XVII

Les poings serrés, Kerian regardait ses guerriers. Trois étaient blessés, dont deux grièvement, et deux autres avaient péri. L’odeur du sang avait envahi l’air.

Bruyère était tombé... Kerian l’avait côtoyée deux ans seulement. Pourtant il lui semblait la connaître depuis des décennies... Avant chaque combat, Bruyère revêtait une magnifique cotte de mailles qu’un prince n’eût pas dédaignée.

Mais les plus belles cottes de mailles du monde ne protégeaient pas de tout.

La preuve...

Kerian étudia le chariot renversé. Deux hors-la-loi morts, trois blessés et un chevalier à l’agonie... Son camarade avait fui en direction de la route de Qualinost. Déjà, l’Ancienne entrait en transe pour semer à la ronde la confusion des sens. Encore quelques instants, et le fuyard serait perdu sur une route qu’il avait pourtant souvent empruntée...

Comme si on exerçait une forte pression sur l’arête de son nez, Kerian éprouvait une douleur lancinante entre les yeux... Elle s’avisa qu’elle serrait trop les mâchoires.

Au printemps, le retour des Ombres de la Nuit avait attiré Thagol vers l’est. Depuis, Kerian souffrait de migraines. Si certaines pouvaient aisément s’attribuer à la faim ou à la fatigue, d’autres n’avaient pas d’explication naturelle. Elles résultaient du contact de l’esprit d’un Chevalier du Crâne...

Sur les routes de la nuit, en rêve, Thagol traquait le chef des Ombres. Pour Kerian, les étranges migraines avaient commencé après un raid contre un avant-poste frontalier – une hideuse structure de roche et de bois construite entre la forêt et les gorges qui séparaient le Qualinesti des Terres de Pierre. Cinq chevaliers avaient péri au cours de l’attaque, puis quatre autres, chargés de relever la garde... Comme toujours, les rebelles avaient détroussé les cadavres et abandonné les dépouilles aux corbeaux.

Pour une fois, cette tactique visant à collecter des armes et à en priver l’ennemi, avait desservi Kerian.

Peu après, par une nuit sans lune, elle s’était réveillée en sueur, transie jusqu’aux os. Resserrant ses couvertures autour d’elle, Kerian avait levé les yeux au ciel, où les étoiles brillaient si fort qu’elle n’avait pu soutenir leur lueur... De l’autre côté du campement, à la lueur des braises qui couvaient, elle avait aperçu la chamane...

Elle s’était levée pour aller s’agenouiller près de l’Ancienne...

— Kerian du Qualinesti, il te pourchasse sur les routes de tes rêves... S’il t’attrape, nous serons tous perdus. Ton roi aussi.

— Comment est-ce possible ? Peux-tu m’aider ?

Par bonheur, l’Ancienne connaissait la magie idoine.

Ainsi protégée, Kerian souffrait néanmoins de ne plus rêver... Depuis leurs retrouvailles hivernales, elle avait revu Gilthas deux fois, au printemps, quand il l’avait avertie du retour de Thagol, et l’été, dans sa maison de chasse. Mais elle ne rêvait plus de lui, car elle portait l’héliotrope de l’Ancienne, qui la privait de ses songes...

Thagol ne baissait pas les bras. Faute de pouvoir traquer sa proie la nuit, il le faisait de jour, guidé par l’empreinte psychique qu’elle laissait sur les chevaliers morts de sa main... Et elle avait ces seules migraines comme avertissement.

Le soleil brillait dans un ciel limpide. Kerian se tourna vers un jeune Kagonesti nommé Touffe. Il devait ce sobriquet à une mèche de cheveux blancs, dans sa crinière noire, apparue la nuit où il avait appris le massacre du Vol de l’Aigle.

Il était un des rares survivants.

— Touffe, emmène Rale. Trouvez et tuez le chevalier.

Les yeux étincelant, le Kagonesti s’empressa d’obéir.

Kerian flanqua un coup de pied au chariot. Touffe avait de la haine à revendre, mais justement... N’était-il pas mal d’utiliser ainsi des guerriers pétris de haine ?

En colère, Kerian fit des yeux le tour de la clairière.

— Rhyl, imbécile !

Occupé à panser le bras d’un blessé, Jeratt leva à peine les yeux de sa tâche.

Rhyl se leva en chancelant. Il souffrait d’une blessure à la tête. Mais ç’aurait été bien pire si son adversaire ne s’était pas écroulé l’instant suivant, une flèche dans la gorge... Prenant appui sur le chariot, Rhyl regarda ses amis, vivants et morts. Le chargement s’était renversé. Des peaux tannées, destinées à devenir des bottes, des manteaux et des fourreaux...

— Qui traites-tu d’imbécile ? grogna-t-il en essuyant le sang qui lui coulait dans les yeux. Un chevalier est mort et l’autre le sera bientôt.

Kerian l’attrapa par le col de sa chemise et le tira vers elle.

— Je t’ai dit que nous n’attaquerions rien sur cette route avant le passage du convoi ! (Elle montra le chariot.) Tu trouves que ça ressemble à quatre chariots d’armements ?

Le vent se leva, murmurant à travers les branches. Gisant près du véhicule, le chevalier rendit son dernier soupir. Un blessé en aida un autre à se relever.

— Ça devenait trop dur pour toi, Rhyl ? Trop pénible de ne pas dévaler la colline pour détrousser les voyageurs, comme au bon vieux temps ?

Il grogna quelque chose du genre « Oui, non ou fiche-moi la paix »...

— Tu étais d’accord. Dès le premier soir où nous en avons parlé, dès que tu as levé ton arc pour tuer un chevalier, tu m’as juré obéissance. Aujourd’hui, voilà que tu attaques ce petit chariot... Deux de nos amis viennent de leur payer de leur vie ! Et si Touffe n’abat pas le chevalier en fuite, Qualinost apprendra ce qui s’est passé. Thagol aussi, peut-être !

Rhyl haussa les épaules, histoire de montrer qu’il n’était pas intimidé...

Kerian plissa le front.

— Rhyl, insista-t-elle d’une voix dure et coupante comme la glace, je dois pouvoir compter sur toi.

— Tout ça pour ton roi... Nous brûlons des ponts, nous harcelons les chevaliers, nous espionnons la clientèle des tavernes pour récolter des miettes d’informations !

Jeratt ricana.

— Oh, non... Tu as un coffre bien rempli, au fond de ta cachette, mon garçon. Alors qu’avant, il était plein de vide !

Kerian prit Rhyl par l’épaule.

— Puis-je compter sur toi ?

Elle consulta du regard Jeratt qui secoua la tête.

Des nuées de corbeaux assombrirent bientôt le ciel. Kerian en vit certains partir vers l’ouest, la route de Qualinost... Un cri de triomphe retentit dans la forêt.

Touffe avait trouvé sa proie, lui tranchant sans pitié la tête.

— Jeratt, ordonna Kerian, nettoie un peu. Pas trop. Laisse les cadavres où ils sont, mais tire le chariot à l’écart, sur le bas-côté, pour que les fermiers puissent passer. Thagol entendra parler de cette attaque, alors autant qu’elle porte notre griffe.

Il inclina la tête.

— Et toi ?

— Il faut que j’aille voir Bueren Rose. J’ai un message urgent à transmettre.

Aussi frustré qu’elle, Jeratt s’attela à la tâche sans un regard pour Rhyl. Il fit un signe à Kerian, qui réagit discrètement.

Ils se comprenaient parfaitement.

La douleur revint... Kerian eut l’impression qu’une force invisible exerçait une atroce pression sur ses tempes. Yeux fermés, elle serra l’héliotrope.

La douleur reflua sans disparaître.

Quand elle rouvrit les yeux, Jeratt tendait déjà la main pour l’empêcher de tomber.

— Je vais bien.

L’elfe eut l’air d’en douter.

— Occupe-toi de Rhyl.

Il se gratta la barbe.

— Il est hors jeu. Retrouve-moi après.


Gilthas était campé sur le seuil de sa chambre, face à sa bibliothèque. À l’heure de la poésie, il laissait sa plume s’abreuver à l’encrier, son cœur ruminant ses douleurs... À cet instant précis, il avait capté un bruit suspect, dans le mur.

Retenant son souffle, il posa ses rouleaux de parchemin sur un fauteuil à l’armature en merisier. La lune inondait son lit d’une lumière argentée. Une couche tellement vide et glaciale, depuis que l’astre céleste n’y avait plus surpris Kerian... Il y avait de cela des mois.

Entre ces draps glacés, Gilthas faisait de fréquents cauchemars. Des rêves sombres que Kerian savait bannir d’une caresse, et des appréhensions infiniment noires qu’elle chassait d’un mot... Il rêvait de feu et de mort, de la disparition de son royaume, de tout ce qu’il aimait sombrant dans une terreur indicible, née des Abysses d’une déesse depuis longtemps disparue...

Aujourd’hui, le cauchemar était toujours le même, froid et mordant. Gilthas voyait en songe une tête plantée au bout d’une pique, sur le parapet du pont est, des cheveux de miel englués par le sang, une bouche béante, des yeux fixes grands ouverts.

Sur toutes les routes de Qualinost, les cris d’agonie de Kerian le poursuivaient.

Là ! De nouveau, ce bruit dans le passage secret dont seuls Laurana, Kerian et lui-même connaissaient l’existence...

Son cœur se gonfla d’espoir. Il tendit l’oreille. Rien... Dans le couloir, des serviteurs murmuraient. L’un d’eux lâcha ce qu’il tenait, et le fracas caractéristique du cristal qui se brise ne couvrit pas son cri de désarroi.

Qu’importe ! Gilthas avait entendu un bruit de pas.

Kerian ! Par la lune, le souvenir ardent et ses strophes frémissantes de désir, l’avait-il fait réapparaître comme par magie ?

Pourtant, il savait à quoi s’en tenir. Kerian était loin de Qualinost. Séparant la vérité de la fable, il avait suivi sa progression grâce aux différents rapports au sujet des rebelles. Et encore plus facilement grâce aux déplacements des chevaliers de Thagol...

En outre, Kerian ne reviendrait pas à lui sans prévenir. Même si elle avait des ennuis – et surtout alors !

Gilthas empoigna la garde en argent du couteau qu’il utilisait pour tailler ses plumes. Ironique, il se dit qu’il ne lui servirait même pas à se défendre contre un lapin...

Un coup sourd. Deux, plus forts. Un troisième, sourd, rapidement suivi d’un quatrième.

Gil se détendit.

Tel un fantôme, ses longs cheveux dorés flottant sur ses épaules, Laurana apparut à la lumière d’une torche.

— Mère, dit Gilthas, tu es pieds nus.

Un elfe la suivait, portant un pansement sur une blessure qui saignait encore. Il voulut faire la révérence, et Gilthas dut le rattraper avant qu’il ne perde l’équilibre.

Le roi et la reine-mère l’emmenèrent dans la bibliothèque.

— Sire, dit l’elfe, j’apporte un message du haut roi des Huit Clans de Thorbardin. (Il rassembla ses forces, remettant de l’ordre dans ses pensées.) Votre Majesté, le roi des nains désire que vous veniez défendre votre proposition d’alliance ou que vous lui envoyiez un émissaire.


La fumée s’échappait en volutes paresseuses des Trois Cheminées, une taverne grossièrement bâtie. D’abord simple relais malfamé, l’endroit était devenu une poste, avant l’arrivée de Béryl. Mais les voyageurs y avaient toujours trouvé un repas chaud, et un coin où dormir, dans la salle commune ou la grange.

Aujourd’hui, l’établissement était tout cela, et plus encore. Bueren Rose l’avait racheté pour quelques pièces d’acier.

L’ancien propriétaire s’était retiré dans le Nord, une région nettement plus calme où il avait de la famille et où les habitants étaient moins fous.

Kerian regardait la fumée monter des cheminées sans parvenir à troubler le ciel pourpre. Sise au-dessus d’une vallée, l’auberge était située à l’est de la Cascade de l’Éclair. Des collines avoisinantes, on voyait la frontière du royaume nain.

Bueren Rose apparut, portant de lourds seaux d’eau au bout d’une palanche. À l’étage, une pièce secrète aux murs aveugles était coincée entre deux chambres. De l’extérieur, rien ne laissait soupçonner son existence. Un argument de vente déterminant aux yeux de Kerian et de Bueren Rose...

Dans cette pièce, on pouvait échafauder des plans à son aise.

En outre, avait souligné Bueren Rose, la taverne ne se dressait pas à un carrefour. Ç’aurait été trop dangereux... Mais elle n’était pas loin de la frontière. Et les meilleures informations ne circulaient-elles pas grâce aux marchands et aux voleurs de tout poil ?

Kerian et Bueren Rose devenues propriétaires des Trois Cheminées, la taverne avait vite acquis une bonne réputation. On y mangeait bien, et les chambres étaient propres. Le tout pour un prix raisonnable. Et on y servait des boissons venant de tout Krynn...

— Keri !

Bueren Rose s’arrêta et manqua renverser de l’eau. Kerian bondit pour stabiliser la palanche.

— Navrée... Je ne voulais pas te faire peur.

Bueren secoua la tête, des mèches blond-roux s’échappant de son fichu.

— Je ne m’attendais pas à ta visite. Je pensais... (Son expression s’assombrit. D’un regard circulaire, elle s’assura qu’elles étaient seules.) Que se passe-t-il ? Le raid... ?

— Il n’y aura pas de raid.

— Mais...

— Plus tard. Il faut prévenir Releth. Il enverra ses garçons avertir les autres.

Les deux fermiers de la vallée, leurs progénitures, le fils du meunier, et... des dizaines d’autres... Citoyens d’un royaume pris en otage, ils répondaient à l’appel aux armes chaque fois qu’il fallait porter un coup aux chevaliers ou à Béryl. Ils devaient être prévenus de l’annulation de l’attaque. Le message circulerait de bouche en bouche, de ferme en ferme, sans précipitation, pour ne pas éveiller les soupçons.

— Il n’y aura pas de rassemblement demain soir, au moulin. (Kerian serra les poings.) Rhyl est un imbécile ! S’il n’avait pas attaqué le chariot... Thagol est de nouveau sur ma trace. Il saura très vite ce qui est arrivé, s’il n’est pas déjà au courant.

« Bon sang ! Il faudra laisser passer un convoi d’armes...

Bueren Rose posa ses seaux, retourna près du puits et appela le garçon à tout faire. Un orphelin... Sa mère n’avait pas passé l’hiver, et le chagrin avait précipité son père dans la tombe... Le gamin ignorait quel rôle Bueren Rose jouait au sein de la rébellion armée.

Le message qu’elle transmettrait à Releth ?

« Bueren Rose ne pourra pas se joindre à vous pour le dîner, demain soir. »

Le fermier comprendrait. Et il ferait suivre.

— Nous devons faire quelque chose au sujet de Rhyl, ajouta Kerian. Il est dangereusement stupide...

Telle la promesse d’un orage dans un ciel bleu, la douleur revint... Kerian serra l’amulette, éloignant le mal.

Bueren décrocha les seaux de la palanche qu’elle adossa au mur.

— Keri... Il s’est passé quelque chose...

Kerian la dévisagea sans mot dire. Elle ne demanda pas ce qui était arrivé. Ni de qui cela venait.

— Quand ?

Il y avait des clients dans la salle.

— La nuit dernière...

Kerian hocha la tête et souleva un seau. Elles entrèrent dans la cuisine, en bavardant comme de vieilles amies, au bénéfice d’éventuels observateurs.

Bueren Rose remplit une besace de nourriture et une outre de vin avant de raccompagner Kerian à la porte.

— Évite la route – on y voit beaucoup de chevaliers, ces temps-ci. Que dirai-je à Jeratt ?

Kerian étreignit son amie et lui souffla à l’oreille :

— De continuer comme prévu... (Elle souleva le sac, histoire de vérifier la position de ses armes.) Si je ne reviens pas très vite, tendez l’oreille.


À l’ombre du Chêne de Gilean, sur un lit de fougère et de mousse, Kerian était allongée dans les bras de son amant. Enlacés, on aurait pu croire que rien ne les séparait. Et pourtant...

Il l’avait priée d’accomplir une mission. Elle avait accepté.

Vibrant d’amour et de détermination, Gilthas, l’Orateur du Soleil, lui avait demandé de devenir sa femme.

— Sois ma reine, Kerian. La souveraine que mon peuple attend. L’épouse dont j’ai tant besoin...

Il avait tendrement posé un index sur les lèvres de Kerian, lui murmurant de prendre le temps d’y réfléchir, cette fois.

— J’ai trop longtemps été privé de toi, Kerianseray. Et je sais que l’inverse est vrai.

En somnolant, Kerian vit passer une chouette devant la lune.

Gilthas se pencha soudain pour l’embrasser. Quel bonheur de se retrouver ainsi, libre de s’aimer !

— Gil, j’ai fait des cauchemars...

Il la serra dans ses bras et elle posa la tête sur son épaule.

— J’ai rêvé que j’étais pourchassée par un loup gris difforme... Thagol... À travers les chevaliers que je tue, il me suit à la trace. Au début, mon amulette me protégeait, mais maintenant... Son pouvoir faiblit. Je ne peux plus vraiment compter sur elle. Je...

Elle écarta les cheveux qui lui tombaient sur le visage. Le roi les lissa pour en chasser les feuilles et les brindilles.

Sous la caresse de la brise, Kerian frissonna. Gilthas s’assit et la drapa de sa chemise, puis de son manteau vert ourlé d’or. Soudain conscient d’avoir froid, il passa le reste de ses vêtements, reprit son manteau et lui mit sa propre chemise à la place. Enfin, il lui tendit les chausses en laine brune avec lesquelles elle était arrivée.

Le cri triomphant de la chouette retentit... Kerian vit la proie inerte dans ses serres : un écureuil.

— Bientôt, si le traité entre les elfes, les humains et les nains ne voit pas le jour, nous mourrons aussi dans les serres de Béryl...

Voilà pourquoi elle attaquait les convois, tuait les chevaliers et voyait ses amis mourir... Histoire de gagner du temps pendant que les nains délibéraient...

Maintenant, elle devait encore faire plus.

— Ce serait peut-être une bonne chose si tu disparaissais quelque temps, dit Gilthas. Laisse Thagol se perdre en conjectures. Et les cauchemars disparaître. Vis pour combattre, et...

— J’irai à Thorbardin pour toi, mon amour, mais comment savoir si Thagol ne m’y suivra pas ?

— Il y a un moyen, répondit Gilthas.

Il ouvrit sa sacoche et tira une bourse contenant une émeraude taillée en forme de feuille.

— Nayla et Haugh voyageaient grâce à cette magie quand ma mère les envoyait hors du royaume. À l’instar de ton talisman, cette relique n’est plus aussi fiable qu’avant, mais on m’a assuré que si tu te concentrais sur ta destination, tu y arriverais sans peine.

Kerian souleva le pendentif.

— Comment ça fonctionne ?

Gil lui mit le collier. Puis il passa de nouveau les doigts dans ses longues mèches et nicha l’émeraude ensorcelée entre ses seins.

— C’est une affaire de concentration. Focalise-toi sur l’endroit où tu désires aller. Peu importe que tu n’aies jamais vu Thorbardin – tu sais que ce lieu existe. C’est à cette pensée que tu dois te cramponner.

Kerian souligna qu’il valait peut-être mieux ne pas surgir du néant devant le roi alors qu’il prenait son bain...

Gil sourit. Il laissa couler les cheveux de miel entre ses doigts, et elle se rapprocha pour l’embrasser.

— Mon amour. Tu m’as posé une autre question...

Il lui posa un index sur les lèvres.

— Chut, souffla-t-il, son haleine caressant sa joue. Elle voulait refuser sa proposition de mariage. Elle était une simple servante... Si Gilthas l’épousait, Rashas profiterait de l’indignation du royaume pour lui ravir son trône.

Je ne peux pas t’épouser. Tu sais que ce serait une erreur...

Elle leva l’émeraude entre ses mains. La pierre lui picota les paumes.

— Se concentrer ?

— Oui, répondit le roi d’une voix douce. Garde à l’esprit l’endroit où tu veux aller.

Kerian inspira, et, paupières baissées, serra l’émeraude... Elle entendit le sifflement d’une grive, le murmure du vent, et sentit la caresse du soleil sur sa peau... Elle pensa à Thorbardin, la fameuse cité qu’elle n’avait jamais vue, aux légendes, à l’histoire de Tarn Beuglegranit, le haut roi des Huit Clans...

Soudain, tous ses sens aiguisés, elle sentit le bosquet de chênes disparaître tout autour d’elle.

— Thorbardin, dit Gil. Thorbardin, Kerian...

— Gil ! cria-t-elle alors qu’un ouragan éclatait dans la forêt, comme tombé du ciel. Gil !

La réponse du roi se perdit dans la tourmente.

Du cœur de l’orage surnaturel monta une voix désincarnée, porteuse des pires malédictions.

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