CHAPITRE IV LE FLEUVE DU TEMPS


Véda Kong et Dar Véter se tenaient sur la plate-forme d’un vissoptère qui survolait lentement la steppe infinie. La brise faisait courir de grandes ondes sur l’herbe drue, émaillée de fleurs. Au loin, à gauche, on apercevait un troupeau de bestiaux noirs et blancs, descendants de métis obtenus en croisant des yacks, des vaches et des buffles.

Les collines basses, les rivières calmes aux larges vallées, tout respirait la paix et la liberté dans ce secteur du globe terrestre qui s’appelait jadis la région de Khanty-Mansiisk.

Dar Véter contemplait d’un air songeur ces terrains autrefois couverts de mornes marécages et de bois chétifs du Nord sibérien. Il revoyait en pensée un tableau de peintre ancien, qui lui avait laissé depuis l’enfance une impression ineffaçable. Sur un promontoire contourné par la boucle d’un grand fleuve se dresse une chapelle solitaire en bois, toute grise et croulante de vieillesse, qui semble regarder avec mélancolie l’immensité des champs et des prés. La croix mince de la coupole se profile sous les nuages bas. Dans le petit cimetière, un bouquet de bouleaux et de saules ploie sous le vent ses cimes échevelées. Les branches touchent presque les croix vermoulues, renversées par le temps et les rafales dans l’herbe humide. Au-delà du fleuve, se chevauchent des nuées gris violet, compactes comme des roches. Le cours d’eau brille d’un éclat froid. Le sol est détrempé par une de ces pluies tenaces, propres aux automnes moroses des latitudes septentrionales. Et toute la gamme de tons neutres du tableau évoque l’étendue de terres inhospitalières, où l’homme souffre du froid et de la faim, où s’accentue la sensation d’isolement, si caractéristique en ces temps de déraison.

Cette pièce de musée, rénovée et éclairée par des rayons invisibles, derrière une plaque de protection transparente, lui semblait une fenêtre ouverte sur un passé immémorial…

Dar Véter se tourna vers sa compagne sans mot dire. La jeune femme avait posé la main sur le garde-fou. Elle méditait, la tête penchée, en observant les hautes herbes inclinées par le vent. Les stipas argentés ondoyaient lentement, au-dessous du vissoptère qui voguait sans hâte. De petits tourbillons chauds assaillaient parfois les voyageurs, tiraillaient les cheveux et la robe de Véda, soufflaient espièglement dans les yeux de Véter. Mais le régulateur d’altitude fonctionnait plus vite que la pensée humaine, et la plate-forme volante ne faisait que tressaillir ou osciller légèrement.

Dar Véter se pencha sur l’indicateur itinéraire. La carte géographique s’y déplaçait rapidement, reflétant leur route: peut-être avaient-ils trop obliqué vers le Nord. Ils avaient franchi depuis longtemps le soixantième parallèle, dépassé le confluent de l’Irtych et de l’Obi et s’approchaient des hauteurs appelées Remparts de Sibérie.

Le paysage de steppe était devenu familier aux deux voyageurs qui avaient travaillé quatre mois à d,es fouilles de tumu-lus dans les steppes torrides des contreforts de l’Altaï. Leurs recherches archéologiques les avaient reportés aux âges où ce pays n’était traversé que par de rares détachements de cavaliers en arme.

Véda, silencieuse, indiqua de la main un îlot sombre qui flottait à l’horizon dans les vibrations d’air surchauffé et paraissait détaché du sol. Quelques minutes après, le vissoptère s’approcha d’une butte qui devait être le déblai d’une mine abandonnée. Ni bâtiments, ni puits: ce monticule couvert de merisiers était tout ce qui restait de l’ancienne exploitation.

La plate-forme volante pencha soudain.

Dar Véter saisit machinalement Véda par la taille et se jeta vers le bord relevé de la plate-forme. Le vissoptère se redressa pour un instant et s’abattit au pied de la butte. Les amortisseurs agirent, et le coup en retour projeta Véda et Dar Véter à flanc de coteau, en pleines broussailles. Après un bref silence, le rire mélodieux de Véda s’éleva dans la steppe muette. Dar Véter imagina sa propre face, ahurie, écorchée. Revenu de son étourdissement, il rit à son tour, heureux de voir sa compagne saine et sauve et de s’en être tiré lui-même à si bon compte.

— Ce n’est pas sans raison qu’il est interdit de voler en vissoptère à plus de huit mètres du haut, articula Véda Kong un peu essoufflée. A présent je réalise…

— Dès qu’il y a une panne, l’engin tombe et il n’y a plus d’espoir que dans les amortisseurs. On n’y peut rien, c’est un tribut payé en échange de la légèreté et des dimensions réduites. Je crains que nous n’ayons à payer encore pour tous nos vols réussis, dit Dar Véter avec une indifférence un peu affectée.

— A savoir? fit Véda redevenue sérieuse.

— Le fonctionnement impeccable des appareils de stabilité implique une grande complexité des mécanismes… Je crains de mettre beaucoup de temps à m’y retrouver. Il faudra se débrouiller à la manière de nos ancêtres les plus primitifs.

Véda, le regard amusé, lui tendit la main et Dar Véter la releva sans effort. Ils descendirent vers le vissoptère, enduisirent leurs égratignures d’une solution cicatrisante et recollèrent leurs vêtements déchirés. Véda s’étendit à l’ombre d’un buisson, Dar Véter rechercha les causes de l’avarie. Comme il l’avait pressenti, c’était une panne du niveleur automatique dont le dispositif de blocage avait débranché le moteur. A peine eut-il ouvert le carter, que la difficulté de la réparation lui apparut en toute évidence: il faudrait s’attarder indéfiniment à l’étude d’une électronique supérieure. Dar Véter redressa avec un soupir de dépit son dos fatigué et loucha vers le buisson où Veda Kong s’était pelotonnée dans une attitude confiante. La plaine, torride et silencieuse, s’étendait à perte de vue. Deux grands rapaces plantent au-dessus de la couche d’air vibrante de chaleur…

La machine, naguère si docile, n’était plus qu’un disque inerte qui gisait sur le sol desséché. Dar Véter eut une impression bizarre de solitude qui semblait lui venir du fond de la mémoire.

Et cependant, Dar Véter était sans inquiétude. La nuit venue, la visibilité serait meilleure, ils apercevraient certainement des lumières et s’en iraient dans leur direction. Ils s’étaient envolés en promeneurs, sans radiotéléphone, sans lampes ni vivres.

«Autrefois, on risquait de mourir de faim en partant dans la steppe sans avoir fait provision de nourriture et d’eau», songeait l’ex-directeur des stations externes. Abritant de la main ses yeux contre la lumière aveuglante, il choisit une petite place sous le cerisier qui ombrageait Véda, et s’allongea tranquillement sur l’herbe dont les brins secs le piquaient à travers l’étoffe mince des habits; Le murmure du vent et la chaleur lui engourdissaient l’esprit: ses pensées coulaient lentement, les tableaux du passé défilaient un à un, les peuples, les tribus, les hommes isolés se suivaient en longues théories… C’était comme un grand fleuve d’événements, de personnages, de costumes variés.

— Véter!

L’appel de la chère voix le tira de sa torpeur. Il s’assit. Le disque rouge du soleil touchait déjà l’horizon assombri, pas un souffle n’agitait l’air somnolent.

— Véter, mon seigneur, plaisante Véda, prosternée devant lui à la manière des femmes anciennes de l’Asie, daignez vous réveiller et vous souvenir de moi.

Il fit quelques exercices de gymnastique qui achevèrent de chasser la torpeur. Véda acquiesça à son projet d’attendre la nuit. L’obscurité les surprit en train de discuter avec animation de leur travail passé. Dar Véter la vit soudain frissonner. Comme elle avait les mains froides—, il comprit que sa robe légère ne la protégeait nullement contre la fraîcheur nocturne de ce pays nordique.

La nuit d’été du soixantième parallèle était claire; ils purent amasser un gros tas de broussailles.

Une décharge électrique tirée par Véter du puissant accumulateur du vissoptère, claqua bruyamment, et un grand feu prodigua bientôt aux rescapés sa chaleur bienfaisante.

Véda, engourdie l’instant d’auparavant, s’était épanouie de noveau, comme une fleur au soleil, et tous deux s’abandonnèrent à une rêverie presque hypnotique. Au cours des cent millénaires où le feu avait été le refuge et le salut de l’homme, il s’était déposé dans le tréfonds de, son âme un indestructible sentiment de sécurité et de bien-être qui renaissait devant le feu chaque fois que le froid et l’obscurité l’environnaient.

— Qu’est-ce qui vous déprime, Véda? s’enquit Dar Véter en voyant un pli de tristesse marquer la bouche de sa compagne.

— Je repense à l’autre… à la jeune femme au foulard, répondit-elle à mi-voix, sans quitter des yeux les braises dorées. Dar Véter avait compris. A la veille de leur vol, ils avaient terminé dans la steppe de l’Altaï la fouille d’un grand tumu-lus scythique. II y avait à l’intérieur de la cage en rondins un squelette de vieillard entouré d’ossements de chevaux et d’esclaves recouverts par le bord du talus. Le vieux chef avait son épee, son bouclier et sa cuirasse, et à ses pieds était recroquevillé le squelette d’une femme toute jeune. Un foulard en soie, jadis roulé autour de la figure, adhérait au crâne. On n’avait pas pu conserver le tissu, malgré toutes les précautions; mais avant qu’il ne fût tombé en poussière, on avait réussi à reproduire exactement les traits du beau visage empreints dessus depuis des millénaires. Le foulard rendait un détail effrayant: les yeux exorbités de la femme, certainement étranglée au moyen de cette pièce d’étoffe et jetée dans la tombe du mari pour l’escorter sur les chemins inconnus d’outre-tombe. Elle devait avoir tout au plus dix-neuf ans, lui, au moins soixante-dix, âge vénérable pour l’époque. Dar Véter se rappela la vive discussion soulevée à ce sujet parmi les jeunes membres de l’expédition archéologique. La femme avait-elle suivi de gré ou de force son mari? Pourquoi? En quel nom? Si c’était par amour, comment avait-on eu le cœur de Ja tuer, au lieu de l’épargner comme le meilleur souvenir du défunt dans le monde des vivants?

Alors Véda Kong avait pris la parole. Elle fixait le tumulus de ses yeux ardents, s’efforçant de pénétrer les couches des temps révolus.

— Tâchez de comprendre ces gens. L’étendue des steppes anciennes était infinie pour les moyens de locomotion de l’époque: chevaux, bœufs, chameaux… Et dans cette immensité campaient des groupes d’éleveurs nomades non seulement désunis, mais opposés les uns aux autres par une hostilité perpétuelle. Les haines et les rancunes s’accumulaient de génération en génération, tout étranger était un ennemi, toute tribu — un butin de bétail et d’esclaves, c’est-à-dire d’hommes qui travaillaient sous le fouet, comme des bêtes de somme… Ce régime social engendrait, d’une part, une liberté individuelle inconnue de nos jours et permettant aux privilégiés d’assouvir toutes leurs passions; et, d’autre part, une restriction extrême des rapports humains et une incroyable étroitesse d’idées. Si la peuplade ou la tribu était un petit groupe de gens capables de vivre de la chasse et de la récolte des fruits, ces nomades libres étaient dans la terreur continuelle d’être attaqués et asservis ou massacrés par leurs voisins belliqueux. Mais si le pays se trouvait isolé et possédait une population nombreuse, susceptible de créer une grande force militaire, les gens payaient de leur liberté la garantie contre les attaques du dehors, car dans ces Etats puissants, se développaient toujours le despotisme et la tyrannie. C’était ainsi dans l’Egypte antique, en Assyrie et Babylonie.

Les femmes, surtout les belles, étaient la proie et le jouet des forts. Elles ne pouvaient exister sans maître et protecteur. S’il mourait, elles restaient au milieu d’un monde cruel des hommes, sans défense contre les brutalités. Les aspirations et les volontés de la femme comptaient si peu… si peu qu’en face d’une vie pareille… qui sait, peut-être que la mort paraissait plus légère.

Ces propos de Véda avaient impressionné les jeunes. La trouvaille du tumulus scythique laissait à Véter aussi un souvenir inoubliable. Répondant à ses pensées, Véda se rapprocha de lui, tisonnant dans le bûcher, les yeux sur les flam-mettes bleuâtres qui parcouraient les charbons.

— Quel courage il fallait alors pour rester soi-même et s’élever dans la vie, au lieu de descendre, murmura-t-elle.

— A mon avis, répliqua Dar Véter, nous exagérons la dureté de la vie antique. Outre qu’on y était accoutumé, sa désorganisation multipliait les hasards imprévus. La volonté et l’énergie humaines en tiraient des joies romantiques, comme on fait jaillir les étincelles de la pierre grise. Ce qui m’effraye davantage, ce sont les dernières étapes de la civilisation capitaliste, à la fin de l’Ere du Monde Désuni, lorsque les hommes confinés dans les villes, retranchés de la nature, épuisés par un travail monotone, dépérissaient sous l’atteinte des maladies et devenaient de plus en plus chétifs…

— Moi aussi je suis stupéfaite que nos ancêtres aient été si longs à comprendre cette simple loi que le destin de la société dépend uniquement d’eux-mêmes, que le caractère de la société résulte de l’évolution morale et idéologique de ses membres, laquelle dépend à son tour de l’économie…

— … Et que la forme parfaite de l’organisation scientifique de la société n’est pas une simple accumulation de forces productives, mais un degré qualitatif. La notion de l’interdépendance dialectique qui fait que les nouveaux rapports sociaux sont aussi impossibles sans hommes nouveaux que ces derniers sans une économie nouvelle, a conduit l’humanité à accorder le maximum d’attention à l’éducation physique et morale de l’homme. Quand est-ce qu’on y est enfin parvenu?

— Dans l’EMD, à la fin du siècle de la Scission, peu après la Deuxième Grande Révolution.

— Ce n’était pas trop tôt! La technique destructive de la guerre…

Dar Véter se tut et se tourné vers l’ombre qui séparait le feu de la butte. Un piétinement lourd et un grand souffle haletant firent sauter sur pieds les deux campeurs.

Un énorme taureau noir apparut devant le brasier qui allumait des reflets sanglants dans ses yeux furibonds, à fleur de tête. Le monstre, prêt à l’attaque, renâclait et labourait de ses sabots la terre sèche. A la faible lueur des flammes il paraissait gigantesque, sa tête baissée ressemblait à un rocher de granit, son garrot aux muscles saillants s’érigeait en montagne. Ni Véda ni Dar Véter n’avaient jamais encore eu à braver la force malfaisante d’un animal dont le cerveau était fermé à toute influence raisonnable…

Véda, les mains pressées sur la poitrine, demeurait immobile, comme hypnotisée par une vision surgie des ténèbres. Dar Véter, sous l’impulsion d’un instinct puissant, s’interposa entre le taureau et la jeune femme, comme l’avaient fait des milliers de fois ses ancêtres. Mais l’homme de l’ère nouvelle était désarmé.

— Véda, sautez à droite… A peine avait-il parlé que l’animal se rua sur eux. Les corps bien entraînés des deux voyageurs pouvaient rivaliser de vitesse avec l’agilité primitive du taureau. Le géant passa en trombe et pénétra à grand fracas dans le taillis, tandis que Véda et Dar Véter se trouvèrent dans l’obscurité, à quelques pas du vissoptère. A cette distance du feu, la nuit n’était pas si sombre qu’on l’aurait cru, et la robe de la jeune femme se voyait certainement de loin. Le taureau sortit des fourrés. Dar Véter souleva sa compagne qui atteignit d’un bond la plate-forme de l’appareil. Pendant que l’animal se retournait en labourant le sol, Dar Véter rejoignit Véda. Il échangea avec elle un coup d’œil rapide et ne vit dans ses yeux qu’un ravissement sincère. Le carter du moteur avait été ouvert dans la journée, alors que Dar Véter tentait de voir clair dans ce mécanisme compliqué. A présent, dans une tension de tous les muscles, il arracha au garde-fou de la plate-forme le câble du champ niveleur, fourra son bout dénudé sous le contact principal du transformateur et écarta prudemment Véda. Le taureau accrocha d’une corne le garde-fou, et le vissoptère oscilla sous la formidable secousse. Dar Véter, le sourire aux lèvres, toucha du bout du câble le nez de l’animal. Un éclair jaune, un coup sourd, et la brute féroce s’écroula.

— Vous l’avez tué! s’écria Véda indignée.

— Je ne pense pas, car le sol est sec! repartit le malin d’un air satisfait. Et en confirmation de ses paroles, le taureau mugit faiblement, se leva et s’en fut d’un trot indécis, comme s’il avait honte de sa défaite. Les voyageurs revinrent vers le feu, dont une nouvelle brassée de bois ranima la flamme.

— Je n’ai plus froid, dit Véda, montons sur la butte. Le sommet du mamelon cachait le feu; les astres pâles du ciel d’été s’estompaient à l’horizon.

A l’ouest, on ne voyait rien; au nord, des lumières presque imperceptibles clignotaient à flanc de coteau; au sud, très loin aussi, brillait l’astre éclatant du mirador des éleveurs.

— C’est ennuyeux, il va falloir marcher toute la nuit, marmonna Dar Véter.

— Mais non, voyez!

Véda montra l’est, où venaient de s’allumer quatre feux disposés en carré. Ils étaient à quelques kilomètres à peine. Ayant repéré la direction d’après les étoiles, ils redescendirent. Véda s’arrêta auprès du feu mourant, comme si elle tâchait de se rappeler quelque chose.

— Adieu, notre foyer, dit-elle, pensive. Sans doute que les nomades avaient toujours eu des logis pareils, éphémères et fragiles… J’ai été aujourd’hui une jeune femme d’autrefois.

Elle se tourna vers Dar Véter et lui posa la main sur le cou, d’un geste confiant.

— J’ai senti si vivement le besoin d’être protégée! Ce n’était pas la peur, non, mais une sorte de soumission fascinante au destin… Il me semble…

Les mains croisées derrière ha, tête, elle s’étira souplement devant le feu. L’instant d’après, ses yeux recouvrèrent leur éclat mutin.

— Allons, conduisez-moi… héros! Sa voix- grave avait pris un ton énigmatique et tendre.

La nuit claire, saturée de parfums d’herbes, s’animait des frôlements de bestioles et de cris d’oiseaux. Véda et Dar Véter marchaient avec précaution, de crainte de mettre le pied dans un terrier ou une crevasse. Les pinceaux des stipas effleuraient sournoisement leurs chevilles. Dar Véter scrutait l’ombré, dès que dés silhouettes de buissons en émergeaient.

Véda rit doucement:

— Il aurait peut-être fallu prendre l’accumulateur… et le câble?

— Vous êtes légère, Véda, répliqua-t-il avec bonhomie. Plus légère que je ne supposais!

Elle reprit tout à coup son sérieux.

— J’ai trop bien senti votre protection… Et elle parla ou plutôt réfléchit tout haut à l’activité future de son expédition. La première étape des fouilles était terminée, ses collaborateurs retournaient à leurs anciennes tâches ou en assumaient de nouvelles. Quant à Dar Véter qui n’avait pas choisi d’autre occupation, il était libre de suivre sa bien-aimée. D’après les informations qui leur parvenaient, Mven Mas se débrouillait bien… De toute façon, le Conseil n’aurait pas renommé de sitôt Dar Véter à ce poste. A l’époque du Grand Anneau, on évitait de faire faire longtemps aux gens le même travail. Cela émoussait le don le plus précieux de l’homme — le pouvoir créateur — et on ne pouvait reprendre son ancienne besogne qu’après une longue interruption…

— Après six ans de communication avec le Cosmos, ne trouvez-vous pas notre travail mesquin et monotone?

Le regard clair et attentif de Véda cherchait celui de Dar Véter.

— Pas du tout, protesta-t-il, mais il ne provoque pas en moi la tension d’esprit à laquelle je suis habitué. Sans elle, je deviens trop placide… comme si on me traitait aux rêves bleus!

— Rêves bleus…. répéta-t-elle, et la suspension de son souffle en dit davantage à Véter que la rougeur de ses joues, invisible dans la nuit.

— Je pousserai mes recherches en direction du sud, dit-elle en se reprenant, mais pas avant d’avoir recruté une nouvelle équipe de fouilleurs volontaires. En attendant, j’aiderai des collègues à faire des fouilles sous-marines ainsi qu’ils me le proposent depuis longtemps.

Dar Véter comprit et son cœur palpita de joie. Mais il se hâta de refouler ses sentiments et vint au secours de Véda en demandant d’une voix calme:

— Il s’agit de la ville immergée au sud de la Sicile? J’ai vu au palais de l’Atlantide des choses magnifiques qui en proviennent…

— Non, nous explorons maintenant les côtes orientales de la Méditerranée, la mer Rouge et les rivages de l’Inde, à la recherche des vestiges historiques conservés au fond de la mer, depuis la culture indo-crétoise jusqu’à l’avènement des Siècles Sombres.

— Ce qu’on cachait dans la mer ou y jetait simplement, lors de la ruine des îlots de civilisation… sous la poussée des forces fraîches, barbares et insouciantes: je vois ça, prononça pensivement Dar Véter qui surveillait toujours la plaine blanchâtre. Je conçois aussi l’effondrement de la civilisation antique, lorsque les Etats, forts de leur union avec la nature, furent incapables de rien changer au monde, de venir à bout d’un esclavage de plus en plus odieux et d’une aristocratie parasitaire…

— Et les hommes ont troqué leur matérialisme primitif contre la nuit religieuse du Moyen Age, enchaîna Véda. Mais qu’est-ce que vous ne comprenez pas?

— Je me représente mal la culture indo-crétoise.

— Vous n’êtes pas au courant des dernières recherches. On retrouve aujourd’hui ses traces sur un vaste territoire qui s’étend de l’Afrique au sud de l’Asie Centrale, aux Indes et à la Chine occidentale, et qui englobe l’île de Crète.

— Je ne soupçonnais pas qu’en ces temps reculés il y eût des cachettes pour les trésors d’art, comme à Carthage, en Grèce ou à Rome.

Venez avec moi et vous verrez, dit Véda à voix basse. Dar Véter marchait, silencieux. Le terrain montait en pente douce. En haut de la côte, Dar Véter s’arrêta net.

— Merci, j’accepte…

Elle tourna un peu la tête, incrédule, mais dans la pénombre de la nuit nordique les yeux de son compagnon étaient noirs et impénétrables.

Passé la côte, les lumières se révélèrent toutes proches. Munies de cloches polarisantes, elles ne rayonnaient pas et semblaient de ce fait plus lointaines qu’elles n’étaient. L’éclairage concentré témoignait d’un travail nocturne. Le grondeaient d’un courant à haute tension s’amplifiait. Les contours argentés de poutres en treillis luisaient sous les hautes lampes bleuâtres. Un mugissement les fit s’arrêter: c’était le robot de barrage qui intervenait.

— C’est dangereux, obliquez à gauche, n’approchez pas des poteaux! hurla un haut-parleur invisible. Ils se dirigèrent vers un groupe de maisonnettes transportables.

— Ne regardez pas le champ! insistait l’automate.

Les portes de deux maisons s’ouvrirent simultanément, deux faisceaux de lumière intersectés tombèrent sur la route sombre. Plusieurs personnes, hommes et femmes, firent aux voyageurs un accueil aimable et s’étonnèrent de leur moyen de locomotion primitif, en pleine nuit…

La cabine étroite, où un entrecroisement de jets d’eau odorante, saturée de gaz et d’électricité, piquetait la peau d’agréables décharges, était un lieu de délices.

Les voyageurs ravigotés se rencontrèrent à table.

— Véter, mon ami, nous sommes chez des confrères! Véda, fraîche et rajeunie, versa une boisson dorée.

— «Dix tonus» dans ce coin perdu! s’écria-t-il ravi, en tendant la main vers son verre.

— Vainqueur du taureau, vous vous ensauvagez dans la steppe, protesta Véda. Je vous annonce des nouvelles intéressantes, et vous ne songez qu’à la nourriture!

— Des fouilles, ici?

— Oui, mais des fouilles paléontologiques. On étudie les fossiles de l’étage permien, qui remonte à deux cent millions d’années. Je n’en mène pas large avec nos pauvres millénaires.

— On étudie ces restes d’emblée, sans les déterrer? Comment ça?

— Ils ont un moyen ingénieux, mais je ne sais pas encore ce que c’est,

Un des convives, homme maigre, au teint jaune, se mêla à la conversation.

— A l’heure actuelle, notre groupe prend la relève. On vient d’achever les opérations préliminaires et on va commencer la radiographie…

— Aux rayons durs, devina Dar Véter.

— Si vous n’êtes pas trop fatigués, je vous conseille d’aller voir. Demain, nous déplacerons la plate-forme, ce qui ne présente guère d’intérêt pour vous.

Véda et Dar Véter acceptèrent avec joie. Leurs hôtes hospitaliers quittèrent la table pour les conduire dans la maison voisine. Des vêtements de protection y pendaient dans des niches surmontées d’indicateurs.

— L’ionisation de nos tuyaux est très forte, expliqua sur un ton d’excuse une grande femme un peu voûtée qui aidait Véda à passer le costume en tissu serré, le casque translucide, et lui fixait dans le dos les sacoches des piles. La lumière polarisée accentuait la moindre aspérité de la steppe raboteuse. Au-delà du champ carré, limité par des tringles, on entendit un gémissement sourd. Le sol bomba, se fendilla et s’éboula, formant un entonnoir au centre duquel pointa un cylindre effilé et brillant. Une crête hélicoïdale enlaçait la surface polie de la tige, une fraise électrique en métal bleu tournait à son extrémité. Le cylindre bascula par-dessus le bord de l’entonnoir, vira en découvrant ses pales postérieures agitées d’un mouvement rapide, et commença à s’enfouir de nouveau, quelques mètres plus loin, son nez planté presque verticalement dans le sol.

Dar Véter remarqua deux câbles jumelés — l’un isolé, l’autre à nu — qui suivaient le cylindre. Véda toucha la manche de son compagnon et lui montra un point au-delà des tringles en magnésium. Un autre cylindre, pareil au premier, sortit du sol, bascula à gauche et replongea sous terre, comme dans l’eau.

L’homme au teint jaune les pressa du geste.

— Je l’ai reconnu, chuchota Véda en rattrapant les autres. C’est Lao Lan, le paléontologue qui a percé le mystère du peuplement de l’Asie dans l’ère paléozoïque.

— Il est d’origine chinoise? s’informa Dar Véter qui revoyait les yeux noirs et légèrement bridés du savant. J’avoue, à ma honte, que j’ignore ses travaux…

— Vous n’êtes pas ferré sur la paléontologie terrestre, à ce que je vois, fit observer Véda. Je parie que vous connaissez mieux celle de certains mondes stellaires.

Dar Véter imagina un instant les innombrables formes de la vie, les millions de squelettes bizarres, enfermés dans les terrains des diverses planètes, vestiges du passé dissimulés dans les strates de chaque monde habité, souvenirs enregistrés par la nature elle-même jusqu’à ce que survienne un être pensant, capable de retenir et même de reproduire les choses oubliées…

Ils étaient sur une petite plate-forme fixée au bout d’un demi-arc ajouré. Un grand écran terne se trouvait au milieu du plancher. Les huit personnes s’assirent sur des banquettes basses, dans une attente silencieuse.

— Les «taupes» auront fini tout à l’heure, dit Lao Lan. Comme vous l’avez deviné, elles passent au travers des roches le câble nu et y tissent un réseau métallique. Les squelettes fossiles gisent dans du grès tendre, à quatorze mètres de profondeur. Plus bas, au dix-septième mètre, s’étend le réseau métallique branché sur de puissants inducteurs. Il en résulte un champ réflecteur qui renvoie les rayons X sur l’écran où se forme l’image des os pétrifiés…

Deux grandes boules en métal tournèrent sur leurs socles massifs. Les projecteurs s’allumèrent, le mugissement de la sirène prévint les hommes du danger. Un courant continu d’un million de volts dégagea une fraîcheur ozonée et prêta aux contacts, aux isolateurs et aux suspensions une phosphorescence bleuâtre.

Lao Lan maniait les boutons du pupitre de commande avec une aisance parfaite. L’écran s’éclairait de plus en plus, des silhouettes vagues y défilaient, éparpillées dans le champ visuel. Le mouvement s’arrêta, les contours flous d’une large tache remplirent presque tout l’écran, se précisèrent… Quelques manipulations encore, et les spectateurs distinguèrent dans une auréole brumeuse le squelette d’un être inconnu,

Les grosses pattes griffues étaient recroquevillées sous le tronc, la longue queue s’enroulait en anneau. On était frappé par le volume des os aux extrémités renflées et torses, munies d’apophyses pour l’insertion des muscles géants. Le crâne aux mâchoires fermées montrait de fortes incisives. Vu d’en haut, le monstre avait l’air d’une lourde masse d’os, à la surface ravinée. Lao Lan changea la distance focale et le grossissement: tout l’écran fut occupé par la tête du reptile antédiluvien qui avait rampé là, il y avait deux cents millions d’années, sur les rives d’un ancien cours d’eau.

Les parois de la boîte crânienne avaient au moins vingt centimètres d’épaisseur. Des excroissances osseuses surmontaient les orbites, les cavités temporales et les bosses des pariétaux. A l’occiput se dressait un cône où béait le trou d’un œil énorme. Lao Lan poussa un soupir d’extase.

Dar Véter ne pouvait détacher les yeux de la carcasse balourde de cette créature qui avait vécu prisonnière de contradictions irrésolues. L’accroissement de la force musculaire entraînait l’épaississement des os soumis à une charge pesante, et l’augmentation du poids du squelette nécessitait un nouveau renforcement des muscles. Cette dépendance directe, propre aux organismes primitifs, conduisait souvent le développement des animaux à des impasses, jusqu’à ce qu’un perfectionnement physiologique important leur permît de supprimer les contradictions existantes et d’atteindre un degré d’évolution supérieur… Il semblait incroyable que des êtres pareils eussent figuré parmi les ascendants de l’homme dont le corps magnifique était d’une mobilité et d’une adresse extraordinaires.

Dar Véter contemplait les grosses arcades sourcilières qui exprimaient la férocité stupide du reptile permien, et lui comparait la gracieuse Véda, dont les yeux clairs brillaient dans un visage vif et intelligent… Quelle différence dans l’organisation de la matière vivante! Il loucha machinalement vers elle, s’efforçant de distinguer son visage sous le casque, et quand son regard revint à l’écran, la vision avait changé. C’était à présent le crâne parabolique et aplati d’un batracien, d’une salamandre condamnée à demeurer dans l’eau tiède et sombre du marécage permien, guettant l’approche d’une proie. Un bond, un happement… et de nouveau l’immobilité, une patience infinie, dénuée de pensée. Ces images de l’évolution longue et féroce de la vie déprimaient, irritaient Véter… Il se redressa, et Lao Lan, devinant son état d’esprit, lui proposa d’aller se reposer dans la maison. Véda, qui était d’une curiosité insatiable, s’en alla à regret, lorsqu’elle vit les savants brancher simultanément les machines électroniques pour la photographie et l’enregistrement sonore, afin d’économiser le courant de grande puissance.

Elle s’étendit bientôt sur un large divan, au salon d’une maisonnette de femmes. Dar Véter se promena un moment sur la terrasse, évoquant les impressions de la journée.

Le matin nordique avait lavé de sa rosée les herbes poussiéreuses. L’imperturbable Lao Lan, revenu du travail, offrit à ses hôtes de les faire conduire à l’aérodrome en «elfe», petite automobile à accumulateurs. Le terrain d’atterrissage des avions sauteurs à réaction n’était qu’à cent kilomètres au sud-est, sur le cours inférieur du Trom-Iougan. Véda voulut se mettre en liaison avec son équipe, mais aux fouilles il n’y avait pas de poste émetteur assez puissant. Depuis que nos ancêtres avaient compris la nocivité des émanations radioactives et institué un régime strict, les émissions dirigées nécessitaient des appareils beaucoup plus complexes, surtout pour les échanges à grande distance. En outre, le nombre des stations avait nettement diminué. Lao Lan décida d’appeler le plus proche mirador des éleveurs. Ces tours communiquaient entre elles par émissions dirigées et pouvaient envoyer n’importe quel message au poste central de la région. La jeune stagiaire qui devait ramener T «elfe» au camp des paléontologistes, conseilla aux voyageurs de s’arrêter au mirador pour parler eux-mêmes au vidéophone. Dar Véter et Véda ne demandaient pas mieux. Un vent frais soulevait la poussière fine et tourmentait les cheveux courts de la jeune fille au volant. On était à l’étroit sur le siège, car le grand corps de l’ex-directeur des stations externes empiétait sur la place de ses voisines. La silhouette mince du mirador se voyait à peine dans le ciel bleu. L’«elfe» stoppa bientôt à son entrée. Des jambages de métal, largement écartés, soutenaient un auvent en matière plastique, sous lequel stationnait un autre «elfe». Une cage d’ascenseur traversait l’auvent dans son milieu. La cabine minuscule les monta à tour de rôle, au-dessus de l’étage d’habitation, jusqu’au sommet où les accueillit un jeune gars bronzé et presque nu. Le trouble soudain de leur chauffeur apprit à Véda que sa sagacité avait des racines plus profondes…

La pièce ronde aux murs de cristal oscillait sensiblement, la tour légère résonnait comme une corde tendue. Le plancher et le plafond étaient peints d’une couleur sombre. Des tables étroites, chargées de jumelles, de machines à calculer, de cahiers de notes, s’incurvaient le long des fenêtres. De cette hauteur de quatre-vingt-dix mètres, le regard embrassait une vaste superficie de terrain, jusqu’aux limites de visibilité des autres miradors. On y surveillait constamment les troupeaux et on faisait le compte des réserve de fourrage. Les labyrinthes de la traite, où on parquait deux fois par jour les vaches laitières, dessinaient dans la steppe leurs cercles verts concentriques. Le lait, qui n’aigrissait jamais, comme celui des antilopes africaines, était collecté et aussitôt congelé dans des frigidaires souterrains; il pouvait se conserver très longtemps. La conduite des troupeaux se faisait à l’aide des «elfes» affectés à chaque mirador. Les observateurs avaient la possibilité d’étudier pendant leur service, aussi la plupart étaient-ils élèves d’écoles supérieures. Le jeune homme emmena Véda et Dar Véter à l’étage d’habitation, suspendu à quelques mètres plus bas, entre des poutres croisées. Les locaux avaient des murs isolants, impénétrables au son, et les voyageurs se trouvèrent plongés dans un silence absolu. Seule, l’oscillation incessante rappelait que la pièce était à une hauteur périlleuse.

Un autre garçon travaillait justement au poste de radio. La coiffure compliquée et la robe voyante de son interlocutrice, dont l’image se voyait sur l’écran, attestaient qu’il était en contact avec la station centrale, car les gens de la steppe portaient des combinaisons courtes et légères. La jeune fille de l’écran se mit en communication avec la station de ceinture, et on vit bientôt au vidéophone du mirador le visage triste et la silhouette menue de Miika Eigoro, première adjointe de Véda Kong. Ses yeux noirs et bridés comme ceux de Lao Lan exprimèrent une surprise joyeuse, la petite bouche s’entrouvrit d’étonnement. L’instant d’après, c’était une figure impassible, où on ne lisait plus qu’une attention soutenue. Remonté au sommet de la tour, Dar Véter trouva la jeune paléontologiste en conversation animée avec le premier gars, et sortit sur la plate-forme annulaire qui ceignait la pièce du cristal. A la fraîcheur humide du matin avait succédé un midi torride, qui effaçait l’éclat des couleurs et les aspérités du terrain. La steppe s’étalait à perte de vue, sous le ciel clair et chaud. Dar Véter éprouva de nouveau la vague nostalgie du pays nordique de ses ancêtres. Accoudé à la balustrade du balcon mouvant, il sentait mieux que jamais la réalisation des rêves des anciens. Les climats rigoureux étaient refoulés par la main de l’homme loin au nord, et la chaleur vivifiante du sud se répandait sur ces plaines, jadis transies sous les nuages froids…

Véda Kong revint dans la pièce vitrée et annonça que le radio se chargeait de les conduire à destination. La jeune fille aux cheveux coupés la remercia d’un long regard. On apercevait à travers la paroi translucide le dos large de Véter figé dans la contemplation.

— Vous songez…. prononça une voix derrière lui. A moi, peut-être?

— Non, Véda, je pensais à ce principe de l’antique philosophie indienne: le monde n’est pas créé pour l’homme, qui devient grand seulement quand il apprécie la valeur et la beauté d’une autre vie, celle de la nature…

— Mais je ne comprends pas: c’est incomplet!

— Incomplet? Peut-être. J’ajouterai que seul l’homme est en mesure de voir tant la beauté que les défauts de la vie. Et lui seul peut souhaiter et créer une vie meilleure!

— Cette fois j’y suis, murmura Véda. Et après un long silence elle reprit: Vous avez bien changé, Véter.

— Je vous crois! A force de remuer avec une simple bêche les pierres et les rondins vermoulus de vos tumulus, j’en suis venu à voir la vie plus simplement et à chérir ses humbles joies…

Véda fronça les sourcils:

— Ne plaisantez pas, Véter, je parle sérieusement. Quand je vous ai vu, maître de toute la force de la Terre, parler aux mondes lointains… Là-bas, dans vos observatoires, vous sem-bliez un être surnaturel, un dieu! comme disaient les anciens. Tandis qu’ici, à ce modeste travail collectif, vous…

Elle se tut.

— Eh bien, s’enquit-il avec curiosité, j’ai perdu ma grandeur? Qu’auriez-vous dit en me voyant tel que j’étais avant d’entrer à l’Institut d’Astrophysique: machiniste de la Voie Spirale? C’est moins illustre, pas vrai? Ou mécanicien des récolteuses dans la zone des tropiques?

Véda éclata de rire.

— Je vous confierai le secret de mon adolescence. A l’école du troisième cycle, j’étais amoureuse du machiniste de la Voie Spirale: je ne pouvais me figurer quelqu’un de plus puissant… Au fait, voici le radio. En route, Véter!

Avant de faire monter Véda et Dar Véter dans la cabine, le pilote demanda une fois de plus si leur santé leur permettait de supporter la brusque accélération de l’avion sauteur. Il s’en tenait strictement aux règles. Quand il reçut une seconde réponse affirmative, il les installa dans des fauteuils profonds, à l’avant translucide de l’appareil, qui ressemblait à une énorme goutte d’eau. Véda se sentit très mal à l’aise: les sièges s’étaient renversés en arrière, dans le fuselage dressé. Le gong du départ vibra, un puissant ressort projeta l’avion presque verticalement, le corps de Véda s’enfonça lentement dans le fauteuil, comme dans un liquide épais. Dar Véter tourna la tête avec effort pour lui adresser un sourire encourageant. Le pilote embraya. Un rugissement, une dépression dans tout le corps, et l’avion en forme de goutte fila, décrivant une courbe à vingt-trois mille mètres d’altitude. Quelques minutes à peine semblaient s’être écoulées, lorsque les voyageurs descendirent, les jambes flageolantes, devant leurs maisonnettes de la steppe altaïque, tandis que le pilote leur faisait signe de s’éloigner. Dar Véter comprit qu’à défaut de catapulte il fallait embrayer au sol, il prit Véda par la main et s’enfuit vers Miika Eigoro qui courait légèrement à leur rencontre. Les femmes s’embrassèrent, comme après une longue séparation.

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