Or, Rudolf Hess prend lui aussi position contre les méthodes chères aux S.A. : « Chaque national-socialiste doit savoir, martèle-t-il, que le fait de brutaliser les adversaires prouve une mentalité judéo-bolchevique et représente une attitude indigne du national-socialisme ». Que pouvait penser un Karl Ernst d'une pareille phrase ? Lui, l'Obergruppenführer qui riait devant les visages martyrisés des prisonniers?


Naturellement la « correction » que Rudolf Hess demande, il ne faut pas la prendre au pied de la lettre. Joseph Goebbels comprend parfaitement qu'elle n'est qu'une façon, la plus payante, de se séparer des S.A., de les obliger à se plier à la discipline du gouvernement nazi, d'exiger, même dans la brutalité, l'ordre et l'organisation méthodique comme savent déjà le faire la Gestapo et les S.S.


Dès lors les avertissements aux S.A. se multiplient, de plus en plus clairs. Joseph Goebbels, lui, ne donne pas de la voix dans le chœur des partisans de l'ordre. Il attend, il note les prises de position : il comprend. Gœring licencie les policiers auxiliaires S.A. et proclame : « A partir du moment où selon les paroles du Führer et chancelier de l'Etat national-socialiste, la révolution est terminée et que la reconstruction nationale-socialiste, a commencé, tous les actes non conformes à la législation pénale, quels qu'en soient les auteurs, seront réprimés sans la moindre indulgence ».


Frick, ministre de l'Intérieur du Reich, est encore plus précis : « La tâche la plus importante du gouvernement du Reich, écrit-il, est maintenant de consolider idéologiquement et économiquement le pouvoir absolu concentré entre ses mains. Or, cette tâche est sérieusement compromise si l'on continue de parler d'une suite à donner à la révolution ou d'une deuxième révolution ». Les S.A. sont une fois de plus directement visés et Frick conclut, menaçant : « Celui qui parle encore en ces termes doit bien se mettre dans la tête que de cette manière il s'insurge contre le Führer lui-même et qu'il sera traité en conséquence ». C'était le 11 juillet 1933.


Les mois passent et les plaintes se précisent Goebbels suit la progression des assauts insidieux ou directs que la vieille bureaucratie allemande ralliée au national-socialisme ou le Parti et ses puissants dirigeants (Gœring, Hess) mènent au nom de l'ordre contre les Sections d'Assaut et donc contre leur chef.


Frick, le 6 octobre, relève que des délits de droit commun, perpétrés par des S.A. ont bénéficié d'un non-lieu. Et le ministre de l'Intérieur du Reich poursuit : « Le service de l'administration d'Etat nationale-socialiste et de la police ne doit plus être gêné d'aucune façon par les interventions inadmissibles des S.A. Les actes répréhensibles commis par des membres des S.A. devront faire l'objet de poursuites énergiques. » Goebbels sait lire un communiqué : celui-ci signifie que les S.A. doivent rentrer dans le rang. Quelques mois plus tard, le 22 février 1934, alors que Rœhm est devenu ministre, Hess, dans le Völkischer Beobachter, lance un nouvel avertissement: « Tout S.A. de même que tout dirigeant politique ou dirigeant des Jeunesses hitlériennes n'est qu'un combattant au sein du parti... Il n'y a, ni à l'heure actuelle ni dans l'avenir, aucune raison de mener une existence propre. »


Rœhm et les Sections d'Assaut doivent plier. Ils peuvent répéter : « Ecoutez bien, hommes du passé, Vous n'insulterez plus longtemps les Alte Kämpfer. » leur marge de manœuvre se rétrécit. Et Goebbels les voit se débattre. Il se tait encore mais il est bien placé, à Berlin, dans le Parti et dans le gouvernement pour savoir ce qui se trame. Il est d'ailleurs en contact avec Ernst Rœhm, il l'écoute, attentif à guetter dans les paroles du chef d'Etat-major ce qui peut dévoiler ses intentions. Rœhm est là, en face de lui. « Il faut, dit-il, faire de l'Allemagne, ein totaler S.A.-Staat. » Il s'obstine donc.


Goebbels suit aussi les progrès de Himmler en marche vers la puissance secrète. Il sait que Rœhm est confiant : Himmler est son vieux compagnon des temps héroïques de Munich en 1922-1923. Himmler alors faisait partie de la Reichskriegsflagge. Lors du putsch, il était derrière les barbelés, tenant le drapeau du Parti. Rœhm aime son vieux camarade Himmler ; il ne s'inquiète pas de la croissance des S.S. Il trouve normal que quelques S.A. deviennent S.S. et d'autant plus que les effectifs des S.S. ne doivent pas dépasser 10 % de ceux des S.A. Goebbels, au printemps 1934, apprend d'ailleurs par ses informateurs que Rœhm et Himmler se sont rencontrés.


RŒHM ET HIMMLER


Vers le début mars, on a vu arriver à Rathenow, venant de Berlin qui n'est qu'à 78 kilomètres, de nombreuses voitures officielles. Elles traversent rapidement la petite ville au moment où les ouvriers des usines d'instruments optiques quittent sur leurs bicyclettes les bâtiments gris pour la pause de midi. Les voitures s'arrêtent devant l'entrée du Gut Gross-Wudicke qui appartient à M. von Gontard.


De la voiture d'Ernst Rœhm descendent aussi le S.A. Standartenführer Graf Spreti, cet aide de camp à visage de fille dont on sait qu'il est la dernière passion de Rœhm, puis le S.S. Gruppenführer Bergmann qui est aide de camp de Rœhm avec le titre de Chef Adjudant et enfin Konsul Rolf Reiner, chef du cabinet de Rœhm. Lui aussi est S.S. Gruppenführer et avec Bergmann ils sont auprès de Bœhm les agents de liaison de Himmler et ses informateurs. D'une autre voiture descendent Himmler et son aide de camp, l'Obersturmbannführer de la S.S. Karl Wolff. A pas lents, le groupe où se mêlent les uniformes noirs et bruns se dirige vers les bâtiments du domaine. Un repas doit y avoir lieu. La conversation est amicale.


Rœhm a même familièrement pris Himmler par le bras. A table, le ton des conversations monte. Rœhm qui a bu et mangé d'abondance, s'enflamme, interpelle Himmler : « Les S.S. ont une attitude conservatrice » dit-il, ils protègent la « Reaktion » et les petits-bourgeois, « leur soumission à la bureaucratie traditionnelle, à l'armée est trop grande ». Himmler se tait : il n'a pas l'habitude d'être ainsi frappé par des reproches publics. C'est son aide de camp Karl Wolff qui prendra — il s'en souvient encore des années plus tard — la défense de son chef, qui était un timide, dira-t-il, et des S.S.


Goebbels et les autres dirigeants du parti — Gœring d'abord — avaient eu connaissance de la rencontre et de son objet. Himmler est apparemment toujours le second fidèle de Rœhm : mais ses réseaux policiers s'étendent Gœring lui envoie des intermédiaires : Pili Körner surtout qui fait la liaison entre « l'aviateur dément », comme l'appellent certains militaires, et le chef des miliciens noirs. Gœring cherche à obtenir des garanties pour lui-même et à pousser Himmler et Heydrich contre Rœhm.


Joseph Goebbels observe ces préparatifs. Il sait que Himmler et Heydrich rassemblent à Berlin des collaborateurs sûrs, qu'ils font venir de Munich : Müller, Heisinger, Huber, Flesch. Autour de Rœhm ils resserrent le cercle.

La Gestapo et aussi des agents de renseignements de l'armée découvrent à Berlin une ancienne ordonnance du mess des officiers de Himmelstadt. Rœhm avait été en garnison dans cette petite ville. L'ordonnance est maintenant restaurateur dans la capitale. Des messieurs auxquels il n'est pas question de refuser de parler lui posent des questions précises sur la lointaine vie privée du capitaine Rœhm. A Himmelstadt, Rœhm avait une liaison avec une jeune fille, commence par dire le restaurateur. L'interrogatoire continue. Bien sûr, ajoute-t-il, les ordonnances savaient que Rœhm avaient aussi des mœurs particulières : « Vous comprenez, dit-il, il tentait toujours de se livrer, sur nous, les ordonnances, à des choses pas morales. »


Les messieurs enregistrent la déposition. Quand la police s'intéresse ainsi à la vie privée d'un ministre cela signifie, à tout le moins, que sa situation n'est plus indiscutable et que certains cherchent à constituer les dossiers de la future accusation.

C'est le mois d'avril 1934 : Rœhm proclame à tous qu'il faut poursuivre la Révolution, l'achever. « Ne débouclez pas vos ceinturons », lance-t-il aux Sections d'Assaut. Et les S.A. parlent de « nettoyer la porcherie ».


Vers la fin de ce mois d'avril, Himmler demande à Bergmann et à Rolf Reiner de lui organiser une nouvelle rencontre avec Ernst Rœhm. Démarche de la dernière chance ? L'entrevue est entourée de mystère. Goebbels ne la connaîtra que plus tard. Il semble que Himmler ait mis Rœhm en garde : « L'homosexualité, dit-il au chef d'Etat-major des S.A., constitue un danger pour le mouvement ». Il n'implique pas Rœhm lui-même mais dénonce les Obergruppenführer S.A. qui comme Heines, Koch, Ernst et beaucoup d'autres sont ouvertement, publiquement, des invertis. « N'est-ce pas un grave danger pour le mouvement nazi, continue Himmler, que l'on puisse dire que ses chefs sont choisis sur des critères sexuels ? »


Rœhm ne répond pas : il hoche la tête, il boit. Himmler évoque les bruits qui courent à Berlin : des chefs S.A. auraient organisé un véritable réseau de recrutement qui, dans toute l'Allemagne, draine les jeunes et beaux S.A. vers Berlin et les orgies auxquelles Rœhm et ses aides de camp participent Himmler se contente de rappeler l'intérêt supérieur de l'Etat, qui est au-dessus de tout. Rœhm brusquement éclate en sanglots, il remercie bruyamment Himmler de ses conseils, lui prend les épaules. Il semble que l'alcool aidant, Rœhm reconnaisse ses torts, promette de s'amender, de suivre les avis de son vieux camarade Himmler.


Les chefs S.A. quittent l'auberge retirée où a eu lieu l'entrevue. Mais le lendemain matin les agents de Himmler auprès de Rœhm lui apprennent que durant toute la nuit une des plus fantastiques orgies qu'ils aient vues s'est déroulée au Stabsquartier, le quartier général de Rœhm. Des bouteilles se sont brisées sur les trottoirs, lancées depuis les fenêtres ; les rires retentissaient jusque dans la rue. Rœhm a, toute la nuit, participé à l'orgie avec ses Lustknaben, ses garçons de joie. Himmler s'emporte. Plus tard, on l'avertit aussi que Rœhm a entrepris un voyage en Allemagne, visitant les unités S.A. Himmler comprend que l'affrontement ne peut plus tarder longtemps et quelques jours après Rœhm, il va à son tour de ville en ville donner ses ordres aux S.S.


Joseph Goebbels qui a ses informateurs dans tous les clans sent lui aussi venir l'explication finale. Il apprend que Heydrich commence à établir des listes d'ennemis. Himmler et Gœring donnent aussi les noms de ceux qu'il faut inscrire. Himmler parle déjà du successeur de Rœhm, un chef S.A. Viktor Lutze.


Goebbels n'est évidemment pas le seul à être informé des dissensions qui se creusent entre Rœhm et les autres chefs nazis. Dès la fin mars, un correspondant à Berlin de l'Associated Press en fait état, mais le service de presse de la Chancellerie du Reich dément avec indignation de pareilles rumeurs. Démenti vaut preuve, dit-on parfois dans les milieux politiques. Hitler sent si bien qu'il n'a pas convaincu qu'il reçoit personnellement, quelques jours plus tard, le journaliste américain Louis P. Lochner. Avec la brutalité et l'audace des reporters des Etats-Unis, Lochner pose d'entrée la question décisive :


« Monsieur le Chancelier, on prétend que parmi vos proches collaborateurs, il y a des hommes qui cherchent à vous évincer. On dit ainsi que l'un d'entre eux parmi les plus éminents essaie de contrarier les mesures que vous prenez ».


Hitler ne s'emporte pas, au contraire, il sourit : « Il semblait passer en revue, note Lochner, les figures des hommes qui lui étaient les plus proches dans sa lutte et se réjouir de ce qu'il voyait en eux ». Puis, le Chancelier nie qu'il y ait dans son entourage la moindre rivalité à son encontre. « Certes, continue-t-il, je ne me suis pas entouré de nullités, mais de vrais hommes. Les zéros sont ronds : ils s'éloignent en roulant quand ça va mal. Les hommes autour de moi sont des hommes droits et carrés. Chacun d'eux est une personnalité, chacun est rempli d'ambition. S'ils n'étaient pas ambitieux, ils ne seraient pas là où ils sont. J'aime l'ambition ». Le Chancelier marque une pose. « Quand il se forme un tel groupe de personnalités, continue-t-il, des heurts sont inévitables. Mais jamais encore aucun des hommes qui m'entourent n'a tenté de m'imposer sa volonté. Bien au contraire, ils se sont parfaitement pliés à mes désirs ».


Duplicité du Führer ou espoir que tout peut encore, entre les clans qui l'entourent, se résoudre par un compromis ? Goebbels en tout cas tient compte de ces hésitations du Chancelier. Il garde le contact avec Rœhm, sert d'intermédiaire entre le chef d'Etat-major et Hitler, mais en même temps, il est prêt à l'abandonner si un signe décisif montre que Hitler a choisi la liquidation de Rœhm. Aussi Goebbels est-il prudent dans ses contacts avec Rœhm : les deux hommes se rencontrent dans des auberges discrètes, sans témoin. Goebbels sait bien que les listes de Heydrich s'allongent vite : chaque personnalité inscrite a un numéro d'ordre. Il sait aussi que Hess, Martin Bormann et le major Walter Buch, président de la Uschla (tribunal suprême du Parti), continuent de rassembler les témoignages sur la corruption et la débauche des chefs S.A. Sur Heines, qui avait participé à l'assassinat du ministre Rathenau, les fiches s'accumulent


Car cet Obergruppenführer S.A. est lui aussi malgré son allure de fonctionnaire tranquille au visage rond, digne et soigné, un homosexuel notoire. Il est pourtant l'un des plus proches collaborateurs de Rœhm et l'un de ses compagnons d'orgie. En 1926, Hitler l'a fait rayer de la Sturmabteilung mais sur l'insistance de Rœhm il est rentré en grâce et occupe un poste de commandement


Depuis 1934 il est Polizeipräsident (préfet de police) de Breslau. Son Etat-major ressemble à celui de Rœhm : on y rencontre les « passions » du maître. L'homosexuel Engels est Obersturmbannführer et le jeune Schmidt est aide de camp. C'est ce jeune homme de 21 ans qui est la dernière « folie » de Heines. Quoi que fasse ce joli garçon blond, il est couvert par son amant. Quand, un jour d'ivresse, il tue d'un coup de poignard en public, un compagnon de beuverie, le Polizeipräsident interdit au parquet d'intervenir. En fait Schmidt est plus un jeune ambitieux avide qu'un inverti : il cède à Heines par goût de l'argent et sans doute est-ce pour cela que cet adhérent des jeunesses hitlériennes a accepté à 17 ans de se prêter à Heines. Aux côtés de ce couple, l'Obersturmbannführer Engels, dépravé, inverti joue le rôle du mauvais génie de Heines, de l'intrigant aux aguets. Il est de ceux qui utilisent l'organisation S.A. et la Jeunesse hitlérienne pour recruter des compagnons pour les jeux érotiques. D'ailleurs auprès des chefs S.A., Peter Granninger, en qui ils ont pleine confiance est chargé, moyennant un salaire de deux cents marks par mois, de trouver des « amis » et de mettre sur pied les fêtes de la débauche que se donnent Rœhm et ses proches.


Goebbels sait cela, et il sait aussi que les haines se sont accumulées sur la tête de Rœhm et des siens : le major Walter Buch, juge du Parti, son gendre Martin Bormann ont depuis longtemps, des années, un compte à régler avec Rœhm. Dès que Rœhm, rentré de Bolivie, a repris en main les S.A. ils ont essayé d'abattre ce rival. Au nom de la morale. Rœhm ne cache guère ses penchants : « Je ne me compte pas parmi les gens honnêtes, a-t-il dit, et je n'ai pas la prétention d'être des leurs. » En 1932, Buch a monté une opération pour liquider Rœhm et son Etat-major : les Standartenführer comte von Spreti, comte du Moulin Eckart et l'agent de renseignements des S.A. Georg Bell sont désignés aux membres d'un groupe de tueurs à la tête duquel le major Buch place l'ancien Standartenführer Emil Traugott Danzeisen et un certain Karl Horn.


Mais Horn a peur : il dévoile l'affaire aux S.A. Un matin des tueurs essaient en vain de le supprimer. Rœhm, les comtes Spreti et du Moulin Eckart se rendent compte que Horn n'a pas menti. Effrayés, ils saisissent la police de l'affaire et, en octobre 1932, Emil Danzeisen est jugé et condamné à six mois de prison pour tentative d'assassinat. Rœhm pour se protéger a même pris contact avec des adversaires du Parti nazi, des démocrates. Dans le clan des Buch, Bormann, c'est l'indignation. Ils ne lâcheront plus Rœhm : au printemps 1934, ils sont à la tâche, constituant leurs dossiers, dressant leurs listes. Eléments nouveaux et décisifs par rapport à 1932, le Parti nazi est au pouvoir et Himmler, Reichsführer S.S., Heydrich, chef du Gestapa et du Sicherheitsdienst, Gœring, Reichsminister, sont les inspirateurs de la nouvelle opération. En 1932, au contraire, Himmler n'avait pas ouvertement pris parti contre Roehm. Il avait servi de médiateur entre le major Buch et Rœhm, en vain. Peut-être se souvenait-il de ce jour de mai 1922 où à l'Arzberger Keller à Munich, il avait rencontré Rœhm pour la première fois, Rœhm qui l'avait fait adhérer à l'organisation nationaliste Reichskriegsflagge. Depuis ce jour, douze ans ont passé, la situation à changé. Himmler est désormais l'adversaire de Rœhm.


4


VENDREDI 29 JUIN

Godesberg. Hôtel Dreesen. Vers 22 heures 30.


Brusquement le Führer se lève. Goebbels aperçoit alors, arrivant d'un pas rapide un S.S. qu'il connaît bien : c'est le Gruppenführer S.S. Sepp Dietrich, un homme de taille moyenne, à la mâchoire carrée et puissante, aux dents éclatantes qu'il montre souvent dans un sourire large, tranquille, inquiétant même à cause précisément de ces dents bien plantées, blanches, serrées comme celles d'un fauve. Sur son uniforme noir brillent les feuilles de chêne dorées de son grade. Sans doute le Führer a-t-il convoqué Sepp Dietrich à la fin de l'après-midi et le Gruppenführer a rejoint Godesberg aussitôt, en avion d'abord de Berlin à l'aéroport de Bonn-Hangelar, puis par la route. Goebbels se tient derrière le Führer, à quelques pas : la présence de Sepp Dietrich prouve que Hitler avance dans la décision et qu'il se donne les moyens d'agir.


Car Sepp Dietrich est un exécutant fidèle qui vit quotidiennement dans l'entourage de Hitler. Il commande sa garde personnelle : une unité S.S. qui ne compte pas plus de 200 hommes mais tous choisis avec soin. Les hommes retenus sont d'une fidélité absolue au Führer, ils possèdent de solides qualités militaires : il faut être tireur d'élite et aussi athlète accompli pour être recruté après de nombreuses épreuves de sélection. Ainsi si Hitler, est sûr de Sepp Dietrich, celui-ci est sûr de ses hommes. Il le faut car la garde doit veiller sur la vie du Führer qui vit dans la hantise de l'attentat : à chacune de ses apparitions en public, 120 hommes de sa garde sont disposés autour de lui en trois cordons de sécurité. C'est à Nuremberg, alors que brûlent les torches des milliers de nazis présents, en septembre 1933, à l'une des premières grandes cérémonies du régime, le Reichsparteitag, que le Führer donne à sa garde le nom de Leibstandarte S.S. Adolf Hitler. Et le Führer a raison d'avoir une entière confiance dans cette unité et dans son chef : leurs yeux disent assez que ce sont des fanatiques prêts à mourir et à tuer pour leur Führer.


Le Gruppenführer S.S. salue le Chancelier du Reich. Celui-ci donne un ordre bref : « Vous allez prendre l'avion pour Munich. Dès que vous serez sur place, appelez-moi, ici, à Godesberg, par téléphone ».


Sepp Dietrich salue, claque des talons et s'éloigne. Quelques secondes plus tard, on entend le moteur de la voiture, puis son accélération brusque. Sepp Dietrich est un officier efficace, bientôt il sera dans la capitale bavaroise et de là il pourra joindre facilement, si besoin est, la petite ville de Wiessee.


BAD WIESSEE


Elle est là, blottie sur la rive ouest du Tegernsee. Le lac reflète les maisons de bois, les hôtels style 1900. Tout autour ce sont les montagnes rondes couvertes de forêts et de pâturages, c'est l'ondulement vert et apaisant de la Bavière, interrompu comme ici par un lac effilé, bleu profond, qui fait penser à une goutte de pluie démesurée restée là, entre les montagnes, eau miroitante vers laquelle courent les torrents.


Sur la promenade, à Wiessee, les couples tranquilles vont et viennent avant de regagner leurs hôtels et leurs lieux de cure. Car Wiessee a le visage apaisant des stations thermales. Les sources jaillissent dans les fontaines : eaux sulfureuses, iodées, ferrugineuses, qui permettent de tout soigner, des rhumatismes aux affections cardiaques, de la goutte aux maladies nerveuses. Les familles se pressent C'est l'heure du bain ou l'heure du massage.


Il fait frais en ces derniers jours de juin 1934. Les sommets voisins, le Wallberg, le Baumgartenberg et le Risserkogel, qui culmine à 1 827 mètres, ces lieux de promenades, sont souvent enveloppés par les nuages. Il y pleut. Il faut donc rester à Wiessee : on regarde le lac, on le traverse sur les petites embarcations accostant à Egern, à Rottach, à Wiessee. On visite le château de Tegernsee, le parc immense de l'abbaye, puis on monte vers le Grand Parapluie, cette rotonde qui permet d'apercevoir tout le panorama, le lac et la vallée de la Wiessach. Ce vendredi 29 juin, de nombreux Munichois sont arrivés, ils ont fui la capitale bavaroise écrasée sous la chaleur lourde et humide. Certains campent : leurs tentes apparaissent dans les pâturages, peut-être des membres de la Hitler Jugend.


Dans leurs promenades au bord du lac, les touristes, les curistes évitent une pension qui est un peu en retrait, c'est la pension Hanselbauer. Dans la journée elle est gardée militairement Des voitures officielles stationnent souvent dans le parc. On dit que de nombreux chefs S.A. y séjournent et même le chef d'Etat-major de la Sturmabteilung, le ministre du Reich, le capitaine Ernst Rœhm, qui souffre de rhumatismes.


Le Gruppenführer S.S., Sepp Dietrich, chef de la Leibstandarte S.S. Adolf Hitler vient de quitter Godesberg sur l'ordre du Chancelier pour Munich qui est à moins de soixante kilomètres de la tranquille station thermale de Wiessee.


Sur le lac, les barques blanches se balancent régulièrement. Comme chaque nuit, en cette nuit du vendredi 29 juin 1934, une brise fraîche coule depuis les sommets le long de la vallée de la Wiessach et vient soulever de petites vagues sur le Tegernsee ; elle fait bruisser les arbres de la pension Hanselbauer où dort Ernst Rœhm, à moins d'une heure de route de Munich où va arriver le Gruppenführer S.S. Sepp Dietrich.


VIKTOR LUTZE


Après son départ de Godesberg, le calme un instant s'est établi. Les chœurs se sont tus pour reprendre souffle et les fanfares ont cessé de jouer. Adolf Hitler va de long en large, sur la terrasse, nerveux. La venue de Sepp Dietrich l'avait un peu détendu : une action à décider, un ordre à donner. Maintenant c'est à nouveau l'attente, l'hésitation, les pensées qui se bousculent. Tous les témoins se souviennent du visage du Führer, lors de cette nuit, creusé et bouffi en même temps, blanc. Les yeux sont brillants comme ceux que donne une forte fièvre. Souvent Hitler d'un geste machinal et brusque, repousse la mèche de cheveux luisants qui retombe sur le front L'attente dure. Brutalement les fanfares se remettent à jouer, crevant la nuit du bruit de leurs cuivres, et le silence de la vallée rhénane semble amplifier la musique martiale. Il n'y a plus dans la nuit que cette musique prolongée par l'écho.


Tout à coup Brückner se lève : un homme en uniforme brun vient d'apparaître sur la terrasse : c'est Viktor Lutze, Obergruppenführer S.A. du Gau de Hanovre. Hitler s'avance, Lutze salue. Hitler lui prend les mains, le félicite d'avoir répondu à sa convocation, d'avoir réussi si vite à rejoindre Godesberg. Lutze s'incline, claque des talons ; il dit qu'il allait partir pour Wiessee où Rœhm a convoqué les chefs S.A. et où, croyait-il, le Führer devait se rendre le lendemain 30 juin, pour une explication entre camarades. Hitler balaie d'un geste de la main ces projets et demande à Viktor Lutze s'il peut compter sur sa fidélité absolue dans le cas où des événements graves viendraient à se produire. Lutze répond qu'il a prêté serment de fidélité au Führer, que tout ce qu'il possède et sa vie sont entre les mains du Führer. Il est aux ordres du Führer. « Mein Führer », conclut-il.


Hitler sourit se détend : il a su choisir l'homme qu'il fallait. Himmler lui avait aussi parlé de cet Obergruppenführer S.A. mais le Chancelier s'est en fin de compte déterminé seul, lançant ce nom aujourd'hui, comme s'il lui venait brusquement à l'esprit, alors que voilà des semaines qu'il sait à quoi s'en tenir sur la fidélité de Viktor Lutze.


C'était un jour du mois de mars 1934, le tout début mars. Hitler passait quelques heures à Berchtesgaden. Vêtu à la tyrolienne malgré le froid vif de l'air, il restait au soleil de midi de longs moments sur la terrasse face au panorama des sommets enneigés, dans le silence immobile de l'altitude, quand gestes et paroles prennent une sorte de pesanteur et de grandeur symboliques. Hitler aimait ce paysage. Il y recevait ses intimes, et ce jour-là, précisément l'Obergruppenführer S.A. Viktor Lutze avait demandé à le voir. Il était là, assis sur la terrasse du chalet buvant du thé, cependant que le chien loup du Führer dormait la tête posée sur ses pattes près de son maître. Et Lutze parlait dans l'éclat de ce printemps alpin alors que les champs de neige miroitaient comme des plaques de métal poli, Lutze avec sa timidité de bon élève fidèle, parlait d'Ernst Rœhm.


Certains S.A. sont mécontents, a-t-il dit et le chef d'Etat-major Rœhm a pris le 28 février une attitude intolérable. Il a ouvertement critiqué le Führer : « Ce que ce caporal ridicule a raconté, s'est écrié Rœhm, ne nous concerne pas, si nous ne pouvons pas faire l'affaire avec Hitler, nous la ferons sans lui ». Lutze a répété à voix basse une dernière phrase de Rœhm : « Hitler est un traître, il faut qu'on lui fasse prendre des vacances ». Puis Viktor Lutze s'est tu. Le Führer n'a pas laissé paraître ses sentiments. Il a simplement demandé des précisions, peut-être Hess, son second, auquel Lutze s'est préalablement confié, l'a-t-il déjà averti ? Hitler murmure : « Il faut laisser mûrir l'affaire ».


Lutze est reparti inquiet et décu : ne s'est-il pas découvert inutilement ? L'Obergruppenführer a alors décidé de rencontrer un homme dont l'influence croît rapidement, le général Walther von Reichenau, pour lui faire part des propos de Rœhm. Dans cette affaire, la protection d'un officier de la Reichswehr peut être indispensable. Walther von Reichenau a grande allure : monocle, maintien raide de l'officier prussien, corps athlétique. C'est un jeune général d'artillerie au regard perçant qui intimide. Et pourtant ce membre de l'Offizierskorps ne ressemble pas tout à fait aux autres officiers de la grande armée allemande, pétris de traditions, dressés dans les écoles de cadets à la discipline inconditionnelle et à l'autorité hautaine.


Reichenau refuse la morgue, la distance : il connaît les soldats qu'il a sous ses ordres. Il participe avec eux à des courses à pied, à des matchs ; il leur parle comme à des hommes, on le dit partisan d'une armée populaire.


Les chefs nazis ont vite distingué ce général ambitieux, membre du Comité allemand des jeux Olympiques, qui est en même temps homme de science et stratège hors de pair. II a été l'un des plus brillants élèves du maître Max Hoffmann dont on murmure que, pendant la Grande Guerre, il a monté les opérations spectaculaires de Hindenburg et Ludendorff. Walther von Reichenau semble ainsi incarner la possibilité d'une liaison vivante entre l'armée traditionnelle et le national-socialisme.


LA REICHSWEHR


Or, c'est là le grand problème de Hitler et des chefs nazis, car à côté d'eux, dans l'Allemagne de 1933, il n'y a plus qu'une seule force : l'armée. D'elle sont sortis les hommes des corps francs et aussi les premiers nazis, mais elle est restée pour la plupart des officiers le seul refuge : armée qui est comme une Eglise, où l'on entre comme en religion. Plus de 20 % des officiers sont des nobles et puisqu'il n'y a plus d'empereur depuis 1918, ils sont devenus les dépositaires de la tradition et de l'Etat allemand. Ils attendent. Ils encadrent la petite armée de 100 000 hommes que le honteux diktat, le traité de Versailles, leur a imposée. Ils ont déjà écrasé les spartakistes, les conseils de soldats qui, en 1918-1920, voulaient étendre, comme dit le maréchal Hindenburg, « le bolchevisme terroriste à l'Allemagne ». Ils inventent des méthodes qui permettent de tourner les clauses du traité de Versailles : ils essaient leurs nouvelles armes dans la Russie bolchevique, loin de tout contrôle. Ils ont l'obsession de la revanche, ils désirent laver l'affront de la défaite, cette défaite dont ils veulent croire qu'elle a été provoquée par « un coup de poignard dans le dos ». Ils craignent une invasion française qui briserait définitivement l'Allemagne. Aussi ont-ils lutté contre les Français qui occupent la Ruhr en 1923. Des membres de l'Offizierskorps ont perpétré des attentats, des hommes sortis de l'armée ont assassiné Rathenau. Tendus, maigres, raides, sévères, les officiers de la Reichswehr se veulent l'âme austère et infaillible de l'Allemagne dont l'armée est le cœur vivant sur lequel ils veillent.


Autour de l'armée il y a les associations d'anciens combattants comme celle du Stahlhelm (casque d'acier) : chaque année le Reichsfrontsoldatentag (journée des soldats du front) rassemble des dizaines de milliers d'hommes autour du Kronprinz ; on porte le casque, l'uniforme feldgrau, on défile avec une canne lourde qui tient lieu de fusil, cependant que retentissent les fifres et que passent les survivants des grandes guerres, droits malgré les ans : guerres de 1866, 1870, 1914. C'est le général Hans von Seeckt qui définit le mieux l'état d'esprit de l'Offizierskorps et de l'armée quand il dit au chancelier Stresemann, le 7 septembre 1923 : « Monsieur le Chancelier, la Reichswehr marchera avec vous si vous suivez la voie allemande. » Mais ce « deutscher Weg », qui en décide sinon les chefs de l'armée ? A partir du 26 avril 1925, tout est simplifié d'ailleurs : le résultat du deuxième tour des élections présidentielles est connu ce jour-là et c'est l'ancien chef du Grand Etat-major qui est élu Reichsprüsident.


Imposant comme une statue de bronze, Paul von Beneckendorff und von Hindenburg est lui-même fils d'un officier prussien. Cet ancien élève de la Kriegsakademie, combattant des guerres de 1866 et 1870, déjà atteint par la limite d'âge en 1911 est ainsi devenu le président de la République : il symbolise la vieille et immortelle Prusse, les Junker indestructibles et quand, serrant son bâton de Generalfeldmarschall, drapé dans sa capote militaire grise à parements, coiffé du casque à pointe dorée, il s'avance, c'est toute la tradition germanique qui semble avancer avec lui d'un pas solennel et régulier.


Hitler, en habit et haut-de-forme à la main, s'incline timidement devant lui, jeune homme d'un autre temps face à un puissant symbole. Car l'armée n'a pas que des souvenirs : elle a les hommes, les armes, et aussi le pouvoir. Hindenburg est président. Le ministère de la Guerre — le Reichswehrministerium — est une place forte, la plus puissante du gouvernement ; l'immeuble massif de la Bendlerstrasse aux hautes salles à colonnes, aux murs revêtus de marbres, gardé par des soldats qui marchent au pas de parade, a fait figure, avant que Hitler ne devienne chancelier, de véritable centre du pouvoir. Là, les généraux Seeckt, Heye, Grœner, tous anciens du Grand Etat-major, ont défini la voie allemande, le deutscher Weg, faisant et défaisant les ministères. Leurs collaborateurs, ces officiers des bureaux de la Bendlerstrasse que l'on voit arriver ponctuels chaque matin sont d'ailleurs pour la plupart des esprits d'élite. En eux survit le Grand Etat-major impérial [3] qui s'il n'existe plus officiellement est remplacé efficacement par un Bureau des Troupes.


Les généraux qui sont à la tête de ce Truppenamt ou qui sont chef de la Direction de l'armée (Heeresleitung) ou chef du Ministeramt (chef de cabinet du ministre de la Guerre) sont des puissances respectées. Mais la tourmente nazie est venue battre les murs des casernes et de la Bendlerstrasse et très vite les officiers ont dû définir une attitude face au caporal autrichien. L'ignorer ne sert à rien car souvent dans les unités, les jeunes officiers sont gagnés par les idées nazies ; leurs généraux eux-mêmes, un temps réticents, commencent à regarder les groupements paramilitaires nazis avec intérêt : peut-être y a-t-il là une réserve d'hommes ? Peut-être le nazisme est-il un moyen de souder indissolublement le peuple à son armée, gardienne de la tradition germanique ?


Beaucoup parmi les officiers ont séjourné en U.R.S.S. où ils ont exercé les fonctions de conseillers de l'armée rouge en échange de camps d'entraînement pour les armes modernes. Le nazisme ne pourrait-il jouer le rôle du bolchevisme qui a donné à l'armée rouge des moyens considérables et un prestige populaire dont rêvent les plus jeunes des officiers de la Reichswehr ?


KURT VON SCHLEICHER ET WERNER VON BLOMBERG


Ces réflexions, le dernier chef du Reichswherministerium Kurt von Schleicher, un général habile, intelligent, un ancien de l'Etat-major, les partage. Né en 1882, il a des ambitions personnelles et en même temps il s'imagine être un Machiavel en politique. Il veut ainsi s'appuyer sur les nazis, les utiliser, jouer au plus malin avec Adolf Hitler qu'il rencontre en octobre 1931 et qu'il espère « apprivoiser » comme il espère faire éclater le parti nazi, gouverner avec Gregor Strasser contre Hitler si besoin est.


Pour atteindre ses fins, Schleicher, depuis la Bendlerstrasse, continue comme ces prédécesseurs à faire, tomber les derniers chanceliers du Reich. Une visite à Hindenburg, un conseil, une pression et voici Bruning renversé. Schleicher pousse alors en avant un ancien officier, fidèle lui aussi de Hindenburg, un homme de la Reichswehr, Franz von Papen, puis on fait tomber Papen et voici, le 2 décembre 1932, Kurt von Schleicher chancelier, dernier chancelier du Reich.


Mais pour peu de temps : Hitler retourne la situation, utilise les divisions qui opposent Papen et Schleicher à Hindenburg. Papen fait le siège du président et c'est Hitler qui devient chancelier avec Papen comme vice-chancelier. Schleicher a perdu, mais la Reichswehr est-elle perdante ?


Hindenburg, est toujours Reichspräsident. Le ministre de la Guerre est toujours un général, Werner von Blomberg. Cet officier souriant, blond, grand, portant monocle, est lui aussi un officier traditionnel à l'allure aristocratique. Il a fait le voyage de Russie. « Il s'en est fallu de peu, confie-t-il un jour à des amis, que je ne rentre de Russie complètement bolcheviste. » Pour Werner von Blomberg, c'était une façon de dire et de penser qu'il ne pouvait plus supporter un régime parlementaire comme celui de Weimar, un régime de désordre que la présidence de Hindenburg n'arrivait pas à sauver. Il fallait pour l'Allemagne un pouvoir fort, populaire et national. Blomberg est séduit par Hitler : il jouit aussi de l'estime de Hindenburg. Il est le parfait ministre de la Guerre du cabinet Hitler.


Son premier soin est de chasser de la Bendlerstrasse les hommes de Schleicher. Le général von Bredow, chef du Ministeramt, est remplacé par Walther von Reichenau, lui aussi gagné à la conviction qu'il faut, à l'aide de Hitler, permettre à l'armée de redevenir une immense force, le cadre unique, l'armature de la société allemande.


Pourtant, il y a des résistances : tous les officiers ne sont pas des partisans de la ligne Blomberg-Reichenau. Il y a ceux qui pensent que Blomberg est un Gummilöwe, un lion de caoutchouc, ceux qui craignent la démagogie de ce caporal Hitler, ceux surtout qui redoutent de voir la Reichswehr perdre ses prérogatives au bénéfice de l'armée nazie du capitaine Rœhm. Car si l'armée veut utiliser Hitler, elle ne veut pas disparaître. Et les officiers d'Etat-major chargés des plus hautes responsabilités, comme Blomberg ou Reichenau, les officiers en fonction dans les unités, ont une répulsion instinctive pour ces S.A. -Fiihrer qui se disent officiers et sont d'anciens portiers d'hôtels, noceurs affichés, fauteurs de scandales.

Jamais l'Offizierskorps n'acceptera de baisser la tête devant les S.A.


Aussi quand, en janvier 1934, von Hammerstein, le dernier homme de Schleicher, démissionne de son poste de chef de la Heeresleitung, Hindenburg cède aux officiers qui lui conseillent de refuser la candidature de Reichenau soutenue par Blomberg et Hitler. C'est un officier plus traditionnel, moins marqué par ses sympathies à l'égard des nazis, le général von Fritsch qui est nommé. Hindenburg et la Reichswebr défendent leurs prérogatives et Hitler sait bien quelles sont les forces de ces hommes qui, aux yeux de l'Allemagne, incarnent la tradition nationale.


Il lui faut donc tenir compte de leurs sentiments, biaiser, et pourtant il y a les S.A., plusieurs millions, et ce capitaine Rœhm qui tempête, qui a ses idées sur l'armée, sur la défense nationale.


LE FUHRER ET L'ARMEE


En 1933, peu après la prise du pouvoir par les nazis, Rœhm rencontre Hermann Rauschning. Avec sa tête ronde et chauve, ses yeux rieurs, ses silences attentifs, le président du Sénat de Dantzig attire les confidences. Rœhm parle. Les chefs S.A. sont mécontents : eux aussi (moi aussi, ajoute-t-il) sont des officiers, mais pas des officiers de bureau. « Nous avons combattu dans les Freikorps, dans la Ruhr ». Par la bouche de Rœhm s'exprime la hargne des officiers subalternes ou des sous-officiers que révolte la hiérarchie stricte de l'armée régulière. Les nazis ont pris le pouvoir ? Qu'attend-on pour récompenser les S.A. en leur donnant grades, titres, émoluments ; pourquoi tant de précautions avec les officiers de la Reichswehr qui n'ont pas bougé quand il fallait se battre dans la rue et dans les salles enfumées des meetings ?


Rœhm continue, s'enflammant de plus en plus : « La base de la nouvelle armée doit être révolutionnaire. On ne peut la gonfler par la suite. On n'a qu'une seule fois l'occasion de faire quelque chose de grand qui nous permettra d'ébranler le monde sur ses bases. Mais Hitler m'éconduit avec de belles paroles... Il veut hériter d'une armée toute faite, prête à marcher ».


Un temps d'arrêt : sur le visage ingrat de Rœhm se lit la déception, le mépris. « Il va laisser, dit-il, les « experts » en faire ce qu'ils voudront ». Il frappe du poing sur la table et c'est l'officier de tranchée, l'homme du putsch de Munich qui a eu, en 1923, à se heurter au général von Lossow, à von Kahr, qui se souvient. Mais Hitler a oublié. « Hitler prétend, ajoute Rœhm, que plus tard il fera de tous les soldats des nationaux- socialistes. Mais il commence par les abandonner aux généraux prussiens. Je ne vois pas où il trouvera un esprit révolutionnaire chez ces gens-là. Ils sont aussi lourdauds qu'autrefois et ils vont certainement perdre la prochaine guerre ».


En fait, le Führer voit clairement la situation. Il y a les généraux, puissants, respectés, il y a les S.A. souvent craints et méprisés, il y a Hindenburg toujours Reichspräsident, il y a Papen lié à la Reichswehr, lié à Hindenburg et qui est vice- chancelier, il y a des monarchistes, des conservateurs et lui Hitler qui n'est que chancelier. Il vient à peine de prendre le pouvoir. Il ne faut pas le perdre.


Le matin du 31 janvier 1933, moins de vingt-quatre heures après sa nomination au poste de chancelier, Hitler s'est rendu à la caserne de la garnison de Berlin. Il a harangué les troupes, rassemblées dans la cour, immobiles dans le matin glacial, il leur a parlé de l'avenir de l'Allemagne nationale-socialiste. Immédiatement les officiers se sont dressés contre ce procédé qui brise la hiérarchie.


Pour effacer l'incident et aussi pour faciliter le contact, le 2 février, von Hammerstein invite le nouveau Chancelier à dîner. Soirée austère : les généraux, les amiraux sont en grand uniforme, pourtant Hitler n'est nullement intimidé, il discourt deux heures et avec ce sens politique qui lui a permis de réussir il donne des gages : l'armée et la marine restent souveraines, lui ne s'en occupera pas. Il leur promet simplement de tout faire pour le réarmement ; il va soustraire les militaires aux tribunaux civils. Hitler flatte, respectueux des prérogatives. Ce soir-là, il conquiert la plupart des officiers présents. L'amiral Raeder qui assiste à la réunion note : « Aucun chancelier n'a jamais parlé avec une telle fermeté en faveur de la défense du Reich ».


Toujours prudent le nouveau Chancelier multiplie les actes de séduction : avec ceux qui sont puissants Hitler sait biaiser le temps qu'il faut Le 21 mars 1933, Goebbels et Hitler organisent la cérémonie d'ouverture du nouveau Reichstag dans l'église de la garnison de Potsdam : tous les maréchaux sont là, Von Mackensen et le Kronprinz en uniforme des hussards de la mort Hindenburg qui se souvient être venu dans cette église en pèlerinage en 1886 après qu'il eut participé à la guerre austro-prussienne. Ici les Hohenzollern s'agenouillèrent pour prier, ici venait s'asseoir Guillaume II. Hindenburg salue le siège vide de l'Empereur, puis Hitler tourné vers le vieux maréchal déclare : « Monsieur le Maréchal, l'union a été célébrée entre les symboles de l'ancienne grandeur et de la force nouvelle. Nous vous rendons hommage. Une Providence protectrice vous place au-dessus des forces neuves de notre nation. »


En Hindenburg c'est l'armée qui reçoit l'hommage de Hitler. Et le Führer continue d'ajouter les signes de bienveillance aux marques de respect : il a besoin de l'armée. Ses officiers sont les seuls professionnels de la chose militaire et si la guerre de revanche vient, il faut les avoir avec soi : les S.A. compteront peu devant des armées de métier. Pour conserver le pouvoir il faut aussi compter avec les militaires : ils ont les armes, l'appui des cercles conservateurs, le respect de la plus grande partie de la nation ; et pour élargir son pouvoir Hitler a encore et toujours besoin des officiers. Si Hindenburg meurt, il faudra bien le remplacer et il faudra alors l'accord de l'armée.


Hitler dès son accession aux fonctions de chancelier, alors même que, le regard à terre, il serre respectueusement la main du Maréchal, songe à cette mort qui peut lui permettre d'augmenter considérablement ses prérogatives. Mais pour cela il faut l'accord du général Blomberg et du général Reichenau, l'accord du général von Fritsch, l'accord du général Ludwig Beck, nouveau chef du Truppenamt : l'accord de l'ensemble de cette caste militaire qui constitue l'Offizierskorps. Alors le Führer ménage l'armée.


Le 1er juillet, il parle aux chefs S.A. réunis à Bad Reichenall. Les S.A. écoutent, acclament leur Führer qui dit, en leur nom, ce qu'ils ne pensent pas. « Les soldats politiques de la révolution, s'écrie le Führer, ne désirent nullement prendre la place de notre armée ou entrer en compétition avec elle. » Les officiers de la Reichswehr enregistrent avec satisfaction. Mieux : Hitler célèbre les vertus de l'armée le jour du Stahlhelm. Or l'Association des casques d'acier apparaît le plus souvent aux chefs S.A. comme un repaire de conservateurs, d'aristocrates raidis par leurs principes vieillots et leurs privilèges. Mais Hitler reconnaît, lui, qu'il a contracté une dette envers le Stahlhelm, envers l'armée allemande. « Nous pouvons assurer l'armée que nous n'oublierons jamais cela, dit-il, que nous voyons en elle l'héritière des traditions de la glorieuse armée impériale allemande et que nous soutiendrons cette armée de tout notre cœur et de toutes nos forces. »


L'armée est séduite. Et Hitler ne donne pas que des mots. Des promotions accélérées sont accordées aux jeunes officiers. Le jeune colonel von Witzleben est promu Generalmajor et prend la tête de la 3eme division d'infanterie de Berlin. Pourtant on le dit presque hostile aux nazis. L'attaché militaire français, le général Renondeau, s'inquiète : « Le Parti, écrit-il à Paris au début de 1934, gagne donc la Reichswehr. Il en conquiert le sommet et la base. L'armée perd sa neutralité ». En septembre 1933 le général Blomberg a d'ailleurs fait un geste qui confirme cette analyse : officiers et soldats doivent désormais en certaines circonstances faire le salut hitlérien.


REICHSWEHR CONTRE S.A. LE ROCHER GRIS ET LA MAREE BRUNE


Tout irait bien s'il n'y avait les S.A., sans lesquels pourtant, Hitler ne serait probablement pas parvenu au pouvoir. Eux, ils sont de plus en plus agressifs et ils s'en prennent à l'armée. A tous les niveaux entre les deux groupes c'est l'hostilité ou le mépris.

Quand le général Fritsch invite Rœhm à assister aux manœuvres de l'armée à Bad Liebenstein, en Thuringe, Rœhm, grand seigneur, délègue son aide de camp, un homosexuel notoire. Les officiers sont outrés. Rœhm n'apparaîtra que le dernier jour pour le dîner officiel. Partout les incidents se multiplient.


Ratzebourg est une petite ville tranquille de la Prusse-Orientale. Elle se serre autour d'un lac d'un bleu presque noir. Le dimanche est un jour paisible où les familles se rendent à la cathédrale du XIIeme siècle qui est la fierté de la cité. Mais le deuxième dimanche de janvier, une colonne de Chemises brunes défile dans les rues, arrogants, provocants. Une section de S.A. avance sur le trottoir faisant sauter les chapeaux des passants qui tardent à s'immobiliser ou à saluer. Souvent les coups pleuvent Deux soldats sont là dans la foule, ils paraissent goguenards. Immédiatement les S.A. se précipitent sur eux. L'un des soldats tire sa baïonnette et riposte, l'autre subit et se plaint à son commandant. Aussitôt le commandant de la garnison réagit ; le soldat qui ne s'est pas défendu est condamné à plusieurs jours d'arrêts ; l'autre est félicité et les S.A. se voient interdire l'utilisation du terrain d'exercice de la Reichswehr tant qu'ils n'auront pas fait d'excuses.


Au camp de Jüteborg où manœuvre l'artillerie allemande il ne se passe pas de jours que des heurts ne se produisent entre S.A. et membres de la Reichswehr : on échange des insultes, des coups. Un S.A. est même arrêté par l'armée et condamné par ses tribunaux. Les chefs S.A. sont hors d'eux : ce pouvoir nazi, c'est le leur et voilà qu'il leur échappe. Pourtant ils ont des hommes, des armes ; les adversaires de gauche sont dans les camps de concentration, Hitler est au pouvoir, Rœhm ministre. Alors ? Il leur faut digérer l'armée allemande, la fondre dans la S.A., faire de la Sturmabteilung une armée révolutionnaire où ils auront les bonnes places, les hauts grades ; fini le temps des officiers de cavalerie, de cette noblesse de Junker, propriétaires terriens et soldats de père en fils qui ne veulent les admettre dans la Reichswehr qu'aux grades inférieurs, après leur avoir fait subir des examens. Leur compétence, ils l'ont prouvée dans les rues avant janvier 1933.

« Les S.A., s'écrie Rœhm devant des auditoires exaltés, sont des soldats qui ont continué à faire leur devoir alors que beaucoup d'autres se reposaient sur les lauriers de la Grande Guerre. »

Rœhm ne se contente pas de crier : il déjoue le plan du général Reichenau qui, en proposant la fusion du Stahlhelm et de la S.A. espérait, en mai 1933, confier tous les postes de commandement à des officiers de la Reichswehr. Rœhm, fort de l'organisation de la S.A. qui est une véritable armée du Parti avec ses 5 Obergruppen (armées) et ses 18 Gruppen (corps d'armée), contre-attaque. « Il n'existe aucun lien d'aucune sorte entre la Reichswehr et les S.A. », proclame-t-il. Et quelques jours plus tard, dans un discours qui secoue l'immeuble de la Bendlerstrasse, il réclame pour les membres des S.A. « une situation priviligiée dans le IIIeme Reich, même à l'égard de la Reichswehr, parce que c'est aux S.A. seuls qu'est due la victoire nationale-socialiste ».


La guerre S.A.-Reichswehr est ouverte. La Bendlerstrasse est en effervescence. « Des mesures imprévues sont prises, confie un officier d'Etat-major, des projets contradictoires se succèdent et il en résulte un certain désarroi dans l'esprit des officiers ». Dans la Reichswehr les bruits les plus contradictoires circulent, on se communique d'unité à unité ce que l'on croit être le plan de Rœhm : constituer une garde prétorienne d'élite recrutée sur la base de l'attachement au Parti et à côté de cette garde une milice populaire dont les S.A. donnent l'exemple. Les officiers qui ont tant peiné dans les écoles militaires sont scandalisés par les demandes d'équivalence de grades que revendiquent les officiers S.A. On ricane dans les Etats-majors, on pense à Heines, dont on dit à la Bendlerstrasse que son réseau de rabatteurs, qui cherchent des jeunes garçons pour emplir son harem, s'étend à toute l'Allemagne. Un officier revenant de Breslau où Heines règne toujours comme préfet de police, répète outré ce qu'il a vu. Au Savoy, l'un des hôtels les plus chics de Breslau, les chefs S.A. s'étaient réunis : il y avait là le chef d'Etat-major du groupe S.A. Silésie, Graf Puckler, qui tentait vainement de calmer les S.A. lesquels tiraient des coups de pistolet en l'air, hurlaient et finalement bombardaient les chauffeurs de leurs voitures officielles à coups de bouteilles de Champagne pleines. Et de tels hommes allaient être — si Rœhm triomphait — intégrés à la Reichswehr avec souvent le grade de général !


Un autre officier précise que les S.A.-Führer interdisent à leurs hommes de prendre part au cours de formation organisés par le Grenzschutz (Défense des frontières). Les plans prévus en cas de mobilisation ne pourraient donc pas être exécutés. Heines en particulier avait promis qu'il porterait remède à cette situation, mais l'Oberst von Rabenau avait dû plusieurs fois retourner à Breslau et toujours en vain : Heines jurait que tout allait s'arranger mais rien ne changeait. Les officiers pestent contre ces « amateurs », ces irresponsables, qui compromettent la défense du Reich. Le général von Brauchitsch résume le sentiment de beaucoup de ses camarades, ceux dont les mobiles sont les plus sincères quand il confie à ses proches : « Le réarmement est une entreprise trop grave et trop officielle pour qu'on puisse y faire participer une bande d'escrocs, d'ivrognes et d'homosexuels. »


La tension monte. Rœhm multiplie les interventions. Les généraux se réunissent. Hitler, entre les millions d'hommes de la S.A. et la puissante Reichswehr qui détient la clé de la succession de Hindenburg, Hitler hésite, favorable à un compromis. Mais chaque jour sa marge de manœuvre se réduit.


« Le rocher gris sera submergé par la marée brune » (la Reichswehr par les S.A.), chantonnent les S.A. devant les soldats. Ils giflent un officier qui ne s'est pas incliné devant le drapeau S.A. Le S.A. commissaire aux Sports du Reich, entrant dans le bar d'une garnison et n'étant pas salué par un aspirant, le maltraite et crie : « Tu ne peux pas te lever, petit morveux, quand le commissaire aux Sports du Reich arrive ? »


Réunis à la Bendlerstrasse, stricts, immobiles, les généraux écoutent le récit de ces incidents, au cours d'une de ces conférences qui régulièrement se tiennent sous l'autorité du général ministre de la Guerre. Les conclusions tombent, sèches, les officiers qui ne se sont pas défendus doivent être renvoyés de l'armée. L'aspirant aurait dû gifler le commissaire aux Sports du Reich. Les instructions partent de la Bendlerstrasse vers les commandants de garnison : « Il est nécessaire de renforcer chez les officiers et tous les membres de l'armée, concluent-elles, le sentiment de leur propre valeur ».

Mais Rœhm ne plie pas. Au contraire. Il fonce vers son but : une nouvelle armée. Il sait qu'il tient une force ; il veut contraindre Hitler à prendre parti pour lui.


Le 2 février tous les chefs de corps de la Reichswehr sont réunis à Bendlerstrasse. Objet de la réunion : rapports S.A.-Reichswehr. Ambiance glaciale. Blomberg annonce que Rœhm a remis un mémorandum : il propose, ni plus ni moins, la création d'un grand ministère qui regrouperait toutes les formations armées du Parti et de l'Etat. Ce serait la fin de la Bendlerstrasse, la fin de l'organisation patiemment mise au point par von Seekt, la fin du Truppenamt, la fin de la Reichswehr. Le refus se lit sur tous les visages. Le général Liebmann, qui note le texte des déclarations, relève que von Fritsch déclare « qu'il va s'opposer de toutes ses forces et de toute sa personne aux exigences présentées par les S.A. ». Fritsch aura derrière lui toute l'armée : pas un seul officier n'admettrait Rœhm comme successeur des généraux de la Bendlerstrasse, héritiers du Grand Etat-major. Et il ne fait aucun doute que le'maréchal-président Hindenburg ne pourra même pas envisager la chose. Si Rœhm veut l'emporter, il lui faudra bien faire une seconde révolution. Avec, sans, ou contre le Führer.


Ce 2 février, après un court exposé de la question, von Blomberg quitte la salle, puis Fritsch reprend la parole pour traiter en technicien brillant les questions d'instruction militaire. Tout à coup, une ordonnance pénètre dans la salle, se penche, cassée en deux, vers le général von Reichenau, Fritsch poursuit son exposé. Reichenau se lève. Il s'excuse, il a un message urgent à lire. Dans la vaste salle, austère et solennelle comme une église luthérienne, c'est le silence. Von Reichenau lit d'une voix nette : « Je reconnais la Reichswehr uniquement comme école de la nation. La conduite des opérations et par conséquent également la mobilisation sont à l'avenir l'affaire de la Sturmabteilung. Heil Hitler. Rœhm. »


Le télégramme est une véritable provocation. Tous les chefs de la Reichswehr vont faire bloc : Blomberg, Fritsch, Reichenau, les commandants des sept Wehrkreise (régions militaires) manifestent leur refus. Von Blomberg demande à être reçu par Hitler, il aurait présenté sa démission. Ce qu'elle signifierait, Hitler le sait : l'hostilité de la Reichswehr, l'impossibilité de succéder à Hindenburg sans affrontement avec tous ceux (conservateurs, chrétiens, opposants, indifférents) qui ne sont pas nazis. Et ils sont nombreux. Le Führer ne peut que refuser la démission de von Blomberg, il doit donner satisfaction à l'armée.


Mais... il y a les S.A. Et Rœhm qui ne cède pas. Il vient même de demander qu'on incorpore dans la Reichswehr 2 000 officiers et 20 000 sous-officiers S.A. Le Führer se résout à convoquer son vieux camarade. Le chef d'Etat-major se rend à la Chancellerie. C'est la fin février : le temps sur Berlin est implacablement froid et clair. Rœhm arrive d'un pas décidé. Il connaît bien Hitler : il sait que le Fuhrer déteste les oppositions et qu'il lui arrive de céder si elles sont tenaces. Rœhm est tenace. Dans l'antichambre, il remarque le comte von Tschirchsky, l'un des collaborateurs directs de Franz von Papen, cet homme de la Reichswehr et de Hindenburg que le Führer a accepté comme vice-chancelier. Maintenant ce renard de Papen espère exploiter, au profit des conservateurs, au profit de son clan militaire, l'opposition des S.A. à la Reichswehr. Dans certains milieux, on murmure qu'un plan existe pour pousser la S.A. à une action : Hindenburg inspiré par Papen décréterait l'état d'exception au bénéfice de la Reichswehr. Pour Hitler, on verrait bien. Rœhm soupçonne cela. Hitler aussi, et le Chancelier sait bien que sa force lui vient d'être ainsi entre deux forces : S.A. et Reichswehr.


Tschirchsky dans l'antichambre patiente depuis un long moment II entend des éclats de voix de plus en plus violents. Brückner à son poste ne bouge pas. Les voix montent encore. Tschirchsky reconnaît celle de Hitler, rauque, violente. Ironique, Tschirchsky se tourne vers Brückner. « Mon Dieu, dit-il, est-ce qu'ils sont en train de s'égorger là-dedans ? » Puis il distingue la voix de Rœhm, qui parle des 2 000 officiers à intégrer dans la Reichswehr, et celle, plus forte, de Hitler : « Le Reichspräsident ne le fera jamais. Je vais m'exposer à perdre la confiance du Reichspräsident. »

Bientôt les deux hommes sortent du bureau du Chancelier. Tschirchsky s'est dressé, mais Hitler, hagard, ne le reconnaît pas. Il passe, suivant Rœhm, puis il va s'enfermer dans son bureau.


Le lendemain c'est le Volkstrauertag (journée de deuil national) ; le gouvernement national-socialiste est reçu par le président Hindenburg. Après les échanges de compliments réciproques, Hitler présente au Maréchal les propositions de Rœhm. D'un mot Hindenburg les rejette. Hitler se tait. Il accepte la gifle dont Rœhm est responsable. Il savait. Comme il sait que l'entourage du vice-chancelier Papen sonde les milieux militaires : les généraux Beck, Rundstedt, Witzleben seraient-ils prêts à intervenir pour balayer les S.A. et la racaille nazie ? Mais tous ces officiers hésitent refusent parfois même d'écouter : ne sont-ce pas des leurs qui sont ministres de la Guerre, et qui occupent les fonctions clés de la Bendlerstrasse ? D'ailleurs ils n'obéissent qu'à Hindenburg et Hindenburg est toujours là, recevant l'hommage du Chancelier national- socialiste et refusant les propositions de Rœhm. Naturellement si ces dernières étaient acceptées, si la S.A. s'insurgeait... Mais Hitler va empêcher cela.


UN NOUVEAU TRAITE DE VERSAILLES


Quelques jours plus tard, Hitler a tranché, en faveur de la Reichswehr, mais il veut aussi la réconciliation, il a besoin de l'armée et des S.A.

Le 28 février, il convoque une grande réunion à la Bendlerstrasse : c'est la parade des uniformes, tous les dignitaires des S.A. et des S.S., Rœhm lui-même et les généraux de la Reichswehr sont présents.

Hitler se lève, il regarde droit devant lui ; il est le point d'appui des hommes qui sont ici, des hommes des deux camps. Il veut convaincre. Il parle lentement, détachant les expressions les unes des autres, il force l'attention.


« Le peuple allemand va au-devant d'une misère effroyable. » Tels sont ses premiers mots et bien que le silence soit total dans la salle, on sent la surprise qui éclate. Le propos tranche sur les avenirs radieux que le Führer promet aux foules dans les grands meetings enthousiastes. « Le nazisme a éliminé le chômage, poursuit Hitler, mais lorsque les commandes de l'Etat seront satisfaites, dans huit ans environ, surviendra un recul économique. Un seul remède : créer un nouvel espace vital pour l'excédent démographique. » Tous les officiers écoutent, l'étonnement se lit dans les regards de ces hommes qu'une longue discipline a entraînés à une impassibilité de façade. « Les puissances occidentales ne nous accorderont jamais cet espace vital, continue Hitler, c'est pourquoi des coups rapides mais décisifs pourront devenir nécessaires d'abord à l'ouest puis à l'est »


28 février 1934 : déjà Hitler fait surgir de l'avenir l'ombre de la guerre. Pourtant aucun des officiers présents ne semble mesurer l'importance de ces projets. Personne n'en parlera. Les propos de Hitler resteront ce jour-là, secrets. Certains des présents imaginent même que le Führer brosse un tableau apocalyptique des années qui viennent pour mieux convaincre les S.A. de céder la place à l'armée. Ce n'est que plus tard, beaucoup plus tard, en 1945, qu'un officier se souviendra. Il parle de ce jour de février 1934 avec von Blomberg. Tous deux auront vieilli, pris par l'âge et la tourmente ; ils évoqueront ce jour de 1934 alors qu'autour d'eux passent les sentinelles américaines qui gardent le camp de prisonniers où ils se trouvent C'est bien ce 28 février 1934 devant les S.A. et la Reichswehr que Hitler évoquait pour la première fois la nécessité de la guerre éclair pour conquérir l'espace. Mais qui aurait pu croire en l'obstination de ce visionnaire qui venait à peine de prendre le pouvoir ? En février 1934 ce que les auditeurs du Führer attendent ce n'est pas l'annonce de la guerre, mais la solution de ce conflit S.A.-Reichswèhr qui menace le nouveau Reich.


Hitler s'est tu. Pour le moment il n'a parlé que de l'avenir, sombre et guerrier. Mais c'est dans le présent qu'il lui faut trancher. Il commence à voix basse, fait un cours d'histoire militaire qui semble un long détour puis, tout à coup, tourné vers Rœhm, il dit avec force : « Une milice n'est appropriée que pour défendre de petits territoires ». Rœhm semble se désintéresser de ce que dit Hitler. Dans son visage rougeaud se marque peu à peu une moue d'indifférence affectée. Il regarde le plafond. Le ton de Hitler s'élève ; le Führer parle toujours, tourné vers Rœhm, et ce qu'il dit est une condamnation des ambitions du chef d'Etat-major de la S.A. : « La S.A. devra se limiter à des tâches politiques. » La voix est ferme. « Le ministre de la Guerre, continue Hitler, pourra faire appel à la S.A. pour les tâches du Grenzschutz et pour l'instruction prémilitaire. »


Un silence. Rœhm ne dit toujours rien. Les généraux sont figés dans leur raideur. Hitler, après un nouveau et long silence conclut : « Je réclame de la Sturmabteilung une exécution loyale des tâches qui lui seront confiées. » Hitler a tranché : la Reichswehr seule sera la base de la future armée nationale. Aucun applaudissement ne retentit. Tout le monde se lève, on entoure Hitler, Rœhm, Blomberg. Chacun se regroupe autour de son chef. Hitler est au milieu, souriant, détendu ou paraissant l'être. Il parle vite, prend Rœhm par le bras. C'est le moment de la grande réconciliation publique. Face à face, autour de Hitler, il y a Blomberg, le monocle enfoncé sous ses sourcils blonds qui barrent son visage rond et distingué, et il y a Rœhm, plus petit engoncé dans son uniforme brun. Les deux hommes se serrent la main, puis le chef d'Etat-major de la Sturmabteilung invite les généraux à un déjeuner de réconciliation à son quartier général. Là, quand les larges portes s'ouvrent on aperçoit une table immense, royalement dressée avec le faste ostentatoire des nouveaux riches. Les places sont indiquées : Rœhm et Blomberg sont à chaque bout. Des serveurs s'empressent : le menu est excellent le Champagne coule en abondance, mais l'atmosphère est glaciale, personne ne parle. Les généraux ne tournent pas la tête. La réconciliation ressemble à une cérémonie mortuaire. Le déjeuner se déroule, solennel, morne, puis sur un signe de Rœhm les S.A. se lèvent. Alors viennent les saluts, les serrements de main, les claquements de talons. Bientôt les lourdes voitures de la Reichswehr s'éloignent lentement


Rœhm a demandé aux S.A.-Führer de demeurer avec lui. Ils sont revenus autour de la table après le départ des officiers. Ils attendent. Rœhm se sert une nouvelle coupe de Champagne. Quelques-uns de ses hommes l'imitent. « C'est un nouveau traité de Versailles », lance brusquement Rœhm. Les S.A.-Führer se taisent ils sentent venir la colère de leur chef, colère contenue pendant les longues heures de la « réconciliation ».

Et tout à coup elle explose. Dans un coin de la salle, Viktor Lutze observe, écoute : « Ce que ce caporal ridicule a raconté... » commence Rœhm. Lutze est aux aguets, hésitant à comprendre, le visage impassible pour cacher son désarroi. « Hitler ? Ah si nous pouvions être débarrassés de cette chiffe » conclut Rœhm.


Des groupes se forment les conversations sont âpres, les jurons sifflent. L'Obergruppenführer Lutze se tait, il ne conteste pas les propos de Rœhm, il se confond, silencieux, avec les autres, il n'est que l'un des chefs S.A., le plus anodin. Pourtant, quelques jours plus tard il rend compte à Rudolf Hess, la deuxième personnalité du parti, et sur son conseil il se rend auprès de Hitler dans son chalet de Berchtesgaden. Mais le Führer s'est contenté de dire : « Il faut laisser mûrir l'affaire.» Et l'Obergruppenführer, étonné de cette modération, a demandé conseil au général von Reichenau.


Mais le Führer n'a pas oublié. Le 29 juin 1934, c'est Lutze qui est convoqué à Godesberg ; il se trouve devant un Hitler nerveux qui lui demande s'il peut avoir confiance en lui.


5


VENDREDI 29 JUIN 1934

Godesberg. Hôtel Dreesen. Vers 23 heures.


Hitler, depuis un long moment, parle avec Lutze. Il le questionne sur la réunion de Wiessee, s'assure que rien d'autre qu'une rencontre entre les chefs S.A. et lui-même n'était prévu. Voilà plusieurs fois que Viktor Lutze avec d'autres mots répète et assure son Führer de sa fidélité. Goebbels s'est approché : il approuve Lutze, montre par toute son attitude que lui aussi, toujours, n'a jamais eu à l'esprit que le service du Führer. Otto Dietrich, le chef du service de presse de Hitler, arpente la terrasse avec Brückner ; l'un ou l'autre des deux hommes fait la liaison avec le téléphone, surveille le perron de l'hôtel devant lequel s'arrêtent les motocyclistes ou les voitures envoyées depuis l'aéroport de Hangelar.


Peu après 23 heures, alors que la fanfare du R.A.D. attaque une nouvelle marche militaire, Brückner et Dietrich s'approchent de Hitler. Ils lui tendent un message qui est arrivé de Berlin à Hangelar par voie aérienne. La fanfare n'a pas permis d'entendre le moteur de la voiture qui vient de l'apporter. Le message est de Gœring. Hitler le lit, puis le tend à Goebbels. Le texte est court : Gœring a appris, il y a quelques heures, que le docteur Sauerbruch, l'un des plus célèbres médecins berlinois, vient d'être appelé au chevet du président Hindenburg, dans sa propriété de Neudeck. Hitler ne commente pas le message, il le pose sur la table, le lissant du bout des doigts, puis il regarde devant lui, immobile, la joue et la paupière parfois agitées d'un tic nerveux qu'il ne peut réprimer dans les périodes de grande tension. Comme lui, Goebbels se tait.


Peut-être est-ce l'instant attendu depuis des mois, celui où Hitler va devoir une nouvelle fois saisir la chance, celui qui verra s'écrouler la statue de bronze de Hindenburg frappée par la mort.


LA CROISIERE DU DEUTSCHLAND


Car la mort tournoie autour du vieux Reichspräsident depuis le printemps de 1934. Le combattant de Sadowa et de Sedan, qui paraissait défier le temps, a alors commencé à perdre la mémoire, ses absences devenant nombreuses. Au début d'avril, les médecins qui le soignent avertissent ses proches. Dans l'ombre du Maréchal vivent son fils, le colonel Oskar von Hindenburg, un quinquagénaire médiocre et ambitieux qu'ont étouffé la gloire et l'autorité paternelles, des conseillers comme ce vieux chambellan von Oldenburg, cynique et blasé, et qui répète sa devise favorite : « Les mangeoires ne changent pas, seuls les veaux qui passent devant changent. » Il y a aussi Meissner, le secrétaire général à la présidence, corpulent, le visage quelconque, rond ; Meissner dissimule sous son regard doux et vague de myope, la ferme intention de demeurer à son poste même après la mort de Hindenburg. Tous ces hommes qui survivront au Maréchal veulent préserver leur avenir ; ils peuvent monnayer leur influence tant que Hindenburg est vivant. Après, que seront-ils ?


Dès qu'ils apprennent que la santé de Hindenburg faiblit, ils préviennent le général von Blomberg et le Chancelier Hitler, les deux hommes qui représentent les deux forces du moment, c'est leur devoir et leur intérêt.

Avril 1934 : le général et le Chancelier sont les deux seules personnalités dépositaires du secret qui peut bouleverser l'avenir de l'Allemagne et Blomberg et Hitler ont décidé de se rencontrer.


Le 4 avril au matin, c'est à bord du croiseur de poche Deutschland, le branle-bas qui précède l'appareillage. Sur le pont, les marins au béret noir dont les deux rubans flottent dans l'air salé, courent au sifflet. L'ancre est remontée lentement, le Deutschland, énorme masse grise battant pavillon de la Kriegsmarine, quitte Wilhelmshaven et la baie de Jade ridée par le vent. Il descend lentement vers la mer du Nord, passant devant Brunsbuttellt et Holtenau ; les jeunes filles d'un pensionnat agitent des foulards, sur la rive une fanfare joue des airs martiaux. Le navire doit se diriger vers Kiel où embarqueront, à l'occasion des grandes manœuvres de printemps, les principaux chefs du IIIeme Reich. Pendant tout le trajet, l'équipage est soumis à un rythme d'enfer. On repeint une partie des superstructures ; les ordres d'alerte, les simulacres de branle-bas de combat se succèdent. Le 9 avril, le Deutschland entre dans le port de Kiel, salué par les sirènes des destroyers et des petits chalutiers noirauds et ventrus qui fendent les eaux verdâtres du célèbre port de guerre. L'équipage est consigné à bord. C'est le lendemain, 10 avril, que Hitler arrive à Kiel par avion, son trimoteur habituel. Une unité de la Kriegsmarine a rendu les honneurs, puis le Chancelier accompagné de l'amiral Raeder, des généraux von Blomberg et von Fritsch a gagné le Deutschland.


Hitler est radieux : quand il parait à la coupée, les sifflets stridents des quartiers-maîtres modulent leurs notes aiguës. Les mouettes tournoient et le chancelier découvre l'ordre fascinant et efficace d'un grand navire de guerre. L'appareillage a lieu le 11 avril, Hitler assiste aux manœuvres. Ici, c'est le monde de la technique militaire la plus perfectionnée qu'il peut voir à l'œuvre. Ici, les professionnels de la guerre, formés dans les dures écoles navales, les hommes qui savent dompter et plier la machine pour en faire un instrument de guerre, sont rois. Ici ne peuvent pas gouverner les S.A. avinés, débauchés, ou anormalement turbulents et indisciplinés. Ici la guerre est une affaire de science et de précision. Hitler observe. Entouré de Raeder, de Blomberg et de von Fritsch, il arpente le pont. Lui qui a dit devant les officiers de la Reichswehr, dès février 1934 : « C'est ma ferme décision que l'armée allemande de l'avenir soit une armée motorisée. Quiconque essaiera de m'opposer des obstacles dans l'accomplissement de ma tâche historique de donner à la nation allemande les moyens de se défendre, je l'écraserai », il ne peut qu'être sensible à cette machine aux rouages parfaitement réglés qu'est le Deutschland.

Le croiseur navigue à une vitesse moyenne dans le Grand Belt, puis devant Laaland. A 6 heures du matin, on passe devant Skagen ; au loin, dans la brume qui se lève, on aperçoit le bateau-bouée. Puis, le croiseur met cap au nord et remonte la côte norvégienne ; la neige tombe sur la mer grise.


Hitler et Blomberg se sont réunis : ils décident d'avertir Raeder et Fritsch des nouvelles concernant la santé du Reichspräsident. L'amiral et le général sont en effet les chefs de la marine et de l'armée. Puis Hitler et Blomberg s'isolent dans la large cabine du commandant. Il continue de neiger. La côte au loin n'est qu'une barre haute et foncée comme une grande vague qui déferlerait, Hitler et Blomberg ont parlé longuement. Peut-être ont-ils conclu ce pacte du Deutschland qu'on a souvent évoqué depuis : en échange du sioutien de Blomberg et de l'armée pour la succession de Hindenburg, Hitler confirme son engagement de limiter une fois pour toutes les ambitions de Rœhm et des S.A. La Sturmabteilung ne concurrencera jamais la Reichswehr seule responsable de la défense du Reich.

Personne ne sait ce que Hitler et Blomberg se sont dit réellement mais tout laisse penser que les deux hommes se sont entendus sinon sur le détail des moyens à employer pour réduire les S.A. et faire de Hitler le successeur de Hindenburg, du moins sur les principes. Pour le Führer c'est l'essentiel.


Le 12 avril, le Deutschland pénètre dans le Sogne Fjord. Les parois noirâtres sont par longues traînées couvertes de neige. Il fait froid. L'Amirauté a choisi, en accord avec la Chancellerie, ce fjord pour saluer le Fridjoff-Denkmal, le monument construit par Frédéric le Grand. Nouvel hommage que le régime nazi rend à l'Allemagne éternelle. Tout à coup, le Führer paraît sur le pont au milieu de l'équipage. C'est l'instant de la détente après la discipline d'acier. Les matelots poussent des hourras. Les officiers un peu mal à l'aise sourient. Le Führer accepte même de se laisser photographier par des marins. Puis le navire vire de cap. Le 13, il entre dans le Hardanger Fjord et reprend sa route vers le sud. Hitler est monté à plusieurs reprises sur la passerelle, manifestement enchanté par le voyage et les conversations qu'il a eues loin des indiscrets avec le général von Blomberg. Le 14, on aperçoit le bateau-bouée de Skagen et, quelques heures plus tard, le navire arrive à Wilhelmshaven. Seul incident : lors d'un exercice, ce dernier jour, un homme est tombé à la mer.


L'ANNONCE D'UNE PERMISSION


Rentré à Berlin par avion, Hitler a regagné la Chancellerie. Son pavillon personnel hissé au haut du mât signale aux Berlinois sa présence. Des groupes patientent devant les lourdes portes guettant la relève de la garde ou la sortie d'une voiture officielle. Car le va-et-vient est permanent devant la Chancellerie en ce mois d'avril.


En effet, après la croisière du Deutschland, les décisions, les réunions politiques vont se succéder. Hitler tranche là où il hésitait depuis des semaines, comme si les conversations avec Blomherg l'avaient définitivement conduit à choisir, comme si le pacte du Deutschland n'était pas qu'une hypothèse mais une réalité. C'est le 20 avril, que Himmler et Heydrich deviennent les maîtres de la Gestapo et au même moment Joachim von Ribbentrop, l'ancien représentant en Champagne au visage régulier et fin, l'ami de Himmler, est nommé ambassadeur extraordinaire de Hitler pour les questions du désarmement. Après les organes de police, le ministère des Affaires étrangères est ainsi à son tour pénétré par le parti nazi. Et une des premières démarches de Hitler et de Ribbentrop en matière de désarmement c'est de proposer à la France et à l'Angleterre une importante réduction de l'effectif des... S.A.


Le 20 avril, sans commentaire et en petits caractères comme une nouvelle anodine, le journal National~Zeitung publie un communiqué de l'Etat-major de la S.A. annonçant que la Sturmabteilung sera en permission durant le mois de juillet. Or, cette démobilisation de toute la S.A. pendant trente jours n'est pas, compte tenu des circonstances, une décision de routine mais bien une mesure inattendue, exceptionnelle. Pourtant aucune autorité ne la commente et la nouvelle s'enfonce dans l'actualité renouvelée qui, jour après jour, apporte un élément nouveau au puzzle qui, peu à peu, se compose.


En ouvrant leur journal le 27 avril, les Allemands découvrent un communiqué officiel, encadré, en première page, qui annonce que la santé du Reichspräsident donne de sérieuses inquiétudes à ses médecins. Des photos montrent Hitler s'inclinant devant Hindenburg et déjà beaucoup comprennent que le successeur désigné ne pourra être que le Chancelier du IIIeme Reich. Des officiers maugréent, il y a d'autres candidats : le général Ritter von Epp, qui, pour être nazi et Reichstatthalter de Bavière, n'en est pas moins un membre distingué de l'Offizierskorps. Il y a aussi le Kronprinz dont on pourrait faire un régent s'il était Reichspräsident. Or, beaucoup d'officiers sont restés attachés à l'ancienne dynastie. Mais von Blomberg va leur faire comprendre qu'il ne faut plus cultiver ces chimères monarchiques. Un ordre du ministre de la Guerre parvient à mi-avril dans toutes les unités : à compter du 1er mai 1934, officiers et hommes de troupes devront arborer sur leurs képis et leurs uniformes l'aigle et la croix gammée qui sont les insignes du Parti nazi et du IIIeme Reich. Quelques vieux officiers protestent dans les salons et les mess mais à voix basse, partout les jeunes capitaines et les soldats acceptent d'enthousiasme et puis comment s'insurger contre un ordre qui émane du chef de la caste et des dignitaires de l'Offizierskorps dont il est entendu qu'ils savent ce qu'ils font ? En prenant leur décision derrière les murs épais de la Bendlerstrasse, ils ne peuvent avoir en vue que l'intérêt supérieur de la Reichswehr, et puisqu'ils sont confondus, celui du Reich.


Ce 1er mai, alors que dans les casernes les compagnies manœuvrent pour la première fois sous les emblèmes nazis, toutes les villes d'Allemagne connaissent les grands rassemblements du Jour National du Travail.


Torses nus, pelle sur l'épaule, avançant comme des régiments, les volontaires du travail paradent et la pelle, sur ces épaules, devient une arme. Dans la banlieue de Berlin, à Tempelhof, Hitler parle devant 100 000 personnes qui crient leurs Heil Hitler devenus traditionnels. Ailleurs, sur des estrades ou sur l'herbe des clairières, alors qu'une pluie fine commence à tomber, des milliers de jeunes gens, avec ensemble, s'affrontent dans une escrime étrange où les épées sont remplacées par des troncs d'arbre de deux mètres de long. Partout le régime nazi démontre la puissance de son emprise sur la jeunesse, l'Etat nazi paraît bien « exister ».


Et pourtant dans les jours qui précèdent ces manifestations du 1er mai, aux S.A. qui paradent à Iéna, le S.A.-Gruppenführer Lasch dit que « la révolution du national-socialisme n'est pas encore terminée. Elle prendra fin seulement le jour où l'Etat S.A. sera formé ». A la tribune se trouve, à côté du Gauleiter Sauckel, Maximiliam von Weichs ; c'est un officier de la Reichswehr, très hostile aux S.A. Il se penche vers Sauckel : « Qu'est-ce que l'Etat S.A. ? » demande-t-il. Le Gauleiter hausse les épaules. Le lendemain, un S.A. Brigadeführer qui hurle en état d'ivresse dans les rues d'Iéna est arrêté et Sauckel refuse de le faire libérer. Le Gauleiter Sauckel appartient pourtant à la S.A. mais ses fonctions ont fait de lui un homme du gouvernement et de l'ordre. Quand Rœhm veut réunir un tribunal d'honneur de la Sturmabteilung pour y faire comparaître Sauckel celui-ci refuse de se présenter, arguant des ordres reçus. En Thuringe, le 1er mai, la S.A. ne prendra pas part aux cérémonies du Jour National du Travail.


A nouveau, les forces se sont heurtées et quand Goebbels s'adresse à la nation allemande, le 4 mai, peut-être est-ce aussi aux S.A. qu'il pense. « Les délégués de la propagande du parti, lance-t-il, ont décidé de mener une campagne énergique contre les critiqueurs professionnels et les propagateurs de fausses nouvelles, contre les provocateurs et les saboteurs. Il apparaît en effet que ceux-ci n'ont pas perdu tout espoir de détruire l'œuvre constructive du national-socialisme ». Puis c'est tout un programme d'action que Goebbels fait surgir. La voix est nasillarde, dure : « Du début du mois de mai, continue- t-il, au 30 juin, des réunions, des démonstrations et des manifestations quotidiennes auront lieu en ce sens. Elles mettront en garde le peuple allemand contre ce bas dénigrement, véritable fléau pour le pays. Il faut que ce fléau disparaisse pour toujours ». Et la menace vient, sans surprise : « Nous emploierons des méthodes éprouvées ».


HINDENBURG ET FRANZ VON PAPEN


Quelques jours plus tard, un cortège officiel s'arrête devant la gare centrale de Berlin. La garde rend les honneurs. Appuyé sur von Papen, le Feldmarschall Hindenburg s'apprête à partir pour son domaine de Neudeck.


Il aime cette vieille terre de Prusse-Orientale qui se confond avec le ciel gris sombre. Neudeck, c'est son domaine seigneurial, le contact avec ce sol foulé par les légions teutoniques. Mais de génération en génération la propriété familiale s'était réduite, parce que les officiers pauvres avaient dû vendre. Dans toute la région, d'autres Junker, serviteurs de la Reichswehr, ont aussi vu leurs domaines fondre au grè de leurs besoins. Avec Hindenburg à la présidence ils ont voulu changer cela. En 1927, par souscription nationale, le domaine de Neudeck a été racheté et offert à Hindenburg pour son 80eme anniversaire. Le vieux maréchal a accepté cet acte symbolique sans se rendre compte peut-être que la camarilla de Junker qui l'entourait espérait ainsi le « tenir », l'associer à ses projets. Effectivement, la loi dite « secours à l'Est » (Osthilfe) les comble : ils vont bénéficier de larges subventions, d'exemptions d'impôts, de passe-droits. Et le domaine de Neudeck lui-même a été attribué à Oskar Hindenburg pour qu'à la mort du maréchal il n'y ait pas de droits de succession à payer. Von Papen qui est là, aux côtés de Hindenburg sur le quai de la gare de Berlin, a joué de cette passion du Feldmarschall pour Neudeck. On murmure qu'il a ruiné dans le cœur du président, son rival, le général von Schleicher en affirmant que celui-ci allait révéler les secrets de Neudeck. Et c'est peut-être sur son conseil que Hitler, en août 1933, a fait ajouter sans taxe 2 000 hectares au domaine.


Aussi Franz von Papen, officier de cavalerie, ancien attaché militaire aux Etats-Unis pendant la Grande Guerre et organisateur de sabotages, membre du Club des Seigneurs, conservateur et catholique est-il bien en cour. Hindenburg se penche vers lui avant de monter dans le train : « Les choses vont très mal Papen, dit-il. Faites de votre mieux pour redresser la situation. » Papen relatant, plus tard, ce qui s'est passé ce jour-là, ajoutera : « Aujourd'hui encore, je me souviens de sa dernière phrase prononcée de sa voix profonde et impressionnante. »


Papen reste sur le quai avec les officiels cependant que le train s'éloigne et qu'immobiles, les soldats de la garde continuent de rendre les honneurs. Le vice-chancelier Papen est placé devant ses responsabilités. Cet homme habile, au visage souriant, agrémenté d'une moustache poivre et sel, de cheveux grisonnants soigneusement, minutieusement peignés, est avec son allure de bourgeois un membre de la caste. C'est un ancien de l'Ecole des Cadets : autant dire qu'il a « tenu » face à l'implacable discipline imposée à des enfants de onze ans, face au code lui aussi inflexible que les cadets eux-mêmes s'imposent les uns aux autres, enfants dressés à une conception de l'honneur et prêts à se faire tuer pour elle. Là, à l'Ecole des Cadets, Franz von Papen, comme tous ses camarades, a été marqué à jamais. Plus tard, il expliquera comment, au printemps de l'année 1897, il a appris « une magnifique nouvelle : je faisais partie des quatre-vingt-dix élus, sur six cents élèves aspirants, qui, grâce à leurs bonnes notes, allaient former la classe Selecta. Honneur qui signifiait que, durant une année supplémentaire, je resterais soumis à la discipline rigide des sous-officiers du corps des Cadets, mais qui, en revanche, me plaçait sur la liste des candidats à la dignité fort recherchée de page de l'Empereur ».


Aujourd'hui, l'ancien page de Guillaume II, l'ancien gentleman-rider, le membre du Herrenklub, Franzchen, le petit Franz comme l'appelle Hindenburg, qui a pour lui la passion paternelle qui lie certains puissants vieillards à leurs proches collaborateurs, le vice-chancelier Papen doit agir. Il lui est difficile de se dérober. L'évolution de la situation l'inquiète. Peut-être en introduisant les nazis à la Chancellerie a-t-il lâché le diable ? Car Papen est partisan d'un pouvoir fort, mais il est heurté, blessé, par le déchaînement sans mesure de la terreur. Certes, il veut composer avec la dictature sans prendre trop de risques personnels, mais il espère aussi la canaliser. Plus tard, habile toujours à se trouver des excuses, il écrira : « L'Histoire d'Allemagne ignorait, jusqu'en 1933, le phénomène d'une dictature antichrétienne, d'un chef de gouvernement sans foi, ni loi. Par conséquent, nous ne savions pas comment le combattre ».


Papen prononce donc des discours. En décembre 1933, la ville de Brème fête le 150eme anniversaire de la fondation du Club hanséatique. Tout ce que la cité compte d'important est rassemblé : 2 000 invités sont venus écouter le vice-chancelier. Papen rend hommage au nouveau régime, puis sans trop préciser qui il vise, il s'en prend à ceux qui nient « l'existence personnelle de l'individu ». Des applaudissements frénétiques éclatent : les paroles de Papen sont devenues pour les auditeurs une attaque contre les nazis. Quelques mois plus tard, Papen est reçu dans une association beaucoup plus importante : le Dortmunder-Industrie-Club. Dehors, dans la ville industrielle les rues sont vides. La Ruhr travaille ou dort. Ici, dans la salle brillamment éclairée, enfoncés dans les larges fauteuils de cuir du Club, les chefs d'industrie écoutent le vice-chancelier avec d'autant plus d'attention qu'il a été l'un de ceux qui ont fait connaître Hitler aux magnats de l'industrie. Ce soir du 26 avril 1934 Papen évoque des thèmes auxquels ils sont sensibles : « Le rôle du chef d'entreprise est essentiel, dit Papen, il doit garder une liberté aussi grande que possible par rapport à l'Etat ». On applaudit fortement mais à la manière de gens influents et responsables qui ne se laissent pas aller à des manifestations exagérées. L'approbation est encore plus vive quand Papen discute les projets d'autarcie économique. « L'autarcie rend illusoire l'existence d'une économie mondiale, conclut-il, ce qui comporte un danger de guerre à plus ou moins longue échéance. »


Après son discours, on félicite Papen, il a exprimé le point de vue d'une large partie des milieux économiques qu'inquiètent les proclamations enflammées des S.A., qui craignent aussi certaines tendances de membres du gouvernement comme Walther Darré, ministre de l'Agriculture, rêvant d'une race saine et pure de paysans, d'une Allemagne retrouvant la force par le sol et le sang : que deviendrait alors l'industrie ? Il y a aussi Kurt Schmitt, ministre de l'Economie, dont on dit qu'il veut limiter le programme de réarmement et réorganiser l'industrie du Reich au détriment de la puissance des Krupp.


Par contre, dans la Ruhr, on a confiance en Papen. Pourtant, le vice-chancelier ne cache pas son inquiétude aux membres puissants du Dortmunder-Industrie-Club. « Chaque fois, dit-il, que j'attire l'attention de Hitler sur les conséquences dangereuses qu'aurait toute concession faite à Rœhm, il ridiculise les exigences du chef des Chemises brunes et les traite d'aberrations sans importance ».


Naturellement, Hitler a ses informateurs : il voit se nouer des fils qui mènent de la Reichswehr à Papen et aux milieux industriels. Il connaît aussi l'entourage du vice-chancelier et il sait que des hommes comme von Bose, chef de cabinet de Papen, von Tschirschky, cet ancien monarchiste qui a rallié Papen, faute de mieux ; le docteur Klausener, directeur de l'action catholique, haut fonctionnaire au ministère des Transports, sont des adversaires plus ou moins déterminés du nazisme. Il y a surtout le secrétaire particulier de Papen, Edgar Jung, à la fois chrétien, conservateur et monarchiste qui, depuis des mois déjà, multiplie les contacts pour renverser le nouveau régime. Ces hommes sont d'autant plus dangereux qu'ils peuvent avoir l'appui de la Reichswehr ; elle reconnaît en eux des proches, sinon certains de ses membres. Le Führer prend donc garde à ce « nid de vipères » de la vice-chancellerie, mais rien n'est simple et Hitler hésite. Il perd le sommeil, en proie à l'inquiétude et au doute. Il se plonge devant Brückner somnolent dans l'audition de longues pièces musicales. C'est que le choix est difficile pour Hitler. Pour empêcher les conservateurs de séduire la Reichswehr, il faut certes mettre un terme aux violences et surtout aux prétentions de la Sturmabteilung, mais s'il n'y a plus de S.A. la Reichswehr n'abandonnera-t-elle pas aussi Hitler qui n'aura plus rien à monnayer en échange de son appui ?

Situation délicate et ambiguë. Hitler attend, observe, lit les rapports.


LE PIEGE DE HIMMLER ET DE HEYDRICH


Or les rapports sur la vice-chancellerie se multiplient. Himmler et Heydrich craignent aussi Papen et ses collaborateurs et pour être prêts à se défendre et à attaquer, ils ont introduit un homme à eux dans la place.


Un jour d'avril 1934, Otto Betz est convoqué à Munich par Heydrich, chef du S.D. de la Gestapo. Otto Betz est un agent du contre-espionnnage,- au service de Heydrich en Sarre. Cet homme d'apparence terne et modeste a été mêlé dans la nuit du 8 au 9 janvier 1923 à un attentat — réussi — contre un séparatiste rhénan. A cette occasion, il a connu le docteur Edgar Jung. Heydrich expose son plan : Betz collaborera avec Papen tout naturellement puisque le vice-chancelier est commissaire pour la Sarre. Mais Heydrich, toujours impassible, efficace, ne disant que le nombre minimum de mots, ajoute : « Vous devez surveiller :

« 1° von Papen,

« 2° l'Oberregierungsrat von Bose,

« 3° le docteur Edgar Jung.

« Les rapports me seront transmis personnellement par voie directe. »


Le 4. mai 1934, l'agent de Heydrich prend des fonctions à Berlin dans deux pièces installées à deux pas du siège de la Gestapo, le fief de Himmler et de Heydrich, au 8 bis, PrizAlbrecht-Strasse. Heydrich a bien fait les choses : Otto Betz a deux dactylos et quatre inspecteurs de police sous ses ordres. Le lendemain même, il se présente à la vice-chancellerie où von Bose l'accueille avec méfiance. On n'aime pas les hommes du S.D. et de la Gestapo à la vice-chancellerie. Mais Betz se fait reconnaître de Jung : on évoque les années 1923, les attentats contre les Français et les séparatistes, la blessure que Jung a reçue alors. Peu à peu Betz est admis, les relations entre lui et les membres de l'entourage de Papen se détendent Il les met même en garde contre les communications téléphoniques qui, dit-il, sont surveillées par le S.D. Cela ne l'empêche pas de transmettre des rapports circonstanciés à Heydrich et à Himmler. Ceux-ci, maîtres tout-puissants des services secrets — seule l'Abwehr, service de renseignements de l'armée leur échappe — les modifient selon leurs intérêts et les communiquent à Hitler.


Or, tous les rapports confirment Hitler dans ses craintes. Tous font état de préparatifs, de rumeurs. Dans les cercles conservateurs on s'inquiéterait des projets de Rœhm ; ailleurs, dans d'autres cercles, on songerait au contraire à s'allier avec la Sturmabteilung. Les hommes de Heydrich auraient la preuve que certains conservateurs sont en contact avec le prince August Wilhelm de Prusse, député nazi, Gruppenführer S.A. qui est le fils du dernier Empereur, le frère du Kronprinz. Or, pour les monarchistes, le prince peut être naturellement le candidat à la succession du Feldmarschall Hindenburg. Ainsi la question des S.A. rejoint-elle par cet autre biais la question de la mort du vieux Reichspräsident Et les rapports de la Gestapo et du S.D. s'accumulent sur le bureau du Führer. Hindenburg aurait fait son testament politique et c'est Papen qui l'aurait rédigé annoncent-ils. Fränzchen, d'après des confidences recueillies par les agents du S.D. aurait sans peine incité Hindenburg à exprimer son souhait de voir, après sa mort, la monarchie restaurée. Un rapport de la Gestapo indique même que le testament a été signé le 11 mai.


Le Chancelier s'inquiète d'autant plus que d'autres bruits lui parviennent, toujours rapportés par l'intermédiaire de Heydrich et de Himmler : des listes d'un nouveau cabinet seraient déjà prêtes. L'historien anglais, sir John W. Wheeler-Benett vit alors à Berlin. Il fréquente les cafés politiques de la capitale, y rencontre de nombreuses personnalités allemandes en vue. Un jour, dans l'un de ces bars, l'un de ses interlocuteurs sort une feuille de papier : c'est le futur cabinet, et sans se soucier des serveurs qui passent et repassent près de la table, il commente devant Wheeler-Bennett les noms de ceux qui sont promis à la succession. Or, il est de notoriété publique que les garçons de ce bar sont au service de la Gestapo. Heydrich peut ainsi citer des noms à Hitler : Rœhm se serait allié au général Schleicher qui veut évincer Papen. Gregor Strasser serait ministre de l'Economie nationale, Rœhm, ministre de la Défense et les S.A. seraient incorporés à la Reichswehr, Bruning aurait le ministère des Affaires étrangères. Mais Hitler conserverait la chancellerie, les victimes du changement étant Papen et Gœring. Wheeler-Bennett se souvient que « tous ces bruits circulaient à Berlin à ce moment-là et que l'on se passait de main en main des listes tapées à la machine donnant la composition du nouveau cabinet et cela avec un manque de prudence qui faisait frémir plus d'un observateur étranger ».


Heydrich et Himmler peuvent donc, sans difficulté, rassembler les informations. Ils annoncent même que Schleicher et son adjoint, le général von Bredow, ont pris des contacts avec des émissaires français.


En fait, le général Schleicher qui a été la tête politique de la Reichswehr, l'homme de confiance de Hindenburg, le tombeur de chanceliers et le dernier chancelier avant Hitler, s'ennuie. Dans sa villa de Neu Babelsberg, sur les bords du lac Wannsee, il a vécu retiré depuis janvier 1933. Sa jeune femme et sa fille paraissent suffire à occuper sa vie. Mais il voit les généraux Bredow et Hammerstein et par eux il se tient au courant des rivalités qui déchirent le parti nazi, des incertitudes qui régnent quant à l'avenir. Il espère à nouveau jouer un grand premier rôle et au printemps, il rentre dans le circuit des diners, des rencontres, des projets. A-t-il vu Strasser et Rœhm ? Il parle longuement avec l'ambassadeur de France à une réception chez le ministre de Roumanie. Il n'en faut pas plus pour que les rapports des agents de Heydrich s'enflent D'autant plus qu'André François-Poncet et le général vont se revoir.


« Je connaissais assez bien Schleicher, raconte l'ambassadeur de France, je l'avais vu pour la dernière fois le lundi de Pâques (le 2 avril) ; nous avions passé la journée ensemble à la campagne, il avait l'habitude de me parler librement et je n'avais jamais constaté qu'il me trompât. Ce jour-là, il ne fit, pas plus que dans les conversations précédentes, mystère de son opposition au régime, mais à aucun moment il ne me dit quoi que ce fût qui pût me laisser deviner qu'il eût des projets subversifs ou qu'il fût mêlé à une conspiration quelconque ; à aucun moment il n'eut le langage d'un traître à son pays, et chaque fois qu'il prononça le nom de Rœhm ce fut avec dédain et dégoût »


Mais les agents du S.D. se soucient peu des intentions réelles de Schleicher. Ils le surveillent, comme ils surveillent von Bredow qui séjourne près de la frontière française. Bredow, qui se rendait à Paris, aurait même été prié de descendre du train à la frontière et dans ses bagages on aurait trouvé une recommandation pour une personnalité française. Bredow aurait en vain téléphoné à Blomberg pour lui demander d'intervenir, mais le ministre de la Reichswehr aurait refusé.


Pour un homme aux aguets comme l'est Hitler ces indices — et Heydrich les multiplie — doivent être pris en considération. Le Führer sait qu'un pouvoir est vulnérable et peut être renversé. Ses adversaires ne cherchent-ils pas à obtenir l'appui français ? Que peuvent s'être dit Schleicher et François-Poncet ? L'ambassadeur du Reich à Paris ne signale-t-il pas précisément que le 9 mai, Louis Barthou, ministre des Affaires étrangères, a fait devant la commission des Affaires étrangères de la Chambre des « déclarations sensationnelles concernant la situation intérieure de l'Allemagne » ? Qu'espèrent donc les Français ? Qui les renseigne ? Schleicher est-il leur homme ?


LES PREMIERES LISTES


Himmler et Heydrich utilisent, interprètent tous les détails dans le sens de leur thèse : Rœhm et les S.A. menacent le pouvoir du Reich, mais peu à peu autour de ce premier noyau viennent s'agglomérer d'autres périls qui s'incarnent en quelques noms : les conseillers de Papen, Jung, Bose, les généraux Schleicher, Bredow. C'est un étrange amalgame que constituent les maîtres de la Gestapo et de l'Ordre noir. Chacun d'eux mais aussi Gœring complice, ajoutent de nouveaux noms à la liste, qu'ils soient ceux de personnalités catholiques, comme le docteur Klausener, d'un témoin gênant ou d'un Gruppenführer S.A.


Car il s'agit bien de listes. Ce sont les hommes de confiance de Heydrich et de Himmler qui les dressent. L'un d'eux a une fonction toute nouvelle dans le IIIeme Reich : il est le commandant du camp de concentration de Dachau, l'un de ces K.Z. appelés à une si grande extension et dont le Reichsführer S.S. a eu l'idée. Theodore Eicke est Oberführer S.S. : devant lui, les prisonniers politiques de Dachau se tiennent au garde-à-vous, le calot à la main, dans une discipline toute militaire. Ce sont surtout des communistes et des opposants de gauche. Mais quand Heydrich convoque Theodore Eicke et lui demande de préparer ses S.S. à une action éclair — éventuelle — contre les S.A., l'Oberführer ne pose aucune question : il met le plan de Heydrich à exécution. Avec les agents du S.D. il dresse des listes. Ces papiers funèbres circulent entre la Gestapo et le bureau de Gœring : on ajoute ou l'on barre suivant ses sympathies et ses craintes. Gœring efface le nom de Rudolf Diels, l'ancien chef de la Gestapo que Himmler ou Heydrich avait placé sur l'une des listes. Best essaie de protéger l'Obergruppenführer Schneidhuber, mais Best n'est qu'un agent du S.D. et il n'a pas l'autorité de Gœring, Schneidhuber reste sur la liste. Que faire de ces listes ? Heydrich a convaincu Himmler qu'il n'y a qu'une solution : la liquidation de Rœhm, de sa clique, des opposants. Puis Heydrich gagne ceux dont il a besoin à sa solution définitive : Gœring qui a déjà choisi l'alliance avec les hommes des S.S. et de la Gestapo ; le général von Reichenau : l'officier, chef du Ministeramt, se rend de plus en plus souvent au siège de la Gestapo, Prinz-Albrecht-Strasse. A son poste clé, von Reichenau peut beaucoup, il lui est facile de mettre à la disposition des S.S. des armes, des moyens de transport, des casernes. Et les rapports de l'Abwehr qui arrivent sur le bureau du Chancelier « peuvent » aussi confirmer ceux du S.D. et de la Gestapo. Car le plan de Heydrich séduit Reichenau : si l'action contre les S.A. se déchaîne, ce sont les S.S. qui agiront. Les hommes de la Reichswehr se contenteront d'aider discrètement et de tirer les bénéfices de l'opération. Or, les S.A. liquidés, la Reichswehr ne serait-elle pas la seule force réelle du IIIeme Reich et Hitler ne devrait-il pas accepter les vœux de l'Offizierskorps ?


LE CHOIX DE LA REICHSWEHR


Le 16 mai, la petite ville de Bad Nauheim est encombrée par les véhicules officiels. C'est là, au milieu des prairies et des forêts de la Wetterau, dans cette ville protégée des coups de vent froid par le Vogelsberg, que les officiers supérieurs de la Bendlerstrasse et les inspecteurs de la Reichswehr ont décidé de se réunir. Le général von Fritsch, chef de la Heeresleitung, préside avec son autorité impassible d'officier du grand Etat-major. Pour participer à la discussion sont rassemblés ce jour-là autour de von Fritsch tout ce qui compte dans la Reichswehr : une décision prise ici, à Bad Nauheim, deviendra la décision de tout l'Offizierskorps. Blomberg et Beichenau sont présents. Le général Fritsch, immédiatement, aborde le thème central de la discussion : qui la Reichswehr veut-elle voir succéder au Feldmarschall Hindenburg ? Les officiers supérieurs lancent plusieurs noms qui circulent depuis longtemps : Ritter von Epp, ou le Kronprinz ? Reichenau puis Blomberg vont alors intervenir. L'un et l'autre sont des partisans de Hitler. Reichenau met l'accent sur les dangers que représentent les S.A., or, dit-il, Hitler accepterait de débarrasser l'Allemagne de la Sturmabteilung en échange de la présidence. Blomberg est encore plus net : sur le croiseur Deutschland, un pacte a été conclu : les S.A. contre la présidence. Dès lors, la discussion est sans objet car l'accord de tous est acquis : les officiers supérieurs, puisqu'on ne menace pas directement la Reichswehr, cœur et âme du Reich, sont prêts à se rallier à Hitler.


Quand dans l'air doux de ce mois de mai, les voitures portant fanion du général Blomberg, du général Fritsch, du général Reichenau, quittent Bad Nauheim par la petite route pour rejoindre Francfort, une étape importante vient d'être franchie. Aucun des curistes qui, sur les allées, regardent passer les voitures n'a conscience qu'une nouvelle fois la Reichswehr vient de décider pour l'Allemagne.


Le 25 mai, von Fritsch fait publier, à l'usage de tous les membres de la Reichswehr une nouvelle version des Devoirs du Soldat allemand. C'est le bréviaire de l'armée, son code de l'honneur, que les jeunes conscrits doivent jurer de respecter.


« Le service militaire est un service d'honneur envers le Volk allemand », dit le nouveau texte en lieu et place de l'affirmation que la Reichswehr servait l'Etat Volk : après les aigles et les croix gammées qu'arborent les soldats, c'est une nouvelle référence aux thèmes nazis qui est introduite dans la Reichswehr. La réunion de Bad Nauheim n'a mis que quelques jours à porter ses fruits.


A peu près à la même époque, toujours à la fin de ce mois de mai 1934, à l'occasion de rencontres discrètes, de promenades dans la campagne berlinoise, de dîners entre intimes, deux hommes de premier plan sont avertis d'avoir à être très prudents. Ce sont les deux anciens chanceliers Brüning et le général Schleicher. Les informateurs disent tenir leurs renseignements de l'entourage de Gœring. Certains laissent entendre que Gœring lui-même ne serait pas étranger à ces fuites. De façon imprécise, mais néanmoins formelle, on leur révèle ainsi l'existence de listes prêtes pour une « purge » dont on ne sait trop quelle forme elle prendra. Et leurs noms figurent parmi les victimes éventuelles. Il leur faudrait quitter Berlin. Brüning qui a su voir ce qu'était le nazisme n'hésite pas. Il réussit facilement — sous un déguisement — à gagner l'étranger. Le général Schleicher hausse les épaules. Des camarades insistent : il consent à prendre quelques vacances au bord du lac de Starnberg, mais il n'est pas question qu'un officier de la Reichswehr abandonne son pays. D'ailleurs il ne croit pas à la gravité de la menace. Il a toujours confiance dans son habileté et dans la protection que lui assurerait sa qualité de général de la Reichswehr. Il ne semble pas comprendre que celle-ci n'a qu'une seule obsession : se débarrasser de la menace S.A.


L'attaché militaire français en est, lui, persuadé. Par nécessité, il entretient des relations amicales avec des officiers allemands. Il rencontre l'un d'eux à la Bendlerstrasse et celui-ci, au terme d'une longue conversation, lui déclare : « Voyez-vous, je suis intimement convaincu qu'un conflit sanglant est inévitable et peut-être nécessaire entre l'armée allemande et les S.A. » Le général français s'étonne et l'officier allemand ajoute alors : « Ce qui ne pourra être imposé à ces derniers par le seul moyen de la persuasion devra l'être sans doute par la force. »


Or, Hitler, par les rapports de Heydrich, apprend que la S.A. se procurerait des armes — des mitrailleuses notamment — à l'étranger. Le Führer est sceptique. Mais Heydrich et Himmler insistent : ils ont un homme dans la place. Le Gruppenführer S.S. Friedrich Wilhelm Krüger qui est en fonction à la S.A. Ce Krüger est lui aussi un ancien de l'Ecole des Cadets.


Il a quitté l'armée en 1920 mais il est entré aux S.S. en 1931. A la S.A. il est chargé de questions d'instruction des jeunes recrues, façon pour la Reichswehr d'assurer, malgré le traité de Versailles, une préparation militaire d'ampleur nationale. Krüger fait donc la liaison entre la Reichswehr et la S.A. : très vite il est plus militaire que les militaires, dénigrant la S.A., affirmant que « l'Etat-major S.A. à Munich est une porcherie » ou bien « qu'il faut nettoyer les écuries ». Il joue aussi le rôle d'espion de Himmler et son but est sans doute pour le compte du Reichsführer S.S., d'envenimer les relations des S.A. avec la Reichswehr. Dans ses rapports, que Heydrich montre au Führer, il est question de dépôts d'armes S.A. à Berlin, à Munich, en Silésie. Hitler est toujours sceptique. Alors Heydrich donne des détails : les armes proviennent de Liège et sont déclarées comme fret pour l'Arabie. Le chef du S.D. est d'autant mieux renseigné que la S.A., si elle achète les armes, le fait souvent pour le compte de la... Reichswehr avec l'argent et les moyens du service de renseignement de l'armée, l'Abwehr. Provocations, pièges, habiletés, fausses informations : il faut perdre la S.A. et décider Hitler à agir. Une opération est montée. Un agent, habillé en civil, sur le quai de la gare marchande de Berlin, renverse une caisse qui tombe et se brise : tout le monde peut apercevoir des mitrailleuses démontées. La caisse était destinée au chef S.A. Ernst. Autre révélation : le commandant de la région militaire de Stettin, le général von Bock, a saisi — lui aussi et par hasard — une de ces livraisons composées de fusils et de mitrailleuses belges. Sur le bureau de Hitler les rapports du S.D. et de l'Abwehr convergent. Les preuves sont là, irréfutables.


Autour des S.A. et de Rœhm, le piège s'est refermé. Les listes sont prêtes. On pourra aussi se débarrasser de quelques opposants plus ou moins turbulents. Heydrich, Himmler, Gœring ont tous quelques comptes à régler. Il faut pourtant attendre le verdict du Führer.


Les S.A. eux aussi guettent le Führer, mais avec espoir car dans la Sturmahteilung, on a toujours confiance en Adolf Hitler. Les S.A., pourtant, ont recueilli des bruits : ils savent que des listes circulent. L'attitude des militaires, arrogante, souvent méprisante, n'hésitant pas à sévir contre des S.A. quand ils le peuvent les a éclairés. Mais comment Hitler pourrait-il rompre avec son plus vieux compagnon, le ministre Rœhm ? Ce serait contre nature. Et tant que Rœhm vivra, la Sturmahteilung ne craindra rien. Le danger, il vient d'hommes comme Gœring, Papen. Les sous-officiers de la S.A., les officiers subalternes haïssent ces nazis du sommet, ces ralliés de la dernière heure. Hitler, par contre, veut la seconde révolution comme Rœhm. Seulement il y a la « Reaktion », Gœring, la Reichswehr.


« Nous pensions, racontera un chef S.A., que le Führer, après avoir rétabli la situation de l'Allemagne face à l'étranger, allait redonner aux S.A. l'ordre de se mettre en marche : ce serait la seconde révolution... La « Reaktion » devrait aussi vite que possible réaliser son coup de force... Gœring assuré de la bienveillante tolérance du Reichspräsident Hindenburg, s'emparerait du pouvoir exécutif, arrêterait le Führer ainsi que tous les chefs supérieurs S.A. et tenterait de convaincre la masse des S.A. de la trahison de ses chefs. »


La Sturmabteilung devait donc protéger Hitler, Hitler qui voyait s'entasser sur son bureau les rapports de Heydrich et de Himmler la dénonçant, Hitler dont il fallait attendre le verdict.


6


SAMEDI 30 JUIN 1934

Godesberg. Hôtel Dreesen. Vers 0 heure


Sur toute la vallée du Rhin, autour de Godesberg, c'est le silence du milieu de la nuit. La légère brise qui montait régulièrement du fleuve, portant des rumeurs, est tombée. Une immobilité douce a saisi les reliefs peu à peu, gagnant depuis le fond de la vallée, recouvrant le paysage, s'étendant jusqu'à l'horizon maintenant noyé lui aussi, à peine plus sombre. Une lie blanche brille, à mi-hauteur : l'hôtel Dreesen, une lie battue par le silence et la dense profondeur d'une nuit campagnarde et tranquille. Les volontaires du R.A.D., après de longs Sieg Heil, les fanfares, les porteurs de torche viennent de partir, il ne reste sur la frange de la zone éclairée que les hommes du service d'ordre, en longs manteaux de cuir, qui font les cent pas, reparaissant dans la lumière, disparaissant dans la nuit. Aux étages de l'hôtel Dreesen, formant un damier irrégulier, des lampes brillent. Les fenêtres sont ouvertes. La terrasse est faiblement éclairée par de petits projecteurs d'angles, noyés dans des massifs de fleurs et qui n'arrivent pas à se rejoindre. Dans cette demi-obscurité où la lumière se dissout et reste comme une traînée de poussière hésitant à retomber, un groupe d'hommes silencieux guette le Führer.


L'ORDRE DONNÉ A SEPP DIETRICH...


Le visage d'Adolf Hitler paraît gris, des poches ridées se sont formées sous les yeux, le regard est fixe, tourné vers la nuit ne prenant rien dans son champ, regard d'attente et d'incertitude. Goebbels, assis près de lui, l'observe ne dissimulant pas son anxiété. Quand le lieutenant Brückner surgit, Hitler se lève. Tout le monde entend Brückner annoncer que le Gruppenführer S.S. Sepp Dietrich est arrivé à Munich, il appelle de la capitale bavaroise, comme le Führer lui en a donné l'ordre et il attend les nouvelles instructions de son Führer. Hitler n'hésite pas : la voix est rauque, voilée, elle s'assure au fur et à mesure que les mots résonnent, comme si de les entendre donnait au Führer confiance en lui-même. Les hommes de sa garde, la Leibstandarte S.S. Adolf Hitler, doivent être arrivés à Kaufering, dit-il. Que le Gruppenführer Sepp Dietrich s'y rende et prenne la tête de deux compagnies. Et qu'avec ces hommes de la Leibstandarte il se dirige vers Bad Wiessee. Brückner répète avant de courir vers le téléphone. Leibstandarte, Bad Wiessee : les expressions de Hitler reviennent amplifiées comme en écho. On les entend encore parce que, au téléphone proche de la terrasse, Brückner est contraint de crier fort. Puis c'est à nouveau le silence, le même silence du milieu de la nuit qui doit envelopper à Bad Wiessee, la pension Hanselbauer, où dorment Ernst Rœhm et les chefs de la Sturmabteilung.


Sur la terrasse de l'hôtel Dreesen, personne ne commente l'ordre que Hitler vient de donner. Goebbels s'est redressé dans son fauteuil : il sourit nerveusement, de grosses rides cernent la bouche. Hitler est resté debout. Il demande qu'on lui apporte son manteau de cuir : il le pose sur les épaules, commençant à marcher.


Maintenant Sepp Dietrich a quitté Munich. Dans la nuit, la voiture qui a été mise à sa disposition par le Quartier Général de la S.S. dans la capitale bavaroise, le fief de Heydrich et de Himmler, roule entre les prairies humides, les phares éclairent les pommiers en fleur. La route vers Kaufering est déserte. Le chauffeur a reçu l'ordre de « foncer ». Il fonce. Un officier S.S. a embarqué avec Sepp Dietrich : les deux hommes se taisent. Dans leur cantonnement les S.S. de la Leibstandarte sont allongés tout habillés sur les lits que la Reichswehr met à leur disposition.


Ils ne sont pas hommes à se poser des questions. Ils obéissent et puis tout dans cette opération paraît avoir été bien organisé, prévu depuis longtemps. Ils sont en alerte depuis plusieurs jours, avertis que la mission à accomplir va exiger d'eux la plus grande fidélité au Führer. Ils attendaient à Berlin. Une unité du train, appartenant à la Reichswehr et stationnée à Ludwigsburg, a assuré leur transport jusqu'ici. Ils somnolent, prêts à exécuter les ordres. C'est vers eux que roule par cette nuit douce leur Gruppenführer Sepp Dietrich.


Dans le hall de l'hôtel Dreesen, Adolf Hitler vient de prendre lui-même une communication en provenance de Berlin. Le Reichsführer S.S. Himmler a demandé à parler directement au Führer en personne : il téléphone du siège de la Gestapo. Hitler, au fur et à mesure qu'il écoute Himmler, paraît ne plus maîtriser sa nervosité. Il répond par monosyllabes, puis il laisse presque tomber l'appareil, se mettant à parler fort, le regard tout à coup brillant. Il prend Goebbels à témoin, il mêle son récit d'injures. Il est environ minuit et demi. Himmler lui apprend, explique-t-il, que l'Etat-major de la S.A. de Berlin a ordonné une alerte générale pour aujourd'hui samedi à 16 heures. A 17 heures les S.A. doivent occuper les bâtiments gouvernementaux : « C'est le putsch », lance Hitler et il répète plusieurs fois les mots « le putsch », « le putsch ». Il crie de nouvelles injures. « Ernst dit-il, n'est pas parti pour Wiessee comme il le devait. » Le Gruppenführer doit donc diriger le putsch. « Ils ont l'ordre de passer à l'action », « un putsch ». Les phrases violentes se télescopent Goebbels s'est approché, il maudit lui aussi les S.A. En 1931, déjà le chef S.A. de Berlin, Stennes, ne s'était-il pas révolté contre le parti ? Goebbels à voix basse rappelle ce passé, il rappelle ce tract que les S.A. avaient le 1er avril 1931, fait distribuer dans les rues de Berlin et qui accusait le Parti nazi et son Führer de trahir les S.A. et le « socialisme-national ». Aujourd'hui, n'est-ce pas la même chose qui recommence, mais de façon plus dangereuse ?


Hitler est de plus en plus nerveux. Sur son visage se lisent la violence et l'inquiétude. A aucun moment il ne paraît douter de la réalité des informations transmises par Himmler. Goebbels, qui est arrivé tard de Berlin hier soir, sait pourtant que le Gruppenführer Karl Ernst a quitté la capitale pour Brème afin d'y prendre un paquebot à destination de Ténériffe et de Madère où il doit séjourner pour son voyage de noces. Mais Goebbels ne dément pas Himmler.


LA DECISION DU FUHRER


De courtes minutes passent puis, avant qu'il ne soit 1 heure du matin, le téléphone fonctionne à nouveau. Hitler, pour la deuxième fois, prend la communication. Adolf Wagner, Gauleiter et ministre de l'Intérieur bavarois, téléphone de son ministère. A Munich dit-il, la Sturmabteilung est descendue dans la rue ; des slogans hostiles au Führer et à la Reichswehr ont été poussés. Les S.A. bavarois ont donc les mêmes consignes que ceux de Munich.


« Tout est coordonné » s'écrie Hitler. Autour de lui, on se rassemble. Le Führer injurie les chefs S.A. : c'est de la « vermine » lance-t-il. Ce sont des traîtres. La fureur éclate ; Goebbels approuve. Hitler parle de châtiment. Il marche fébrilement Il est près de 1 heure du matin, ce samedi 30 juin.


A Bad Wiessee Rœhm dort paisiblement et les S.A. de Munich sont chez eux. Quelques-uns ont bien manifesté dans la soirée, protestant contre l'attitude de la Reichswehr, mais les officiers sont intervenus. L'un d'eux, juché sur une voiture arrêtée, Kœnigsplatz, a crié : « Rentrez tranquillement chez vous et attendez la décision du Führer.


« Quoi qu'il arrive, qu'Adolf Hitler nous congédie, qu'il nous autorise à porter cet uniforme ou qu'il nous l'interdise, nous sommes avec lui, derrière lui. » La manifestation s'était terminée aux cris de Heil Hitler !


Mais Wagner vient de téléphoner â Hitler la nouvelle d'une insurrection S.A. et le Führer s'emporte dans l'une de ces colères de la nuit qu'amplifie le manque de sommeil et qui déferlent comme une tornade. « Rœhm », « Rœhm », le nom revient et Hitler le couvre d'insultes.


Brusquement Hitler s'écrie : « Tout le monde à Munich, tout de suite, puis de là, en avant à Bad Wiessee ». Après tant d'heures incertaines voici venu le moment du choix. Hitler a tranché.


« Il n'y avait plus pour moi qu'une seule décision possible, dira-t-il le 13 juillet. Il m'apparaissait clairement qu'un seul homme pouvait se dresser contre le chef d'Etat-major Rœhm. C'est moi qu'il avait trahi et moi seul devais lui en demander compte. » Le verdict de Hitler vient de tomber et le piège mûrement préparé par tant d'hommes aux intérêts et aux buts différents se referme sur les S.A.


Samedi 30 juin 1934. Hôtel Dreesen vers 1 heure du matin. Le Chancelier Hitler a pris sa décision. La Nuit des longs couteaux devient réalité. Toute l'histoire du nazisme, le destin des chefs du Parti, sont venus se concentrer dans ces quelques heures, les dernières heures de l'hésitation. Maintenant l'action commence pour Hitler. Il va s'envoler pour Munich et tout au long de ces heures entre le moment où il va quitter l'hôtel Dreesen et le moment où il atterrira à Munich, les jours, chaque jour de ce mois de juin 1934 décisif, vont resurgir. Et quand l'avion de Hitler touchera le sol sur l'aérodrome de Munich-Oberwiesenfeld le mois de juin sera achevé. Il sera le samedi 30 juin à 4 heures du matin.


Deuxième partie


CE MOIS QUI MEURT EN CE JOUR QUI COMMENCE


— Samedi 30 juin 1934 entre 1 heure et 4 heures du matin

(Du vendredi 1er juin au samedi 30 juin 4 heures du matin)


1


SAMEDI 30 JUIN 1934

Godesberg. Hôtel Dreesen. 1 heure

(du vendredi 1er juin au samedi 9 juin 1934)


« UN PUTSCH ». CRIE LE FUHRER.


Samedi30 juin, 1 heure. Devant l'hôtel Dreesen des hommes courent lourdement vers les garages ou les voitures dont certaines sont rangées dans le jardin même. L'Oberleutnant Brückner, imposant, les jambes écartées, se tient immobile sur le perron. Un sous-officier de la S.S. prend des ordres : il faut ouvrir la route jusqu'à l'aéroport de Bonn, à moins d'une quinzaine de kilomètres de Godesberg. Le Führer ne veut pas perdre de temps. Bientôt les moteurs pétaradent : les deux estafettes démarrent, les puissantes motos noires s'inclinent jusqu'à paraître devoir se renverser, puis il semble que leurs conducteurs réussissent à les redresser d'un coup de reins et rapidement elles ne sont plus signalées que par deux cônes blancs qui crèvent la nuit et par le pointillé de deux lumières rouges dansantes.


Dans le hall de l'hôtel, l'agitation est fébrile. Walther Breitmann court frapper aux chambres du premier étage où déjà quelques chefs nazis s'étaient retirés. Il les a prévenus du départ imminent du Führer. Ils sont là, les manteaux de cuir jetés sur les fauteuils, parlant à haute voix puis se taisant brusquement quand paraît Adolf Hitler. Celui-ci va et vient, passant de la terrasse au hall ; il a, à ses côtés Goebbels, et les deux hommes ne cessent de parler, parfois à voix basse, Goebbels agitant les mains, regardant le visage du Führer pour y guetter une approbation. Mais le Chancelier ne tourne pas le visage vers le ministre de la Propagande. Il marche, légèrement penché en avant, il interrompt Goebbels, il parle à son tour, les yeux brillants, le visage contracté. « Un putsch, répète-t-il, contre moi. » Joue-t-il la comédie de la surprise avec Goebbels, Goebbels qui sait que les nouvelles transmises depuis Berlin par Himmler et depuis Munich par Wagner sont fausses ? Hitler l'ignore-t-il vraiment, vient-il réellement de prendre sa décision ou bien agit-il en comédien consommé qu'il est capable d'être ?

Il parle, dressant un bilan, refaisant l'histoire à sa manière, préparant déjà ce discours qu'il lui faudra prononcer un jour. « Depuis des mois, continue-t-il, il y a eu de graves discussions entre Rœhm et moi ».


Hitler s'arrête : il prend les dignitaires du parti à témoin. Viktor Lutze, parmi eux, se tient au garde-à-vous, respecteux.

« C'est alors que, pour la première fois, j'ai conçu des doutes sur la loyauté de cet homme ».


Brückner apparaît, il annonce qu'à l'aéroport de Bonn-Hangelar l'appareil personnel du Führer sera prêt à décoller dans moins d'une heure. Hitler ne semble pas l'entendre, tout à son accusation, à la justification de la décision qu'il vient de prendre et qui est déjà hors de lui, devenue un acte, avec cet avion dont les mécaniciens vérifient les moteurs dans la lumière métallique des projecteurs, avec ces hommes du Gruppenführer Sepp Dietrich qui maintenant sont dans la cour de leur caserne à Kaufering, rassemblés par leur chef qui leur donne les consignes. Jeunes S.S. aux uniformes noirs, ils écoutent, engourdis dans leur sommeil brisé, à peine réveillés par la nuit dont la fraîcheur les saisit. La décision de Hitler est devenue un acte qui prend davantage vie à chaque minute, qui bientôt recouvrira toute l'Allemagne.


Hitler parle, cependant que Brückner et les serveurs de l'hôtel portent les manteaux et les serviettes noires vers les voitures. Il parle, paraissant ne pas pouvoir cesser. C'est qu'il y a toutes les années depuis qu'il a rencontré Rœhm, les mois depuis la prise du pouvoir, et surtout ce mois de juin qui meurt en ce jour qui commence, ce jour qui n'a qu'une heure, ce mois de juin 1934, qui vient se condenser et s'ordonner dans cette première heure du samedi 30 juin.


Car chaque heure de ce mois, chaque jour a poussé une pièce, pion, fou, tour, comme si dans cette partie commencée depuis des mois, qui avait connu tant de retournements, le mouvement sur l'échiquier allemand était désormais inéluctable. Chaque heure, chaque jour de ce mois, mêlant les intrigues et les hommes, faisant surgir de nouvelles données qui allaient toutes s'ordonner dans ce matin du samedi 30 juin, vers 1 heure. Depuis 30 jours, chaque jour de juin, une pièce.


L'OBERFUHRER EICKE


Au camp de Dachau, les détenus attendent, rangés entre les baraques de bois, regardant droit devant eux, par-dessus les hauts barbelés, la campagne plate et grise : c'est l'aube du vendredi 1er juin. L'appel s'éternise plus que de coutume. La boue et la fange des allées collent à leurs sabots. Ce matin, après plusieurs heures d'immobilité, l'Oberführer Eicke, commandant du camp de concentration de Dachau, les passe en revue. Noir, sec, sinistre, il est le destin de cette vie réglée comme une horloge macabre. Mais il s'attarde peu, soucieux de réunir au plus vite ses chefs de groupe. Il vient de recevoir l'ordre de Heydrich d'avoir à entraîner ses hommes pour une action rapide contre les S.A. de Munich, de Lechfeld, de Bad Wiessee. Les chefs de groupe S.S. ne posent aucune question : à Dachau, les S.S. sont, encore plus qu'ailleurs s'il est possible, disciplinés et aveugles. Ils sont vraiment les membres des troupes à tête de mort, les Totenkopfverbände, qui obéissent, tuent, chantent. Heydrich en s'adressant aux hommes du camp de Dachau a choisi en connaissance de cause.


L'Oberführer Eicke est un homme comme les aime Heydrich, un bon officier dévoué aveuglément à la personne de ses chefs. Il a confectionné les listes d'hommes à liquider sans poser de questions, il connaît les lieux, il obéit et avec ses chefs de groupe il dresse des plans pour une action rapide qui saisira dans leurs nids les S.A.

A Munich aussi, les sections S.S. reçoivent les consignes de Heydrich et se préparent à l'opération. Le jour seul n'est pas fixé, mais les ordres de Heydrich sont formels : il faut se tenir prêt comme si l'action pouvait être déclenchée dans quelques heures. Le chef du S.D. et de la Gestapo et le Reichsführer S.S. Himmler paraissent sûrs de leur fait. Eicke dès le samedi 2 juin entraîne ses hommes et il attend, cependant que les S.S. Totenkopf, nerveux, irrités, se vengent sur les détenus.


Mais qui sait ce qui se passe au camp de Dachau le 1er et 2 juin 1934 ? Dachau n'est encore qu'une petite ville tranquille dont les Allemands et le monde ignorent le destin sinistre. Les guides signalent qu'elle est à 9 kilomètres à l'ouest de Schleissheim là où se dressent les deux magnifiques châteaux des XVIIeme et XVIIIeme siècles dont l'un ressemble à Versailles. Dachau n'est qu'un lieu privilégié qui domine la plaine bavaroise. On peut apercevoir les Dachauer Moos (marais de Dachau) que les peintres aiment à fréquenter parce que les verts, les gris, les bleus, les blancs, le ciel, la terre et l'eau se mêlent et changent. Qui connaît les ordres de l'Oberführer Eicke et pourquoi se soucier de ces détenus qui, le samedi 2 juin, s'alignent devant les S.S., les doigts et les bras tendus dans un garde-à-vous immobile, le calot à la main ? Et les coups tombent et les corps.


Pourtant même à Dachau, le dimanche 3 juin, le repos est respecté. Les détenus sont dans les baraques, ils somnolent dans la tiédeur et les odeurs, voyant se dérouler ce jour, ce seul jour de fausse liberté, un jour dur et sans joie parce que la pensée peut construire ses souvenirs et ses tourments, mesurer le temps passé et à venir, écouter le silence du monde et les Heil Hitler de l'Allemagne.


Des détenus catholiques prient, ignorant que ce jour-là à Fulda, les évêques du IIIeme Reich sont rassemblés en réunion plénière.


LES FAUX PROPHETES.


Dans la petite ville, belle comme un musée, la messe a été célébrée au Dom, qui dresse ses deux tours baroques, son dôme, dans la légèreté bleutée de cette matinée de juin. Au loin, la Rhôn, le Vogelsberg sont enveloppés de brume. La messe est solennelle comme si les siècles s'étaient arrêtés au temps de la foi triomphante. Mais la foi triomphe-t-elle jamais ? Au-dessous du chœur, la chapelle Saint-Boniface renferme les reliques du saint martyrisé par les païens en 755. Boniface : l'apôtre de l'Allemagne. Les évêques communient certains s'agenouillent sur le sol dallé, comment ne penseraient-ils pas au martyr alors qu'un Ordre noir aux rites païens s'est établi en Allemagne ? On reconnaît, dans ses vêtements sacerdotaux, Mgr Faulhaber, primat de Bavière, vieil homme qui, sous l'or et la parure, ressemble déjà à l'une de ces statues de bois doré qu'on trouve dans les églises de l'Allemagne du Sud.


A côté de Mgr Faulhaber se tient un homme jeune, au visage énergique que l'or de sa dignité ne vieillit pas. Le regard est vif, animé, il tourne souvent la tête vers les fidèles, d'un mouvement brusque : c'est le nouvel évêque de Berlin, Mgr Barres. Depuis son intronisation, il y a moins de six mois, en janvier, la Gestapo l'a mis sous surveillance et Heydrich lit personnellement les rapports qui le concernent. Mgr Barres a, en effet, rassemblé des militants catholiques ; ses lettres pastorales condamnent les excès, les violences. Souvent, devant l'évêché, vient se ranger la voiture d'un haut fonctionnaire du Reich, le docteur Klausener. Il est directeur général des Travaux publics, catholique pratiquant, homme à principes et proche du vice-chancelier Papen, catholique lui aussi. Depuis des semaines, Klausener est, avec Bose, Jung et d'autres, inscrit sur les listes d'hommes à surveiller de près. Est-il aussi sur les listes établies par Heydrich ? Il voit souvent Mgr Barres, Papen aussi et la Gestapo n'aime pas les coïncidences. Elle a délégué à Fulda quelques-uns de ses agents : ils écoutent, ils notent, ils observent. Le Reichsführer Himmler lui-même, qui fut catholique, dont l'Ordre noir copie l'ordre jésuite, a donné personnellement les consignes. Apparemment pourtant rien ne se passe. Les hommes de la Gestapo traînent dans la vieille cité épiscopale. Après la messe, les évêques se sont retirés, guidés par Mgr Bertram, cardinal-primat de Silésie, qui préside l'Assemblée.


Tout est calme jusqu'à ce qu'éclate la première phrase du mandement :


« Gardez-vous des faux prophètes ! »


Puis le texte des évêques dénonce les « athées qui, la main levée, mènent consciemment la lutte contre la foi chrétienne ». A l'heure où socialistes, communistes, juifs, répondent à Dachau et dans d'autres camps à l'appel du soir, au milieu des aboiements des chiens et des S.S., cette phrase ne peut viser que les nazis. Elle ne peut être dirigée que contre les hommes de l'Ordre noir qui rétablissent pas à pas un culte païen, sonnant dans des trompes venues des lointains pays germaniques, et faisant renaître la mythologie nordique d'avant l'évangélisation.


Au n° 8 de la Prinz-Albrecht-Strasse, Himmler et Heydrich sont inquiets. Le standard du siège de la Gestapo à Berlin qui est équipé en table d'écoute ne cesse de noter des communications entre Fulda et différentes villes d'Allemagne ; puis, à Berlin même les agents de la Gestapo notent que de nombreuses personnalités catholiques se répètent le texte du mandement des évêques. L'Eglise catholique, longtemps passive, se dresserait-elle contre le régime ? Gœring est averti. De longs conciliabules ont lieu. Est-ce une opération Papen-Hindenburg qui commence ? Peut-être avec l'appui de certains éléments de la Reichswehr : toujours les mêmes généraux, Schleicher, von Bredow ? Quel sera le rôle de la S.A. et de Rœhm ?


La chancellerie du Reich est à son tour mise au courant. Mais cependant que Gœring, Himmler, Heydrich se concertent, Hitler reste à l'écart. Dans le grand bâtiment endormi où les gardes noirs de la Leibstandarte ressemblent à des blocs de granit sculpté, recouverts d'uniformes et de métal, Hitler doit observer le mouvement des hommes et des clans. Hermann Gœring, héros, officier, Junker, lié aux milieux financiers et à la Reichswehr ne pourrait-il être un rival, succéder avec l'appui de certains conservateurs à Hindenburg à la tête d'un Reich sans Hitler ?


LA DERNIERE RENCONTRE.


La nuit du dimanche au lundi 4 juin est longue. Quand se lève le nouveau jour Hitler ne sait toujours pas comment s'attacher définitivement ces hommes puissants de l'armée, de l'industrie, ces hommes qu'il méprise et qu'il craint. Faut-il payer leur appui en sacrifiant la Sturmabteilung, en appliquant jusqu'au bout le pacte du Deutschland, ou au contraire conserver une S.A. domestiquée mais suffisante, une S.A. épée et bouclier, prétexte, moyen de chantage ? Mais peut-on longtemps ne pas passer aux actes alors que tout s'accélère ?


Dans la matinée de ce lundi, le secrétaire général à la présidence, Meissner, appelle la chancellerie du Reich. Le Feldmarschall va mal. Il quitte Berlin aujourd'hui même pour Neudeck ; là-bas, dans la plaine apaisante et grise, peut-être résistera-t-il mieux au temps. Mais Hitler n'est pas dupe : pour Hindenburg, c'est le dernier voyage. Le vieux guerrier d'un autre siècle va se coucher sur sa terre de Neudeck, force et foi de sa caste. Les ordres partent de la chancellerie pour que le voyage de Hindenburg soit solennel, puis Hitler s'enferme et à nouveau ce ne peut être que la méditation sur l'avenir qui s'avance jour après jour. A Neudeck, autour du vieillard qui s'endort, il y aura Meissner l'ambitieux, le dévoué Meissner en qui le Führer peut avoir confiance, et à ses côtés, Oskar von Hindenburg, qui pense à sa terre, à son rang dans l'armée, Oskar qu'on peut tenir par quelques hectares et quelques grades. Mais ces hommes ne seront fidèles qu'autant qu'ils sauront que le Führer conserve solidement le pouvoir et le conserve seul. Et de nouveau le choix se présente. On avertit Hitler que von Papen accompagnera Hindenburg à Neudeck et qu'il y demeurera quelques jours ; Papen, renard sans courage mais qui peut devenir l'emblème d'un clan — les Jung, les Klausener, les Bose, les Tschirchsky — qui a fait le testament de Hindenburg et que le vieillard cherche toujours comme un fils, un successeur, un ami, à travers sa mémoire gagnée par la mort.


A la gare centrale de Berlin, rituellement, la garde rend les honneurs cependant que part Hindenburg pour ne plus revenir. Hitler brusquement prend une décision : Brückner téléphone, un motocycliste quitte la chancellerie. Ernst Rœhm est convoqué en audience par le Führer, immédiatement, aujourd'hui lundi 4 juin 1934. Au siège de la Gestapo, la nouvelle inattendue déferle de bureau en bureau jusqu'à Heydrich et Himmler. Faudra-t-il rentrer les listes, annuler les ordres donnés à l'Oberführer Eicke, trancher tous ces liens, ces marchés passés avec Hermann Gœring, avec von Reichenau ? Que médite Hitler ? Lundi sombre au n° 8 de la Prinz-Albrecht- Strasse : le Führer peut toujours faire volteface, passer un nouveau contrat avec Rœhm. Il faut attendre, ne rien précipiter. Heydrich impassible, classe des fiches, lit des rapports d'écoutes téléphoniques, convoque ses agents au sein de la Sturmabteilung. Il faut savoir.


Dans un claquement de bottes à l'entrée de la chancellerie du Reich, la garde salue Ernst Rœhm. Il répond joyeusement, assuré, marchant vers sa revanche. Il sourit à l'Oberleutnant Brückner cependant que le Führer détendu, amical, avance vers lui, comme au bon vieux temps de la camaraderie.

Puis la haute porte noire du bureau du chancelier se referme sur les deux hommes.

Cinq heures plus tard, Brückner s'incline devant deux hommes las qui sortent ensemble du bureau : Hitler est voûté, la fatigue est la seule expression qui se lit sur son visage. Chez Rœhm, les heures passées à discuter se sont marquées en plaques rouges sur son cou et sur ses joues. Dans le hall de la Chancellerie, Rœhm marche lentement, seul, vers sa voiture.


Plus tard, le 13 juillet 1934, quand Rœhm ne sera plus qu'un cadavre, Hitler parlant sous les lumières vives de l'Opéra Kroll aux députés et à l'Allemagne, Hitler seul témoin, racontera cette dernière rencontre. « Au début de juin, dira-t-il, je fis une dernière tentative auprès de Rœhm. Je le fis venir et eus avec lui un entretien qui dura près de cinq heures. » Le dialogue réel nous ne le connaîtrons pas, mais peut-être dans le récit du Führer passe-t-il un peu de la vérité de cette dernière entrevue entre deux hommes qui s'étaient rencontrés quatorze ans auparavant, dont l'un avait contribué à la gloire de l'autre, devenu Führer.


« Je lui dis, continue Hitler, avoir acquis l'impression que des éléments sans conscience préparaient une révolution nationale-bolcheviste, révolution qui ne pouvait qu'amener des malheurs sans nom. Je lui dis aussi que le bruit m'était venu que l'on voulait mêler l'armée à cette action. »


Peut-être Hitler a-t-il réellement lancé les noms de Schleicher et de Bredow, peut-être a-t-il simplement évoqué cette seconde révolution, cette Nuit des longs couteaux dont rêvaient certains S.A. Mais l'essentiel entre Rœhm et lui n'était pas là. Et son vrai propos apparaît quand il raconte :


« Je déclarai au chef d'Etat-major que l'opinion selon laquelle la S.A. devait être dissoute était absolument mensongère, que je ne pouvais m'opposer à la diffusion de ce mensonge, mais qu'à toute tentative d'établir du désordre en Allemagne je m'opposerais immédiatement moi-même et que quiconque attaquerait l'Etat devrait d'emblée me compter comme ennemi ».


Hitler a dû expliquer à Rœhm les vagues dangers qui pesaient sur le IIIeme Reich, sur le Parti, sur lui, Hitler. Les violences des S.A. compromettaient la réputation du Parti, elles l'affaiblissaient


« Je me plaignis aussi amèrement des excès de la S.A. et demandai des sanctions contre les éléments responsables, pour que des millions de braves membres du Parti n'aient pas leur honneur atteint par l'action d'une minorité ».


C'est moins d'honneur que de prudence qu'il s'agit. Rœhm s'est défendu pied à pied montrant qu'il a fait faire des enquêtes, qu'il a châtié déjà, « qu'il ferait le nécessaire pour rétablir l'ordre », attaquant à son tour, démasquant ceux qui veulent nuire à la Sturmabteilung, aux Alte Kämpfer. Puis les deux hommes sont sortis, après cinq heures d'entretien.


LE COMMUNIQUE DE RŒHM


Cependant, quand il justifie, dans son discours du 13 juillet, la répression devant l'Allemagne, Hitler ne dit pas l'essentiel. Dès le mardi 5 juin pourtant le S.D. et la Gestapo sont avertis qu'un accord sur plusieurs points» a été passé entre Rœhm et Hitler. Il ne touche pas au fond de leur opposition, mais il montre que les deux hommes ont conclu une trêve. Heydrich et Himmler, puis von Reichenau, en étudient les termes. Le siège de la Gestapo et la Bendlerstrasse sont en communication permanente. Apparemment tout est clair : ainsi qu'il avait été décidé le 20 avril, la S.A. est mise en congé durant le mois de juillet. Rœhm a déjà fait savoir qu'il allait prendre un repos bien gagné durant le mois de juillet et en riant a annoncé qu'il irait à Bad Wiessee, faire une cure pour ses rhumatismes et ses blessures. Aux chefs S.A. qui l'attendaient avec impatience, il a simplement déclaré que Hitler voulait dissiper les malentendus, qu'il rencontrerait tout l'Etat-major de la Sturmabteilung à Wiessee même, avant le départ en congé de la S.A., pour faire le point sur l'avenir du mouvement Rœhm n'a fait aucun autre commentaire. Il a parlé de Wiessee qu'il connaît bien, du lac, des eaux thermales. Déjà il délègue ses pouvoirs au Gruppenführer von Krausser, son adjoint à l'Etat-major de la S.A. Ses paroles, cette décision sont connues dès le mercredi 6 au siège de la Gestapo. Les agents de Heydrich en service chez les S.A. font leur rapport : les chefs de la Sturmabteilung ont tout accepté. Les uns, un peu inquiets, se demandent si leur mise en congé n'annonce pas un putsch de la « Reaktion » contre Hitler ; les autres, les plus nombreux, se réjouissent. Les vacances, n'est-ce pas aussi l'un des avantages que donne le pouvoir !


Karl Ernst, le commandant S.A. de Berlin, l'ancien portier d'hôtel est le plus heureux. Il s'est lancé dans un long rêve à haute voix. Il parle de soleil, d'îles, d'océan comme un nouveau riche satisfait, il prépare son voyage de noces — il vient de se marier et Hitler a été son témoin — les Canaries, Madère, pourquoi pas ? Il demande qu'on lui réserve un passage sur un paquebot en partance de Brème à la fin du mois de juin. Le Gruppenführer Georg von Detten, chef du service politique de l'Etat-major S.A. prend ses dispositions pour se rendre à Bad Wildungen, une petite et charmante station thermale, entourée de parcs et située sur la Wilde, un affluent de l'Eder. Là, à quelque cent cinquante kilomètres de Cologne, il pourra lui aussi soigner ses rhumatismes. D'autres préparent des voyages à l'étranger ; certains louent des chambres, des maisons pour leurs familles. Tous les rapports convergent et font naître l'inquiétude au 8, Prinz-Albrecht-Strasse : il sera difficile d'accuser ces hommes absents, en vacances, de préparer un putsch. Le piège monté minutieusement par Heydrich, Himmler, Gœring, le piège approuvé par von Reichenau risque de ne pas fonctionner si on laisse la S.A. partir en congé durant le mois de juillet. Pour la détruire il faut frapper avant la fin du mois de juin, il faut convaincre Hitler avant le samedi 30 juin.


Heydrich et Himmler étudient toutes les possibilités d'action. C'est alors que, dans la soirée du jeudi 7 juin, est transmis au siège de la Gestapo le texte d'un communiqué de l'Etat-major de la Sturmabteilung. Il doit être publié dans les heures ou les jours qui viennent (il le sera le 10 juin par la National Zeitung). Heydrich est le premier à le lire et immédiatement avec cette intelligence en éveil que donne la chasse, il voit tout le parti qu'on peut tirer de cette proclamation où l'orgueil et l'imprudence d'Ernst Rœhm éclatent.


« J'espère, écrit Rœhm, que le 1er août, la S.A. bien reposée et pleine d'une vigueur nouvelle sera prête à remplir les glorieuses missions qu'elle doit au Peuple et à la Patrie. Si les ennemis de la S.A. espèrent ne pas la voir revenir, ou n'en voir revenir qu'une partie, qu'ils profitent de leurs illusions pendant quelque temps. Le jour venu, et dans la forme qui se révélera nécessaire, ils recevront une réponse adéquate. La Sturmabteilung est, et restera le destin de l'Allemagne ». La dernière phrase claque comme une gifle : Hitler n'a pas convaincu Rœhm. Le chef d'Etat-major, l'officier de tranchée aux manières rudes n'accorde qu'un sursis. Il n'a renoncé à aucune de ses ambitions.


Dans la nuit du jeudi 7 juin les voitures noires de la Gestapo s'arrêtent devant la résidence de Hermann Gœring. Les jambes largement écartées, le corps lourd dissimulé par une tenue blanche, les bagues brillant à ses doigts, le ministre-président Gœring accueille les deux hommes discrets : Himmler, terne, le visage insignifiant qu'ont souvent les fanatiques, Heydrich, mince, glacial. Ils apportent le communiqué de Rœhm, Rœhm qui vient de se découvrir trop tôt, en lansquenet bavard et aventureux, joueur et téméraire. La Bendlerstrasse est avertie, puis la Chancellerie.


Le Führer se tait, impénétrable, inquiétant par son silence. Himmler, Heydrich, Gœring accumulent les indices : les armes, les troubles en Prusse provoqués par les S.A., les liaisons avec la France, avec Schleicher, Bredow. Himmler lance aussi le nom de Gregor Strasser : il serait de la conspiration. Von Alvensleben, le président du Club des seigneurs, dont Papen est un membre éminent, aurait pris contact avec les conjurés. Tout est prêt. Ernst à Berlin, Heines en Silésie, Hayn en Saxe, Heydebreck en Poméranie, tous ces Obergruppenführer de la S.A. font partie du complot. Et le Standartenführer Uhl a été désigné pour abattre le Führer.

Hitler lit les rapports, écoute les demi-confidences, mais ne se décide pas. Heydrich, Himmler, Gœring se sont livrés, ils sont prêts. Mais le Chancelier Hitler ne dit rien.


A la Bendlerstrasse, on s'interroge. L'attitude de Hitler sème le doute. Le pacte du Deustchland sera-t-il respecté ? Blomberg, Fritsch, Reichenau se concertent Les messagers apportent des plis au siège de la Gestapo et Reichenau lui-même, général de la Reichswehr, n'hésite pas à rencontrer Lutze et Himmler, à revoir ce dernier au 8, Prinz-Albrecht-Strasse. Les voitures de la Gestapo et celles de l'armée sont souvent aperçues, côte à côte devant le siège de la Gestapo ou celui de l'Etat-major. Dans la nuit du vendredi 8 au samedi 9 juin, un élément nouveau intervient : l'immeuble de la Bendlerstrasse est brusquement mis en état d'alerte. Des patrouilles circulent sur le toit du ministère, des camions de la Reichswehr chargés de soldats armés jusqu'aux dents stationnent Bendlerstrasse et sur les quais voisins. Des voitures de la Gestapo surviennent aussi. Le lendemain les journaux ne mentionneront pas l'incident. Il est pourtant grave : l'armée a craint un coup de main des Sections d'Assaut. Dans la journée quelques rixes ont opposé des officiers de l'armée à des hommes de la Sturmabteilung. Or, l'armée est inquiète : toute la caste est atteinte dans son honneur car dans les heures précédentes une enquête de police a prouvé que Mesdemoiselles von Natzmer et von Iéna, Madame von Falkenhayn, filles ou parentes de généraux glorieux, sont gravement compromises dans une affaire d'espionnage au bénéfice de la Pologne. On vient d'arrêter un élégant Polonais, ancien officier de l'armée allemande, Sosnowski, qui, par l'intermédiaire de ces jeunes femmes employées dans l'immeuble austère de la Bendlerstrasse a obtenu communication de documents secrets. Le capitaine de la Reichswehr responsable des documents s'est donné la mort, bien qu'il fût innocent : un officier de la Reichswehr a le sens de l'honneur. Peut-être la S.A. voulait-elle profiter de l'incident pour déconsidérer la Reichswehr, ameuter les Chemises brunes autour du Reichswehministerium, entraîner Hitler dans une action surprise ?


Le matin du 9 juin pourtant les cordons de soldats qui stationnaient dans la Bendlerstrasse sont retirés : l'assaut des S.A. n'a pas eu lieu. Mais les généraux Blomberg et Reichenau se souviendront de cette nuit du début du mois de juin 1934.


2


SAMEDI 30 JUIN 1934 Godesberg. Hôtel Dreesen.

1 heure 15 (du dimanche 10 juin au samedi 16 juin 1934)


VERS BONN


Samedi 30 juin 1 heure 15. Les voitures se sont rangées devant le perron de l'hôtel Dreesen. Hitler et Goebbels montent côte à côte dans la première des Mercedes, à l'arrière ; Brückner s'installe à l'avant, à côté du chauffeur. La voiture du Chancelier démarre aussitôt. L'Obergruppenführer S.A. Viktor Lutze, le chef du service de presse de Hitler, Otto Dietrich, d'autres chefs nazis se répartissent au hasard dans les voitures noires qui s'ébranlent. Direction : l'aéroport de Bonn-Hangelar. La route après quelques courbes larges au milieu des vignes qu'on aperçoit basses, trapues, dans la lueur des phares, est une longue ligne droite dans la plaine alluviale. Les lourdes voitures s'y lancent, laissant les dernières villas de Bad Godesberg, abordant déjà la légère déclivité qui annonce Hochkreuz, faisant parfois jaillir des gerbes d'eau, flaques demeurées sur la route depuis la grosse averse tombée il y a quelques heures, alors que rien encore n'était définitif, que le choix de Hitler n'avait pas encore donné la liberté d'agir à Himmler, à Heydrich, à Gœring.


A cette heure, alors que Hitler roule vers Bonn, Gœring a déjà reçu la nouvelle de la décision du Führer. La Gestapo l'a prévenu immédiatement Dans son palais présidentiel, entouré de cordons de police depuis le début de l'après-midi du 29 juin, protégé par des nids de mitrailleuses, Hermann Gœring se sent à l'abri Dans une pièce faiblement éclairée du palais, le conseiller Arthur Nebe, haut fonctionnaire de la police criminelle, sommeille ; depuis 14 heures, Gœring lui a confié la tâche de veiller sur sa personne. Dans l'après-midi, il a exercé une filature de protection, suivant Gœring et sa femme Emmy qui, très simplement, innocemment, sont allés faire des achats — de luxe comme à l'habitude — dans un des grands magasins de la Leipzigerstrasse. Curieuse mission pour Nebe que son rang n'appelle ni à des filatures, ni à des fonctions de garde du corps : mais tel est le nouveau régime. Maintenant Nebe somnole, entendant les sonneries ininterrompues du standard téléphonique du ministère, les pas des courriers, les ordres qui commencent à retentir dans le grand hall du palais présidentiel de Hermann Gœring.


KARINHALL


Ce bâtiment lourd, pompeux, Gœring a essayé de le rendre fastueux, selon ses habitudes de mégalomane qui partout laisse la marque de sa démesure. Nebe avait été chargé le dimanche 10 juin d'assurer la protection de Karinhall, lors de la pendaison de la crémaillère. Dans la propriété baroque où s'entassent les toiles de maîtres, les dépouilles de chasse, les portraits de Frédéric le Grand et de Napoléon, Gœring avait réuni une quarantaine de personnes : hauts dignitaires du régime et diplomates.


Parmi eux, visitant la chambre des cartes, la chambre d'or, la chambre d'argent, la bibliothèque, la salle de cinéma, le gymnase, Sir Eric Phipps, ambassadeur du Royaume-Uni, observe de son regard ironique de Britannique, membre de l'Establishment, le gros Hermann Gœring, ministre-président, qui change de costume plusieurs fois au cours de la soirée. Tour à tour vêtu « d'une tenue d'aviateur en caoutchouc, chaussé de ses bottes à retroussis, un large couteau de chasse à la ceinture », puis apparaissant en tenue de tennis, cherchant à réaliser sous les yeux de ses invités l'accouplement d'un bison et d'une vache. « Le bison, raconte Phipps, quitta sa stalle avec la plus grande répugnance et, après avoir considéré la vache d'un air empreint de tristesse, il essaya de faire demi-tour ». Pour finir Gœring fait visiter le caveau qu'il destine au cercueil de sa première femme, Karin.


Arthur Nebe avait été témoin de ces fastes démesurés. Le bruit et les allées et venues dans le ministère achèvent de le réveiller. Ils lui confirment l'impression que la nuit qui commence est lourde d'événements, la nuit que son ami H.B. Gisevius et lui ont prévue. Nebe a promis d'appeler Gisevius au téléphone — c'est un haut fonctionnaire du ministère de l'Intérieur de la police d'Etat — si « quelque chose » intervenait dans la nuit. Les deux jeunes fonctionnaires de la police sont en effet réticents à l'égard du nazisme et placés comme ils le sont, là où arrivent les informations, ils « sentent » depuis des semaines monter la tension entre les clans : l'explication avec les S.A. de Rœhm leur semble inéluctable. Ils attendent, ils observent : les rapports de police qu'ils examinent au ministère et qui leur parviennent de toutes les villes d'Allemagne montrent, jour après jour, que les hommes, les groupes ne se tolèrent plus.


Le dimanche 10 juin à Halle, dans le cœur de la ville, près de l'université, on inaugure le musée de la Révolution nationale-socialiste. Des anciens combattants appartenant à l'organisation nationaliste du Stahlhelm (les Casques d'acier) se présentent en groupes à l'entrée du bâtiment. Sur les marches, des S.A. sont là, sur deux rangs, agressifs. Ils interdisent l'entrée du musée à tous ceux qui portent un autre insigne que celui du Parti. Les anciens combattants protestent, certains sont en chemise brune, mais les S.A. sont formels : le préfet de police de Halle a pris un arrêté: un autre insigne que celui du Parti « serait une insulte à un mouvement dont ce musée rappelait les gloires et auquel ils n'avaient pas voulu participer ». Comme des membres des Casques d'acier essaient de pousser les S.A., de franchir leur barrage, une bagarre éclate, courte, mais dure. Les Casques d'acier sont repoussés : qu'ils enlèvent leurs insignes et ils passeront. Les protestations des anciens combattants de Halle arrivent à Berlin le lundi 11 juin, mais ce même jour un incident encore plus grave a lieu.


Magdebourg est une ville austère, prussienne avec sa citadelle aux pierres luisantes et verdâtres serrée entre les bras de l'Elbe. La Reichswehr est ici chez elle et la ville est le siège du commandement du IVeme corps d'armée. Le lundi 11 juin, les membres du Stahlhelm se sont rassemblés pour accueillir leur ancien président aujourd'hui ministre du Travail du Reich.


Seldte s'est rallié à Hitler, Seldte a poussé son organisation vers le nazisme. Mais Seldte et les Casques d'acier, à Magdebourg comme à Halle, ne sont pas en faveur auprès des membres de la Sturmabteilung : à entendre les S.A., ces hommes n'ont rien fait pour la conquête du pouvoir et ils ont simplement couru vers le camp vainqueur. Quand le ministre Seldte arrive à Magdebourg, seuls les Casques d'acier et des représentants de la Reichswehr sont là pour l'accueillir. Dans la salle, près du Domplatz, alors qu'il s'apprête à prendre la parole, des S.A. interviennent ; il est bousculé, arrêté. Les hommes de la S.A. entrent dans la salle, dispersent la réunion, Seldte est entraîné, maintenu quelques heures sous surveillance par la Sturmabteilung. Des témoins appartenant à la Reichswehr et aux Casques d'acier ont essayé en vain de s'interposer, puis ils ont tenté de prendre contact avec le préfet de police, qui est aussi le général de la Sturmabteilung, Schragmuller. Le général-préfet est introuvable. Avec des sourires ironiques, son Etat-major répond qu'il est en tournée d'inspection ; quand les témoins insistent, racontent l'incident, criant presque que Seldte est ministre du Reich, on leur déclare tout ignorer de l'affaire. Dans son commentaire, le général Schragmuller se contentera de déclarer que Seldte n'avait pas été reconnu, qu'une enquête était ouverte.


A Berlin, au ministère de l'Intérieur, Nebe, Gisevius et tous ceux qui prennent connaissance de tels commentaires et de tels événements ne peuvent que conclure à la complicité bienveillante du préfet S.A. et à sa volonté de ne pas rechercher les coupables. Pourtant, ce même lundi 11 juin, le journaliste Erich Seipert, qui passe pour bien informé et dont les articles reflètent l'opinion du gouvernement du Reich, fait paraître un article intitulé « Sturmabteilung et désarmement », qui laisse entendre que les relations entre la S.A., la Reichswehr, le Parti, sont excellentes et que cela annonce une période de paix pour l'Allemagne. Manifestement dans les milieux proches de Hitler on essaye de rassurer l'opinion, peut-être même veut-on faire comprendre aux différents clans que le Führer reste partisan d'un accord entre tous ceux qui l'ont soutenu.


Rien d'étonnant donc si le mardi 12 juin aucun des journaux allemands ne fait mention des incidents de Halle ou de Magdebourg. Mieux, ce mardi une rencontre qui n'est connue que de quelques personnes marque que rien n'est encore tranché.


RŒHM ET GOEBBELS


C'est au début de la matinée que le propriétaire de la brasser Nürnberger Bratwurstglökl am Dom, située au n° 9 de la Frauenplatz à Munich, reçoit un visiteur qui lui demande de réserver une salle particulière pour la soirée, deux personnalités importantes devant s'y rencontrer. Le propriétaire comprend immédiatement qu'il s'agit de membres du Parti et il confirme qu'on peut compter sur la salle et sur son absolue discrétion.


La brasserie Bratwurstglöckl est bien connue à Munich : ses saucisses grillées sont célèbres dans toute la ville. Placée sur cette admirable Frauenplatz où convergent quatre rues, elle fait face à l'un des côtés de l'église Notre-Dame, la Frauenkirche, dont la raide grandeur, l'austère dessin sont un peu corrigés par la rougeur des briques et le blanc du marbre des pierres tombales insérées dans la façade. C'est un îlot du vieux Munich : la Frauenkirche a été construite au XVeme siècle.


Au soir du mardi 12 juin, deux voitures, à quelques minutes d'intervalle, s'arrêtent dans l'ombre de l'église et stationnent au coin de la Filserstrasse, là où la rue marque, débouchant sur la place, un décrochement. De chaque voiture un homme est descendu et seul il a gagné la brasserie. Deux hommes en civil, l'un portant un large chapeau, l'autre tête nue ; l'un gros, vêtu sans élégance, la démarche lourde, l'autre boitillant, fluet. Dans le brouhaha de la salle enfumée où des chants d'après boire sont repris en chœur par l'assistance, cependant que le martèlement de dizaines de grosses chopes sur les tables de bois rythme les refrains, les deux hommes sont passés inaperçus. Un maître d'hôtel qui les attendait tout au fond, les a guidés vers la salle retenue que ferme une lourde porte : les bruits ne parviennent qu'assourdis. Le maître d'hôtel, quand les deux hommes se rejoignent qu'ils se serrent la main, ne peut que reconnaître Ernst Rœhm et Joseph Goebbels, qui, seuls, assis en face l'un de l'autre dans cette brasserie munichoise, buvant de la bière, vont parler longuement. Avant d'entrer pour apporter les commandes, le maître d'hôtel frappe et attend un long moment. La discrétion est de règle. La Gestapo pourtant qui suit Rœhm à la trace et qui piste aussi toutes les personnalités importantes du régime a pu faire un rapport. Pour Heydrich, Himmler et Gœring, la nouvelle est grave, de celles qu'il faut soupeser, évaluer, pour en tirer les conséquences : Goebbels agit-il de son propre chef, choisissant le camp de Rœhm, retrouvant son passé de nazi de « gauche », prompt à la démagogie, ou bien se contente-t-il à sa manière prudente et habile de flairer le terrain avant de prendre son parti, ou bien encore est-il l'envoyé de Hitler, le Führer ne voulant pas perdre le contact avec Rœhm, Hitler n'ayant pas, lui non plus, encore choisi définitivement de quel côté il va pencher; répression, liquidation comme le veulent la Gestapo, la S.S. et la Reichswehr ou bien compromis ?


Or, dans la soirée du mercredi 13 juin le S.D. et la Gestapo font parvenir au 8, Prinz-Albrecht-Strasse une nouvelle information qui semble prouver que Goebbels a agi pour le compte de Hitler : ce qui, pour tous les adversaires de la Sturmabteilung est l'hypothèse la plus grave. L'information est inattendue, spectaculaire même : le Führer a rencontré dans l'après-midi Gregor Strasser. L'ancien pharmacien bavarois, l'ancien chef de la propagande du Parti nazi, celui qui a dirigé la fraction nazie au Landtag de Bavière puis au Reichstag, n'exerce pas, depuis plus de deux ans, de fonctions officielles. Mais il reste un homme dont le nom peut résonner dans le Parti et Adolf Hitler le sait. Peut-être aussi se souvient-il de ce jour où, protestant contre la détention de Hitler dans la forteresse de Landsberg, Gregor Strasser s'était écrié : « L'emprisonnement de ce juste est un stigmate d'infamie pour la Bavière. ». Le visage large, le crâne rasé, le puissant Gregor Strasser, même passif, est encore une ombre trop grande pour Hitler. Heydrich et Gœring le savent bien qui ont inscrit leur ancien camarade sur leurs listes. Mais le Chancelier Hitler semble, face à Strasser, encore disposé à la conciliation. Les agents de la Gestapo rapportent que Strasser a obtenu à nouveau le droit de porter son insigne d'honneur du Parti où est gravé le n° 9. Certains informateurs affirment que Hitler aurait proposé à Strasser le ministère de l'Economie nationale, mais Strasser, sûr — comme Rœhm — de sa position, aurait demandé l'élimination de Gœring et de Goebbels.


Et de qui d'autre encore ? Au siège de la Gestapo, dans le palais présidentiel de Gœring, c'est le silence. Les nouvelles sont là, brutales. Les « conjurés » mesurent le prix qu'il leur faudrait payer un retournement de Hitler. Peut-être aussi Rœhm a-t-il fait établir des listes, peut-être les équipes de tueurs S.A. sont-elles prêtes, réellement, comme déjà s'entraînent les S.S. du commandant de Dachau, l'Oberführer Eicke. Quand un piège est monté il doit s'abattre, saisir l'adversaire, l'écraser, sinon la vengeance vient et le piège se retourne. Plus que jamais, alors qu'il leur semble que Hitler hésite, le Reichsführer Himmler, Heydrich et Gœring sont décidés à agir, à faire pression sur le Führer. Mais Hitler n'est plus à Berlin.


LES CONSEILS DU DUCE


Le jeudi 14 juin c'est, sur le terrain d'aviation de Munich Oberwiesenfeld, une succession d'ordres, de précautions. A 8 h 10, le Führer est arrivé dans sa Mercedes noire. Peu après, descendent d'autres voitures officielles Brückner, Otto Dietrich, Schaub, Hoffmann puis des fonctionnaires de la Wilhelmstrasse. On reconnaît Neurath, le Ministerialrat Thomson, le Legationsrat von Kotze et l'Oberführer directeur du service de presse de Bavière. Hitler plaisante, serre familièrement la main de Bauer son pilote, puis se dirige vers son avion personnel dont les moteurs viennent d'être arrêtés, après un essai. On peut lire sur le haut de la carlingue le nom de l'avion, Immelmann, et sur le fuselage gris le numéro d'immatriculation, 2 600. Ceux qui connaissent bien le Führer décèlent chez lui, malgré sa bonne humeur, des signes de nervosité, un geste fréquent de main vers les cheveux, une démarche saccadée. Il garde son chapeau, à la main et, serré dans un imperméable beige, légèrement voûté, il ressemble à un petit et médiocre fonctionnaire allemand. Pourtant cet homme qui monte l'échelle de fer, que saluent les officiels va rencontrer le chef du gouvernement dont le monde et l'Europe parlent le plus, un homme aux apparences vigoureuses, à la tête rasée, au ton déclamatoire : le Duce Benito Mussolini. Par bien des aspects il a servi de modèle à Hitler et le Chancelier se souvient sans doute de ce jour de 1923 — avant le putsch de novembre, à Munich, imitation de la Marche sur Rome de 1922 — où agitateur politique presque inconnu, il sollicitait du Duce une photo dédicacée que, hautain, Mussolini, refusa d'envoyer. Aujourd'hui, Hitler doit rencontrer Mussolini à Venise.


A 8 h 20 l'avion de Hitler décolle suivi par un deuxième appareil piloté par Schnäbele et qui emporte les différents experts allemands. La discussion, la première entre les deux dictateurs depuis la prise du pouvoir de Hitler, peut être capitale : on doit évoquer l'avenir de l'Autriche, passer en revue les problèmes posés par les rapports entre les deux partis. Surtout, dans les couloirs de la Wilhelmstrasse des réunions discrètes ont eu lieu : des émissaires envoyés par le vice-chancelier Papen, d'autres agissant pour le compte de Gœring ont expliqué que le Duce avec sa grande autorité pouvait conseiller au Führer d'en finir avec l'anarchie au sein de son parti. Des envoyés spéciaux ont gagné l'ambassade allemande à Rome ; là, les diplomates ont écouté, demandé des rendez-vous, vu leurs collègues italiens sûrs et surtout les membres du cabinet du Duce — ils ont à mots couverts parlé de Rœhm, des violences des S.A. : Hitler écouterait sûrement un conseil du Duce — Rien n'a été dit précisément mais les Allemands se sont fait comprendre, maintenant il faut attendre. Le Duce parlera-t-il et le Führer écoutera-t-il ?


Les deux avions s'élèvent lentement Immédiatement on distingue les sommets des Alpes et, fichées au fond des vallées, les petites plaques brillantes des lacs glaciaires. Au bord de l'un d'eux, le Tegernsee qu'on ne peut voir car l'avion a viré sur l'aile vers l'est, la ville de Bad Wiessee où vient d'arriver le chef d'Etat-major, le capitaine Rœhm. Peu à peu, le ciel, d'abord légèrement nuageux, se découvre et, au-delà du Brenner on aperçoit Brixen, les Dolomites. Hitler, comme il a souvent l'habitude de le faire, s'asseoit près du pilote. Il aime l'avion ; ses campagnes électorales ils les a couvertes, allant de ville en ville, dans son avion personnel. Maintenant ses visites d'inspection, il les réalise avec le même moyen, sautant ainsi en quelques heures d'une région à l'autre. Le pilote montre à Hitler le massif blanchâtre de la Marmelata, sorte de château fort naturel, puis les Alpes vénitiennes et bientôt long et sinueux ruban couché dans les teintes sombres, le Pô. Les avions allemands font deux fois le tour des lagunes, descendant chaque fois un peu plus. Des points scintillants apparaissent dans le ciel : ce sont les escadrilles italiennes qui viennent à la rencontre du Führer. Bientôt les avions survolent Murano et le Lido. A 10 heures, ils se posent sur l'aéroport de San Nicolo.


C'est le soleil d'ahord. Puis la foule des officiels italiens, puis Mussolini en grand uniforme, les diplomates, les Squadre fascistes. Le petit groupe des Allemands fait piètre figure. Hitler dans ses vêtements mal coupés paraît encore plus tassé, plus emprunté. Il marche vers Mussolini, lui serre la main avec respect. Le Duce, la poitrine bombée, condescendant, souriant, montre Venise, ruisselante de lumière, Venise dans sa beauté éclatante et séculaire et qu'un printemps léger paraît rendre encore plus étrangère au temps. L'ambassadeur d'Allemagne, von Hassel, salue le Führer, il est de ceux qui ont fait comprendre au Duce qu'il fallait inciter Hitler à remettre de l'ordre dans les rangs tumultueux de la Sturmabteilung.


Bientôt Mussolini et Hitler embarquent dans un bateau à moteur escorté d'une flottille, et les embarcations, au milieu des hululements des sirènes, des cris de la foule, s'engagent dans la lagune ; des torpilleurs où les uniformes des marins tracent des lignes blanches rendent les honneurs aux deux chefs de gouvernement. Puis c'est l'eau noirâtre du Grand Canal, les gondoles fleuries, le Palais des Doges, le Grand Hôtel où va descendre le Führer, la villa Pisani Di Stra où Hitler et Mussolini se retrouvent pour une longue conversation en tête à tête de deux heures. Le Duce a-t-il parlé de Rœhm ? Les diplomates italiens observent le Führer : « Physiquement il a l'aspect très boche, mais quelque chose dans les yeux qui exprime la profondeur de pensée », note le baron Aloisi.


Le soir de cette première visite de Hitler à l'étranger, un grand concert est donné au Palais des Doges « Décor et lustres merveilleux, raconte un diplomate, mais organisation médiocre. De plus, la foule a acclamé le Duce durant tout le concert ce qui produisait une violente cacophonie. La popularité du Duce est immence ». Le Führer, avec un sourire crispé, regarde ces démonstrations désordonnées où l'on semble l'ignorer. Vendredi 15 juin, foules délirantes autour du Führer et du Duce, 70 000 personnes sur la place San Marco, bal à l’Excelsior en l'honneur du chancelier allemand. Samedi 16 juin, au matin, c'est le départ. Le hangar où le Immelmann du Führer est rangé, est décoré aux couleurs italiennes et allemandes, la croix gammée et les faisceaux fascistes s'entremêlent les fanfares jouent puis à 7 h 50, c'est le décollage et deux heures plus tard, les deux avions allemands atterrissent sur l'aéroport de Munich-Oberwiesenfeld. Ici aussi des fanfares, le Deutschland über alles et comme à l'habitude la Badenweilermarsch, la marche préférée de Hitler.


Le Führer semble fatigué, nerveux, un peu déçu : les cris allaient vers le Duce, seigneur tout-puissant d'un pays en ordre. Lui, il n'est apparu que comme un comparse, encore mal assuré. Les conseils de Mussolini — car le Duce a parlé — l'ont irrité. Maintenant, cependant que la voiture roule vers Munich sur la large route au milieu des prés, Hitler sait qu'il retrouve avec l'Allemagne toutes les questions en suspens. Et il sait aussi qu'on le guette.


A Berlin, Heydrich communique déjà à Gœring que le Duce a effectivement dit au Führer qu'il lui fallait rétablir l'ordre sur tout le parti, sur les S.A. Le Duce a évoqué son exemple personnel, les années 24. Alors il a su faire plier les anciens squadristi. L'ordre dans un Etat totalitaire est nécessaire, l'ordre et l'obéissance de tous au Chef. Comment Hitler a-t-il reçu cette nouvelle pression ?


Dans à peine deux semaines les S.A. vont partir pour leur long congé d'un mois. Il faudrait frapper avant Hitler se décidera-t-il à temps ?


3


SAMEDI 30 JUIN 1934 Route de Godesberg à Bonn-Hangelar.

1 heure 30 (dimanche 17 juin 1934)


AGIR VITE


Samedi 30 juin, 1 h. 30. Ce sont déjà les premières maisons de Bonn : les phares éclairent des volets clos et des arbres dont les branches légèrement inclinées par le vent se dessinent sur les murs de ces habitations cossues, villas résidentielles situées loin des fumées de la Ruhr. Les deux motocyclistes ont attendu les voitures à l'entrée de la ville et maintenant qu'elles apparaissent ils démarrent, faisant résonner leurs moteurs dans les rues des quartiers périphériques désertes comme celles d'un village. L'aéroport de Bonn-Hangelar n'est plus qu'à quelques minutes de voiture : à chaque tour de roue le choix de Hitler devient de plus en plus l'inéluctable destin de cette ville, de ce pays qui, profondément, reposent dans cette courte et légère dernière nuit de juin.


Au bord du lac de Tegernsee, l'air est plus vif que dans la vallée du Rhin. Des voitures officielles viennent de quitter la pension Hanselbauer où, comme chaque soir, il y a eu des réunions, des chants. Les chefs S.A. ont bu gaiement. La nuit maintenant est tranquille et déjà sa zone sombre semble être dépassée. L'obscurité doit régresser peu à peu, la dernière section de la garde personnelle de Rœhm qui a veillé jusqu'au départ des convives embarque dans le camion bâché. Le chef d'Etat-major Ernst Rœhm n'a plus rien à craindre de cette nuit qui n'a plus que quelques heures à durer. Bad Wiessee est calme. Seul le bruit du camion qui s'éloigne couvre le froissement du vent et des vagues.


Les voitures ont contourné Bonn par le nord, évitant le centre, abandonnant les bords du Rhin ; passant devant l'ancien château des Electeurs dont l'ombre lourde et massive semble accrocher la nuit ; droit devant, la Poppelsdorfer Allée s'enfonce dans la ville et l'on distingue malgré le faible éclairage les quatre rangées de marronniers d'Inde qui la bordent Les chauffeurs ont ralenti, mais à nouveau ils accélèrent... parce qu'il faut faire vite, parce que le Führer a hâte de rejoindre l'avion qui attend, hâte d'en finir avec ce mois, hâte d'en finir avec les hésitations qui, après son retour de Venise, n'ont pas cessé de le hanter.


LES INQUIETUDES DE HITLER


Au contraire il semble même qu'elles aient augmenté malgré les conseils de Mussolini. Les journaux allemands sont pourtant pleins en ces vendredi et samedi 15 et 16 juin d'articles sur l'importance de la rencontre du Duce et du Führer, mais Hitler reste inquiet. Tous ceux qui le rencontrent notent sa nervosité. Rentré le 16, Hitler s'installe à Munich à la Maison Brune. Là, il se fait longuement commenter le procès des meurtriers de Horst Wessel. Ce S.A. est devenu un symbole du nouveau régime : la jeunesse nazie chante le Horst Wessel Lied et les opposants, à l'étranger, affirment que Horst Wessel n'a pas été abattu, comme l'affirment ses camarades, dans une bataille avec des communistes mais au terme d'une querelle de souteneurs. Ce qui est sûr, c'est qu'un soir de janvier 1930, des hommes ont tué Horst Wessel chez lui, au n° 62, Grosse Frankfurt Strasse. Aujourd'hui deux d'entre eux, Sally Epstein, 27 ans, et Hans Ziegler, 32 ans, sont jugés. Le meurtrier Höller a déjà été liquidé par les S.A. et d'autres accusés sont en fuite. Hitler se réjouit. Le 15 juin, le jugement a été rendu et Epstein et Ziegler ont été condamnés à mort. Mais il demeure insatisfait. Les journaux n'ont pas assez insisté sur la machination internationale qui fait de Horst Wessel un souteneur. C'est l'honneur du régime, l'honneur des S.A. qui est en cause. Et ainsi ce procès ramène Hitler à ses préoccupations. Quand on lui annonce que ce même vendredi 15 juin, André François-Poncet vient de quitter Berlin pour passer deux semaines à Paris, il s'étonne, s'inquiète : la période est précoce pour des vacances d'été. Ce départ ne confirme-t-il pas les rumeurs qui courent sur le rôle de François-Poncet, instigateur d'un complot qui lierait ensemble les chefs S.A., les généraux Schleicher et Bredow, et l'ambassade de France ? François-Poncet habile comme à son habitude ne quitterait-il pas Berlin au moment où ses alliés s'apprêtent à frapper ?


Hitler s'arrête d'autant plus sur cette nouvelle que les rapports de la Gestapo et du S.D. se multiplient, mettant au jour de nouvelles intrigues. Dans l'entourage de Papen, on se préparerait aussi à agir. Le docteur Jung multiplierait les démarches, les pressions morales auprès du vice-chancelier pour le pousser à se dresser contre le régime. Tschirschky ferait pression dans le même sens. Le Reichsführer Himmler et Heydrich ne cessent d'adresser des mises en garde au Führer : ils signalent notamment le 16 juin la visite que Papen doit faire le lendemain, dimanche 17 juin, à l'Université de Marburg. Hitler prend connaissance des rapports, mais que peut-il contre l'intention de Papen sinon parler aussi ? Comme prévu le Führer se rendra donc à Géra et s'adressera aux cadres du Parti et aux organisations nazies dans cette ville industrielle, l'un des vieux fiefs socialistes, aujourd'hui voué à l'hitlérisme.


Ce dimanche du milieu de juin, s'ouvre ainsi comme un moment important de la pièce qui depuis la prise du pouvoir se met en place en Allemagne.

A Berlin, pourtant, c'est la fête : sur le champ d'aviation de Tempelhof, des milliers de personnes sont réunies pour un grand meeting aérien : Hermann Gœring a décidé d'offrir à la capitale du Reich un immense ballon libre mais, retenu par ses obligations ministérielles ou soucieux de donner le change, d'endormir la méfiance et l'hostilité des S.A., il a délégué ses pouvoirs à l'Obergruppenführer S.A. Karl Ernst. Celui-ci, au milieu des fanfares et des acclamations, baptisera le ballon du nom de Hermann Gœring puis, montant dans la nacelle, il le pilotera. Des centaines de mouchoirs, de bras tendus saluent l'envol de ce qui semble symboliser l'union des hommes du Parti, la réconciliation en ce dimanche 17 juin des S.A. avec Gœring. Mais Karl Ernst est inscrit sur les listes de Heydrich en très bonne place, et la fête aérienne n'y change rien.


LE DISCOURS DE MARBURG.


Au moment où Karl Ernst rayonne de joie, éprouvant physiquement l'importance de la situation politique qu'il occupe, lui, l'ancien portier, Franz von Papen, vice-chancelier du Reich, entre dans le grand amphithéâtre de l'université de Marburg. C'est l'une des plus vieilles universités d'Allemagne : au fronton des bâtiments construits dans un style gothique, une date, 1527. Tout ici est calme, paisible. De l'université, on domine la rivière douce qu'est la Lahn, le jardin botanique puis la ville s'allongent ainsi, comme un écrin. L'histoire de l'Allemagne, mystique et rêveuse, puissante et austère, est là, inscrite dans les églises, l'Hôtel de ville, les maisons trapues de la place du Marché, le château où les grands Luther, Zwingle, Melanchthon, les grands réformateurs intrépides se réunirent en 1529 autour de Philippe le Magnanime. C'est adossé à tout ce passé que Papen le catholique va parler.


« Sachant que les premières personnalités du monde intellectuel assisteraient à cette manifestation, écrira-t-il plus tard, je préparai mon discours, esquissé dans ses grandes lignes par Ernst Jung, avec un soin tout particulier. C'était, pensais-je, le meilleur moyen d'atteindre la nation tout entière ».


En fait, Papen n'était pas aussi déterminé qu'il veut bien l'écrire des années plus tard.


C'est dans le train qui le conduit à Marburg, le samedi 16 juin, que le vice-chancelier a lu, pour la première fois, avec soin le discours que Jung a pour l'essentiel rédigé. Il se tourne vers von Tschirschky, son secrétaire, et, à l'expression du regard, ce dernier comprend que Franz von Papen est effrayé. Il faut pourtant qu'enfin Papen se décide à parler. Dans la semaine précédente Jung et Tschirschky se sont rencontrés à plusieurs reprises pour mettre au point avec précision les termes du discours. Il faut frapper juste. Ernst Jung a souvent recommencé ce qui doit être un texte capital, un avertissement lancé à toute l'Allemagne. « Ce discours avait exigé des mois de préparation, raconte Tschirschky. Il fallait trouver l'occasion convenable. Tout devait être préparé avec soin ; minutieusement préparé. Si M. Papen, ajoutera son secrétaire avec une nuance de mépris, s'était rallié à notre point de vue, le discours aurait été prononcé bien plus tôt ».


Mais Franz von Papen n'est pas intrépide. Ses yeux vifs, perçants, révèlent une prudence que certains n'hésitent pas à appeler de la couardise. Ambitieux, il a voulu le gouvernement de Hitler contre le général Schleicher mais depuis quelques mois des craintes ont surgi : les S.A. du Chef d'Etat-major ne risquent-ils pas d'établir le règne de la violence anarchique ou un bolchevisme national qui serait la fin de la caste des seigneurs, des Junker, à laquelle Franz von Papen pense appartenir ? Souvent, rencontrant le Führer à la fin d'une réunion du cabinet, il l'a averti des menaces que font peser les S.A. sur le régime, sur l'Allemagne. Mais il le fait à sa manière, allusive, et le Führer d'un mot rejette les craintes de son vice-chancelier. Et Papen répète ce qu'il a déjà dit aux industriels de la Ruhr : « Hitler, chaque fois, ridiculisait les exigences du chef des Chemises brunes et les traitait d'aberrations sans importance. »

Pourtant, semaine après semaine, la situation empire. « Au mois de juin, ajoute Papen, j'étais arrivé à la conclusion qu'il fallait dresser le bilan de la situation. Mes discussions lors des réunions du cabinet, mes arguments, mes insistances directes auprès de Hitler s'étaient révélées absolument vains. Je résolus de faire publiquement appel à la conscience de Hitler. »


Franz von Papen ne peut plus se dérober : ses collaborateurs sont là, qui le pressent d'agir. « Nous l'avons plus ou moins obligé à prononcer son discours » précisera Tschirschky. Ils arrachent à Papen la promesse d'intervenir à Marburg pour la cérémonie du dimanche 17, où l'université l'a convié. Maintenant Papen roule vers Marburg et il regarde Tschirschky avec inquiétude, puis il prend son crayon et méticuleusement commence « à rayer certaines formules qui lui semblent trop claires ». Tschirschky intervient aussitôt : « Monsieur Papen, qu'est-ce que vous faîtes là ? » demande-t-il. Le vice-chancelier s'est arrêté. Dans le compartiment les deux hommes sont seuls : les collines défilent, boisées, coupées de gorges qui entaillent ce cœur cristallin de l'Allemagne. Bientôt ce sera la vallée de la Lahn, Marburg. Papen regarde Tschirschky, il interroge silencieusement son secrétaire. Tschirschky ne voit donc pas ce que fait Papen, qu'a-t-il besoin de poser cette question ? Entre les deux hommes, il y a un instant de gêne puis Tschirschky lentement révèle à Papen que déjà, par différents canaux, le texte du discours, le texte intégral, insiste-t-il, a été transmis à des journaux étrangers et que, de ce fait, le scandale serait encore plus grand si l'on constatait des différences entre les deux versions. Franz von Papen est aussi un réaliste : il rentre son crayon. Il ne lui reste plus qu'à avancer et à tirer parti de ce courage qu'on lui impose.


Dans le grand amphithéâtre de l'université de Marburg, tout le monde est debout quand Franz von Papen pénètre en cette fin de matinée du dimanche 17 juin. Pas une place n'est libre sur les gradins. Dispersés, isolés, on remarque à peine des hommes en chemise brune, un brassard nazi sur la manche ; peu nombreux, ils paraissent perdus au milieu de ces étudiants, de ces professeurs en toge. Papen toussote à plusieurs reprises puis, dans le silence le plus absolu, commence sa lecture :


« Il paraît, dit-il, que mon rôle dans les événements de Prusse et dans la formation du gouvernement actuel a été extrêmement important Si important par ses effets sur l'évolution de l'Allemagne qu'il m'oblige à juger cette situation plus sévèrement, avec un sens critique plus aigu que la plupart de nos compatriotes ».


Pas un murmure : l'attention se durcit. Papen continue plus lentement, adressant les louanges au nouveau régime puis, une phrase vient : « Convaincu de la nécessité d'une régénération de la vie publique, je faillirais à mon double devoir de citoyen et d'homme d'Etat en taisant les choses qu'à présent il faut dire. » Et les critiques contre les méthodes nazies déferlent alors d'autant plus inattendues que depuis deux ans le pays est assommé sous la propagande, que toutes les plumes et toutes les voix sont serves et que Franz von Papen est le vice-chancelier de ce gouvernement qu'il critique.

« Le ministre de la Propagande (il s'agit de Goebbels) semble enchanté, poursuit Papen, par l'uniformité et la docilité de la presse. Il oublie qu'une presse digne de ce nom doit justement signaler les injustices, les erreurs, les abus ».

« Tout d'abord, racontera Papen, professeurs et étudiants parurent frappés de stupeur. En silence, ils m'écoutèrent énumérer mes accusations, mais je sentis que je les tenais par ma liberté de langage. »


Et Papen continue : le pays se trouve à la croisée des chemins. Dans cette université de Marburg si proche des souvenirs de la Réforme, dans cette ville où vint Luther, il parle des principes chrétiens, « assise de la nation depuis des siècles ». Ces phrases, celles de Jung, éclatent dans l'amphithéâtre comme l'expression enfin libérée de ce que pensent les intellectuels allemands, même les plus conservateurs, depuis l'année 1933 quand d'autodafés en persécutions le pays a commencé de sombrer dans le silence et les acclamations rythmées qui marquent toujours la montée du fanatisme.


« Si nous trahissons nos traditions, si nous ignorons les leçons de notre longue histoire et oublions de tenir compte des obligations qui découlent de notre position européenne, nous aurons perdu la plus belle, la plus magnifique occasion que nous offre ce siècle... Dans un univers en pleine évolution, acceptons les responsabilités que nous impose notre conscience ».


La conclusion, naturellement, n'est pas précise mais elle soulève la salle. « Le tonnerre d'applaudissements qui salua ma péroraison, noyant complètement les protestations furieuses de quelques nazis, parut exprimer l'âme du peuple allemand » écrira Papen. Tschirschky s'incline devant lui, des professeurs lui serrent la main cérémonieusement mais avec chaleur. Papen sourit, il n'a pas encore eu le temps d'avoir peur. « J'éprouvais un immense soulagement, note-t-il. J'avais enfin déchargé ma conscience ».


Cependant que Papen est très entouré et qu'il commence à mesurer le sens que va prendre inéluctablement son discours, ce discours qu'il voulait atténuer, les communications téléphoniques se multiplient entre Marburg et les services officiels à Berlin. Goebbels est un des premiers prévenus. Il a été personnellement attaqué par le vice-chancelier : n'est-ce pas l'offensive des conservateurs que beaucoup parmi les nazis craignent ? Immédiatement Goebbels prend ses dispositions : la diffusion par radio du discours de Papen qui avait été prévue pour la soirée est interdite. Des journalistes qui, à Marburg, s'apprêtent à transmettre le texte du discours sont interpellés et invités à ne rien communiquer à leurs rédactions, dans la journée du lendemain des exemplaires de quotidiens seront même saisis. Seule la Frankfurter Zeitung eut le temps de publier quelques extraits dans son édition de l'après-midi. Or, cette censure s'applique au vice-chancelier du Reich. Pourtant autour de Jung, les collaborateurs de Papen à la vice-chancellerie s'emploient à briser le cercle de silence dans lequel Goebbels veut enfermer l'Allemagne. Déjà des textes sont partis pour l'étranger. Les presses du journal Germania en impriment des versions intégrales qui sont remises aux représentants diplomatiques et aux correspondants de la presse étrangère. « Nous expédiâmes également, écrit Papen, un grand nombre d'exemplaires par la poste, à nos amis en Allemagne même ». Mais la vice-chancellerie est surveillée nuit et jour par les agents de la Gestapo. Heydrich qui soupçonnait l'initiative de Jung et de Papen a d'ailleurs été l'un des premiers avertis.


Au 8, Prinz-Albrecht-Strasse, l'après-midi du dimanche 17 juin est un après-midi de travail intense. Les réunions se succèdent, les communications téléphoniques avec Marburg, avec le palais présidentiel de Gœring, encombrent le standard. Heydrich donne l'ordre de saisir toute correspondance suspecte qui émanerait des services de la vice-chancellerie et qui aurait pour but de permettre la diffusion du discours de Marburg. Dans les bureaux postaux les agents du S.D. et de la Gestapo donnent leurs consignes et elles sont efficaces. « Je devais apprendre par la suite, raconte Papen, que la Gestapo avait réussi à intercepter la plupart de ces lettres » contenant la version intégrale du discours.


LA REPONSE DE HITLER.


Heydrich dont les informateurs à la vice-chancellerie se sont montrés bien renseignés dès le début de la semaine, a averti Hitler qui réside toujours à Munich depuis son retour d'Italie. Le Führer a peut-être alors pris la décision de se rendre à Géra pour faire pièce au discours de Papen et à ce que l'on pouvait en attendre. A 8 h 15, Hitler est arrivé sur l'aéroport de Munich. Mêmes cérémonies, mêmes hommes, mais un avion différent, le D. 260, réservé aux déplacements intérieurs, attend le Führer. La météo du dimanche 17 juin est bonne entre Munich et Leipzig, quelques bancs nuageux mais à faible altitude au-dessus des Erzgebirge. A 8 h 25, l'avion décolle et à 10h 15 il se pose sur l'aéroport de Leipzig. L'avion : c'est cela la nouvelle arme du Führer. Dans ce petit pays qu'est finalement l'Allemagne, le Führer peut être partout en à peine deux heures : ses adversaires l'oublient souvent.

Une voiture attend le Fuhrer sur l'aéroport de Leipzig : Il est tôt, à peine 10 h 30, quand Hitler traverse la grande cité industrielle et commerçante. Il n'y a presque personne dans les rues. Les travailleurs, le dimanche matin, restent chez eux. Par la vallée de l’Elster, les voitures s'enfoncent vers le sud, vers Géra, ses usines textiles et métallurgiques. Depuis les premières heures de la matinée, des cars ont conduit les formations de la S.A., de la S.S., des organisations de jeunesse vers la petite ville. Des milliers de personnes sont arrivées emplissant les rues de leurs chants, de leurs groupes joyeux qui déambulent en attendant l'heure des rassemblements. Sur les murs des maisons grises caractéristiques de cette région industrielle pendent les longues oriflammes du régime. Elles flottent, soulevées, gonflées par le vent printanier. A Géra, quand la voiture du Führer apparaît et s'arrête devant l'hôtel Victoria, situé près de la gare, les acclamations éclatent. Sauckel, le Gauleiter de Thuringe, accueille le Führer qui, après avoir salué la foule, entre dans l'hôtel où il va parler aux cadres du Parti. A 13 heures, Hitler apparaît à nouveau cependant que commence le défilé, grandiose pour une petite ville comme Géra. Goebbels, Ley sont là aux côtés du Führer. Ici, il y a quelques années, les « rouges » tenaient la rue, ici — et dans la région — on votait social-démocrate, ici, les S.A. ont subi de dures pertes dans des affrontements avec les ouvriers organisés et farouches. Mais maintenant — au moment où à Marburg Franz von Papen est félicité par le corps professoral et applaudi par les étudiants — maintenant ici, s'avancent avec à leur tête Sauckel, et sur neuf rangs, S.A., S.S., Hitler-Jugend, R.A.D. Motor-S.A. : 20 000 hommes représentant les organisations paramilitaires du Parti.


Il défilent au milieu des Heil Hitler, dans le martèlement sourd de leurs bottes, disant la détermination du nouveau régime de ne céder ni à Papen ni à un éventuel retour de la menace rouge. Il semble que toutes les forces nazies soient à nouveau unies en réponse au discours de Marburg qui vient à peine de s'achever, que le compromis souhaité par le Führer soit réalisé. Toutes les unités convergent vers la Schutzenplatz où plus de 70 000 personnes sont rassemblées. Des coups de canon annoncent l'arrivée du Führer et au milieu des acclamations retentissent les roulements de tambour de la Badenweiler Marsch.


Dans la foule personne n'imagine que cette mise en scène n'est pas la répétition, plus inattendue peut-être dans cette région industrielle, de l'un de ces meetings qui doivent endoctriner l'Allemagne, personne ne sait qu'elle est aussi réponse au vice-chancelier et démonstration de force contre les conservateurs, contre ceux qui grouillent autour de Papen et cherchent peut-être à renverser le nouveau régime.

Quatre heures de défilés, des centaines de cars, des cris, des dizaines de milliers d'hommes pour mesurer la popularité du Führer, grouper autour de lui toutes les forces du Parti, faire comprendre que rien sans lui ou contre lui n'est possible.

Pourtant même dans cette foule ignorante et enthousiaste, la voix dure du Führer, portant des menaces alors que le pays semble soumis et entraîné, étonne. Discours violent, que Hitler appuie de grands gestes des bras, un Hitler ruisselant de sueur et qui semble retrouver la violence vindicative et débridée des premières prises de parole exaltées dans les brasseries enfumées de Munich.


« Tous ces petits nains, s'écrie Hitler, qui s'imaginent avoir quelque chose à dire contre notre idée, seront balayés par la puissance de cette idée commune ». Des cris montent, des Heil, Sieg Heil ! « Car tous les nains oublient une chose, quelles que soient les critiques qu'ils croient pourvoir formuler : où est le mieux qui pourrait remplacer ce qui existe ? »

Poussé par la vague, Hitler multiplie les expressions ironiques. Les acclamations s'élèvent encore insultantes : « Ridicule, ce petit ver... qu'arriverait-il si ces petits rouspéteurs atteignaient leur but ? L'Allemagne se désintégrerait ». Et, lançant son bras la main fermée, Hitler, debout sur la pointe des pieds, s'écrie : « C'est le poing de la nation qui est serré et qui écrasera quiconque osera entreprendre la moindre tentative de sabotage ».

On crie, les fanfares se déchaînent : sur qui s'abattra ce poing que, le dimanche 17 juin, Hitler brandit d'abord contre son vice-chancelier, l'homme qui l'a aidé à atteindre le pouvoir, le gentleman-rider Franz von Papen, l'adversaire du capitaine Ernst Rœhm ?


4

SAMEDI 30 JUIN 1934

Aéroport de Bonn-Hangelar : 1 heure 45

(du lundi 18 juin au jeudi 21 juin 1934)


L'AEROPORT DE BONN-HANGELAR


Samedi 30 juin. 1 h. 45. L'aéroport de Hangelar est signalé par de vastes panneaux avertissant les automobilistes de ne pas avoir à stationner sur les remblais. Les voitures, depuis quelques minutes, ont ralenti et suivent la route qui, venant de Bonn longe le terrain jusqu'à la large entrée qu'encadrent deux bâtiments de bois. Les pistes balisées de lampes jaunes se perdent vers le nord et quand les voitures arrivent devant le poste de garde on aperçoit, immobilisé, le trimoteur Junker du Führer, pris dans les projecteurs, l'équipage et les mécaniciens formant un groupe sur le terrain au-dessous des moteurs. Il y a de nombreux officiers que Hitler ne salue que d'un geste distrait, parlant avec Goebbels puis d'un pas rapide se dirigeant vers l'avion cependant que le pilote, vêtu d'un blouson à col de fourrure, s'avance vers son passager. Il fait les honneurs de l'appareil montrant le ciel légèrement brumeux, mais Hitler ne lui prête qu'une attention distraite et déjà il marche vers la carlingue à grandes enjambées, les mains profondément enfoncées dans les poches de son manteau de cuir, le dos voûté.


Il faut faire vite. Il est un moment, quand la décision a été prise, où l'attente de sa conséquence devient insupportable et surtout quand, durant des semaines, le choix est resté suspendu, qui séparent la décision d'agir de l'acte et ce qui avait été longue hésitation devient fébrilité, rage d'intervenir. Hitler est, alors qu'il monte l'étroite échelle de fer, sans doute porté par de tels sentiments ; il a peur aussi qu'il ne soit trop tard. Peur de s'être laissé prendre de vitesse par l'une de ces conjurations qu'on lui signalait depuis des mois et que semblaient rythmer les communiqués de Rœhm, le départ de François-Poncet ou le discours de Marburg.


DES PREUVES ?


II y a eu aussi ce rapport Daluege, transmis par Gœring le lundi 18 juin dans lequel le général S.S. a rassemblé toutes les preuves de la culpabilité des chefs S.A., de leur volonté de s'emparer du pouvoir. A vrai dire, les preuves sont ténues mais le rapport contient les doubles des lettres qu'ils échangent, l'enregistrement des écoutes téléphoniques qui révèlent la teneur de leurs conversations : les chefs S.A. ne disent rien de précis mais ils se moquent du Führer, des ministres. Ils manient la lourde ironie roturière et cela Hitler ne le pardonne pas. Alors que chaque jour davantage l'humilité de façade et la flagornerie entourent le Führer, ces mots irrespectueux, grossiers, le blessent. De tels hommes — les Ernst, les Heines — qui lui doivent tout, qui ont accédé aux plus hautes charges, osent pourtant multiplier les critiques ; ils continuent de vouloir davantage. Comment avec un tel état d'esprit ne seraient-ils pas capables de participer aux complots de leurs ambitions et de leurs appétits ? Hitler, le rapport Daluege en main, écoute Gœring, Himmler, Heydrich. Mais il y a plus grave que l'atteinte à l'orgueil du Führer : le rapport indique que les Obergruppen-führer Ernst et Heines ont, à plusieurs reprises, fait allusion à leur rôle lors de l'incendie du Reichstag. Ils bavardent, entre deux beuveries, ils multiplient les sous-entendus, ils se conduisent comme des complices sans talent et subalternes qui dans un gang s'imaginent avoir des droits sur le chef parce qu'ils ont participé à l'un de ses coups hasardeux. La règle des gangs en de telles circonstances ne laisse aucune place à la pitié. D'autant plus que le Chancelier reçoit en fin de journée, ce lundi 18 juin, un rapport de Ribbentrop.


Le représentant personnel du Führer aux Affaires étrangères a rencontré à Paris, ce même lundi dans l'après-midi, le Président du Conseil français. Or, les informations qu'il câble à Berlin parce qu'elles s'ajoutent aux différents éléments contenus dans le dossier Daluege et aux indications fournies par Heydricb ou Himmler, sont graves. Ribbentrop signale que « dans son entretien avec le Président du Conseil français il a reçu confirmation de son impression que les milieux gouvernementaux français croyaient fermement à des difficultés économiques et internes en Allemagne et qu'on désirait à Paris, pour le moment, attendre les développements ultérieurs en Allemagne. En effet, l'attitude négative, rigide, du gouvernement français envers nous est fondée sur l'opinion française que des difficultés intérieures sérieuses étaient imminentes en Allemagne ».


Alors que des centaines d'exemplaires du discours de Papen à Marburg sont saisis, attestant la volonté des hommes proches du vice-chancelier d'engager une campagne ouverte contre le régime, alors que la Gestapo et le S.D. ne cessent de communiquer des indices — vrais ou faux — le rapport de Ribbentrop est un élément non négligeable : il est presque une preuve.

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