ordinaire, 1200 actions souscrites, les capitaux inintelligents se sont laissés refroidir par les menées d'une cabale. Gros banquiers jaloux ont mis bâtons dans les roues de nos gondoles, mais Bignol assure que ça ne nous empêchera pas de marcher.
Bignol a confiance ; le reste des actions s'enlèvera comme des petits pâtés dans quelques jours. Dimanche, petite fête à Castel-Bignol pour célébrer succès.
Je compte trouver nomination d'administrateur sous ma serviette.
Tu vois que je suis maintenant lancé ! Et toi? et les autres? que fais-tu? que faites-vous? jusqu'à quand allez-vous laisser croupir dans l'inaction vos belles facultés? allez-vous bientôt vous relever par le travail et devenir des notabilités financières comme ton SAINT-TROPEZ?
De nouvelles inquiétudes accablaient en ce moment nos amis. Pontbu-zaud à son tour avait disparu.
Quelques jours auparavant, il avait avoué que les derniers fonds retirés à la Banque touchaient tristement à leur fin, et depuis on ne l'avait plus revu ! Sombre mystère ! dans le petit appartement de garçon, composé d'une chambre meublée, qu'il occupait depuis ses malheurs, son concierge ne l'avait pas vu revenir et ce fonctionnaire l'attendait avec anxiété une quittance à la main.
Les angoisses des amis de Pontbuzaud ne durèrent pas trop longtemps, car Bezucheux reçut à la fin de la semaine une lettre du décavé disparu
My dear,
L'exemple de Saint-Tropez m'a électrisé. Comme lui, je me suis lancé dans les affaires. L'adversité a réveillé en moi le goût du travail que je portais à l'état latent depuis ma naissance, — sans m'en douter.
Fais comme moi, mon bon ami, travaille à te créer une position sociale pendant que M. Boulandais s'occupe de satisfaire les aspirations de ton cœur.
Vigourous shake hands
Pontbuzaud,
351, rue de la Pompe, à Passy.
— Quelle position peut-il avoir trouvée? se dit Bezucheux en tournant et retournant la lettre, ce Pontbuzaud m'intrigue, il faudra que j'aille le voir à Passy.
La lettre communiquée le soir même à Cabassol, Lacostade et Bisseco, les intrigua pareillement et tous convinrent d'organiser pour le lendemain dimanche, une expédition à la recherche de Pontbuzaud.
Le lendemain les quatre amis escaladèrent à dixheures du matin le tramway de Passy et descendirent rue de la Pompe.
— Étrange! étrange! dit Bezucheux, que diable peut faire Pontbuzaud dans ce quartier de rentiers grands et petits? Aurait-il déjà fait fortune, le gaillard?
— N° 351, voilà! s'écria Cabassol en montrant une grande porte verte percée au milieu d'un immense mur surmonté d'une inscription ainsi conçue :
PENSIONNAT DE DEMOISELLES
Dirigé par Madame Gabriel COLASSE Air pur, r/rand jardin, immense potager, gymnase.
— Ce n'est pas possible, Pontbuzaud ne demeure pas là, il y a erreur d<» numéro...
— Du tout, dit Bezucheux après avoir vérifié sur la lettre, il dit bien n° 351... c'est ici, sonnons toujours!
— Attendez, fit Lacostade, pensionnat de demoiselles, vérifions notre tenue, voici un miroir de poche, soignons nos moustaches, mes enfants 1
— Y sommes-nous, dit Cabassol, T je sonne.
Une sonnette retentit dans le lointain, on entendit des voix jeunes et fraîches s'appeler derrière le mur et la porte s'ouvrit...
— Pas de concierge, reprit Gabassol, allons dans le fond...
— Vous désirez, messieurs?... dit-elle d'une voix précieuse.
— Mon Dieu, madame, nous devons nous tromper... je vous prie d'avance d'en agréer nos excuses... Nous sommes bien ici au n° 351 ?... Nous croyions trouver un de nos amis et nous apercevons un pensionnat de jeunes demoiselles... Nous cherchions M. Pontbuzaud?...
— Mais c'est ici! donnez-vous donc la peine d'entrer... justement M. Pont-buzaud est là dans la cour...
Gabassol et les autres suivirent la grosse dame et débouchèrent dans une grande cour ombragée de marronniers et bordée par les bâtiments du pensionnat.
La dame avait dit vrai, Pontbuzaud était là, dans un coin de la vaste cour, en train déjouer au tonneau avec un petit homme barbu et trois demoiselles de dix-huit à vingt ans, en négligé du matin.
— Tiens! fit-il à la vue de ses amis, vous voilà? attendez une minute avant les épanohements... là... en plein dans la grenouille... Mademoiselle Jeanne, voulez-vous me marquer mille?... Eh bien, mes petits bons, comment vous portez-vous?
— C'est à toi que nous devons le demander... tu sais que ta disparition soudaine a fortement inquiété notre amitié...
— Vous êtes bien bons... je vais tout vous dire, mais d'abord permettez-moi de vous présenter à M. Gabriel Colasse, directeur de cette institution, un vieil ami de collège retrouvé il y a huit jours, et à M me Gabriel Colasse. Mon cher Colasse, je te présente mes petits bons Bezucheux de la Fricottière» Cabassol, Lacostade et Bisseco, de qui je t'ai déjà parlé...
— J'espère que ces messieurs nous feront l'honneur de déjeuner avec nous? dit M me Gabriel Colasse.
— Madame, nous vous remercions, mais...
— Oh! pas d'excuses, vous êtes nos prisonniers! M. Pontbuzaud va nous aider à vous retenir, n'est-ce pas, monsieur Pontbuzaud?
— Certainement, madame, répondit Pontbuzaud, certainement ! Us sont nos prisonniers... mademoiselle Jeanne, allez donc fermer la porte, je vous prie, nous reprendrons plus tard notre leçon de tonneau.
— Avant de déjeuner, fit M. Gabriel Colasse avec un fort accent bordelais, ces messieurs prendront bien un vermouth... y a-t-il encore du vermouth, mademoiselle Jeanne?
— Je crois qu'il n'en reste plus, répondit mademoiselle Jeanne.
— Ces messieurs prendront de l'absinthe avec de l'eau de seltz, dit Madame Gabriel Colasse.
— Je vais préparer les apéritifs, dit M. Colasse.
— Tu sais que nous sommes fortement intrigués, fit Bezucheux quand M. et M me Colasse furent partis préparer les apéritifs, c'est ça ton travail? C'est ça ta position sociale? Tu es professeur de tonneau dans un pensionnat de demoiselles?
— Mais non ! répondit Pontbuzaud, je suis en effet entré dans l'université, mais pas comme professeur de^tonneau...
— Tu es pion?
— Pour demoiselles, ce ne serait déjà pas si désagréable I mais je suis mieux que ça... je suis professeur d'anglais...
— Ah!ah!
— De gymnastique...
Le pensionnat Gabriel Colasse.
— Tiens! tiens!
— Et de dessin !
— C'est tout?
— Pour le moment, oui, mais je vais faire probablement le cours de lit-téralure...
— C'est superbe! Et tu es bien payé pour tout ça t
— Je ne sais pas encore. Il y a huit jours, j'ai rencontré Colasse que je n'avais pas vu depuis le collège; il m'a parlé de son pensionnat et m'a confié qu'il cherchait un professeur d'anglais pour en remplacer un que les élèves trouvaient trop vieux... je me suis proposé...
— Tu sais donc l'anglais?
— Yes! bookmakers, stand, i love you, allright, etc., etc.. le reste, je l'apprends en même temps que mes élèves. La prononciation me gênait d'abord, mais j'ai réfléchi et j'ai trouvé une règle bien simple pour l'enseigner à ma classe.
— Pontbuzaud, tu as plus d'ingéniosité que je ne le pensais, dit Bezucheux, et pourtant je suis physionomiste! Pontbuzaud,je te fais mes excuses ! Quelle règle de prononciation as-tu inventée ?
—Mesdemoiselles, ai-je dit à mes élèves, en anglais, chaque lettre se prononce de cinq ou six manières différentes, toute la difficulté de la langue anglaise est là, c'est très long à retenir... eh bien, pro" noncez les mots autrement qu'ils ne sont écrits et vous aurez au moins une chance de tomber juste ! vous voyez comme c'est simple.
— Quel grammairien !
— Et ça réussit parfaitement. L'autre jour, un anglais qui est venu voir Colasse, a fait lire quelques élèves... il a trouvé à l'une un accent écossais, à une autre l'accentdupays de Galles, à une troisième l'accent Devonshire, etc., tous ces accents obtenus grâce à ma méthode! Ainsi j'ai réussi à enseigner des accents variés que je ne connaissais pas!... quelle belle méthode!
— Et le dessin? tu es donc artiste?...
— Oh! ça, c'est encore l'occasion! Colasse m'a demandé, le lendemain de mon entrée, si par hasard je ne connaîtrais pas le dessin... Certainement! ai-je répondu. Ça tombait bien, le maître de dessin, mon prédécesseur était chauve, il déplaisait à ces demoiselles, on m'a donné sa place...
Gabriel Colasse
— Et tu plais?
— Je m'en flatte, je ne suis pas chauve... de plus, j'ai bouleversé l'enseignement... je suis un novateur, j'ai supprimé tous les vieux modèles, les m feins, les y--ux, les bouquets de fleurs, les tètes d'étude, les Léonidas, les Bélisaire et les Vénus grecques... Au rancart les Léonidas et les Vénus grec-quesl au grenier les mo'dèJes classiques! je fais copier à mes élèves les dessins desjournauxillustrés... Je suis moderne, moi... aussije récolte dessuccès..
Le professeur de tonneau.
madame Colasse m'a encore félicité ce matin, mes élèves font des progrès marqués... les portraits d'actrices en vogue réussissent beaucoup, et aussi les types et uniformes de l'armée française... on raffole du zouave, on dessine le cuirassier avec rage, on s'arrache le hussard... Aux prix, à la place des prix de paysage et des prix de figure, je serai obligé de donner des prix d'actrices et des prix de hussard 1
— Je ne désespère pas de te voir directeur de l'école des Beaux-Arts ! Et la gymnastique?
— Oh ! ça, tu sais que c'a toujours été mon fort. Premier prix de gymnastique, tous les ans au collège ! Et j'ai toujours pratiqué !... Encore un suc-ces pour moi!. . Figure-toi, mon cher, que le professeur de gymnastique, avant mon arrivée, était un pompier !... Il manquait de chic ! moi, j'enseigne la gymnastique élégante !.'.. M m0 Gabriel Golasse me faisait encore des corn-
La leçon de gymnastique.
pliments hier, et parlait de faire creuser l'année prochaine un bassin dans le jardin...
— Pourquoi faire ?
— La natation, mon cher !.., Je nage agréablement, tu le sais, et tu as été témoin de mes succès à Trou vil le et autres endroits balnéaires... je donnerai des leçons de naiation élégante et pratique, aux grandes seulement... ce serait le complément de l'éducation particulièrement soignée que l'on reçoit à l'institution Gabriel Golasse!
— Ah ! tu enseignes la gymnastique à des demoiselles, je serais curieux de voir ça, dit Cabassol.
— Mon ami, il y a leçon de gymnastique tous les deux jours, les lundis, mercredis, etc , et c'est assez gentil... parmi mes petites élèves, il en est qui ont du galbe... mais aujourd'hui, dimanche, on ne fait rien... une sous-maîtresse a conduit les pensionnaires à la petite messe de neuf heures, l'après-midi sera consacrée au repos.
— Messieurs, interrompit M mo Colasse du haut du perron, les apéritifs n'attendent plus que vous.
— Allons, messieurs, fit Pontbuzaud, je vous montre le chemin. Pontbuzaud et ses amis montèrent le perron et pénétrèrent dans la salle à manger particulière de M me Gabriel Colasse.
— Charmant, votre ami, messieurs, ditM mc Gabrielle Colasse, et modeste! et rempli de hautes capacités ! ses élèves sont très contentes de lui... Tenez, écoutez, on se chamaille à côté dans le vestibule, je parie que c'est, comme tous les jours, les pensionnaires qui se disputent l'honneur de cirer ses bottines avec celles de M. Colasse... Gabriel, faites donc taire ces petites... elles arrachent les brosses aux filles de service pour cirer elles-mêmes I
— Quelle popularité ! fit Cabassol en remuant les absinthes.
— Messieurs, reprit M me Gabriel Colasse, j'espère que vous nous ferez l'honneur de passer la journée ici... nous organiserons des petits jeux... nous avons le tonneau, les boules, etc., M. Colasse a dans son coin particulier un tir au pistolet...
En visitant, sous la direction de Pontbuzaud, le pensionnat de M. et M me Colasse, Cabassol put voir qu'un sans-façon ultra fantaisiste formait pour ainsi dire la règle de l'établissement.
Des romans et des journaux traînaient dans les classes, des gravures de modes étaient épinglées aux murailles entre les cartes géographiques ; dans le salon, deux pensionnaires apprenaient au piano une romance du répertoire de Théo :je suis chatouilleuse / c'est pas ma faute...
Mais où ce sans-façon apparut dans toute sa beauté, ce fut dans la grande cour où les amis de Pontbuzaud, à leur retour, aperçurent sous les marronniers, à côté du jeu de tonneau repris par les quatre pensionnaires, une jeune sous-maitresse en train de se débarbouiller devant une cuvette posée sur une chaise.
A leur vue, la sous-maitresse se drapa dans sa serviette comme dans un peignoir et pria en minaudant ces messieurs de l'excuser...
— Mais, mademoiselle, nous serions désolés de vous déranger, répondit Bczucheux, faites comme si nous n'étions pas là, je vous en prie...
— Ah! mademoiselle, fit Cabassol... d'aussi charmantes épaules... nous sommes éblouis !... nous sommes aveugles ! ne vous gênez donc pasl
— Monsieur Pontbuzaud est un vilain, il l'a fait exprès, de vous ramener dans la cour... il sait que j'ai l'habitude... j'aime le grand air, moi...
— Ah! monsieur Pontbuzaud le savait! Pontbuzaud, tu es un traître, mais nous te bénissons!
— Là, je me sauve! fit la sous-maîtresse en s'épongeant le cou et les épaules...
— Vous reviendrez, mademoiselle? dit Pontbuzaud, vous savez que vous me devez ma revanche d'hier au tonneau...
— Jouez toujours en m'attendant avec Hermance... je vais redescendre... mais où est donc Hermance? Vous ne descendez pas,
Hermance? M. Pontbuzaud vous attend au tonneau...
— Je ne peux pourtant pas descendre comme je suis là, dit une voix venant du premier étage, je demande deux minutes... le temps de passer un peignoir, je suis en corset..,
— Qu'à cela ne tienne, mademoiselle Hermance ! fit Pontbuzaud.
Une tête rieuse parut à une fenêtre du premier étage, M lle Hermance menaça du doigt Pontbuzaud et rentra, mais on eut le temps de voir que M Ue Hermance ne mentait pas, qu'elle était bien en corset.
— Très chic, ton pensionnat! dit Bezucheux à Pontbuzaud.
— Oh ! tu sais, tous bons garçons ici, depuis M. et M me Gabriel Colasse, jusqu'aux sous-maîtresses... Pas guindée, M me Gabriel Golasse, je n'y suis que depuis huit jours, mais j'ai pu voir qu'elle n'était pas guindée... tu sais ce que c'est qu'une pimbêche, eh bien, M mo Golasse c'est tout le contraire.
M me Gabriel Golasse survint, toujours dans son peignoir flottant et l'air excessivement peu cérémonieux, comme pour justifier les appréciations de Pontbuzaud. Elle venait avertir ces messieurs que Je déjeuner était servi.
— Et notre partie de tonneau ? cria M lle Hermance en reparaissant à la fenêtre.
— Tant pis ! dit M me Colasse, vous la ferez après déjeuner.
Le déjeuner fut ce qu'il devait être, d'après les préliminaires, un repas des plus gais et des plus sans-façon... Suivant une expression de M. Gabriel Colasse lui-même, personne ne la faisait à la pose dans le pensionnat.
On causa beaucoup et tout le monde à la fois, on rit énormément, on fit honneur aux vins particuliers de M. Gabriel Colasse et l'on chanta même à la fin. Dans le salon, à côté de la salle à manger, les élèves s'étant remises à étudier au piano : Je suis chatouilleuse, M ile Hermance reprit la chanson et la chanta d'un bout à l'autre sans manquer d'en souligner les beautés.
— L'inspecteur I fit au milieu d'un couplet M. Gabriel Colasse avec une grosse voix.
Premier prix de hussard.
On ri! beaucoup de lajplaisanlerie, et, sur l'observation de M mo Colasseque IcdVjcunerétaU presque un déjeuner de garçon, la conversation prit des allures encore plus dégagées. Cabassol, mis sur la sellette, dut raconter l'histoire de l'héritage Badinard et dire toutes les peines qu'il s'était données pour porter le trouble dans le ménage vrai ou faux des personnages figurant dans la col lecliôn faussement attribuée à l'infortunée M mc Badinard. Il raconta ses manœuvres contre Bezucheux de la Fiïcottière et ses autres amis et exhala sa rancune contre la volage Tulipia, présentement épouse morganatique du prince Michel de Bosnie.
M 118 Hermance fut charmante pour lui et délaissa Pontbuzaud ; au sortir de table, ce fut lui qui eut l'honneur d'être choisi pour adversaire dans une
Composition des apéritif».
partie de tonneau, pendant que le pauvre Pontbuzaud s'en allait exercer la vigueur de ses biceps, en lançant à des hauteurs aussi vertigineuses que pos-sible,M me Gabriel Golasse, gracieusement installée dans une escarpolette.
— Où donc ai-je déjà vu cette demoiselle Hermance,'se demandait Cabassol en visant la grenouille du tonneau; je la connais certainement, mais où l'ai-je rencontrée ?
Ce fut M. Gabriel Colasse, qui lui rafraîchit la mémoire pendant le cours d'une grande partie de colin-maillard organisée par M me Golasse dans le jardin.
— Jolie fille, M 1 " Hermance, jolie fille ! je pense que notre ami Pontbuzaud lui a donné dans l'œil... j'ai reconnu des symptômes de toquade et je m'y connais ! Bon parti, M lle Hermance : 24 ans depuis 18 mois !... sapristi ; elle ne serait pas fâchée de se marier...
Ce mot fut pour Cabassol un éclair. En effet il connaissait M"° Hermance, il l'avait vue à la dernière soirée de la Clef dés cœurs, et M. Narcisse Boulan-dais l'avait présentée à ses clients du sexe fort avec cette mention : Demoiselle.
24 ans, 500,000 francs; signe particulier : caractère enjoué ; idéal : un écrivain naturaliste.
— Bon parti, reprit M. Gabriel Colasse, orpheline, pasdebelle-mère, etcinqcentmille francs de dot... placés en fonds turcs, malheureusement...
— Ah! placés en fonds turcs?
— Oui... ça rapporte encore dans les quinze cents francs... tous les deux ou trois ans î
Après une après-midi entièrement consacrée aux jeux innocents avec les élèves et les sous-maîtresses du pensionnat et la dégustation des apéritifs préparés par M. Colasse, Cabassol et ses amis furent encore retenus pour le dîner, qui eut lieu sous une charmille éclairée par des lanternes vénitiennes.
Le dîner se pro c
longea un peu ; le der nier tramway venait j j . . Castel-Bignol près Chatou. de passer, quand nos ë p amis purent s'arracher aux étreintes de M. et M me Colasse et aux invitations pour les dimanches suivants. Il fallut rentrer à pied, et, chose étrange, au Liv. 89. sortir de cette soirée patriarchale, dans un pensionnat de demoiselles, ils se plaignirent d'avoir le pied un peu indécis et la tête lourde. Ce même dimanche, si bien employé par Gabassol et les autres, Saint-Tropez, membre du Sous-Conseil de la Compagnie générale des tramways do Venise, l'avait passé à Castel-Bignol, commune de Chatou, département de Seine-et-Oise. Castel-Bignol était et est encore un château non historique du goût moyen âge le pur, à créneaux, poivrières, mâchicoulis et pont-levis ; il ne lui manque guère pour être historique que d'avoir été assiégé par les Anglais, brûlé pendant les guerres de religion, démantelé par Richelieu, et rasé finalement par la Révolution comme tous les châteaux historiques qui se respectent, sans parler des garnisons égorgées et autres horreurs pittoresques si attrayantes pour le touriste et pour le penseur. Mais si tous ces agréments lui font défaut, ce n'est vraiment pas sa faute, mais bien celle des Anglais, des huguenots et de Richelieu, qui n'ont pas voulu l'attendre. Castel-Bignol date seulement de 1875, mais cela ne l'empêche pas de dresser des créneaux menaçants dans le ciel, et de refléter ses mâchicoulis dans la Seine ; cela ne l'empêche pas d'avoir une grosse tour intitulée donjon, une tour du Nord, une tour du Sud, et des tourelles confortables, dont les murailles abritent des chambres d'amis maigres ou de bonnes. Ce dimanche-là, nous l'avons dit, le seigneur châtelain de Castel-Bignol célébrait, en compagnie de nombreux amis, le succès des Tramways de Venise. Le monde était un peu mêlé, il y avait quelques coulissiers amis de Bignol, les membres du Sous-Conseil et quelques dames d'une situation vague, intitulées d'une façon bizarre, comme M m * Jules etM lle Emma Cassis. Mais cela ne pouvait offusquer Saint-Tropez, simple célibataire libre de ses actions. On avait déjeuné sur la plate-forme du donjon, au-dessus d'un pont-levis artislement imité ; après le déjeuner, deux amis qui avaient apporté des costumes de canotiers, passèrent leurs maillots et essayèrent sur la Seine le fameux modèle réduit de tramway-gondole, amené pour la circonstance dans le port de Chatou. Les expériences marchèrent admirablement, et, sur le champ, d'autres convives de Bignol, quelque peu journalistes, écrivirent un compte rendu destiné à porter la joie dans le cçeur des actionnaire» de la Société. Popularité de Pontbuzaud. Après un grand dîner sur l'herbe, l'embrasement du castei aux feux de bengale et un feu d'artifice sur la tour du Nord terminèrent la journée. Quelques personnes privilégiées furent invitées à coucher au château ; Saint-Tropez fut du nombre; il logea dans une tourelle à l'angle des remparts, et vu l'exiguïté du local, il fut obligé de dormir roulé en boule dans un lit rond, avec une meurtrière commandant le flanc Est du château, excellente pour la défense, mais assez gênante, au-dessus de son oreiller. Saint-Tropez supporta sans se plaindre le vent coulis de la meurtrière, car dans le courant de la soirée, Bignol lui avait promis formellement de fixer dès le lendemain sa situation dans la fameuse affaire. En rêve, il se vit administrateur appointé au poids de l'or, et propriétaire d'un palais ducal de campagne bâti entre Bougival et Chatou. Le lendemain, en fumant une cigarette sur le gazon du parc de Castel-Bignol, après le déjeuner, Bignol aborda enfin la question si intéressante pour Saint-Tropez, de la situation à lui trouver dans la Société. — Mon très cher, dit Bignol, vous savez, entre nous, que notre émission a eu un succès faiblot... cela va nous mettre dans la nécessité de marcher avec une stricte économie dans les commencements... Vous savez, ce poste d'administrateur général, dont je vous ai parlé? — Oui... — Eh bien, je vais être obligé, par mesure d'économie, de le garder pour moi... je serai directeur et administrateur général... Une me faut plus qu'un sous-administrateur... — Soit, j'accepterai... — Attendez... mais cette situation de sous-administrateur, elle est presque promise à une personne qui doit prendre une centaine d'actions... Vous en prendriez seulement cent cinquante que je ferais faux bond à cette personne... — C'est que... diable... Tous mes capitaux sont engagés en ce moment, dit Saint-Tropez. — C'est fâcheux, mon cher!... dans ce cas, je ne vois plus pour vous qu'une place de sous-caissier... — le caissier c'est moi... — c'est douze mille francs, la place de sous-caissier... — Je la prendrai en attendant. — C'est douze mille francs de cautionnement!... et 1,800 francs d'appointements... Saint-Tropez, anéanti, se laissa presque tomber sur un massif de fleurs. Il allait repousser avec fierté l'offre outrageusement mesquine de M. Bi- Arrivée des invités k Castel-Bignol. gnol, lorsque le valet de chambre de Bignol vint apporter à son maître deux télégrammes et lui annoncer qu'un monsieur l'attendait au salon. — Qu'est-ce que ce monsieur! il ne vous a pas remis sa carte? demanda Bignol. — Ce monsieur m'a dit de dire à monsieur qu'il était huissier... Et il a parlé d'instrumenter... — Huissier! instrumenter ! qu'est-ce que cela? fit Bignol avec un froncement de sourcils olympien. Un huissier chez moi!... Venez donc, Saint-Tropez, vous allez voir comme je reçois ça!... Saint-Tropez très intrigué, suivit le seigneur châtelain. Le valet de chambre avait dit vrai, un monsieur à tournure d'huissier, accompagné d'un clerc, attendait dans le salon et commençait déjà à instrumenter. — Parlant à la personne de Bignol sus-nommé, dictait l'huissier, j'ai, tu'ssier, etc., etc.. Allons, maintenant, procédons... un piano en palissandre et son tabouret, une table également en palissandre, un canapé, six fauteuils recouverts en tapisserie de Beauvais, un lustre... — Halte^là! fit Bignol en entrant brusquement, vous allez un peu vite... — Les délais de signification et d'appel du jugement du tribunal de commerce sont passés, dit l'huissier, il n'y a plus qu'à procéder à la saisie... — Je ne vous dis pas le contraire I mais ce que vous saisissez là ne m'appartient pas, cet immeuble, monsieur, est la propriété personnelle de M me Bignol, mon épouse, séparée judiciairement quant aux biens; de même tous les meubles sont à M m9 Bignol... Mon cher monsieur, j'en suis bien fâché, mais je ne suis pas chez moi, je suis chez ma femme! Hélas ! rien de ce qui est ici ne m'appartient... voici des actes authentiques qui le constatent... sur ce, j'ai bien l'honneur de vous saluer... vous pouvez décamper ! Et Bignol, entraînant toujours Saint-Tropez, passa dans sa salle de billard. — Vous voyez, mon cher, il ne faut pas se laisser démonter ; les huissiers n'avalent pas tout le monde ! Pour une misérable créance de cent cinquante mille, un créancier ose menacer les meubles de M mo Bignol, c'est dégoûtant, parole d'honneur!... il abuse de sa situation de créancier! Est-ce qu'il croit être le seul? Il y a deux jours, j'en ai encore eu six à rembarrer!... Pour en revenir à notre affaire des tramways de Venise, ça marchera, mais nous avons un moment difficile à passer... une coalition de banques jalouses... Je viens précisément de recevoir un télégramme qui m'annonce que les actions sont en faiblesse marquée ; elles sont à 12 fr. 25 au comptant ; si j'ai un conseil à vous donner, c'est d'acheter... c'est le moment, tout fait prévoir une hausse formidable avant peu... Saint-Tropez ahuri ne répondit pas. — Et cette situation de sous-caissier avec cautionnement... acceptez-vous? — Je réfléchirai! dit Saint-Tropez. Et prenant rapidement congé de Bignol, il courut au chemin de fer pour s'en aller bien vite vendre les cinq actions des tramways qui formaient le reste de sa fortune.
Un beau jour Cabassol arriva joyeux au Debinard's club. Cette gaieté n'était plus dans ses habitudes ; depuis quelque temps notre héros promenait avec lui une mélancolie fort lamentable née de ses revers de fortune, et cette mélancolie était partagée par Bezucheux de la Fricottière, parLacostade,par Bisseco et par Saint-Tropez, tous en proie aux amertumes d'une cruelle et tenace débine.
— Grand Dieu! fit Bezucheux, après avoir un instant considéré son ami, tu ris, tu fredonnes des airs entendus jadis au temps de notre prospérité... aurais-tu recueilli un second héritage Badinard?
— Hélas ! non ! répondit Cabassol.
— Alors que signifie cette gaieté intempestive? est-ce pour insulter à nos chagrins?... ou bien, j'y pense, la Clef des cœurs t'auraiUelle enfin découvert une douce héritière?
— Hélas ! non !
— As-tu fait fortune à la Bourse, depuis hier soir?
— Pas encore !
— T'aurait-on proposé un portefeuille?
— Je l'attends toujours!... Ce n'est pas ceia, je suis gai parce qu'il m'est né un...
— Grand Dieu! un enfant?... le club des Débinards ne les reçoit pas !
— Non, un nouvel espoir. Une lueur rose apparaît à mon horizon... je dîne ce soir à F Huile!
— Hein?...
— Je suis invité à dîner à Y Huile... tu ne connais pas l'Huile ? vous ne connaissez pas l'Huile?
— Non!
— Le dîner mensuel des Marseillais de Paris I Ce sont des agapes... de fraternelles agapes où se réunissent tous les mois les Marseillais... pas tous les Marseillais, il y en aurait trop ! mais la fleur des phocéens, la crème de Marseille I Tous des gaillards, les dîneurs de l'Huile! des hommes politiques, des peintres, des journalistes, des industriels, des ingénieurs, des chimistes, des boursiers réunis pour se soutenir, pour se serrer les coudes et s'aider à faire leur trouée dans le monde... La phalange macédonienne! En avant, l'Huile! en avant!
— Mais tu n'es pas Marseillais, toi! fit Bisseco.
— Qu'est-ce que ça fait, je suis du Midi aussi, c'est la même chose! je vais retrouver là un vieux camarade du quartier latin qui me présentera...
— Qu'est-ce qu'il fait ton ami? homme politique ou financier?
— Il est poète!
— Aïe!
— N'importe, je compte beaucoup sur Y Huile pour m'ouvrir une carrière... n'importe laquelle! Voilà ce que je voulais vous dire, et maintenant je me sauve ! j'ai à peine le temps d'arriver!...
Logé dans la tourelle.
Le restaurant qui avait l'honneur de cuisiner une fois par mois pour les dîneurs de l'Huile était en grande rumeur lorsque Gabassol y arriva. Un tel bruit sortait des fenêtres ouvertes du premier étage que, dès le bout de la rue, les passants inquiets levaient la tête. — C'est une noce, disaient les gens sans expérience, ou une réunion publique 1 Sur le trottoir, devant le restaurant, quelques badauds écoutaient vibrer les rrrr, rouler les syllabes à grand fracas et ronfler les terminaisons; Cabassol s'arrêta une minute pour écouter; c'était beau et c'était musical, les mots les plus pacifiques et les plus simples, des mots vulgaires etgnan gnan quand ils sont prononcés à la normande ouà la picarde, flambaient dans ces bouches méridionales et éclataient en con-sonnances héroïques. On prenait le madère. Cabassol annoncé par son ami, fut admirablement reçu.
— Messieurs, cria le poète, écoutez-tousl je vous présente mon ami, le célèbre Cabassol, que vous connaissez pour ce fameux procès Badinard... Mon ami est un gaillard, il fait honneur au Midi... je propose de le recevoir immédiatement et sans le moindre stage membre de l'auguste société de l'Huile!
— Adopté !
— Très bien! Cabassol, tu es des nôtres ! Allons, à la soupe, messieurs!
— Mon ami, dit Cabassol au poète, pendant l'éclaircie produite dans les conversations par le potage, tu m'as bien présenté à l'auguste assemblée, mais tu as négligé de me présenter un tant soit peu ces messieurs... Dis-moi au moins leurs noms...
— C'est vrai, j'avais oublié... je vais réparer, mon bon, je vais réparer 1 Voyons, calle-toi bien sur ta chaise si tu es sujet aux émotions... tu as en ce moment l'honneur d'être assis entre deux muses, c'est-à-dire entre une muse et une demi-muse...
Comment on reçoit les huissiers à Castel-Bignol
— Bah!
— Entre la poésie aux ailes d'or et la prose aux... non, pas d'ailes; la prose n'a pas d'ailes, elle a des pattes, c'est une muse qui est dans l'infanterie 1 Les poètes, ce sont les escadrons volants et tourbillonnants de la cavalerie légère; les prosateurs sont les fantassins de la littérature! Veux-tu que je te lise quelque chose que j'ai fait là-dessus ! ce n'est pas bien long, 150 vers...
— Mais non, je te demandais...
— Ah! c'est vrai. Je te disais donc que tu avais l'honneur d'être assis entre la poésie et la prose. La poésie, c'est moi; la prose, c'est Cavagnous, le romancier Cavagnous, un animal qui a du talent!... un talent inférieur, naturellement, puisque c'est un prosateur, mais enfin un talent!
— Attends donc, il me semble que
Le chimiste Estrambillas méditant l'invention des saucisses de siège.
j'ai lu quelque chose de lui... une nouvelle!... mais je ne suis pas sûr...
— Ça t'avait-il embêté ?
— Oui...
— Alors, c'était de lui... c'est son genre. La vie est embêtante, la littérature doit être embêtante, c'est son principe... veux-tu que je lui fasse exposer ses principes!
— Non.
— Tu as raison ! reste idéaliste comme moi! je vais te lire un sonnet que j'ai précisément sur moi!...
— Plus tard, mon ami ! tu oublies de continuer les présentations...
— C'est juste ! à côté de Cavagnous, tu vois cette sale tête? Oui, eh bien, c'est mon ami Coriolan Bellouquès, l'illustre compositeur! oh! ces canailles de musiciens! Lui, c'est mon ami, je lui pardonne, mais les autres, quels misérables! tu n'es pas musicien, j'espère?
Luliy.
— Dieu m'en garde!
— Hein ! sont-ils assez encombrants ! On leur bâtit des opéras qui coûtent soixante-quinze millions et ils ne sont pas encore contents, ils faut qu'ils nous prennent nos théâtres, ils faut qu'ils volent la littérature ! Crois-tu qu'il ne serait pas infiniment plus beau et plus profitable de consacrer à la poésie un monument qui est comme un poème de marbre, un monument qui a un si bel escalier, avec des colonnes majestueuses comme des alexandrins?... je demande qu'on l'enlève aux musiciens et qu'on nous le donne, on n'y jouerait que des pièces envers... j'en ai une toute prête, moi, cinq actes en vers! il faut que je te lise un fragment du troisième acte qui soulèvera la salle...
— Non, je la verrai jouer ta pièce... j'aime mieux ça... ne la déflore pas!
— Elle attend son tour aux Français... c'est long, il y a quelques vieux reçus avant moi... je ne peux pas pourtant les tuer, n'est-ce pas? On nous ficherait l'Opéra, que ça m'éviterait d'avoir de mauvaises pensées sur la vie de mes confrères! Mais les musiciens le tiennent et ce qu'ils tiennent ils ne le lâchent plus!...
Vois-tu, mon ami, le grand siècle n'a été le grand siècle que parce qu'il n'y avait pas de musiciens; s'il y en avait eu, Corneille, Racine, Molière eussent été étouffés ! Mais il n'y avait qu'un musicien, Lully, et il était cuisinier!... On les maintenait à leur rang dans ce temps-là; aujourd'hui, c'est fini, ils tiennent tout! Ce doit être la faute à89! Et les chanteurs, donc! quand un monsieur ou une dame se trouvent posséder un gosier dont la structure leur permet de pousser fort et longtemps des piaillements mélodiques, il leur semble que le gouvernement doit se jeter à leurs pieds et les supplier de fouiller dans le budget... Et je ne te parle pas des pianistes... il n'y a plus que de ça! j« ne me marie pas pour ne pas introduire de piano dans mon domicile ! — Je t'approuve!
Le troubadourisme.
— Ça ira mal, mon bon, ces insatiables musiciens finiront par tout absorber... tout, tout, tout, les théâtres, l'argent, les places... il suffira d'avoir
Le perruquisme.
Le folichonnisme.
composé une valse pour être décoré et l'on prendra les sous-préfets au Conservatoire dans la classe de piano! Je te le dis, nous serons gouvernés un jour par les musiciens 1...
— Ah non ! il y a les avocats, d'abord!
— Est-ce que ce n'est pas déjà une espèce de musiciens?... Laisse-moi exécrer les musiciens en masse!... Je n'excuse qu'une espèce de musique, je n'admets qu'une sorte d'instrument: la clarinette, avec accompagnement de caniche ! Pour les autres, si j'avais le pouvoir une seule minute, je saisbien ce que je ferais!...
— Que ferais-tu?
— Je prendrais une bonne mesure de salut public. . Je déporterais tout
Le romantisme.
ça en Océanie... dans une île quelconque, mais malsaine! Hélas, j'ai peur de ne voir jamais cela... les musiciens continueront à tout envahir, à tout absorber... attends, je vais faire parler Bellouquès, tu vas voir comme ils sont absorbants!
Le poète se pencha vers le compositeur et lui cria :
— Dites donc, Bellouquès, et votre opéra? ça marche-t-il?
— Mon cher, répondit le compositeur interpellé, c'est ce que j'étais en train de raconter à nos amis...Mon opéra est achevé, dernièrement au ministère des beaux arts, j'en ai joué quelques morceaux, et le ministre m'a dit, en confidence, que dans la prochaine fournée de croix... Vous comprenez?
— Comment, vous ne l'aviez pas encore?
— Mais non, c'est insensé! Négligence de ma part... pour en revenir à mon opéra, Chose, le directeur de l'opéra, me l'avait demandé plusieurs
fois... hier encore, je le rencontrai dans le monde, et il me dit : — Eh bien? et votre grande machine, cette œuvre que toute l'Europe musicale attend? Et je dus lui répondre : mon cher, j'ai fait la bêtise de la promettre aux Polies-Bergère, je suis esclave de ma parole... — Tu vois, dit le poète à Cabassol, ils absorbent tout, même les Folies-Bergère!... à Le Réalisme. propos, j'ai un sonnet intitulé V Heure du berger aux Folies-Bergère... il faut que je te le lise!...
— Non, dis-moi plutôt quel est le monsieur qui est à côté de Bellouquès?
— C'est Narcisse Estrambillas, l'illustre chimiste!
— Connais pas!
— Tu ne le connais pas? tu m'étonnes...
— Qu'est-ce qu'il a donc fait? Est-ce que ce serait lui qui aurait inventé l'oxygène et l'hydrogène?
— Non, ce n'est pas lui, mais c'est un malin... d'abord il a eu une idée...
— Ça, c'est beau !
— Et de cette idée il a su extraire une fortune ! C'est une belle opération, ça. Quand je te dis que c'est un malin, je n'exagère pas! C'était pendant le siège de Paris, on avait faim... un hareng-saur par tête et pour trois jours, c'était sec!... alors Estrambillas s'est dit : Il n'y a que la science qui puisse nous tirer de là... puisqu'il n'y a plus moyen de faire de la cuisine, faisons de la chimie!... 11 avait raison : qu'est-ce que la chimie, sinon de la cuisine supérieure!...
— Pardon, c'est la cuisine qui est de la chimie supérieure!...
— Soit. Alors Estrambillas s'est mis à chercher, pour la Patrie! C'est une
nuit qu'il était de garde aux remparts que la grande idée lui est venue; le matin, il a reporté son fusil, et il est parti réquisitionner chez tous les marchands de jouets d'enfants toutes les balles élastiques et tous les ballons de caoutchouc; il a ajouté à cela tous les chapeaux cirés et tous les manteaux de caoutchouc qu'il a pu trouver...
— Pourquoi faire, grand Dieu?
— Tu ne devines pas ! tu n'es pas chimiste ! Pour faire une mixture !... il a fondé immédiatement une usine de produits alimentaires... Balles élastiques, ballons, manteaux de caoutchouc, tout cela a été fondu, il a ajouté un peu de glycérine, quelques ingrédients, du sel, du poivre et il a fabriqué des saucisses patriotiques, des saucissons nationaux et des andouilles de siège! C'é-
Estelle la jaunisse.
tait dur, mais très nourrissant ! Il fallait de la persévérance pour en venir à bout, mais cela faisait oublier, pendant ce temps-là, les horreurs du siège!... Estrambillas a été décoré et ses andouilles en balles élastiques, à 7 francs le kilo, lui ont donné en trois mois une jolie fortune... Après le siège, il s'est fait fabricant de râteliers... Pour réparer le dégât causé dans les mâchoires par ses saucisses patriotiques, il a fabriqué, avec une composition de son invention, des dents inaltérables et incassables, à l'épreuve des sièges?...
— Quel génie! quel dentiste! comme disait Dupuis dans les Trente millions de Gladiator, il n'y a que lui !
— Non, il n'y a pas que lui, nous sommes tous comme ça dans le Midi.
Le poète fut interrompu dans ses présentations, le romancier Cavagnous venait de susciter une discussion générale sur la littérature, et comme de juste, il écrasait par des arguments sans réplique les imprudents qui osaient n'être pas tout à fait de son avis.
— Vous direz tout ce que vous voudrez, mais si vous méconnaissez le caractère Ju mouvement littéraire actuel, vous êtes des rétrogrades, des académiciens dignes de porter perruque, de simples fossiles, des phénomènes à mettre en bocal... Le naturalisme est enterré ! c'était une forme du romantisme, ça n'avait rien de précis ni de positif; sous une étiquette d'un vague agréable et commode, les naturalistes faisaientde la pure fantaisie... Le temps est à la littérature positive et certaine comme une science exacte, c'est-à-dire au tempéramentisme I... C'est net, cela, le nom seul est une définition ! Nous avons eu le perruquisme, la littérature du grand siècle, solennelle et assommante, dont la manifestation suprême est la tragédie. Après le perruquisme est venu le folichonnisme qui a pris les trois quarts du dix-huitième siècle, puis l'embétantisme ou le prêchi-prèchatisme avec Rousseau et les autres, — le troubadourisme de l'Empire, des beaux Dunois en prose et en vers bons tout au plus à envelopper des chandelles et à faire des cornets pour le tabac à priser, — le romantisme, une effroyable consommation de princesses, de ribaudes, de malandrins, de haches, de poignards, de hallebardes, une orgie fantastique et surhumaine de poisons variés où les héros après avoir ingurgité des flacons de liqueur des Borgia, se roulent sans peur et sans coliques aux pieds des nobles dames peu farouches!... Le réalisme, des adultères d'épicier racontés avec tranquillité et enfin le naturalisme qui n'était que du réalisme romantique, quelque chose de bâtard que nous avons remplacé par le tempéramentisme!... L'étude des tempéraments, voici la formule nouvelle I c'est la littérature de l'avenir...
— Permets, mon bon... fit le poète.
— Toi, tu n'es qu'un vil idéaliste, gratte ta lyre...
— Oui, je veux gratter ma lyre, et c'est pour cela que je proteste!... S'il n'y a plus que l'étude des tempéraments, que devient la poésie?... et que deviendront les poètes?
— Qu'ils se fassent clercs d'huissier et qu'on n'en parle plus!
— Je ne nie pas l'importance de l'étude des tempéraments, mais je nie qu'il n'y ait que cela...
— Il n'y a que cela, te dis-je, le reste n'est que fadaises !... 11 n'y a que cela de vrai, de net, de précis! chacun de mes livres est consacré à l'étude d'un tempérament principal autour duquel gravitent d'autres tempéraments... Je fais ainsi un livre bilieux, nerveux, sanguin ou lymphatique, ou nervoso-bilieux, ou sanguino-nerveux, etc., etc. Je mets aux prises deux tempéraments différents et je montre comment, par la seule force ^es tempéraments, les choses doivent tourner...
— Et l'amour? fit le poète.
— Idéaliste incorrigible, puisque je te dis qu'il n'y a que des tempera-
ments ! Mon pauvre ami, tu ignores donc que pour avoir des succès dans le monde, il est inutile d'être un don Juan, unmousque. taire? Sache qu'il suffit d'être un tempéra-mentiste sérieux ! J'écris en ce moment un roman chaste, mon héros est lymphatique et mon héroïne est bilieuse; il l'aime pendant quarante ans sans lui manquer de respect une minute, et elle, de son côté, l'adore sans marquer d'impatience.
Les tempéraments seuls expliquent ces gens si vertueux. Un héros ner-Liv. 91.
Le volume dn poète.
veux aurait manqué de respect avant huit jours et un héros sanguin n'aurait pas attendu plus de deux heures !
— Très bien! dit un monsieur à l'autre bout de la table, moi qui ai étudié la médecine avant de me jeter dans la littérature, j'approuve complètement les théories de notre ami Gavagnous !
— Quel est celui-ci? demanda Gabassol au poète.
— C'est Joséphin Bidachon, un romancier aussi... il est docteur en médecine, c'est ce qui explique que, dans ses romans, il s'est voué plus spécialement à l'étude des maladies...
— Je suis tempéramentiste aussi, reprit Bidachon, mais comme mes premières études ont porté surtout sur les malaises et maladies résultant de défauts d'équilibre et de proportion dans l'économie des tempéraments, je fais des romans médicaux...
— As-tu terminé Estelle la Jaunisse ? demanda Cavagnous.
— A peu près! j'ensuis aux derniers chapitres...
— Pardon, cher maître, qu'est-ce que cette Estelle la Jaunisse?demanda Cabassol.
— C'est l'histoire d'une de mes maîtresses, une très belle femme minée par la bile!... Ça va paraître dans la Revue tempéramentiste d'abord et en-suite en volume. C'est un manuel des maladies du foie et de la rate, sous forme de roman, avecétude et description des symptômes, traitement, etc., etc. Car, je donne des ordonnances dans mon livre... c'est là mon originalité, je donne des ordonnances! Pauvre Estelle! je l'ai bien aimée!... Dieu! qu'elle avait des moments désagréables!... C'était sa maladie... elle m'aimait, me trompait, m'exécrait, m'adorait suivant les diverses phases de cette maladie... Je crois pouvoir me permettre de qualifier mon œuvre d'étude magistrale... ai la critique, encore infectée de vieilles idées rancies, ne ratifie pas, je me console, j'ai l'avenir pour moi!
— Nou3 avons l'avenir I s'écria Cavagnous, l'avenir sera tempéramentiste ou il ne sera pas!
— Comment! reprit Joséphin Bidachon, on me discute le droit d'avoir des héros malades !... C'est un peu fort! on admet le héros poitrinaire, mais on ne va pas au delà ! je prétends, moi, qu'un héros diabétique ou fiévreux ou rhumatisant ou asthmatique ou n'importe quoi, enfin, est tout aussi intéressant... Et je le prouve I
— Elles avalent trop de médicaments, tes héroïnes, fit le poète ; trop de sinapismes sur tes héros... Pouah! vive la poésie! il en faut pour nous remettre le cœur...
— Avec ça que la foule a l'air de se jeter sur votre poésie...
Parbleu, elle est tout à vos cataplasmes littéraires... mais nous avons un public choisi, écrémé, un petit groupe d'élus qui vaut plus que toute votre tourbe...
— Vos volumes de vers tirent à six exemplaires... quand ils paraissent I
— Tu dis cela pour mon volume à moi, n'est-ce pas? apprends que Râles et Sourires, mon volume de vers, n'a été retardé que par suite de certaine
Cette brute s'obstine & ne pas m'accorder la main de sa difficultés de tirage, difficultés que tu comprendras, quand tu sauras que mes Rûles et Sourires doivent se tirera mille exemplaires numérotés et parafés, qui se décomposent ainsi :
500 exemplaires sur papier de chine.
475 10 10
4 1
plus 1
sur satin.
imprimés sur peaU de guillotinés contemporains.
imprimés sur peau féminine (marquises ou duchesses galantes du siècle dernier).
imprimés sur peau de suicidées par amour.
imprimé sur peau de courtisane Vénitienne de la Renaissance.
tatoué sur peau féminine, réservé pour l'auteur.
Tu comprends que tout cela n'a pas été facile à trouver! la peau de courtisane vénitienne, c'est une occasion, mais le reste, que de pas et de démarches pour le découvrir, que de soins pour faire préparer convenablement...
— Eh ! mon bon, cria un voisin du poète en frappant sur la table, j'ai envie de te léguer ma peau... tu ferais tirer un exemplaire de plus sur peau de suicidé par amour...
— Comment s'appelle celui-là?... demanda Cabassol.
— Je ne sais plus... un de mes amis, nous nous tutoyons, mais je ne sais, pas son nom... ,
— Oui, j'ai de violentes peines de cœur, reprit le monsieur, figure-toi, mon bon, que le père de ma douce fiancée élève des difficultés... je te l'ai déjà raconté, qu'il élève des difficultés? -Non!
— Cet homme, cette brute, s'obstine à ne pas m'accorder la main de la jeune fille, sous des prétextes ridicules!... il dit que je n'ai pas le soûl hier encore, j'eus beau lui crier: j'apporte cinq cent mille francs! c'est une somme ça! le double de la dot de votre fille!... Voyons, le gouvernement a-t-il promis cinq cent mille francs à celui qui trouverait le remède contre le phylloxéra! oui, n'est-ce pas? Eh bien, je suis sur la piste! Encore quelques petites choses à trouver et je tue le phylloxéra, net, comme un lapin! Vous voyez bien que les cinq cent mille francs sont à moi!... L'imbécile s'obstine dans son refus!... C'est embêtant parce que ce souci me gène dans mes recherches... mais je me vengerai, quand j'aurai touché mes cinq cent mille francs je n'en voudrai plus de sa fille, à ce millionnaire imbécile 1 Je ne suis pas millionnaire en ce moment, moi, mais c'est parce que mon père étais un artiste... il a toujours préféré l'art aux gros sous!
— Mais tu nous avais dit que ton père était négociant?
— Vous croyez? c'est que je me serai trompé, j'aurai voulu dire architecte, puisque c'est lui qui aurait dû bâtir un monument qui fut projeté vert 1850...je ne sais plus ce que c'était, mais...
— Mais, je l'ai connu ton père, cria le romancier Cavagnous, il était boulanger!... :
— 11 était boulanger à ses moments perdus... mais il a toujours eu du goût pour l'architecture, même que notre bastide fut construite sur ses plans... même qu'elle s'est écroulée...
— Ah !
— Oui, mais c'était le mistral!
— Assez de littérature ! dit un homme sec, noir et barbu, c'est beau la littérature, mais dans notre siècle éclairé, il n'y a plus que la politique pour remuer les masses ! vous autres, romanciers et poètes, vous vous figurez que vous êtes quelque chose pour la foule? allons donc ! il n'y a plus de lecteurs, il n'y a que des électeurs ! Un conseiller municipal passionne les masses plus que vous !
— Ça, c'est Tibulle Monlastruc, journaliste et homme politique! dit le poète à Cabassol, un malin!
— Oui, un malin! fit Tibulle Montastruc, qui avait entendu, l'homme politique, mes enfants, c'est le roi du jour! à nous les places, les honneurs, les portefeuilles, à nous tout! C'est une bellecarrière quand on estné malin... mais il faut être né malin. Vous croyez que je vais m'éreinter le tempérament, me démolir la cervelle à des études longues et fastidieuses pour arriver à être médecin, ingénieur, artiste, ou n'importe quoi? allons donc! moi malin, dès le collège je me suis destiné à la politique 1... papa, qui est un vieux roublard, a dirigé mon éducation de ce côté-là... dès ma plus tendre enfance, il m'a appris à parler au peuple, papa! Faites donc de la politique, mes enfants, il en est encore temps 1
— C'est une idée! dit Cabassol.
— Papa m'a dit : pour point de départ, il faut être avocat ou journaliste...
de son temps, en 48, c'était déjà comme ça! Moi malin, je suis avocat, et journaliste... aussi je vais plus vite: je serai conseiller municipal à Pari3 avant trois mois!... Pour le moment je suis socialiste, c'est de mon âge 1
— Comment de votre âge?
— Oui, je n'ai pas encore trente ans, quand on reste socialiste passé trente ans, on devient une vieille barbe, bon tout au plus à faire un conseiller municipal et rien que ça! je suis socialiste et révolutionnaire... parce que j'ai droit à ma révolution comme tout le monde ! En 70 j'avais dix-sept ans, je n'ai pas pu me lancer dans la carrière... j'ai dû me contenter de proclamer la république au collège et d'arrêter les pions... j'ai sollicité une sous-préfecture
J'écrase le ministère public.
qu'on ne m'a pas accordée, mais je me rattraperai! Il me faut ma révolution, chaque génération a la sienne... Est-ce qu'on aie droit de priver une génération de sa révolution?... Je le crie tous les jours dans le Branlebas, journal des revendications sociales... Voilà huit ans que je suis sur la brèche, que je parle au peuple en toute occasion: dans les éunions publiques, — je tonne superbement J l\ — aux enterrements des vétérans des barricades, — j'enterre admirablement... — aux banquets des Droits de l'homme, des Droits de la femme, des Amnistiés, des Amis de la paix, des Combattants, etc., etc. — je porte des toasts si remarquables ! je plaide pour les démocrates persécutés, pour les journalistes poursuivis, je fais du bruit, je donne del'éclat à leurs malheurs, je fulmine contre le pouvoir et contre la réaction, je fais de brillantes professions de foi et pour quelques mois de prison de plus récoltés par mes clients, j'écrase le ministère public!... Quelle popularité, mes enfants, quelle popularité! A Belleville, à Javelle, à la Villette, on me vénère, on me tiraille, on se m'arrache pour présider des réunions, [des banquets, des comités électoraux! il n'y a pas une conférence au profit de n'importe quoi, qui puisse se passer de ma présidence, même honoraire ! L'année dernière encore, dans les clubs, on me nommait seulement assesseur, maintenant jesuismontéengrade.jepréside et commejesuispour les droits delafemme, je fais régulièrementnommer des assesseursféminins...c'estplusgai! La citoyenne Croulebarbe ou la citoyenne Constance Lecamus ! La citoyenne Croulebarbe, ancienne cantinière de la garde nationale, m'adore ; la citoyenne Constance Lecamus, présidente de la société des revendications féminines, a de la méfiance... elle est pour la prépondérance féminine en politique comme en toupet elle m'en veut de mon influence sur le peuple! mais la citoyenne Croulebarbe, une naïve barricadière, me trouve beaucoup de prestige... je suis sûr que je dois hanter ses rêves!... Elle ne man-p» que pas une dermes réunions, m'apporte de T0S bouquets ou des pièces de vers de treize lÎ2 c:I r pieds et, en fin de compte, serait heureuse de faire impression sur mon cœur... pour devenir un jour présidente de la République!
Je porte des toasts remarquable.
Brave citoyenne Croulebarbe !
— Bon, tu n'es pas encore président de la République !
— Je suis sur le chemin, mon bon! Trois quartiers de Paris se disputent l'honneur de m'envoyer au conseil municipal... C'est une affaire réglée, je le serai dans trois mois, j'ai choisi mon quartier, je n'ai pour concurrent qu'un grand industriel sans passé politique... je le battrai à plates coutures, je tra-
Je préside admirablement,
vaillerai consciencieusement mon arrondissement et aux premières élections législatives je serai député... Et allez donc !... Mes enfants, je serai forcé de vous quitter de bonne heure, je préside honorairement la réunion des socialistes de Ménilmontant... La citoyenne Croulebarbe m'attend à 10 heures pour me remettre une couronne civique et me lire une pièce de vers!...
— Hourra! vive la politique! vive le futur président Tibulle Montastruc !
— Vive la littérature tempéramentiste ! crièrent les romanciers.
— Vive la poésie ! cria l'ami de Gabassol.
— Vive la peinture ! vive la chimie ! vive l'huile ! hurlèrent les dîneurs.
— Tas de blagueurs ! cria un individu en passant la tête par une porte du fond de la salle.
Les dîneurs de l'huile se jetèrent sur une corbeille de petits pains et bombardèrent l'intrus qui rentra vivement la tête.
— Qu'est-ce que cela? demanda Gabassol»
— Ça, répondit l'homme politique, c'est un monsieur du dîner du Cidre, la société des Normands et Bas-Bretons de Paris... c'est dégoûtant, le Cidre a choisi le même jour que nous et le même restaurant pour ses dîners, et ils se permettent quelquefois d'interrompre nos discours par des observations déplacées! ils nous appellent souvent blagueurs!... Ces gens du Nord ont du coco dans les veines, ils n'est pas étonnant qu'ils aient la tête plus froide que nous...
La conversation interrompue par le dîneur du Cidre reprit de plus belle; les interpellations se croisèrent, des dialogues à tue-tête s'établirent d'un bout de la table à l'autre, par-dessus et à travers la discussion générale. C.abassol, présenté par son ami le poète à l'homme politique, se monta au diapason général et se découvrit tout à coup des idées politiques, sociales et humanitaires qu'il ne se connaissait pas la veille.
— Voulez-vous être du journal? lui demanda Tibullc Montastruc à brûle-pourpoint.
— Du Bvanlebas?
— Mais non! je quitte le Branlebas et je fonde l'Éclair, grand journal politique quotidien à dix centimes.
— J'en suis ! fit Cabassol.
— Le patron politique du journal, celui qui a fait ou recueilli les fonds, c'est Ernest Savoureux, le député... il est en passe d'obtenir un portefeuille un de ces jours ; Y Éclair est fondé pour soutenir sa politique et éreinter celle des autres. Ça vous va?
— Parbleu !
— Bon ! notre ami dit que vous avez du talent, nous le verrons bien. Pour débuter, vous ferez la Chambre!...
Cabassol était satisfait. Vive Y huile! Il avait enfin une position sociale, il était journaliste. Le cœur rempli d'une douce gaieté, il se lança à corps perdu dans la conversation, raconta ses aventures dans l'affaire de la succession Badinard, et se sentant autorisé par la réunion, il ne se gêna pas pour les enjoliver d épisodes brodés avec verve.
Chaque fois que les dîneurs du Cidre entr'ouvrirent la porte pour jeter à la tête de la société le mot, « tas de blagueurs! » il riposta par des petits pains, des verres et des invectives énergiques. — A deux heures du matin, après avoir pris rendez-vous avec son nouvel ami l'homme politique, revenu de sa réunion des socialistes de Ménilmontant, il rentra chez lui, l'esprit tout entier tourné vers les revendications sociales, les droits de l'homme, ceux de la femme, et les agréments de la politique.
Tas de blagueur».
Liv. 92.
Lesrorsels du Lacostaoe.
Mon valet de chambre a fait des gracieusetés.
C'en était fait, depuis un mois Gabassol était journaliste. Il avait une position sérieuse, susceptible de devenir une situation considérable.
Ses infortunés amis étaient loin d'avoir la même chance: Bezucheux de la Fricottière, si brillant jadis, demeurait petit rentier et végétait tristement en haut de son perchoir, avec les deux cents francs versés mensuellement par son conseil judiciaire.
Saint-Tropez, échappé des tramways de Venise, n'était même plus petit rentier : ses actions de la société Bignol avaient été vendues au prix dérisoire de 7 fr. 25 l'une. — Ce désastre l'avait dégoûté des affaires financières et il s'accrochait désespérément à un parent député influent, pour attraper une place quelconque dans l'administration, sous-préfecture ou bureau de contributions.
Lacostade attendait aussi une occasion de mettre ses facultés au service de n'importe quoi. Le gouvernement, un jour ou l'autre, devait rougir de laisser en jachères ces puissantes facultés; en attendant les fonds continuaient à baisser avec un acharnement déplorable.
Heureusement, Lacostade possédait une suprême ressource. Comme Bezucheux, dévoré par la mélancolie, s'étonnait et s'indignait, de voir son ami supporter son fardeau de chagrins avec une stupéfiante sérénité d'âme, Lacostade lui révéla l'existence de cette ressource jusque-là bien cachée, sans vouloir s'expliquer clairement sur sa nature.
— Tu verras toi-même, je ne te dirai rien, tu verras! disait Lacosladc, tout est chei moi dans une pièce de mon petit appartement!...
— Courons! volons! s'écria Bezucheux.
— Courons ! répéta Lacostade.
Lacostade avait déménagé aussi depuis ses malheurs, depuis le triste m ttin où un huissier sans entrailles avait saisi son opulent mobilier, au grand effroi d'une dame aimable et candide qui avait eu un instant peur d'être comprise dans la saisie. Tout avait été vendu, et la liquidation de la situation avait à peine laissé quelques billets de cent francs à la malheureuse victime. L" nouvel appartement de Lacostade se composait de deux chambres dégarnies et d'une pièce meublée avec négligence d'un lit, d'une table, d'un secrétaire, de quelques sabres de différents modèles, d'une cuirasse et d'un casque, — le strict nécessaire enfin. Le groom et le valet de chambre étaient remplacés de temps en temps par le concierge qui montait donner des coups de plumeau aux meubles de notre ami, lorsque ^ la poussière menaçait d'en ternir l'éclat.
Inutile de dire que la dame candide épouvantée jadis par l'huissier, avait cessé d'embellir le domicile de Lacostade. L'huissier fait fuir ces oiseaux charmants; on devrait en planter de distance en distance dans les blés en guise d'épouvantail.
— Eh bien, où est-elle, cette ressource suprême? demanda Bezucheux en in^ppctant l'appartement de son ami.
— Suis-moi, dit Lacostade, et excuse la nudité de ces murailles, j'oublie tous les jours de pas«er chez mon tapissier... maintenant, regarde, voici la chose....
Dans la dernière pièce de l'appartement, quatre immenses caisses en bois blanc remplaçaient le mobilier absent.
— Voilà! répéta Lacostade en frappant sur les caisses avec sa canne.
— Qu'est-ce qu'il y a dedans? demanda Bezuoheux.
— Notre suprême ressource, te dis-jcl
— De l'argenterie? -Non.
— Des lingots?
— Non. Regarde!
Et Lacostade fit sauter le couvercle d'une des caisses.
— Des corsets! s'écria Bezucheux.
M. Quillebart.
Chaque fois que j'aimais, je faisais broder un cœur enflammé...
— Oui, mon ami, des corsets de tous les modèles, des corsets élégants, brodés, soutachés, garnis de dentelles, des corsets, enfin, dignes d'envelopper et de contenir les charmes des plus belles et des plus nobles dames.... admire, mon ami, admire!
— Un peu défraîchis, mon boni
— Qui ça? les nobles dames?
— Non ! les corsets I
— Cela vient de ce qu'ils ont été portés...
— Portés? Ce sont des corsets d'occasion?...
— Non! Ils ont été portés, en effet, mais au mont-de-piété seulement. Contemple! admire! Ce corset bleu irait délicieusement à une blonde... ah! j'ai connu certaine blonde qui lui eût fait honneur! Et ce noir et jaune!.,, admire ! n'éveille-t-il pas ridée d'une brune à la peau ambrée, campée sur des hanches de déesse... Et celui-ci... je le vois, moi, encadrant superbement les opulences d'une poitrine déneige... Et cet autre, je l'aperçois, essayant de comprimer...
— Tais-toi!
— ... de comprimer les battements d'un cœur éperdu! Mon ami, c'est ma seule distraction dans mes revers; quand je m'ennuie, je contemple mes corsets, et, par une sorte de seconde vue, il me semble les voir, avec tous leurs accessoires ordinaires, rendus à la destination à laquelle les coups du sort les ont pour un temps arrachés, et remplissant leurs devoirs de corsets...
— Et que vaï-tu en faire?
Parbleu, je vais les vendre! je les ai suffisamment contemplés, je vais m'en séparer!
— Tu vas tï'tabiir marchand de corsets? Ce n'est pas un métier désagréable...
— Je le pourrais. J'ai tout un fond de magasin : sept cent quatre-vingt-trois corsets! Mais je préfère les vendre en bloc.
— Mais d'où tiens-tu tous ces corsets ?
— Mon cher, c'est toute une histoire. Il y a huit ans que je les ai...
— Et tu nous les as toujours cachés!
— Je les conservais, te dis-je, comme une ressource en cas d'embarras financiers. Je les tiens d'un homme que tu as sans doute connu, car il a été et il est encore, sans doute, la Providence de la jeunesse en proie à des d''-a5tresde baccarat. Un jour que j'avais besoin de quelques centaines de louis, j'allai le trouver. Ce digne homme consentit à me prêter vingt-cinq mille francs sur billets à trois mois. Je reçus deux mille francs en argent et vingt-trois mille francs en corsets...
— Très bien, je comprends!
— Mon bienfaiteur m'expliqua que, faute d'argent comptant, il était obligé de me donner ces corsets, mais que, moyennant une petite commission, il allait s'occuper de me les placer...
— Et tu les as encore?
— Huit jours après cette petite négociation, mon usurier m'annonça un compère, qui m'offrit juste cinq mille francs de mes vingt-trois mille francs de corsets... et encore la Providence de la jeunesse réclamait cinq cents francs de commission, ce qui ne faisait plus que quatre mille cinq cents... J'allais accepter, lorsque le compère parla de faire des billets à quatre-vingt-dix jour*... Savoures-tu leur petite opération°
— J'en ai savouré d'équivalentes, répondit Bezucheux.
— Je les flanquai tous deux à la porte et je gardai les corsets. Depuis, chaque fois que je fus quelque peu gêné, je les envoyai au clou, et l'on me prêta régulièrement, sur mon fonds de magasin, quinze cents ou deux mille
— Le corset est une cuirasse.
francs! J'avais huit cent vingt corsets, il m'en reste sept cent quatre-vingt-trois...
— Qu'as-tu fait des manquants?
— J'ai fait des gracieusetés avec... J'en ai distribué un peu à tort et à travers... Chaque fois que j'aimais, j'entamais mon fonds de magasin... je faisais broder un cœur enflammé — c'était ma marque — sur un de ces corsets, et je l'offrais à ma belle en la suppliant de le porter tant qu'elle m'aimerait...
— Ah! grands dieux! j'ai connu un de ces corsets! C'était...
— Misérable, ne me dis pas le nom de celle qui le portait... laisse-moi mes illusions, au moins !
— Alors, il manque trente-sept corsets à ton fonds de magasin... tu as aimé trente-sept fois depuis huit ans!
— Attends! j'ai renouvelé plusieurs corsets, cela diminue le chiffre, et j'ai toujours soupçonné mon valet de chambre d'avoir fait, de son côté, des gracieusetés aux dépens de mon fonds de magasin... Aujourd'hui, hélas! l'instant me semble venu de me séparer de mes corsets... Mon rêve eût été d'arriver à les placer tous avec des cœurs enflammés, comme les trente-sept premiers, mais je dois renoncer à cette idée... Au lieu de sept cent quatre-vingt-trois jolies clientes, c'est un vulgaire acheteur que je cherche] je les ai déjà proposés aux grands magasins de nouveautés, mais on les a trouvés trop défraîchis !
— Diable !
— J'ai envie d'aller retrouver ma Providence d'il y a nuit ans... Mes cor-sets, quoique défraîchis, pourront encore servir à ses opérations... je tâcherai de l'attendrir.
— Hem!... Ah! mon ami, il me vient une idée... laisse-moi faire... je vais aller ce matin trouver ton homme pour lui parler d'un petit emprunt... il me remettra à deux ou trois jours, pour les renseignements, mais, dans l'intervalle, tu te présenteras avec tes corsets. Dans l'espoir de recommencer à mes dépens l'opération qui lui a si bien réussi avec toi, il te les prendra...
— Bezucheux, tu finiras dans la haute diplomatie! Cours vite chez mon usurier, j'attendrai ton retour dans les transes.
Lacostade, pour distraire son impatience, entreprit un grand rangement et un époussetage général des corsets! Hélas! en passant la revue de ses richesses, il s'aperçut avec terreur que ses corsets,outre leur manque de fraîcheur, étaient aussi bien passés de mode. Depuis huit ans, la mode avait eu le temps d'inventer bien des enjolivements nouveaux et bien des fioritures inédites.
Enfin Bezucheux revint.
— C'est fait ! cria-t-il en ouvrant la porte, tu vas pouvoir aller chez ton usurier proposer tes corsets... Mais, auparavant, apportons les caisses dans tun antichambre pour que l'homme, si tu le ramènes, ne puisse apercevoir les pièces que ton tapissier néglige de meubler. Tu comprends que s'il pouvait se douter de la profondeur de ta... gêne, il t'offrirait un prix dérisoire de ton fonds de magasin.
— Bezucheux, tu penses à tout!... quel ambassadeur tu ferais! Lorsque, sur la recommandation de Bezucheux, les caisses furent amenées dans l'antichambre, Lacostade partit à son tour pour entamer la grande négociation. L'usurier refusa d'abord, se plaignit beaucoup de la dureté des temps et se déclara tout à fait dégoûté des affaires par la noire ingratitude des gens qu'il avait la manie d'obliger. Puis, sur les instances de Lacostade, il consentit à voir son solde de corsets et proposa un rendez-vous à une quinzaine de jours de là.
— Soyez gentil, cher monsieur Quillebart, dit Lacostade, et venez voi r mes corsets tout de suite... Vous allez comprendre pourquoi je suis pressé d'en finir... ce n'est pas que j'aie besoin d'argent, c'est que je vais me marier, et vous comprenez que je ne puis garder chez moi des objets aussi compromettants...
— Allons! je suis faible... pour vous rendre service, je vais vous accompagner...
Bisseco s'était permis d'emprunter le modèle d'un peintre de ses amis.
Lacostade fit, en frémissant, la dépense d'un fiacre pour amener le digne M. Quillebart à son domicile, où Bezucheux les attendait, caché dans la dernière pièce.
Lacostade s'arrêta sur le palier et sonna. Personne, naturellement, ne vint ouvrir. Lacostade, sans sourciller, sonna plusieurs lois avec violence.
— Allons bon, mon valet de chambre est encore sorti... je serai obligé ue le flanquer à la porte. Heureusement, j'ai mon passe-partout. Entrez donc, cher monsieur Quillebart... je vous prie d'excuser le désordre de mon appar-Liv. 93.
tcment, c'est un petit logement de garçon, un simple pied-à-terre que j'ai conservé à Paris... je suis devenu très casanier, j'habite, maintenant tout le long de l'année ma villa de Saint-Germain...
Le digne M. Quillebart était déjà devant les caisses.
— Voici ces fameux corsets, reprit Lacostade, il en manque quelques-uns, une trentaine que j'ai offert à des amies...
— A une trentaine d'amies! fit M. Quillebart en frappant sur le ventre de Lacostade.
— Vous l'avez dit, répondit Lacostade en se permettant de pourfendre d'un geste l'abdomen du digne M. Quillebart.
— Aïe ! aïe! fit M. Quillebart en examinant un paquet de corsets, un peu bien fanés, vos corsets, et bien démodés...
— Démodés? s'écria Lacostade. Est-ce qu'il y a une mode pour les corsets? Il n'y a pas de mode pour les corsets !... Qu'est-ce qu'un corset?
— Dame... un objet de toilette...
— Non! ce n'est pas un objet de toilette, ce n'est pas une parure! Distinguons ! ce n'est même pas un vêtement, les dames ne sortent pas en corset, elles ne mettent pas un corset pour se garantir contre les intempéries des saisons... Le corset n'est ni un vêtement indispensable ni une vaine parure, le corset, cher monsieur Quillebart, est quelque chose de mieux que cela, le corset est une cuirasse ! Or, il n'y a pas de mode pour les cuirasses..
— Faible cuirasse...
— Vous êtes cruel, cher monsieur Quillebart, pour le sexe auquel nous devons nos épouses!
— Je le répèle, vos corsets ne sont plus de mode, et ils sont horriblement fanés !
— Fanés! il y a à peine sept ans et demi que vous me les avez cédés!
— Ah ça, croyez-vous donc qu'ils étaient tout neufs alors? Je les avais depuis cinq ou six ans, c'est un fonds de magasin qui m'était resté d'un débiteur insolvable... Certains de ces corsets sont à la dernière mode de 1850...
— Ah, vous savez, les modes vont et viennent... cette mode de 1850, c'est peut-être la mode de demain! Enfin, combien me donnez-vous de mon fonds de magasin?
— Combien en voulez-vous?
— Il y a 783 corsets; je les mets, l'un dans l'autre, à 10 francs!... Parce que c'est vous !
— Allons donc.
— Voyons, à huit francs ! c'est une véritable occasion ! je vais me marier, et vous comprenez, je ne veux pas que ma femme trouve ces 783 corsets... elle pourrait faire des suppositions...
— je vous prends le tout pour deux faille cinq cents... toujours ma vieille manie d'obliger qui me revient...
— Allons! je vous les donne...
— Sauf escompte de trois pour cent!
— Vous m'écorchez!
— Et trois pour cent de commission... J'aurais pu vous chercher un acheteur au lieu d'acheter moi-même, il est juste que je ne perde pas ma commission !
Qu'on embrasse Cabassol, je l'ordonne I
Le jour trois fois heureux où Lacostade reçut le prix de ses corsets, moins l'escompte et la commission, des invitations furent lancées pour un souper au perchoir de Bezucheux. Souper triomphatif! avait écrit Bezucheux, en ajoutant.
«Chez tous les peuples policés, les dames étant essentiellement le charme et l'ornement des réunions, chaque invité a le droit d'amener une ou deux personnes du sexe aimable. Des cataractes de Champagne authentique couleront toute la soirée.»
Bezucheux, aidé par une jeune personne répondant au doux nom d'Irma, lit à ses invités les honneurs de ses salons avec sa grâce accoutumée. Lacostade, Saint-Tropez et Bisseco, suspendant pour quelques jours la culture peu réjouissante de la vertu, arrivèrent accompagnés chacun d'une jeune personne du sexe chanté par Bezucheux. Lacostade avait retrouvé une ancienne passion de sa jeunesse, pour le moment étudiante au quartier latin ; Bisseco s'était permis d'emprunter à un peintre de ses connaissances une blonde à la. fois modèle et douce amie de ce peintre, et Saint-Tropez, redevenu pour un instant le brillant Saint-Tropez, avait amené une danseuse duChâtelet, qu'il Ji^ll 1 ''" avait séduite on ne sait comment.
— Seuls, Pontbuzaud et Gabassol arrivèrent sans
l'accompagnement de froufrous et d'éclats do rire qui avait signalé l'entrée de leurs amis. — Que signifient ces figures mélancoliques et ces nez douloureusement renfrognés? demanda sévèrement Bezucheux à ses deux invités. Est-ce qu'on vient dans le monde avec des nez pareils? Le code du cérémonial l'interdit expressément...
— J'ai pour excuse de nouveaux revers de fortune, répondit Gabassol.
— Et moi une nouvelle catastrophe financière! dit amèrement Pontbuzaud.
— Encore 1 s'écria Bezucheux.
— Quelques rayons de soleil égayaient de nouveau le jardin de mon existence, reprit Ca-bassol, mais de sombres nuages ont tout à coup voilé l'astre...
— Taposilionsooiale?...demandaBezucheux.
— Ecroulée !
— Et la tienne, ô Pontbuzaud?
Une danseuse du Châtelet.
T ancienne passion de sa jeunesse.
— Effondrée!
— Tu n'es plu-
professeur de dessin, d'anglais et de gymnastique au pen-'imanal de M me Gabriel Golasse?
Des cataractes de Champagne- couleront toute la soirée.
— J'ai quitté l'institution Golasse! répondit Pontbuzaud.
— Pourquoi cela? Tes jeunes élèves ne se disputaient donc plus l'honneur de cirer tes bottines... ou bien aurais-tu enlevé une sous-maîtresse?
— Ni l'un ni l'autre! Toute l'institution, directrice, sous-maîtresses et pensionnaires, est aussi enthousiaste qu'au premier jour... c'est moi qui en manque, d'enthousiasme...
— Pontbuzaud, tu m'inquiètes! tu n'as pas le goût du travail... C'est par le travail que les nations se régénèrent, mon ami!... Tu ne veux donc pas le régénérer?... tu en as pourtant extrêmement besoin!
— J'ai le goût du travail, mon bon, mais je n'ai pas celui des billets... Or, l'institution Colasse me paye en billets, et ça ne me va pas ! Pendant mon séjour, j'ai pu remarquer que l'institution Colasse avait l'habitude de sous* crire des billets, mais qu'elle n'avait pas celle de les payer!... Alors j'ai donné ma démission!
— Et toi, Cabassol, publiciste éminent, esquisse-nous tes revers de fortune! Ton journal ne marche donc pas sur des roulettes?
— L'Éclair marche comme sur des béquilles ! nous faisons de la grande politique, mais il y a tant de concurrence... Nous sommes certains du succès, mais pour dans 3 ou 4 ans! Dans 3 ou 4 ans nous serons tous ministres ou préfets... En attendant, on paie les rédacteurs en nature...
— En nature !
Oui, mon ami, je viens de passer à la caisse, je pensais avoir au moins 7 ou 800 francs à toucher et voilà ce que j'ai reçu... Regarde ce vêtement...
— Il est peu somptueux...
— Un complet de 35 francs de chez le mauvais faiseur !... plus ces six paires de bretelles américaines pour dames... ça remplace les jarretières.
je te permets de les offrir à ces dames! et je leur permets de t'offrir en souvenir les jarretières inutiles.
- Plus ce bon pour douze photographies émaillées! tout cela vient des annonces du journal... c'est joli, la photographie et les bretelles, mais c'est peu nourrissant!
Donne aussi le bon pour les photographies, nous ferons portraiclurer ces dames... et maintenant, infortuné Cabassol, qu'un doux sourire revienne encore flotter sur tes lèvres, reprends courage, ô mon ami, renais à la vie! mesdames, entourez de soins émus ce noble jeune homme, tachez de lui faire oublier ses malheurs et cherchez dans votre cœur tout ce que vous pouvez lui offrir de consolations!... tenez, je suis généreux, je ne veux pas faire les choses à demi... je vous autorise à l'embrasser!...
— Eh bien, et moi? demanda Pontbuzaud, je n'ai donc pas besoin de' consolations?
— Tais-toi, vilain jaloux, ton tour viendra. Allons, je l'ordonne, qu'on] embrasse Cabassol et qu'on le console!
— Arrêtez! s'écria Cabassol.
— Tu refuses les consolations, malheureux, tu veux donc te suicider?
— Non, mais je ne sais si mon nouveau caractère me permet...
— Tu as fait l'emplette d'un nouveau caractère?
— Je veux dire ma nouvelle position...
— Misérable, tu as une nouvelle position et tu te laissais plaindre... C'est de l'escroquerie, tu allais filouter des consolations...
— Mais non puisque je protestais contre la nature de ces consolations! je suis secrétaire d'un homme austère/je dois être austère!
— Alors ce nez renfrogné?...
— M'est imposé par mes fonctions nouvelles!... c'est de l'austérité. Voici comment ça m'est venu, je vous ai dit que l'Éclair, le journal de mon ami Tibulle Montastruc n'avait pas précisément obtenu un succès foudroyant... mais l'inspirateur politique du journal, le député Ernest Savoureux a daigné jeter les yeux sur moi, son humble collaborateur. Vous savez que je faisais le compte rendu pittoresque de la Chambre... mon Dieu, que c'est dur!.. — on devrait pouvoir emporter son lit à la chambre... je sommeillais tout le temps et j'entendais comme dans un rêve les discours des orateurs... fichu rêve... Rentré au journal, je me réveillais et je bâclais mon compte rendu,
— On devrait pouvoir emporter sob lit à la Chambre.
sabrant à tort et à travers, refaisant les discours, improvisant des répliques et des incidents... mais restant toujours dans la ligne du journal et traitant mes adversaires de crétins, de jocrisses et de polichinelles. Or, Ernest Savoureux a trouvé que j'avais de la verve et, voulant chauffer ses électeurs en vue des futures élections, il m'a pris pour secrétaire... mes fonctions Vont consister à courir les réunions et à préparer la réélection de mon patron en administrant aux électeurs des discours capiteux et irrésistibles...
— Mais je ne vois pas l'austérité, interrompit Bezucheux.
— Myope ! Ernest Savoureux m'a dit ceci : Mon cher ami, ma manière à moi, c'est l'austérité! austérité de principes et austérité de vie!... Vous comprenez, n'est-ce pas, que vous devez refléter l'austérité de votre chef de file 1 — Soyez tranquille, ai-je répondu, comme tous ces discours Vont m'embêter considérablement, j'aurai l'air austère tout naturellement! Et voilà!.,. Savoureux m'a promis, dès qu'il serait ministre, de me prendre comme chef de cainnet; jusque-là je suis condamné à l'austérité !
— Je comprends ton chagrin! mais cette soirée, mon ami, est consacrée aux réjouissances... Par suite de rentrées inespérées, Lacostade est opulent'ce soir, nous ses amis, nous avons pour devoir de partager sa joie! Tu seras austère demain, nous cessons bien, nous, de cultiver la vertu pour quelques jours!
— Mais moi, mes enfants, je n'ai pas le droit de faire comme vous... C'est bien ce qui m'a chagriné en recevant l'invitation... je prononce ce soir mon premier discours!
— Prononce le ici, dit Lacoslade.
— Je m'y oppose formellement, fit Bezuchcux, on boira, on chantera, on dansera, mais on ne prononcera pas de discours politiques... je n'ai pas envie d'inquiéter le gouvernement et d'ébranler les bases de la société... je suis essentiellement conservateur moi! Donc, à table, mes enfants !
— Puisque je vous dis que je m'en vais, reprit Gabassol, allez vous avoir le courage de vous réjouir sans moi?... Je prononce aujourd'hui mon premier discours à une réunion politique chez le citoyen Barnabe Paradoux.
— Nous nous réjouirons encore demain... tu viendras demain.
— Demain, je parle à la salle Baffard, au congrès des socialistes de la Vil-lette... attendez après demain... mais non, j'oubliais, après demain, je dois exposer les idées de M. Ernest Savoureux sur les revendications féminines, à la réunion des droits de la femme...
— Ah, là, nous irons t'entendre et t'applaudir avec ces dames! mais ce soir, tant pis, nous nous réjouissons avec ou sans toi... Voyons, te mets-tu à table, oui ou non !
— On m'attend à huit heures chez le citoyen Paradoux.
— Tu y seras à neuf!
— Allons, je serai austère àpartir de huit heures et demie! je me rends!... mais comme je n'ai qu'une heure à me réjouir, je demande à être placé à table entre deux dames...
— Gela me semble très juste... je te l'accorde... à. table! pendant ces préliminaires ridicules, les mets apportés par un restaurateur éminent ont eu le temps de refroidir...
Cabassol était déjà à table.
— Allons vite ! s'écria-t-il, qu'on m'entoure de soins ; je n'ai qu'une heure à moi...
Et il embrassa la danseuse séduite par Saint-Tropez.
— Et moi? dit sa voisine de gauche, le modèle amené par Bisseco, vous allez parler pour les droits de la femme, je veux vous récompenser...
~ Je vais parler sur les droits de la femme, fit Gabassol, mais je ne sais pas encore si je parlerai pou?- ou contre... ça dépend de vous, charmante voisine, inspirez-moi!
— Intrigant! s'écria Bisseco.
— Monsieur Bisseco, ne mettez pas obstacle aux consolations que l'on va me prodiguer... ces dames ont l'autorisation de monsieur de Ja Fricottière, cela doit suffire! si vous interrompez encore, je raconte à ma charmante voisine que vous avez chargé une agence matrimoniale de vous dénicher une héritière et elle vous arrache les yeux !
— Buvons! s'écria Bezucheux, buvons pour noyer les chagrins de l'infortuné Gabassol.
Gabassol, nous croyons l'avoir montré, avait toujours brillé par une énergia peu commune; à huit heures et demie, après avoir admirablement et rapidement dîné, après avoir contribué à mettre à sec une notable quantité de bou-teilles aux blasons aristocratiques, il se leva de table et déclara que l'heure était venue de redevenir austère.
tes nobles barbes de la réunion Paradoux.
Bisseco et Saint-Tropez appuyèrent Cabassol et déclarèrent qu'en effet l'heure de l'austérité avait sonné. — La perle de corps du ballet du Châtelet et la madone enlevée à la peinture se disputaient la gloire de consoler Gabassol et menaçaient d'abandonner pour lui le sentier du devoir: il était temps d'intervenir.
— Allons, noble ami ! s'écria Bezucheux, vas où le devoir t'appelle, sois austère et éloquent...
— Et reviens vite après ton discours! dit la danseuse en tendait la joue à Gabassol.
Cabassol se frappa le front.
— C'est vrai! s'écria-t-il, je vais être austère pendant deux heures, mais rien ne m'empêche de revenir après...
— Non ! non! ne reviens pas! s'empressa de dire Bisseco, tu seras fatigué..'
— Tu as d'autres discours à préparer pour demain et après demain, dit Saint-Tropez, il ne faut pas te surmener, mon ami!
— Je reviendrai! s 1 écria Cabassol en se précipitant dans l'escaëlcr.
Le citoyen Paradoux demeurait à une demi-lieuc de Montmartre aux con-
— Je demande qu'on le boive, l'infâme capital.
fins de la Chapelle; Cabassol eut le temps pendant le trajet en omnibus, de calmer les soubresauts de son âme troublée et de revêtir ses traits du caractère d'austérité formellement exigé par son patron politique.
Quand il parut à la porte du citoyen Paradoux. Bezu-cheux lui-même eut hésité à le reconnaître.
Deux citoyens barbus gardaient la porte de Paradoux.' Cabassol tira de sa poche une lettre d'invitation et la leur tendit.
— Le secrétaire du citoyen Savoureux! dit l'un.
— Passez vite, citoyen ! dit l'autre, on vous attendait. Sous un grand hangar, au fond du jardin du citoyen
Paradoux, cinquante personnes environ s'entassaient pêle-mêle devant une tribune formée d'un vieux comptoir hissé sur une grossière estrade. Si l'assemblée était peu nombreuse, elle avait l'avantage d'être très choisie. A part quelques simples électeurs du quartier venus en voisins, les assistants étaient tous membres de comités et de sous-comités électoraux, de comités de vigilance, de comités de surveillance et autres...
Un parterre de vieilles barbes de toutes les couleurs embellissait le pied de la tribune; ces végétations ornaient des têtes que le fouriérisme, le communisme, et toutes les variétés de socialisme avaient dénudées au sommet et ridées à la façon des pommes de reinette sur les côtés. Pourquoi le socialisme fait-il pousser la barbe et tomber les cheveux? qui peut le dire! Loi mystérieuse de la nature dont la science n'a pu encore découvrir les causes secrètes!
Parmi tous ces hommes barbus, Cabassol découvrit du premier coup la barbe du citoyen Paradoux pour avoir eu déjà l'honneur de l'entrevoir dans les bureaux de l'Éclair; c'est que la barbe du citoyen Paradoux était une barbe remarquable, une barbe de penseur et de lutteur qui montrait par ses fières allures qu'elle avait dû lutter contre la coalition des partis réacs de 48 et contrôla tyrannie césarienne sans s'incliner jamais! Gloire aux barbes et aux caractères fortement trempés!
Le ciioyen Paradoux était un ancien pharmacien de la banlieue qui avait abandonné les préparations du- codex pour se vouer tout entier à la politique militante ; sa barbe était célèbre dans tout le quartier de la Chapelle, sa fer-
Le citoyen Paradoux.
wieté de principes était célèbre, son chapeau était célèbre ! Ce chapeau haut de forme, évasé par en haut comme un tromblon, possédait de larges ailes relevées suivant une mode grotesque datant d'un nombre respectable d'années. Le citoyen Paradoux, le jour où il était devenu socialiste, avait adopté ce couvre chef et depuis, avec la même fermeté de principes pour la chapellerie que pour la politique , il l'avait coi serve.
La grève des locataires.
Sa barbe et son chapeau lui avaient valu d'abord une certaine célébrité dans son arrondissement, puis tous deux conjointement avaient fait nommer leur heureux possesseur délégué de toutes sortes de comités, et enfin conseillo municipal du quartier. Et il fallait voir comme, dans les réunions, le chapeau du citoyen Paradoux planait majestueusement en dessus de l'humanité et comment à la tribune du conseil municipal, dans les clubs ou devant la nappe les banquets socialistes et patriotiques, la barbe prononçait d'éloquents dis-couts scandés avec un accent méridional à faire trembler la Cannebière elle-, mémo ! Ce n'est pas que le citoyen Paradoux fût originaire de Marseille ou même du Midi, non, il était Parisien, mais il avait compris de bonne heure quelle valeur la prononciation méridionale ajoute à l'éloquence politique et il s'était donné beaucoup de mal el il avait pris des professeurs, pour acquérir l'accent et les vibrations tonitruantes des hommes politiques du Midi.
C'est si creux l'éloquence politique sans accent! ce qui est trop bête pour être dit, on le chante, chacun sait ça; tel discours qui paraîtrait assommant avec l'accent des gens du centre ou du nord, prend de l'ampleur et devient presque intéressant, prononcé par une bouche provençale, gasconne ou bordelaise.
De là le succès des méridionaux dans la politique. Ce sont des virtuoses. C'est toujours la musique qui triomphe !
Des savants prétendent qu'avant notre grande révolution, on n'avait pas d'accent dans le midi ; l'accent marseillais est une conquête de 89, il a été inventé par Mirabeau pour répondre à M. de Dreux-Brezé ; à l'exemple du Maître, les méridionaux ont adopté ces vibrations accentuées, afin de pouvoir se vouer à l'éloquence politique.
Nous n'avons pas fait de recherches spéciales sur ce point, mais nous sommes intimement convaincu que si Robespierre avait possédé l'accent du midi, il eût gagné la partie au neuf Thermidor et n'eût pas été guillotiné. Tallien etBarras qui eurent tant de part à sa chute, étaient méridionaux. Enfin Bonaparte venait du midi et toutes ses harangues, depuis du haut de ces Pyramides, ont un fort accent marseillais.
Mais revenons au citoyen Paradoux. Dès qu'il aperçut Cabassol, il se lança au devant de lui pour lui frayer un passage et l'amena jusqu'à la tribune.
— Citoyen, s'écria-t-il, nous vous attendions avec une vive impatience...
— Je vous prie de m'excuser, citoyen, répondit Cabassol avec un grand sérieux, j'étais enfoncé chez le citoyen Savoureux dans une grande discussion sur l'économie sociale et j'avais oublié l'heure.
— Le citoyen Savoureux ne viendra pas?
— Non, le citoyen Savoureux est en ce moment absorbé par ses travaux législatifs... il prépare toute une série d'interpellations sur les sujets à l'ordre du jour... vous connaissez l'austérité de sa vie... le jour et la nuit sont voués à l'élude...
— Ce n'est pas vrai! cria un citoyen au bout de la salle.
— Qui a parlé? demanda Cabassol en se retournant.
— Moi, le citoyen Bardou, répondit l'interrupteur.
— Je demande au citoyen Bardou de formuler ses accusations, dit Cabas-sol d'une voix douce, je lui demande de répéter nettement et d'appuyer par des faits, s'il le peut, ses odieuses et ignobles accusations... pour les pulvériser ! acheva-t-il en donnant un coup de poing sur le bureau.
— A la tribune ! crièrent deux ou trois voix.
— Soit, je demande la parole, s'écria Cabassol.
— Tout à l'heure, répondit une barbe jaunâtre qui présidait assistée d'une barbe noire et d*une barbe rousse, la parole est au citoyen Pallasseau.
— Ah, malheur! dit un électeur du fond de la salle.
Mon concierge s'obstine à me présenter d'infâmes quittances.
— J'aimerais mieux la citoyenne Lecamus, dit un autre.
— Elle est inscrite la troisième, répondit le président, la citoyenne Lecamus ne parlera qu'à son tour.
Il y a donc des femmes? demanda Cabassol à ses voisins.
Parbleu, voyez à la gauche du bureau ce chapeau jaune et ce chapeau rouge; le rouge c'est la citoyenne Constance Lecamus de la société des droits de la femme et le jaune c'est la citoyenne Groulebarbe, qui a été à Nouméa... >
— Merci, répondit Cabassol.
Le citoyen Pallasseau, une barbe blanche, venait de surgir à la tribune.
— Citoyens, s'écria-t-il d'une voix qui paraissait sortir de l'estrade elle-même, nous parlerons, si vous voulez, de la question sociale !... Le moment me semble venu d'aborder enfin de front cette terrible question et d'en finir avec elle... Je déclare tout d'abord, citoyens, que je ne suis pas pour les moyens termes et pour les fades adoucissements péniblement arrachés au monstre bourgeois... Je suis pour l'extinction radicale, absolue, de ïinfûme capital el de ses satellites f... L'infâme capital et l'ignoble capitaliste, voilà le dernier obstacle qu'il faut renverser pour arriver à la civilisation parfaite et au bonheur général... Cet infâme capital qui nous divise, je veux son extinction...
— Je demande qu'on le boive! dit une voix au fond de la salle.
— La motion de l'honorable citoyen a peu de chance d'être adoptée... Je reprends... Pouvons-nous prétendre au beau titre d'hommes libres et civilisés, quand aujourd'hui encore, en plein xix e siècle, dans ce siècle qui se prétend éclairé, nous voyons encore quatre fois par an, à des époques douloureuses, l'horrible propriétaire persécuter ses frères infortunés, les citoyens locataires,et leur extirper de fortes sommes avec l'aide de ses séides, le concierge et l'huissier. Ce spectacle honteux fait saigner mon cœur de socialiste sensible ; pour en finir avec lui je demande l'extinction de la question sociale par l'extinction des propriétaires et de leurs vils séides les concierges et les huissiers ! je pense que le principe de l'extinction doit être adopté et qu'il ne reste plus qu'à trouver les moyens pratiques de l'appliquer...
— Moi, je suis concierge, interrompit un citoyen, et je ne veux pas de l'extinction...
— Citoyen, je vous plains! vous devez bien souffrir d'être forcé de persécuter vos frères...
— Je ne m'oppose pas à l'extinction des propriétaires et des huissiers mais je demande...
— Taisez-vous, vil stipendié de l'infâme capital 1 vous serez entraîné dans la tourmente... dès aujoud'hui, je vous signale à la vindicte populaire et pendant que j'y suis, je signale aussi à l'indignation des honnêtes gens mon concierge à moi, qui s'obstine à me présenter d'infâmes quittances tous les trois mois, bien que je m'efforce sans cesse de lui faire comprendre les raisons pour lesquelles la coutume du terme doit être considérée comme abusive et rétrograde! Citoyens! ce sont les moyens à employer pour arriver rapidement à cette extinction que je veux étudier aujourd'hui... On a proposé la grève des locataires... Ce moyen n'est pas pratique...
— Comment cela?
— Quand la grève serait décidée, les locataires abandonnant les maisons s'en iraient au bois de Boulogne où chacun se construirait un gourbi... pas pratique, la grève des locataires! d'abord, ce ne serait possible qu'en été, à la première pluie, il faudrait repasser sous les fourches caudines des hideux propriétaires! Nous avons mieux que cela, je vous demande une petite heuie d'attention pour vous exposer une série de mesures qui...
La citoyenne Crouieharbe, 1871-
— Pas ce soir!... pas trop à la fois! s'écrièrent quelques auditeurs récalcitrants.
— Demain, alors...
— Et il n'aura pas la pipe ! s'écria le concierge signalé à la vindicte populaire comme séide de l'infâme capital.
— Que dit-il ? demanda Cabassol à un voisin.
— Il dit qu'il n'aura pas la pipe, répondit le voisin, il a de bonnes intentions, mais il ne la mérite pas.
Cabassol ne comprit pas davantage, mais un autre orateur étant menté à la tribune, il ne demanda pas d'explication. Le nouvel orateur était un jeune, il n'avaitqu'un faible collier d'une barbe rouge à force d'être rousse; le trait Liv. 95. principal dosa physionomie était un nez d'une longueur exagérée qui semblait se balancer à chaque phrase et appuyer par une pantomime particulière Les raisonnements de son possesseur.
Celui-ci était un rageur, on le voyait à son œil mobile, à sa barbiche et à son nez; on le vit bien mieux encore au coup de poing dont il ébranla la tribune avant de commencer à parler.
— Que les citoyens aux opinions molles et inconsistantes ne m'interrom-pentjpas ! s'écria-t-il, je les avertis que je mépriserai leurs interruptions autant que je méprise leurs personnes ! qu'on ne m'interrompe pas, que les politiques en pâte de guimauve ne cherchent pas à me...
— On ne vous a pas encore interrompu ! cria une voix.
— Vous voyez bien que si! mais je ne me laisserai pas intimider parleurs hurlements, je parlerai et je les broierai tous; il faut en finir avec les tièdes, avec les ramollis, avec les corrompus, pour faire place aux purs, aux farouches aux durs-à-cuire 1 (coup de poing sur la tribune) à bas les autres et fondons le grand parti duracuirisle pour réchauffer les tièdes, secouer énergique-ment les amollis et aplatir les corrompus 1 aujourd'hui, tout ce qui n'est pas duracuiriste est réactionnaire (coup de poing sur la tribune).
— J'avertis l'orateur, dit le citoyen Paradoux, que la tribune manque un peu de solidité et je le prie...
— Alors, on n'a même plus la liberté de la tribune? dit le citoyen orateur de plus en plus rageur, vous êtes un réactionnaire, vous aussi! tous nos députés, tous nos conseillers municipaux sont entachés de réaction, ou tout au moins d'engourdissement ou de ramollissement politique ! (coup de poing.) C'est au parti pur, au parti duracuiriste de les maintenir dans la voie droite et inflexible ; il n'y a qu'un moyen pour cela, c'est de cesser de les abandonner à eux-mêmes !
— Comment?dirent quelques voix.
— Ne m'interrompez pas! je disais qu'abandonnés à eux-mêmes, nos élus flottent au gré des courants parlementaires et dérivent sans faire rien de bon... Voilà trop longtemps que cela dure, il faut en finir, il faut surveiller sérieusement nos élus, les maintenir et les diriger... Je propose pour cela dans chaque circonscription l'établissement de comités de surveillance formés de cinq citoyens nommés de trois mois en trois mois par les réunions publiques. Ces citoyens s'installeront chez le député et le surveilleront jour et nuit. Ils tiendront les électeurs au courant des moindres actes du député, de ses conversations, de ses démarches, et, quand le député sortira, il'devra toujours être accompagné d'un membre du comité au moins...
— Ça sera peut-être gênant pour les députés, interrompit un citoyen.
— Ce sera plus sûr pour les électeurs! Est-ce que nous avons besoin de donner de l'agrément à nos élus? C'est au contraire leur devoir à eux de tout faire pour nous être agréables!... Je reprends mon projet de comité de surveillance. Nous disons : les membres du comité se relayeront pour ne pas quitter le député ; celui-ci sera tenu de fournir, dans la pièce centrale de son appartement, deux lits pour les surveillants qui passeront la nuit ; le député ne pourra se déplacer sans l'autorisation de son comité de surveillance ; en voyage, il devra emmener deux surveillants. Un membre du comité accompagnera le député à la Chambre et lui dictera ses votes; le député devra parler lorsque le comité le lui ordonnera ; ses discours seront préalablement fournis au comité et il devra les modifier ou les refondre dans le sens qu'on lui indiquera...
Vou9 battez votre femme après avoir bu sa dot.
— Très bien ! grognèrent quelques belles barbes.
— Pas d'interruptions là-bas ! rugit l'orateur en scandant son apostrophe d'un formidable coup de poing.
— C'est la haute surveillance ! modula le citoyen Paradoux.
— Certainement ! répondit l'orateur, nous ne voulons plus de traîtres ni de ramollis I... Le comité de surveillance empêchera les députés de se corrompre par des relations avec le high life ou la finance; il les empêchera d'aller parader dans les salons de la réaction et de figurer aux soirées du pouvoir exécutif...
Les membres du comité do surveillance seront choisis parmi les citoyens les plus énergiques; des indemnités modestes mais équitables, à prendre sur le traitement du député, leur seront allouées : 6 francs pour le service de jour, et 3 francs pour le service de nuit, avec suppléments pour les sorties. Je pro-poBerai au comité de notre arrondissement de prendre l'initiative et d'imposer aux prochaines élections le comité de surveillance à notre député !
— Et si ça ennuie le député ?
— Eh bien! rien ne le force à solliciter le glorieux mandat de représentant du peuple 1
— Bravo ! bravo ! crièrent quelques citoyens, la pipe ! la pipe !
— Non, non, il n'aura pas la pipe, exclamèrent quelques groupes signalés par l'orateur comme en proie à la corruption.
Cabassol ne comprenait toujours pas, mais comme son devoir lui imposait de combattre le comité de surveillance dont son patron le citoyen Savoureux était menacé, il cria plus fort que les autres que l'orateur n'aurait pas la pipe !
— La parole esta la citoyenne Constance Lecamus ! dit le président quand le farouche Duracuiriste eut évacué la tribune.
— Présente ! dit la dame au chapeau rouge en fendant la foule.
— Pas mal, la citoyenne Constance, se dit Cabassol en voyant se dresser de profil à la tribune une jeune femme de 26 ou 27 ans, grande, bien découplée, aux lignes de la figure et du corsage vigoureusement accentuées, sans empâtement, ce qui paraît être un signe d'énergie.
La citoyenne Constance, à la tribune, se versait un verre d'eau et le sucrait avec un geste plein d'aulorité.
Citoyens ! dit-elle quand elle eut lentement absorbé le breuvage des orateurs, vous êtes bien, n'est-ce pas, les ennemis déterminés de toutes les tyrannies, de tous les despotismes? Vous êtes bien les amis et les soutiens de tous les opprimés? oui ! je le vois à vos franches figures! Eh bien ! c'est;au nom d'esclaves opprimés depuis des siècles que je m'adresse à vous, c'est pour abattre un despotisme éhonté qui date déjà de quelques milliers d'années, que je viens réclamer votre aide puissante [...Citoyens, sous vos yeux, toute une classe d'êtres humains gémit dans une situation bien proche voisine de l'esclavage, sans droits politiques, sans droits civils et même sans état civil définitif; — son code, citoyens, peut se formuler ainsi : Rien ne Lui est permis et tout lui est défendu/ Cet état de servitude absolue, inique, effrayante, s'est perpétué à travers les âges jusqu'à notre siècle qui se prétend si orgueilleusement le siècle des lumières et de la justice, et il a si bien accablé les âmes de son poids épouvantable, que la grande majorité des victimes, loin de songer à la révolte, porte ses chaînes sans même les apercevoir.
La grande opprimée, citoyens, c'est la femme, et c'est elle que je viens vous demander d'affranchir. Après tant de révolutions, après 89, après 48, après 71, la femme continue à être barbarement privée de tous les droits sociaux accordés à l'homme, — à tous les hommes, au plus inepte aussi bien qu'au plus digne ! Cette odieuse tyrannie ne peut durer plus longtemps, il appartient au peuple quia détruit tant de Bastilles, de briser les fers*de la femme et de faire de cette malheureuse esclave de quatre-vingts siècles, de cette lamentable ilote, victime d'antiques préjugés, — ce qu'elle est réellement: une citoyenne égale de l'homme ! 1 1
Le comité de surveillance des députés.
— Allons donc 1 interrompit une voix.
— Qui a dit allons donc? s'écria la citoyenne Constance, en prenant son lorgnon pour foudroyer l'imprudent; personne ne répond? La lâcheté de l'interrupteur ne me surprend pas ! les partisans de l'esclavage n'oseront jamais se montrer à visage découvert devant les champions de la liberté..: citoyens, je le répète, il appartient à vous qui formez la partie la plus avancée de la nation dans les voies du progrès, de porter les premiers coups au despotisme qui pèse encore sur une moitié de l'humanité...
— La plus belle ! cria un citoyen farceur.
— Je ne vous le fais pas dire ! continua froidement l'oratrice, voulez-vous détruire à jamais l'ancien monde, écraser le vieil ordre de choses, achever l'œuvre de rénovation ? cela vous est facile, aux prochaines élections, à la place d'un député masculin qui ne sera jamais qu'un chiffre de plus à la Chambre. — pour ne pas dire un zéro, — nommez hardiment un député féminin ! La vieille Europe en frémira sur ses bases, la réaction internationale en rugira d'épouvante et de colère, mais un tressaillement d'allégresse passera sur toutes les âmes libres, l'espérance renaîtra pour une moitié du monde...
— La plus belle ! répéta le citoyen farceur.
— N'attendez pas que la jeune Amérique vous donne l'exemple— si vous tardez, elle vous devancera définitivement, — fondez le suffrage vraiment universel ! Dès aujourd'hui je monte sur la brèche, pour y tenir haut et ferme contre toutes les attaques le drapeau des droits de la femme, dès aujourd'hui, je pose ma candidature ! Ce n'est pas mon humble personnalité qui est en jeu, je représente un principe invulnérable, je suis la candidate de la revendication !
— Citoyens ! cria une barbe farouche, la femme n'est pas mûre pour les droits politiques... ne votez pas pour la citoyenne/
— Non ! non !
— Si! si!
— Je vous devine I s'écria la citoyenne Constance, vous qui criez si fort contre la candidature féminine, je sais ce que vous valez ! Faux républicain, vous êtes le tyran du logis... vous battez votre femme après avoir bu sa dot !...
— Moi, s'écria le premier interrupteur, je suis célibataire !
— C'est encore pire! vous vous êtes soustrait au plus sacré des devoirs sociaux, celui de prendre une compagne et de fonder une famille...
— Et après ? qui est-ce qui sera le chef du ménage ? dit un citoyen bourru du premier rang.
— Faux républicain ! faux égalitaire ! libéral de carton ! s'écria la citoyenne Constance, vous parlez de chef, c'est tyran que vous voulez dire ? Et vous vous dites républicain ?... Sachez donc que le ménage moderne doit être l'image du gouvernement républicain : pas de monarque, pas de chef!... mais je reprends, sans m'arrêter à des objections que je ne considère pas comme sérieuses. Pourquoi la femme ne serait-elle pas digne d'être avocate, docteur en médecine, notaire... ministre?... Le don de l'éloquence a-t-il été refusé à la femme ? Parle-t-elle moins bien que l'homme?...
- Non, elle parle même plus longtemps !...
— Pourquoi donc est-il interdit à la femme de cultiver l'éloquence et de se faire inscrire au tableau des avocats? La femme ne semble-t-elle pas, par sa nature essentiellement délicate, par ses instincts, plus apte que l'homme à soigner les malades ? Croyez-vous qu'elle en enterrerait plus que les docteurs masculins !
— Je demande à me faire soigner par une dame ! reprit l'interrupteur obstiné.
— A la porte ! cria la masse des citoyens sympathiques à l'oratrice.
— L'étude des lois est-elle donc si ardue que le cerveau de la femme ne puisse l'entreprendre, reprit l'oratrice. Eh bien, tant mieux si cela est ! Pour les mettre ànotre portée, on simplifiera les codes et tout le monde y gagnera...
a femme est un ange brun ou blond.
je pense que la femme peut, comme un homme, faire un excellent notaire, un huissier loyal, un juge intègre... c'est toute une suite de réformes à faire, mais il suffit de commencer... Nommez d'abord des députés féminins, et le reste viendra tout seul. Citoyens, montrez-vous dignes du grand acte de désintéressement que je réclame de vous et votez pour la candidate des revendications féminines.
Et la citoyenne Constance, après avoir frappé avec le plat de la main sur la tribune, descenditau milieu d'une bourrasque d'applaudissements et de mur* mures.
— Bravo ! bravo 1 à elle la pipe ! cria une partie de l'assemblée.
— Non ! non!
— A bas la cabale I vivent les dames!
— La parole est au citoyen Cabassol! dît le président. ;
Gabasspl escalada lestement la tribune et en attendant que s'apaisât le tumulte soulevé par l'ardent plaidoyer de la citoyenne Constance, il acheva le verre d'eau sucrée commencé par l'oratrice.
— Citoyens, je saurai de cette façon, dit-il, tout ce que pense notre charmante ennemie. Hélas, je sais.déjà qu'elle ne pense pas grand bien de nous autres, pauvres hommes!... Où diable l'ai-je vue? murmura-t-il en aparté, il me semble que je la connais!... Citoyens, je serai bref ! moi aussi je vais vous poser une question. La femme vous sem-bïe-t-elle faite pour les luttes du forum? Malgré tout ce qu'a pu réunir d'arguments l'éloquente citoyenne, je répondrai hardiment NON! Non, la candidature féminine n'a aucune chance de réussite, non, la femme n'est pas faite pour des luttes de la tribune, et moi, modeste citoyen, moi qui ne suis pas même avocat, je me fais fort de vaincre à la tribune mon éloquente adversaire, non par la puissance de ma parole, mais simplement par la puissance de ma voixl ah! citoyenne, croyez-moi, la femme doit garder son rôle si doux et si beau, elle doit rester l'ange de...
— Non! cria la citoyenne Constance.
— Si! reprit Cabassol, je déplore d'être en contradiction avec l'ardente championne, — champion a-t-il seulement un féminin? — de la suprématie féminine, mais autant la femme me semble une créature charmante, exquise, adorable, un ange brun ou blond...
— Ou châtain ! cria une voix.
— Ou roux!
— Oui, ou roux... un ange sur les genoux de qui je suis prêt à effeuiller toutes les roses de la création, à répandre tousJes parfums...
— Je prie le citoyen d'être un peu moins poétique, dit le président de sa voix creuse.
— Est-ce possible, quand il s'agit de l'être charmant.que nous adorons tous? Citoyen président, laissez-moi au moins ce dernier culte... autant la femme qui reste femme me semble exquise, autant celle qui ambitionnerait le titre de conseillère municipale, ou de notaresse me paraîtrait une créature hybride, étrange, fantastique...
Celui-là c'est un pur.
Liv 9G.
Le musée CambiaG,
Et Gabassol se fit résolument l'adversaire des droits politiques de la femme. Pendant trois grands quarts d'heure il tonna du haut de la tribune, et s'attacha à réduire en poudre les théories delà citoyenne Constance. Après avoir ainsi sacrifié la candidate féminine sur l'autel du candidat masculin, le citoyen Savoureux, il passa à regorgement de l'orateur Duracuiriste et de son comité de surveillance.
Comme il accablait le Duracuiriste d'un dernier sarcasme, l'assemblée, devenue très mouvementée, éclata en bravos.
— La pipe ! la pipe l cria la majorité des assistants.
— Non ! non 1
— Si! si!
— C'est un sage i
— C'est pas vrai !
— C'est un pur!
— Pas de pipe.
— Citoyens ! cria M. Paradoux, avec son plus bel accent du Midi, je vais vous mettre d'accord... à mon humble avis, une pipe doit être décernée au citoyen Cabassol, et une pipe à la citoyenne Constance. Ils le méritent tous les deux... je mets aux voix les deux pipes... que ceux qui sont d'avis de décerner une pipe au citoyen et une pipe à la citoyenne, veuillent bien lever la main?.... très bien! Maintenant que ceux qui sont d'un avis contraire lèvent la main ! Très bien, les deux pipes sont décernées!
Une dame était sur le divan.
— Je vais donc savoir ce que c'est que cette pipe ! se dit Cabassol.
Le citoyen Paradoux porta la main à sa poche et en tira deux objets soigneusement enveloppés de papier de soie.
— Voilà le prix de l'éloquence ! dit-il, en tendant un des objets à chacun des récompensés, citoyenne Constance, si comme femme l'usage vous défeno la pipe, comme citoyenne, vous en êtes digne !
Cabassol avait vivement développé le mystérieux cadeau ; c'était une élégante pipe en bois, dont le fourneau était une tête barbue coiffée d'un chapeau de forme étrange.
— Regardez, dit le citoyen Paradoux, en mettant avec gravité son chapeau tromblon.
— Ah, parfait ! s'écria Cabassol, charmant I... et ressemblant ! comme c'est ça, la barbe, labouche, le nez... et le chapeau... c'est parfait !
La citoyenne Constance, très froide, examinait aussi la pipe.
— Vous pouvez vous vanter de posséder un objet curieux et rare, reprit le citoyen Paradoux, n'en a pas qui veut! Cette pipe est réservée aux vainqueurs des tournois d'éloquence... c'est une idée que j'ai eue pour donner de l'élan à nos réunions, pour encourager les orateurs... quand vous verrez cette pipe-là aux lèvres d'un citoyen, vous pourrez dire : celui-là, c'est un pur !
— C'est la réclame électorale du citoyen Paradoux... un joli farceur! glissa un citoyen mécontent à l'oreille de Cabassol.
Cabassol ne répondit pas, il regardait toujours la citoyenne Constance qui regardait sa pipe.
— Ah, je la reconnais, se dit-il à la fin, je l'ai vue à la Clef des cœurs! c'est une cliente de l'agence Boulandais ! je crois l'avoir bombardée de déclarations il y a quelques semaines.... grands dieux I si je l'avais épousée... quel club que mon ménage I
Longtemps que je n'ai savouré les douceurs de la prodigalité !
— Alors, voilà l'argent de tes corsets fini!... c'est impossible, voyons, deux mille francs et quelques centimes reçus il y a six semaines à peine?
— Il nous reste soixante et trois francs!
— Lacostade! Je ne t'ai pas suffisamment surveillé, j'ai eu tort, tu auras fait des dépenses occultes et illicites... c'est honteux! Et moi qui espérais que cet argent pourrait nous faire aller jusqu'au jour trois fois béni où M. Narcisse Boulandais de la Clef des cœurs nous confiera de jolies héritières à conduire à L'autel...
— Sais-tu qu'il tarde bien à nous les découvrir, ces jolies héritières!
— Cest ce que je dis comme vous ! dit une troisième personne entrant sans façon dans l'appartement de Lacostade.
— Mon bon Gabassol ! s'écria Bezucheux, que tu deviens donc rare!
— Je suis accablé de besogne! répondit Cabassol, les affaires! la politique ! Je cours les réunions publiques et privées pour mon patron, le citoyen Savoureux, je parle avec éloquence et abondance, je lutte, je terrasse les ennemis de mon patron et de la société ; j'aplatis chaque soir l'hydre du socialisme, j'écrase le parti Duracuiriste... entre temps, je corrige les épreuves d'une édition complète des discours de mon patron... je corrige les phrases qui ne me plaisent pas, je sème des fleurettes par-ci par-là et je collabore à Y Eclair à titre intermittent...
— Ouf ! Et ça te rapporte !
— Cent cinquante francs par mois, des complets à 35 fr. et toujours des photographies... plua la promesse d'un poste considérable, pour le jour où mon patron attrapera le portefeuille qu'il guigne depuis si longtemps avec la patience d'un crocodile à l'affût... Je serai son chef de cabinet, j'aurai le monde à mes pieds, je protégerai les actrices, mais en attendant je tire la langue...
— La Clef des cœurs nous néglige! Il est impossible qu'avec nos portraits, M. Boulandais n'ait pas encore déniché les héritières qu'il nous doit...
— Nous devrions aller lui faire des reproches...
— Allons-y tout de suite !
Bezucheux et Lacostade sautèrent sur leurs chapeaux et brandirent leurs cannes en jurant d'accabler M. Boulandais des reproches les plus amers pour sa négligence.
— Un instant, dit Lacostade, que je prévienne Angèle!
— Angèle? fit Gabassol.
— Tu la connais, répondit Lacostade, c'est elle qui faisait les honneurs de notre grand dîner, l'autre jour... pauvre enfant, laissons-lui ses illusions, il ne faut pas lui dire que nous courons à l'agence matrimoniale...
Et il ouvrit la porte d'une seconde pièce où une dame lisait, étendue sur un divan.
Dans le tramway de l'Arc de triomphe, nos amis continuèrent à gémir sur la dureté des temps et sur celle non moins grande des cœurs d'héritières. Décidément l'existence manquait d'agrément! décidément, la vie de l'homme civilisé était pavée de soucis! ah, vive la vie sauvage, la large existence des peuplades primitives I l'Océanien, le Néo-zélandais, le Papou, le Taïtien, le
Les malheurs de Saint-Tropei.
Patagon, le Calédonien, ont eu de la chance de ne pas naître en Europe, dans les pays pourris de civilisation où des plumes sur la tète et des anneaux coquettement passés dans les narines, ne suffisent pas pour, frapper l'imagination des héritières.
Enfoncés dans ces réflexions mélancoliques, nos amis faillirent dépasser l'hôtel de la Clef des cœurs; Gabassol heureusement s'en aperçut et sonna en soupirant. Un domestique froid et digne les conduisit dans le salon d'attente et porta leurs cartes à son maître.
M. Narcisse Boulandais ne se fit pas attendre, il parut sur le seuil de son cabinet et les pria d'entrer.
— Je suis occupé avec une personne, mais vous pouvez entrer, il n'y a pas d'indiscrétion, nous parlions de vous justement...
Le cœur de Cabassol battit; Lacostadeet Bezucheux échangèrent un coup d'œil. Si cette personne était une des héritières demandées!... Cabassol entra le premier, curieux de la connaître et derrière lui Lacostade et Bezucheux se bousculèrent pour passer. Tant d'empressement était inutile, la personne qui daignait s'occuper d'eux avec le directeur de l'agence, était tout simplement leur ami Saint-Tropez.
— Comment, toi ici ! fit Bezucheux avec une grimace.
— Oui, je... répondit Saint-Tropez avec un air embarrassé, je... suis venu me rappeler au souvenir de M. Boulandais... je suis impatient... il me tarde de...
— Oui, dit M. Boulandais, monsieur Saint-Tropez se rend à mon avis, il abandonne le mariage assorti et fait inscrire décidément pour l'autre...
— L'autre? quel autre?
— Vous savez bien, le mariage non assorti! Je lui ai dit la première fois qu'il me fit l'honneur de me prendre pour confident : — le mariage non assorti, pour vous, c'est plus sûr et surtout plus rapide... Il n'a pas voulu en croire ce jour-là ma vieille expérience et nous avons perdu quelques mois... Ce n'est pas que je n'aie tenté le mariage assorti d'abord, mais je n'ai pas réussi... Tenez, voici son dossier, il y a dix-sept refus, sans compter les refus de vive voix qui sont inscrits à part... Voyez, prenez connaissance des lettres : Monsieur, en réponse à votre honorée du huit courant, j'ai l'honneur de vous renvoyer la photographie du jeune homme proposé; le parti ne nous convient nullement, ma fille a dansé avec lui à la dernière de vos soirées, entre autres désavantages, elle lui trouve l'air...
— Inutile! inutile! dit vivement Saint-Tropez, je m'en rapporte à vous et ces messieurs aussi.
— Non ! non ! je veux les convaincre qu'il n'y a pas de ma faute. Tenez, voici une autre lettre; c'est de la jeune fille même : Monsieur, ce n'est pas cela du tout, du tout! ce monsieur me déplaît tout à fait, inutile d'en parler, il est laid, il a l'air malingre, il est essoufflé après deux tours de valse...
— Malingre'. fit Saint-Tropez en fronçant les sourcils, essoufflé !
— En voici une autre : Monsieur, je vous renvoie le ridicule portrait de... Une autre encore : Monsieur, il doit y avoir eu erreur, le portrait que vous m'avez envoyé ne répond nullement à nos aspirations... Il y en a dix-sept comme ça... vous voyez, n'est-ce pas, que monsieur a pris le bon parti, en arrivant enfin au mariage non assorti... Gela ira beaucoup plus vite!
— Eh bien, et nous? demanda Cabassol, savez-vous que nous séchons d'impatience! Est-ce que vous avez comme cela un dossier de refus pour chacun de nous?
— Non, ce n'est pa,s à ce point-là...
Quel joli musée, si l'on pouvait collectionner les étoiles
— Allez-vous nous conseiller le mariage non assorti comme à noire pauvre ami?
— Nous n'en sommes pas encore là... voyons, où en sommes-nous? j'ai cinq refus pour M. Cabassol, six pour M. Bezucheux et quatre pour M. La-costade...
— Comment, cinq refus pour moi contre dix-s.ept pour Saint-Tropez... mais alors, ou vous ne vous occupez que de Saint-Tropez, et c'est de l'injustice, ou je devrais avoir été accepté douze fois!...
— Mais non, comprenez donc ! pour M. Saint-Tropez cela va plus vite, je fais une demande, on refuse tout de suite et je passe à une autre, mais pour vous cela va moins vite, on prend le temps de la réflexion, on hésite...
— Ah! très bien, je comprends! dit Gabassol... Dites-moi, et la dame N 175, la jeune veuve ! m'aurait-elle repoussé?
— La dame N° 475... non, pas réussi de ce côté...
Gomment! mais il m'a semblé au contraire, qu'à chacune de vos soirées, je faisais un pas plus avant dans son cœur...
— Pas réussi...
— C'est étrange, elle semblait me voir avec plaisir et, faut-il le dire, je m'oubliais auprès d'elle, et je passais toute la soirée à ses côtés... à causer, à rêver même... voyons, êtes-vous bien sûr?
— J'ai un autre parti à vous proposer, dit M. Boulandais sans répondre à l'interrogation, et, de ce côté, je suis certain du succès... le n° 429, 28 ans, orpheline, bachelière
— Je la connais, s'écria Cabassol.
— Je l'ai vue hier et je suis autorisé à vous dire...
— C'est la citoyenne Constance Lecamus, n'est-ce pas ? A mon grand regret, elle ne répond pas à mon idéal!... elle est charmante, mais trop de discours après la lune de miel...
— Vous avez tort.
— Eh bien, et nous? interrompit Bezucheux, avez-vous quelque douce espérance pour nous?
— Ne manquez pas à ma soirée de demain, peut-être aurai-je une bonne réponse à vous donner... une demoiselle hésite en ce'moment entre vous et votre ami Pontbuzaud.
— Hésiter entre Pontbuzaud et moi! c'est inouï... jusqu'à présent je n'avais jamais vu ça... Enfin!... qui est-ce?...
— Uneorphelinc,lcn°/i30,jen'aipasledroit de préciser avant la réponse... Je prie aussi M. Lacostade devenir avec sa cuirasse... il est venu la dernière fois en simple habit, il a eu tort ! Allons, messieurs, bon espoir et à demain !
— Allons, dit Bezucheux en s'en allant, patientons encore... il y a de l'espoir! Nous n'avons pas encore essuyé dix-sept refus comme le pauvre Saint-Tropez!
— Mon Dieu, tu sais, fit Saint-Tropez, c'est affaire de chance... moi j'ai toujours eu la guigne.
— Ce qui m'étonne, dit Cabassol, c'est ce que le sieur Boulandais vient de me dire... c'est le refus de la dame n° 475 !
— Pourvu que nous puissions aller jusqu'au jour du contrat! s'écria Lacostade, ma suprême ressource est épuisée..
— Nous allons redevenir vertueux ! soupira Bezucheux, c'est dur quand on n'a pas la vocation, mais il le faut!... mes enfants, je vous quittte, je vais toucher mes rentes chez mon banquier I
— Est-il heureux, ce Bezucheux, il a encore un banquier!
— Deux cents francs par mois, servis par mon conseil judiciaire... Dieu! que c'est maigre! Le brigand de conseil !... Celui que j'ai donné à papa est moins féroce !...
Bezucheux laissa ses amis au tramway et se dirigea vers le boulevard Haussmann où demeurait le célèbre Gambiac, le richissime banquier connu par son amour pour les collections et pour le foyer de la danse.
— Comme gendre je vous flanque net à la porte 1
Le célèbre banquier, qui aime à se surnommer lui-même le roi du bibelot, est-un collectionneur émérite; aucun meuble rare, aucun bibelot étrange, ne peut paraître sur la place, sans que Gambiac ne se le fasse apporter pour l'examiner, le soupeser, établir son état civil, et l'enchâsser dans ses collections s'il en vaut la peine. De même, poussé sans doute en cela par son instinct de collectionneur, aucune étoile ne peut se lever à l'horizon du Paris galant, sans que le gros Gambiac ne fasse tout ce que ses millions lui permettent, ce qui n'est pas peu dire, pour confisquer quelque temps l'astre à son profit.
Aussi l'hôtel habité par Gambiac est-il un vrai musée, depuis l'escalier des appartements particuliers jusqu'aux chambres de débarras, où sont reléguées les curiosités de second ordre. — Gambiac ne regrette qu'une chose, c'est que les étoiles, son autre passion, ne puissent pas se conserver et se cataloguer comme les autres curiosités. Quel joli musée il aurait si cela se pouvait! Malheureusement, ces délicieuses étoiles sont essentiellement filantes, ces objets d'art si délicieusement ciselés, si douillettement sertis dans la soie et la dentelle ne peuvent restera la disposition du collectionneur comme de simples émaux ou comme des marbres inertes !
Gambiac est veuf, il a deux filles suffisamment jolies et suffisamment bien élevées, au dire de BezucheuxdelaFricottière, qui, au temps de sa splendeur, a beaucoup dansé avec elles. Maintenant toutes relations sont rompues, Bezucheux ne va plus dans le monde depuis sa déconfiture, et s'il a osé jadis lever les yeux vers elles, il sait bien que le gros Gambiac, ce vil homme d'argent déclinerait l'honneur de redorer l'antique blason des la Pricottière. — Cependant le banquier, un vieil ami de papa la Fricottière, l'invite régulièrement à déjeuner, chaque fois qu'il vient toucher la pension mensuelle allouée par son conseil judiciaire.
Dès le premier déjeuner, Gambiac, toujours rond en affaires, a dit à Bezucheux :
— Gomme client je vous vénère, mon petit Bezucheux, mais, vous savez, comme prétendant je vous flanque net à la porte ! Choisissez !
— Restons amis ! dût mon cœur se briser! répondit Bezucheux avec un soupir, en regardant d'un œil chargé de tristesse les deux demoiselles Cambiac.
Et tout en restant galant comme un mousquetaire Louis XIII, il avait mis une sourdine à la cour vague qu'il faisait jadis sans préciser aux deux j u.ics filles.
Ce jour-là, quand il arriva chez le banquier, en sortant de la Clef des cœurs, Cambiac l'accueillit avec le plus large de ses sourires.
— Mon bon Bezucheux, comme vous devenez rare ! dit-il.
— Mais... je le regrette comme vous. Ah, si les mois pouvaient avoir plusieurs trente-un !
— M'm petit, vous allez déjeuner avec nous! mes filles vous adorent, je leur dis toujours : si vous aviez connu son père ! c'est son père qu'il fallait voir, jadis 1 Le type du parfait la Fricottière !
— Mais je n'ai pas dégénéré ! fit Bezucheux.
— Je le sais bien... vous savez nos conventions : comme client je vous vénère, mais...
— Comme gendre! je connais votre opinion. Mais, soyez tranquille, mon cœur est en miettes!
— Pas le plus petit doigt de cour !
— Entendu ! vous ne voulez % cependant pas que je sois grossier? cela, je vous en avertis d'avance, je ne le pourrais pas... Vous connaissez ma nature : gentilhomme quand même!
— Ah ! Il faut que je vous montre quelque chose... mon musée s'est enrichi depuis votre dernière visite.
— Une perle ? un bibelot unique? quoi?
— Mieux que cela, mon ami !
— Un Rembrandt? un Franz Hais?.,.
— Mieux que cela I
— Une Vénus de Milo?
— Vous brûlez! mais c'est encore mieux que cela, ce n'est pas un objet unique que j'ai déterré, c'est toute une collection!
— Une collection !
J'espère découvrir quelques corsets d'Agnès Sorol, d'Isabcau, ctu
— Une collection merveilleuse, unique, sans pareille ! Quelque chose de...
— Vous m'étourdissez!
— Et d'inédit! vous savez, personne n'en possède l'équivalent. Les uns peuvent avoir plus de hollandais que moi, ou de dix-huitième siècle, ou de faïences, ou d'armes, mais personne n'a ce que j'ai ! Dans aucune collection vous ne trouverez ce que vous allez voir... Vous n'en avez donc pas entendu parler? mais les journaux ont déjà publié des articles enthousiastes sur ma nouvelle collection... On m'a déjà demandé à photographier les principales pièces, mais j'ai refusé... Et les criailleries des jaloux! j'en connais qui ne dér&gent pas depuis ma trouvaille...
— Vous piquez exlraordinairemenl ma curisosité ! qu'est-ce donc enfin?
— Vous allez voir! j'ai fait arranger un petit salon exprès... que dis-je, un boudoir, pour ma nouvelle collection.
— Un boudoir! Il y a donc du féminin là-dedans?
— C'est tout ce qu'il y a de plus féminin ? Suivez-moi et apprêtez-vous à v.nis pâmer ! je vous connais, je sais que ça vous plaira.
Et le joyeux Gambiac guida Bezucheux à travers les salons jusqu'au boudoir de la mystérieuse collection.
— Yêtes-vous? demanda-t-il en soulevant une portière, eh bien.admirez!
Le boudoir, comme disait Cambiac, était une grande pièce garnie de vitrines sur tous les côtés, avec une grande table centrale encore à vitrines. Au premier pas Bezucheux s'arrêta.
— Mais s'écria-t-il, je suis chez une corsetière...
— Artistique et historique! acheva Gambiac !
— Des corsets ! des corsets et rien que des corsets !
— Mon Dieu, oui, voilà ma nouvelle collection... y êtes-vous? Admirez-vous? Des corsets historiques, mon cher, tout ce qu'il y a de plus historiques...
— Je ne comprends pas.
— Approchez et regardez. Voyez, chaque pièce à sa provenance... lisez les étiquettes... tous historiques 1
— Comment? des corsets du moyen âge?
— Mais non, mon ami... je n'ai pas encore abordé l'époque moyen âge, mais je vais m'y mettre et avec de l'intelligence, du flair et de l'argent, ce serait bien le diable si je ne découvrais pas quelques corsets d'Agnès Sorel, d'Isabeau, de Catherine de Médicis ou de Marion Delorme... Ma collection pour le moment est toute moderne... Approchez-vous, et admirez! Tenez, ce corset bleu, il provient de M" e Mars... c'est le plus antique; celui-ci, tenez, ce corset rose, devinez le nom de celle dont il a pressé
— Je tiens l'étiquette, dit Bezucheux, en lisant, corset de M ile Rigolbo-eAe(1858)!
— Hein, mon cher! connaissez-vous une collection qui puisse montrer un corset authentique de Rigolboche? Et celui-là? corset de M lle Cora Pearl, porté de septembre 1862 à janvier 1863 ! Admirez, mon cher, admirez tout à votre aise. Voici une rareté, une des perles de la collection, un corset de la Dame aux Camélias; pauvre Marguerite Gautier, était-elle maigre! c'est sans doute un de ses derniers corsets... Tenez! encore une perle, un corset de' Lola Montes avec les initiales L. M. et une couronne de comtesse brodées dans le satin... qu'en dites-vous de celui-ci? est-il assez coquet? ce satin jaune un peu défraîchi ne vous dit-il pas bien des choses?
— Il me semble que je l'ai déjà vu... murmura Bezucheux.
— Non, vous êles trop jeune ! répondit tranquillement le banquier. — Et tous ceux-ci? Voici la rangée des corsets aristocratiques, des corsets de marquises, de duchesses, et même de princesses... rien que des initiales sur les étiquettes, vous comprenez, mais je puis vous dire les noms à l'oreille. Voici les corsets politiques, tous provenant d'épouses de ministres ou d'hommes d'Etat, bien curieuse cette rangée politique! Voici plus gracieux: corsets d'artistes dramatiques... toute cette vitrine est consacrée aux théâtres : corsets
La collection Cambiac.
de chanteuses, corsets de danseuses, corsets de comédiennes et même corsets de tragédiennes. Voyez celui-ci, ce sévère corset, droit comme un alexandrin, raide comme un confident de tragédie, c'est un corset de Rachel! Tenez, ce corset d'une taille respectable, il provient de M lle Georges... Voici deux corsets de Fanny Essler, un corset de Déjazet... Admirez maintenant la vitrine aux corsets du demi-monde... Rien que des corsets de célébrités de 1850... Est-ce joli, est-ce chatoyant?... En raconteraient-ils des choses si le bon Dieu faisait parler les corsets!... Tenez, moi, j'en suis amoureux, de ma collection...Est-ce gentil! Et tout ça a été porté, tout ça, plus ou. moins longtemps, a enchâssé les plus... Ah, je veux continuer cette collection,, je cherche à la compléter... mon rêve serait de posséder un corset de Jeanne d'Arc, un corset de M me Tallien, un corset de... et de continuer les temps modernes... Vous n'auriez pas par hasard, à titre de souvenir ou autrement, un corset de quoique célébrité? je vous connais, vous devez avoir quelques jolis petits souvenirs ! un corset de Tulipia, par exemple, voilà qui serait gentil?
— Hélas, fit Bezucheux, demandez-en un au prince de Bosnie!
— Voyez-vous, je suis positivement amoureux de ma collection, elle m'a coûté cher, mais je ne regrette pas mon argent!... je veux la compléter, je veux joindre à chaque corset le portrait de celle qui l'a porté, un portrait authentique... Et puis, j'ai une autre idée... Croyez-vous au spiritisme?
— Au spiritisme? répéta Bezucheux surpris.
— Oui! moi j'y crois vaguement. Je vais faire venir un médium...
— Pour faire parler vos corsets?...
— Us ont été portés, ils ont participé quelque temps à la vie de femmes aimables, ils ont tressailli sous les battements de cœurs charmants... je voudrais arriver à connaître quelque peu de leurs impressions!...
— Ah, mon pauvre Cambiac, ne prenez pas la peine de faire venir un médium, interrogez-moi?
— Gomment, vous seriez médium? ou somnambule?...
— Extra-lucide! oui! je puis vous en raconter long Mile Emilie. survos corsets... Et d'abord, mon cher Cambiac, combien vous ont-ils coûté?
— Une misère, étant donné la haute curiosité, la saveur de la chose...
— Combien ?
— Ça n'a pas de prix ! c'était une véritable occasion... un vieux viveur réduit à la misère, qui voulait garder l'anonyme et a consenti à me les céder pour quatre...
— Mille ?
— Quatre-vingt mille !
Bezucheux chercha un fauteuil pour se laisser tomber, n'en trouvant pas, il s'appuya sur une vitrine pour rire à son aise.
— Mon cher Cambiac, je connais vos corsets, si vous me l'aviez dit, je vous les aurais fait avoir pour quatre mille ! c'est moi qui les ai vendus!
— Vous !
— Moi! ces corsets appartenaient depuis nombre d'années à mon ami Lacostade, à la suite d'une négociation avec un usurier nommé Quillebart...
— C'est le nom de l'intermédiaire qui me les a procurés...
— Parbleu ! mon pauvre ami, faites-en votre deuil, vos corsets n'ont jamais appartenu à Lola Montés, Rigolboche, Gora Pearl et autres! Vos corsets sont neufs, ils se sont fanés pendant leur séjour chez les usuriers et chez Lacostade... Ce Quillebart a eu une inspiration de génie, il est admirable, cet homme... il a travaillé ses corsets, les a truqués, arrangés, maquillés... Ces initiales de Lola Montés, il les a fait broder, parbleu! Ali! malheureux Cam-biac, ce Quillebart est capable de les avoir fait porter par sa concierge ou sa femme de ménage pour vous donner de charmantes illusions...
— Mon cher Bezucheux, je vous en prie, voyons, vous êtes sûr de ce quî vous avancez ?
— Si j'en suis sûr! quand je vous dis que c'est moi qui ai fait venir Quillebart pour reprendre ces corsets qui embarrassaient Lacostade depuis dix ans! avec bien de la peine, nous en avons tiré deux mille francs... Quillebart n'en voulait pas d'abord parce qu'ils étaient défraîchis, puis il s'est ravisé... il avait trouvé son petit truc... Quel génie! mon pauvre ami, va-t-on se moquer de vous quand on va
connaître l'histoire !... vos concurrents en bibelotage, vos rivaux «n collections vont faire des gorges chaudes... vous savez, Cambiac,jevousplains, pas pour les quatre-vingt mille, mais pour le bruit que va faire votre...
— Mais vous n'en direz rien, mon ami, mon cher Bezucheux!
— Ah ça! est-ce que -vous
Croyez que je pourrai me retenir - 9 remercie bien sincèrement.
d'en parler ? C'est une histoire trop comique, mon cher! tout Paris va s'esclaffer... mon cher, vous êtes fichu comme collectionneur !
— Voyons, il faut que vous me promettiez...
— Le reste de vos collections en pâtira... vos émaux cloisonnés? des truquages! votre vieux Delft? du Batignolles tout pur ! votre Palissy? de la blague! vos sculptures italiennes, vos faïences Renaissance, vos... tout le reste, enfin, fabriqué à Paris par des malins qui vous ont tiré des carottes!... vous êtes flambé... moi, je vous conseille de faire votre vente avant que l'on sache l'histoire!...
— Mon ami! mon cher ami! s'écria Gambiac, vous savez que j'ai toujours eu de l'amitié pour vous!... je vous en prie, n'ébruitez pas l'affaire... ne parlez pas de cet escroc de Quillebart... voyons, que voulez-vous que je...
— Fi! vous voulez acheter mon silence !
— Non ! Tenez Bezucheux, jurez-moi de ne rien dire et je vous permets... Tenez mon bon ami, ne me considérez plus comme votre banquier, considérez moi comme... votre beau-père!!!
— Bien vrai ?
— Je vous y autorise, Bczucheux !
— La Providence n'abandonne jamais les amoureux! dit solennellement Bezueheux, mon cœur était brisé par votre sévérité, voilà que les morceaux se recollent. ... Je l'aimais tant !
— Laquelle? demanda Gambriac.
— Celle que vous voudrez ! répondit no O blement Bezueheux, vous voyez comme je suis bon prince !
— L'aînée, alors, Emilie?
— Mademoiselle Emilie! merci, beau père !... Bénissez votre gendre !
Mlle 430 a reconnu son erreur.
Ma cuirasse a tapé dans l'œil de madame 420.
— Mais vous me jurez que jamais personne ne connaîtra l'histoire de ma collection de corsets ? vous me jurez un silence éternel...
— Je le jure ! c'est comme si le notaire y avait passé ! alors, beau-père, je. pois éprendre auprès de mademoiselle Emilie la cour interrompue par de malheureux événements?
— Je vous le permets Et maintenant, comme ma collection est connue, tant pis, mes corsets resteront authentiques!
Où l'on se repasse le n° 430. Une fiancée un pea négresse. Cinq mariages.
Monsieur Félix Cambiac a l'honneur de vous faire part du mariage de mademoiselle Emilie Cambiac,' sa fdle, avec Monsieur Contran Bezueheux de la Fricot-tière.
Et vous prie d'assister à la bénédiction nuptiale qui leur sera donnée le... prochain en l'église de la Trinité.
On se repasse le a 0 430.
LA CLEF DES CŒDRS
M. Na7'tisse Boulandais, directeur
a Monsieur Bezucheux de la FRICOTTIÈRE
Monsieur,
Mes efforts viennent d'être couronnés de succès, j'ai la joie de vous apprendre qu'une réponse favorable vient de m'être faite par le n°430, dont voici la désignation :
I AGE I COULEUR! DOT: I ESPÉRANCES I SIGNE PARTICULIER I IDÉAL
No 430, demoiselle | 26 ans | brune | 350,000 / 350,000 | néant | quelconque
Vous avez plusieurs fois valsé avecelle à nos petites sauteries intimes; la ùsmoi, selle espérait vous voir à nos dernières soirées pour vous répondre de vive voix,
mais vous devenu si rare depuis quelque temps, qu'elle a dû me charger de cette mission délicate.
Je vous attends maintenant pour vous donner quelques derniers détails et pour fixer le jour d'une entrevue avec la jeune fille. Étes-vous heureux! on marque une certaine impatience et l'on soupire en contemplant votre portrait! Je connais assez votre cœur pour répondre de votre empressement.
Accourez donc et croyez-moi votre toujours dévoué.
Narcisse Boulandais
Je me permets de joindre à ma lettre un prospectus détaillant les très avantageuses conditions que j'offre aux clients de l'agence pour les articles indispensables, trousseaux et layettes.
Vous voyez que non-seulement je marie mes clients, mais encore, que je pense aux exigences de leur nouvelle situation. Je m'occupe môme de l'avenir, je vous ai dit que pour mes clients j'étais plus qu'un père !
N. Boulandais
J'oubliais. Pour votre voyage de noces, je pourrai vous donner uneliste d'hôtels de premier ordre avec lesquels j'ai des traités qui assurent aux clients de l'agence des soins empressés, une exquise délicatesse, des chambres avec vue sur les sites poétiques et une très confortable nourriture, le tout aux prix les plus modérés.
a Monsieur Narcisse BOULANDAIS Directeur de la Clef des cœurs Monsieur
Je vous remercie bien sincèrement de la peine que vous vous êtes donnée pour découvrir la jeune personne idéale que le ciel, je n'en doutais pas, devait me reserver. Cette jeune personne idéale, je l'ai trouvée moi-môme. Le billet de faire part ci-joint vous l'apprendra.
J'allais vous écrire pour vous prier de rayer mon nom des registres de l'agence lorsque votre lettre m'est parvenue.
Je suis à la fois confus et désolé, confus de l'immense faveur que mademoiselle 430 voulait bien m'accorder et désolé de porter le désespoir dans ce cœur aimable et confiant.
A.h! que ne sommes-nous en Turquie !
Je crois cependant avoir trouvé un moyen de tout arranger. Vous m'avez dit dernièrement que mademoiselle 430 hésitait entre moi et mon ami Pontbuzaud, eh bien, je la repasse à Pontbuzaud! Tachez de la décider pour ce pauvre ami, au besoin, dites-lui du mal de moi. Je me résigne à devenir pour elle pire qu'un monstre, pour faire le bonheur de mon ami. Plus tard si, comme je n'en doute pas, ils sont heureux ensemble, je dirai en contemplant leur joie : voilà donc mon ouvrage ! Et une noble satisfaction emplira mon âme.
Votre paternelle préoccupation des layettes m'a profondément touché. Soyez sûr que, bien que mon bonheur à moi ne soit pas l'œuvre de l'agence, c'est à vos bons soins que j'aurai recours si le ciel daigne bénir mon mariage.
Je vous prie d'agréer, monsieur, les remerciements infinis * de votre très reconnaissant
Bezucheux de la ITIICOTTIÈUE
0 mon ami, elle sera heureuse, je te le jurel
Mon cher Pon-tbuzaud,
Cours vite à la Clef de cœurs.
La demoiselle 430 qui hésitait entre toi z'et moi (comprend-on ça !) s'est enfin décidée C'est to.i qu'elle a choisi. (Suis-je assez infortuné !)
Par malheur, on avait confondu nos deux photographies et c'est moi qu'on a prévenu. Vole rapidement vers l'agence pour que l'erreur n'aille pas plus loin.
La lettre de faire part ci-jointe t'apprendra que, de mon côté, j'ai découvert l'être charmant destiné à faire la joie de mon âme! Les négociations avec le papa de cet être charmant m'ont fait un peu négliger mes amis depuis quelque temps, nous rattraperons le temps perdu au dîner d'enterrement de ma vie de garçon.
Ton Bezucheux de la Fricottière ex-célibataire (bientôt) Mon cher Bezucheux,
Merci, noble ami 1
La demoiselle 430 a reconnu son erreur, c'était en effet moi qu'elle préférait. M. Boulandais nous présenta l'un à l'autre et nous sympathisâmes immédiatement.
— Voici, par exemple, une anicroche : une vieille arrière-tante qui m'avait mauditfa oublié de me déshériter, son notaire vient de me l'annoncer; grâce à la négligence de ma bien-aimée tante j'hérite avec une ribambelle de cousins, juste une douzaine, mais comme elle était deux ou trois fois millionnaire, ma part sera encore raisonnable.
Ce n'est pas tout.
Une de mes co-héritières est une charmante jeune fille, je l'épouse arrangé en 48 heures.
Jo te présenterai à
Comment faire maintenant avec mademoiselle 430 ? Je ne peux pourtant pas devenir bigame!
Je suis désolé de la plonger dans le désespoir, mais je ne puis contrevenir aux lois de mon pays.
Dneidée lumineuse m'est venue! si je la passais à Saint-Tropez? Ce pauvre ami, il faut bien faire quelque chose pour lui je viens d'en écrire à M. Boulandais, j'espère que le petit changement pourra se faire.
J'ai une autre idée encore. Si nous prenions le môme jour pour enterrer notre vie de garçon ? — Mais non, l'idée est mauvaise, pas le môme jour, ça fait que nous l'enterrons deux fois.
Est-ce dit ? c'est dit A toi,
Tiburce Pontbuzaud
Mon cher Saint-Tropez,
Veux-tu me rendre un service ?
Je vais me marier — tout seul — avec une cousine, (ça fait une, compte bien !) Et il se trouvejustement que grâce aux bons soins de M. Boulandais la demoiselle n° 430 veut aussi m'épouser (ça ferait deux !)
Quelle situation !!!
Je connais ton amitié, je sais que jamais on n'y ar fait appel en vain.
Voici ce que je réclame de toi :
Tu vas t'en aller trouver M. Boulandais (il est prévenu) tu rencontreras chez lui .M Uc 430, tu diras que tu viens de ma part,tu seras gracieux, empressé, éloquent, tu diras du mal de moi, et tu épouseras...
Tu tâcheras de la rendre heureuse, ô mon ami, pour que je n'aie pas de remords. Son cœur sera brisé, il est certain que dans les premiers temps tu auras à sécher ses larmes et à lui prodiguer des consolations, mais à la longue mon image s'effacera de son cœur et elle s'habituera à toi, j'aurai fait deux heureux — cela me sera compté là-haut.
Bezucheux se marie, je me marie, tu vas te marier, ça fait trois enterrements de vie de garçon nous rirons copieusementl ton bienfaiteur, Tiburce Pontbuzaud Mon cher Pontbuzaud,
Trop tard! Voilà huit jours que je suis presque marié. Des négociations entamées à la dernière soirée de la Clef des cœurs, ont abouti et les bans viennent d'être publiés.
Je n'avais voulu rien dire avant d'être tout à fait sûr. Excuse mes cachotteries et mets-les sur le compte de ma modestie. Tu dois comprendre que malgré le plaisir que j'aurais à t'obliger, je ne puis épouser aussi la demoiselle 430. Ma future m'a déjà déclaré qu'elle était horriblement jalouse.
Tu sais, malgré tout ce que disait M. Boulandais, j'ai réussi un mariage assorti. M. Boulandais nous classait dans les non assortis, parce que je suis blanc, et que ma future est un peu négresse. Je suis très heureux. Depuis mon enfance, je ne rôve que voyages, tropiques, colonies, forôts vierges et les circonstances m'ont toujours empoché d'aller plus loin que Monaco... je trouverai tout cela dans mon ménage!...
..Bisjeco
Tu as entrevu ma future aux soirées delà Clef des cœurs, c'est la y&f[ fille d'un ancien ministre des finances deHaïti, que des malheurs politiques ont forcé à émigrer. Je craignais d'être obligé de choisir Haïti pour mon voyage de noces, mais mon beau-père, pour des raisons politiques, m'en a dispensé.
Je compte sur vous tous pour m'aider à ensevelir ma vie de garçon. Ce sera très chic, mon beau-père demande à être de la cérémonie.
Invitation au ciuer d'entcrren.e ts.
Le sort de la pauvre demoiselle 430 me tourmente. J'écris à Lacostade pour lui démontrer qu'elle ferait tout à fait son affaire.
A bientôt, mon futur beau-père brûle de vous ôlre présenté à tous.
Saint-Tropez.
Mon vieux Lacostade,
Tu fus cuirassier, c'est-à-dire chevalier français ; comme tel, tu te dois aux dames!
La demoiselle 430 consentait à m'épouser, mais par un coup du sort, je suis engagé ailleurs, nos bans sont publiés. (Je te présenterai à ma future et à mon beau-père, tu les trouveras peut-être un peu basanés, mais cela tient à ce qu'ils sont tout à fait du midi).
Il est certain que tu n'auras qu'à paraître pour que les sympathies de M lle 430, un instant égarées sur moi, se reportent sur ta personne. M Uo 430 gagnera beaucoup au change, ma modestie bien connue m'oblige à le déclarer hautement.
J'écris à M. Boulandais pour le prier d'arranger les choses.
Vas-y tout de suite et sois heureux.
A bientôt l'enterrement de ma vie de garçon.
A toi, Saint Tropez, ancien célibataire.
Mon cher Saint-Tropez,
Impossible!
Ma cuirasse a tapé dans l'œil de M me 420, 800,000 francs, fortes espérances, grandes relations dans la diplomatie... je l'aime! elle m'adore!
Tu comprends, que môme pour rendre service à un ami, je ne puis briser le cœur à une faible femme qui m'adore ! Mes bans vont être publiés et le petit souper pour l'enterrement de ma vie déjeune homme est déjà commandé. Nous rirons une dernière fois!
J*écris à Bisseco etje lui passe ta commission. Tu connais son obligeance, c'est chose faite. Ne te tourmente donc plus pour le n° 430 et marie-toi avec sérénité.
Lacostade, ex jeune homme à marier.
Mon vieux Bisseco,
Au moment où je me prépare à conduire à l'autel une femme charmante, séduisante et surtout aimante, voilà que, par suite d'un malentendu, une autre femme me tombe sur les bras.
Décidément, il est temps que je me retire du monde, dans tous les salons que j'honore de ma présence, j'enflamme l'imagination des jeunes personnes.
Je te cède ma deuxième future, le n° 430 du catalogue de la Clef des cœurs. Présente-toi hardiment avec ma recommandation et je suis sur du succès.
C'est entendu, n'est-ce pas? Nous enterrerons notre vie de garçon en môme temps.
Le ministère est renversé !
Bezucheux se marie, Saint-Tropez se marie, je me marie, tu vas te marier. L'infortuné Cabassol seul va rester! Plaignons-le.
Ton Lacostade, célibataire en retraite.
Mon cher Lacostade,
I
Je ne veux pas que tu puisses dire que, moi, Bezucheux de la Fricottière, je suis un vil escroc. Je vais tout t'avouer. Sois indulgent, mon ami et prends pitié de mes remords. Tu sais que je me marie, tu as reçu la lettre de faire part, mais ce que tu ne sais pas, mon ami, c'est que ce sont tes corsets qui ont fait le mariage. Je t'expliquerai cela, mais sache que c'est grâce à tes corsets que j'épouse M lle Cam-biac, la fille de mon banquier; je fais une variante au vers connu :
« Un père est un banquier donné par la nature. »
Mon beau-père sera toujours mon banquier, je lui continue ma confiance.
Je reprends le cours de mes aveux.
Je me marie donc grâce à tes corsets. En bonne justice, c'est toi qui devrais épouser, je t'escroque une fiancée. De là mes remords. Je les aurais tranquillement étouffés (je suis canaille, mais très franc] si une idée ne m'était venue : mon beau-père a deux Biles ; veux-tu devenir mon beau-frère? je t'indiquerai les moyens de parvenir à ce grade distingué.
Ces aveux ont soulagé ma conscience. Je suis plus tranquille maintenant. J'attends ton absolution.
BEZUCHECX DE LA FlUCOTTIÈRE,
Mon cher Bezucheox,
Comment, encore une future? Ça ferait trois! Qu'on aille encore nier mon prestige.
Je ne comprends rien à ce que tu me racontes. Je suis enchanté que mes corsets t'aient porté bonheur et je t'accorde le pardon que tu sollicites.
Je me marie aussi, je ne puis donc épouser la deuxième M 1!e Cambiac, pas plus que je ne puis épouser le n<> 430 de l'agence Boulandais.
Ton Lacostade, futur mari du n° 420 (catalogue Boulandais).
Mon cher Lacostade,
Merci. Je cours chez M. Boulandais. Déjà je brûle pour le n° 430. 0 mon ami, elle sera heureuse, je le jure.
Bisseco.
Le dernier des célibataires. — Expiration orageuse à la Clef de:: cœurs.— Coup de théâtre. — Le mariage de Cabassol,
Pendant que se négociaient les mariages de ses amis, Cabassol, absorbé par ses travaux parlementaires, n'avait pas paru au Bêbinard's club. Le citoyen Savoureux, en train de démolir un ministère, le mettait sur les dents. Des courses, des lettres, des articles pour deux ou trois journaux, des compte-rendus bien sentis des séances de la Chambre occupaient tous ses instants. Quand il croyait pouvoir s'échapper pendant une soirée, une séance de nuit ou un coup de collier à donner dans le journal le retenait, et il était obligé de remettre à plus tard les effusions de l'amitié.
Enfin, le jour même où Bisséco obtenait la main du n° 430, l'événement tant attendu arrivait : le ministère, savamment miné, déboulonné avec soin, s'écroula sous une poussée énergique du citoyen Savoureux, et le citoyen Savoureux, investi de la confiance du pays, fut chargé par l'exécutif d'en fabriquer un autre.
— Enfin 1 se dit Cabassol, je vais donc être quelque chose 1
Monsieur Boulandais opérant pour lui-même.
Au moment où ses amis, ayant appris l'heureux événement, se réunissaient posr aller en corps lui présenter leurs félicitations, Gabassol arriva comme une bombe au nouveau domicile de Bezucheux.
— Vite, des sels! du vinaigre! de l'éther! s'écria-t-il en se précipitant dans un fauteuil tout neuf, je sens que je m'évanouis, soignez-moi...
— C'est la joie du triomphe qui le... dit Bezucheux en secouant son ami.
Comment! est-ce que... Le ministère Savoureux n'est pas renversé, par hasard?
— Hélas, pas encore !... Savoureux tient son portefeuille..
— Grands dieux ! il a dédaigné ton concours?... il s'est montré ingrat?. .
— Sais-tu ce qu'il a osé m'offrir? à moi, son secrétaire! son...
— Quoi?
— Une sous-préfecture, mon ami, une simple sous-préfecture! Et quelle sous préfecture !... La tienne, mon ami, la tienne!
— Mon arrondissement montagneux et embêtant?
— Juste! celle où tous les sous-préfets se pendent!
— El tu as refusé avec indignation?
— J'allais refuser... lorsqu'une pensée soudaine m'est venue et j'ai gardé la sous-préfecture pour venir vous l'offrir... Qui veut être sous-préfet?
— Personne, mon bon, nous nous marions...
— Toi, oui, je le sais, mais les autres?....
— Les autres aussi! Lacostade se marie, Pontbuzaud aussi. Saint-Tropez aussi. Bisséco aussi!
— Tous !... Par les soins de l'agence Boulandais?
— Moi par mes seuls mérites, les autres par les soins de l'agence I
— Eh bienl et moi? De quel droit vous mariez-vous sans moi? Nous sommes allés ensemble à l'agence, on doit nous marier ensemble... Vous n'avez pas entendu dire que M. Boulandais me mariât aussi?
— Non...
— Alors c'est de l'injustice. Il vous marie tous et il me néglige... Il y met de la mauvaise volonté... Je vais lui faire des reproches... Allons, personne ne veut de ma sous-préfecture?
— Si, dit Bisséco en s'avançant, j'ai réfléchi, donne-la moi tout de même. Ça fera plaisir à ma femme... Je tâcherai d'avoir de l'avancement!
— Tiens, mon ami, voici la nomination en blanc, je la ferai régulariser. Je vole à la Clef des cœurs.
Cabassol descendait déjà l'escalier. Un fiacre passait devant la porte ; il sauta dedans et donna l'adresse de M. Boulandais.
— Comment! se répétait-il en route, il y a une dame qui semble me voir avec une certaine faveur et mon mariage traîne!... il y a quelque chose de louche!... Moi seul pas marié! Boulandais me trahit.
Les plantations d'orangers symboliques, dans le jardin de l'agence, irritèrent davantage Cabassol. Ces arbrisseaux ridicules semblaient le regarder avec ironie et lui dire : t Nous ne fleurissons pas pour toi! » Cabassol traversa le jardin comme un ouragan et jeta sa carte au domestique.
— M. le directeur est occupé, dit le domestique, si monsieur veut prendre la peine de s'asseoir.
Cabassol ne prit pas la peine de s'asseoir; sans écouter les objections ou sans les entendre, il s'élança vers le cabinet du directeur, ouvrit brusquement la porte... et s'arrêta pétrifié par un spectacle inattendu :
M. Narcisse Boulandais était agenouillé aux pieds d'une dame!
— Comment, s'écria Cabassol, au lieu de vous occuper de vos clients, vous... Ah'
Cette exclamation ne contenait pas simplement de Tâtonnement, elle renfermait de la fureur el éclata comme une cartouche de dynamite.
La dame aux pieds de qui M. Narcisse Boulandais semblait en train de déposer ses hommages personnels, était le n° 475, la jeune veuve particulièrement distinguée par Cabassol parmi les nombreux et brillants partis catalogués à l'agence matrimoniale, celle-là même dont Cabassol sollicitait inutilement la main depuis deux mois, auprès de M. Narcisse Boulandais.
— Voilà donc! s'écria Cabassol en se croisant les bras et en foudroyant d'un regard indigné son infidèle mandataire, voilà donc le secret de vos réticences... Vous combattiez mes préférences pour la plus aimable de vos clientes (Cabassol s'inclina devant la dame), parce que vous vouliez la garder pour vousl
— Monsieur, je marie les autres, mais il ne m'est point interdit de songer à moi !.'.. Décidément, à force de combattre le célibat chez les autres, j'ai pensé à l'attaquer chez moi Je me suis converti moi-même...
— Et la mission dont je vous avais chargé? Vous deviez solliciter la main de madame pour moi, mais j'ai le droit de penser que vous m'avez nui dans son esprit et que vous êtes pour quelque chose dans le refus...
— Le refus? dit la dame n° 475 qui, terrassée par l'émotion, n'avait pas pu dire un seul mot jusque-là.
— Madame ne semblait pas me voir avec trop d'éloi gnement dans nos causeries aux soirées de la Clef des cœurs, reprit Cabassol avec amertume... dans nos douces causeries... Mais vous avez profité de la mission que je vous avais confiée pour étouffer une sympathie naissante...
— Une mission? reprit la dame n° 475, un refus? mais il n'a jamais été question décela...
— Pas question de refus? s'écria Cabassol, mais alors M. Boulandais ne vous a donc rien dit?
— Je n'ai rien dit, fit M. Boulandais, parce que, dans ma grande expérience en matière d'unions, j'ai pensé que celle que vous rêviez n'était pas possible... C'est dans votre intérêt que j'ai agi et que je vous ai proposé d'autres...
Lecture du conti-at.
— D'antres? qui vous parle d'aulrcs? Vous avais-jc, oui ou non, prié d'être mon intermédiaire auprès de madame, non pour lui exprimer de dou* sentiments que je croyais lui avoir laissé entrevoir, mais pour lui demander de ne pas repousser l'offre d'un cœur sincère...
— Je n'ai pas jugé à propos...
— Je sais pourquoi maintenant... Et ce refus que vous m'avez apporté, ce faux refus? Comment qualifier cet abus de confiance? Vous n'aviez rien dit à madame...
Vu ménage équestre.
— Et je pensais tout à l'heure, s'écria la dame n° 475, que M. Boulandais ne parlait pas en son nom personnel, mais bien au nom d'une personne qui s'était laissée deviner... lorsque tout à coup, le voyant se jeter à mes genoux, j'ai compris mon erreur...
— L'espérance renaît en moi! s'écria Cabassol; je vous en supplie, madame, si M. Boulandais au lieu de me tromper indignement, avait rempli sa mission avec fidélité... je vous en supplie, madame, l'auriez-vous chargé de me transmettre... un refus... un refus cruel?
Oubliant ou dédaignant la présence de M. Boulandais, Cabassol allait se laisser tomber aux genoux de la dame n° 475 et pour toute réponse, la dame mettait sa main dans celle que lui tendait Cabassol, lorsque M. Boulandais se précipita entre eux.
— Arrêtez! s'écria-t-il, arrêtez! ce mariage ne peut se faire!
M. et M m « Cubassol en voyage de noces
— Pourquoi? demanda Gabassol en le repoussant?
— Parce que je n'ai qu'à révéler votre nom à madame pour la faire reculer... Je vais tout dire, puisque vous le voulez! tant pis pour vous, vous l'aurez voulu... Madame, savez-vous quel est le nom de monsieur? de monsieur qui sollicite si tendrement et si ardemment votre main et votre cœur?... Eh bien, frémissez ! monsieur s'appelle Gabassol et c'est votre persécuteur 1 l'exécuteur des vengeances de feu votre premier marif
— Hein? s'écria Cabassol.
— Quant à madame, vous devinez son nom, n'est-ce pas? C'est M me Ba-dinard, la très calomniée et très malheureuse M me Badi-nard!
Avant que Gabassol, foudroyé par l'étonnement, putse lancer à son secours, M me Ba-dinard était tombée dans un fauteuil qui se trouvait heureusement derrière elle.
— Ah! ah!, ah I reprit M. Boulandais, vous ne vous attendiez pas à cette révélation? Oui, madame, monsieur est bien le légataire de votre mari, cdui qui vous laissa jadis accablée sous le poids d'horribles calomnies et qui se fit le vengeur féroce de torts imaginaires... c'est bien l'homme à qui vous avez dû intenter un procès en restitution d'héritage... Comprenez-vous pourquoi je n'ai pas voulu vous transmettre la demande de M. Gabassol?... La prudence la plus élémentaire me commandait d'éconduire M. Gabassol pour éviter de vous rappeler un passé douloureux... Et maintenant que, à mon grand regret, l'explication a eu lieu, je reprendrai la parole pour mon compte et je vous demanderai, madame, si vous voulez permettre à un galant homme de consacrer sa vie à tenter de vous faire oublier les épreuves imméritées d'un passé cruel?... En un mot, si vous voulez être M me Boulan...
— Jamais! s'écria M me Badinard en se levant avec vivacité.
— Et moi je vous demanderai, madame, s'écria Gabassol, si vous daignerez jamais me pardonner...
— Quoi donc? dit en rougissant M me Badinard, vous n'eûtes jamais de torts... personnels envers moi... Au contraire, la première personne qui reconnut et proclama mon innocence, ce fut vous... C'est donc de la recon-naissance, au contraire, que je vous dois!...
— Ah! madame! vous êtes aussi bonne que charmante 1
— C'est moi, monsieur, qui dois vous faire d'humbles excuses pour l'horrible procès que M. Mitaine, mon avoué, vous a intenté... Je ne connais tous les détails de l'affaire que depuis peu... J'avais donné les pouvoirs les plus étendus à mon avoué, afin de ne plus entendre parler de rien, de n'avoir plus à m'occuper d'aucun détail de la succession de M. Badinard... et mon mandataire, dépassant ses instructions, vous a suscitéle plus injuste des procès... Je vous prie de me pardonner les ennuis que M e Mitaine vous a créés...
— Ah! madame, pourrez-vous jamais me pardonner d'avoir été en quelque sorte le complice de feu votre mari, et de n'avoir pas rejeté tout de suite les atroces calomnies du testament.
— Encore une fois, je n'ai rien à vous pardonner, puisque vous n'avez rien à vous reorocher!
— Dites-moi tout de même que vous me pardonnez... je serai plus tranquille !
— Puisque vous le voulez, je vous donne l'absolution la plus complète...
— Et que...
— Comment, ce n'est pas encore assez?
— Et que tout est oublié !... — Tout est oublié!
— Et que ces fatales circonstances, qui devraient nous séparer, vous consentez à ce qu'elles fassent le contraire...
— Quoi!... sachant que je suis M me Badinard, vous persévérez...
— Si je persévère!...Consentez-vous?... pour me prouver que vous m'avez ' >n\ h fait pardonné...
— Vous êtes bien pressant...
— Dites oui.
— Eh bien!... soit!
Cette fois Cabassol se mit tout à fait à genoux pour recevoir convenablement la main que madame Badinard lui tendait...
— Monsieur Boulandais! cria-t-il en se relevant après avoir longuement
Bisséco préfet.
BINDING SECT.
P(t Kobica, Albert
Le. jrenae nirscende R27G73 parisienne
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