Ce soir-là, Jonas et moi dînâmes seuls dans notre chambre. J’avais certes trouvé qu’il était très agréable d’être une vedette pour la foule, et connu de tout un chacun ; mais la popularité est également pesante, et au bout d’un moment on finit par en avoir assez de répondre toujours aux mêmes questions stupides et d’être obligé de décliner le plus poliment possible les multiples invitations à boire quelque chose.
Il se produisit un petit désaccord entre l’alcade et moi, à propos de la rémunération que je devais recevoir pour mon travail. J’avais cru comprendre qu’outre le quart du salaire qui avait été convenu, et que j’avais touché en étant engagé, je toucherais la totalité du solde de chaque client immédiatement après leur mort ; mais l’alcade prétendait avoir voulu dire que c’était seulement après l’exécution du troisième et dernier condamné que je serais réglé. Ce sont des conditions que je n’aurais jamais acceptées, et que j’aimais d’autant moins qu’il y avait eu entre-temps les prédictions du montreur de temps – que, par un sentiment de loyauté envers Vodalus, j’avais gardées pour moi. Mais après avoir menacé de ne pas monter sur l’échafaud, je fus payé et tout rentra dans l’ordre.
Nous nous trouvions maintenant confortablement installés tous deux, une bouteille de vin et un plateau de victuailles chaudes. L’aubergiste avait reçu l’ordre de dire que j’avais quitté son établissement, et je me serais senti parfaitement bien si le vin de mon gobelet ne m’avait pas rappelé avec autant d’insistance celui que Jonas avait découvert la veille dans l’aquamanile – peu après que j’eus examiné la Griffe en secret – et qui était de qualité bien supérieure.
Jonas, qui me regardait sans doute tandis que je contemplais le liquide rouge pâle, se versa une autre rasade et observa : « Tu dois te rappeler que tu n’es pas responsable du jugement. Si tu ne t’étais pas trouvé dans les parages, les condamnés auraient tout de même subi leur châtiment, en fin de compte, et probablement auraient-ils souffert davantage, entre des mains inexpertes. »
Je lui demandai de préciser de quoi il voulait parler.
« Je vois bien que tu es troublé… à propos de ce qui s’est passé aujourd’hui.
— Mais tout s’est bien passé, me semble-t-il, répondis-je.
— Sais-tu ce qu’a dit le poulpe à la sirène, en quittant son lit de varech ? Je ne conteste pas votre habileté, bien au contraire. Mais vous avez l’air d’avoir besoin de vous faire remonter le moral.
— Nous nous sentons toujours un peu déprimés, après. C’est ce que maître Palémon avait coutume de dire, et la chose se vérifie dans mon cas. Il prétendait qu’il s’agissait d’une fonction psychologique purement mécanique, ce qui, à l’époque, me semblait être une contradiction ; mais je me demande maintenant s’il n’avait pas raison. As-tu pu suivre le déroulement des événements, ou étais-tu trop occupé ?
— La plupart du temps j’étais derrière toi, sur les marches.
— Tu bénéficiais donc d’un bon point de vue ; tu auras pu constater comment les choses se sont passées – sans le moindre accroc à partir de l’instant où nous avons décidé de ne pas attendre la chaise. J’ai fait la preuve de ma maîtrise au point de susciter les applaudissements, et j’ai été l’objet de l’admiration de tous. On éprouve toujours un sentiment de lassitude dans les moments qui suivent. Maître Palémon disait aussi qu’il existait deux sortes de mélancolie : la mélancolie des foules et la mélancolie de cour, que certains d’entre nous éprouvent les deux, d’autres aucune, et quelques-uns l’une à l’exclusion de l’autre. Eh bien, moi, c’est la mélancolie des foules, et j’imagine que ce n’est pas à Thrax que je risque de découvrir si oui ou non j’éprouve aussi la mélancolie de cour.
— Mais qu’est-ce que c’est, au juste ? » demanda Jonas, le regard perdu dans son gobelet de vin.
« Un bourreau, disons plutôt un maître de la Citadelle, a parfois l’occasion d’entrer en contact avec des exultants du plus haut rang. Suppose que nous ayons un prisonnier particulièrement impressionnable, et que tout laisse à penser qu’il possède des informations importantes ; il y a toutes les chances pour que soit envoyée une personnalité de tout premier plan afin d’assister aux interrogatoires. Mais la plupart du temps, ce personnage n’aura guère d’expérience quant aux opérations les plus délicates. Il posera donc des questions au maître, et lui confiera éventuellement les craintes qu’il éprouve, en fonction du tempérament et de la santé du sujet. Dans de telles circonstances, un bourreau a l’impression d’être au cœur de l’événement…
— Et se sent très abattu lorsque tout est terminé… Oui, je crois que je peux comprendre.
— As-tu déjà été témoin d’une exécution mal organisée ?
— Non. Tu ne manges pas ta viande ?
— Moi non plus, mais j’en ai entendu parler, et c’est pourquoi j’étais tendu. Il y à le cas où le prisonnier se détache et s’enfuit en se mêlant à la foule ; le cas où il faut porter plusieurs coups avant d’arriver à trancher le cou ; le cas où le bourreau perd complètement son sang-froid et se trouve dans l’incapacité de procéder à l’exécution. Au moment où j’ai escaladé l’échafaud, je n’avais aucun moyen de savoir si l’un ou l’autre de ces malheurs n’allait pas m’arriver. En tant que bourreau, j’aurais pu être fini pour le restant de mes jours si la chose s’était produite.
— Il n’empêche, c’est une manière bien terrible de gagner sa vie… C’est ce que le buisson d’épines dit à la pie-grièche, sais-tu ?
— Je ne crois vraiment pas…» Je m’interrompis, ayant vu du coin de l’œil quelque chose bouger à l’autre bout de la chambre. Je crus tout d’abord qu’il s’agissait d’un rat, animal pour lequel j’éprouve une profonde répugnance ; je n’ai vu que trop souvent les morsures qu’ils infligeaient à nos clients, dans les cachots en dessous de la tour.
« Qu’est-ce qu’il y a ?
— Quelque chose de blanc. » Je me levai et fis le tour de la table pour mieux voir. « C’est une feuille de papier que quelqu’un a dû glisser sous notre porte.
— Encore une femme qui veut coucher avec toi », dit Jonas, mais j’avais déjà ramassé le document. Je reconnus effectivement les délinéaments délicats d’une écriture de femme, tracés à l’encre grise sur un parchemin. Je me rapprochai de la bougie pour pouvoir le lire.
Mon très cher Sévérian,
Grâce à l’un des braves qui m’aident en ce moment, j’ai appris que vous vous trouviez dans le village de Saltus, à proximité. Cela semble trop beau pour être vrai, mais je tiens à savoir si vous pouvez me pardonner.
Je peux vous jurer que tous les tourments que vous avez endurés à cause de moi n’étaient pas de mon fait. Dès le début, je voulais tout vous dire, mais les autres s’y sont formellement opposés. Ils estimaient que seuls devaient être au courant ceux pour qui c’était absolument indispensable – c’est-à-dire eux-mêmes à l’exclusion de tout autre – et finirent par me dire carrément que si je ne leur obéissais pas en tout point, ils annuleraient leur plan et me laisseraient mourir. Je sais que vous auriez donné votre vie pour moi, et c’est ainsi que je me suis permis de juger que, si le choix vous avait été laissé, vous auriez aussi préféré souffrir pour moi ; pardonnez-moi.
Mais maintenant j’en suis sortie et me trouve presque libre – je suis maîtresse de mes actes dans la mesure où j’obéis aux instructions simples et peu contraignantes du père Inire. C’est pourquoi je veux tout vous dire, dans l’espoir que lorsque vous connaîtrez tous les détails, vous me pardonniez vraiment.
Vous vous souvenez de mon arrestation, ainsi que des inquiétudes manifestées par maître Gurloes pour ce qui était de mon confort. Vous n’avez pas oublié qu’il est souvent venu me rendre visite dans ma cellule, ou qu’il m’a fait venir dans son bureau afin de me poser des questions, ainsi que les autres maîtres. Cela venait de ce que le père Inire, mon bon protecteur, l’avait chargé de veiller attentivement sur moi.
Finalement, quand il devint évident que l’Autarque ne me rendrait pas la liberté, le père Inire prit sur lui de me la donner. J’ignore les menaces qu’il a pu adresser à maître Gurloes, ou les pots-de-vin qu’il lui a fait passer. Les unes ou les autres ont dû suffire, et quelques jours avant ce que vous avez cru être ma mort, cher Sévérian, il m’expliqua comment les choses allaient se passer. Car il ne suffisait pas que je fusse libérée : il fallait en outre que je ne fusse pas recherchée. Autrement dit, on devait faire en sorte que l’on me crût morte, mais maître Gurloes avait reçu comme instruction expresse d’épargner ma vie.
Vous pouvez maintenant imaginer les difficultés qu’il nous fallut surmonter. Il fut convenu que je serais soumise à un genre de supplice dont l’action était purement interne, et que maître Gurloes devait auparavant désarmer, afin de ne pas me porter atteinte. Il était prévu que je devais vous demander le moyen d’abréger mes souffrances quand vous me trouveriez en train d’agoniser ; et tout s’est passé selon ce plan. Vous m’avez procuré le couteau, et je me suis fait une légère entaille au bras ; je m’étais accroupie tout contre la porte afin qu’un peu de sang coule par en dessous. Ensuite, je me suis barbouillé la gorge et j’ai attendu, immobile sur le lit, que vous fussiez venu vérifier ce que j’avais fait.
Avez-vous vraiment regardé ? J’étais allongée, comme morte. Mes yeux avaient beau être fermés, j’eus l’impression de ressentir votre souffrance lorsque vous m’avez vue ainsi. Il s’en est fallu de peu que je ne pleure, et je me souviens de ma peur à l’idée que vous puissiez voir couler mes larmes. Finalement, j’ai entendu vos pas qui s’éloignaient, et je me suis relevée pour bander mon bras et me laver le visage et le cou. Au bout d’un moment, maître Gurloes est arrivé et m’a emmenée. Pardonnez-moi…
Mon désir est grand de vous voir maintenant, et si le père Inire, comme il me l’a solennellement promis, arrive à obtenir ma grâce, il n’y a aucune raison que nous restions séparés plus longtemps.
Mais il faut venir tout de suite : j’attends son messager, et lorsque celui-ci sera arrivé, il me faudra voler jusqu’au Manoir Absolu me jeter aux pieds de l’Autarque – que son nom soit un baume trois fois béni sur le front brûlant de ses esclaves.
Pas un mot de tout cela à qui que ce soit, bien entendu ; quittez Saltus dans la direction du nord-est ; avancez jusqu’à ce que vous rencontriez un ruisseau qui rejoint le Gyoll en faisant de nombreux méandres. Remontez-le, vous finirez par arriver à sa source, à l’entrée d’une mine.
Je dois ici vous faire part d’un grand secret, qu’il ne faudra en aucun cas révéler à d’autres. Cette mine est en réalité un dépôt pour le trésor de l’Autarque, dans lequel se trouvent d’énormes quantités de pièces neuves, des lingots d’or et d’argent et des pierres précieuses. Ce dépôt a été constitué au cas où il serait un jour obligé d’abandonner le trône du Phénix ; il est gardé par des domestiques un peu particuliers du père Inire, mais il ne faudra pas en avoir peur. On leur a dit de m’obéir, et comme je leur ai parlé de vous, ils vous laisseront passer sans vous provoquer. Après avoir pénétré dans la mine, vous suivrez le cours d’eau, jusqu’au bout, à l’endroit où il jaillit d’une pierre. C’est ici que j’attends, ici que j’écris dans l’espoir que vous pardonnerez à votre
Thècle.
Je fus pris d’un indescriptible sentiment de joie en lisant et relisant cette lettre. Jonas, qui pouvait voir mon visage, bondit tout d’abord de sa chaise – il a dû me croire sur le point de défaillir – puis s’écarta de moi comme il l’aurait fait d’un fou. Lorsque finalement je pliai la lettre et la jetai dans ma sabretache, Jonas, en véritable ami qu’il était, ne me posa pas la moindre question ; mais à son regard, je vis qu’il était prêt à m’aider.
« J’ai besoin de ta monture, lui dis-je. Puis-je la prendre ?
— Avec plaisir. Cependant…»
Mais déjà je déverrouillais la porte. « Tu ne peux pas venir. Si tout se passe bien, je veillerai à ce qu’elle te soit restituée. »
Tandis que je descendais l’escalier quatre à quatre et traversais la cour au galop, je crus littéralement entendre la voix de Thècle prononcer les mots de sa lettre ; et j’étais tout à fait devenu fou au moment où j’entrai dans l’écurie. Je cherchai des yeux le merychippus de Jonas, mais je vis à sa place un grand destrier, plus haut que moi. Je n’avais aucune idée de la personne qui l’avait amené jusque dans ce paisible village, et ne cherchai pas un seul instant à le savoir. Je sautai sur son dos sans la moindre hésitation, dégainai Terminus Est et tranchai d’un coup le licou qui le retenait attaché.
Je n’ai jamais vu de meilleure monture. En un seul bond elle était hors de l’écurie, en deux dans la grand-rue du village. Le temps d’une respiration, je craignis qu’elle ne se prenne dans les cordages des tentes, mais elle avait le pied aussi sûr que celui d’une danseuse. La rue se dirigeait vers l’est, c’est-à-dire vers le fleuve ; les dernières maisons dépassées, je la fis obliquer vers la gauche. Elle franchit un mur aussi aisément qu’un enfant saute un bâton, et nous nous retrouvâmes en train de galoper à pleine allure dans une prairie où des taureaux redressèrent leurs cornes à notre passage, dans la lumière verte de la lune.
Je suis loin d’être un parfait cavalier, et à l’époque je montais encore moins bien qu’à présent. En dépit de la selle haute et large, je crois bien que je ne serais pas resté plus d’une demi-lieue sur le dos d’une autre bête ; mais les qualités du destrier que je venais de voler étaient telles qu’en dépit de sa vélocité, il se déplaçait comme une ombre. Et en vérité, c’est bien d’une ombre que nous devions avoir l’air, lui avec sa robe sombre, et moi dans ma cape de fuligine. Il n’avait toujours pas ralenti son allure lorsque nous débouchâmes sur le ruisseau mentionné dans la lettre, dans une grande gerbe d’eau. Je le retins à cet endroit, en partie en tirant sur ses rênes, mais surtout par la voix ; il m’écouta comme l’aurait fait un vieux compagnon. Aucun chemin n’était tracé sur l’une ou l’autre rive, et nous ne l’avions pas remonté bien loin quand nous tombâmes sur des halliers descendant jusqu’au bord de l’eau. Je retournai dans le ruisseau, en dépit de la répugnance marquée par ma monture, et, comme on gravit des marches, nous le remontâmes dans les bouillonnements de son cours écumant, traversant à la nage les bassins les plus profonds.
Pendant plus d’une veille, nous pataugeâmes dans ce ruisseau qui passait à travers une forêt très semblable à celle où nous nous étions retrouvés, Jonas et moi, après avoir été séparés de Dorcas, du Dr Talos et du reste de la troupe, à la porte de Compassion. Puis les rives furent plus hautes et accidentées, et les arbres rabougris et tout tordus. De grosses pierres ralentissaient le courant, et, à leurs bords francs à angle droit, je reconnus le travail des hommes ; nous étions dans une région de mines, et les ruines de quelque grande ville devaient se trouver là en dessous. La pente se fit plus raide, et en dépit de tout son courage, mon destrier trébucha plusieurs fois sur des pierres glissantes ; si bien que je fus obligé d’en descendre et de le guider. C’est de cette manière que nous franchîmes toute une série de marmites profondes, endroits oniriques et obscurs dans leurs hautes parois d’ombre, mais piqués des reflets verts du clair de lune et dont le silence n’était troublé que par les échos de l’eau grondante.
Je me retrouvai en fin de compte dans une gorge plus petite et plus étroite que toutes celles qui avaient précédé ; en son extrémité, à une encablure environ de moi, la lune éclairait un véritable escarpement dans lequel se découpait une ouverture noire. C’est de celle-ci que coulait le ruisseau, qui en jaillissait comme la salive de quelque titan pétrifié. Je découvris tout à côté de l’eau un recoin de terre assez plat pour ma monture, et je m’arrangeai pour l’attacher à un arbuste avec ce qui restait des rênes.
On pouvait accéder autrefois à l’entrée de la grotte, ou de la mine, grâce à une passerelle de bois ; mais cela faisait maintenant bien longtemps qu’elle avait dû finir de pourrir. Au premier abord, dans la faible lumière du clair de lune, l’escalade m’apparut impossible ; mais je découvris quelques bonnes prises pour les pieds dans la vieille paroi et pus grimper le long de la cascade.
Mes mains tâtonnaient déjà dans l’ouverture de la grotte, lorsque j’entendis ou crus entendre un son en provenance du défilé en dessous ; je m’immobilisai, tournant la tête pour scruter l’ombre. Tout autre bruit qu’un appel de trompe ou une explosion aurait été noyé par le grondement de l’eau, et c’est ce qui s’était produit ; j’étais néanmoins convaincu d’avoir perçu quelque chose – le claquement d’une pierre tombant sur une autre pierre, ou le « plouf » d’un gros objet tombant dans l’eau.
Tout paraissait calme et paisible dans l’étroite gorge. Puis je vis au loin mon destrier bouger, et, pendant un bref instant, sa tête pleine de fierté, les oreilles dressées et tournées vers l’avant, apparut dans la lumière. Je conclus alors que ce que je venais d’entendre n’était rien d’autre que le fer de son sabot sonnant contre un rocher, le fait d’être attaché très court le rendant nerveux. Je me glissai dans l’entrée obscure d’un seul rétablissement, geste qui, comme je l’appris plus tard, me sauva la vie.
Un homme de bon sens, sachant comme c’était mon cas qu’il allait lui falloir pénétrer dans un endroit semblable, se serait muni d’une lanterne et d’une bonne réserve de bougies. Mais j’avais été mis hors de moi à l’idée que Thècle était encore vivante, et je n’avais rien pour m’éclairer. C’est pourquoi je dus m’avancer à tâtons dans l’obscurité, et, au bout de l’équivalent d’une douzaine de pas, il n’y avait plus le moindre reflet de lune pour me guider. J’étais en train de patauger dans le courant et me remis à marcher comme lorsque j’avais tiré le destrier derrière moi. J’avais jeté Terminus Est sur mon épaule gauche, sans craindre d’en mouiller l’extrémité, car le plafond était tellement bas qu’il me fallait marcher plié en deux. J’avançai ainsi longtemps, redoutant constamment de m’être trompé et que Thècle ne m’attende en vain en un autre endroit.