En dépit de ce que m’avait raconté le bouvier, je comptais bien trouver au moins un village comme Saltus, où nous pourrions nous procurer de l’eau pure, un endroit pour nous reposer, et pour quelques as, acheter de la nourriture. Au lieu de cela, nous tombâmes sur une ville fantôme complètement en ruine. Le chiendent poussait entre les pierres pourtant solides qui pavaient autrefois les rues, si bien que, de loin, c’est à peine si son sol se distinguait de celui de la pampa environnante. Les colonnes écroulées gisaient au milieu des herbes folles comme des troncs d’arbres abattus par la fureur d’une tempête ; quelques-unes étaient encore debout, mais brisées, et d’un blanc aveuglant sous le soleil. Des lézards aux yeux noirs brillants et au dos hérissé de pointes restaient comme pétrifiés dans la lumière. Les bâtiments se réduisaient à de simples monticules sur lesquels l’herbe poussait, encore plus dense, grâce au lœss amené par le vent.
Il n’y avait aucune raison pour nous faire changer de destination, c’est pourquoi nous continuâmes vers le nord-ouest, en sollicitant nos montures. Pour la première fois, je pris conscience de l’existence de montagnes en face de nous. Encadrées par l’arche d’une ruine, elles n’étaient qu’une ligne un peu plus bleue posée sur l’horizon ; on sentait cependant leur présence, comme nous sentions celle de nos clients devenus fous au troisième niveau des oubliettes, alors qu’ils ne faisaient jamais un pas vers le deuxième niveau, ni même hors de leurs cellules. Le lac Diuturna s’étendait quelque part dans ces montagnes. Et Thrax également. Pour autant que je susse, les pèlerines erraient entre leurs pics et leurs précipices, et soignaient les blessés de la guerre sans fin qui se poursuivait contre les Asciens. Cela aussi se passait dans les montagnes ; là, des centaines de milliers d’hommes avaient laissé la vie pour la conquête d’un col.
Or nous étions arrivés dans une ville où, à part le croassement du corbeau, pas une voix ne se faisait entendre. Nous avions emporté de l’eau dans des outres en peau prises chez le bouvier, mais il n’en restait presque plus. Jolenta était encore plus faible, et j’étais du même avis que Dorcas : si nous n’en trouvions pas avant le soir, elle allait certainement mourir. Exactement au moment où Teur roulait sur le soleil, nous tombâmes sur une table de sacrifice brisée, dont le bassin contenait encore un peu d’eau de pluie. Elle était stagnante et sentait mauvais, mais, en désespoir de cause, nous laissâmes Jolenta en avaler quelques gorgées, qu’elle vomit aussitôt. Le mouvement de Teur ne tarda pas à révéler la lune, dont la rondeur était maintenant bien entamée, et sa lumière verdâtre et pâle vint remplacer celle plus brillante du soleil que nous avions perdue.
Tomber sur le plus pauvre des feux de camp nous aurait paru un miracle ; ce que nous vîmes en fait était plus étrange, mais de prime abord moins surprenant. Dorcas venait de m’indiquer quelque chose à l’est ; je regardai et crus voir, un moment plus tard, un météore. « C’est une étoile filante, dis-je. N’en avais-tu encore jamais vu ? Il y en a de vraies pluies, parfois.
— Non ! C’est un bâtiment, ne vois-tu pas ? Regarde sa forme plus sombre contre le ciel. Il doit posséder un toit plat, et il y a quelqu’un qui s’y trouve avec du silex et un morceau de fer. »
J’étais sur le point de lui dire qu’elle avait trop d’imagination, lorsqu’un rougeoiement très faible, à peine plus gros, vu d’où nous étions, qu’une tête d’épingle, apparut à l’endroit où l’étoile était tombée. Deux respirations plus tard, une petite langue de flamme s’éleva.
Ce n’était pas tellement loin, mais l’obscurité et les pierres effondrées qu’il nous fallait franchir en donnaient l’impression ; le temps de nous retrouver à proximité, le feu fut assez brillant pour que nous puissions apercevoir trois silhouettes accroupies à côté. « Nous avons besoin de votre aide, lançai-je. Cette femme est en train de mourir. »
Toutes trois levèrent la tête, et une voix criarde de vieille femme demanda : « Qui parle ? Je viens d’entendre une voix d’homme, et je ne vois pas d’homme. Qui êtes-vous ?
— Par ici », répondis-je, en rejetant ma cape de fuligine ainsi que mon capuchon. « Sur votre gauche. J’ai des vêtements sombres, c’est tout.
— En effet… en effet. Qui est en train de mourir ? Pas la petite aux cheveux pâles… non, la grosse à la tignasse rousse. Nous avons du vin et un feu, ici, comme seuls et uniques remèdes. Faites le tour, vous trouverez l’escalier de l’autre côté. »
Je conduisis les animaux derrière la construction, comme la femme nous avait dit. Le mur arrêtait la lumière de la lune, trop basse sur l’horizon, et nous nous retrouvâmes dans le noir le plus complet ; je trébuchai sur des marches grossières, sans doute faites à partir de pierres détachées que l’on avait empilées le long du bâtiment. Après avoir entravé les deux destriers, je pris Jolenta dans mes bras et la portai, tandis que Dorcas me précédait pour tâter du pied l’escalier improvisé et m’avertir de ses dangers.
Une fois que nous fûmes sur le toit, je constatai qu’il n’était pas plat, et que sa pente était suffisante pour me faire craindre de trébucher à chaque pas. Sa surface dure et inégale semblait être constituée de tuiles ; à un moment donné, l’une d’elles se détacha, et je l’entendis racler et cogner contre les autres, puis franchir le bord du toit avant d’aller se fracasser sur les blocs empilés en dessous.
Lorsque je n’étais encore qu’un apprenti bien trop jeune pour recevoir des commissions autres que les plus simples, on m’avait donné une fois une lettre à porter à la tour des Sorcières, au-delà de notre Ancienne Cour. (J’appris, beaucoup plus tard, qu’il y avait d’excellentes raisons à choisir quelqu’un qui fût encore loin d’être pubère pour porter les messages qu’exigeait notre voisinage.) Maintenant que je sais l’horreur que notre propre tour inspire non seulement aux gens du quartier mais également – et si ce n’est à un plus grand degré – aux autres résidents de la Citadelle, le souvenir de mes terreurs d’alors ne manque pas d’un certain piquant par leur naïveté ; cependant, pour le petit garçon sans intérêt que j’étais, elles étaient bien réelles. Les apprentis plus âgés racontaient d’épouvantables histoires à leur sujet, et j’avais vu des garçons sans conteste plus courageux que moi pâlir à l’idée de s’y rendre. Aux fenêtres de leur tour, la plus maigre de la Citadelle qui en comptait pourtant des myriades, la nuit, on voyait d’étranges lumières colorées. Les cris que nous entendions filtrer à travers les hublots de notre dortoir, ne provenaient pas, comme chez nous, de salles d’examen souterraines, mais des plus hauts niveaux ; et nous savions que c’étaient les sorcières elles-mêmes qui les poussaient et non pas leurs clients puisque, dans l’acception que nous donnions à ce terme, elles n’en avaient pas. Ces cris n’étaient pas non plus ceux de la folie, non plus que des hurlements d’angoisse, comme chez nous.
On m’avait fait me laver les mains pour que l’enveloppe ne soit pas souillée, et c’est avec une pénible conscience de leur humidité et de leur rougeur que j’entrepris de traverser l’étendue de la cour où de nombreuses flaques d’eau étaient prises par le gel. En esprit je m’imaginai une sorcière dont l’immense dignité m’humilierait, et qui ne répugnerait pas à me punir d’une manière particulièrement repoussante pour avoir osé porter une lettre avec des mains aussi rouges ; après quoi, elle me renverrait à maître Malrubius avec une réponse méprisante à donner.
Je devais être encore très petit, de fait, puisqu’il me fallut sauter pour atteindre le marteau de la porte ; et j’entends encore le claquement des semelles trop fines de mes chaussures sur la pierre du seuil, creusée par l’usure.
« Oui ? » Le visage qui me regardait se tenait à peine plus haut que le mien. Il faisait partie de cette catégorie – mais particulièrement remarquable dans le genre, parmi les centaines de milliers de visages que j’ai pu voir – qui évoque immédiatement des idées de beauté et de maladie. La sorcière à laquelle il appartenait me parut âgée, alors qu’elle devait avoir vingt ans tout au plus ; mais elle n’était pas grande, et se tenait dans cette position courbée qui est souvent caractéristique d’un très grand âge. Son visage était tellement délicat et blanc qu’il aurait pu avoir été sculpté dans de l’ivoire par un maître.
Sans un mot, je lui tendis ma lettre.
« Suis-moi », dit-elle. La phrase que je redoutais venait de tomber, mais maintenant qu’elle avait été proférée, elle me parut avoir été tout aussi inévitable que la ronde des saisons.
La tour dans laquelle je pénétrai était très différente de la nôtre, à la solidité oppressante, bâtie de plaques de métal assemblées de manière tellement précise qu’elles s’étaient fondues les unes dans les autres avec les siècles, pour ne plus former qu’une seule masse ; quant aux étages inférieurs, ils étaient chauds et ruisselants d’humidité. Rien ne paraissait solide dans la tour des Sorcières, et en réalité peu de choses l’étaient. Des années plus tard, maître Palémon m’expliqua qu’elle constituait, de très loin, la construction la plus ancienne de la Citadelle, et que, bâtie à une époque où les plans des tours n’étaient guère qu’une imitation de l’anatomie humaine en matière inanimée, les squelettes d’acier n’étaient prévus que pour supporter une enveloppe des plus légères. Avec les siècles, le squelette de la tour s’était peu à peu dégradé sous l’effet de la corrosion, jusqu’à ce que la structure qu’il avait autrefois soutenue ne tienne plus que grâce aux réparations et aux renforts mis un peu partout par les générations passées. Des salles trop grandes se trouvaient séparées par des murs guère plus épais que des draperies ; il n’y avait plus un seul plancher qui fut horizontal ni un escalier qui fût droit ; toutes les rampes sur lesquelles je m’appuyai machinalement me parurent sur le point de me rester dans les mains. Des dessins gnostiques avaient été exécutés sur les murs avec des craies blanches, vertes ou pourpres, mais il n’y avait que très peu de mobilier, et l’air me parut plus froid qu’à l’extérieur.
Après avoir emprunté plusieurs escaliers et une échelle dont les barreaux étaient taillés dans les branches non écorcées d’un arbuste odoriférant, je fus introduit en présence d’une vieille femme installée sur la seule chaise que j’avais vue jusqu’ici ; elle était en train d’examiner, à travers un dessus de table vitré, ce qui me parut être un paysage artificiel peuplé d’animaux handicapés et sans poil. Je lui remis ma lettre et fus reconduit ; mais, pendant le bref instant où elle m’avait regardé, je l’avais assez bien vue pour que son visage, comme celui de la jeune-vieille femme qui m’avait accompagné, me restât gravé définitivement dans la mémoire.
Si je raconte maintenant cet incident de mon enfance, c’est parce qu’il me sembla, au moment où je déposai Jolenta sur les tuiles auprès du feu, que les femmes qui se trouvaient accroupies à côté étaient ces deux mêmes sorcières. La chose était impossible ; la vieille femme à laquelle j’avais remis mon pli devait être morte, et la jeune, si elle vivait encore, avoir trop changé pour être reconnue tout de suite, comme ce devait être aussi le cas pour moi. Et pourtant, les deux visages qui se tournèrent vers moi étaient ceux dont je me souvenais. Peut-être n’y a-t-il que deux sorcières dans tout l’univers, qui renaissent sans fin…
« Qu’est-ce qui lui arrive ? » demanda la plus jeune des deux. Dorcas et moi le lui expliquâmes de notre mieux.
Bien avant que nous eussions terminé, la plus âgée avait posé la tête de Jolenta sur ses genoux, et après avoir glissé le goulot d’une bouteille en céramique dans sa bouche, essaya de la forcer à boire. « Cela lui porterait tort s’il avait sa force normale, commenta-t-elle. Mais il y a trois parts d’eau pour une de vin. S'il est vrai que vous ne voulez pas la voir mourir, vous avez eu de la chance de tomber sur nous. Mais va-t-elle aussi avoir de la chance, je ne saurais dire. »
Je la remerciai et lui demandai où était passée la troisième personne que nous avions aperçue près du feu.
La vieille femme soupira et me regarda quelques instants avant de revenir à Jolenta.
« Il n’y avait que nous deux, intervint la plus jeune. Vous avez vu trois personnes ?
— Parfaitement, dans la lumière du feu. Votre grand-mère – si c’est bien le cas – est la personne qui m’a répondu. Vous et celui ou celle qui était avec vous avez simplement levé la tête, puis vous vous êtes à nouveau inclinés.
— Ce n’est pas ma grand-mère, mais la Cuméenne. »
C’est un mot que j’avais déjà entendu, mais, pendant un moment, je ne pus me souvenir où. Aussi immobile que celui d’une oréade dans un tableau, le visage de la plus jeune ne me donnait pas la moindre indication.
« La devineresse, expliqua Dorcas. Et vous, qui êtes-vous ?
— Son acolyte ; mon nom est Merryn. Il est significatif, peut-être, que vous, qui êtes trois, ayez vu trois personnes auprès du feu, tandis que nous qui n’étions que deux, n’avons vu tout d’abord que deux silhouettes. » Elle lança un regard à la Cuméenne comme pour chercher confirmation, et semblait l’avoir obtenue lorsqu’elle se tourna à nouveau vers nous ; les yeux de la Cuméenne n’avaient pourtant pas cillé.
« Je suis certain d’avoir vu une troisième personne, d’une corpulence nettement plus forte que vous deux, dis-je.
— C’est une soirée étrange, et ceux qui chevauchent la brise nocturne choisissent parfois d’emprunter une apparence humaine. Reste à savoir pourquoi une telle puissance a souhaité vous apparaître en particulier. »
L’effet produit par ses yeux sombres et son visage serein était si grand, que je me serais laissé convaincre si Dorcas, d’un signe de tête presque imperceptible, n’avait réussi à me faire comprendre que le troisième membre du groupe rassemblé autour du feu avait tout aussi bien pu disparaître discrètement, en allant se cacher de l’autre côté du toit, près du pignon.
« Elle peut survivre, dit la Cuméenne sans détourner son regard du visage de Jolenta. Bien qu’elle ne le souhaite pas.
— Encore heureux pour elle que vous ayez eu tout ce vin », remarquai-je.
La vieille femme ne mordit pas à l’hameçon, se contentant de répondre : « Oui, en effet. Pour vous et peut-être même pour elle. »
Merryn saisit un tison pour faire reprendre le feu. « Il n’y a pas de mort. »
Je me pris à rire un peu, surtout, je crois, parce que je n’étais plus aussi inquiet pour Jolenta. « Ceux de ma profession pensent autrement.
— Ceux de votre profession se trompent. »
Jolenta murmura alors : « Docteur ? » C’était la première fois, depuis le matin, qu’elle parlait.
« Vous n’avez pas besoin d’un médecin, en ce moment, dit Merryn. Quelqu’un de bien mieux s’occupe de vous. »
La Cuméenne marmonna : « C’est son amant qu’elle cherche.
— Lequel n’est donc pas cet homme en fuligine, mère ? Aussi, je le trouvais bien ordinaire pour elle.
— Ce n’est qu’un bourreau ; celui qu’elle cherche est pire. »
Merryn hocha la tête pour elle seule, puis nous dit : « Sans doute n’avez-vous pas envie de la déplacer encore cette nuit, mais nous sommes dans l’obligation de vous le demander. Vous trouverez cent autres endroits bien plus favorables pour installer votre campement, de l’autre côté des ruines ; il serait dangereux pour vous de rester ici.
— Un danger de mort ? demandai-je. Vous venez de dire vous-même que la mort n’existait pas. Que craindrais-je donc, si je vous crois ? Et si je ne vous ai pas crue, pourquoi vous croirais-je maintenant ? » Malgré tout, je me levai pour m’en aller.
La Cuméenne leva les yeux. « Elle va bien, croassa-t-elle. Cependant elle ne le sait pas, et parle mécaniquement, comme un étourneau dans sa cage. La mort n’est rien, et c’est pour cette raison que vous devez la craindre. Que peut-on craindre de pire ? »
Je ris de nouveau. « Je suis incapable de discuter avec quelqu’un d’aussi sage que vous. Mais comme vous nous avez donné toute l’aide que vous pouviez offrir, nous allons partir, comme vous le souhaitez. »
La Cuméenne me laissa lui reprendre Jolenta, tout en répondant : « Ce n’est pas ce que je souhaite. Mon acolyte croit encore que l’univers doit lui obéir, comme un échiquier sur lequel elle pourrait librement disposer les pièces, selon le plan de son choix. Les Mages ont cru bon de me compter parmi eux lorsqu’ils ont rédigé leur courte liste ; mais j’y perdrais ma place si j’oubliais que des gens comme nous ne sont que des petits poissons qui doivent suivre des courants invisibles, sous peine de s’épuiser à chercher leur nourriture. Il faut maintenant envelopper cette pauvre créature dans votre manteau et la laisser près de mon feu. Lorsque ce lieu sortira de l’ombre de Teur, j’examinerai à nouveau sa blessure. »
Je restai debout, tenant toujours Jolenta, incertain sur la conduite à tenir. Les intentions de la Cuméenne paraissaient amicales, certes, mais sa métaphore m’avait rappelé le souvenir désagréable de l’ondine. À observer son visage, j’en vins à douter qu’elle fût une vieille femme, ne me rappelant que trop clairement le moment où les cacogènes avaient retiré leurs masques, révélant leurs visages hideux lorsque Baldanders s’était précipité sur eux.
« Vous me rendez honteuse, mère, dit Merryn. Dois-je l’appeler ?
— Il nous a entendus et viendra sans être appelé. » Elle avait raison. J’entendais déjà un frottement de bottes de l’autre côté du pignon.
« Vous êtes alarmé ; pourquoi ne pas déposer la jeune femme, comme je vous l’ai dit, et tirer votre épée pour défendre votre belle ? Cependant, il n’y en aura nul besoin. »
Avant même qu’elle ait fini de parler, j’apercevais un haut chapeau sur une grosse tête, puis de larges épaules dont la silhouette se dessinait sur le ciel nocturne. Je déposai Jolenta près de Dorcas et tirai Terminus Est.
« Inutile, dit une voix grave. Complètement inutile, mon jeune ami. Je serais venu refaire connaissance depuis un moment, mais je ne savais pas si la châtelaine le souhaitait. Mon maître – et le vôtre – vous envoie ses salutations. » C’était Hildegrin.