Le Conseil d’Astronautique, de même que le Conseil de l’Economie, cerveau de la planète, disposait d’un bâtiment à part pour ses réunions scientifiques. On estimait qu’un local aménagé et décoré spécialement à cet effet devait orienter toute l’assistance vers les problèmes du Cosmos et favoriser la transition rapide des affaires terrestres aux questions stellaires.
Tchara Nandi n’avait jamais été dans la grande salle du Conseil. Elle entra tout émue, en compagnie d’Eyda Nal, dans l’étrange amphithéâtre oblong dont la voûte et lensemble des gradins avaient la forme d’un paraboloïde. La lumière, vive et diaphane, semblait émise par un astre plus brillant que le soleil. Les lignes des murs, de la voûte et des gradins se rejoignaient au fond de la vaste salle, comme si c’était leur point de convergence naturelle. Là, sur une estrade, il y avait les écrans de démonstration, la tribune et les sièges des membres du Conseil qui présidaient la réunion.
Les panneaux des murs couleur d’or mat encadraient des cartes planétaires en relief. A droite, se trouvaient les cartes des planètes du système solaire; à gauche, celles des planètes d’étoiles proches, étudiées par les expéditions du Conseil. Plus haut, sous la retombée bleu ciel de la voûte, s’alignaient des schémas phosphorescents de systèmes stellaires habités, qu’on avait reçus de mondes voisins par le Grand Anneau.
L’attention de Tchara fut attirée par un tableau noirci et sans doute restauré à maintes reprises, qui surmontait la tribune. Un ciel violet sombre occupait toute la partie supérieure de l’immense toile. Le croissant mince d’une lune inconnue éclairait de sa lueur blafarde la poupe dressée d’un astronef ancien qui se détachait violemment sur le couchant pourpre. Le sol se hérissait de vilaines plantes bleues, sèches et dures, d’aspect métallique. Un homme en scaphandre léger cheminait péniblement sur le sable. Il se retournait vers l’astronef brisé et les cadavres de ses camarades. Les lunettes de son masque ne reflétaient que le rouge du couchant, mais l’artiste avait réussi, par un procédé mystérieux, à y rendre le désespoir infini de la solitude dans un monde étranger… A droite, sur une dune basse, rampait un être informe et répugnant. Le titre du tableau, Seul, était aussi laconique qu’expressif.
Captivée par cette peinture, la jeune fille n’apprécia pas tout de suite l’ingéniosité de l’architecte qui avait disposé les gradins en éventail, de sorte qu’on pouvait accéder séparément à chaque place par des galeries dissimulées sous l’amphithéâtre.
Les rangs des sièges étaient isolés les uns des autres. Une fois assise à côté d’Evda, Tchara remarqua le style ancien des fauteuils, des pupitres et des barrières en bois gris perle de l’Afrique. Personne ne se serait donné aujourd’hui tant de peine pour façonner ce qu’on pouvait mouler et polir en quelques minutes. Peut-être par respect traditionnel de l’antiquité, Tchara trouva le bois plus intime et plus vivant que la matière plastique. Elle caressa tendrement l’accoudoir incurvé, sans cesser d’examiner la salle.
Il y avait, comme toujours, beaucoup de monde malgré les puissants appareils de télévision qui allaient diffuser à travers la planète toutes les péripéties de la séance. Mir Om, secrétaire du Conseil, annonçait les nouvelles brèves qui s’étaient amassées depuis la dernière réunion. Parmi les centaines d’auditeurs, on n’apercevait pas un visage distrait. L’attention constituait le trait caractéristique des hommes du Grand Anneau. Mais Tchara n’entendit pas la première information, occupée qu’elle était à regarder la salle et à lire les aphorismes des savants célèbres inscrits sous les cartes de planètes. Elle goûta surtout l’appel tracé au-dessous de Jupiter: Voyez tous ces faits incompréhensibles qui nous entourent, qui sautent aux yeux et crient à nos oreilles, cependant que nous restons aveugles et sourds aux grandes découvertes qu’ils recèlent. Et plus loin, à gauche, cette autre inscription: On ne peut soulever simplement le voile de l’inconnu, c’est après un travail opiniâtre, après des réculs et des déviations, que nous commençons à saisir le sens véritable des choses et que des perspectives immenses s’ouvrent à nous. N’éludez jamais ce qui semble à première vue inutile, inexplicable.
Un mouvement à la tribune, la lumière baissa. La voix calme du secrétaire tressaillit d’émotion.
— Vous allez voir ce qui paraissait récemment impossible: un cliché montrant l’aspect extérieur de notre Galaxie. Il y a plus de cent cinquante millénaires, une minute et demie du temps galactique, les habitants du système planétaire (vint une série de chiffres qui ne disaient rien à Tchara) de la constellation du Centaure s’adressèrent aux habitants /lu Grand Nuage, le seul système stellaire voisin situé en dehors de la Galaxie, dont nous sachions qu’il contient des mondes pensants, capables de communiquer avec notre Galaxie par l’Anneau. Nous ne pouvons pas encore situer exactement ce système planétaire du Nuage, mais nous avons reçu, nous aussi, leur cliché de la Galaxie. Le voilà!
Le vaste écran renvoya la clarté d’argent d’un large amas d’étoiles, rétréci aux deux bouts. Les ténèbres profondes de l’espace noyaient les bords de l’écran. Un noir aussi opaque remplissait les intervalles des spires, des branches échevelées à leurs extrémités. L’anneau des amas sphériques, doyens des systèmes planétaires de notre Univers, s’auréolait d’un nimbe pâle. Les champs stellaires plats alternaient avec des nuages et des bandes sombres de matière refroidie. Le cliché avait été pris sous un angle inexpressif: la Galaxie se présentait de biais et par en dessus, de sorte que le noyau central se voyait à peine masse lumineuse convexe au milieu de l’étroite lentille. Pour avoir une idée plus complète de notre système stellaire, il fallait sans doute solliciter des galaxies plus lointaines, situées plus haut suivant la latitude galactique. Mais aucune d’entre elles n’avait donné signe de vie depuis l’existence du Grand Anneau.
Les nommes de la Terre ne détachaient pas les yeux de l’écran. C’était la première fois qu’on avait la possibilité de regarder son propre Univers de l’extérieur, à une distance formidable.
Tchara eut l’impression que toute la planète retenait son souffle, examinant sa Galaxie dans les millions de téléviseurs des terres et des mers, partout où il y avait des îlots de vie et de travail humains.
— C’est tout pour les nouvelles inédites de l’Anneau reçues par notre observatoire, reprit le secrétaire. Passons maintenant aux projets à débattre en public.
Proposition de Iouta Gai de créer sur Mars une atmosphère respirable, en extrayant des gaz légers des roches au moyen de dispositifs automatiques. Elle mérite l’attention, étant fondée sur des calculs sérieux. On obtiendra un air respirable et offrant une isolation thermique suffisante pour dispenser nos cités marsiennes des serres qui les abritent.
Il y avait des années, après la découverte d’océans de pétrole et de montagnes d’hydrocarbures solides, on avait monté sur Vénus des installations automatiques pour créer une atmosphère artificielle sous une immense cloche en matières plastic ques translucides. Ces appareils permettaient de cultiver des plantes et de fonder des usines qui fournissaient aux hommes toute sorte de produits de la chimie organique, en quantités colossales. Dans le temps, après la découverte de grandes réserves de matières nucléaires, on a installé sur Vénus des appareils pour saturer d’oxygène l’atmosphère. Ils ont permis de planter là-bas des végétaux qui décomposent le gaz carbonique, et, de nos jours, l’oxygène afflue sur Vénus en quantités colossales. Dans quatre mille ans, ce sera une planète appropriée à la vie animale.
Le secrétaire mit de côté ses notes marquées sur une plaque, métallique et sourit aimablement. Mven Mas, en costume rouge foncé, la mine grave et solennelle, parut au premier rang de l’amphithéâtre. Il salua l’assistance, les mains jointes au-dessus de la tête, et s’assit.
— En général, nous annonçons nous-mêmes les nouvelles propositions, continua Mir Om. Mais vous entendrez tout à l’heure l’exposé de recherches presque terminées. C’est l’auteur, Iva Djan, qui vous le fera, et vous aurez là de quoi méditer.
Le secrétaire quitta la tribune, cédant la place à une jeune femme blonde, aux cheveux courts et aux yeux verts étonnés. Grom Orm, le président du Conseil, vint se mettre à côté d’elle.
La femme aux yeux verts commença son rapport d’une voix étranglée, les membres paralysés par la timidité. Elle cita le fait bien connu que la flore des continents méridionaux se distinguait par la nuance bleuâtre de son feuillage. Cette teinte caractérise les formes anciennes des plantes terrestres. L’étude de la végétation des autres planètes a révélé que le feuillage bleu est conditionné par des atmosphères plus transparentes que la nôtre ou par des radiations astrales ultraviolettes plus dures que celles du Soleil. On sait que les radiations rouges du Soleil sont stables, tandis que ses radiations bleues et ultraviolettes ne le sont nullement. Les radiations violettes du Soleil ont subi, il y a près de deux millions d’années, un brusque changement qui a duré longtemps. Les plantes sont alors devenues bleues, les oiseaux et les animaux des lieux non abrités ont pris une couleur noire, les œufs des oiseaux qui nichaient à découvert étaient noirs également. Pendant cette période, la modification du régime électromagnétique de notre système solaire a rendu instable l’axe de rotation de la Terre. Les astronomes, au cours des siècles, se fondaient exclusivement sur le mécanisme de gravitation, sans tenir compte du rôle de l’équilibre électromagnétique, beaucoup plus changeant.
On projetait de faire passer les mers dans les dépressions continentales pour modifier la position du globe par rapport à son axe. Si, pour résoudre la question, on recourt non pas à la mécanique élémentaire, mais aux forces électromagnétiques du système, ce sera beaucoup plus simple, plus efficace et moins coûteux. Rappelons-nous qu’au début de l’astronautique la création de la gravitation artificielle exigeait une si énorme dépense d’énergie, qu’elle était pratiquement irréalisable. Mais depuis la découverte des forces mésoniques, nos astronefs sont munis d’appareils de gravitation simples et de toute sécurité. De même, l’expérience de Ren Boz indique un chemin détourné.
Iva Djan se tut. Les six vaillants explorateurs de Pluton, assis au centre de la salle, l’approuvèrent en tendant leurs mains jointes. Les joues de la jeune femme s’empourprèrent à l’instant même où l’écran se rallumait, barré d’épurés stéréos-copiques aux contours bizarres.
— Je comprends qu’en élargissant la question, on peut songer à modifier les orbites des planètes et à rapprocher Pluton du Soleil.
Mais pour le moment, je n’envisage qu’un déplacement de la planète par rapport à son axe de rotation pour améliorer les climats des hémisphères. L’expérience de Ren Boz a montré qu’il est possible d’invertir le champ de gravitation en son deuxième aspect: le champ électromagnétique, et de polariser vectoriellement les directions que voici — les figures de l’écran s’allongeaient et viraient — ce qui rendra l’axe de rotation de la Terre moins stable et permettra de lui donner la position voulue pour l’éclairage le plus avantageux des continents.
Sur la longue vitre fixée au-dessous de l’écran défilèrent des paramètres calculés d’avance par les machines, et quiconque savait déchiffrer ces symboles se rendait compte que le projet d’Iva Djan n’était certainement pas utopique.
Iva Djan arrêta le mouvement des épures et des symboles et descendit de la tribune, la tête penchée. Le public, très animé, s’entreregardait en chuchotant. Après un échange de gestes avec Grom Orm, le jeune chef de l’expédition de Pluton monta à la tribune.
— Il est certain que l’expérience de Ren Boz conduira à une succession de découvertes capitales. Je prévois qu’elle ouvrira des horizons jusque-là inaccessibles à la science. Ce fut le cas de la théorie des quanta, premier échelon de la connaissance de la transition réciproque, suivie de la découverte des antiparticules et des antichamps. Puis vint le calcul répagulaire, victoire sur le principe d’indétermination du mathématicien de l’antiquité Heisenberg. Enfin, Ren Boz a fait le pas suivant: l’analyse du système espace-champ, la notion d’antigravitation et d’antiespace ou espace zéro. Toutes les théories méconnues ont fini par devenir le fondement de la science!
Je propose, au nom du groupe d’explorateurs de Pluton, de soumettre la question à l’opinion publique. Le déplacement de l’axe terrestre économisera de l’énergie pour réchauffer les régions polaires, égalisera encore plus les fronts polaires et enrichira en eau les continents.
— La question est-elle assez claire pour être mise aux voix? demanda Grom Orm.
Une multitude de feux verts s’allumèrent en réponse.
— Eh bien, commençons! dit le président en passant la main sous son pupitre. Il y avait là trois boutons dont le premier à droite signifiait «oui», le deuxième «non» et celui de gauche «je m’abstiens». Chaque membre envoya à son tour un signal imperceptible pour les autres. Evda Nal et Tchara en firent autant: une machine spéciale comptait les voix du public pour contrôler la justesse de la décision du Conseil.
Au bout de quelques secondes, de grands signes lumineux parurent sur les écrans de démonstration: les débats étaient approuvés par toute la planète.
Grom Orm prit la parole.
— Pour une raison que je me permettrai de tenir secrète jusqu’à la fin de l’affaire, il faut examiner maintenant l’acte de Mven Mas, ex-directeur des stations externes, puis on verra la question de la 38e expédition astrale. Le Conseil me fait-il confiance?
Les feux verts furent la réponse unanime.
— Est-ce que tout le monde sait les détails de l’événement?
Nouvelle cascade de feux verts.
— C’est du temps gagné! Que l’ex-directeur des stations externes veuille bien nous exposer les motifs de son acte qui a eu des suites si funestes. Le physicien Ren Boz, qui souffre encore de ses blessures, n’a pas été cité comme témoin. Il n’est du resté pas responsable.
Grom Orm aperçut un feu rouge près du siège d’Evda Nal.
— Avis au Conseil! Evda Nal a quelque chose à dire au sujet de Ren Boz.
— Je voudrais intervenir à sa place.
— Pourquoi?
— Parce que je l’aime!
— Vous parlerez après Mven Mas. Elle éteignit le signal rouge et se rassit.
Mven Mas monta à la tribune. Tranquillement, sans se ménager, l’Africain dit les résultats qu’il avait attendus de l’expérience et ce qui s’était produit en réalitç: une vision dont il se méfiait lui-même. La hâte stupide des préparatifs, due au caractère secret et illégal de l’action, les avait empêchés d’inventer des enregistreurs spéciaux en remplacement des machines mnémotechniques ordinaires, dont les récepteurs avaient été détruits au premier instant. On avait eu tort de faire l’expérience sur le satellite. Il aurait fallu accrocher au satellite 57 un vieux planétonef et installer dessus les appareils d’orientation du vecteur. Toute la faute en était à lui, Mven Mas. Ren Boz s’occupait de l’installation, tandis que la réalisation de l’expérience à l’échelle du Cosmos relevait du directeur des stations externes.
Tchara serra les mains: les arguments accusateurs de Mven Mas lui semblaient probants.
— Les observateurs du satellite disparu savaient-ils qu’une catastrophe était possible? demanda Grom Orm.
— Oui, ils étaient prévenus et ils ont accepté avec joie.
— Cela ne m’étonne pas, répliqua Grom Orm d’un air sombre: des milliers de jeunes gens participent aux expériences dangereuses qui se font chaque année sur notre planète… il y en a qui périssent. Et d’autres, non moins vaillants, s’en vont combattre l’inconnu… Mais vous, si vous les avez avertis, c’est que vous admettiez vous-même la possibilité d’une telle issue. Et vous avez néanmoins couru le risque, sans seulement prendre les mesures nécessaires pour obtenir des résultats déterminés.
Mven Mas, silencieux, baissa la tête, et Tchara réprima un grand soupir, sentant la main d’Evda Nal sur son épaule.
— Exposez les motifs qui vous y ont poussé, dit après une pause le président du Conseil.
L’Africain reprit la parole, cette fois avec une ardeur passionnée. Dès sa jeunesse, il était tourmenté par les millions de morts anonymes, vaincus par le temps implacable; il ne pouvait se retenir de faire, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité et des mondes voisins, un pas vers la victoire sur le temps et l’espace, de poser le premier jalon sur ce chemin glorieux, où se seraient précipités aussitôt des centaines de milliers d’esprits puissants… Il ne se sentait pas le droit de différer l’expérience d’un siècle, peut-être, à seule fin d’éviter le risque pour quelques personnes et la responsabilité pour soi.
Ses paroles faisaient battre le cœur de Tchara, fière de son bien-armé. La faute de Mven Mas ne lui paraissait plus si grave.
Il revint à sa place et attendit, au vu de tous.
Evda Nal remit au jury l’enregistrement magnétophonique du discours de Ren Boz. La voix faible et haletante du physicien, amplifiée par les haut-parleurs, résonna dans toute la saille. Il disculpait Mven Mas. Le directeur des stations externes, qui ignorait la complexité de la question, ne pouvait que se fier à lui, Ren Boz, lequel l’avait assuré du succès. Mais le physicien ne s’estimait pas coupable non plus. On faisait chaque année, disait-il, des expériences moins importantes qui parfois se terminaient tragiquement. La science, étant la lutte pour le bonheur de l’humanité, exigeait des sacrifices comme toute autre lutte. Les lâches préoccupés de leur sécurité ne jouissaient jamais de la plénitude de la vie, et les savants trop timides ne pouvaient réaliser de grands prqgrès…
Ren Boz conclut par une brève analyse de l’expérience et des erreurs, et se déclara certain du futur succès. C’était tout.
— Il n’a rien dit de ses observations pendant l’expérience, dit Grôm Orm à Evda Nal. Vous vouliez parler à sa place?
— C’est bien pour cela que j’ai demandé la parole, répondit-elle. Ren Boz a perdu connaissance quelques secondes après le branchement des stations F et n’a plus rien vu. Etant près de s’évanouir, il n’a remarqué et retenu que les indications des appareils, qui attestaient la présence de l’espace zéro. Voici ses notes, prises de mémoire.
Des chiffres étaient apparus sur l’écran que de nombreuses personnes recopièrent aussitôt.
— Permettez que j’ajoute quelques mots au nom de l’Académie des Peines et des Joies, reprit Evda. La statistique des opinions relatives à la catastrophe donne les résultats suivants…
Des nombres à huit chiffres défilèrent sur l’écran, classés par paragraphes de condamnation, d’absolution, de critique, de blâme. Mais le bilan, nettement favorable à Mven Mas et à Ren Boz, décida l’assistance.
Un signal rouge s’étant allumé à l’autre bout de la salle, Grom Orm accorda la parole à Pour Hiss, astronome de la 37e expédition astrale. Celui-ci pérora d’une voix forte en battant l’air de ses longs bras et pointant sa pomme d’Adam.
— Certains de mes collègues et moi désapprouvons Mven Mas. En tentant l’expérience sans informer le Conseil, il s’est conduit en lâche et nous fait l’impression d’être moins désinté- ressé que ne le prétendent ses défenseurs!
Tchara, indignée, ne se contint que sous le regard froid d’Evda Nal.
Pour Hiss se tut.
— Vos accusations sont graves mais mal formulées, répliqua l’Africain sur l’autorisation du président. Qu’entendez-vous au juste par lâcheté et intérêt?
— Vous comptiez que le succès de l’aventure vous apporterait la gloire immortelle — voilà pour ce qui est de l’intérêt. Quant à la lâcheté, vous avez agi en hâte et secrètement, de crainte qu’on ne vous interdise de faire l’expérience!
Mven Mas eut un large sourire, ouvrit les bras d’un air désemparé et s’assit sans répondre. Tout l’être de Pour Hiss exprimait une joie maligne.
Evda Nal redemanda la parole.
— Je ne vois pas sur quoi sont fondés les soupçons de Pour Hiss. Son jugement est trop prompt et trop malveillant pour trancher une question aussi sérieuse. De telles idées sur les motifs secrets des actions nous ramènent à l’époque des Siècles Sombres. Seuls, les gens du passé lointain pouvaient parler ainsi de la gloire immortelle. Mécontents de la vie, isolés de la collectivité active, ils redoutaient la mort et se cramponnaient au moindre espoir de perpétuation. Le savant astronome Pour Hiss ne comprend pas que l’humanité garde seulement le souvenir de ceux dont les pensées, la volonté et les œuvres continuent d’agir, et les oublie dès que leur action cesse. Il y a longtemps que je n’ai plus eu affaire à une idée aussi primitive de l’immortalité, et je m’étonne de la voir professer par un voyageur cosmique.
Evda Nal, dressée de toute sa hauteur, se tourna vers Pour Hiss qui se fit petit dans son fauteuil, éclairé d’innombrables feux rouges.
— Laissons là les inepties, continua la doctoresse, et envisageons l’acte de Mven Mas et de Ren Boz du point de vue du bonheur de l’humanité. Ils ont suivi un chemin inexploré. Sans être compétente en la matière, je ne doute pas que leur expérience soit prématurée. C’est là leur faute et leur responsabilité des immenses dégâts matériels et de quatre vies humaines. Selon les lois de la Terre, il y a crime, mais n’étant pas accompli dans des buts personnels, il ne mérite pas une peine sévère. Les intentions généreuses de l’inculpé Mven Mas doivent atténuer la gravité des conséquences!
Evda Nal retourna lentement à sa place. Grom Orm ne trouva plus personne qui voulût intervenir. Les membres du Conseil demandèrent au président de se prononcer. La silhouette mince et nerveuse de Grom Orm se pencha sur la tribune, son regard aigu pénétra jusqu’au fond de la salle.
— La situation est claire. Ren Boz, à mon avis, est absolument hors de cause. Quel est le savant qui ne profitera pas des possibilités dont il dispose, surtout s’il est sûr du succès? L’échec terrible de l’expérience lui servira de leçon. Mais l’utilité de l’essai est incontestable. Elle compense en partie les pertes matérielles, car ce début permettra de résoudre une série de problèmes auxquels on n’avait guère songé à l’Académie des Limites du Savoir.
Pour résoudre les problèmes et utiliser les forces productives, nous avons rejeté depuis longtemps les tendances mesquines de l’ancienne économie. Tout ce qui concerne la réorganisation de la production et les recherches est résolu à vaste échelle. Mais de nos jours encore, les gens ne Comprennent souvent pas le moment du succès, parce qu’ils oublient l’inamovibilité des lois de l’évolution. Ils s’imaginent que la structure doit progresser sans arrêt.
Or, la sagesse du dirigeant consiste à reconnaître à temps la limite de telle ou telle étape et d’attendre ou de changer de voie. Mven Mas, maître de la force terrestre, ne s’est pas montré à la hauteur de sa tâche. Le Conseil s’est trompé dans son choix. Aussi partage-t-il la responsabilité de son élu. Le plus coupable, c’est moi-même, car j’ai soutenu sa candidature posée par deux membres du Conseil.
Je recommande au Conseil d’absoudre Mven Mas quant aux motifs personnels de son action, mais de l’écarter des organismes dirigeants de la planète. Moi aussi, je dois être révoqué de mon poste de président du Conseil; qu’on me charge de reconstruire le satellite pour réparer les conséquences de mon choix imprudent!
Grom Orm parcourut l’assistance du regard, lisant sur de nombreux visages un regret sincère. Mais personne ne protesta, car les hommes de l’époque de l’Anneau respectaient mutuellement leurs décisions et se fiaient les uns aux autres.
Mir Om se concerta avec les membres du Conseil, et la machine à calculer annonça les résultats du vote. La conclusion de Grom Orm était acceptée sans réplique, mais à condition qu’il présidât la séance jusqu’à la fin.
Il s’inclina, imperturbable.
— Je dois expliquer maintenant ma demande d’ajourner la discussion de l’expédition astrale, poursuivit-il, d’un ton calme. L’issue de l’affaire était évidente, et je pense que le Contrôle d’Honneur et de Droit sera d’accord avec nous… Mais je puis à présent inviter Mven Mas à prendre sa place au Conseil pour discuter l’expédition. Ses connaissances nous sont indispensables, surtout que le membre du Conseil Erg Noor ne peut assister à la réunion d’aujourd’hui.
Mven Mas se dirigea vers les fauteuils du Conseil. Les feux verts approbatifs clignotaient sur son passage.
Les cartes des planètes coulissèrent sans bruit, cédant ta place à des tableaux sombres où les feux multicolores des étoiles étaient reliés par les traits bleus des itinéraires prévus pour un siècle. Grom Orm se départit de son impassibilité, une légère rougeur colora ses joues blêmes, ses yeux d’acier s’assombrirent. Il apparut à la tribune.
— Chaque expédition astrale est un rêve longuement caressé, un espoir nourri durant des années, un degré de plus dans la grande ascension. D’autre part, c’est un labeur de millions d’hommes, qui ne peut manquer de produire sur le science ou l’économie l’effet nécessaire à notre progrès, à la conquête systématique de la nature. C’est pourquoi nous discutons, réfléchissons et calculons dûment, avant de lancer un nouvel astronef dans les espaces interstellaires.
Notre devoir nous a contraints d’envoyer la 37e expédition pour élucider le sort de Zirda, au lieu de poursuivre les recherches. L’étude du projet de la 38e n’en a été que plus minutieuse.
L’année dernière, il s’est produit des événements qui ont modifié la situation et qui nous obligent à réviser l’itinéraire et le but de l’expédition approuvés par les Conseils précédents et l’opinion publique. L’invention de méthodes de traitement des alliages sous haute pression et à la température du zéro absolu a amélioré la résistance des corps d’astronefs. Le perfectionnement des moteurs à anaméson, devenus plus économiques, permet d’effectuer des vols à plus longue distance avec un seul vaisseau. Les astronefs Aella et Tintagel, destinés à la 38e expédition, sont désuets en comparaison du Cygne qu’on vient de construire, engin sphérique de type vertical, muni de quatre quilles d’équilibre. Nous pouvons d’ores et déjà entreprendre des vols plus lointains.
Erg Noor, revenu sur la Tantra de la 37e expédition, a annoncé la découverte d’une étoile noire de classe T, dont une des planètes porte les restes d’un astronef de structure inconnue. La tentative de pénétrer à l’intérieur de l’appareil a failli provoquer une catastrophe, mais on a quand même réussi à rapporter un fragment de la cuirasse métallique. Cette matière mystérieuse ressemble au quatorzième isotope de l’argent, décelé sur les planètes d’une étoile très chaude de classe 08, que l’on connaît depuis longtemps sous le nom de zêta de la Carène.
La forme de l’astronef: un disque biconvexe, à surface spirale: est étudiée à l’Académie des Limites du Savoir.
Junius Ante a revu tous, les enregistrements des informations transmises par l’Anneau depuis les huit cents ans que nous y avons adhéré. Ce type d’astronef est irréalisable par notre science. On l’ignore dans les mondes de la Galaxie avec lesquels nous échangeons des messages.
Le vaisseau discoïde géant est certainement un hôte de planètes très lointaines, peut-être même de mondes situés en dehors des galaxies. Il a pu vagabonder des millions d’années avant d’atterrir sur cette planète de l’étoile de fer, à la périphérie déserte de notre Voie lactée.
Inutile d’insister sur l’importance de son étude par une expédition spéciale envoyée vers l’étoile T.
Grom Orm brancha l’écran hémisphérique, et la salle disparut. Les enregistrements des machines mnémotechniques défilaient lentement sous les yeux des spectateurs.
— Voici un message récent de la planète ZR 519; je vous fais grâce des coordonnées complètes. C’est le compte rendu de leur expédition dans le système de l’étoile Achernard.
La disposition des étoiles semblait bizarre et l’œil le plus exercé n’aurait pu y reconnaître des astres familiers. C’étaient des étendues de gaz phosphorescents, des nuages opaques, de grandes planètes refroidies qui renvoyaient la clarté d’un astre excessivement brillant.
D’un diamètre à peine trois fois et demie plus grand que le Soleil, Achernard, étoile bleue de classe spectrale B 5, était deux cent quatre-vingts fois plus lumineux.,Le vaisseau cosmique s’était éloigné après avoir pris le cliché. Des dizaines d’années de voyage avaient sans doute passé… Un autre astre, étoile verte de classe S, apparut sur l’écran. Elle grandissait et sa lumière s’intensifiait à mesure que l’astronef étranger s’en approchait. La surface d’une nouvelle planète surgit. Les spectateurs virent un paysage de hautes montagnes où se jouaient toutes les nuances imaginables de clarté verte. Ombres vert foncé des gorges profondes et des escarpements, vert-bleu et vert-mauve des roches et des vallées éclairées, neiges glauques des cimes et des plateaux, vert-jaune des terrains brûlés par l’astre ardent. Des torrents de malachite coulaient vers des lacs et des mers dissimulés derrière les crêtes…
Plus loin, une plaine mamelonnée s’étendait jusqu’au bord de la mer qui semblait de loin une tôle verte. Les arbres bleus, au feuillage touffu, poussaient autour de clairières où des herbes et des buissons étranges dessinaient des taches et des bandes pourpres. Et un flot puissant de rayons d’or vert se déversait du ciel d’améthyste. Les hommes de la Terre étaient saisis d’admiration devant cette planète splendide. Mven Mas fouillait dans sa puissante mémoire pour situer exactement l’astre vert. Des pensées rapides traversaient son cerveau:
— Achernard, l’étoile alfa d’Eridan, est au zénith du ciel austral, près du Toucan… Vingt et un parsecs de distance… L’astronef ne peut revenir du vivant de l’équipage…
L’écran s’éteignit, et la vue «le la salle close, adaptée aux conseils des terriens, parut bien singulière aux spectateurs.
— Cette étoile verte, reprit le président, dont les raies spectrales témoignent d’une forte proportion de zirconium, est un peu plus grande que notre Soleil.
Grom Orm cita rapidement les coordonnées de l’astre.
— Son système, continua-t-il, comprend deux planètes jumelles qui tournent l’une en face de l’autre à une distance de l’étoile correspondant à l’énergie reçue du Soleil par la Terre.
La densité, la composition de l’atmosphère et la quantité d’eau sont analogues aux conditions terrestres. Telles sont les données préliminaires de l’expédition de la planète ZR 519. Elles attestent aussi l’absence de vie supérieure sur les planètes jumelles. La vie supérieure, pensante, transforme la nature au point qu’on la remarque même au passage, du bord d’un astronef volant très haut. Cette vie ne peut sans doute pas se développer, ou son temps n’est pas encore venu. C’est une chance rare, car l’existence d’une vie supérieure nous aurait interdit l’accès du monde de l’étoile verte. Il y a plus de sept siècles, en l’an soixante-douze de l’Ere de l’Anneau, nos ancêtres ont envisagé la possibilité de peupler les planètes où s’est déjà créée une vie pensante, en admettant même qu’elle n’ait pas atteint le niveau de notre civilisation. Mais on a conclu dès lors que toute intrusion de ce genre entraînerait inévitablement des actes de violence dus à l’incompréhension.
Nous connaissons aujourd’hui la diversité des mondes de notre Galaxie: étoiles bleues, vertes, jaunes, blanches, rouges, orangées, comprenant toutes de l’hydrogène et de l’hélium, mais se distinguant par la nature de leurs noyaux et de leurs enveloppes — de carbone, de cyanure, de titane, de zirco-nium — par le caractère des radiations, la température. Planètes qui diffèrent tant par leur volume et leur densité que par la composition et l’épaisseur de l’atmosphère, la distance au soleil, les conditions de rotation… Mais nous savons autre chose: notre Terre dont l’eau recouvre 70 % de la surface et qui se trouve assez près du Soleil pour en recevoir une puissante réserve d’énergie est la base d’une vie intense, telle qu’on en rencontre rarement dans le Cosmos, une vie riche en masse biologique et sujette à des transformations continuelles.
C’est pourquoi la vie s’est développée chez nous plus rapidement que là où elle souffrait du manque d’eau, d’énergie solaire ou de terre ferme, et que sur les mondes trop humides. Les transmissions de l’Anneau nous ont montré l’évolution de la vie sur les planètes inondées, où les êtres s’agrippent désespérément aux végétaux émergeant du marais éternel.
Sur notre Terre, riche en eau, la superficie des continents est aussi relativement petite pour la collecte d’énergie solaire par les plantes alimentaires, le bois ou simplement par les installations thermo-électriques.
Aux périodes très anciennes de l’histoire de la Terre, la vie se développait plus lentement sur les terrains marécageux paléozoïques que sur les hauteurs néozoïques où on sç disputait l’eau autant que la nourriture.
Nous savons que pour une vie forte et abondante il faut un rapport déterminé entre les eaux et les terres, et que notre planète se rapproche de ce coefficient favorable. Des planètes pareilles sont assez rares dans le Cosmos, et chacune présente à notre humanité un trésor, un nouvel habitat et un tremplin de civilisation.
L’humanité ne craint plus la surpopulation qui effrayait nos aïeux, mais nous élargissons sans cesse notre habitat dans le Cosmos, car c’est là une manifestation du progrès, une loi inéluctable du développement. La difficulté d’assimiler les planètes qui diffèrent trop de la nôtre par les conditions physiques a fait naître l’idée d’établir les hommes dans le Cosmos sur de vastes ouvrages semblables à de satellites artificiels très agrandis. Une de ces îles a été construite à la veille de l’époque de l’Anneau: c’est le Nadir situé à 18 millions de kilomètres de la Terre. Une petite colonie y vit toujours, paraît-il… mais l’imperfection de ces gîtes, trop étroits pour la vie humaine audacieuse et portée vers les grands espaces, était si évidente qu’on ne peut que s’étonner de l’aveuglement de nos ancêtres, si hardi qu’ait été leur projet du point de vue technique.
Les planètes jumelles de l’étoile verte ressemblent beaucoup à la nôtre. Elles ne conviennent pas aux frêles habitants de la planète ZR 519, qui se sont empressés de nous communiquer leur découverte, de même que nous les renseignerons sur ce qui les intéresse.
L’étoile verte est séparée de nous par une distance que n’a franchie aucun astronef terrestre. En atteignant ses planètes, nous nous engagerons loin dans le Cosmos, non pas sur le monde réduit d’un engin artificiel, mais sur la base solide de grandes planètes où on peut organiser une vie confortable et une puissante industrie.
Si je m’arrête ainsi aux planètes de l’étoile verte, c’est qu’elles me paraissent dignes d’une étude approfondie. Soixante-dix années-lumière étant franchissables par un astronef du type Cygne, il est peut-être indiqué de diriger la 38e expédition sur Achernard!
Grom Orm se tut et regagna sa place après avoir tourné une manette sur le pupitre de la tribune.
Les spectateurs virent s’élever un petit écran où aparut le buste imposant et bien connu de Dar Véter. Il sourit, accueilli par l’acclamation silencieuse des feux verts.
— Dar Véter se trouve actuellement dans le désert radioactif de l’Arizona, d’où on lance des fusées à 57 kilomètres de haut pour reconstruire le satellite, expliqua Grom Orm. Il veut vous dire son opinion, en tant que membre du Conseil.
— Je propose la solution la plus simple, dit une voix joyeuse, à laquelle l’émetteur portatif prêtait une sonorité métallique. Envoyez trois expéditions au dieu d’une!
Les membres du Conseil et le public se figèrent de surprise. Dar Véter, qui n’était pas orateur, ne tira aucun parti de cette pause avantageuse.
— Le projet initial, comportant l’envoi des deux astronefs de la 38e expédition sur l’étoile triple EE 7723.
Mven Mas imagina aussitôt l’étoile triple qui s’appelait autrefois Omikron 2 d’Eridan. Ces trois astres, jaune, bleu, rouge, situés à moins de cinq parsecs du Soleil, avaient deux planètes dénuées de vie, mais ce n’était point là ce qui faisait l’intérêt de l’exploration. L’étoile bleue du système était naine. D’un volume égal à celui d’une grande planète, elle possédait une masse deux fois moindre que celle du Soleil. Son poids spécifique moyen dépassait de 2 500 fois la" densité du métal terrestre le plus lourd: l’iridium.
L’attraction, les champs magnétiques, les processus thermiques de création d’éléments lourds de cette étoile devaient être étudiés de près, d’autant plus que la 10e expédition, envoyée jadis sur Sirius, avait signalé le danger avant de périr. Sirius, étoile bleue double, voisine du Soleil, comprenait une naine blanche, plus grande et moins chaude que l’Omikron 2 d’Eridan et vingt-cinq fois plus dense que l’eau. On n’avait pas pu atteindre Sirius à cause des météorites qui tournaient autour en tous sens, trop dispersés pour qu’on pût déterminer leur extension. Alors, on avait projeté, il y avait trois cent quinze ans, une expédition sur l’Omikron 2 d’Eridan…
…Cela présente, de nos jours, depuis l’expérience de Mven Mas et de Ren Boz, disait Dar Véter, trop d’intérêt pour qu’on y renonce.
Cependant, l’étude de l’astronef étranger, découvert par la 37e expédition, peut nous fournir des renseignements qui surpasseront de beaucoup les résultats des premières recherches.
On peut négliger les précautions traditionnelles et séparer les astronefs, en envoyant YAelle sur Omikron 2 d’Eridan et le Tintagel sur l’étoile T. Les deux sont des vaisseaux de première classe, comme la Tantra qui a surmonté à elle seule les plus terribles obstacles…
— Romantisme! cria insolemment Pour Hiss, qui se contracta aussitôt sous les regards réprobateurs du public.
— Oui, c’est du romantisme, du vrai! enchaîna joyeusement Dar Véter, ce romantisme sous-estimé par les anciens, étouffé par la littérature, l’éducation, l’empirisme. Le romantisme est le luxe de la nature, mais il est indispensable à une société bien organisée! La vigueur physique et morale a vite fait d’engendrer la soif du nouveau, des changements. On en vient à considérer autrement les phénomènes: on voudrait voir quoique chose de plus que la marche régulière de la vie quotidienne, on réclame une dose supérieure d’épreuves et d’impressions…
— J’aperçois parmi vous Evda Nal, continua Dar Véter. Elle vous confirmera que le romantisme, ce n’est pas seulement de la psychologie, mais de la physiologie! La tâche de notre époque consiste à rendre tous les hommes de la Terre romantiques! Je reviens à notre sujet: il faut envoyer le Cygne sur Achernard, vers l’étoile verte, car le résultat ne sera connu que dans cent soixante-dix ans. Grom Orm a bien raison de dire que l’exploration des planètes apparentées à la nôtre et la création de bases pour la conquête du Cosmos est notre devoir envers la postérité.
— Les réserves d’anaméson ne sont prêtes que pour deux vaisseaux, répliqua Mir Om, le secrétaire. Il faudra dix ans pour en préparer une ration de plus, sans compromettre l’économie. Je rappelle que beaucoup de forces productives sont occupées à rétablir le satellite.
— Je l’ai prévu, fit Dar Véter, et je propose, si le Conseil d’Economie y consent, de nous adresser à la population. Que chacun ajourne d’une année les parties de plaisir, qu’on débranche les appareils de télévision de nos aquariums au fond des mers, qu’on cesse d’importer les gemmes et les plantes rares de Vénus et de Mars, qu’on ferme les usines de vêtements et de bijoux. Le Conseil d’Economie sait mieux que moi ce qu’il faut arrêter provisoirement, pour employer l’énergie économisée à produire de l’anaméson. Qui d’entre nous refuserait de restreindre ses besoins pour un an, afin d’offrir à nos enfants ce cadeau précieux: deux planètes nouvelles, réchauffées par un soleil vert, agréable à nos yeux terrestres!
Dar Véter tendit les bras dans un appel à toute la Terre, aux milliards d’hommes qui le regardaient sur les écrans des téléviseurs; puis il salua de la tête et disparut, laissant derrière lui un scintillement bleuâtre. Là-bas, dans le désert de l’Arizona, un fracas ébranlait le sol de temps à autre, témoin qu’une fusée venait encore de partir avec un chargement au-delà de la voûte céleste. Dans la salle du Conseil, tout le monde s’était mis debout, la main gauche levée en signe d’assentiment.
Le président s’adressa à Evda Nal.
— Cher hôte de l’Académie des Peines et des Joies, qu’en pensez-vous du point de vue du bonheur humain?
Evda remonta à la tribune.
— L’esprit humain ne se prête pas aux excitations prolongées ou souvent répétées. C’est une défense contre l’usure rapide du système nerveux. Nos ancêtres ont failli exterminer l’humanité en la privant du repos indispensable. Effrayés par ce danger, nous avons d’abord trop ménagé l’esprit, sans comprendre que le meilleur moyen de se reposer des impressions, c’est de travailler. On doit non seulement diversifier les occupations, mais faire alterner régulièrement le travail et le repos. Si le repos est d’autant plus prolongé que le travail est plus pénible, les difficultés ne feront que nous réjouir et nous absorberont tout entiers.
On peut dire que le bonheur, c’est l’alternance continuelle du travail et du repos, des difficultés et des plaisirs. La longévité a élargi l’horizon de l’homme et le pousse vers le Cosmos. La lutte pour le nouveau, voilà le véritable bonheur! Donc, l’envoi d’un astronef sur Achernard procurera plus de joie à l’humanité que les deux autres expéditions, car les planètes du soleil vert offriront un monde nouveau à nos sentiments, alors que l’étude des phénomènes physiques du Cosmos, si importants qu’ils soient, ne parle pour le moment qu’à la raison. L’Académie des Peines et des Joies, qui vise à l’accroissement du bonheur, opterait sans doute pour l’expédition d’Achernard, mais si les trois sont réalisables, on ne peut rien souhaiter de mieux!
L’auditoire enthousiasmé récompensa la doctoresse par une avalanche de feux verts.
Grom Orm se leva.
— La question est claire, l’avis du Conseil aussi, et mon intervention sera sans doute la dernière. Nous demanderons à l’humanité de se restreindre pour l’an huit cent neuf de l’Ere de l’Anneau. Dar Véter n’a rien dit du cheval d’or de l’Ere du Monde Désuni, qui a été découvert par les archéologues. Ces centaines de tonnes d’or pur peuvent servir à fabriquer de l’anaméson et à constituer d’ici peu les réserves nécessaires pour le vol. C’est la première fois que nous envoyons des expéditions simultanées vers trois systèmes stellaires, pour atteindre des mondes situés à une distance de soixante-dix années-lumière!
Le président déclara la séance levée, mais pria les membres du Conseil de demeurer: il fallait rédiger d’urgence la demande au Conseil de l’Economie, et une autre à l’Académie des Prédictions pour connaître les éventualités du long parcours jusqu’à Achernard.
Tchara, très lasse, cheminait derrière Evda Nat dont les joues pâles gardaient toujours une fraîcheur étonnante. La jeune fille voulait rester seule pour savourer en paix la réhabilitation de Mven Mas. Le beau jour! On n’avait pourtant pas couronné de lauriers l’Africain, comme elle l’espérait en son for intérieur. Il était écarté du pouvoir pour longtemps, sinon pour toujours… Mais ne l’avait-on pas maintenu dans la société?" Ne devaient-ils pas suivre ensemble le chemin large et difficile de l’amour, des recherches, du travail?
Evda Nal l’entraîna dans une Maison d’Alimentation. T-ehara s’attarda tellement devant le menu que la doctoresse résolut de prendre l’initiative et dit les chiffres des plats et le numéro de la table au porte-voix récepteur de l’automate. A peine se furent-elles assises à une table ovale à deux places, qu’une trappe s’ouvrit en son milieu et la collation parut, enfermée dans un petit container. Evda Nal tendit à sa compagne une coupe de Lio, boisson tonique aux reflets opalins, se contentant elle-même d’un verre d’eau fraîche et d’un gratin de châtaignes, de noix et de bananes à la crème fouettée. Quand Tchara eut mangé un hachis de raptes, oiseaux qui avaient remplacé la volaille et le gibier, elle fut remise en liberté. Evda la regarda descendre, avec une grâce surprenante même pour l’époque de l’Anneau, l’escalier bordé de statues en métal noir et de réverbères aux formes capricieuses.