CHAPITRE XIV LA PORTE D’ACIER


Le robot minier peina vingt jours dans l’obscurité humide jusqu’à ce qu’il eût déblayé les dizaines de milliers de tonnes de décombres et étayé les voûtes effondrées. L’accès du fond de la caverne était désormais ouvert. II ne restait plus qu’à en vérifier la sécurité. Des chariots automatiques, mus par des chenilles et une vis d’Archimède, descendirent sans bruit. Les appareils indiquaient, tous les cent mètres, la composition de l’air, la température et le degré d’humidité. Les chariots pénétrèrent à quatre cents mètres de profondeur, en évitant les obstacles. Véda Kong entra ensuite avec son équipe dans la grotte mystérieuse. Quatre-vingt-dix ans auparavant, lors d’une prospection d’eaux souterraines parmi des calcaires et des grès absolument stériles, les indicateurs avaient décelé soudain la présence d’une grande quantité de métal. On constata bientôt que le site correspondait à la description de celui qui entourait la fameuse caverne antique de Denof-Koul, dont le nom signifiait «Refuge de la Culture» dans une langue disparue. Devant la menace d’une guerre terrible, les peuples qui s’estimaient les plus civilisés avaient caché là des trésors de leur culture. Le secret et le mystère étaient très eh usage à cette époque.

En se laissant glisser sur l’argile rouge qui tapissait le sol de l’entrée déclive, Véda se sentait aussi émue que la plus jeune de ses collaboratrices.

Elle imaginait des salles grandioses, avec des coffres-forts remplis de films, d’épurés et de cartes, des armoires contenant des bobines d’enregistrements magnétophoniques ou des bandes de machines mnémoniques, des rayonnages chargés d’échantillons de composés chimiques, d’alliages et de médicaments; des animaux empaillés dans des vitrines étanches, des herbiers, des squelettes pétrifiés d’habitants disparus. Puis, elle se figurait des plaques en silicolle protégeant des peintures superbes, des statues des plus beaux représentants de l’humanité, des bustes d’hommes célèbres, des chefs-d’œuvre de sculpteurs animaliers… Des maquettes d’édifices, des inscriptions commémoratives gravées sur la pierre et le métal…

Véda pénétra en songe dans une vaste caverne de plus de trois mille mètres carrés de superficie. Sa haute voûte dont le sommet se perdait dans l’ombre se hérissait de longs stalactites qui brillaient à la lumière électrique… La salle s’avéra réellement grandiose. Confirmant les pensées de Véda, des machines et des armoires apparaissaient dans des niches. Les archéologues se dispersèrent dans la grotte avec des cris de joie. Beaucoup de machines qui gardaient encore, par places, l’éclat du verre et du vernis, étaient des équipages très en faveur jadis et considérés à l’époque du Monde Désuni comme le summum du génie technique. On construisait alors quantité de véhicules capables de transporter sur leurs sièges rembourrés un petit nombre de personnes. L’élégance de leurs lignes se perfectionnait, les mécanismes de commande et de motion ne manquaient pas d’ingéniosité, mais pour le reste ils demeuraient absurdes. Ils circulaient par centaines de milliers dans les rues et sur les routes, transportant des gens qui, on ne savait pourquoi, travaillaient loin de leur domicile et se hâtaient chaque jour d’aller au travail et d’en revenir. Ces machines, dangereuses à conduire, avaient tué une multitude de personnes, consumé des milliards de tonnes de matières précieuses, tirées du sein de la planète, et empoisonné l’air par l’acide carbonique. Les archéologues de l’Ere de l’Anneau étaient déçus de voir qu’on avait réservé tant de place dans la grotte à ces voitures étranges.

Sur des plates-formes basses s’élevaient des moteurs à pistons plus puissants, des moteurs électriques, à réaction, à turbines, àf énergie nucléaire. Dans des vitrines recouvertes d’une couche épaisse de tuf, s’alignaient des appareils: sans doute des postes de télévision, des caméras, des machines à calculer, etc. Ce musée de mécanismes dont quelques-uns étaient rongés par la rouille, tandis que d’autres avaient résisté aux attaques du temps, présentait une immense valeur historique, car il révélait le niveau de la technique des temps reculés, dont la plupart des documents avaient disparu dans les perturbations militaires et politiques.

Miika Eïgoro, la fidèle adjointe de Véda, qui avait de nouveau abandonné sa mer chérie pour l’humidité et la nuit des souterrains, aperçut au bout de la salle, derrière une grosse colonne calcaire, le trou noir d’une galerie. La colonne était la carcasse d’une machine, au pied de laquelle s’amoncelaient les débris d’un panneau en matière plastique qui fermait autrefois l’entrée. Longeant pas à pas les câbles rouges des chariots de reconnaissance, les archéologues gagnèrent une seconde caverne, située presque au même niveau et remplie d’armoires hermétiques en verre et en métal. Une longue inscription en anglais faisait le tour des murs à pic, effrités par endroits. Véda ne put se retenir de la déchiffrer aussitôt.

Les bâtisseurs du caveau déclaraient à leurs descendants, avec la fanfaronnerie typique de l’individualisme des anciens, qu’ils étaient parvenus aux sommets du savoir et conservaient là pour la postérité leurs réalisations étonnantes.

Miika haussa les épaules d’un air dédaigneux.

— On voit, rien qu’à cette inscription, que le «Refuge de la Culture» remonte à la fin de l’Ere, aux dernières années de l’ancien régime. Elle est typique pour les gens de l’époque, cette croyance absurde à l’existence immuable de leur civilisation, de leur langue, de leurs coutumes, de la morale et de la prétendue grandeur de l’homme blanc!

— Votre jugement est net mais unilatéral, Miika. Moi, j’entrevois à travers le sinistre squelette du capitalisme mourant ceux qui luttèrent pour l’avenir. Leur avenir à eux, c’est notre présent. Je vois quantité d’hommes et de femmes qui cherchaient la lumière dans la vie étroite et pauvre, assez forts pour s’évader de leur geôle, assez bons pour aider leurs amis et ne pas s’aigrir dans la touffeur morale du monde ambiant…

— Ceux qui cachaient leur culture dans cette caverne n’étaient pas ainsi, répliqua Miika. Tenez, il n’y a là que des choses techniques. Ils se targuaient de leur technique, sans s’inquiéter de leur ensauvagement moral et émotif, Ils méprisaient le passé et fermaient les yeux sur l’avenir!

Véda donna raison à Miika. Ces hommes auraient été plus heureux, s’ils avaient su proportionner les résultats acquis à ce qui restait encore à faire pour transformer le monde et la société. Ils auraient vu alors, dans toute sa misère, leur planète souillée, enfumée, dépouillée de ses forêts, encombrée de papiers et d’éclats de verre, de gravats et de ferraille. Dessillés, ils auraient été plus sages et plus modestes…

Un puits étroit de trente-deux mètres de profondeur conduisait à une autre salle. Après avoir envoyé Miika et deux aides chercher l’appareil gamma pour la radioscopie des armoires, Véda se mit à explorer cette troisième grotte, sans tuf ni coulées d’argile. Les vitrines basses, en verre moulé étaient seulement embuées par l’humidité intérieure. Penchés sur les glaces, les archéologues examinaient les bijoux en or et en platine, sertis de gemmes. Cette collection de reliques devait dater du temps où on avait encore la manie, dérivée du culte des mânes, de préférer l’ancien au nouveau. Véda éprouva, une fois de plus, du dépit devant la suffisance des ancêtres qui croyaient que leurs notions de la valeur et leurs goûts resteraient immuables à travers les siècles et seraient adoptés comme canon par la postérité.

L’extrémité de la grotte se changeait en couloir droit et haut, qui descendait en pente douce à une profondeur inconnue. Les compteurs des chariots indiquaient, au départ du couloir, 304 mètres au-dessous de la surface de la Terre. De larges fissures partageaient lgs voûtes en énormes plaques calcaires qui devaient peser des milliers de tonnes. Véda se sentit alarmée. L’expérience acquise au cours de l’étude de nombreux souterrains lui disait que la masse rocheuse, au piedde la crête de montagnes, était en équilibre instable. Peut-être avait-elle été déplacée par un séisme ou par l’exhaussement général qui avait surélevé les montagnes d’une cinquantaine de mètres depuis la fondation de ce musée. Une expédition archéologique ordinaire n’était pas en mesure de fixer cette masse formidable. Seuls, des buts importants pour l’économie de la planète auraient justifié de tels efforts.

D’autre part, les trésors historiques recelés dans une grotte aussi profonde pouvaient avoir une valeur technique, comme les inventions oubliées mais utiles au monde actuel.

La prudence recommandait de ne pas pousser l’exploration plus loin. Mais pourquoi le savant ménagerait-il sa personne, alors que des millions de gens faisaient des travaux et des essais dangereux, que Dar Véter et ses camarades œuvraient à 57 mille kilomètres au-dessus, de la Terre et qu’Erg Noor se préparait à un voyage sans retour! Ces deux hommes qu’elle tenait en haute estime n’auraient pas reculé… Eh bien, elle ne reculerait pas non plus…

Des piles de rechange, une caméra électronique, deux appareils à oxygène… Elles iraient à deux, Véda et l’intrépide Miika, laissant à leurs camarades le soin d’étudier la troisième salle.

Véda Kong leur conseilla de se restaurer. On sortit les tablettes des voyageurs, comprimés d’albumines facilement assimilables, de sucres et d’antitoxines de la fatigue, mélangés de vitamines, d’hormones et de stimulants du système nerveux. Véda, surexcitée, n’avait pas faim. Miika ne revint qu’au bout de quarante minutes: elle avait, paraît-il, cédé à la tentation de faire la radioscopie de quelques armoires pour avoir une idée de leur contenu.

La descendante des plongeuses japonaises remercia du regard son chef d’équipe et fut prête en un instant.

Les câbles rouges et minces passaient au milieu du couloir. La lumière mauve des couronnes de gaz posées sur la tête des deux femmes ne pouvait percer l’obscurité séculaire de la galerie qui descendait en pente de plus en plus raide. De grosses gouttes froides tombaient de la voûte avec un bruit sourd et régulier. Des ruisseaux murmuraient dans les fissures. L’humidité pénétrante entretenait dans le souterrain une atmosphère de sépulcre. On ne rencontre que dans les grottes ce silence absolu, auquel veille l’écorce terrestre elle-même, insensible, inerte. Là-haut, si profond que soit le silence, on devine toujours une vie cachée, le mouvement de l’eau, de l’air ou de la lumière.

Véda et sa compagne subissaient malgré elles l’emprise de la caverne qui les avait englouties, comme la tombe d’un passé mort qui ne revit que dans l’imagination.

Elles avançaient vite, malgré la couche épaisse d’argile qui engluait le sol. Des blocs détachés des parois les forçaient parfois à escalader des encombrements et à ramper entre ces amas et la voûte. En une demi-heure, les deux exploratrices étaient descendues de quatre-vingt-dix mètres et avaient atteint un mur lisse, où stationnaient les deux automates de reconnaissance. Un reflet de lumière leur suffit à distinguer dans le mur une porte massive en acier inoxydable. Au centre du battant, deux bosses rondes, marquées de signes, des flèches dorées et des poignées… Pour ouvrir, il fallait composer un signal conventionnel. Les archéologues connaissaient ce type de serrures, mais d’origine plus ancienne. Ayant tenu conseil, elles examinèrent le dispositif. Il ressemblait fort aux ouvrages que les gens rusés et méchants employaient autrefois à défendre leurs trésors contre les «étrangers»: dans l’Ere du Monde Désuni on classait les hommes en «étrangers» et «siens». Quand on tentait de forcer ces portes, elles projetaient souvent des obus explosifs, des jets de gaz toxiques ou radiations aveuglantes qui tuaient les investigateurs sans méfiance. Les mécanismes en métaux résistants ou en matières plastiques s’étaient conservés durant 4es siècles et avaient emporté beaucoup de vies, jusqu’à ce qu’on eût appris à les neutraliser.

Il était évident qu’on devait ouvrir la porte au moyen d’instruments spéciaux. Les exploratrices se voyaient obligées de quitter le seuil du mystère principal de la grotte. Sans aucun doute, cette porte hermétique dissimulait les vestiges les plus précieux. Véda et Miika éteignirent les lampes et cassèrent la croûte à la lumière de leurs couronnes. Après un bref repos, elles comptaient réitérer leur tentative.

— Qu’est-ce qu’il peut bien y avoir là? soupira Miika, les yeux sur la porte dont les dorures brillaient orgueilleusement. Elle semble nous narguer… On ne passe pas…. vous ne saurez rien!

— Qu’avez-vous réussi à voir dans les armoires de la seconde salle? s’enquit Véda, en réagissant contre le dépit puéril que lui causait cet obstacle inattendu.

— Des épures de machines, des livres aux pages métalliques. Et puis, probablement, des rouleaux de films de cinéma, des listes, des cartes stellaires et terrestres. Dans la première salle, il y a des modèles de machines, dans la seconde, les documents techniques qui s’y rapportent, dans la troisième, comment dirai-je… les reliques de l’histoire et les valeurs de l’époque où on utilisait l’argent.. Ma foi, c’est logique… Mais où sont les valeurs dans le sens actuel du mot? Les réalisations suprêmes de l’esprit humain, des sciences, des arts, de la littérature, s’écria Miika.

— J’espère qu’elles sont derrière cette porte, répondit tranquillement Véda, mais je ne serais pas étonnée d’y découvrir des armes!

— Comment!

— Des armements, des moyens d’extermination rapide des hommes. L’hypothèse ne me semble pas fantaisiste.

La petite Miika devint rêveuse, s’attrista et dit à voix basse:

— En effet, cela paraît normal si on réfléchit au rôle de cette cachette. On y a mis à l’abri les plus grandes valeurs matérielles de la civilisation occidentale. Or, qu’est-ce qui passait pour essentiel, si en ce temps-là il n’existait pas d’opinion publique commune à toute la planète, ni même au peuple de ce groupe de pays. La nécessité et l’importance d’une chose ou d’une autre au moment donné étaient établies par des dirigeants qui manquaient souvent de compétence. Aussi, les objets réunis dans ces grottes ne sont-ils nullement les vraies valeurs, mais ce que la minorité des chefs tenait pour telles. Ils ont pu essayer de conserver, en premier lieu, les machines et peut-être les armes, sans se rendre compte que les superstructures de la civilisation sont pareilles à celles de l’organisme.

— Mais oui, les superstructures que l’histoire crée en recueillant et assimilant l’expérience du travail, les connaissances, la technique, les réserves de matériaux, les corps simples et les formations chimiques pures. Une haute civilisation détruite ne peut être restaurée sans alliages solides, sans métaux rares, sans machines d’un rendement impeccable. Si tout cela était anéanti, comment ferait-on pour retrouver l’expérience, l’art de fabriquer les machines cybernétiques de plus en plus complexes, capables de subvenir aux besoins de milliards d’hommes?

— Il était aussi impossible de retourner à la civilisation antique dépourvue de machines, dont on rêvait parfois.

— Bien sûr. Au lieu de la culture antique, c’eût été une épouvantable famine… Les rêveurs individualistes se refusaient à comprendre que l’histoire ne se répète jamais! Je n’affirme pas que ce sont des armes, mais je suis portée à le croire. Si ceux qui ont aménagé cette cachette avaient le tort, fréquent à l’époque, de confondre la culture et la civilisation, en négligeant l’éducation et le développement obligatoires des sentiments humains, ils pouvaient se passer des arts, des lettres et de la science éloignée des besoins du moment. On partageait la science elle-même en science utile et inutile, sans songer à son unité. Une science et un art pareils étaient regardés comme dç$ attributs agréables, mais pas toujours nécessaires, de la vie de l’homme. Or, le caveau que voici renferme l’essentiel… Je pense aux armes, si naïf, si absurde que cela paraisse à nos contemporains…

Véda se tut, fixant la porte.

— C’est peut-être un simple composteur que nous ouvrirons en l’auscultant au microphone, dit-elle tout à coup en s’approchant de la porte. On essaye?

Miika s’élança entre la porte et sa compagne.

— Non, Véda! Pourquoi ce risque insensé?

— J’ai l’impression que la caverne est près de s’effondrer. Une fois parties, nous ne pourrons plus revenir… Vous entendez? Un bruit vague et lointain leur parvenait, tantôt d’en bas, tantôt d’en haut…

Mais Miika, adossée à la porte, les ’bras en croix, restait inébranlable.

— Vous croyez que ce sont des armes, Véda? Il y a donc certainement un dispositif de défense… C’est une porté de haine, comme tant d’autres…

Deux jours après, on descendit dans la grotte des appareils portatifs: un écran réflecteur Rœntgen pour la radioscopie du mécanisme, un émetteur d’ultra-sons pour la dislocation des joints intérieurs. Mais on n’eut pas l’occasion de s’en servir.

Un grondement saccadé monta des entrailles de la caverne. Une forte secousse fit courir instinctivement vers la sortie les explorateurs qui étaient tous dans la troisième salle.

Le bruit s’amplifiait, devenait une sorte de grincement sourd. C’était sans doute la masse entière des roches craquelées qui s’affaissait suivant une faille longeant le pied de la montagne.

— Tout est perdu, sauve qui peut! cria Véda désolée, et les gens se précipitèrent sur les chariots automatiques pour les diriger vers la deuxième caverne.

Cramponnés aux câbles des robots, ils grimpèrent par le puits. Le tonnerre et le tremblement des parois les talonnaient et finirent par les rejoindre. Un fracas terrible… La paroi inférieure de la seconde caverne s’écroula dans la brèche qui s’était formée à la place du boyau de communication de la troisième salle. La vague d’air projeta les hommes, dans un nuage de poussière et de gravier, jusque sous les voûtes de la première grotte. Ils s’abattirent sur le sol, attendant la mort.

La poussière se déposait lentement. Les stalagmites et les saillies qui se voyaient à travers ce brouillard ne changeaient pas d’aspect. Le silence sépulcral se rétablit…

Véda, revenue à elle, se releva, agitée d’un tremblement nerveux. Deux de ses collaborateurs la soutinrent, mais elle se dégagea avec impatience.

— Où est Miika?

Son adjointe, appuyée à une stalagmite, s’essuyait soigneusement le cou, les oreilles et les cheveux.

— Presque tout est perdu, fit-elle en réponse à la question muette de Véda. La porte inabordable restera close sous quatre cents mètres d’ébouiis. La troisième caverne est complètement détruite; quant à la seconde, on peut encore la déblayer. Elle contient, comme celle-ci, ce qu’il y a de plus précieux pour nous…

— En effet, Véda passa la langue sur ses lèvres sèches, mais nous avons manqué de résolution et de courage. L’effondrement était à prévoir…

— Un pressentiment gratuit. Inutile de vous affliger. Aurions-nous étayé ces montagnes pour l’unique plaisir de connaître ces valeurs douteuses? Surtout, s’il s’agit d’armes…

— Et si c’étaient des œuvres d’art, des monuments de l’inestimable création humaine? Non, nous aurions dû agir plus vite!

Miika haussa les épaules et conduisit sa compagne accablée vers la splendeur du soleil, la joie de l’eau claire et de la douche électrique tonifiante.

Mven Mas marchait de long en large, selon son habitude, dans la pièce qu’on lui avait réservée à l’étage supérieur de la Maison, de l’Histoire, dans le secteur indien de la zone Nord. Il n’était là que depuis deux jours, après avoir travaillé à la Maison de l’Histoire du secteur américain…

La pièce, ou plus exactement la véranda à façade de verre polarisateur, donnait sur les lointains bleus d’un plateau accidenté. Mven Mas branchait de temps à autre les volets de polarisation croisée. Une pénombre grise envahissait le local, et des reproductions électroniques de tableaux, de fragments de films, de sculptures et d’édifices défilaient sur l’écran hémisphérique. L’Africain les examinait et dictait au robot-secrétaire des notes pour son futur livre. La machine imprimait, numérotait les pages et les classait soigneusement.

Quand il était las, Mven Mas débranchait les volets et s’approchait de la fenêtre, le ragard perdu, réfléchissant à son étude.

Il s’étonnait de voir abolies tant de choses d’une civilisation encore récente. Ainsi, les finesses de langage caractéristiques de l’Ere de l’Unification — astuces verbales et littéraires qui passaient jadis pour un signe d’instruction supérieure — avaient complètement disparu. On ne pratiquait plus les belles-lettres en tant que musique de la parole, art très en faveur encore dans l’Ere du Travail Général, ni le jonglage de mots appelé traits d’esprit. Le besoin de dissimuler ses pensées ne se faisait plus sentir depuis la fin de l’Ere du Monde Désuni. Les entretiens étaient sensiblement simplifiés et abrégés… Sans doute que l’Ere du Grand Anneau verrait se développer le troisième système de signalisation de l’homme ou échange d’idées sans paroles.

Mven Mas dictait au robot vigilant ses pensées nouvelles.

— La psychologie fluctuante[30] de l’art, fondée par Luda Fir, date du deuxième siècle de l’Ere de l’Anneau. C’est elle qui a permis de prouver scientifiquement la différence de la perception émotive des femmes et des hommes, en dévoilant le domaine qui avait existé durant des siècles comme un subconscient quasi mystique. Mais ce n’est là que la moindre partie de la tâche. Luda Fir a réussi à signaler les liens principaux des perceptions sensitives, grâce à quoi on a pu les faire correspondre chez les deux sexes…

Une sonnerie et un feu vert appelèrent soudain Mven Mas au vidéophone. Pour qu’on le dérangeât aux heures d’étude, il fallait que la communication fût importante. L’automate enregistreur se débrancha, et Mven Mas descendit en hâte au bureau.

Véda Kong, les joues écorchées et les yeux cernés, le salua de l’écran. Mven Mas ravi lui tendit ses grandes mains, provoquant un faible sourire sur le visage soucieux de la jeune femme.

— Aidez-moi, Mven. Je sais que vous êtes occupé, mais Dar Véter a quitté la Terre, Erg Noor est loin, et, à part eux, il n’y a que vous à qui je puisse m’adresser sans façons… Il m’est arrivé un malheur…

— Quoi donc? Dar Véter?…

— Oh, non! Un éboulis à l’endroit des fouilles. Elle résuma l’accident de la caverne de Den-of-Koul.

— Vous êtes actuellement le seul de mes amis qui ait accès au Cerveau Prophétique…

— Auquel des quatre?

— Au centre de Détermination Inférieure.

— Je comprends. Il faut calculer les possibilités d’atteindre la porte en dépensant le minimum d’efforts et de matériaux.

— C’est cela!

— Vous avez les données?

— Elles sont là.

— J’écoute.

Mven Mas aligna rapidement les chiffres.

— Reste à attendre que la machine reçoive mon message. Je vais me mettre en liaison avec l’ingénieur de service. La Détermination Inférieure se trouve dans le secteur australien de la zone Sud.

— Et la Détermination Supérieure?

— Dans le secteur indien de la zone Nord, où je suis actuellement. Je tourne le commutateur, attendez la réponse.

Devant l’écran éteint, Véda essaya d’imaginer le Cerveau Prophétique. Elle croyait voir un immense cerveau humain avec ses circonvolutions palpitantes, bien qu’elle sût que c’étaient de grandes machines électroniques de classe supérieure, capables de résoudre les problèmes les plus complexes du domaine connu des mathématiques. La planète ne possédait que quatre machines de ce genre, différemment spécialisées.

Véda n’eut pas longtemps à attendre. L’écran se ralluma et Mven Mas lui demanda de l’appeler dans six jours, vers la fin de la soirée.

— Mven, vous êtes un auxiliaire inestimable!

— Pour l’unique raison que j’ai quelques connaissances et quelques droits en mathématiques? C’est votre travail à vous qui est inestimable, car vous connaissez les langues et les cultures anciennes… Véda, vous êtes trop absorbée par l’Ere du Monde Désuni!

Elle fronça les sourcils, mais l’Africain rit de si bon cœur qu’elle suivit son exemple et disparut après un geste d’adieu.

Mven Mas la revit au vidéophone à la date convenue.

— Inutile de parler, je devine que la réponse est défavorable.

— Oui. La stabilité est au-dessous de la limite de sécurité… Si on procède comme d’habitude, le déblai constituera un kilomètre cube de calcaire.

— Nous n’avons donc qu’un moyen: sortir les coffres-forts de la seconde caverne par un tunnel, dit tristement Véda.

— Vaut-il la peine de vous désoler?

— Pardonnez-moi, Mven, mais vous aussi vous étiez devant une porte qui dissimulait un mystère. Le vôtre était grand, universel, et le mien est petit. Mais du point de vue émotif, mon échec est égal au vôtre.

— Nous voilà compagnons d’infortune. Je vous garantis qu’on se heurtera maintes fois encore à des portes d’acier. Elles se multiplieront à mesure que nos visées seront plus audacieuses.

— L’une d’elles finira bien par s’ouvrir!

— Certes.

— Mais vous n’avez pas tout à fait renoncé?

— Bien sûr que non. Nous recueillerons de nouveaux faits, des coefficients plus exacts.

— Et s’il fallait attendre toute votre vie?

— Qu’est-ce que ma vie individuelle, comparée aux progrès de la science!

— Où est votre ardeur, Mven?

— Elle n’est pas disparue, elle est seulement jugulée… par la souffrance.

— Et Ren Boz?

— Il va mieux. Il cherche à préciser son abstraction.

— Je vois. Une minute, Mven… Quelque chose d’important!

L’écran de l’Africain s’éteignit, et quand il se ralluma, Mven Mas crut voir une autre femme, juvénile et insouciante.

— Dar Véter redescend sur la Terre. Le satellite 57 est achevé avant terme.

— Déjà! Tout est fait?

— Non, seulement le montage extérieur et l’installation des machines énergétiques. Les travaux intérieurs sont plus faciles. On a rappelé Dar Véter pour qu’il prenne du repos et analyse le rapport de Junius Ante sur un nouveau mode de transmission par l’Anneau.

— Merci, Véda. Je serais heureux de revoir Dar Véter.

— Vous le verrez certainement… Mais je n’ai pas fini. Grâce aux efforts conjugués de l’humanité, on a amassé de l’anaméson pour le Cygne. Les astronautes nous invitent à assister à leur départ pour le vjpyage sans retour. Vous viendrez?

— Oui. La planète leur montrera, au moment des adieux, ce qu’elle a de plus beau et de plus séduisant. Comme ils auraient voulu voir la danse de Tchara à la Fête des Coupes de Feu, la danseuse la répétera pour eux avant l’envol, au cosmoport central d’El Homra… Rendez-vous là-bas!

— C’est entendu, cher Mven Mas!

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