« Est-il mort ? » lançai-je à Jonas, qui d’une inclinaison de tête me répondit affirmativement. Je m’apprêtais à m’éloigner, mais toujours silencieusement il me fit signe de venir le rejoindre, tandis qu’il mettait lui-même pied à terre. Ce n’est qu’une fois auprès du cadavre du uhlan qu’il s’expliqua. « Il est possible de détruire ces saletés. Autant le faire pour que l’on ne puisse plus les lancer à nos trousses ni les utiliser de quelque façon. Pour l’instant elles sont repues, et je crois que nous pouvons les manipuler. Nous avons simplement besoin d’un récipient dans lequel les confiner, quelque chose d’étanche, en métal ou en verre. »
Je ne possédais rien de ce genre et le lui dis.
« Moi non plus. » Il s’agenouilla auprès du uhlan et entrepris de lui retourner les poches. La fumée aromatique dégagée par l’arbre en flammes imprégnait tout comme de l’encens, et j’eus un instant la sensation de me trouver de nouveau dans la cathédrale des pèlerines. La litière où se mêlaient branchettes et feuilles mortes de l’été dernier, et sur laquelle reposait le cadavre du uhlan, aurait pu être son sol couvert de paille ; et les troncs des quelques arbres alentour, les poteaux qui la soutenaient.
« Voilà », dit Jonas, en exhibant un vasculum de cuivre. Il dévissa le couvercle, vida la fiole de ses herbes, puis fit rouler le cadavre sur le dos.
« Où sont-elles passées ? demandai-je. Ont-elles été absorbées par le corps ? »
Jonas secoua la tête, et, l’instant d’après, avec le plus grand soin et la plus extrême attention, il retirait l’une des choses noires de la narine gauche du uhlan. En dehors du fait qu’elle était parfaitement opaque, on aurait dit le plus fin des papiers de chiffon.
Je m’étonnai des précautions qu’il prenait. « Si tu la déchires en deux, est-ce que cela ne revient pas au même ?
— Si, mais elle est repue, en ce moment. Coupée en deux, elle perdrait de l’énergie et deviendrait impossible à attraper. D’ailleurs, beaucoup de gens sont morts pour avoir cru qu’il suffisait de mettre ces créatures en morceaux ; car en employant cette méthode, ils se sont retrouvés débordés par le nombre, incapables de faire face. »
Un des yeux du uhlan était resté à demi ouvert. J’avais déjà vu bien des cadavres, mais je ne pouvais cependant pas me départir de l’étrange impression que, d’une manière ou d’une autre, il me regardait, moi, l’homme à la place duquel il avait été tué et qui était responsable de sa mort. Afin de penser à autre chose, je m’adressai à Jonas : « Après avoir coupé la première, elle m’a paru voler plus lentement. »
Jonas avait fini de mettre le premier monstre dans le vasculum, et était en train d’en extirper un autre de la narine droite du uhlan. Il répondit à voix basse : « La vitesse d’un objet volant, quel qu’il soit, dépend de son envergure. Si tel n’était pas le cas, les adeptes qui emploient ces créatures les mettraient en morceaux avant de les envoyer, j’imagine.
— Tu parles comme si tu en avais déjà rencontré…
— Nous avons fait une fois escale dans un port où elles servent à certains meurtres rituels. Je suppose qu’il était inévitable qu’un jour ou l’autre, quelqu’un ne finisse par en ramener dans sa patrie ; mais ce sont les premières que je vois ici. » Il ouvrit à nouveau le couvercle de cuivre et posa la deuxième horreur fuligine sur la précédente, qui remua faiblement.
« Elles vont se recombiner là-dedans. C’est comme cela que procèdent les adeptes pour les réunir. Tu n’as sans doute pas dû y faire attention, mais elles se sont plus ou moins déchirées en traversant le bois, puis reconstituées en plein vol.
— Il en reste encore une », dis-je.
Il acquiesça d’un signe de tête, et se servit de sa main d’acier pour ouvrir de force la mâchoire serrée du mort ; mais au lieu de voir apparaître des dents, une langue livide et des gencives, nous ne vîmes qu’une ouverture sans fond, et j’en eus l’estomac soulevé. Jonas retira la troisième créature, striée de salive.
« N’aurait-il pas gardé une narine de libre, ou bien la bouche, si je ne l’avais pas coupée en deux une deuxième fois ?
— De toute façon, ce sont les poumons qu’elles cherchent à atteindre ; et en vérité, nous avons de la chance de l’avoir rejoint si vite. Sinon, il aurait fallu ouvrir le cadavre pour les récupérer. »
Un tourbillon de fumée me rappela le cèdre en train de brûler. « Mais si c’était simplement de la chaleur qu’elles voulaient…
— Elles préfèrent la chaleur qui émane de la vie, même si elles peuvent pendant un certain temps être attirées par un feu de matière végétale vivante. En fait, je crois que c’est plus que de simple chaleur qu’elles ont besoin. Peut-être quelque forme d’énergie rayonnante produite par les cellules vivantes. » Jonas fit entrer la troisième créature dans le vasculum, puis revissa le couvercle à fond. « On les appelle des noctules, parce qu’elles opèrent en général après la tombée de la nuit, quand on ne peut pas les voir, et la seule chose qui avertisse de leur présence est un souffle de chaleur ; j’ignore le nom que les indigènes leur ont donné.
— Où se trouve leur île ? »
Jonas me jeta un regard intrigué.
« Est-elle loin de la côte ? J’ai toujours souhaité voir Ouroboros, même si, comme je le crois, c’est dangereux.
— Extrêmement loin, répondit Jonas d’un ton neutre. Extrêmement loin, vraiment. Attends un instant. »
J’attendis et le regardai se diriger vers le bord du fleuve. Il lança le vasculum de toutes ses forces, au point que celui-ci retomba presque au milieu du courant. Lorsqu’il fut de retour, je lui demandai : « N’aurions-nous pas pu utiliser les noctules à notre profit ? Je vois mal ceux qui nous les ont envoyées abandonner leur poursuite maintenant ; nous pourrions en avoir besoin.
— Elles ne nous obéiraient pas, et de toute façon le monde se porte mieux sans elles – comme disait la femme du boucher à son mari en lui coupant les cervelles basses. Actuellement, le mieux à faire est de nous en aller. Du monde arrive sur le chemin. »
Je regardai dans la direction indiquée par Jonas, et vis deux personnages qui s’avançaient à pied. Il avait pris par la bride son destrier en train de se désaltérer et se tenait prêt à grimper en selle. « Attends, lui dis-je, ou bien éloigne-toi d’une ou deux chaînes, et patiente un peu. » Je pensais au moignon ensanglanté de l’homme-singe, et j’eus l’impression de voir, entre les arbres, les lampes votives qui pendaient des voûtes de la cathédrale, leurs faibles lueurs magenta et cramoisies. Je glissai une main dans ma botte, et finis par atteindre tout en bas la Griffe que j’avais placée là pour ne pas la perdre. Je la retirai.
Pour la première fois, je la voyais à la lumière du jour. Elle refléta les rayons du soleil et se mit à briller de manière aussi éclatante que le Nouveau Soleil lui-même, non seulement dans les bleus, mais dans toutes les couleurs du spectre, du violet au cyan. Je la posai sur le front du uhlan, et pendant un instant essayai de le rappeler à la vie.
« Viens donc, me lança Jonas. Qu’essaies-tu donc de faire ? »
Je ne savais pas quoi lui répondre.
« Il n’est pas complètement mort, reprit Jonas. Filons d’ici avant qu’il ne récupère sa lance. » Sur ces mots, il fouetta sa monture.
Affaibli par la distance, me parvint l’appel d’une voix que je crus reconnaître. « Maître ! » Je tournai la tête pour regarder la grand-route envahie par l’herbe.
« Maître ! » L’un des deux voyageurs agita le bras, et les deux se mirent à courir.
« Ce n’est que Héthor », dis-je. Mais Jonas n’était plus là. Mon regard revint se poser sur le uhlan. Il avait maintenant les deux yeux ouverts, et sa poitrine se soulevait à intervalles réguliers. Quand je repris la Griffe posée sur son front, et la replaçai dans ma botte, l’homme se dressa sur son séant. Je criai à Héthor et à son compagnon de quitter la route, mais ils ne semblèrent pas comprendre.
« Qui êtes-vous ?
— Un ami », répondis-je.
Le soldat était encore faible, mais il essaya tout de même de se relever. Je lui tendis la main pour l’aider. Pendant quelques instants il regarda fixement tout ce qui l’entourait – moi-même, les deux hommes qui couraient vers nous, le fleuve et les arbres. Les destriers semblèrent lui faire peur, le sien compris, alors que celui-ci attendait tranquillement son cavalier. « Où sommes-nous ?
— Quelque part sur l’ancienne route qui longe le Gyoll. »
Il secoua lentement la tête, qu’il pressa ensuite entre ses mains.
Là-dessus Héthor arriva, suant et soufflant, comme un chien mal élevé qui serait accouru au premier appel et qui attendrait une caresse en récompense. Son compagnon, qu’il avait distancé d’une centaine de pas, portait des habits criards de petit commerçant, dont il avait aussi l’aspect gominé.
« M-m-m-maître, dit Héthor, vous ne pouvez pas vous f-f-figurer les terribles en-ennuis que nous avons éprouvés, les di-difficultés et les affreuses priva-vations qu’il a fallu sur-surmonter pour vous retrouver de l’autre côté des montagnes, au-delà des-des-des mers parcourues des vents, et des plaines c-c-craquantes de ce bel univers. Que suis-je, moi votre es-esclave, sinon une co-coquille abandonnée, le jouet de mille m-m-marées, jeté sur quelque plage dé-déserte parce que je ne puis pas me passer de-de vous ? Comment p-p-pourriez-vous, notre maître à la serre pourpre, savoir les peines et les efforts que vous nous avez coûtés ?
— Étant donné que vous étiez à pied lorsque je vous ai laissé à Saltus, et que depuis plusieurs jours j’utilise une monture particulièrement rapide, je veux bien croire, en effet, que vous avez peiné et souffert.
— Exactement, exactement », répondit Héthor, qui jeta à son compagnon un regard significatif, comme si ma réflexion ne faisait que confirmer des propos qu’il aurait tenus antérieurement ; puis il se laissa tomber sur le sol où il resta allongé.
Parlant lentement, le uhlan dit : « Je suis le cornette Minéas. Qui êtes-vous ? »
Héthor eut une inclinaison de la tête faisant penser à l’amorce d’une révérence. « Le m-m-maître est le noble Sévérian, serviteur de l’Autarque – dont l’urine est vin d’ivresse pour ses sujets – et appartient à la guilde des Enquêteurs de Vérité et des Exécuteurs de Pénitence. H-h-héthor n’est que son humble esclave. Beuzec aussi n’est que son humble esclave. Et je suppose que l’ho-homme qui est parti à cheval est é-é-également son humble esclave. »
D’un geste, je lui intimai l’ordre de se taire. « Nous ne sommes que de pauvres voyageurs, cornette. Nous vous avons trouvé étendu ici, évanoui, et cherchions comment vous aider. Tout d’abord, nous vous avons cru mort, et peut-être n’en êtes-vous pas passé loin.
— Mais quel est cet endroit ? » demanda à nouveau le uhlan.
D’un ton passionné, Héthor répondit : « Nous sommes sur la route au nord de Quiesco. M-m-maître, nous avons emprunté un bateau et nous avons fait voile sur les vastes eaux du Gyoll durant les ténèbres nocturnes. Nous dé-dé-débarquâmes à Quiesco. Nous avons gagné notre p-p-passage, Beuzec et moi, en manœuvrant les voiles sur le pont. Nous avancions tellement lentement, t-t-tandis qu’au-dessus de nos têtes, passaient les privilégiés dans un si-si-sifflement, en chemin pour le Manoir Absolu ; mais notre embarcation continua de l’avant, que nous dormions ou veillions, et c-c-c’est ainsi que nous vous avons rejoint.
— Le Manoir Absolu ? murmura le uhlan.
— Je crois qu’il n’est pas loin d’ici, répondis-je.
— Dans ce cas, je dois être particulièrement vigilant.
— Je suis sûr que l’un de vos camarades ne va pas tarder à se manifester. » Je repris possession de ma monture et me hissai sur son dos élevé.
« M-m-maître, vous n’allez pas nous abandonner à nouveau ? Beuzec ne vous a vu que d-d-deux fois dans vos hautes œuvres. »
J’étais sur le point de répliquer à Héthor, lorsque j’aperçus un éclair blanc parmi les arbres, de l’autre côté de l’ancienne route. L’idée que ceux qui nous avaient envoyé les noctules puissent disposer d’autres armes s’empara aussitôt de mon esprit, et j’enfonçai mes talons dans les flancs de Noir-de-jais.
L’animal bondit en avant, et pendant une demi-lieue, sinon davantage, nous galopâmes le long de l’étroite bande de terre qui séparait le fleuve de la route envahie d’herbes. Quand je finis par apercevoir Jonas, je poussai encore le destrier pour aller l’avertir et lui raconter ce que je venais d’entrevoir.
Il me parut rester plongé dans ses pensées tandis que je parlais ; mais lorsque j’eus terminé, il dit : « J’ignore absolument tout de l’être que tu me décris ; cependant, on a très bien pu importer des choses dont je n’ai jamais entendu parler.
— Mais si c’était le cas, une telle bestiole ne se promènerait pas en liberté comme une vache égarée ! »
Au lieu de répondre, Jonas me montra le sol du doigt, à quelques pas en avant de nous.
Un sentier recouvert de gravier, faisant à peine une coudée de large, serpentait au milieu des arbres. Il était bordé de fleurs sauvages ; mais leur densité me parut exceptionnelle, et à vrai dire anormale ; quant au chemin proprement dit, il était pavé de galets d’une taille remarquablement uniforme et d’un blanc éclatant, comme s’ils provenaient de quelque plage secrète et lointaine.
Nous nous rapprochâmes au petit trot de cet extraordinaire sentier pour mieux l’examiner, et je demandai à Jonas s’il savait ce qu’il pouvait bien signifier.
« Une seule chose, de toute évidence ; nous sommes déjà sur le territoire du Manoir Absolu. »
Avec une soudaineté totale, je me souvins de l’endroit. « En effet, dis-je, je suis déjà venu ici une fois avec Josépha au cours d’une partie de pêche ; il y avait d’autres personnes avec nous. Nous sommes passés près du chêne tordu, et…»
Jonas me regarda comme si j’étais devenu fou, et je crus moi-même pendant un instant que c’était ce qui m’arrivait. J’avais déjà participé à des chasses à courre, mais je chevauchais un palefroi et non un destrier de chasse. Mes mains montèrent le long de mon visage comme des araignées pour venir m’arracher les yeux – ce qu’elles auraient fait si un homme en haillons qui se tenait à côté de moi ne les avait pas forcées à s’abaisser avec ses propres mains, dont l’une était en acier. « Tu n’es pas la châtelaine Thècle, cria-t-il. Tu es Sévérian, un compagnon bourreau, qui n’eut que le malheur de l’aimer. Regarde-toi donc ! » Il dressa sa main d’acier, et je vis, se réfléchissant dans sa paume polie comme un miroir, le visage d’un étranger, étroit, laid et épouvanté.
Je me souvins alors de notre tour, de ses murs de métal incurvés, lisses et durs au toucher. « Oui, je suis Sévérian, finis-je par dire.
— Voilà qui est bien. La châtelaine Thècle est morte.
— Jonas…
— Oui ?
— Le soldat – il est vivant, maintenant ; tu l’as vu. La Griffe lui a rendu la vie. Je l’ai posée sur son front, mais peut-être a-t-il pu la voir avec ses yeux morts. Il s’est assis. Il s’est ensuite remis à respirer, et il m’a parlé, Jonas.
— Il n’était pas mort.
— Mais tu l’as vu !
— Je suis beaucoup plus âgé que toi, beaucoup plus âgé que tu ne le crois. S’il y a bien une chose que j’ai apprise au cours de mes nombreux voyages, c’est celle-ci : les morts ne se relèvent jamais, pas plus que le temps ne revient en arrière. Ce qui a été et n’est plus ne se reproduit plus jamais. »
Le visage de Thècle me faisait encore face, mais un souffle sombre l’entraîna ; il se débattit un instant comme vole une colombe, puis disparut. Je murmurai : « Si seulement je m’en étais servi, si j’avais fait appel au pouvoir de la Griffe lors du banquet des morts…
— Le uhlan était en train de s’étouffer, mais il n’était pas complètement mort. Il a pu de nouveau respirer une fois terminée l’extraction des noctules, et reprendre conscience au bout d’un moment. Mais pour ce qui est de Thècle, aucun pouvoir au monde n’aurait pu lui rendre la vie. Ils ont dû déterrer son cadavre alors que tu étais encore emprisonné à la Citadelle, et l’ont conservé dans un puits de glace. Et de toute façon, avant même que tu ne la voies, elle avait été vidée comme un poulet – et on avait rôti sa chair. » Jonas me saisit un bras. « Sévérian, ne fais pas l’idiot ! »
À ce moment-là, je ne souhaitais plus qu’une seule chose, mourir. Si une noctule s’était manifestée, je lui aurais ouvert les bras. Mais ce qui apparut, au loin sur le chemin, fut une forme blanche comme celle que j’avais aperçue auprès de la rivière. Je m’arrachai à l’étreinte de Jonas et lui courus sus.