V

Déséquilibrée, Kerian retomba lourdement, une main épaisse plaquée sur sa bouche.

Elle croisa le regard d’un nain... Les cheveux noirs, la barbe drue, il avait le teint pâle typique des habitants de Thorbardin. En sueur, la respiration laborieuse, lui aussi avait couru se mettre à couvert...

Ses étranges yeux noirs pailletés de bleu parurent jeter des éclairs. Sans enlever sa main de la bouche de la jeune elfe, il désigna, de l’autre, la barrière naturelle des rangs de bouleaux.

Les doigts de sa main droite, déformés et ratatinés, le rendaient quasiment manchot...

Kerian voulut s’asseoir, mais il la força aussitôt à se rallonger, pesant de tout son poids sur elle.

Kerian vit remuer ses lèvres, mais n’entendit rien. Elle fronça les sourcils. Il pointa le menton vers la route...

Les cavaliers s’étaient arrêtés, aussi silencieux que des fantômes. Le chef relevant sa visière, Kerian reconnut Chance, le responsable de la hideuse « décoration » du pont est...

Son cœur bondit quand l’un des hommes désigna la forêt. Mais Chance secoua la tête et éperonna sa monture.

Ses sbires le suivirent.

Le regard de Kerian croisa de nouveau celui du nain. Il la libéra.

Quand elle ouvrit la bouche, il pressa un index sur ses lèvres, puis sur son oreille.

Écoutez !

Kerian obéit et constata qu’elle avait recouvré l’ouïe.

— J’entends ! fit-elle, soulagée. Il ne sembla pas impressionné.

— Et vous n’aviez pas entendu les chevaliers arriver ? souffla-t-il, incrédule. (Il renifla de dédain.) Vous pourriez vous taire et ne pas bouger, encore un moment ?

Je n’aime pas beaucoup ce nain ! pensa Kerian.

Mais elle devait admettre qu’il avait raison. Les chevaliers ne s’étaient pas assez éloignés pour que tout danger soit écarté. Et ils regrettaient de n’avoir pas eu la permission de traquer la proie qu’ils venaient d’apercevoir entre les arbres... Kerian les entendait encore maugréer. Par bonheur, l’écran de verdure la dissimulait aux regards.

Elle se releva, épousseta ses habits et retira les feuilles mortes de ses cheveux.

— Qui êtes-vous ? murmura-t-elle, soupçonneuse. Que faites-vous dans la forêt du roi ?

Le nain inclina la tête.

— J’ai une meilleure question : qu’est-il arrivé à la forêt de votre roi ?

Kerian frissonna. Elle avait cru que le phénomène n’affectait qu’elle. Pas une seconde elle n’aurait pensé que la forêt elle-même était touchée...

Mais là encore, le nain avait raison.

— Vous n’avez pas répondu à ma question, dit Kerian. Que faites-vous ici ?

Le nain haussa les épaules.

— Et vous ? Les elfes fêtent l’automne. Pourquoi pas vous? Vous n’avez pas l’air d’une chasseresse... Ces jolies mains blanches n’ont jamais fait les semailles ou séparé le grain de l’ivraie.

Kerian repiqua quelques mèches rebelles dans sa tresse. Elle ne connaissait guère les nains...

— J’ignorais que le peuple de Thorbardin pouvait être aussi grossier... Je m’appelle Kerianseray.

Elle n’ajouta pas « de Qualinost », « de la Maison de Rashas » ou « une intime du roi », même si elle aurait adoré voir la tête qu’aurait tirée le nain...

— Vous n’avez pas répondu à ma question.

Il haussa de nouveau les épaules.

— Je suis ici pour la même raison que vous. Converser avec des chevaliers au cœur noir ne m’intéresse pas...

De guerre lasse, Kerian renonça à obtenir des réponses claires. Le nain avait une barbe touffue, des cheveux noirs grisonnant aux tempes et il portait la tunique en coton naturel typique d’un aubergiste ou d’un boutiquier. Ses chausses brunes étaient aussi en coton.

Une couverture enroulée était fixée dans son dos. À son ceinturon pendaient une hache, une outre, un rouleau de corde et un couteau. Ses bottes étaient en cuir d’excellente qualité. L’anneau d’argent qui scintillait à son oreille gauche suggérait qu’il n’était pas si humble qu’il y paraissait.

— Alors ? lâcha-t-il, amusé d’être détaillé de pied en cap. Ce que vous voyez vous plaît ?

— Vous connaissez mon nom, maître nain. Quel est le vôtre?

— Je ne veux aucun mal à votre royaume, ma fille. Comme vous, je suis un simple voyageur... De temps à autre, nous nous faufilons dans la forêt avec des choses à vendre.

Kerian laissa échapper une exclamation incrédule.

— C’est plutôt osé !

— Nous ne manquons pas d’intrépidité... (Le nain tira de sous sa tunique une bourse pansue qui cliqueta joyeusement.) Je suis ici pour affaires... Et je n’ai pas à me plaindre. (Il se radoucit.) Mais j’ai hâte de rentrer chez moi. Je suis Stanach de Thorbardin. J’appartiens à la famille Hammerfell et au clan des Hylars.

Ses yeux brillèrent d’orgueil.

Un Hylar... Ces trente dernières années, les conflits s’étaient enchaînés à un rythme infernal, mêlant les dieux, les mortels et les dragons. Thorbardin n’avait pas été épargné, y compris par la guerre civile... L’équilibre des pouvoirs s’était rompu. Les Hylars aristocratiques, qui avaient si longtemps régné sur les clans de la montagne, étaient très divisés.

Leur nouveau haut roi se nommait Tarn Beuglegranit.

D’après Gilthas, une guerre civile était le genre de conflit qui brisait tous les cœurs. Et qui privait un nain de sa dernière goutte de sang, car après Réorx, le dieu de la forge, les nains vouaient un culte à la famille.

— Eh bien, les présentations sont faites, dit Stanach. Vous êtes plutôt maladroite pour une elfe, non ?

Il posa un regard éloquent sur le pantalon déchiré, les bottes mouillées et les égratignures de la jeune elfe. Remarquant ses tatouages, il secoua la tête.

— En plus, vous êtes une elfe sauvage... Sauvage comparée à quoi ? Un chat domestique ?

Kerian s’empourpra. Dire que l’insulte venait d’un nain qui avait dû passer ses deux cents premiers printemps au cœur d’une montagne et qui ne saurait pas distinguer le nord du sud, même si le soleil l’aveuglait !

Stanach ignora sa réaction.

— Je suppose que vous ne connaissez pas de meilleur chemin que la route pour aller à Sliathnost ?

Kerian garda le silence. C’était la vérité, mais elle se refusait à confirmer son ignorance.

Stanach ricana.

— C’est bien ce que je pensais...

Kerian s’aperçut qu’elle avait perdu son sac. Elle le chercha vainement du regard, puis haussa les épaules. Elle trouverait à manger le moment venu.

— Je vais aussi à Sliathnost. Il y a une taverne...

Au Lièvre et au Chien de Chasse, je sais. Nous ferons la route ensemble, si ça vous dit.

Vous connaissez le chemin par les bois ?

— Oui. Ça vous intéresse ?

Stanach partit vers le nord, nord-est.

Tu ne m’attraperas pas, Keri !

En plus, vous êtes une elfe sauvage...

Iydahar avait peut-être raison... Elle ne savait plus qui elle était. Elle avait perdu son âme dans la capitale, dans la servitude qui l’habillait de soie fine...

... Et dans la couche d’un roi.

Elle emboîta le pas au nain, qui s’était retourné pour l’attendre.


La route de Stanach montait en pente raide. Jonchée de rocaille, elle serpentait entre les chênes et les pins. Sous les pieds de Kerian, les feuilles dorées cédèrent la place à un épais tapis des aiguilles brunes.

L’elfe glissait souvent. Peu importait qu’elle restât parfois à quatre pattes, les mains et les genoux écorchés, le nain ne faisait jamais mine de s’arrêter. Si elle basculait de la surface de Krynn dans le vide cosmique, y prêterait-il la moindre attention ?

La jeune elfe appréciait de moins en moins son compagnon.

Elle ne le vit pas une fois chercher à s’orienter par rapport à la position du soleil. Pourtant il suivait toujours la même direction. Il avait sans doute des repères que Kerian, qui connaissait Qualinost par cœur, ne voyait pas. D’énormes rochers jalonnaient le chemin vers l’est... Le Cataclysme avait changé à jamais la face de Krynn, créant un désert de pierre aux arêtes aiguës entre les royaumes des elfes et des nains.

Jadis enfant des forêts et des plages de l’Ergoth, Kerian avait aujourd’hui du mal à grimper. À Qualinost, la seule difficulté consistait à gravir le sentier qui serpentait entre la bibliothèque et le Temple de Paladine...

Ses muscles protestant, elle respirait de plus en plus mal.

Apparemment indifférent à la détresse de sa compagne, Stanach traversait d’un pas égal une forêt qui – aux yeux de Kerian – n’offrait aucun repère. Mais la jeune elfe ne se laisserait pas distancer.

La sueur collait sa tunique à la peau. Les jambes raides, elle se tordait sans cesse les chevilles.

Le ciel s’assombrit.

L’air se rafraîchit.

L’estomac grondant, Kerian repensa au pain, au fromage et à la viande qu’elle avait perdus... Les renards avaient dû les trouver – ou les corbeaux.

Quand sa compagne fut sur le point de tomber d’épuisement, le nain s’arrêta près d’un rocher.

Kerian s’adossa à un pin à l’écorce rêche. Si elle s’asseyait, elle ne pourrait plus se relever...

Sans lui accorder un regard, Stanach prit sa gourde et but longuement au goulot avant de la lui tendre. Kerian huma son contenu ; ce n’était pas de l’eau... Une gorgée d’eau-de-vie naine suffit à lui faire monter les larmes aux yeux.

— C’est bon ! Vous titubez déjà assez comme ça...

Du regard, Stanach parut chercher quelque chose. Comment un nain de Thorbardin pouvait-il se repérer dans la forêt du Qualinesti ?

Stanach remarqua l’air interloqué de l’elfe.

— Je suis déjà venu dans votre forêt. La première fois, vous deviez être au berceau... Je sais m’orienter, tout de même !

Kerian s’écarta de l’arbre, s’épongea le front et repiqua quelques mèches rebelles dans sa tresse.

— Si vous le dites... Tant mieux. Indiquez-moi la direction de Sliathnost, et je vous en serai reconnaissante.

Stanach tapota le rocher de sa main droite.

— Montez là-dessus !

— Pourquoi ?

Le nain secoua la tête comme s’il avait affaire à une enfant.

— Montez !

À contrecœur, Kerian obéit. Ne trouvant pas de prise pour ses semelles mouillées, elle dut se hisser à la force des poignets. Le rocher faisait à peine deux fois sa taille, mais après cette journée épuisante, elle aurait cru s’attaquer au plus haut pic des monts Kharolis...

Une fois en place, elle baissa les yeux sur le nain.

— Alors ?

— Que voyez-vous ?

— Des arbres...

Stanach lui fit signe de pivoter. Marmonnant quelque chose au sujet de la forge de Réorx, il ajouta :

— Regardez au sud-est.

Kerian se tourna dans cette direction et vit de la fumée. Sliathnost ! Le nain et elle y arriveraient par le nord...

— Satisfaite ?

Quand Kerian eut hoché la tête, il fit mine de repartir.

— Hé ! (Stanach leva la tête.) Aidez-moi à descendre – et pas de commentaire, d’accord ?

Il lui tendit sa main valide, puis ils redescendirent vers la route. Côte à côte, ils passèrent devant des fermes, puis un moulin avant d’aborder la rue principale, aux maisons en bois et en pierre.

Deux grands bâtiments dominaient le bourg, chacun à un bout. En venant du nord, on découvrait d’abord la forge, et juste derrière, une écurie et un enclos. Ce soir-là, il abritait deux poneys, une jument noire et trois chevaux de trait.

Kerian ne repéra aucun des puissants coursiers des chevaliers.

De l’autre côté du village se dressait La Taverne du Lièvre et du Chien de Chasse. Des fondations de pierres, des murs en bois, des volets en chêne, un toit d’ardoise hérissé de quatre cheminées... À en juger par la fumée qui en montait, on s’activait déjà en cuisine... L’auberge était fréquentée par des voyageurs – chasseurs, tanneurs et négociants en fourrure – et l’automne était une bonne saison pour les affaires. Les récoltes engrangées, les fermiers étaient souvent d’humeur à acheter des boutons, des boucles de ceinture, des parchemins enluminés ou de jolies tuniques pour leurs filles.

— Dites-moi, Stanach, qu’avez-vous vendu pour réaliser de si beaux profits ? demanda Kerian.

Le nain lui jeta un regard en biais puis haussa les épaules.

— Des casseroles, des poêles, des boucles et des cloches sorties de la forge de mon cousin.

— Et vous n’avez pas de carriole, ni de mule ?

— Mon âne a été tué. J’ai eu de la chance. Quatre bandits nous sont tombés dessus, alors que j’avais déjà tout vendu. Ils ont eu mon âne et je les ai eus ! Vous aussi, vous êtes veinarde... Le hasard fait bien les choses, non ? Sans moi, vous n’auriez pas trouvé votre taverne...

Que ce nain était arrogant !

— Dites, comment pensez-vous payer votre repas ?

Kerian secoua la tête, refusant de lui avouer ses malheurs. Elle se débrouillerait. Bueren Rose accepterait peut-être de lui faire crédit malgré la politique de la maison.

Stanach sortit de sa bourse une pièce en bronze.

— Prenez-la.

Non sans hésiter, Kerian obéit. Elle voulut le remercier, mais il s’éloigna.

Elle le suivit. En esprit, elle revoyait Iydahar, mince et hâlé, appuyé au comptoir en chêne, en train de conter fleurette à la jolie fille du tavernier, Bueren Rose...

Bientôt, elle reverrait son frère !

Kerian redressa les épaules et accéléra le pas. Il n’était pas question qu’elle entre dans la taverne derrière cet étranger !

Et elle n’en eut pas l’occasion.

Stanach la planta sur le seuil, où elle s’était arrêtée pour s’habituer à la pénombre. Il ne lui adressa pas un regard. Ils auraient pu être de parfaits étrangers...

Kerian entra et oublia le nain quand elle s’aperçut que tous les clients s’étaient tus à son arrivée. Deux chiens de chasse dormaient près de la cheminée. Les seuls sans doute à ne pas avoir conscience de la présence de la jeune elfe...

Tous les regards étaient braqués sur elle.

Une assiette chaude dans chaque main, Bueren Roses lorgnait sa vieille amie comme s’il s’agissait d’une dangereuse inconnue.

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