Hitler écoute : il a parfaitement compris qu'on l'invite à mettre de l'ordre, à freiner l'ardeur des S.A., les violations de la légalité que commettent les nazis. Toutes les forces — Reichswehr, Gestapo, conservateurs — le poussent à rompre l'équilibre établi entre les différents courants qui l'ont porté au pouvoir. Mais chacun des hommes — Himmler, Heydrich, Blomberg, Gœring et aussi Papen — qui veulent voir l'équilibre rompu, se tourne vers le Führer. Franz von Papen n'échappe pas à la règle : « II devait se rendre compte, continue le vice-chancelier, que je tenais toujours à notre association, c'était justement pour cette raison que je le suppliais de réfléchir aux problèmes que j'avais soulevés ». On a besoin du Führer, et cela Hitler le sait, on a besoin de lui dans tous les camps, y compris dans celui des S.A.
Puis Papen hausse le ton, son attitude se fait plus arrogante. « De toute façon, dit-il, le vice-chancelier du Reich ne peut tolérer qu'un nouveau ministre (Goebbels) interdise la publication d'un discours officiel ».
Papen ménage ses effets, puis il lance : « J'ai parlé en mandataire du président. L'intervention de Goebbels va m'obliger à démissionner. J'en avertirai immédiatement Hindenburg... »
Voilà la carte des conservateurs pour contraindre Hitler à céder, à rompre avec les S.A., à respecter la légalité. Hindenburg, statue du commandeur qui pourrait foudroyer Hitler en ralliant autour de lui l'armée, les conservateurs, la masse des Allemands. « A moins que l'interdiction de mon discours ne soit rapportée, continue Papen, et que Hitler lui-même ne prenne l'engagement d'adopter la ligne de conduite que j'ai préconisée ».
Hitler paraît hésiter. « Il essaya de me calmer, raconte Papen. Il admit que Goebbels avait gaffé pour essayer d'éviter une aggravation de la tension déjà existante ». Mais Papen menace encore, il va démissionner et von Neurath, ministre des Affaires étrangères, Schwerin von Krosigk, ministre des Finances, partiront avec lui. « Je vais à Neudeck, àjoute-t-il, et je demande que le discours soit publié ». Hitler saisit la balle au bond : il ira à Neudeck avec Papen. Les collaborateurs du vice- chancelier l'ont mis en garde contre cette proposition de Hitler. Papen ne doit pas accepter une visite commune à Hindenburg qui viderait de toute signification le discours de Marburg. Mais Papen, comme il l'a dit, ne veut pas rompre son « association avec Hitler ». Le Führer insiste. « Il faut examiner l'ensemble de la situation, dit-il, la discussion ne pourra avoir de résultats tangibles que si le chancelier y assiste. » Papen, finalement, accepte la proposition du Führer. Alors, celui-ci promet d'ordonner à Goebbels de lever l'interdiction du discours de Marburg, puis « il se lance dans une violente tirade contre l'insurbordination générale des S.A. Elles compliquent de plus en plus sa tâche et il va être forcé de les ramener coûte que coûte à la raison ». Les Sections d'Assaut : une fois de plus ce sont elles, qui dans cette journée du 20 juin, subissent le contrecoup de l'événement. Pour se protéger de l'attaque de Papen, de Hindenburg, pour éviter de se couper de l'aile « conservatrice» de son gouvernement Hitler charge la S.A. Ira-t-il jusqu'à la sacrifier ?
LA FETE DE L'ETE
La nuit du mercredi 20 au jeudi 21 juin est pour l'Allemagne une nuit de veille. Sur les stades, sur les places, dans les clairières, partout brûlent des feux de bois et se rassemblent des milliers de membres des organisations nazies. Jeunes gens portant des torches, chantant des hymnes, marchant au pas cadencé. Pour la première fois en cette nuit, la plus courte de l'année, l'Allemagne célèbre une nouvelle solennité, la fête du Solstice d'été. Déjà l'inhumation de Karin avait annoncé, la veille, le début du cycle païen, maintenant il atteint sa plénitude et durant plusieurs jours il va se poursuivre.
A Verden, une petite ville de Westphalie, située sur l'Aller, Alfred Rosenberg, qui est à l'origine de ce retour au paganisme, magnifie la mémoire des 4 500 Saxons rebelles que Charlemagne fit exécuter là, en 782. Alors que les flammes hautes s'élèvent des foyers dans la nuit fraîche et claire, que les torches grésillent, Rosenberg prononce une allocution inspirée : « Hitler, déclare-t-il, est pour nous le continuateur direct de Hermann le Chérusque et du duc Witikind. L'histoire a donné raison à ce duc des Saxons. La Terre sainte n'est pas pour nous en Orient. Elle est partout, ici, en Allemagne. » Ainsi la fête de l'été devient-elle exaltation du Reich et de son Führer.
Dans l'après-midi du jeudi, à Berlin, Goebbels prend le relais de Rosenberg. Sur l'immense stade de Neuköln, devant des dizaines de milliers de Chemises brunes, la mythologie à nouveau s'anime à l'occasion de cette fête du Solstice. Pourtant ici, il n'est plus question du passé, mais du présent : « Un petit cercle de critiques s'est constitué pour saboter notre travail, dans la pénombre mystérieuse du café du Commerce... Ce sont de ridicules galopins ! » hurle Goebbels et continuant sous les applaudissements frénétiques, le ministre ajoute : « Ces cercleux qui discutent gravement de politique en se prélassant dans de bons fauteuils n'ont pas le monopole de l'intelligence... Ils représentent la réaction. L'histoire ne gardera pas leurs noms, mais les nôtres ».
Papen, membre du Club des seigneurs, vice-chancelier du Reich, est clairement désigné par Goebbels, ministre de la Propagande qui ne peut parler qu'avec l'accord du Führer. Papen lit et relit les dernières phrases de Goebbels : « Pas de Kronprinz, pas de conseiller, pas de grand banquier, pas de cacique parlementaire ! »
Cela signifie-t-il que Hitler, une fois encore, a changé de cap, choisissant le chemin de la seconde révolution ? Qu'il veut rompre avec ceux qui, éléments traditionnels et raisonnables, se sont ralliés à lui ? Hitler a-t-il décidé de rejoindre le camp de la S.A. et de Rœhm, avec qui précisément Goebbels, peut-être avec l'accord du Führer, entretient encore des contacts ? Ou cela indique-t-il simplement que le Führer hésite ? L'inquiétude est grande autour de Papen, mais aussi dans les milieux proches de Himmler, de Gœring ou encore à la Bendlerstrasse. Il faut donc essayer, une fois encore, de « sonder » Hitler et l'occasion se présente puisque, ce jeudi 21 juin, il doit saluer le Reichspräsident Hindenburg à Neudeck.
HITLER ET LE VIEUX MARECHAL.
Cependant, Hitler se rend auprès de Hindenburg, seul. Papen apprendra le voyage plus tard. Officiellement la visite de Hitler auprès du président du Reich a un but précis : faire connaître à la plus haute autorité d'Allemagne le contenu des entretiens de Venise avec Mussolini. A Neudeck au bout d'une large allée, il y a la demeure austère et massive du Feldmarschall. Des officiers, Meissner, secrétaire général de la présidence, le comte von der Schulenburg, le colonel Oskar von Hindenburg, accueillent cérémonieusement le Führer sur le perron. On pénètre lentement à l'intérieur. Dans les vastes pièces froides semble régner déjà le silence pesant d'un mausolée. Les familiers précisent à Hitler que les visites doivent être brèves : d'ailleurs, pour l'heure, Hindenburg se repose, il somnole, il ne pourra recevoir Hitler que dans la soirée après que les médecins l'auront une nouvelle fois examiné. Le Führer mesure encore combien l'échéance est proche : il lui faudra être prêt à saisir le pouvoir suprême au moment de la mort de Hindenburg et pour cela, l'armé devra se ranger derrière lui.
Le Führer est sorti dans le jardin. L'air y est vif, les couleurs de cette première journée d'été sont nettes et franches, le sol est sec, crissant sous les pas, tout le paysage est précis, presque gai. C'est dans ce jardin que ce jour-là, Hitler a sans doute rencontré le général von Blomberg. Le ministre de la Guerre accomplissait une visite d'inspection en Prusse-Orientale et, apprenant que Hitler se trouvait à Neudeck, il s'y est rendu sous le prétexte de présenter ses devoirs au Feldmarschall Hindenburg. Autour de Hindenburg, statue de la vieille Allemagne prussienne que le temps achève d'abattre, le représentant de l'armée et le Führer du nouveau Reich ne peuvent qu'évoquer l'avenir, rappeler le pacte du Deutschland. L'élégant général veut savoir si Hitler, depuis avril, n'a pas varié, s'il est toujours prêt à sacrifier la S.A. Les deux hommes marchent côte à côte dans un jour qui semble ne pas vouloir finir, le général et le chancelier, l'officier de tradition et l'ancien Gefreiter, ce caporal parvenu au sommet du pouvoir mais vulnérable encore. Blomberg a dû être précis parce que la santé de Hindenburg décline vite, parce que la tension monte en Allemagne, parce que Papen, Bose, Jung, Klausener, Schleicher, agissent de leur côté, font pression sur certains éléments de l'armée, parce que la Bendlerstrasse craint que cette tension ne favorise une tentative d'invasion à l'Est ou à l'Ouest, de la part de la Pologne et de la France, parce qu'il faut mettre fin au désordre que provoquent les S.A. et assurer à l'armée une réserve stable de recrues sur laquelle elle aurait la haute main.
Les deux hommes, côte à côte, avancent dans l'allée. Naturellement, si Hitler renouvelle le marché, la Reichswehr prêtera serment de fidélité au nouveau chef d'Etat du Reich. Sur le perron, le secrétaire général Meissner attend le Führer : Hindenburg est réveillé, il peut recevoir Hitler pour quelques minutes. Le vieux maréchal est assis dans un immense fauteuil au dossier droit, il est en civil, vêtu d'une longue redingote noire, un col blanc cassé serré par une cravate noire bâille autour de son cou où se dessinent les deux sillons profonds de la vieillesse. Quand Hitler parait, Hindenburg se lève, le poing gauche serré, la main droite appuyée sur une canne, il salue Hitler d'une inclination de tête. Le lourd visage carré, creusé, couronné de cheveux blancs coupés en brosse, n'exprime aucune sensation : un marbre impassible. Puis Hindenburg se rassied et un chambellan chamarré avance un siège pour le Chancelier. Hitler commence à parler de Venise, du Duce, de l'amitié de l'Italie, mais Hindenburg va l'interrompre par quelques mots et des interrogations qui sont des ordres : Rœhm ? La seconde révolution ? Il faut rétablir le calme en Allemagne, tel doit être le rôle d'un chancelier du Reich, telle est la mission du président du Reich. Le pays a besoin d'ordre, insiste-t-il, l'armée a besoin de calme pour préparer la défense du Reich. Puis, avec l'aide du chambellan, Hindenburg se lève à nouveau, il s'avance lentement, traversant les pièces pesamment ; à ses côtés, Hitler parait frêle, insignifiant, sans lien avec l'histoire de l'Allemagne que Hindenburg semble exprimer par sa seule façon d'être, par son visage même. Il reconduit Hitler jusqu'au perron et là, entouré de ses proches, d'officiers, de chambellans, appuyé sur sa canne, il regarde partir le Führer avec cette indifférence sévère, ces yeux vides qu'ont les vieillards puissants et qui suscitent toujours l'inquiétude chez ceux qui dépendent d'eux.
Or, Hitler, pendant qu'il roule dans le paysage plat de la Prusse-Orientale, mer moutonneuse de landes et de sables qui continue la Baltique, sait que pour quelques semaines encore son sort dépend de Hindenburg, de l'entourage du Feldmarschall et surtout de l'armée : depuis avril, depuis la croisière sur le Deutschland rien n'a changé fondamentalement mais simplement tout s'accélère. Les choix s'imposent, les engrenages tournent : il faut trancher sinon l'armée peut basculer, Hindenburg peut décréter la loi martiale, confier le pouvoir réel aux généraux, balayer les S.A. et que restera-t-il alors du pouvoir de Hitler ?
A Berlin, alors que Hitler grimpe dans son avion pour le retour, Goebbels donne un thé « politique ». Ses réunions d'apparence mondaine sont un moyen commode pour faire se rencontrer des hommes de différents milieux, pour échanger des idées, nouer des contacts, influencer des personnalités. Gœring et Goebbels, mais aussi Hitler, affectionnent ce genre d'assemblées. Le jeudi 21 juin, autour de Goebbels, des hommes d'affaires et des hommes politiques sont réunis : on reconnaît le capitaine d'industrie, le Dr Dorpmuller et le magicien des finances, le Dr Schacht, puis, un peu à l'écart, le vice-chancelier Franz von Papen qui a donc — et cela donne la mesure de sa « souplesse politique » — accepté l'invitation du ministre de la Propagande qui censure pourtant ses discours ; on voit aussi le conseiller d'Etat Gorlitzer, le secrétaire d'Etat von Bülow, l'nspecteur des troupes des transmissions von Kluge, Gordeler. Une assemblée choisie, où se mêlent, comme à l'image du IIIeme Reich, l'Allemagne prussienne et traditionnelle, les représentants de l'armée, les barons des affaires, les hommes politiques conservateurs et les nazis. Goebbels demande un moment d'attention pour Schacht qui veut exposer le problème des réparations : le président de la Reichsbank a un programme ambitieux. Un moratoire sera établi qui favorisera le transfert des intérêts des créanciers étrangers du Reich ce qui les incitera à acheter des produits allemands. Ces exportations accrues permettront au Reich de se procurer des matières premières ce qui aura pour effet de faciliter le réarmement. Papen, Kluge, écoutent avec passion : l'un est lié à la grande industrie de la Ruhr et l'autre à l'armée, or Schacht bénéficie de l'appui total de l'Etat-major et des milieux de l'industrie sidérurgique. Mais Schacht a un adversaire en la personne de Schmitt, ministre de l'Economie, plus favorable à un développement de la consommation intérieure : et Schmitt a le soutien de Rœhm. Le thé politique de Goebbels, façon de présenter la politique de Schacht et l'aide-mémoire qu'il prépare pour le Führer avec l'appui de la Reichswehr est donc loin d'être anodin. Les options économiques de Schacht imposent aussi qu'on en finisse avec Rœhm pour pouvoir se lancer enfin, vraiment, sur la voie du réarmement.
Ses derniers invités partis, Goebbels se fait conduire à l'aéroport de Tempelhof. Rudolf Hess est déjà arrivé et tous deux, sous un ciel rouge d'été, arpentent la piste cimentée : Goebbels, bavard, souriant nerveusement, ayant du mal à se tenir à la hauteur de Hess, qui, l'air soucieux, les mains derrière le dos, écoute, la tête légèrement penchée avec ce visage obstiné et un peu hagard qu'il a toujours. Dans l'immense ciel de l'Allemagne du Nord, l'avion de Hitler apparaît enfin, point noir dans le crépuscule, bientôt le vrombissement des moteurs est distinct et après un premier passage, l'avion, un Junker gris trimoteur, se pose et roule lentement vers le groupe des officiels. L'appareil immobilisé, Hitler descend le premier : il salue Goebbels et Hess, remercie le pilote, puis se met à parler à ses deux ministres. Sans doute fait-il le récit de son entrevue de Neudeck, évoque-t-il la silhouette massive et autoritaire de Hindenburg, le sourire légèrement ironique du Gummilöwe le « lion de caoutchouc » Blomberg. Même s'il n'insiste pas sur le choix qu'on lui impose, ceux qui l'écoutent, ceux qui le voient, le visage crispé, comprennent qu'inéluctablement le temps des décisions vient.
Hitler sur cette plaine de Tempelhof avec sa démarche saccadée, ressemble un peu à ces chefs de pièces qui vont et viennent derrière les artilleurs, scrutant le ciel, écoutant les rapports, enregistrant toutes les données et ne se décidant pas pourtant à commander le feu, parce qu'ils savent d'expérience, qu'une fois partis, les obus ne peuvent plus retourner dans les tubes des canons.
5
SAMEDI 30 JUIN 1934
Aéroport de Bonn-Hangelar, 1 heure 50
(du vendredi 22 au lundi 25 juin 1934)
L'ENVOL
Samedi 30 juin, 1 h 50. La brise s'est levée. Douce et régulière, elle vient du Rhin poussant vers les hauteurs la brume humide. Autour de l'avion, les personnalités nazies se sont rassemblées. Goebbels serre des mains. Hitler, soucieux, fait de brefs et mécaniques saluts nazis, puis le Führer monte l'étroite échelle de fer et le pilote qui est déjà dans l'appareil lui tend la main ; Goebbels, qui semble soulever avec peine sa jambe raide, grimpe à son tour ; Brückner disparait le dernier se courbant en deux pour pouvoir se glisser dans l'avion. Il est 1 h 50 du matin. De la tour de contrôle, une petite construction blanche, basse, éclairée, un signal lumineux confirme l'indication radio : le pilote lance les moteurs les uns après les autres et leur vrombissement aigre d'abord, puis régulier, résonne, répercuté au loin par les hauteurs qui bordent le fleuve. L'appareil commence à rouler lentement, cahotant, prenant la piste qui se dirige vers le Rhin, affrontant la brise de face, accélérant, arrachant d'abord son empennage du sol, puis augmentant encore sa vitesse et décollant enfin aux limites est du terrain, passant au-dessus des barrières, faisant courber les herbes. De la tour de contrôle au pied de laquelle quelques officiels se sont rassemblés, on n'aperçoit plus bientôt que les feux de position rouges et verts qui clignotent dans la nuit qui semble déjà, vers l'est, devenue moins noire et plus grise. Alors que les chefs nazis qui ont accompagné le Führer se dirigent vers les voitures, l'avion prend en enfilade la vallée du Rhin, puis amorce une courbe vers le sud-est, vers Munich.
Très vite l'avion a laissé à sa droite la ville de Bonn, signalée sous la brume par le pointillé des lampadaires.
LA MULTIPLICATION DES INCIDENTS.
Bonn : le vendredi 22 juin, il y a à peine une semaine, l'université de la ville a été le théâtre d'un incident qui inquiète les nazis. Ce matin du vendredi 22 juin, le Gauleiter Grohé, le responsable des organisations nazies, est reçu à l'université. Autour de l'ancien château des archevêques électeurs de Cologne qui abrite l'université, le service d'ordre des groupes nazis est impressionnant : jeunes de la Hitler-Jugend, S.S. et S.A. placés près de l'entrée principale et, dispersés dans le grand jardin qui se trouve derrière le château, de nombreux policiers déambulent dans les allées. Grohé doit parler dans la salle des fêtes de l'université, l'Aula monumentale. Les professeurs, les dignitaires nazis sont au premier rang. A l'entrée du Gauleiter, les étudiants se sont levés. Les représentants des Corporations sont placés sur l'un des côtés de l'amphithéâtre. Le Gauleiter commence son discours dans le silence : il parle du conflit qui oppose la jeunesse hitlérienne et les organisations confessionnelles d'étudiants, il évoque des incidents qui ont eu lieu, il excuse naturellement les violences des Hitler-Jugend : « Si la Hitler-Jugend a été parfois maladroite dans ses méthodes, c'est l'esprit de la jeunesse qui explique cela. Les responsables de la Hitler-Jugend ont pour tâche de ramener cet esprit révolutionnaire de la jeunesse dans les limites nécessaires ». Ainsi sont absoutes les agressions, les vindictes dont se sont souvent rendues coupables les Jeunesses Hitlériennes. Brusquement, alors que le Gauleiter Grohé continue de parler, les représentants des Corporations sans un mot se lèvent et quittent la salle en groupe. Grohé s'interrompt, un murmure parcourt l'assistance, un professeur se lève puis se rassied jugeant son intervention inutile, enfin la séance reprend mais le malaise est perceptible et le Gauleiter abrège son intervention. Il quittera rapidement le château dans sa lourde voiture noire, salué par les autorités universitaires. Sur le visage du Recteur on lit l'inquiétude et le désespoir, le Gauleiter Grohé paraît hors de lui.
Le camouflet qu'il vient de recevoir est d'importance : la presse ne s'en fera pas l'écho mais les nazis s'inquiètent Après le discours du vice-chancelier Papen à Marburg et l'accueil qu'il a reçu des étudiants et des universitaires, l'incident de Bonn semble indiquer que les nazis ne parviennent pas à arrêter la montée de l'opposition dans les milieux intellectuels : n'est-ce pas un signe de plus indiquant que dans les cercles modérés, conservateurs, intellectuels, religieux, on s'écarte du régime ?
N'est-ce pas la preuve qu'il faut réagir vite, montrer à l'Allemagne, aux opposants de tous bords que le nazisme ne peut ni se dissoudre, ni se balayer, qu'il tient l'Allemagne et assurera l'ordre à n'importe quel prix ?
Les services de Berlin sont avertis par Bonn de l'incident. Himmler et Heydrich réunissent immédiatement leur Etat-major. Le général Reichenau est présent à la réunion qui se tient au siège de la Gestapo. Les premières décisions concernant la mise en œuvre du plan de liquidation des opposants — et d'abord naturellement des S.A. — sont prises et transmises. Ce vendredi 22 juin, l'Oberabschnittsführer S.S. Freiherr von Eberstein reçoit l'ordre de mettre ses troupes en état d'alerte. Reichenau pour sa part s'engage à avertir les cadres supérieurs de la Reichswehr de l'imminence de l'action. Ce jour-là aussi, on essaie de prévenir la chancellerie du Reich. Mais le Führer vient de quitter Berlin. A peine rentré de Neudeck, après une nuit passée dans l'austère et massif bâtiment officiel, il a, tôt le matin de ce vendredi, gagné l'aéroport de Tempelhof, pris son avion et décollé vers la Bavière, les montagnes apaisantes de l'Obersalzberg et de Berchtesgaden. Fuite, refus de choisir, souci de laisser faire les autres et le temps ? Hitler ressemble à l'un de ces rois hésitants qui se réfugient loin des complots qu'ils ne veulent pas voir, ou bien à l'un de ces oiseaux de proie qui tournoyaient dans le ciel de l'Allemagne avant de plonger comme une pierre sur leurs victimes.
Il vient donc de quitter Berlin laissant une fois de plus les chefs de la S.S., de la Gestapo et de l'armée dans l'incertitude. Mais maintenant, les hommes du Freiherr von Eberstein dans les casernes S.S. vérifient leurs armes, les gardes sont renforcées, les permissions supprimées. Hitler semble ne rien vouloir savoir de tout cela, de ce grouillement d'ombres qui placent leurs pièges et préparent l'assaut
Ils utilisent tous les événements, les faits divers pour accroître l'inquiétude. Le vendredi 22 juin, toujours, un corps affreusement mutilé est découvert à Gollmütz, près de Schwerin, dans cette région où les collines boisées et les lacs donnent au Mecklembourg le visage d'une contrée riante et douce. Le corps est là, dans l'herbe : les bras sont presque détachés du tronc, le cou est à demi tranché comme si le meurtrier avait essayé en vain de dépecer le cadavre. Les officiers de police, le médecin légiste, les fonctionnaires de l'identité judiciaire entourent le corps. Finalement un témoin reconnaît la victime : il s'agit du régisseur Elsholtz qui administre un domaine avec l'autorité de ces « chefs » d'exploitation agricole rudes avec la terre, les animaux et les hommes. Mais Elsholtz n'est pas que cela : il est aussi trésorier général du parti nazi. Le meurtre dès lors devient une affaire politique. Un certain Meissner est arrêté, il serait le coupable, assassin par vengeance, ulcéré par ces rivalités « paysannes » qui rongent les hommes liés au sol. Cependant les milieux nazis ne se contentent pas de cette explication : Meissner serait proche des milieux catholiques ; l'agence D.N.B. dément mais le bruit est répandu à Berlin par les agents de Heydrich et de Himmler. L'enquête d'ailleurs s'oriente vers la thèse du meurtre politique : 11 personnes sont arrêtées dont 9 font partie de la Deutsche Jugendkraft, organisation de la jeunesse catholique. Le samedi 23 juin, le Westdeutscher Beobachter, publie un article incendiaire, le parti catholique Zentrum, le journal du Zentrum, Germania, sont déclarés responsables de l'assassinat d'Elsholtz : si ces milieux n'attaquaient pas constamment les nazis, écrit le journal nazi, de tels actes ne se produiraient pas. Messieurs les catholiques conservateurs poussent au meurtre des bons Allemands ! L'accusation est précise et elle contient une menace grave. Les hommes du Zentrum protestent mais leurs démentis se perdent dans le flot des nouvelles orientées. La tension monte donc et les dirigeants nazis l'utilise pour préparer l'opinion.
Le samedi, à Potsdam dans la ville de Frédéric le Grand, a lieu l'enterrement d'Elsholtz. La cérémonie est imposante : les tambours résonnent lugubrement dans la grande allée qui conduit à la Nikolaikirche, la grande église à dôme, qui se trouve sur la place de l'Altmarkt. Le cortège s'approche d'un pas lent, les groupes se scindent passant de part et d'autre de l'obélisque dressé au milieu de la place, décoré de médaillons du Grand Electeur et des trois premiers grands rois de Prusse. Le cortège funèbre avance : en tête marchent le ministre Ley et le Gauleiter Oberpräsident de Berlin Kube. Après la cérémonie à la Nikolaikirche, le cortège s'ébranle à nouveau, se dirigeant vers le cimetière de Potsdam : là, l'inhumation a lieu alors que s'inclinent les étendards à croix gammée. Les nazis ont un nouveau martyr.
Après la cérémonie à Potsdam, les personnalités regagnent Berlin rapidement : la plupart sont mobilisées pour prendre la parole à l'une ou l'autre des grandes manifestations que les nazis continuent d'organiser pour célébrer la fête païenne du Solstice d'été.
LA MISE EN CONDITION.
Et tout semble se prêter à cette exaltation de l'épanouissement de la nature. Le ciel, au-dessus de l'Allemagne, en ce samedi 23 juin est d'une beauté légère, les couleurs des lacs et des prés sont douces, c'est moins l'été que l'éclat du printemps. Ley ne s'arrête pas à Berlin. Il se fait immédiatement conduire à Tempelhof où un appareil Junkers l'attend. Dans l'avion, il revoit son discours : il doit parler au début de l'après-midi à Oberhausen, dans la Ruhr. De la carlingue, étroite, où sont assis les uns derrière les autres de part et d'autre les collaborateurs du ministre, on aperçoit les hauteurs qui, au sud, marquent le début de ce cœur hercynien de l'Allemagne avec les masses sombres des forêts, les nuages bourgeonnants et blancs qui commencent à s'élever au-dessus des sommets. Au loin, vers l'avant, une couverture grise et floconneuse que crèvent des colonnes de fumées noires annonce la Ruhr, ses aciéries, le royaume de Krupp et le cœur martelant de la puissance germanique.
Précisément, ce 23 juin, le général Blomberg transmet à la chancellerie du Reich, pour le Führer, un mémorandum, préparé par le général Thomas, spécialiste des questions économiques de la Reichswehr, et qui réclame un dictateur économique pour organiser le réarmement de l'Allemagne : ce dictateur ce devrait être Schacht. Il faudrait liquider l'actuel ministre Schmitt qui veut favoriser une hausse du niveau de vie. Avec Schacht, la production passera avant la consommation et tout sera orienté vers la fabrication de ces barres d'acier qui deviennent des tubes de canon ou des affûts de pièce et qu'on forge depuis plus d'un siècle dans cette Ruhr vers laquelle se dirige l'avion de Ley.
C'est une fois de plus le miracle de l'avion utilisé systématiquement par Hitler et les nazis qui leur permet d'être ainsi dans plusieurs villes d'Allemagne dans la même journée. Le matin, enterrant Elsholtz à Potsdam, l'après-midi parlant aux ouvriers d'Oberhausen.
« Le national-socialisme, s'écrie Ley, veillera à ce que tous prennent leur part des sacrifices nécessaires et il ne tolérera pas que quelques hyènes du champ de bataille tirent profit de ces sacrifices. »
Les groupes nazis applaudissent, les ouvriers sont plus réservés. « Que personne, lance encore Ley, ne s'imagine qu'il pourra vivre comme autrefois... Celui qui espère pouvoir se réfugier sur une île des bienheureux, celui-là commet une erreur immense... »
La mise en condition continue ; pas de pitié pour l'ancien monde, pas de survie possible pour les mœurs d'autrefois, répètent les chefs nazis. On ne peut plus vivre comme avant. Gare à ceux qui s'obstinent
A quelques kilomètres à peine d'Oberhausen où parle le ministre Ley, à Duisbourg, le grand port enfumé de la Ruhr, le ministre Joseph Goebbels s'est chargé d'animer le Gauparteitag (la journée du Parti pour le Gau d'Essen). Il arrive à 14 heures sur le terrain d'aviation pavoisé. Puis ce sont les réceptions, les visites au Hall de la foire d'exposition d'Essen où sont réunis les membres des organisations féminines du Parti. On présente au malingre Goebbels la présidente Madame ScholzKlink : les musiques jouent, les oriflammes nazies sont agitées à bout de bras par des jeunes filles. Goebbels ravi, sourit et son visage paraît encore plus grimaçant. Entre 16 heures et 17 heures au milieu des hurlements des sirènes, Goebbels parcourt les eaux noires du port de Duisbourg où les lourdes péniches chargées de charbon et de minerai de fer ne cessent d'accoster. Enfin, sur le grand stade de Duisbourg c'est la parade attendue : cent cinquante fanfares de la Jeunesse hitlérienne jouent à tour de rôle. Il fait frais : les flammes des torches s'allongent en même temps, couchées par la brise. A 20 heures 57, 1 000 garçons et filles des organisations nazies entonnent le chant des reîtres. L'Allemagne éternelle faite de sève acide et brutale, l'Allemagne des forêts sombres, bondissante, fascinante et puissante semble s'être réveillée sous ce ciel gris chargé de fumées industrielles qui rappellent la force immense des aciéries ; le chant s'élève dans ce décor de cheminées et de poutrelles, de superstructures de grues et de puits de mine. A 21 heures, Terboven, le dirigeant nazi d'Essen prend la parole : quelques mots couverts par les acclamations pour annoncer Joseph Goebbels, cette petite silhouette nerveuse et blême qui monte à la tribune dans la lumière des projecteurs. Il ne mâche pas ses mots : « Il faudra maintenir un bas niveau de salaires, dit-il, parce qu'il a fallu donner du travail à 4 millions de chômeurs. » Les haut-parleurs répercutent au loin, dans la nuit, la voix nasillarde de Joseph Goebbels. Il brosse le programme du parti, « construire un avenir heureux... Ce sera la mission de la jeunesse de le réaliser ». Les cris montent des milliers de poitrines juvéniles : la ferveur et l'enthousiasme éclatent dans cette nuit joyeuse. « Notre mouvement est devenu notre deuxième patrie, nous avons lutté pour qu'il devienne grand. Nous voulons veiller sur ce mouvement comme sur la prunelle de nos yeux », achève-t-il en martelant ces mots. Déjà il avait lancé les mots de fidélité, de constance, de simplicité dans le style de vie. Comment les initiés ne penseraient-ils pas à la Sturmabteilung ? Goebbels a parlé une vingtaine de minutes. A 21 heures 30, le défilé commence au chant du Horst Wessel Lied. Les 150 fanfares accompagnent la marche et à 22 heures 05 s'ouvre la fête du Solstice. Le nazisme tient la jeunesse dans son poing et elle s'exalte croyant avec l'ardeur de ses vingt ans retrouver une force profonde et naturelle. A 22 heures 30, Goebbels quitte le stade où la joie est générale et prend la route pour Osnabrück où il doit à nouveau parler le lendemain.
En arrivant à Osnabrück tard dans la nuit, Joseph Goebbels trouve les nazis de la ville préoccupés. Des nouvelles parvenues de Quentzin, près de Greifenhagen font état d'incidents entre les S.A. et l'association nationale-socialiste des anciens combattants. Le Sturmführer S.A. Moltzahn, l'un des plus anciens chefs S.A. de Poméranie — il fait partie du mouvement national-socialiste depuis 1924 — était à l'honneur ce samedi 23 juin. Dans la petite ville grise, on célébrait aussi la fête du Solstice d'été. Les S.A., les membres des organisations de jeunesse écoutaient le discours du Sturmführer. Les Heil se répètent, scandant les phrases du chef S.A. Mais quand celui-ci veut donner des ordres au chef de la formation des combattants, l'ancien combattant Kummerow, celui-ci refuse. Kummerow s'empare d'un gourdin de chêne, en menace le S.A., puis on en vient aux mains et finalement Kummerow se saisit du poignard du S.A. et frappe Moltzahn à l'abdomen. Les S.A. se précipitent au milieu du tumulte, Moltzahn dont la chemise brune se rougit de sang s'est effondré : on arrête Kummerow. L'Etat-major de la Sturmabteilung s'enflamme. Goebbels à Osnabrück lit les premiers communiqués. La S.A. réclame la dissolution de l'Association d'anciens combattants, « le coup de poignard de Quentzin a atteint tous les Allemands ». Les autres communiqués de la S.A. condamnent par avance tous ceux qui voudront faire de l'incident une affaire individuelle. C'est, selon la Sturmabteilung, une affaire politique « Je ne connais rien de pire que toi et ta S.A. » avait à plusieurs reprises répété Kummerow en s'adressant à des S.A. Après avoir frappé Moltzahn, Kummerow a même lancé : « Si seulement j'avais pu lui transpercer les tripes. » « Un chef de la S.A. qui a sauvé l'Allemagne a été tué », répètent les S.A. Il est sûr qu'ils cherchent à se présenter en victimes : ce ne sont pas eux qui sont responsables du désordre. C'est eux qu'on frappe quand on veut frapper le national-socialisme. Voilà quels sont les résultats de la politique « modérée » des hommes qui conseillent le Führer. Il faut réagir, lance comme mot d'ordre la S.A. après l'incident de Quentzin. On ne peut plus laisser massacrer les héros du national-socialisme, les valeureux chefs S.A. Que va tenter la S.A. ? Dans le climat tendu de cette fin de juin, la question circule, angoissante, de la Bendlsrstrasse au 8 Prinz-Albrecht-Strasse, le siège de la Gestapo. Ceux-là même qui ont fait naître les faux bruits d'un complot S.A. qu'il faudrait déjouer commencent à s'inquiéter. Si réellement les hommes de Rœhm prenaient de vitesse leurs adversaires et frappaient en se servant du moindre prétexte comme l'incident Quentzin ? On essaie, en ce 23 juin, de toucher Hitler mais il est en route pour son chalet de Berchtesgaden et on ne peut le joindre. Goebbels téléphone longuement à Heydrich, puis à Himmler.
A Berlin, dans tous les groupes qui sont hostiles aux S.A., un pas de plus est ainsi franchi : l'inquiétude, la crainte d'être devancés poussent les uns et les autres à brûler leurs vaisseaux.
Ce samedi 23 juin, en fin de journée, le Generaloberst Fromm, chef des services généraux de l'armée, a rassemblé les officiers qui sont sous ses ordres pour une conférence confidentielle. Elle se tient à la Bendlerstrasse. Ne sont présents dans la salle au sol pavé de marbre blanc, raides sur leurs chaises à haut dossier symétriquement rangées autour de la longue table noire, que des officiers supérieurs. Le Generaloberst après un bref salut annonce solennellement qu'il tient de source sûre qu'un projet de coup d'Etat — un coup d'Etat imminent — a été mis au point par le capitaine Rœhm qui compte agir avec l'aide des hommes de la S.A. L'armée doit être prête à intervenir pour assurer la défense de la légalité. Les officiers restent immobiles : ce n'est pas le lieu où l'on peut faire des commentaires.
Le lendemain, dimanche 24 juin, la nouvelle donnée par le generaloberst Fromm est confirmée : le général von Fritsch rassemble à son tour les officiers supérieurs présents à Berlin et leur ordonne de se préparer à faire échec à une tentative de putsch S.A. Toutes les informations, déclare Fritsch, tendent à prouver que le putsch S.A. est pour bientôt : quelques heures ou quelques jours au plus. Nécessairement, avant la mise en congé de la Sturmabteilung qui doit intervenir le 1er juillet. Les officiers supérieurs sont tenus de rassembler avec le maximum de discrétion leurs troupes et de les mettre en état d'alerte. Ainsi, après les S. S., la Reichswehr est donc à son tour sur pied de guerre. Et à Berlin, ce dimanche 24, les promeneurs d'Unter der Linden voient passer de nombreuses voitures de la police : depuis ce matin, elle aussi est en alerte. Autour des Sections d'Assaut, le piège se referme inexorablement.
Pourtant ces combattants des premières heures du nazisme, ces hommes qui ont participé aux assassinats et dont certains ont été mêlés à l'affaire de l'incendie du Reichstag, ces chefs S.A. qui, parce qu'ils connaissent le passé de leurs camarades aujourd'hui membres des S.S. ou de la Gestapo, qu'ils n'ignorent rien de tant de règlements de comptes maquillés en faits divers anodins, ces vieux Alte Kämpfer ne paraissent pas se méfier.
Devant la pension Hanselbauer face au lac, les voitures stationnent, les visites se succèdent, les S.A. de la région, les responsables qui arrivent de toute l'Allemagne sont détendus, joyeux. Certains, ce dimanche 24 juin, se précipitent dans l'eau glacée du lac de Tegernsee ; d'autres somnolent ou boivent. Rœhm plastronne, entouré de ses jeunes aides de camp, il répète, devant des auditeurs nouveaux chaque fois, qu'il a confiance dans le jugement du Führer, son vieux camarade Adolf Hitler qui, finalement tranchera en faveur de la Sturmabteilung. Certains chefs S.A. expriment des inquiétudes : Rœhm éclate de rire ou balaie d'un geste les objections : quand le Führer aura pris connaissance, ici-même, dans la grande salle de la pension Hanselbauer, des doléances des S.A., il ne pourra que s'incliner et leur donner raison. Et puis si... Le capitaine Rœhm n'achève pas ses menaces à demi formulées, de toute façon, elles se situent dans l'univers de l'impossible. Et la fête éclate dans ce dernier dimanche de juin, on chante le Horst Wessel Lied, on boit la bière légère de Munich. Tour à tour, les chefs S.A. présents lèvent leurs chopes, prononcent des allocutions à la gloire de la Sturmabteilung. On flétrit les associations d'anciens combattants responsables du meurtre de Quentzin. Rœhm dit quelques mots, puis l'on reprend en chœur des chants de guerre. Dans la petite ville, les curistes, paisiblement, longent le bord du lac. Des Munichois sont venus passer ce dimanche à la montagne : certains applaudissent ou saluent quand ils croisent les voitures des S.A. Il fait beau, l'air est vif et les uns encourageant les autres, des S.A. plongent à nouveau dans les eaux du lac.
LES DERNIERS PREPARATIFS
Pendant que les S.A., le corps nu, s'ébrouent dans l'eau bleutée du Tegernsee, au siège de la Gestapo, à Berlin, Himmler et Heydrich reçoivent les responsables S.S. d'Allemagne : la plupart sont arrivés à Berlin la veille et ont passé la nuit dans les casernes S.S. ou bien au 8 Prinz-Albrecht-Strasse. Maintenant, alors que Berlin sous le ciel d'été s'apprête à vivre un dimanche de détente, les officiers de l'Ordre noir sont réunis autour de leurs chefs. C'est Heydrich qui parle : toujours efficace et glacé, il va droit au but ; l'Etat-major de la Sturmabteilung, dit-il, prépare une révolte qui va être déclenchée avant peu, d'ici à quelques jours. Les mots tombent comme un couperet ; cette révolte S.A. devra être prévenue — Heydrich insiste sur le terme — et réprimée avec la plus extrême rigueur. Les listes des conjurés S.A. et de leurs complices ont été fournies déjà sous pli scellé aux différentes formations S.S. Le moment venu, l'exécution des ordres devra se faire sans défaillance. Avec la rigueur nationale-socialiste. Les complices qui n'appartiennent pas à la S.A. devront aussi être pourchassés. Il faudra suivre les consignes, sans considération du passé des complices, de leur grade dans la S.A. ou la Reichswehr.
Les chefs S.S. écoutent, enregistrent la détermination de Heydrich et de Himmler. Chez certains d'entre eux qui ont, pour différentes raisons, eu à souffrir des S.A., que la réussite de tel ou tel ancien camarade a ulcérés, la joie monte : enfin le jour est proche où leur rancœur accumulée deviendra action politique bienfaisante pour l'Allemagne. Et ils liquideront aussi ces prétentieux qui ergotent et contestent parce qu'ils sont généraux de la Reichswehr ou conseillers de Franz von Papen.
Ce jour précisément, ce dimanche tranquille de juin où un degré de plus est franchi, le général von Schleicher regagne Berlin. Des amis sûrs, sans doute en poste à la Bendlerstrasse, l'avaient averti, au printemps, du danger qu'il pouvait courir. Il a entrepris un long voyage en voiture, après avoir séjourné un temps sur les rives apaisantes et verdoyantes du lac de Starnberg.
Maintenant, avec sa femme, il rentre dans la capitale et retrouve sa villa bourgeoise et cossue des faubourgs. Une fois de plus, il lui semble que son flair ne l'a pas trompé : le calme règne. Ses amis s'étaient inquiétés à tort. La vie va reprendre son cours. Schleicher ne se doute pas que ce même jour Heydrich, Himmler et les chefs S.S. achèvent leurs derniers préparatifs. Il ne sait pas qu'il figure sur leurs listes et que le dimanche 24 juin, coloré par la joie qu'il éprouve à retrouver Berlin, est son dernier dimanche.
Il ne voit pas, lui qui s'imagine être le général le plus politique et le plus habile de la Reichswehr, les signes qui s'accumulent : non seulement les voitures de police qui circulent lentement comme pour surveiller la ville pourtant tranquille, mais aussi cette interview du Chancelier Hitler qui paraît dans le News Chronicle et dans laquelle le Führer parle du « sacrifice », peut-être nécessaire « des amis des premiers jours ». Sans doute le général Schleicher comme tant d'autres Allemands et les chefs S.A., est-il rassuré par l'absence de Hitler dont la radio et la presse annoncent qu'il se repose dans son chalet de Berchtesgaden. Comment une opération brutale pourrait-elle se préparer alors que le Führer n'est pas à Berlin, qu'il pose pour les photographes en culotte tyrolienne et reçoit ses intimes dans le grand salon vitré qui domine les alpages ?
Et les cinquante mille personnes qui se rassemblent dans un grand parc de la banlieue sud de Berlin pour assister à la messe dominicale célébrée par Mgr Barres sont, elles aussi, tranquilles. Dans l'herbe courte et drue, les fidèles s'agenouillent, en longues files, ils se dirigent vers l'autel pour communier, puis le Dr Klausener, directeur général des Travaux publics du Reich, qui fait figure de leader des catholiques allemands, prend la parole. Son discours est modéré : il adresse même quelques éloges au gouvernement et se contente de réclamer le droit, pour les catholiques, de célébrer dignement leur culte. Mais n'est-ce pas précisément ce qu'ils font, ce qu'ils viennent de faire et n'y a-t-il pas là la preuve que tout est calme dans le IIIeme Reich ?
Le Dr Klausener est applaudi vigoureusement avec calme, résolution et tranquillité.
Au même moment dans une autre banlieue, l'enthousiasme se déchaîne sur le stade de Berlin. Des dizaines de milliers de spectateurs crient leur joie en agitant des drapeaux à croix gammée et des drapeaux bavarois ; à la dernière minute de jeu, l'équipe de football de Oberhausen, la célèbre Schalke 04 vient de briser le match nul et de marquer le but décisif contre le I.F.C. Nuremberg : elle remporte le championnat d'Allemagne. La foule reste longtemps sur les gradins à commenter les dernières passes : Kalwitzki a « feinté » deux défenseurs et glissé la balle à l'avant de Oberhausen Kuzonna qui a marqué. Puis la foule s'écoule joyeusement, les enfants sont sur les épaules de leurs pères, des ouvriers endimanchés des faubourgs de Berlin discutent âprement avant de se rendre dans les brasseries trinquer au vainqueur. Tout paraît normal dans la capitale, joyeux même, parce que la journée d'été est longue.
Les voitures noires des chefs S.S. qui regagnent leurs régions croisent à la sortie de la ville des groupes qui reviennent du rassemblement catholique ou du stade. Les S.S. passent, la foule s'écarte, des S.A. mêlés à elle saluent, goguenards.
Ces hommes en chemise brune que peuvent-ils craindre ? Ne sont-ils pas toujours les puissants Alte Kämpfer auxquels les ministres eux-mêmes rendent hommage ? Les S.A. de la Ruhr, mêlés aux travailleurs aux visages burinés, à la peau racornie et comme brunie par la lueur des forges et des fours sont rassemblés depuis le dimanche matin 8 heures 40 dans le hall n° 5 de la foire-exposition d'Essen-Mülheim. Ce grand bâtiment de ciment armé, démesurément long, gris, triste, avec sa voûte en arc brisé, ressemble au temple austère de l'industrie, puissante et sinistre. Une large allée a été aménagée au centre et les sièges ont été disposés de part et d'autre. Des drapeaux, d'immenses étendards à croix gammée, pendent des balcons, couvrent la tribune qui a été aménagée au milieu du hall. S.A., travailleurs, jeunes des organisations nazies attendent depuis le matin et sous la voûte résonnent les éclats de voix, montent les vapeurs de milliers d'haleines car, dans ce hall de ciment, la température n'est pas élevée. A 8 heures 45, le chef régional de la Hitler-Jugend grimpe à la tribune : la grande démonstration a commencé. Il faut lutter contre les préjugés sociaux et l'esprit de classe, on va brûler, lance-t-il, les casquettes des lycéens et des étudiants qui sont le signe des hiérarchies passées. Certains, dans le hall, commencent à hurler de joie, et les cris redoublent quand on annonce l'arrivée de Rudolf Hess : « Il faut une discipline à la jeunesse » dit l'adjoint du Führer, et les cris d'exploser. Bientôt, après que Hess a terminé son allocution, ce sont les chants qui retentissent, les S.A. présents crient avec les jeunes et quand, vers 10 heures, la voiture découverte où ont pris place Ley et Goebbels arrive devant le hall, c'est un salut violent qui court sous la voûte.
Les deux ministres portent une casquette, Goebbels, sur sa veste, arbore un brassard à croix gammée et assis à côté de Ley, Ley corpulent et massif, le ministre de la Propagande ressemble à un être inachevé, rabougri, grimaçant. Les deux ministres vont faire appel à la discipline. « Le pouvoir atteint son apogée, lorsque la violence n'est pas nécessaire » dit Ley. Pourtant Goebbels après avoir répété une formule voisine, lance, le poing serré, des attaques contre les ennemis du régime : « Ils se manifestent sous bien des masques, tantôt ils apparaissent comme des officiers de réserve ou comme des intellectuels ou comme des journalistes ou encore comme des prêtres », dit-il. Les S.A. présents hurlent à tout rompre. Karl Kuhder se souvient, il était au fond du hall, près de la porte avec d'autres S.A. Quand Goebbels a ajouté : « En fait, c'est toujours la même clique... Elle n'a rien appris. Elle ferait aujourd'hui ce qu'elle a fait hier », lui et ses camarades ont « reconnu leur Goebbels et leur Reich». Enfin, à nouveau dur aux Junkers, aux officiers, aux intellectuels. Karl Kuhder et ses camarades ont acclamé Goebbels. « Nous avions tellement crié, dit-il, que nous étions totalement sans voix. » Ils n'ont pas écouté Goebbels répéter : « Notre révolution s'est développée sous le signe de la discipline et de la loyauté », mais ils ont hurlé de joie quand il a lancé : « Je suis persuadé que nous avons le pouvoir de faire tout ce que nous jugeons utile. Notre pouvoir est illimité. »
« Notre pouvoir est illimité » reprennent les S.A. et les jeunes de la Hitler-Jugend. Ils courent le long de l'allée, accompagnant Goebbels jusqu'à sa voiture. Une ovation salue son départ. « Nous croyions que l'on nous avait enfin donné raison, nous en étions sûrs », dit encore Karl Kuhder. Goebbels ne venait-il pas de condamner tous les Papen d'Allemagne, ceux que Rœhm et les siens dénonçaient depuis des mois et des mois ? Karl Kuhder ajoute : « C'est vers 12 heures que Goebbels a quitté le hall d'Essen. On disait qu'il partait en avion pour Hambourg, qu'il devait assister au Derby allemand. »
LE DERBY DE HAMBOURG
Le ciel, au-dessus de Hambourg, est gris, des nuages légers mais tenaces s'effilochent en bandes parallèles. Il tombe une petite pluie fine : la foule est considérable. Le Derby, créé en 1869, attire toutes les catégories sociales. Sur la pelouse, de nombreux ouvriers de Hambourg, des employés se pressent malgré la pluie. Un train spécial a amené, de Berlin, de nombreux diplomates qui doivent aussi assister à la Kieler-Woche — les régates de Kiel. Les personnalités, la plupart en uniforme, se saluent dans les tribunes. On reconnaît des membres du gouvernement du Reich, du gouvernement de Prusse, le Reichssportführer Tschammer von Osten. Sur la route qui vient de Hambourg, s'étire une file de voitures longue de plus de 5 kilomètres. Brusquement, une automobile officielle, escortée par deux motocyclistes double la file et on reconnaît Franz von Papen qui assiste au Derby. Il gagne la tribune centrale. De toutes parts, on accourt vers lui, les applaudissements éclatent. Le vice-chancelier raconte : « Je me rendis à Hambourg, pour assister au Derby d'Allemagne. A peine eus-je atteint les tribunes que des milliers de gens accoururent vers moi en criant « Heil Marburg, Marburg ! » Une manifestation vraiment inattendue de la part des Hambourgeois d'habitude plutôt flegmatiques, d'autant plus qu'il s'agissait d'une fête purement sportive ». Au fur et à mesure que la foule apprend la raison de ces applaudissements ils redoublent, on s'avance vers les tribunes. « Je pouvais à peine faire un pas sans me trouver bloqué par des centaines d'hommes enthousiastes, si bien que je commençais à me sentir quelque peu gêné », dit encore Franz von Papen.
Des officiers S.S. affichent leur mépris. Des S.A. bardés de décorations quittent les tribunes : la manifestation spontanée a un sens politique clair. On approuve Papen d'avoir su clamer quelques vérités sur le fonctionnement du IIIeme Reich.
Cependant les chevaux se sont présentés et l'attention se détourne de Papen. C'est la première course : Orchauf, à l'extérieur, une magnifique bête nerveuse, tendue, piaffe, alors que les jockeys tiennent bien en main Agalire qui est à l'intérieur, Palander au deuxième rang. Très vite, Graf Almaviva prend la tête du peloton qui court sous le ciel bas, dans le silence entrecoupé d'acclamations lointaines qui déferlent brutalement quand Athanasius, l'un des favoris, démarre, talonné par Blintzen. Course magnifique que ne trouble même pas le temps puisque la pluie a cessé : on voit simplement jaillir sous les sabots rageurs des chevaux des éclats de boue. A la fin de la première course, on entend à l'entrée du champ de course des acclamations, des mouvements agitent la foule, des officiers courent : le ministre Joseph Goebbels arrive d'Essen où il vient de prononcer un discours. On l'aperçoit qui gesticule, paraît s'indigner. Des informateurs lui racontent la manifestation en faveur de Papen. Il proteste, refuse de se trouver assis, à la tribune d'honneur, aux côtés de l'homme qu'il vient d'attaquer à Essen et qui symbolise cette « clique qui n'a rien appris ». Il se rend donc sur la pelouse parmi « les travailleurs du poing », le peuple des ouvriers allemands. On le reconnaît, on l'acclame. Papen note seulement : « Il obtint quelques applaudissements isolés — les Hambourgeois sont des gens polis — mais ce fut tout. »
Papen hésite un instant puis sentant que la foule lui est favorable, il prend la décision d'affronter Goebbels. « Je résolus, raconte-t-il, de profiter au maximum des bonnes dispositions du public. C'était au fond une excellente occasion de me rendre compte si mon discours de Marburg avait plu aux seules classes supérieures ou s'il avait rencontré l'approbation des masses laborieuses. Je suivis donc Goebbels aux places à bon marché. Là, ma réception fut encore plus chaleureuse. Débardeurs, étudiants, ouvriers me firent une ovation délirante. Cette fois, c'en fut trop pour Goebbels. Vert de rage, il décida de ne pas assister au banquet officiel ».
Le ministre de la Propagande quitte donc le champ de courses. Il regagne la capitale allemande. A Gœrlitzer, Gauleiter adjoint de Berlin, il déclare : « Cet animal de Papen est beaucoup trop populaire. Essayez donc, dans vos journaux, de le rendre ridicule. » Heydrich et Himmler sont immédiatement avertis de la manifestation du Derby. Hitler, dans son chalet de Berchtesgaden reçoit aussi de Goebbels un récit détaillé. Il y a les clameurs enthousiastes d'Essen, la Jeunesse hitlérienne qui a hurlé sa joie, les fêtes du Solstice durant lesquelles ont brûlé les torches et les feux de la ferveur germanique où communient le nazisme et les mythes païens. Mais, il y a aussi tous les Papen, les Klausener ; cette constellation imprécise d'opposants plus ou moins déterminés, et aussi ces S.A. qui, autour de Rœhm, à Bad Wiessee attendent, espèrent tirer parti des agitations de la « clique » réactionnaire dénoncée par Goebbels.
Le Führer écoute, médite, se repose. Il regarde les sommets glacés. Il lui faut choisir : de part et d'autre il sent l'impatience monter. Papen pousse ses avantages, Roehm rassemble ses troupes, Himmler et Heydrich lancent déjà leurs tueurs sur les routes du Reich et les soldats de l'Ordre noir n'attendent plus qu'un signe pour traquer leurs victimes. Heure après heure, alors que l'Allemagne se passionne pour les résultats du Championnat national de football, que les joueurs enregistent que, dans le pari couplé du Derby de Hambourg, lors des deuxième et troisième courses, Tilly et Mitternach sont dans les rapports gagnant 204 et placé 10, que les Munichois, après la journée du dimanche passée à Bad Wiessee, regagnent la capitale bavaroise, que dans la pension Hanselbauer les chefs S.A. somnolent, heure après heure, alors que l'Allemagne vit dans l'ignorance et la quiétude de ce dernier dimanche de juin, le moment du choix et de l'action s'est encore rapproché pour le Führer.
Franz von Papen rejoint Berlin quelques heures après Goebbels. Le banquet offert par la ville de Hambourg aux différentes personnalités présentes au Derby a été animé. Seuls, agressifs, quelques officiers de la Sturmabteilung qui boivent beaucoup et parlent haut ont ignoré ostensiblement le vice-chancelier. Après une courte nuit de sommeil, Papen a, à nouveau, quitté la capitale dès le matin du lundi 25 juin. Il doit assister, en Westphalie, au mariage de sa nièce.
Mais, durant toute la cérémonie solennelle, à laquelle assistent de nombreux officiers de la Reichswehr, Franz von Papen se montre distrait, inquiet. Son secrétaire particulier, à plusieurs reprises, lui remet de courts messages, des dépêches. Et le visage du vice-chancelier se crispe : il sourit aux jeunes époux, aux parents, mais on devine que son esprit est ailleurs. C'est que de Nuremberg à Cologne, les attaques contre lui se multiplient. Papen a trop pratiqué les milieux gouvernementaux et politiques pour ne pas sentir que l'atmosphère se tend en Allemagne, que les nazis — le pouvoir — se préparent à agir.
A Nuremberg, c'est Gœring qui prend la parole. « Nous n'avons pas besoin de froide raison, il nous faut de l'ardeur » martèle-t-il. Son lourd visage empâté, où le dessin régulier des traits est enseveli sous la graisse pâle, est secoué tout entier par l'effort. De grands événements se préparent, dit-il, menaçant. « On verra bientôt que l'Allemagne diffamée est la plus grande des nations civilisées ». Papen médite ; quels sont ces grands événements ? On lui transmet un autre texte : Hess parle en ce moment même à la radio de Cologne et son discours est retransmis par tous les émetteurs d'Allemagne. Ce discours du deuxième personnage du Parti, un lundi, ne peut que surprendre. Pourquoi cette visite inopinée de Hess à Cologne, ces officiels rassemblés à la hâte sur le terrain d'aviation de Butzweilerhof, le Sturm S.A. qui rend les honneurs constitué en dernière minute et le Gauleiter Grohé, le Brigadeführer Hovel qu'on a retrouvés in extremis pour les conduire au champ d'aviation afin d'accueillir le ministre du Reich ? Celui-ci n'a qu'un seul but : se rendre à la maison de la radio et y prononcer un discours, puis repartir pour Berlin. Etrange procédé qui marque à la fois la détermination et l'improvisation, comme si une décision venait d'être prise qui mûrissait depuis longtemps et qu'il fallait immédiatement faire passer dans les actes, fût-ce un lundi, fût-ce sans aucune apparence de prétexte. Et le discours de Hess est violent, exalté, mais aussi imprécis, menaçant tout le monde, Papen et Rœhm, répétant seulement : « Une seule personne est au-dessus de toute critique : le Führer. Chacun sait qu'il a toujours eu raison et qu'il aura toujours raison. Dans la fidélité aveugle, dans l'abandon total au Führer sans que jamais on ne demande le pourquoi des choses, dans l'exécution sans restriction de tous ses ordres, est la racine même de notre national-socialisme. Le Führer obéit à un appel, à une vocation plus haute. Il a la tâche de former les destins de l'Allemagne. » Hess attaque les « critiqueurs » puis il détache mot à mot les phrases qui sont autant de sombres avertissements. « Malheur à celui qui, chaussé de lourdes bottes, veut avec maladresse se glisser dans la trame subtile des plans stratégiques du Führer, s'imaginant parvenir au but plus rapidement. C'est un ennemi de la révolution. » Qui, sinon Rœhm et ses S.A. impatients, peut être visé ? Et l'avertissement retentit encore: « Seuls les ordres du Führer à qui nous avons juré fidélité sont valables. Malheur à celui qui devient infidèle, malheur à celui qui croit pouvoir servir la révolution par une révolte ! »
Malheur sur celui-là ! Et qui d'autre que Rœhm cette malédiction peut-elle viser ? Mais Franz von Papen demeure inquiet : il sait que les révolutions pratiquent souvent l'amalgame et que dans les charrettes qui cahotaient sur les pavés de Paris en 1794 on trouvait, côte à côte, destinés à la même guillotine, un ci-devant noble, officier de l'armée royale et un enragé ou un girondin, révolutionnaires rejetés ou dépassés. Pourquoi Hitler ne jetterait-il pas dans le panier de son, la tête de certains S.A. et celles de certains modérés, la tête du reître Rœhm et la tête du gentlemen-rider Papen ?
Les radios de toutes les villes d'Allemagne reprennent le discours de Hess, les journaux l'impriment à la hâte sous le titre « Seul le Führer ordonne les révolutions ». Et pourtant les chefs S.A., à Bad Wiessee ne se sentent pas concernés. Hitler ne doit-il pas venir s'expliquer avec eux ? Que craindraient-ils de leur Führer ? Ailleurs dans les villes et les villages d'Allemagne c'est aussi la même passivité comme si la politique, les avertissements de Hess, répétés pourtant, ne concernaient que quelques groupes.
« IL EST TROP TARD MAINTENANT »
A Oberhausen, on se soucie bien peu de ce que dit le ministre Hess. Toute la ville est dans la rue pour accueillir la Schalke 04 qui rentre de Berlin après son match victorieux ; la gare est assiégée : les S.A., les S.S., la police ferroviaire, tous sont débordés par la marée humaine qui acclame les joueurs, et surtout l'avant Kuzonna qui a marqué le but décisif. On lui pose sur les épaules une couronne en feuillage, énorme, qui lui descend au-dessous des genoux, puis le défilé commence dans la ville pavoisée. L'équipe de football est entassée dans deux voitures découvertes et toute la population la salue avec enthousiasme. Qui se soucie de Hess, des S.A., de la Gestapo? La foule est là dans la fête populaire, toute une ville détendue et joyeuse agitant des drapeaux, ovationnant les vainqueurs d'un match de football comme dans n'importe quel régime démocratique où personne ne craint la brutale intervention des hommes armés, les persécutions des S.S. et des S.A. qui saluent le bras levé, mais que la foule ignore. On se croirait en Angleterre, dans l'une de ces villes industrielles où l'acier est roi ou bien en Suède. Oberhausen, ce lundi 25 juin, ce pourrait être la cité ouvrière de l'un de ces pays tranquilles, qu'enthousiasme le sport et qui ont oublié depuis des siècles les putschs, les complots, les polices secrètes et leurs tueurs, qui n'ont pas au cœur de l'Etat, une puissance respectée, inquiétante, la Reichswehr.
La Reichswehr, alors qu'on crie dans les rues d'Oberhausen, est sur ses gardes. Elle attend le putsch des S.A. Les officiers sont tenus d'avoir en permanence à portée de la main une arme. Certains s'insurgent : ils ne croient pas à la menace et refusent d'être dupes de ce qu'ils sentent être une machination. Quand un lieutenant vient, parce qu'il en a reçu la consigne, placer dans le bureau du colonel Gotthard Heinrici, des services généraux de l'armée, un fusil, pour qu'il puisse se défendre contre les S.A., Gotthard Heinrici s'emporte : « Je vous en prie, crie-t-il, ne vous rendez donc pas ridicule ! » Dans de nombreuses casernes ou dans les bureaux d'Etat-major des officiers ont des réactions semblables.
En Silésie, le général Ewald von Kleist commande les troupes de la région militaire. C'est un officier remarquable, un militaire qui a le sens de l'honneur et une haute idée des principes. Depuis plusieurs jours des avertissements lui annoncent que la Sturmabteilung s'apprête à agir. Les dépêches proviennent de la Bendlerstrasse et de la Gestapo. Finalement, le général prend contact avec Heines qui commande les S.A. en Silésie : celui-ci nie, jure tout ignorer, et Kleist, sceptique déjà, se rend à ses arguments. Ne se trouve-t-on pas avec ces fausses alertes, ces rumeurs, en face d'une provocation montée par un groupe, sans doute les S.S., afin de dresser l'armée contre les S.A. pour permettre à l'Ordre noir de tirer parti de l'affrontement ? Kleist se rend immédiatement à Berlin. A la Bendlerstrasse, il lui est impossible d'attendre patiemment, il fait les cent pas dans l'antichambre du général Fritsch qui, sur la foi de nombreux rapports, a transmis les ordres d'alerte aux différentes unités. Finalement Kleist est reçu. Après quelques mots, sans hésiter, il dit son inquiétude, analyse le cas de la Silésie où tout est calme chez les S.A., il multiplie les arguments, et Fritsch peu à peu est ébranlé. La Reichswehr serait-elle dupe ?
On convoque Reichenau. Il arrive, raide, sanglé dans son uniforme. Il écoute sans bouger, sans manifester la moindre surprise ; Reichenau est au cœur de la machination. Il sait, mais pendant que le général Fritsch parle, et malgré son impassibilité distante, Reichenau s'inquiète : les scrupules d'hommes comme Kleist peuvent fort bien freiner l'action, sinon la compromettre. Et plus le temps passe, plus les doutes et les réticences d'officiers peuvent s'accroître. Il faut aller de l'avant, prendre de vitesse les hésitants, entraîner les tièdes, passer aux actes pour créer l'irréversible. Reichenau dans le grand bureau du général Fritsch regarde Kleist puis Fritsch et ne se donne même pas la peine de discuter leurs thèses.
« De toute façon, dit Reichenau sèchement, il est trop tard maintenant. »
6
SAMEDI 30 juin 1934
En vol au-dessus du Taunus. 2 heures 30
(du mardi 26 au jeudi 28 juin 1934)
LES S.S. A KAUFERING
Samedi 30 juin, 2 h. 30. Le bruit des moteurs dans le Junkers rend difficile toute conversation. Il faut crier pour se faire entendre, et Joseph Goebbels s'y essaie, parlant avec Lutze. Cela fait environ une demi-heure que l'appareil a quitté Bonn-Hangelar. Le ciel est clair. Hitler est dans la cabine aux côtés du pilote, le col de son manteau de cuir relevé, il est penché en avant et, Goebbels l'indiquera plus tard, « il a le regard fixé devant lui, il regarde sans mouvement l'obscurité infinie ». Le Führer se tait. De temps en temps, le pilote lui donne une indication, criant un nom de ville et montrant du doigt le damier irrégulier dessiné par les lumières clignotantes. On a ainsi aperçu Ems, Nassau, laissées sur la droite de l'appareil, vite disparues ; l'avion, progressivement, a pris de la hauteur et maintenant il survole la ligne de crête du Feldberg qui fait une barre plus sombre. Légèrement à droite, encore, on distingue, scintillant faiblement, le confluent du Main et du Rhin et, paraissant voisines, Wiesbaden et Mayence entourées d'un halo lumineux. Régulièrement, résonnant dans la cabine, la voix du technicien d'une station de contrôle de vol, donne des indications sur le temps au-dessus du Steigerwald, de la Frankenhöhe, ces hauteurs moyennes qui courent comme des nervures sur le sol de l'Allemagne. Sur toute la région, jusqu'à Munich, le ciel est clair : le pilote signale au Führer qu'il va obliquer plus nettement vers le sud-est, gagner directement Munich.
Il est 2 h 30. Tout le monde dort dans la pension Hanselbauer au bord du lac de Tegernsee. Dans l'une des petites chambres, Edmund Heines a passé son bras autour de l'épaule d'un jeune S.A. et l'attire contre lui, lui demandant de rester avec lui, de ne pas rejoindre les autres, de prolonger les gestes amoureux par cette promiscuité du sommeil commun, côte à côte. Il aura bien le temps, au petit matin, de quitter discrètement la chambre. Le jeune S.A. somnolent, s'endort.
A Kaufering, les ordres claquent Les S.S. de la Leibstandarte dans le bruit des bottes qui frappent le sol exécutent mécaniquement les gestes de la mise en rang : ils redeviennent à nouveau un seul groupe, chacun d'eux lié à son voisin, pièce d'une machine efficace, exécutants sélectionnés et dressés. Le Gruppenführer S.S. Sepp Dietrich vient d'arriver. Il parle d'une voix gutturale : obéir, les traîtres doivent être mis hors d'état de nuire quelles que soient leurs fonctions, leur passé. L'état-major S.A. est un nid de traîtres, de débauchés, nous de la S.S. Leibstandarte, nous allons nettoyer ce bourbier, défendre l'honneur de l'Allemagne et protéger le Führer. Heil Hitler, Heil ! Dans la nuit, les cris achèvent de souder les hommes les uns aux autres. Les camions s'avancent. Les deux compagnies de S.S. s'installent en silence. Entouré des officiers, les mains derrière le dos, les jambes écartées dans une attitude qui lui est familière, un sourire de satisfaction sur les lèvres, le Gruppenführer Sepp Dietrich surveille la scène. Il connaît la direction du convoi : pension Hanselbauer, Bad Wiessee, sur les bords du lac de Tegernsee.
LE DOCUMENT SECRET DU CAPITAINE PATZIG
Sepp Dietrich n'est pas qu'un exécutant : il est l'un des chefs S.S. sur qui se sont appuyés Himmler et Heydrich pour monter leur piège. Un piège qu'il faut perfectionner chaque jour parce qu'il est menacé par tous ces impondérables qui font que tant de conspirations politiques minutieusement préparées, paraissant bénéficier de tous les appuis, se sont effondrées comme château de cartes pour une confidence imprudente ou l'action inattendue d'un homme pris de scrupule.
Heydrich sait cela : c'est un méthodique. Quand Reichenau l'avertit que les généraux von Kleist et von Fritsch commencent à avoir des doutes sur la réalité du complot S.A., il réagit. Il faut accentuer les inquiétudes des officiers : leur montrer que les S.A. les menacent réellement. La Gestapo est déjà experte en matière de fabrication de documents.
Le mardi 26 juin, Sepp Dietrich se présente à la Bendlerstrasse, demande à voir un officier du cabinet du général Blomberg, et lui transmet un document confidentiel qu'il aurait obtenu d'un Führer de la S.A., révolté par le texte du plan. Blomberg quand il prendra connaissance quelques instants plus tard du document sera saisi de panique et de colère : l'état-major de la Sturmabteilung prévoit la liquidation, au cours du putsch, de tous les officiers supérieurs de la Reichswehr. Il faut purger l'armée de ces conservateurs bornés, dit le texte, les remplacer par des officiers révolutionnaires ; les généraux Beck et Fritsch sont nommément désignés comme devant figurer parmi les premières victimes.
Ce même jour, le capitaine de corvette Patzig pénètre comme à l'habitude dans son bureau. Il a longtemps servi dans la marine, mais depuis quelques mois il dirige le service de renseignements de l'armée, l'Abwehr, que la défaite de 1918 n'a pu démanteler et qui a constitué dans les années noires l'âme secrète de la Reichswehr, âme de la nation vaincue. Or, sur sa table de travail, bien en évidence, le capitaine Patzig trouve un document. Consultés, les plantons, les officiers de service diront tout ignorer de sa provenance. Il est là, mystérieux, explosif : il s'agit en effet de la copie d'un ordre donné par Rœhm à la S.A., pièce secrète décidant l'armement immédiat de la Sturmabteilung. N'est-ce pas la preuve décisive de la préparation d'un putsch S.A. ? Patzig avertit ses supérieurs et peu après le général von Reichenau pénètre dans le bureau du chef de l'Abwehr. Reichenau, son monocle fixé dans l'arcade sourcilière droite, lit le document puis sans un regard pour Patzig s'exclame : « La coupe est pleine. Je vais trouver le Führer. »
Mais le Chancelier Hitler n'est pas encore rentré à Berlin. Il s'attarde à Berchtesgaden, il laisse les uns et les autres abattre leurs cartes, se dévoiler : pour gagner avec certitude, il n'y a qu'une règle et le Führer ne l'ignore pas : il faut connaître le jeu de l'adversaire. Hitler reste donc dans son chalet. Il reçoit des délégués des villages voisins, caresse les joues des enfants des montagnards. Le général von Reichenau insiste auprès du secrétariat de la chancellerie, on lui répond que Hitler rentrera sans doute demain, mercredi 27 juin, mais il ne séjournera pas dans la capitale.
Reichenau regagne donc la Bendlerstrasse. L'absence de Hitler accentue le malaise général et le sentiment que tout demeure possible. Or l'Abwehr a un autre renseignement à soumettre à Reichenau. Dans un des bâtiments assignés à la S.A. (le siège de la Reiterstandarte 28), situé en face du domicile d'un diplomate français, les membres de la Sturmabteilung s'entraînent régulièrement au tir à la mitrailleuse lourde. Le diplomate français a sûrement transmis un rapport à Paris car les tirs s'entendent de la rue. Et il y a moins d'une semaine qu'ils sont commencés. L'indication est grave : plus sérieuse que celles contenues dans les documents transmis par l'Oberführer S.S. Sepp Dietrich ou trouvés par hasard sur le bureau du capitaine de corvette Patzig.
Les coups sourds des mitrailleuses S.A. résonnent dans la tête de tous ceux qui préparent l'action contre Rœhm et ses hommes. Himmler, Heydrich, Reichenau, eux qui ont fabriqué ou utilisé les documents compromettants pour la Sturmabteilung, les voici devant des faits qui semblent prouver que la réalité est bien telle qu'ils ont voulu la présenter. Les S.A. s'entraînent, ils ont des mitrailleuses lourdes et si, effectivement, ils entraient en action, et si réellement, le putsch avait lieu ? Comme toujours ceux qui agissent dans l'ombre sont prêts à voir partout des hommes s'affairant dans l'ombre à d'autres conspirations. Chez Himmler et Heydrich la peur maintenant s'ajoute à la détermination.
Gœring lui-même semble inquiet. Le mardi 26 juin, il parle à Hambourg. Auditoire mêlé où l'on reconnaît les grands bourgeois du port et les nazis dont certains sont parfois d'anciens employés modestes. On entend de temps en temps le bruit des sirènes des navires. Gœring est tout bonhomie, il n'est plus le tribun tonitruant de Nuremberg. Il ne menace plus, il n'insulte plus les conservateurs, au contraire, il prêche l'union autour de Hitler et cela dit assez qu'il est, lui aussi, saisi par la crainte. « A ceux qui veulent l'ordre dans le pays, à ceux qui regrettent parfois la grandeur et la discipline de l'époque impériale, dit Gœring, nous affirmons qu'Adolf Hitler est le seul homme capable de rendre à l'Allemagne sa force, le seul capable de faire respecter les anciens soldats des Hohenzollern... Nous qui vivons aujourd'hui, réjouissons-nous d'avoir Adolf Hitler. » Peut-être pour Gœring le bruit des mitrailleuses de la Sturmabteilung efface-t-il un peu l'écho des paroles de Franz von Papen à Marburg. D'ailleurs, Hermann Gœring, le héros de 14-18, élevé au grade de général par Hindenburg, veuf de Karin, l'aristocrate suédoise, est le plus conservateur des nazis, celui qui est le plus proche des Junkers, de l'Offiziers-korps, de la Reichswehr. Rien d'étonnant à ce qu'il essaie de maintenir les liens avec les conservateurs.
Parfois on le soupçonne de préparer son avenir personnel et de se soucier moins du régime nazi que de sa carrière. On l'observe, on le surveille : le général von Reichenau, cet ambitieux glacé, craint même qu'un jour Gœring ne soit le grand ministre de la Reichswehr, peut-être d'un nouveau Reich. La hargne de Reichenau contre les S.A., les liens qu'il a noués avec la Gestapo et l'Ordre noir de Himmler et de Heydrich, peut-être ne sont-ils qu'un moyen de se défendre contre le général Gœring, de le paralyser.
Dans ce grouillement d'ambitions, d'intrigues et de rivalités qu'est le grand IIIeme Reich nazi, chacun se défend contre tous. Sont vos alliés ceux que l'on tient. Hermann Gœring, parce qu'il pense avoir besoin des conservateurs, peut bien pardonner le discours de Marburg, d'autres se souviennent et ne pardonnent pas.
LA DISPARITION DE JUNG
Le vice-chancelier Franz von Papen a décidé de passer la journée du mardi 26 juin en Westphalie, auprès des siens. Le banquet qui a suivi le mariage de sa nièce s'est prolongé fort tard dans la nuit, et Papen, fatigué par plusieurs jours d'activité, compte consacrer la journée du mardi au repos. Il a fait une longue promenade dans la matinée, bavardant avec son secrétaire mais, au début de l'après-midi, une communication de Berlin met fin à sa brève quiétude : « Le 26 juin, raconte-t-il, Tschirschky m'appela au téléphone pour m'apprendre que Edgar Jung, un de mes collaborateurs officieux, venait d'être arrêté par la Gestapo ». Jung : c'est un journaliste, un homme de lettres au style brillant et au réel courage politique. Il a assuré pour le compte de Papen la liaison avec le maréchal Hindenburg, installé à Neudeck, et surtout il a rédigé le discours de Marburg, que Papen et ses collaborateurs ont à peine modifié. La Gestapo sait tout cela. Elle veut en savoir davantage et elle ne pardonne pas.
Et les amis de Jung, maintenant, relèvent des traces du passage des hommes de Himmler et de Heydrich. C'est la femme de ménage de Jung qui a donné l'alerte. Elle est arrivée ce mardi matin vers 9 heures. Elle a ses clés. Dès qu'elle a eu ouvert la porte, la peur l'a saisie. Des vêtements sont répandus sur le sol de l'entrée ; dans le bureau, les tiroirs sont ouverts, les papiers en désordre témoignent d'une perquisition hâtive. Dans la chambre, les meubles sont renversés, le lit défait ; sans doute Jung a-t-il été surpris durant son sommeil et a-t-il tenté de résister. La femme de ménage a téléphoné, affolée, à tous ceux dont elle sait qu'ils sont des amis de Jung. Elle n'a pas averti la police : sur un mur, elle a reconnu l'écriture de Jung qui a dû être autorisé à se rendre dans la salle de bains et a pu tracer ce mot au crayon : GESTAPO. Dans l'appartement bouleversé, les collaborateurs du vice-chancelier, les proches de Jung sont atterrés. Le désordre et la violence sont là dans les vêtements froissés et les papiers répandus, dans le mot GESTAPO, avertissement sinistre qui annonce pour l'Allemagne les malheurs à venir. Que peut-on faire ? On cherche Papen et finalement Tschirschky réussit à l'atteindre en Westphalie. Papen se fait répéter les détails pour pouvoir réfléchir en écoutant une nouvelle fois, mais en fait dès que le mot Gestapo a été prononcé, il a parfaitement compris : Heydrich et Himmler viennent de lancer leur offensive, ils commencent à serrer leurs collets, à rafler leurs proies, jusqu'où iront-ils ? Papen décide de rentrer immédiatement à Berlin. Il faut essayer de tirer Jung des griffes des tortionnaires, il faut savoir ce qu'ils veulent, qui ils veulent et Papen pense aussi à assurer sa sécurité. A Berlin, dans le monde officiel, le vice-chancelier sera davantage à l'abri des arrestations clandestines, des tueurs anonymes. Mardi 26 juin : arrestation de Jung ; la partie est engagée.
Papen est à Berlin le mercredi 27 juin. Sur la capitale des nuages noirâtres d'orage forment des masses crénelées qui s'avancent en front depuis le sud-ouest. A l'atterrissage, l'avion du vice-chancelier a été secoué et c'est épuisé, inquiet de cette inquiétude où se mêlent les préoccupations et les fatigues que Papen rencontre Tschirschky qui l'attend sur la piste même. Il faut tenir les chapeaux, le vent humide soulève les imperméables, créant des tourbillons de poussière. Après un rapide entretien, Papen décide d'entreprendre une série de démarches en faveur de son collaborateur : sauver Jung c'est aussi se protéger. Mais Franz von Papen ne peut rencontrer le Führer : à la chancellerie on répond que Hitler vient d'arriver de Munich et qu'il se repose. Gœring est absent. Il prononce un discours à Cologne. Papen se fait conduire au 8, Prinz-Albrecht-Strasse, et finalement obtient d'être reçu par le Reichsführer S.S. Himmler. Le chef de l'Ordre noir est glacial, poli, rassurant : une simple enquête, dit-il, sur laquelle il ne pouvait rien dévoiler pour l'instant. Papen racontera plus tard cette journée où la tragédie s'annonce proche. «Rentré à Berlin, se souvient-il, j'essayai vainement de joindre Hitler ou Gœring. En désespoir de cause, je protestai avec véhémence auprès de Himmler qui répondit que Jung avait été arrêté sous l'inculpation de contacts illégaux avec des puissances étrangères. Une enquête était en cours. Himmler affirma ne pouvoir me donner d'autres précisions pour le moment, mais me promit l'élargissement rapide de mon collaborateur. »
Papen est un homme prudent : parfois il faut accepter d'attendre, accepter de ne pas insister, de s'en tenir aux apparences, aux déclarations officielles. Papen est un homme d'expérience. L'attitude de Himmler, les dérobades de Hitler et de Gœring lui ont permis de sentir que le climat n'était plus à la conciliation. Papen regagne donc son domicile berlinois et Jung reste entre les mains de la Gestapo. Personne ne saura ce qu'il a subi dans les caves du grand bâtiment du 8, Prinz-Albrecht-Strasse, personne ne sait encore qu'il est la première victime de la Nuit des longs couteaux.
Seuls d'ailleurs les initiés sentent monter la vague rageuse des règlements de compte. Pour la masse des Allemands, tout est calme. Ceux qui ont acheté la National Zeitung se sentent rassurés : en première page, sous le titre « Situation de l'économie allemande », on leur annonce que l'avenir est radieux. L'Allemagne du IIIeme Reich triomphe de la misère et du chômage et cela est inespéré : « Rendons grâce au Führer Adolf Hitler qui donne du travail à tous ».
A Radio-Berlin, Rosenberg s'adresse aux écoliers et aux lycéens. Dans tous les établissements d'enseignement, les élèves sont rassemblés : ils écoutent l'idéologue du Parti affirmer que « l'Allemagne se trouve plongée dans un combat politique qui est aussi un combat spirituel sans précédent dans l'histoire ». Il faut, martèle-t-il, que nos compatriotes aient le « sentiment de l'unité allemande. Servez cette unité en entretenant entre vous une véritable camaraderie ». Dans les classes, les professeurs commentent le discours de Rosenberg avec les élèves : qu'est-ce que dans le nouveau Reich la véritable camaraderie ? Les membres de la Hitler-Jugend répondent les premiers. C'est la camaraderie des soldats du front, l'indestructible camaraderie des Alte Kämpfer. Les jeunes gens blonds, un foulard autour du cou, en chemise blanche et en culotte courte noire, pendant que Rosenberg parle ou qu'un camarade lit sa réponse à la question, laissent rêver leur imagination : ils vivent la virile amitié des temps de guerre qui se prolonge dans le parti nazi.
A quelques centaines de mètres de l'une de ces écoles berlinoises où la jeunesse allemande s'enivre de mots, au siège de la Gestapo, Himmler préside une conférence de travail. Dans son bureau sont rassemblés le Oberabschnittsführer du Sicherheitsdienst, le S.D. (service de sûreté du Reichsführer S.S.) qui surveillent les unités et les hommes de la Sturmabteilung. L'action, déclare Himmler, est pour bientôt. Chacun des chefs régionaux du S.D. expose son plan, met au point avec Himmler les dernières consignes. Ce même jour, Sepp Dietrich, est reçu à la Bendlerstrasse et demande une attribution d'armes pour ses unités de la Leibstandarte Adolf-Hitler afin d'accomplir une « mission très importante qui lui a été confiée par le Führer ».
Cependant, à Berlin, à la Chancellerie, Adolf Hitler donne un thé en l'honneur de quelques personnalités du régime et de diplomates étrangers. Il apparaît faussement détendu, encore hâlé par l'air vif de Berchtesgaden mais nerveux. L'un des participants l'entend déclarer à un chef nazi, d'une voix rageuse :
« Chaque groupe croit l'autre capable de frapper le premier. » A qui peut-il faire allusion, sinon aux S.S. de Rœhm et à leurs adversaires ? Mais cette phrase colportée dans Berlin inquiète Himmler et Heydrich, elle semble prouver que le Führer n'a pas encore choisi. Tout peut donc être compromis et les S.A. ne paraissent-ils pas persuadés de la neutralité bienveillante de Hitler ?
Le soir du mercredi 27 juin, ils festoient dans la résidence berlinoise de Rœhm. Les éclats de rire, les chants se mêlent au bruit des verres, au pétillement du Champagne. Dehors, dans la Standartenstrasse, les voitures des invités rendent la circulation presque impossible. Les passants s'attardent, regardent les fenêtres ouvertes d'où jaillissent les refrains et les musiques ; on célèbre les vacances prochaines, le mariage d'Ernst, les fiançailles d'un autre compagnon de Rœhm, le lieutenant Scholz. Les policiers qui assurent le service d'ordre devant le bâtiment, le font de façon débonnaire et blasée. Ils vont par groupes de deux, invitant les passants à circuler, dirigeant les voitures, ne levant même pas la tête, ce sont les hommes de Hermann Gœring et leur chef, alors qu'Ernst et Scholz portent un toast à l'avenir de la Sturmabteilung, parle à Cologne, dans le hall de la foire.
GŒRING ET TERBOVEN
Des milliers d'hommes et de femmes sont là, serrés les uns contre les autres dans une chaleur accablante. Depuis le matin toute la ville est paralysée par les parades, les réceptions, en l'honneur du ministre du Reich. Il est arrivé à 13 h 20, dans un Junkers rouge, qui a, à trois reprises, survolé le terrain d'aviation à basse altitude, puis s'est posé, roulant jusqu'au groupe des personnalités — le Gauleiter Grohé, le Regierungs- präsident Diels, le Landeshauptmann Hake, les Gruppenführer Weizel et Knickmann. Les saluts, l'amabilité de Gœring envers son ancien collaborateur Diels, tout cela marque les premières minutes du séjour de Gœring à Cologne. Les S.S. forment la haie devant la salle des séances de l'Hôtel de Ville : le Oberburgermeister, le docteur Reisen, offre à Gœring le glaive celte, vieux de 3 000 ans. On déjeune dans la Muschel Sali (la salle des rocailles) avant le grand défilé devant l'Opéra : police, S.S., S.A., Motor-S.A., service du travail de la Jeunesse hitlérienne. Dans un ordre mécanique, portant des centaines de drapeaux à croix gammée, les hommes passent et le martèlement de leurs bottes sur l'asphalte gris couvre parfois les fanfares. Gœring, sur la tribune, Gœring déjà obèse, tourne son corps lourd à droite et à gauche, souriant d'aise, la vanité inscrite sur son visage et dans toute son attitude. Les S.A. défilent Déjà c'était la Sturm d'honneur du S.A. Präsentiermarsch qui avait accueilli Gœring sur le terrain d'aviation. Maintenant, les hommes aux chemises brunes passent devant la tribune ornée de branches de sapin : qui pourrait croire que c'est sur eux, sur cette Sturmabteilung que va se refermer le piège monté par les S.S., et aussi par Hermann Gœring, qui les salue, martial et satisfait ?
Et le soir la foule est là, dans le hall de la foire, à écouter Gœring, à l'acclamer, à se rassurer encore : « Personne, dit-il, que ce soit à l'étranger ou en Allemagne n'a le droit de construire des raisonnements selon lesquels, ici, en quelque sorte, quelque chose se passe sous un régime de terreur sanglante. » Et rien en effet ne semble refléter la « terreur sanglante », rien ne semble l'annoncer.
A quelques kilomètres de Cologne, à Essen, c'est aussi la fête. Jamais, de Berlin à Cologne, de Hambourg à Nuremberg ou à Essen, l'Allemagne n'a autant défilé, autant écouté de discours.
A Essen, depuis 21 heures, la Huyssenallee est interdite à la circulation : c'est un hommage rendu par la municipalité au Gauleiter Terboven qui se marie demain. Les nouveaux seigneurs font participer leur bon peuple à leurs joies intimes. Devant le Parkhotel, on a dressé un arc de triomphe et dans le balancement des flammes agitées par le vent le cortège des porteurs de torches avance vers cet arc de triomphe. Il suit la Holzstrasse, l'Adolf-Hitler-Strasse et les voici, ces milliers de jeunes gens, des fanfares, les mineurs en uniforme de parade, la Jeunesse hitlérienne, le S.A. Standarte 58, le corps de gendarmerie arrivant au pas de l'oie, d'autres régiments S.A. et puis, unité d'élite vers qui tous les regards se tournent le Sturmbann S.S. n° 1 séparé du reste du défilé par un grand espace et qui dans ses uniformes noirs, avec ses gants blancs, paraît sortir d'une création mythologique et maléfique, les voici ces milliers d'hommes qui passent devant l'estrade.
Le Gauleiter Terboven, à l'allure juvénile, se tient raide, près de sa fiancée, jolie, souriante, en robe longue à fleurs. Ils symbolisent les nouvelles élites, le nouveau régime et autour d'eux se presse la foule des officiels en uniforme : S.S., S.A., membres de la Reichswehr. De 22 h 10 à 23 h 15, les unités, impeccablement alignées passent et la population de Essen applaudit cette démonstration d'ordre et de force. Le régime du IIIeme Reich paraît à ces milliers de spectateurs comme un bloc, semblable à ce régiment de S.S. où la précision des pas, l'immobilité des visages et des épaules, rendent impossible la séparation d'un homme de l'ensemble. On ne voit que ce groupe noir qui avance, volume aux angles vifs, hérissé de fusils, recouvert d'acier, le Sturmbann S.S. n° 1, image du régime nouveau, force en marche qui, peu à peu, doit tout niveler, tout encadrer, tout contrôler. Gœring à Cologne a répété que le IIIeme Reich n'est pas « le régime de la terreur sanglante » mais il a ajouté : « Chacun, ici, peut rester tranquillement couché sur son sofa, vraiment à celui-là, je ne ferai rien. » Mais aux autres ? Ceux qui veulent agir ou ont agi, quel sera leur sort ? Gœring parle à Cologne en cette fin du mercredi 27 juin Depuis l'aube de ce jour, le docteur Edgar Jung sait ce qu'il en coûte de ne pas « rester tranquillement couché sur son sofa ».
UN MARIAGE NAZI
Maintenant c'est l'aube du jeudi 28 juin 1934, le ciel blanchit à l'est de Berlin comme une plage immense recouverte par une mince marée, et les remparts sombres de l'obscurité reculent peu à peu. Dans les rues de la capitale, les premiers travailleurs font résonner leurs pas dans le silence. Devant le bâtiment de la chancellerie, c'est la relève de la garde. Un sous-officier et trois hommes casqués, marchant au pas de l'oie, comme des figurines sortant de l'une de ces horloges allemandes en bois sculpté, exécutent la première passation des consignes de la journée, et dans ce temps suspendu de l'aube, ce temps calme, immobile comme une mer apaisée, les deux groupes se saluent et les soldats prennent position de part et d'autre de la grande entrée.
Jeudi 28 juin 1934. A la Bendlerstrasse, dans la cour, un autre peloton de soldats répond aux premiers commandements de l'officier de service et les hommes se rangent autour du mât où chaque matin est hissé le drapeau de l'Allemagne. Dans chaque caserne, les mêmes gestes se répètent, les talons claquent, les bottes ferrées crissent sur les pavés des cours où, parfois depuis plus d'un siècle, des soldats de la Grande Prusse ont, avec la même discipline, aligné leurs corps sous le regard des jeunes officiers implacables.
Il est 7 h 30 maintenant. La ville est animée. Les cyclistes en file glissent le long des rues de banlieue : dans les cours des casernes, des compagnies sont rangées l'arme au pied, et voici qu'arrivent les chefs de corps. Ils saluent les hommes figés dans le garde-à-vous et le drapeau s'élève enfin lentement et s'arrête au milieu du mât; il pend le long de la hampe, à peine soulevé par une brise fraiche. Partout, aux mâts des édifices publics, à Cologne ou à Dresde, au mât de la chancellerie du Reich ou à celui du siège de la Gestapo, le drapeau est en berne. Il y a 15 ans en effet, le 28 juin 1919, l'Allemagne était contrainte de signer le traité de Versailles : d'accepter le diktat des vainqueurs. Depuis, Erzberger, le signataire du traité, est mort assassiné par les jeunes demisolde, par ces officiers humiliés qui rêvent à la revanche ; depuis la Reichswehr s'est reconstituée, indestructible comme une force vitale qu'on peut réduire mais qu'on ne peut écraser, depuis Hitler est parvenu au pouvoir et Versailles est devenu la grande honte, l'odieuse trahison. Et, ce matin du 28 juin 1934, 15 ans plus tard, le deuil officiel, proclamé dans le ciel clair par ces drapeaux en berne dit bien que le IIIeme Reich n'oublie pas, ne veut pas oublier l'affront et la défaite. « Il y a vingt-cinq ans, dit un texte qui est lu dans les casernes, la glorieuse armée allemande, vos camarades, étaient trahis, poignardés dans le dos, cela jamais plus ne se reproduira. »
A l'aérodrome de Tempelhof, les drapeaux aussi sont en berne. Des S.S. en tenue de parade, le blanc des baudriers et des gants tranchant sur l'uniforme noir forment une allée jusqu'à l'avion. Le ciel s'est déjà couvert et les premières gouttes tombent quand, un peu avant 9 heures, arrivent Gœring et Hitler. L'avion porte en lettres noires le nom du Generalfeldmarschall von Hindenburg. L'équipage est rangé près de la petite échelle de fer. Hermann Gœring et Adolf Hitler paraissent joyeux. Gœring en grand uniforme de général, une cape jetée sur les épaules, parle avec animation ; Hitler est en manteau de cuir, sa chemise blanche fait ressortir son teint pâle, il tient sa casquette à la main. Le Führer salue l'équipage ; Gœring plaisante avec le pilote, puis les deux hommes disparaissent dans l'appareil. Il est 9 heures. L'immense et lourd drapeau rouge à croix gammée claque maintenant dans le vent et la pluie s'est mise à tomber régulière.
Elle tombe à flots quand l'avion se pose sur l'aérodrome de Essen-Mülhleim. L'arrivée du Führer a été tenue secrète jusqu'à la dernière minute. Depuis le matin pourtant des S.A. sont là, sous la pluie, postés tous les dix mètres le long de la route qui conduit à Essen et que les voitures officielles suivent maintenant. Dans la ville, les guirlandes, les drapeaux, la foule dense sur les trottoirs annoncent un jour de fête : hier soir, c'était le défilé aux torches, aujourd'hui, c'est le mariage du Gauleiter Terboven. Devant l'hôtel Kaiserhof, la foule est nombreuse, elle stationne malgré la pluie, acclame Gœring et Hitler et les attendra près d'une heure avant de les revoir rapidement, suivis de l'aide de camp Brückner, du docteur Dietrich, de l'Oberführer Schaub, au moment où, quittant l'hôtel, ils gagnent la mairie d'Essen.
Les voitures avancent lentement par la Huyssenallee et enfin se rangent devant l'Hôtel de ville. La foule est immense : elle crie son attachement au Führer. lise Stahl, la mariée, est là, drapée dans une robe longue de soie blanche, un large diadème dans les cheveux, son regard est fixe, comme dans une extase et elle serre contre elle un bouquet de roses. A ses côtés, marche le Gauleiter Terboven, son bras gauche entouré par le brassard à croix gammée, la Croix de fer à sa poitrine. Avec ses cheveux lisses, sa raie sur le côté, son visage résolu et glabre, il semble un très jeune homme. Deux enfants — une fille et un garçon — des Jeunesses hitlériennes tiennent la traîne de la mariée et derrière eux, sévères, Hitler et Gœring. Tout est lent, lourd, emphatique dans cette grande salle de l'Hôtel de ville d'Essen : les femmes, au fond de la pièce, sont elles aussi en robes longues, les hommes en uniforme ; on reconnaît parmi eux des S.A.-Führer et d'abord Karl Ernst, le S.A.-Gruppenführer de Berlin qui, hier soir, festoyait encore dans la capitale et qui a tenu à assister au mariage avant de partir pour son propre voyage de noces. Ils sont là, S.A. et S.S., côte à côte, se demandant sans doute pourquoi le Führer et Gœring ont jugé bon d'honorer de leur présence ce mariage. Ernst se penche vers son voisin, un officier de l'Ordre noir : l'entente politique et humaine paraît régner ici. Une femme en robe longue salue, le bras tendu, seule, regardant fixement le Führer, cependant que s'immobilisent lise Stahl et le Gauleiter Terboven devant le docteur Reismann-Grone, maire d'Essen. S.A. et S.S. sont côte à côte, écoutant le discours qui va célébrer ces noces des nouveaux temps, solennelles, symboliques et que, dans quelques heures, quand le sang aura jailli, que les corps des S.A. tomberont sous les balles de leurs camarades, Ernst exécuté lui aussi, on n'appellera plus que « les noces sanglantes d'Essen ».
« Un étrange bonheur est répandu aujourd'hui sur Essen, commence Reismann-Grone. Sur le tronc antique du chêne qui est l'arbre généalogique des DarBoven et qui, depuis 1550, enfonce ses racines dans notre lourde terre, la terre de notre Stift (monastère), le rejeton Joseph Terboven a conclu une alliance. »
Tout le monde s'est assis. Hitler, les mains posées l'une sur l'autre, semble écouter intensément. Gœring, à ses côtés, a le visage figé par un sourire. Le maire d'Essen parle : « Le chef politique de la province rhénane du Nord-Ouest est pour nous les anciens, une promesse d'avenir » dit-il. Dehors la foule crie et on entend les hourras poussés par les jeunes de la Hitler-Jugend. Ernst et le S.A. Obergruppenführer Prinz August Wilhelm sont côte à côte, tranquilles et près d'eux des officiers S.S., impassibles. Qui sait déjà dans cette salle de l'Hôtel de ville d'Essen qu'un ordre secret de mobilisation de toutes les unités S.S. a été transmis ? Qui sait que le capitaine Ernst Rœhm, qui, ce jeudi 28 juin au matin, fait comme à son habitude sa promenade sur les bords du lac de Tegernsee, vient d'être exclu du Cercle des officiers allemands et de toutes les associations d'anciens combattants, qu'ainsi l'Offizierskorps vient de le rejeter, de le livrer ? « Le Gauleiter Joseph Terboven, continue le maire, épouse une jeune fille venue de l'Est le plus lointain, dont les ancêtres étaient résistants comme l'acier (ne s'appelle-t-elle pas Stahl ?) c'est un heureux symbole. Car cette tendre fleur qui arrive d'une province éloignée n'est pas une étrangère. Elle aussi est membre de notre parti et nous avons tant d'amour pour elle qu'elle trouve ici sa nouvelle patrie. »
Assourdis, lointains, parviennent les hurlements des sirènes qui signalent un changement d'équipes dans les usines sombres et noires qui ceinturent Essen : là-bas, dans les galeries bruyantes où résonnent les coups sourds des marteaux-pilons, où éclatent les gerbes d'étincelles, où l'acier flamboyant roule sur les laminoirs, on forge la puissance de l'Allemagne nazie, ce IIIeme Reich dont les chefs sont rassemblés ici. « Cette cérémonie constitue un événement historique et politique, poursuit le docteur Reismann-Grone. Notre Essen, la millénaire Assindi, a vu Charlemagne, elle a vu Otto le Grand, elle a vu le dernier des Hohenzollern. C'est une citadelle solide. C'est un lieu d'accueil paisible. Mein Führer, et vous, Monsieur le Premier Ministre, vous êtes les hôtes bienvenus de la grande cité de la métallurgie. »
Dehors retentissent les Sieg Heil en l'honneur du Führer et du couple, Hitler et Gœring se lèvent et inaugurent le nouveau livre d'or de la cité. Puis, à travers la ville et les hourras, le cortège officiel se dirige vers la cathédrale pour le mariage religieux. Devant l'église, sur la Adolf-Hitler-Platz, les jeunes gens de la Hitler-Jugend ne vont pas cesser de crier en cadence leur enthousiasme, attendant la sortie du Führer ; c'est seulement quand les dernières voitures ont quitté la place qu'ils se dispersent.
L'ATTITUDE DE LA REICHSWEHR.
Le repas de noce est solennel, Gœring y prend la parole, des Sieg Heil sont lancés, puis le S.S.-Gruppenführer Zech, dans une courte allocution, tourné vers les S.A. déclare : « Je célèbre ici la vieille camaraderie, la bonne vieille camaraderie, entre S.S. et S.A., la camaraderie de combat qui unit les S.S. et les S.A. aux travailleurs manuels et intellectuels. »
Il est environ 16 h 30 le jeudi 28 juin. C'est exactement l'heure à laquelle le général Beck, chef du Truppenamt, rappelle à ses officiers qu'ils doivent avoir constamment une arme à portée de la main. Dans la cour de la Bendlerstrasse, des coups de sifflets retentissent, des soldats courent, se rangent rapidement devant le Hauptmann de service. Les faisceaux sont formés avec les fusils et les hommes montent dans la cour, en créneaux, des chevaux de frise. Des officiers qui rentrent de permission sont sévèrement contrôlés à l'entrée du ministère et, ahuris, regardent la cour de la Bendlerstrasse organisée comme pour soutenir un siège. On les avertit qu'ils sont consignés car la menace d'un putsch S.A. ou d'éléments communistes qui ont noyauté la Sturmabteilung est sérieuse. Le putsch serait imminent. De la Bendlerstrasse, par téléphone, les dernières directives partent pour les Etats-majors des différentes régions militaires. Elles sont précises :
1) avertir dans chaque caserne un officier sûr de la menace du putsch SA. ;
2) vérifier les consignes d'alerte ;
3) vérifier la garde des casernes ;
4) vérifier la garde des dépôts d'armes et de munitions ;
5) ne pas éveiller l’attention.
La dernière consigne étonne certains officiers : mais peut-être veut-on prendre les S.A. la main dans le sac ?
Cependant Ernst a regagné Berlin et il prépare ses bagages pour son voyage de noces : les noces d'Essen, la présence de Hitler, l'unité affirmée des S.S. et des S.A., comment tout cela n'aurait-il pas rassuré le S.A.-Gruppenführer ? Le congé de la Sturmabteilung commence le 1er juillet, dans deux jours : que peut-il se passer en quarante-huit heures alors que le Führer, loin de Berlin, honore une union de sa présence ou visite les usines Krupp ?
C'est vers 17 heures en effet, que Adolf Hitler, accompagné par Brückner, les Oberführer Dietrich et Schaub, est arrivé devant les bâtiments de la Firme. La haute cheminée de 69 mètres et de 9,50 m de diamètre à la base est couronnée d'un grand drapeau nazi. Dans le hall d'honneur du bâtiment administratif principal Krupp von Bohlen und Halbach et Mademoiselle Irmgard von Bohlen accueillent le Führer comme d'autres Krupp avaient accueilli les empereurs d'Allemagne et les rois allemands. Un éminent technicien fait au Führer les honneurs de l'usine : on visite la forge, les ateliers, les laminoirs, la fabrique de camions. Dans la pénombre fraîche ou brûlante, dans l'air chargé des odeurs fortes et âcres de l'acier en fusion, Hitler fasciné écoute à peine les indications. Il regarde ces jets d'or et de rouge qui jaillissent dans les creusets, ces lingots incandescents qui roulent et s'aplatissent sous la pression tonitruante des marteaux-pilons hauts comme deux étages. Ici, il puise sa force, ici est un empire, l'empire Krupp dont son empire à lui, le Reich, ne peut se passer. Krupp montre au Führer une plaque commémorative où on lit : « A la mémoire des camarades de l'entreprise qui, le 31 mars 1923, sont tombés sous les balles françaises à cet endroit ».
C'était le vendredi saint, les troupes françaises occupaient la Ruhr. Un de leurs détachements est entré dans l'usine en grève vers 9 heures du matin, là, dans le hall de montage des camions Krupp. Les ouvriers protestent, se groupent, deviennent menaçants. Vers 11 heures du matin, les Français tirent : on relèvera sur le sol gris couvert de poussière de charbon et d'éclats de métal 11 morts et 30 blessés graves. Les ouvriers, dit Krupp, exprimaient leur solidarité avec l'entreprise, avec l'Allemagne.
Hitler écoute : 1923, l'occupation de la Ruhr, c'était le temps des débuts quand, fouetté par l'action française, le nationalisme allemand se redressait vigoureusement et que le nazisme y puisait ses premières forces. Aujourd'hui, vingt-cinq ans après Versailles revoici le Reich debout et les usines Krupp puissantes. Autour du Führer les ouvriers se sont rassemblés et applaudissent Puis, Hitler a un long entretien avec Krupp : peut-être le Führer de la sidérurgie allemande s'est-il, comme on l'a dit, plaint de l'activité des S.A., de leurs revendications, du désordre qu'ils font régner, de leurs appels incessants à une seconde révolution.
Quand Hitler quitte les bâtiments de Krupp, il semble préoccupé. Les voitures officielles filent à vive allure vers le centre d'Essen, vers l'hôtel Kaiserhof où Hitler doit séjourner. Là, dans le grand salon de l'hôtel transformé en bureau de travail, le Führer dépouille les messages. Himmler les a multipliés : ils font tous état du putsch S.A. qui se prépare, ils contiennent les indications précises sur l'armement de telle ou telle unité de la Sturmabteilung, sur les propos des membres des Sections d'Assaut. Hitler réunit ses collaborateurs : Gœring est toujours présent ; Lutze, le Führer S.A. digne de confiance assiste à l'entretien. Himmler continue de téléphoner : la S.A. selon lui va s'attaquer à la Reichswehr. Au même moment, les services du S.D. de Rhénanie communiquent une nouvelle information : des S.A. auraient molesté un diplomate étranger dans la région du Rhin. Tout dans le récit est imprécis, vague, sent la provocation ou l'événement forgé de toutes pièces. Mais Hitler explose : la S.A. est un danger pour la sécurité de l'Allemagne. S'il est vrai que Krupp lui-même l'a mis en garde contre les Sections d'Assaut, la colère du Führer s'explique. Les trois éléments essentiels de sa politique : la puissance économique, la puissance militaire et les relations extérieures, sont perturbés par les S.A.
Il demande immédiatement, de l'hôtel Kaiserhof, à communiquer avec la pension Hanselbauer, à Bad Wiessee. A Rœhm, il confirme la nécessité d'une explication urgente : il sera à Bad Wiessee, comme convenu, le 30 juin à 11 heures, tous les Obergruppenführer de la S.A., les Gruppenführer, les inspecteurs de la S.A. devront être convoqués par Rœhm pour cette confrontation. Rœhm ne s'étonne pas : il a commandé, dit-il, un grand banquet à l'hôtel Vierjahreszeiten, il y aura un menu végétarien à l'intention du Führer.
Après ce coup de téléphone, Hitler se détend. Il échange quelques mots avec le personnel de l'hôtel, accompagne Gœring jusque sur le perron du Kaiserhof puisque le ministre de Prusse regagne Berlin. Pendant que la voiture de Gœring démarre, Hitler salue la foule qui l'acclame. Pourtant Lutze a l'impression que le Führer, rentré dans l'hôtel, retrouve son inquiétude, ses hésitations, maintenant que Gœring est parti, qu'il est à nouveau seul en face d'une décision à prendre qui engage son pouvoir, qui tranche avec tout un pan de son passé, avec son vieux camarade Rœhm : une décision qui, comme tout choix, est un coup de dés.
Mais si Hitler est encore, alors que s'achève cette journée du jeudi 28 juin irrésolu, hésitant, seulement sûr qu'il ira à Bad Wiessee, d'autres savent ce qu'ils veulent et pourquoi, et comment l'obtenir. « J'ai eu le sentiment, dira Lutze plus tard, que certaines gens avaient intérêt à profiter de l'absence de Hitler pour accélérer le train de l'affaire et parvenir à une conclusion rapide. »
Et pour eux, chaque heure compte. Ils créent, ils amplifient les différents bruits, les plus alarmistes, ils font pression sur les officiers qui, à l'état-major de la Reichswehr, ont leur confiance pour que les consignes d'alerte soient renforcées et précisées : il leur faut créer dans les cercles officiels une atmosphère d'inquiétude qui permettra toutes les exactions. Il faut accuser les S.A. pour pouvoir les abattre ou simplement pour qu'on les laisse abattre. Il faut faire naître un état de crise.
Dans la nuit du 28 au 29 juin, à Munich, l'officier de la Reichswehr Stapf, qui commande la nouvelle section motorisée de reconnaissance n° 7 reçoit ainsi des précisions de l'état-major : les officiers ne doivent pas quitter les casernes, l'ordre est impératif. Le texte ajoute qu'ils sont menacés directement, les S.A. ayant établi des listes d'officiers à abattre. Dans les unités, les services de l'armement reçoivent l'ordre de distribuer aux hommes de garde des munitions de guerre. Dans les cours des casernes de Munich, devant les magasins d'armes et de munitions, les hommes des compagnies de garde, à tour de rôle, viennent prendre leurs cartouches. Des officiers surveillent la distribution. Les plus vieux évoquent les années 23, le temps des putschs.
A quelques dizaines de kilomètres de Munich, jeudi 28 juin, alors qu'on distribue ces munitions, Rœhm, que le corps des officiers a abandonné, fait expédier les premiers télégrammes qu'il adresse aux Obergruppenführer des S.A., aux principaux chefs et inspecteurs des Sections d'Assaut pour les convoquer à la réunion du samedi 30 juin 1934 à 11 heures, en présence du Führer. Dans la pension Hanselbauer, l'atmosphère est toujours à la confiance, à l'attente tranquille de l'arrivée du Führer. Rœhm est allé en personne à l'hôtel Vierjahreszeiten pour indiquer au directeur que la présence du Führer est confirmée et qu'il importe de veiller tout particulièrement au banquet. La garde personnelle de Rœhm assurera la protection du Führer et dès le vendredi 29 juin, elle viendra protéger l'hôtel. Puis le chef d'Etat-major est rentré à la pension Hanselbauer.
A Berlin, les premières épreuves d'un texte, des feuilles grasses encore d'encre noire, viennent d'être posées sur les larges tables de l'imprimerie. Deux officiers d'état-major, envoyés de la Bendlerstrasse, sont là, à les lire attentivement avec le rédacteur en chef, cependant que tournent les rotatives et que dans le bruit feutré du papier que l'on presse et de l'encre qui s'imprègne, minutieusement, les deux officiers lisent le texte. « La Reichswehr se sent en union étroite avec le Reich d'Adolf Hitler. Les temps sont passés où les gens intéressés des divers camps se posaient en oracles de l'énigme de la Reichswehr. Le rôle de l'armée est clairement déterminé : elle doit servir l'Etat national-socialiste qu'elle reconnaît. Son cœur bat à l'unisson avec le sien... Elle porte avec fierté l'insigne de la reconnaissance allemande sur son casque et sur son uniforme. Elle se range disciplinée et fidèle, derrière les dirigeants de l'Etat, derrière le Maréchal de la Grande Guerre, le président von Hindenburg, son chef suprême, ainsi que derrière le Führer du Reich Adolf Hitler, qui, issu des rangs de l'armée est et restera toujours l'un des nôtres. » Au bas de l'article, un nom en grosses lettres, général von Blomberg, ministre de la Défense : Gummilöwe (le lion en caoutchouc).
Les officiers donnent leur accord : l'article de l'homme qui incarne l'armée va être imprimé en première page du Völ kischer Beobachter du vendredi 29 juin. Il dit que la Reichswehr, par la plume de la plus haute autorité, approuve par avance les actions du Führer. Déjà, la Reichswehr a, ce matin, rejeté Rœhm de ses rangs, maintenant elle proclame que, prête à suivre Hitler, avant même que les premières rafales claquent elle accepte toutes ses décisions.
Il reste au Führer, alors que les premiers exemplaires du journal s'entassent les uns sur les autres dans l'imprimerie berlinoise, à choisir, à agir.
7
SAMEDI 30 JUIN 1934
En vol au-dessus d'Augsbourg, 3 heures 30
(Vendredi 29 juin au samedi 30 juin 1934)
MUNICH DANS 25 MINUTES
Samedi 30 juin, 3 h 30. Le pilote se penche vers le Führer et lui montre à gauche de l'appareil la ville d'Augsbourg dont on distingue avec précision le dessin des rues brusquement coupées par la nuit environnante, quand cessent les quartiers éclairés. Le temps de situer les points lumineux et c'est déjà la plaque sombre du sol enfoui dans la nuit qui recommence. Pourtant, dans cette nuit d'été qui s'achève, le jour, le jour de ce samedi 30 juin 1934, commence à poindre, à peine sensible parce que l'est paraît plus délavé. Dans le Junkers du Chancelier les conversations qui s'étaient interrompues depuis un long moment recommencent La radio vient d'annoncer que l'avion était pris en charge par le contrôle de Munich : tout est prêt pour l'atterrissage de l'appareil sur la piste de Munich-Oberwiesenfeld. Le Führer demande au pilote dans combien de temps on touchera le sol. Environ vingt-cinq minutes.
Vingt-cinq minutes : une infime parcelle de temps, le dernier et bref répit avant d'être plongé dans l'action, de voir sur la piste, des hommes qui attendent les ordres. Ce vol depuis Bonn-Hangelar, ce vol au-dessus de l'Allemagne, ce vol qui dure depuis près de deux heures a été comme un long recueillement dans le bruit qu'on oublie des moteurs. Hitler s'est encore tassé davantage dans son siège de la cabine de pilotage. A chaque minute qui passe le jour gagne rapidement comme si, symboliquement, la longue hésitation des semaines et des mois prenait fin avec la nuit, se dissipait avec elle. Dans quelques minutes ce sera Munich, les S.A., les S.S. : les hommes vivants, avec leurs visages et leurs muscles, leurs instincts, leurs violences, leur peur et ce sera aussi l'engrenage des hasards, l'imprévisible toujours au cœur d'un événement
LES DERNIERES HESITATIONS DE HITLER
Il y a à peine vingt-quatre heures, hier, ce vendredi 29 juin, vers 9 heures, avant de partir pour sa tournée dans les camps de travail de Westphalie, tout pouvait encore être arrêté. Hitler, à l'hôtel Kaiserhof d'Essen, avait pourtant appris qu'à Berlin, dès son retour, Hermann Gœring avait renforcé l'état d'alerte de sa police : la Landespolizeigruppe General-Gœring multiplie les patrouilles, les gardes sont doublées. Le Führer savait donc que dans la capitale, ce dernier vendredi de juin, Heydrich, Himmler, Gœring poussaient leurs ultimes préparatifs. Il sent aussi la peur s'abattre sur certains hommes : Franz von Papen qui accepte de parler à l'Opéra Kroll aux représentants des chambres de commerce allemandes à l'étranger et qui proclame : « Personne ne doute en Allemagne que le Chancelier et Führer Adolf Hitler mènera jusqu'à une issue victorieuse l'œuvre de rénovation matérielle et morale de la nation ». Papen qui fait donc amende honorable et qui oublie dans les caves du 8, Prinz-Albrecht-Strasse le docteur Jung, dont il avait lu le discours à Marburg. Tôt le matin du 29, on a aussi déposé sur la grande table du salon du Kaiserhof d'Essen, un exemplaire du Völkischer Beobachter, avec l'article du général Blomberg. Hitler le lit lentement : il en connaissait la teneur mais un texte imprimé à des milliers d'exemplaires prend un autre visage. Blomberg lui laisse les mains libres. Et puis il y a eu ces nouvelles qui viennent de Breslau. Gœring, ministre de Prusse, a donné l'ordre à l'Oberabschnittsführer S.S. Udo von Woyrsch, responsable du secteur sud-est de mettre tous les chefs S.A. de sa région en état d'arrestation, d'occuper la préfecture de Breslau et de se placer à la disposition, avec les S.S., du commandant de la police.
Vendredi 29 juin, il fait gris au-dessus d'Essen : nuages et fumées lourdes que l'humidité de l'air chaud de l'été empêche de s'élever. Hitler a pris dans le salon du Kaiserhof, un thé léger. A 10 heures, il est attendu dans le camp de travail de Schloss-Buddenberg : déjà les jeunes hommes doivent être rassemblés sous la pluie fine, attendant leur Führer.
Il y a moins de vingt-quatre heures. 10 heures ce vendredi 29 juin. Rœhm se promène au bord du lac de Tegernsee avec son ordonnance, il est heureux, il va pouvoir expliquer au Führer ses sentiments. Les premiers chefs S.A. vont arriver ; avant la rencontre du samedi 30 avec Hitler il faudra faire le point.
A Essen, au moment où le Führer s'apprête à partir, l'Obergruppenführer S.A. von Krauser qui remplace Rœhm en congé à Bad Wiessee demande à être reçu. Le Führer s'isole avec lui et il parle d'abondance au chef S.A. : il faut que demain à Bad Wiessee, l'explication soit profonde, sincère, totale. Lui, le Führer, reconnaît qu'il a des torts envers les S.A., il faut vider l'abcès. Il va rendre justice aux S.A.
L'Obergruppenführer S.A. est parti rassuré et Hitler sous une pluie fine et tiède quitte Essen pour sa tournée d'inspection.
DEMAIN, C'EST MAINTENANT
C'était hier, vendredi 29 juin 1934, entre 9 heures et 10 heures du matin. Rien n'était encore tranché. Puis la journée s'est déroulée, les Sieg Heil des jeunes gens enthousiastes, la route vers Bad Godesberg, le Rhin et ses odeurs douces, les burgs en ruine qu'on aperçoit depuis la terrasse de l'hôtel Dreesen, l'arrivée de Goebbels et de Viktor Lutze, les coups de téléphone de Himmler, de Wagner, la décision prise et cette route encore vers Bonn-Hangelar, le Junkers, ce vol au-dessus de l'Allemagne vers Munich.
Demain, c'est maintenant, samedi 30 juin 1934, 3 heures 55 du matin.
Il fait presque jour : le ciel est blanchâtre, grisâtre, sans joie, couleur de plâtre et de ciment. L'appareil amorce sa descente : on aperçoit les balisages de la piste, bleus et rouges, qui forment comme une traînée continue et clignotante, et devant la tour de contrôle trois voitures noires et un groupe de personnes. Le Junkers fait un premier passage, puis prenant la piste par le nord, il se pose à son extrémité, réservant une longue course pour rouler lentement vers l'aire d'arrivée, à quelques dizaines de mètres des voitures.
Samedi 30 juin, 4 heures du matin.
L'appareil s'est immobilisé sur la piste de Munich-Ober-wiesenfeld. Les hélices des trois moteurs continuent de tourner dans le silence, lentement. On aperçoit, par les hublots de l'avion, des hommes en uniforme S.S. qui s'avancent Le mécanicien de l'appareil débloque de l'intérieur la porte et l'ouvre brutalement sur la lumière blanchâtre, grisâtre, sans joie, couleur de plâtre et de ciment sur l'aube hésitante du dernier jour de juin.
Troisième partie
« JUSQU'A BRULER LA CHAIR VIVE... » (Hitler)
Du samedi 30 juin 1934 (4 heures du matin)
au lundi 2 juillet 1934 (vers 4 heures du matin)
1
SAMEDI 30 JUIN 1934
Munich, entre 4 heures et 6 heures
MUNICH-OBERWIESENFELD, 4 heures.
L'aube. C'est le Führer qui paraît le premier à la porte du Junkers. Il descend rapidement l'échelle métallique, puis il se met à marcher vers les voitures ; les membres du Parti, les chefs S.S. qui l'attendent ont peine à le suivre : il fait de grandes enjambées nerveuses, le chapeau à la main, le bras rageusement secoué. Il n'a salué personne : il va et Goebbels, loin derrière déjà, tente de le rejoindre de sa démarche maladroite de boiteux.
L'aube, à peine commencée. Un peu en retrait, presque dissimulés parce que leurs masses grises se confondent avec les zones d'ombre, deux véhicules blindés que le général commandant le Wehrkreis VII, la région militaire de Munich, a fait placer sur le terrain pour protéger le Führer. Un camion militaire stationne aussi, près des voitures. Les soldats, le fusil serré entre les genoux, casqués, attendent depuis plus d'une heure. Le camion et les véhicules blindés doivent suivre le cortège officiel et en assurer la couverture militaire. L'officier commandant le détachement s'avance vers le Führer. Il a à ses côtés un officier de l'Abwehr. Hitler les salue rapidement. Tout est brusque en lui et révèle la nervosité, la détermination. Il écoute le rapport des deux officiers de la Reichswehr, puis un officier des S.S. fait une analyse de la situation à Munich. Les S.A. qui avaient manifesté dans les rues sont tous rentrés chez eux. Ils attendent les ordres. Hitler semble à peine entendre. Il commence à parler : la voix est sourde, les mots se bousculent. Il ne veut pas de couverture militaire : il remercie la Reichswehr mais elle doit rester étrangère à cette action, ne pas se mêler de cela. Il insiste, répète les mots : ne pas se mêler de cela et d'un geste de la main il appuie sa volonté. Tourné vers l'officier de l'Abwehr, Hitler ajoute : « C'est le jour le plus dur, le plus mauvais de ma vie. Mais, croyez-moi, je saurai faire justice. Je vais me rendre à Bad Wiessee. » Il brandit son poing gauche, déjà il fait quelques pas, puis conclut : « Avertissez immédiatement de nos intentions le général Adam. »
Adam commande le Wehrkreis VII. Les messages se sont succédé à son Etat-major car la région de Munich joue un rôle capital dans le déroulement de l'action. Le lieutenant colonel Kübler, le chef d'Etat-major d'Adam, est d'ailleurs resté à son bureau toute la nuit, attendant les ordres. Peu après 4 heures, il a reçu de la Bendlerstrasse confirmation de la mise en état d'alerte de plusieurs unités (artillerie, génie, transmissions, train). Le 19eme régiment d'infanterie doit être maintenu sous les armes, en état de marche afin de pouvoir éventuellement rétablir l'ordre sur une ligne qui joint Bad Tölz aux deux lacs de Schliersee et de Tegernsee. A 4 h 15, des coups de sifflets retentissent dans la caserne centrale de Munich. Les hommes qui ont déjà revêtu leur uniforme, courent dans les couloirs, le casque à la main. Le lieutenant-colonel Kübler est dans la cour, écoutant le bruit familier des centaines de lourds souliers qui dévalent les escaliers, des commandements qui claquent. Bientôt les carrés des compagnies s'ordonnent et le silence se rétablit, cependant que le lieutenant-colonel Kübler passe ses hommes en revue.
L.'aube a vite gagné tout le ciel, mais les objets, les silhouettes, les arbres restent enveloppés d'un halo d'ombre. C'est une lumière qui donne une impression de froid et d'incertitude. Le Führer a près de lui Wagner, le ministre de l'Intérieur, Gauleiter de Bavière. Sur le visage massif du nazi, rond, pâle, se lisent la tension, l'inquiétude, la fatigue. Depuis hier soir, chaque heure a apporté un élément nouveau : les coups de téléphone qui se sont succédé de Berlin, de Godesberg, les consignes de Himmler. Les choix qu'il faut faire et qui peuvent coûter la vie. Wagner debout près d'une voiture expose son point de vue sur la situation à Munich. Tout est calme. L'Obergruppenführer S.A. Schneidhuber doit encore se trouver consigné au ministère de l'Intérieur. Hitler écoute, puis donne quelques ordres brefs : la police politique bavaroise, rouage que Heydrich et Himmler ont mis au point, la fameuse Bay Po Po doit entrer en action, arrêter les chefs S.A., surveiller avec les S.S. la gare de Munich où vont arriver les invités de Rœhm et de Hitler et les empêcher de se rendre à Bad Wiessee.
Enfin les portières claquent et les voitures s'ébranlent. Les deux officiers de la Reichswehr saluent. Après quelques minutes de route, ce sont déjà les premiers immeubles de Munich, la Ville du nazisme. C'est ici que Hitler a commencé, ici qu'en 1923 a eu lieu le premier putsch, que les balles de la police fidèle au gouvernement ont sifflé près de Hitler cependant que tombait Gœring à ses côtés. Rœhm, en ce temps-là, était au centre de l'action, ayant occupé le ministère de la Guerre. Hitler alors avait marché dans les rues de Munich le revolver au poing, dans l'étroite Residenzstrasse vers l'Odeonplatz, vers ce ministère de la Guerre où Rœhm attendait. Puis, la police avait refusé d'ouvrir ses barrages, Hitler criait : « Rendez- vous ! » et les coups de feu avaient éclaté. Hitler avait rapidement fui vers la queue de la colonne, s'engouffrant dans une voiture jaune qui stationnait sur la Max-Josef-Platz. Hitler ne peut que se souvenir de ces 8 et 9 novembre 1923, son coup d'Etat de brumaire avorté. Maintenant, il passe dans les mêmes rues sans arbres, vallées grises aux parois de béton. Tout est désert : les volets sont clos, les magasins fermés. C'est l'aube. A un carrefour quelques groupes de S.A. bavardent, les uns assis sur les trottoirs, d'autres palabrant au milieu de la chaussée. « Nous n'aperçûmes plus, racontera Goebbels, que les derniers restes des formations S.A. qui, trompées, l'esprit flottant, paraissaient ne plus attendre pour se disperser qu'un mot rassurant du Führer. »
Les voitures passent et ces hommes en chemises brunes ne distinguent pas Hitler et Goebbels, le destin de l'Allemagne et leur destin. Beaucoup ont bu depuis hier soir ; certains parlent fort dans ces rues calmes, chantent à tue-tête. Personne n'est intervenu. Depuis longtemps, la police est prudente et les Munichois savent qu'on ne peut pas contester les S.A. Ils sont là, à ce carrefour, dans la lumière grise de ce matin qui pour cela ressemble à ce 9 novembre 1923 alors que vers midi et demi dans une même lumière grise marchait vers l'Odeonplatz la colonne nazie. Certains des S.A. ont décidé de gagner la maison du Parti, la Maison Brune où tant de fois Hitler est venu commémorer les événements de 1923 ou la création du Parti. C'est le Quartier général de la Sturmabteilung et depuis hier soir il ne désemplit pas : on y boit, on y chante. Demain le Führer doit rencontrer Rœhm et tout sera éclairci entre la Sturmabteilung et le Parti. Certains S.A., les bottes enlevées, le baudrier défait, la chemise entrouverte dorment sur les bancs. Ces hommes corpulents qui recherchent la fraternité, l'illusion de solidarité que donne l'appartenance à un même groupe, le port du même uniforme, ces hommes, qui s'oublient dans les rites, les beuveries et les chants, sont, ce matin du 30 juin 1934, sans inquiétude. Les derniers qui entrent dans la Maison Brune après avoir traîné toute la nuit dans les brasseries de Munich ne remarquent même pas ces S.S. et ces policiers qui prennent position devant le bâtiment, sentinelles qui paraissent anodines. Ils ne savent pas que le ministre de l'Intérieur Wagner a reçu l'ordre de laisser tous ceux qui le veulent pénétrer dans la Maison Brune mais d'empêcher quiconque d'en sortir à partir de 5 heures du matin.
MUNICH. MINISTERE DE L'INTERIEUR.
Il n'est pas encore 5 heures. Les voitures qui conduisent Hitler, Goebbels, Lutze, Otto Dietrich, Schaub, Wagner, viennent de passer. Elles s'arrêtent devant le ministère de l'Intérieur. Hitler une fois encore descend le premier : il bondit presque. Maintenant que la partie est engagée, il sait qu'il faut jouer vite, abattre ses cartes sans laisser de répit à l'adversaire, abattre des hommes. Des S.S. sont là, devant le ministère, Emil Maurice avec son visage de boxeur marqué par les coups, Buch, Esser, les hommes fidèles que l'on a prévenus de l'arrivée de Hitler et qui attendent parfois depuis des années l'occasion de régler leurs comptes à d'anciens camarades. D'autres S.S. arrivent par petits groupes : ce sont les hommes de Himmler et de Heydrich que Wagner, avant de partir pour l'aéroport, a convoqués. Pour la plupart, ils savent que l'heure de l'action est venue et qu'ils sont avec Hitler.
Le Führer pénètre dans le ministère, Brückner est derrière lui, le visage fermé, les yeux soupçonneux. Les couloirs sont sombres, mal éclairés : il semble qu'on entre à nouveau dans la nuit. Des ordres retentissent, des hommes courent. Le bâtiment s'anime. Au deuxième étage, dans l'antichambre du bureau de Wagner, l'Obergruppenführer S.A. Schneidhuber, attend en somnolant. Quand il aperçoit le Führer, il esquisse un salut mais Hitler est sur lui, les mains ouvertes, comme pour l'agripper, Schneidhuber recule. Hitler crie : « Qu'on l'enferme. » Le visage du Führer est agité de tics, il hurle alors qu'on entraine déjà l'Obergruppenführer vers la prison de Munich-Stadelheim.
« Ce sont des traîtres » crie encore Hitler. Tout le monde se tait. Goebbels dresse avec Wagner, sur un coin du bureau, les listes d'hommes à arrêter. Il n'est pas encore 5 heures. Wagner lui-même téléphone au Gruppenführer S.A. Schmidt. L'ordre est précis : il doit se rendre immédiatement au ministère de l'Intérieur où le Führer l'attend. Hitler va et vient il ne parle pas : devant lui, les groupes s'écartent. Il y a maintenant quelques dizaines d'hommes aux visages résolus, nerveux, donnant à l'atmosphère une intensité difficile à supporter. Hitler s'approche de la fenêtre : dehors la ville est calme, déserte. Le ministère de l'Intérieur est un îlot d'activités, de nombreuses voitures sont rangées devant l'entrée.
Quelques instants plus tard, Schmidt entre dans le bureau. Hitler s'avance au-devant de lui et avant que le Gruppenführer ait pu parler, le Führer se précipite, lui arrache les galons. « Vous êtes arrêté. » « Traître, crie-t-il encore, vous serez fusillé. »
La stupéfaction se lit sur le visage de Schmidt Les témoins ont des sourires figés où se mêlent la joie d'être avec ceux qui l'emportent et aussi la peur. « Vous serez fusillé. » La sentence résonne encore cependant qu'on entraîne Schmidt vers la prison de Stadelheim.
Maintenant on ne peut plus sortir de la Maison Brune. Quelques S.A. qui voulaient rentrer chez eux, ont été refoulés fermement sans violences mais sans explications. La seule réponse des sentinelles armées a été : « Ordre du Führer. » Dans les vastes salles au plafond bas, enfumées, on réveille ceux qui dorment. Les conversations s'animent on ouvre les fenêtres. Le ciel a bleui au-dessus de Munich. Il n'est pas loin de 6 heures. Des garçons de magasins relèvent leurs rideaux de fer. Les S.A., le corps penché au-dessus des rambardes, aperçoivent les camions de la police et des S.S. : la Maison Brune est encerclée.
A peu près à la même heure, des camions de la Reichswehr se rangent dans les cours intérieures de la gare de Munich. Seuls les gradés sont autorisés à descendre des véhicules : les soldats ont été amenés là en renfort et ne doivent intervenir que si les S. S. ne suffisent pas. En effet, sur les quais de la gare, à la surprise des premiers voyageurs pour la plupart des travailleurs, qui portent presque tous le traditionnel petit cartable de cuir, des S.S. prennent position : ils doivent interpeller les chefs S.A. qui vont arriver.
D'autres S.S. se rassemblent devant le ministère de l'Intérieur. Certains, parfois par groupe de deux ou trois, accompagnés d'hommes de la Bay Po Po s'engouffrent dans des voitures qui démarrent rapidement : les équipes de tueurs commencent leur chasse.
Un peu avant 6 heures, le jour est levé : la lumière nette frappe le haut des immeubles sans rompre encore tout à fait l'obscurité grise qui s'accroche au fond des rues. Adolf Hitler sort du ministère de l'Intérieur. Son manteau de cuir serré à la taille est froissé, il garde toujours son chapeau à la main, ses mouvements sont brusques, il regarde dans la rue, à gauche et à droite, paraissant inquiet et anxieux. Goebbels est derrière lui, grimaçant, souriant nerveusement, pâle. Les S.S. saluent. Le Führer hésite quelques minutes puis monte dans la première voiture, à côté du chauffeur. Des S.S. réquisitionnent des taxis, d'autres s'installent dans les dernières voitures officielles. Hitler n'a pas encore donné le signal du départ Wagner reste au haut des marches du ministère, les bras croisés : sa mission est de demeurer à Munich pour contrôler la situation et prévenir toute action des S.A. Il doit notamment emprisonner ceux qui sont restés à la Maison Brune. Quelques minutes plus tard, le convoi s'ébranle, la voiture du Führer ouvrant la marche.
Les quartiers du centre commencent à s'animer. Les camions de la voirie circulent lentement et des concierges balaient devant les portes ; des laveurs de carreaux, leurs éponges au bout d'une longue perche, nettoient les vitrines, Brienerstrasse.
Les voitures roulent vite, sur la large avenue Thaï, abordant rapidement la courbe qui, après l'Isar-Thor-Platz conduit aux ponts sur l'Isar : les eaux, à cette époque de l'année, sont hautes, entraînées par un fort courant qui, contre les piles du Ludwigs-Brücke crée de petites vagues blanches. Les ponts franchis, s'ouvre la longue ligne droite de la Rosenheimer-strasse et, vers le Sud, à une soixantaine de kilomètres, il y a, au bord du lac de Tegernsee, la pension Hanselbauer où dorment Rœhm et ses camarades. Les voitures ont maintenant atteint la banlieue de Munich et la route débouche brusquement sur la campagne : au loin on aperçoit la masse sombre de la forêt encore enveloppée d'une brume grise.
Il va être 6 heures.
A Berlin, dans l'appartement de von Tschirschky, le téléphone sonne. Le secrétaire du vice-chancelier Papen décroche au bout de quelques instants, demande qui est à l'appareil : un déclic. A l'autre bout de la ligne on a raccroché sans répondre, comme si l'on voulait seulement s'assurer que Tschirschky était bien à son domicile.
Au n° 8 de la Prinz-Albrecht-Strasse, siège de la Gestapo, les communications se succèdent. Heydrich et Himmler malgré l'heure matinale sont arrivés depuis longtemps, peu de temps après que le Führer eut décollé de Bonn-Hangelar. Il y a quelques instants à peine, un coup de téléphone de Wagner les a avertis que Hitler était parti pour Bad Wiessee et qu'il réclamait la présence de Rudolf Hess à Munich.
2
SAMEDI 30 JUIN 1934 Bad Wiessee,
pension Hanselbauer, 6 heures 30 Munich, 10 heures
LA ROUTE DE BAD WIESSEE
Très vite la route s'élève au milieu des prés et la lumière rasante et brillante, avec des teintes dorées, se réfléchit sur les carrosseries des voitures. Munich, derrière, vers le nord n'est déjà plus que cet assemblage de cubes gris dressés dans la plaine et dont certains paraissent percer une zone d'ombre qui stagne sur la ville. Bientôt c'est la forêt, noire, les arbres tendus, pressés les uns contre les autres, entremêlant leurs branches, hêtres noirs prêts à s'avancer à nouveau, à se rejoindre en recouvrant la route et que seule une attention inquiète des hommes d'Allemagne semble maintenir, disciplinés, surveillés. La route passe entre les arbres et l'air humide et froid, venu des sous-bois obscurs enveloppe les voitures dont le bruit du moteur est étouffé. Le Führer est silencieux près du chauffeur dans la première voiture. Derrière lui, Joseph Goebbels parle, intarissable, refaisant l'histoire du complot de la Sturmabteilung. Hitler se tait. Voilà plus de 24 heures que le Führer n'a pas pris de repos : la nuit de veille à Bad Godesberg pèse sur lui, la nuit de l'hésitation et du choix, l'attente, la route, le vol, la route encore, cette route qui s'enfonce maintenant dans la forêt allemande. Sur le visage de Hitler, gonflé, avec les yeux enfouis sous les paupières bouffies se devinent la fatigue, l'irritation crispante que donne le manque de sommeil. Il a laissé la vitre baissée et le vent frais lui fouette le visage, soulevant ses cheveux. Il a relevé le col de son manteau et il reste ainsi dans l'air humide qui sent la forêt, frileusement enfoui dans son siège, les bras croisés, regardant droit devant lui la route qui conduit au capitaine Ernst Rœhm, son camarade. A une trentaine de kilomètres, le chauffeur prend, à droite, une route qui paraît entrer dans la forêt. Elle est étroite, les arbres au-dessus d'elle se rejoignent, voûte basse et irrégulière : parfois les branches frappent les voitures.
Au bout, il y a le lac : Tegernsee dans l'ombre encore, la nuit accrochée aux rives et à l'eau, les forêts des pentes se reflètent près des rives ; en haut, vers les sommets, la lumière règne déjà, éclatant parfois en un reflet aveuglant.
Le chauffeur a ralenti : la route longe le lac, sur la rive occidentale. Le bruit des moteurs résonne et, après le silence de la forêt, il paraît énorme, comme un avertissement lancé à la ronde. Le Führer s'est légèrement penché à la portière : le premier village, Gmund, avec ses maisons en bois apparaît. Ce n'est qu'un groupe de quelques habitations serrées autour d'une belle église, l'une de ces constructions orgueilleuses du XVIIeme siècle. Quelques paysans s'affairent devant les granges, une vieille conduit un troupeau de vaches. Déjà le village est traversé, une plaqué indique, à la sortie, que Bad Wiessee est à 5 kilomètres.
Dans la voiture du Führer, assis sur la banquette arrière, à côté de Goebbels, un officier de la Reichswehr, délégué par le Wehrkreis VII, écoute depuis Munich sans répondre, les bavardages passionnés du ministre de la propagande : l'officier représente le général Adam et l'Abwehr. Hitler se tourne vers lui : « Je sais, dit-il, que vous avez été longtemps le collaborateur du général von Schleicher. » L'officier n'a pas le temps de s'expliquer, le Führer parle vite : « Je dois, hélas ! vous dire, continue-t-il, que le gouvernement est obligé d'ouvrir une instruction contre lui car il est soupçonné d'être en contact avec Rœhm et une puissance étrangère. » Puis le Führer se tait à nouveau, se redressant quelque peu sur son siège.
A cette heure, alors que sur les bords du lac de Tegernsee, son nom est tout à coup lâché comme une proie à abattre, le général Schleicher se prépare comme tous les matins à faire quelques exercices de gymnastique. La Griebnitzseestrasse, à Potsdam, où se dresse sa villa cossue est calme, déserte. La journée s'annonce paisible, le général n'a aucune inquiétude, aucun pressentiment. La colline boisée de Babelsberg qu'il regarde de sa fenêtre est enveloppée d'une brume légère sous le ciel bleu de juin.
LA PENSION HANSELBAUER.
Et le ciel se reflète aussi dans les eaux sombres du lac de Tegernsee. Les voitures ont encore ralenti mais le bruit des moteurs résonne toujours, répercuté par les pentes qui entourent le lac. Voici les premières maisons de Bad Wiessee, la forêt s'est écartée, refoulée plus haut au-delà des pâturages. Un camion, portant des S.S. de la Leibstandarte Adolf-Hitler et leur chef Sepp Dietrich, attend au dernier tournant. La colonne des voitures ne s'arrête pas : maintenant chaque seconde compte. Devant la pension Hanselbauer, avant même que les voitures ne soient immobilisées, les hommes bondissent courant le revolver au poing vers le bâtiment dont les volets sont clos. L'herbe et la mousse étouffent leurs pas ; ils encerclent la grosse bâtisse blanche, des officiers S.S. commandent par gestes la manœuvre. Le silence, rendu encore plus perceptible par le gazouillis intarissable et joyeux des oiseaux. La paix.
Hitler est devant la porte principale, entouré de plusieurs S.S., Brückner est près de lui avec Emil Maurice, tous deux sont armés. Brusquement l'action se déchaîne : d'un coup de pied, la porte est ouverte, alors ce sont des cris gutturaux, les portes qui claquent des femmes de service qu'on bouscule et qu'on repousse dans l'entrée. Goebbels racontera plus tard : « Sans rencontrer de résistance, nous pouvons pénétrer dans la maison et surprendre la bande de conjurés encore plongée dans le sommeil et les mettre immédiatement en état d'arrestation. C'est le Füher lui-même qui procède aux arrestations. Un S.S. sans grade déclare : « Je voudrais qu'immédiatement les murs s'abattent et que le peuple allemand tout entier puisse être témoin de ces faits. Il comprendrait combien notre Führer a raison de demander des comptes impitoyablement et rigoureusement à ceux qui sont coupables. Combien il a raison de leur faire payer de leur vie le crime qu'ils ont commis envers la nation ».
Dans la pension Hanselbauer, tout le monde dort. Brutalement les portes sont ouvertes, certaines sont défoncées, les S.S. hurlent le revolver au poing. Ils courent dans les couloirs.
Dans cette demi-obscurité, des hommes ensommeillés, menacés de mort, puis avançant sous les coups et les cris, sont hébétés. Dans l'une des premières chambres, le comte Spreti, Standartenführer de Munich, n'a pas le temps de se lever : on l'arrache du lit à demi nu, on le pousse dans le couloir sous les insultes. Plus loin, Edmund Heines est surpris avec le jeune S.A. qu'il a gardé contre lui toute la nuit, dans son lit. Goebbels dira : « C'est une de ces scènes dégoûtantes qui vous donnent envie de vomir ». Heines insulté, arrêté, menacé d'être abattu immédiatement, tente de résister. Brückner l'étend de plusieurs coups de poing. Heines à demi assommé ne comprend pas. « Je n'ai rien fait, crie-t-il à Lutze, vous le savez bien, aidez-moi, je n'ai rien fait. » Lutze se contente de répéter : « Je ne peux rien ».
Dehors, dans le couloir, brusquement, le silence s'est fait. Hitler et de nombreux S.S. sont rassemblés devant une porte : c'est la chambre de Rœhm. Le Führer est là, le revolver au poing : derrière cette mince paroi de bois, il y a son camarade, le temps passé, tout un versant de sa vie qui va s'abolir. Un policier frappe à la porte, puis le Führer lui-même se met à heurter et quand Rœhm questionne, c'est lui qui répond, se nommant. Le chef d'Etat-major de la S.A. ouvre et le Führer se précipite : il insulte, il crie à la trahison, il menace, crie à nouveau à la trahison. Rœhm est torse nu, son visage est rouge, gonflé par la nuit écourtée ; on distingue sur ses muscles adipeux la trace des cicatrices. Il se tait d'abord, puis mal réveillé, comprenant lentement, il commence à protester. Hitler hurle, déclare qu'on lui manque de respect, et annonce qu'il met Rœhm en état d'arrestation. Et il court vers d'autres chambres cependant que des S.S. surveillent Ernst Rœhm dont la puissance vient de s'effondrer, en quelques minutes, et qui n'est plus qu'un homme corpulent qui s'habille avec difficulté sous les regards ironiques des S.S. Dans une autre chambre, on s'empare du Standartenführer Julius Uhl. Plus tard, Hitler commentant la liquidation des S.A. déclarera : « Un homme avait été désigné pour me mettre complètement hors du jeu : le Standartenführer Uhl a avoué, quelques heures avant sa mort, qu'il était prêt à exécuter un ordre pareil sur ma personne ».
Les prisonniers sont, au fur et à mesure, poussés vers la cave, placés sous bonne garde : des S.S., des agents de la Bay Po Po, les surveillent l'arme au poing. Bientôt Hitler, Goebbels, Lutze, Brückner, Maurice, Dietrich, ressortent dans le jardin. Face à eux, le lac, coupé maintenant par une bande claire de lumière, est à peine ridé par une brise douce. La paix, les grands arbres, la mousse et l'herbe humide de rosée. Goebbels rit et des S.S. eux aussi parlent fort, avec la joie de ceux qui l'ont emporté plus facilement qu'ils ne l'escomptaient Hitler est entouré : il ne parle pas, il paraît écouter ses hommes qui commentent les quelques instants qu'ils viennent de vivre. Il se tait. Il a joué et gagné. Autour de lui la détente : dans les voix, dans les gestes. Mais Hitler sait qu'une partie n'est gagnée que lorsqu'elle est finie, que les adversaires sont morts.
Brusquement, un bruit de moteur. Goebbels raconte : « A ce moment, la Stabswache, la garde personnelle de Rœhm, arrive de Munich. Le Führer lui ordonne de faire demi-tour. » Deux phrases, deux courtes phrases pour marquer que le destin a hésité, ce matin-là, au bord du lac de Tegernsee. Les S.A. de la Stabswache sont des fidèles de Rœhm, à toute épreuve. Ils sautent du camion, lourdement armés. Leurs officiers regardent avec surprise les S.S., la pension Hanselbauer. Leur chef est ce Julius Uhl dont ils ignorent qu'il n'est plus, comme Rœhm, qu'un prisonnier. Ils hésitent, incertains, et les S.S., face à eux, tout à coup silencieux, les observent. Tout peut basculer. Hitler fait quelques pas. Il est entre ces hommes armés, seul à vouloir, seul à pouvoir. Les officiers S.A. le saluent. Il commence à parler, sa voix s'affermit : je suis le chef responsable, votre Führer, vous devez retourner à Munich, attendre mes ordres. Les officiers S.A. se consultent du regard, puis remontent dans le camion avec leurs hommes et le véhicule démarre lentement, passant le portail de la pension Hanselbauer. Pendant quelques minutes on entend encore le bruit du moteur puis c'est à nouveau le silence, la paix.
Personne ne commente l'incident, mais les rires ont cessé. Tout le monde se tait ; seuls quelques ordres, des hommes — Uhl, Spreti, Rœhm, leurs camarades — sont poussés vers les voitures, les portières claquent, le camion chargé des S.S. de la Leibstandarte se range en queue du convoi. Le Führer est dans la première voiture, il a repris sa place à côté du chauffeur et c'est lui qui donne le signal du départ.
UN CONVOI VERS MUNICH
Maintenant le jour règne : le lac est presque entièrement pris dans sa lumière. La brise est déjà tombée et les eaux sont lisses, sans une ondulation ; l'air paraît lui-même immobile comme cela arrive souvent, l'été, durant quelques heures, le matin, en montagne, peu après le lever du soleil, avant que la chaleur n'ait mis en mouvement la nature tout entière. Les voitures longent à nouveau le lac, mais le Führer d'un geste a changé de route : on rentre à Munich par le sud, en faisant le tour du Tegernsee. Hitler est un homme prudent et le départ de la garde personnelle de Rœhm ne l'a pas tout à fait rassuré. Les S.A. peuvent se reprendre, revenir à la pension Hanselbauer, croiser le convoi. En passant par le sud, on augmente les chances de les éviter. Effectivement les officiers S.A. sont inquiets, incertains. Tout leur paraît anormal, imprévu : la présence matinale de Hitler, les S.S. armés et la pension Hanselbauer qui semblait vidée de ses occupants. Ils décident de faire arrêter le camion entre Wiessee et Gmund. Mais la colonne de Hitler passe sur l'autre rive.
Wiessee, Rottach-Egern, Tegernsee : des petites villes s'éveillent. Il est un peu plus de 7 heures et, en les traversant, le convoi a dû ralentir parce que des camionnettes de livraison stationnent dans les rues étroites. Le contraste est grand entre cette colonne noire dirigée par le Chancelier du Reich en personne, cette colonne composée d'hommes armés qui en conduisent d'autres à la mort, cette colonne qui est l'histoire en train de s'écrire et ces autres hommes croisés sur le seuil de leurs boutiques en train de décharger des caisses, de confectionner des paquets, de prendre un déjeuner sous les arbres, ces hommes qui ne savent pas que passent devant eux le Führer et leur destin. Ils ne voient pas Hitler, ils ne l'imaginent pas surgissant ici, parce qu'ils sont enfermés dans leur ignorance, leurs illusions et leur vie quotidienne, un au jour le jour recommencé chaque matin, vie lente et semblable, où l'on fait les mêmes gestes, souvent en ne rêvant même plus qu'ils pourraient être autres. Et Hitler ne les voit pas non plus ces hommes isolés, anonymes, grains inconnus du peuple allemand. Il est tout entier dans cette action brutale où se ramasse sa vie et dont dépend son sort. Et il s'est engagé personnellement. Comme en ces jours de novembre 1923 quand, le soir du 8, revolver au poing, il avait interrompu le discours de von Kahr, président du Conseil de Bavière, avait bondi sur une chaise et tiré un coup de feu en l'air en criant : « La révolution nationale est commencée ».
Mais la partie avait alors été perdue et Gustav von Kahr avait habilement manœuvré. Aujourd'hui, 11 ans plus tard, Chancelier du IIIeme Reich, comme autrefois alors qu'il n'était que le chef d'un parti naissant, Hitler n'a pas hésité à intervenir, le revolver à la main, à agir comme un soldat du rang, comme un aventurier qui serait aussi à la tête de l'Etat.
Et revoici le village de Gmund, à l'extrémité du lac, et revoici la route qui pénètre dans la forêt et conduit à l'embranchement avec la grande voie qui se dirige vers Munich. Hitler fait ralentir le convoi : il est en effet probable que l'on va croiser les chefs de la Sturmabteilung qui se rendent à Bad Wiessee, auprès de Rœhm, pour la confrontation prévue avec le Führer. Il s'agira de les intercepter en cours de route. Certains des véhicules de la colonne se déportent vers la gauche de façon à rendre obligatoire un arrêt des voitures qui vont vers Wiessee. Goebbels racontera : « Au fur et à mesure de leur rencontre, les voitures étaient invitées à stopper et leurs occupants étaient interrogés. S'ils étaient reconnus coupables ils étaient immédiatement faits prisonniers, et remis aux S.S. du convoi. Dans le cas contraire, ils recevaient l'ordre de se joindre à la caravane et de revenir avec elle vers Munich ».
Ces interpellations dans l'air frais de la forêt, avec ces courses des S.S de l'escorte, l'arme à la main, vers la voiture immobilisée, tout cela ressemble moins à l'action de police d'un grand Etat moderne qu'au coup de main d'une bande de reîtres et de lansquenets qui, dans une Allemagne de légende, agit avec la brutalité de ces troupes qui, au temps des Grandes Compagnies, ravageaient le pays. L'une des premières voitures arrêtées est celle de Peter von Heydebreck. Brückner et Hitler lui-même, puis des S.S. se précipitent vers Heydebreck. Cet Obergruppenführer de la S.A. est un homme maigre, osseux, il a perdu un bras durant la guerre, animé les corps francs, combattu en Silésie et dès 1922, il est entré au Parti. C'est un soldat-aventurier, un homme de guerre. Et Hitler, au début du mois de juin 1934 a, en son honneur, donné le nom de Heydebreck à un village situé près de la frontière polonaise : dans ces bois, en 1919, les chasseurs de Heydebreck, ces volontaires, ont livré contre les Polonais, pour empêcher l'application du diktat de Versailles, une dure bataille. Heydebreck est entouré par les S.S. : il regarde les armes pointées vers lui. Le Chancelier le questionne : est-il du côté de Rœhm ? Heydebreck répond par l'affirmative. Aussitôt on le désarme, on l'injurie, on le pousse vers une des voitures où déjà Uhl et Spreti sont gardés, Spreti défait, hagard, Uhl dont le visage grimace un sourire amer et désespéré, tous deux sachant que la mort les attend. Peter von Heydebreck brusquement comprend. Il se laisse pousser sans mot dire.
Tout au long de la route, d'autres voitures sont arrêtées : parfois les occupants sont simplement invités à suivre le convoi, le plus souvent ils sont arrêtés et désarmés. Sur la route, près de Munich, on croise aussi des camions de la Reichswehr. Les soldats casqués appartiennent au 19eme régiment d'infanterie et font mouvement vers Tegernsee et Bad Tölz. Les camions avancent lentement, ils patrouillent, mais tout est calme.
A l'entrée de Munich, la circulation est grande. Il est un peu plus de 8 heures. Dans le soleil qui se réfléchit en mille paillettes sur les eaux de l'Isar, les tramways filent, chargés d'employés, vers le centre de la ville. Les piétons sont nombreux, patientant en longues files aux arrêts. Il y a aussi les cyclistes, pressés, attendant le signal de l'agent pour s'élancer aux carrefours. La ville, malgré l'heure matinale, est recouverte déjà d'une brume chaude faite de fumées. Le convoi ralentit, puis s'arrête. Un officier S.S. court vers la voiture du Führer. Personne parmi les passants ne semble remarquer Adolf Hitler. Les Munichois passent, à peine tournent-ils la tête. Ils savent déjà que souvent il ne faut pas voir. L'arrêt a duré quelques secondes. Le S.S. repart avec les voitures qui ferment la marche et où s'entassent les chefs S.A. prisonniers. Ils vont être dirigés vers la prison de Stadelheim. Le Führer et les chefs nazis se dirigent vers le Hauptbanhof, la gare centrale de Munich. Le train de Berlin chargé d'officiers de la Sturmabteilung a dû arriver. Le Führer veut être sur place. Comme un chef de bande, un aventurier ou un chef d'Etat, il sait qu'il est des actions qu'il faut contrôler soi-même.
AU HAUPTBANHOF DE MUNICH.
Le Hauptbanhof est un immense bâtiment grisâtre situé près du Palais de Justice, au cœur de Munich, dans ces quartiers anciens que les voies de chemin de fer ont éventrés à la fin du XIXeme siècle. Les voitures du convoi se rangent dans l'une des cours intérieures, sur le côté nord de la gare. Les camions de la Reichswehr sont toujours là avec leurs hommes : certains soldats ont rejeté leur casque en arrière, d'autres somnolent. Des S.S. se précipitent vers les voitures. Hitler descend : le visage est toujours tendu. On lui annonce que Hess est arrivé de Berlin et qu'il attend le Führer dans le bureau de la direction de la gare. Le groupe suivi de Goebbels se dirige vers l'intérieur escorté par les S.S. armés. La haute silhouette de Brückner domine le groupe. On entend le haut-parleur qui, dans la rumeur bourdonnante de la gare, invite les chefs S.A. à se présenter au contrôle situé au bureau n° 1, pour recevoir des ordres les concernant. Sur tous les quais, des S.S. scrutent les voyageurs. Quand le train de Berlin est entré en gare, des officiers S.S. ont sauté sur les marchepieds, contrôlant un à un tous les passagers et visitant les wagons. Les S.A. ont été priés de suivre les S.S., Standartenführer et Oberführer ont accepté sans hésitation : ils ignorent tout ce qui les guette, ils imaginent que ces S.S. doivent les conduire à Bad Wiessee où Rœhm et Hitler attendent leur arrivée. Ils ne s'inquiètent pas. Demain, ils seront en congé pour un mois. La plupart sont encore à demi endormis après une nuit passée dans le train, ils marchent pesamment aux côtés des S.S., au milieu des voyageurs que ne surprend plus cette débauche d'uniformes noirs, bruns. Ainsi sont pris les Obergruppenführer von Krausser, Hayn, ainsi est pris le Gruppenführer Georg von Detten et Hans Joachim von Falkenhausen et beaucoup d'autres. Quand ils interrogent, veulent protester, il est trop tard : ils sont entourés, désarmés, conduits déjà vers les voitures noires qui attendent ; encadrés par des S.S. ou des hommes de la Bay Po Po, ils sont invités à monter dans ces voitures dont les chauffeurs sont des S.S., poussés s'ils refusent et les voitures se dirigent maintenant rapidement dans l'indifférence de la grande ville animée, vers la prison de Stadelheim.
Le directeur de la prison, le docteur Robert Koch, est un fonctionnaire modèle : s'il est nazi, c'est comme beaucoup d'Allemands, sans excès. Respectueux des règlements et des ordres, cette journée du samedi 30 juin 1934 va être pour lui l'une des plus difficiles de sa carrière. Vers 6 heures on lui a passé une communication téléphonique du ministère de l'Intérieur. Le ministre Wagner, lui-même, indiquait qu'il allait recevoir — et il fallait les placer sous bonne garde — de nombreux officiers S.A. accusés de complot. Robert Koch a immédiatement consulté un état des cellules libres, puis il a attendu. Mais sa surprise au cours de la matinée est allée croissant : après Schneidhuber et Schmidt, quelques heures plus tard, escortés par des S.S., sont arrivés : Roehm, Heines, Spreti, Heydebreck, toute l'élite de la Sturmabteilung. Le Standartenführer Uhl paraît le plus amer, regrettant devant le docteur Robert Koch de ne pas avoir cette nuit, alors qu'il avait encore son revolver, abattu Hitler. Puis sont amenés d'autres S.A., de moindre importance, cueillis à la gare. Vers 9 heures, les cellules sont pleines et après avoir consulté les officiers S.S., Koch installe les prisonniers dans la cour de la prison. Les S.S. montent une garde sévère : déjà, à leur attitude, on comprend que ces hommes en chemises brunes, ces officiers de la S.A. arborant le brassard nazi et de nombreuses décorations, ces glorieux Alte Kämpfer, hier encore des camarades respectés, ne sont plus que des hommes vaincus, prisonniers, abandonnés. Quand un groupe de Führer S.A. fatigués par l'attente sous le soleil dans la cour réclame à boire, proteste, les S.S. sans un mot, mais avec détermination, l'arme à la main, les repoussent vers le milieu de la cour.
Certains parmi les S.A. se sont assis à même le sol, profitant de l'ombre des hauts murs de la prison de Stadelheim et somnolent, écrasés par la fatigue du voyage, la surprise, pris par le fatalisme fréquent chez les hommes de guerre, habitués à l'action et qui savent qu'il est des moments où il faut attendre avec passivité sans essayer de penser et de prévoir. D'autres s'insurgent, s'interrogent. Certains parlent d'un putsch de l'armée et des éléments conservateurs ; d'autres encore espèrent en Hitler qui ne peut qu'avoir été trompé et qui va ouvrir les yeux. Ceux qui ont vu Hitler à la pension Hanselbauer se taisent : ils savent que le Führer les a abandonnés et ils ne comprennent plus. L'homme dont ils ont fait la fortune politique, l'homme qui les connaissait personnellement, qu'ils avaient côtoyé fraternellement à la Maison Brune, avec qui ils avaient parlé familièrement, l'homme qui écrivait à Rœhm une lettre de félicitations, Hitler, était venu le revolver au poing les arrêter.
Alors que parmi les S.A. emprisonnés la peur et la colère impuissante commencent à naître, le Führer est à la gare, il écoute les rapports des S.S. et du ministre Wagner. Hess, Goebbels, Lutze, sont avec lui. Tout se déroule normalement, sans aucune difficulté. Ces S.A. qu'on accusait de préparer un putsch sont sans méfiance : ils se laissent arrêter sans réagir. Goebbels répète de temps à autre comme pour en convaincre les présents, que le putsch S.A. est écrasé dans l'œuf mais en fait il est clair que le prétexte n'a plus aucune importance. L'action a désormais sa propre justification puisqu'elle est commencée et qu'elle semble réussir. Le général von Epp, Statthalter de Bavière, vieil officier de la Reichswehr au profil d'aigle, au visage émacié et qui a, dès le début, rallié le parti nazi, confirme par téléphone au Führer que tout est calme : les troupes restent en état d'alerte mais il est vraisemblable qu'elles n'auront pas à intervenir. Elles sont à la disposition du Chancelier du Reich.
COLIBRI.
Le Führer décide alors de rejoindre la Maison Brune. Elle est située à quelques centaines de mètres de la gare dans la Briennerstrasse. Le cortège de voitures s'ébranle à nouveau quittant le Hauptbanhof peu avant 10 heures. Dans les rues, tout est calme, la foule est dense, vêtue de couleur claire : les hommes sont le plus souvent sans veste, en chemise blanche, tout le centre de Munich avec les jardins, les magasins de luxe, les brasseries, les monuments, a un air de fête, l'air de l'été. Les voitures passent devant la statue de l'électeur Maximilien I", ce chef de la Ligue catholique pendant la grande tourmente de la Guerre de Trente ans, quand la guerre comme une épidémie sanglante ravageait l'Allemagne. Et maintenant un autre chef de Ligue, le Chancelier Hitler, descend devant la Maison Brune, Briennerstrasse. L'immeuble est gardé par des S.S. et dans les rues avoisinantes stationnent des soldats de la Reichswehr. Les trottoirs sont dégagés par le service d'ordre, et les passants sont refoulés sur l'autre côté de la rue.
Il est 10 heures précises, ce samedi 30 juin. Hitler entre dans le siège du Parti. Après une brève conversation avec le Führer qu'il suit comme son ombre, Goebbels demande une communication avec le quartier général de Gœring à Berlin. Le ministre de la Propagande du Reich ne prononce qu'un mot : « Colibri ».
Colibri : trois syllabes pour dire qu'à Berlin aussi les tueurs peuvent agir.
3
SAMEDI 30 JUIN 1934
Berlin, dans la matinée
TSCHIRSCHKY ET PAPEN CHEZ GŒRING.
C'est vers 7 heures du matin que Tschirschky inquiet du coup de téléphone reçu dans la nuit, avec cet interlocuteur mystérieux qui avait immédiatement raccroché, s'est rendu à la vice-chancellerie. Berlin est encore assoupi : une journée d'été commence, chaude, lumineuse. Les arroseuses municipales passent lentement dans un bruit régulier, l'eau gicle dans le soleil. Tout parait calme. Tschirschky note pourtant autour des bâtiments officiels des voitures de police qui stationnent. Depuis deux ou trois jours, en fait, les observateurs ont remarqué ce renforcement des mesures de sécurité. La police de Berlin a été mise en état d'alerte, mais en fin de journée, par deux fois déjà, on l'a déconsignée. Hier soir la mesure d'alerte a été maintenue. Et ce matin, les voitures sont toujours là ; les rondes aussi, régulières. Deux ou trois voitures noires qui avancent lentement dans les rues presque désertes. Parfois, passent des véhicules de l'armée transportant des S.S. impassibles. Tschirschky tente de se renseigner mais le ministère de l'Intérieur du Reich ignore tout des mises en alerte de la police. Le directeur des services de police du ministère, Daluege, n'a même pas été consulté par Gœring qui a pris directement la décision. Tous ces éléments préoccupent Tschirschky qui sait que dans les milieux bien informés on attend un événement. Les signes avant-coureurs n'ont pas manqué et le coup de téléphone de cette nuit n'a au fond, même pas surpris Tschirschky. Cette fois-ci nous y sommes, a-t-il pensé et c'est pourquoi il est là, à la vice-chancellerie, arpentant les couloirs déserts, gagnant son bureau.
Or, à peine est-il installé depuis quelques instants qu'il reçoit une communication téléphonique : Gœring lui-même demande à voir le vice-chancelier Franz von Papen d'extrême urgence. Désormais pour Tschirschky, il n'y a plus de doutes : des événements graves se produisent ou vont se produire. Ce que tout le monde attend depuis le début de juin, sans savoir vraiment ce que cela va être, est là, prêt à déferler sur la capitale allemande ensoleillée et endormie.
Chaque jour Franz von Papen se rend à son bureau à la vice-chancellerie vers 9 heures, avec la régularité méthodique de l'officier prussien élevé à l'école des cadets de Lichterfelde. Tschirschky pourtant n'hésite pas et, racontera Papen plus tard « il m'appela de la vice-chancellerie pour me demander de venir aussi vite que possible... En arrivant à mon bureau, j'appris que Gœring voulait me voir de toute urgence ». Il est à peine 8 h 30. Berlin s'anime pourtant. Dans le quartier des ministères, c'est l'heure des employés qui sortent en vagues sombres des bouches de métro.
Sur la Wilhelmplatz, le vendeur de cigares tire nonchalamment la petite carriole qui lui sert d'étalage pour gagner l'angle de la place où, chaque jour, il s'installe devant le palais du Prince-Léopold, attendant tout ce monde des ministères qui, à l'heure du déjeuner, descend la Wilhelmstrasse et vient flâner dans le petit square de la Wilhelmplatz, devant les colonnes du Kaiserhof ou les statues des héros de la guerre de Sept ans.
Il fait déjà chaud quand Papen et Tschirschky traversent le square venant de la vice-chancellerie pour se rendre à ce qu'on n'appelle plus que le palais de Gœring, situé Leipzigerplatz, en retrait, derrière de grandes grilles de fer forgé hautes et dorées ouvrant sur un jardin qui protège le bâtiment des regards de la rue. Jusqu'à quelques dizaines de mètres du palais, rien ne parait anormal, mais brusquement, on découvre des groupes de policiers et de S.S. « Toujours sans la moindre idée de ce qui se passait, écrit Papen, je filai à l'appartement de Gœring, dans les jardins du ministère de l'Air. A ce moment là, seulement, je fus frappé de voir que les alentours grouillaient de S.S. armés de mitrailleuses ». Dans la cour, policiers et S.S. vont et viennent lourdement armés. Sur les toits, des hommes sont allongés et pointent vers l'entrée des fusils mitrailleurs ; sur les balcons, des S.S. sont en position de tir. Pour pénétrer dans le grand hall de réception, il faut franchir de nombreux barrages. Les sentinelles S.S. arrogantes, surveillent les allées et venues. Le vice-chancelier Papen et Tschirschky sont interpellés à plusieurs reprises. Enfin, ils peuvent accéder au cabinet de travail du ministre-président Hermann Gœring. Dans la pièce encombrée de bibelots, il règne une atmosphère fébrile : les messages se succèdent ; des aides de camp, des S.S., des hommes de la Gestapo entrent et sortent en courant Gœring est là, avec Himmler. Un témoin, Gisevius, se souvient parfaitement de Hermann Gœring, pérorant ce matin-là, les cheveux en désordre, faisant penser avec « sa blouse blanche, sa culotte militaire gris-bleu, des bottes noires dont les genouillères montent au-dessus d'un corps bouffi... au chat botté ou à quelque personnage extravagant de conte de fées. » Himmler, au contraire, est discret, réservé comme à son habitude, mais le regard derrière les fines lunettes dit la détermination, la patience rusée. Gœring accueille Papen avec une condescendance ironique : le ministre-président de Prusse, l'ancien pilote, le morphinomane joue enfin un rôle à sa mesure dans la passion et la violence. Il parle avec la suffisance de celui qui sait qui est au cœur de l'action. « Il m'apprit, explique Papen, que Hitler avait dû partir en avion pour Munich afin d'étouffer une révolte fomentée par Rœhm, et que lui-même avait reçu pleins pouvoirs pour réprimer l'insurrection dans la capitale. »
Gœring s'interrompt souvent pour lire des messages qu'on lui apporte du central téléphonique du ministère. Pilli Kœrner, le secrétaire d'Etat de Gœring à la présidence ministérielle, vient d'arriver avec un gros dossier que Gœring commence à consulter. Papen s'avance. « Je protestai immédiatement, dit-il, c'était seulement à moi, le vice-chancelier, que Hitler pouvait déléguer ses pouvoirs. »
Cela, c'est la lettre du droit, mais Gœring écoute à peine Franz von Papen. Et le vice-chancelier devrait savoir que ce qui compte depuis des mois en Allemagne, depuis que les nazis y font la loi, ce ne sont pas les articles de la Constitution mais bien la force des armes. Il suffit à Papen et à Tschirschky pour s'en convaincre de regarder autour d'eux, de voir ces sentinelles, ces S.S., ces policiers, innombrables, ces voitures qui quittent la résidence de Gœring pour conduire dans la capitale des équipes d'hommes en armes et que protège aussi la loi. Et naturellement Gœring refuse de céder la place à Papen, comme il refuse la suggestion du vice-chancelier d'alerter le président Hindenburg, de proclamer l'état d'urgence et de remettre à la Reichswehr le soin de rétablir l'ordre. La Reichswehr d'ailleurs, aux mains des généraux Blomberg et Reichenau, n'est-elle pas complice ? Papen est un naïf ou un homme bien mal informé. Et Gœring balaie d'un geste les arguments du vice-chancelier, puis il lit les derniers messages qu'on vient de lui apporter ne s'occupant même plus de son pourtant illustre interlocuteur. « Je fus bien obligé de m'incliner, ajoute alors Papen. Disposant de la police et des forces de l'armée de l'Air, Gœring avait certainement une position plus solide que la mienne ». Comme Papen insiste à nouveau pour qu'on prévienne Hindenburg, Gœring hautain, irrité, veut mettre fin à l'entretien. « Inutile, dit-il, de déranger Hindenburg », grâce aux S.S., lui, Gœring est parfaitement maître de la situation.
Dans le hall, l'agitation est toujours aussi grande. Les sonneries du central voisin retentissent sans arrêt. Himmler est sorti du cabinet de travail de Gœring, pendant que Papen continue de protester contre les violations du droit. Tschirschky, entré dans l'antichambre, observe le Reichsführer S.S. qui, l'air absorbé et résolu, téléphone longuement. Himmler parle à voix basse mais le secrétaire de Papen entend une phrase : « Et maintenant il faut y aller, vous pouvez nettoyer cela ». Ne s'agit-il pas de la vice-chancellerie, considérée par la Gestapo comme un repaire d'opposants ? Tschirschky essaie de prévenir Papen en rentrant dans le cabinet de travail sur les talons de Himmler, mais Gœring hurle presque : « Vous feriez mieux de penser à votre sécurité personnelle, rentrez chez vous immédiatement et restez-y, n'en sortez pas sans m'en avoir prévenu ».
Himmler fait alors passer à Gœring un message cependant que Papen s'insurge une nouvelle fois : « Je veillerai tout seul à ma sécurité, je n'ai pas du tout l'intention d'accepter une arrestation à peine déguisée » insiste-t-il. Mais cette fois-ci Gœring refuse et ne répond plus : il ignore définitivement Papen comme si le message de Himmler avait encore pesé sur son attitude déjà méprisante pour Papen. Tschirschky faisant part à son chef de ses inquiétudes, les deux hommes quittent la pièce. Dans l'antichambre, le visage caché dans ses mains, un officier de la S.A., attend, effondré sur une chaise, gardé par un S.S. C'est le Gruppenführer Kasche qu'on à pris dans la rue alors qu'il sortait de chez lui et qu'on a amené ici sans qu'il comprenne pourquoi. Maintenant, il a peur.
Dehors, dans la cour, le soleil de cette magnifique journée d'été oblige après la demi-obscurité du cabinet de travail de Gœring à fermer les yeux pour s'habituer de nouveau à la lumière. Papen et Tschirschky traversent la cour bruyante : des policiers attendent les ordres, des voitures partent. Le service de protection paraît encore renforcé. Quand les deux hommes se présentent à la grille pour quitter le ministère, un officier S.S. et deux sentinelles leur barrent le passage. Ils ont le visage fermé et dur de ceux qui ont reçu des ordres qu'ils ne discuteront jamais.
— Personne n'a le droit de sortir, dit sèchement l'officier de l'Ordre noir.
Il fait face à Tschirschky. Les mains derrière le dos, ses deux hommes placés à un pas de part et d'autre, il représente la force brutale. Tschirschky n'a pas l'habitude de se laisser intimider :
— Qu'est-ce qui se passe ? Monsieur von Papen a sans doute le droit de sortir d'ici ?
Le ton est cassant, méprisant. L'officier ne bouge pas, imperturbable.
— Il est interdit à qui que ce soit de sortir d'ici, répète-t-il.
Les lèvres du jeune officier S.S. ont à peine remué. Les yeux sont immobiles et ce visage coupé par le rebord du casque, cerné par la jugulaire est anonyme, l'un de ces visages sans réalité qui semblent vidés de toute personnalité, de toute particularité comme s'ils n'exprimaient plus un homme mais une force diffuse incarnée passagèrement dans une forme vivante.
— Avez-vous peur qu'on nous descende ? lance Tschirschky.
Mais la question n'appelle même pas de réponse. Le secrétaire de Papen, nerveusement, s'élance dans le bâtiment. Il croise alors qu'il traverse le hall l'aide de camp de Gœring, Karl Bodenschatz qui s'étonne :
— Comment, vous revenez déjà ?
Autour d'eux, c'est toujours la même atmosphère de tension, de violence. Les ordres, les claquements des talons, les sonneries du central téléphonique, tout cela crée un climat presque insupportable.
— Ils ne nous laissent pas sortir, dit simplement Tschirschky.
Dans la cour, sous le soleil, Papen attend et l'officier S.S. lui fait toujours face dans son immobilité de statue. Le vice-chancelier a un sourire amer et méprisant Bodenschatz se met à crier, il ordonne d'ouvrir la grille.
— Nous verrons bien qui commande ici, hurle-t-il, le Premier ministre ou les S.S.
Finalement après qu'un S.S. est allé chercher des ordres, la lourde grille est poussée par les S.S. et Papen et Tschirschky se retrouvent dans la rue.
N'était la présence de quelques groupes de policiers, la journée paraîtrait se poursuivre paisiblement. Wilhelmplatz, le vendeur de cigares s'est assis à l'ombre de son étalage. Ses boîtes ouvertes sont bien rangées sous les auvents de la carriole. Il n'y a pas encore de clients. Il lit le journal qui décrit longuement la visite de Hitler dans les camps de travail de Westphalie.
AU MINISTERE DE L'INTERIEUR
Il est un peu plus de 9 heures. Des fenêtres du ministère de l'Intérieur du Reich, on aperçoit les feuilles des tilleuls et des marronniers d'Unter den Linden légèrement froissées par la brise qui glisse le long de l'avenue depuis la porte de Brandebourg vers la Spree. Gisevius, fonctionnaire du ministère, regarde la magnifique avenue.
Il est arrivé très tôt ce matin au ministère. Il sait lui aussi, que la police, hier soir, n'a pas été déconsignée et son ami Nebe l'a averti de cette mission de surveillance et de protection dont Gœring l'a chargé. Nebe devait lui téléphoner dans la soirée : il ne l'a pas fait. Il se passe donc quelque chose d'anormal. Et comme Tschirschky s'est rendu à la vice-chancellerie, Gisevius a gagné son ministère, Unter den Linden. Maintenant tout en regardant les tilleuls et les marronniers, il écoute son «chef Karl Daluege lui faire part de son indignation : Gœring a alerté par trois fois la police de Prusse sans même l'en avertir, dit Daluege, c'est là une très grave offense. Il est décidé à s'en plaindre à ce dernier ; en qualité d'Alte Kämpfer, il lui dira une bonne fois ce qu'il pense. Comme Gisevius approuve son chef, la sonnerie du téléphone retentit : Daluege est convoqué chez Gœring.
Gisevius se retrouve seul en proie à ses interrogations. Le ministère maintenant a retrouvé son activité. Les plantons sont à leur poste, on entend le crépitement régulier des machines à écrire : le rouage central de la police du Reich semble fonctionner parfaitement et efficacement et pourtant tout se déroule en dehors de lui; Goebbels, Gœring, Himmler, Heydrich, la Gestapo, les S.S., le S.D. ont monté un piège en dehors de tout contrôle des autorités traditionnelles et maintenant que Hitler a donné le signal de l'action, le piège a commencé à broyer ses victimes. Et le ministère tourne à vide, tranquillement.
Karl Daluege rentre bientôt au ministère et Gisevius l'aperçoit, le visage « blanc comme un linge ». Il n'est pas encore 10 heures. C'est le moment où Hitler a quitté le Hauptbanhof de Munich pour se rendre à la Maison Brune. Daluege parle rapidement: un putsch S.A. devait être déclenché cette nuit, « on va, en tout cas, conclut-il, vers une épuration sanglante des S.A. » Et sa voix dit, au-delà des mots prononcés, que lui aussi a peur. Daluege veut mettre le secrétaire d'Etat Grauert au courant des faits qu'il ignore, Grauert aussi a peur parce qu'une machine s'est mise en route qui peut écraser n'importe qui car elle ne respecte aucune loi. Daluege et Grauert décident alors d'avertir le ministre Frick. Gisevius se joint à eux. Il faut sortir, remonter Unter den Linden prise dans la chaleur encore douce d'une matinée d'été radieuse, lumineuse. Marchant rapidement les trois hommes se taisent, sur la Pariserplatz des voitures noires de la Gestapo stationnent, contrôlant ainsi Unter den Linden, la Wilhemstrasse qui part, longue et légèrement oblique, quadrillant tout ce quartier central de Berlin où sont concentrés les ministères. Au-delà de la porte de Brandebourg, commence le Tiergarten, ses massifs, ses allées tranquilles, ses promeneurs ignorants qui regardent passer ces trois messieurs graves le long de la Friedensallee, vers la Königsplatz. En ce samedi matin, les provinciaux, les visiteurs sont nombreux autour de la Siegsaeule, l'immense colonne de la Victoire. Une petite queue s'est formée pour monter à son sommet : où domine tout Berlin de plus de soixante mètres du haut de cette colonne de bronze, de grès et d'or, élevée pour célébrer la victoire de la Prusse et la création de l'Empire. En ce jour d'été alors que tout paraît quotidien, habituel, un autre empire se fonde dans le sang et la violence, un empire pour mille ans, ce IIIeme Reich qui détruit ce même jour ses fondateurs, les S.A.
Le bureau de Frick est situé près de la Kœnigsplatz. Le ministre lui non plus n'a pas été tenu au courant. Gisevius n'est pas admis dans son bureau, mais très vite, Grauert et Frick ressortent pour se rendre chez Goering aux nouvelles. Daluege rejoint Gisevius et tous deux regagnent à pied Unter den Liden. Il est un peu plus de 10 heures.
Il y a quelques minutes que Goebbels a téléphoné depuis la Maison Brune de Munich à la résidence de Gœring. Il a prononcé les trois syllabes c Colibri ».
LE TEMPS DES ASSASSINS
Heydrich, au 8 de la Prinz-Albrecht-Strasse, a aussitôt été averti du signal et immédiatement il le répercute sur ses hommes qui dans les différentes villes et régions du Reich sont dans l'attente, impatients d'agir comme des chiens dressés que l'on retient. Les voici lâchés. Ils ont reçu depuis plusieurs jours leurs enveloppes cachetées et ce matin, enfin, ils brisent les sceaux marqués de l'aigle et de la croix gammée, ils relisent les noms de leurs anciens camarades avec qui ils ont livré bataille et qu'ils sont chargés d'arrêter ou de liquider. Ils découvrent le nom de telle ou telle personnalité, aujourd'hui encore respectée, couverte de titres ou d'honneurs et qu'ils doivent conduire dans un camp de concentration ou faire disparaître dans un bois ou une région marécageuse. Ils partent en chasse, ils lancent leurs équipes de tueurs qui vont par deux ou trois, implacables et anonymes, frappant aux portes comme des représentants modestes mais tirant à bout portant, sans explication ni regret. Et ils sont bien les représentants du nouveau Reich, ces S.S., ces hommes du S.D., efficaces et sans remords.
A Berlin, les agents de la Gestapo reçoivent des listes où il n'y a que des numéros d'ordre conventionnels qui renvoient au nom de telle ou telle personnalité. Dix-huit S.S. dirigés par l'Hauptsturmführer Gildisch, un ancien officier de police, sont chargés de s'occuper de celles qui doivent être immédiatement et sans autre forme de procès abattues.
Himmler, Heydrich ou Gœring donnent les ordres précis, Gœring de son cabinet de travail de la Leipzigerplatz condamne ainsi à une exécution sommaire tel ou tel opposant. Il a convoqué Gildisch et il a simplement dit : « Trouvez Klausener et abattez-le ». Et l’Hauptsturmführer S.S. a claqué les talons et s'en est allé vers le ministère des transports à la recherche du président de l'Action catholique. Cependant des valets de pied en livrée apportent à Gœring et à Himmler des sandwichs et des boissons ; en même temps des hommes de la Gestapo déposent sur la table, près des bouteilles de bière, de petites fiches blanches qui comportent un ou plusieurs noms d'hommes arrêtés, conduits à l'Ecole des Cadets de Lichterfelde et Gœring lance avec joie et violence : « A fusiller, à fusiller ».
Gisevius qui arrive à ce moment avec Daluege dans le palais de Gœring à la Leipzigerplatz est saisi par l'atmosphère qui y règne. « Une angoisse soudaine me prend à la gorge, se souvient-il. Je respire une atmosphère de haine, de nervosité, de tension, de guerre civile et surtout de sang, de beaucoup de sang. Sur tous les visages, de celui des sentinelles à celui du dernier planton, on lit qu'il se passe des choses terribles ».
Dans l'antichambre même de Gœring, des hommes arrêtés viennent s'ajouter à Kasche qui continue de trembler. Un officier S.A. claque des dents sous le regard froid d'un S.S. : convoqué par téléphone, le S.A. est arrivé tranquillement et Goering l'a insulté en le qualifiant de « cochon homosexuel et lui a annoncé qu'on allait le fusiller ». Anxieux, Nebe et Gisevius se rencontrent près du cabinet de travail de Gœring. « Nous nous saluons, raconte Gisevius, avec le signe conventionnel que nous avons adopté, un serrement de mains et un battement de paupières. » En quelques phrases d'apparence anodine, Nebe dit ce qu'il sait : les premiers hommes abattus, ceux qu'on a expédiés dans les camps ou dans les caves de la Gestapo. Déjà, au ministère, Gisevius a appris que la plupart des grands chefs S.A. ont été arrêtés ou vont l'être : « Mademoiselle Schmidt », l'aide de camp de Heines, puis Gehrt, Sander, Voss ; les hommes de Karl Ernst ont été pris les premiers. Maintenant ils sont à Lichterfelde et peut-être déjà sont-ils abattus, leurs corps gisant sur les pavés usés par les générations de jeunes cadets qui ont formé les rangs sous les cris des sous-officiers prussiens.
Gisevius écoute et regarde. Tous ceux qui ne sont pas directement dans l'action aux côtés des tueurs ne peuvent qu'être inquiets car, ce matin, commence le grand règlement de comptes et Gisevius a déjà eu maille à partir avec Heydrich et la Gestapo. « Je flaire le danger, dit-il, j'estime prudent en des journées aussi chaudes de ne pas me lancer seul dans des explorations et de rester en compagnie de gens qui, dans de telles circonstances, peuvent me sauver. Je préfère donc me tenir dans le voisinage de Daluege... » Mais Karl Daluege aussi a peur et Nebe aussi « qui ne croit pas impossible qu'on l'abatte comme complice à la fin de cette journée ».
Et Papen aussi a peur et sans doute Tschirschky, car c'est le temps des assassins. Lorsqu'ils arrivent à la vice-chancellerie le bâtiment est occupé par les S.S. et des agents de la Gestapo. Les deux hommes comprennent qu'on les a convoqués et retenus chez Gœring pour mieux permettre l'investissement des lieux. Pour accéder au bureau de Papen, il faut traverser celui de Tschirschky : tout est bouleversé, les tiroirs sont ouverts, les papiers dispersés sur le sol. La perquisition a été brutale et les hommes de Himmler sont encore là, arrogants. Ils ont même mis une mitrailleuse en batterie. Un employé a réussit à glisser à Papen que l'Oberregierungsrat Bose, l'un des plus proches collaborateurs du vice-chancelier, l'un de ceux qui, avec Jung, a participé à l'élaboration du discours de Marburg a été abattu, il y a quelques instants à peine. Deux hommes vêtus de noir ont demandé à le voir et quand il s'est présenté, sans dire un mot, ils ont tiré. Puis ils ont laissé son corps dans le bureau et un S.S. s'est installé devant la porte interdisant l'entrée à quiconque. Quand Papen pose une question, on lui répond que Bose a résisté à l'action de la police.
Tout à coup on entend le grondement d'une explosion : ce sont les hommes de la Gestapo qui font sauter les portes des coffres-forts situés dans les caves du bâtiment (qui autrefois avait été le siège d'une banque) espérant découvrir des documents compromettants. Peu après, des agents du S.D. séparent Papen de Tschirschky : ce dernier est décrété en état d'arrestation. Il serre longuement la main du vice-chancelier puis escorté de deux S.S. il s'éloigne. C'est le troisième collaborateur de Papen à être appréhendé. Dans l'escalier de la vice-chancellerie, Tschirschky suivi par les S.S. descend nonchalamment quand deux nouveaux policiers l'interpellent : ce sont des hommes de Gœring.
— C'est déjà fait, dit Tschirschky en montrant les S.S., messieurs mettez-vous d'accord entre vous.
Et il attend la décision, un sourire méprisant sur les lèvres.
Finalement ce sont les S.S. qui l'emportent et c'est dans leur voiture que Tschirschky est conduit au siège de la Gestapo, mais les inspecteurs de Gœring suivent dans une deuxième voiture. Ainsi dans cette répression si longuement calculée subsistent l'improvisation, les chevauchements, les incertitudes, les sauvetages in extremis ou les exécutions dues au hasard. Parce que chacune des têtes de la conjuration a ses intérêts, ses victimes désignées mais aussi ses protégés, conservés en vie parce qu'ils peuvent préserver l'avenir. Sait-on jamais ?
Aussi Gœring défend Papen. Le vice-chancelier est reconduit jusqu'à son domicile gardé par un détachement de S.S. « Le téléphone était coupé, raconte Papen, et dans mon salon, je trouvai un capitaine de police chargé spécialement d'appliquer la consigne de mon isolement complet. Il me signifia l'interdiction absolue de tout contact avec l'extérieur et de toute visite. » En fait, cet officier a pour mission d'empêcher les hommes de Himmler de liquider Papen. L'officier ne doit livrer le vice-chancelier que sur un ordre formel et personnel de Gœring. Durant trois jours Papen va demeurer enfermé avec son fils dans sa maison cernée par les S.S. qui se relaient et interdisent qu'on approche la villa. Mais Papen reste en vie. Gœring — en échange des loyaux services rendus et parce que Papen a l'audience de Hindenburg — l'a mis à l'abri. Papen le reconnaît : « Un seul homme s'était interposé entre moi et le poteau d'exécution, Gœring » dira-t-il.
Mais rares sont ceux qui peuvent ainsi remercier Gœring Ce matin-là, l'attention du ministre-président signifie au contraire pour des dizaines d'hommes une condamnation à mort qui s'abat sur eux, par surprise et comme une fatalité antique, inéluctable et aveugle. Gœring liquide tous ceux qui l'ont gêné ou dont la vie peut sembler une menace. Himmler, Heydrich font de même et les corps criblés de balles s'ajoutent aux corps. Il ne sert à rien d'avoir abandonné la vie politique, d'avoir renoncé à toute ambition, la vengeance nazie ne pardonne pas. Et les chefs du Reich ne veulent pas prendre de risques, ils savent que, contrairement aux légendes pieuses des idéalistes, mieux vaut un adversaire mort que vivant.
Gregor Strasser qui fut le compagnon intime de Hitler, Gregor Strasser qui a créé le Parti, déjeune chez lui, ce samedi vers midi, avec sa famille. Il est depuis des mois en marge de toute réelle activité même si son nom, à plusieurs reprises, a été ces dernières semaines prononcé et si l'on murmure qu'il a rencontré vers la mi-juin Hitler. Tout cela le condamne. On sonne au portail. Il se présente. Huit hommes sont là, revolver au poing. Un mot : Gestapo. On l'entraîne avant même qu'il ait pu saluer ses proches. Ils ne le reverront plus. Tchirschky encadré par les S.S., conduit à l'interrogatoire avant de partir pour Dachau, le croisera au siège de la Gestapo, Prinz-Alhrecht-Strasse, en cette fin de matinée.
UNE BALLE DANS LA TETE.
Il est environ 13 heures. Sur la Wilhelmplatz le vendeur de cigares est debout près de son étalage : le moment est favorable. Les employés des ministères sont sortis et vont et viennent à petits pas dans le square. Bientôt ce sera le moment du cigare, la détente paisible, cette euphorie du tabac dans la pleine journée d'été. On parle de soi, du temps qu'il va faire demain. Beaucoup ne travaillent pas ce samedi après-midi mais ils traînent un peu avant de rentrer.
Au ministère des Transports à quelques centaines de mètres de là, le Hauptsturmführer S.S. Gildisch demande où se trouve le bureau du Ministerialdirektor Klausener. Les plantons hésitent puis s'inclinent et renseignent le S.S. Il monte lentement et dans le couloir, il croise Klausener qui vient de se laver les mains. Klausener regarde Gildisch et sans doute a-t-il compris la menace. Dans son bureau à l'étage supérieur, un coup de téléphone, inattendu à cette heure, retentit et fait sursauter le Ministerialdirigent le docteur Othmar Fessier. Klausener est au bout du fil, sa voix est anxieuse : « Voulez- vous venir me voir tout de suite, s'il vous plaît. » Puis il raccroche. Fessier s'apprête à descendre un peu surpris, mais il est déjà trop tard. Gildisch est entré dans le bureau de Klausener et quand le dirigeant de l'Action catholique, après s'être étonné d'être placé en état d'arrestation comme le lui annonce le S.S., s'est tourné vers un placard pour prendre son chapeau et suivre l'officier S.S., Gildisch a tiré : une seule balle, dans la tête. Du bureau même, alors que le sang lentement se répand, Gildisch téléphone à Heydrich, rend compte sobrement en policier stylé et demande des ordres. Ils sont simples. Simuler un suicide. Le Hauptsturmsfûhrer place son revolver dans la main droite de Kausener, puis téléphone à nouveau, pour convoquer les S.S. qui l'ont accompagné et sont restés en bas, dans l'entrée du ministère ; quelques instants plus tard, deux jeunes miliciens noirs montent la garde devant le bureau de Klausener, condamnant la porte. Gildisch s'éloigne calmement, sans même se retourner, écoutant sans doute l'huissier qui, d'une voix terrorisée répond à Fessier qui l'interroge : « Monsieur le Directeur s'est suicidé, il vient de se tuer d'un coup de revolver. » Impassibles devant la porte, immobiles, les deux S.S. paraissent ne même pas entendre, ne même pas voir.
Il est à peine 13 h 15. Le Hauptsturmführer S.S. Gildisch est un homme efficace et rapide et à peine a-t-il terminé sa besogne qu'il regagne la résidence de Gœring pour se charger d'une nouvelle mission. L'atmosphère est encore tendue. Gœring hurle : « Tirez dessus », et le major de police Jakobi traverse la salle en courant, criant lui aussi des ordres pour essayer de faire prendre un ami de Strasser, Paul Schulz, l'un des plus anciens membres du parti, qu'on n'arrive pas à retrouver alors qu'il est sur les listes d'hommes à abattre. Les aides de camp, dans l'antichambre, ne cessent de passer, allant du central téléphonique au cabinet de travail de Gœring. A cette heure, dans Berlin, on commence à se douter qu'il se passe quelque chose d'anormal et les ministères, les ambassades, les journalistes étrangers, déjà, demandent des précisions.
Depuis 11 heures, les habitants du quartier cossu de Berlin qui s'étend entre la Tiergartenstrasse et la Kônigin-Augusta-Strasse, cette avenue qui longe un canal tranquille et pittoresque, sont inquiets. Le quartier en effet est en état de siège : des hommes de la police de Gœring ont même installé des mitrailleuses à l'angle de la Tiergartenstrasse et de la Standartenstrasse, et cette rue est interdite à la circulation. C'est une rue tranquille, qui s'ouvre en son milieu sur une place paisible, au centre de laquelle se dresse la jolie Matthäikirche.
Il y a quelques mois encore, la rue s'appelait la Matthäistrasse, mais à son extrémité nord, vers le Tiergarten, se trouve l'Etat-major de la Sturmabteilung. Et cet immeuble est assiégé et investi, fouillé par la Gestapo, les S.S., les hommes de Gœring.
Dans la même rue, se dressent aussi, derrière de petits jardins, la maison de Rœhm, le siège de l'Association des Casques d'acier, le consulat de France et l'ambassade d'Italie. Le consul de France s'interroge sur les mesures qu'il constate, il essaye d'avoir des renseignements, téléphone à l'ambassade mais André François-Poncet est en vacances à Paris depuis le 15 juin. Des télégrammes urgents partent vers la France. Dans l'immeuble voisin, on est aussi préoccupé car les diplomates fascistes peuvent apercevoir depuis les fenêtres de l'ambassade d'Italie, sur les trottoirs de la petite rue, devant la maison de Rœhm, des mitrailleuses en batterie. Madame Cerruti, la femme de l'ambassadeur, ne cesse de poser des questions : elle donne une réception au début de l'après-midi. Comment ses invités pourront-ils franchir les barrages ? Elle questionne le ministère des Affaires étrangères du Reich, mais ni le secrétaire d'Etat aux Affaires Etrangères, Monsieur de Bulow, ni le chef du Protocole, Monsieur de Bassewitz, ne peuvent fournir d'indications. Ils ne savent rien. Et maintenant ce sont les journalistes étrangers qui interrogent : certains affirment qu'on a vu des policiers fouiller la maison de Rœhm, que Papen lui-même serait arrêté, que de hauts fonctionnaires auraient été abattus dans leurs ministères. Les journalistes se tournent vers Aschmann, le chef du service de presse du ministère, mais lui non plus ne sait rien. Devant ce flot de nouvelles et de questions, les diplomates de la Wilhelmstrasse sont bien contraints d'admettre qu'il se passe quelque chose de grave, que vient une tourmente sanglante dont on ne peut encore prévoir les limites et les objectifs mais dont on sent qu'elle est brutale, impitoyable, qu'aucune loi ne peut la freiner, que seule la volonté de ses instigateurs la limitera et qu'elle peut s'abattre sur tous ceux que leur bon plaisir désignera, frappant sans distinction de clan les opposants et qu'elle balaie déjà les S.A. et les conservateurs.
« OUI, C'EST MOI SCHLEICHER »
Il devait être 11 h 30.
Le général Kurt von Schleicher est à son bureau au rez-de-chaussée. De sa place, il aperçoit non seulement la perspective de la Griebnitzseestrasse mais aussi, le vaste plan d'eau du Griebnitzsee qui fait le charme du quartier de Neu-Babelsberg. Sur le lac, les embarcations sont nombreuses ce samedi matin. Les voiles blanches et orange font des taches de couleur, points vifs sur le vert des prés et des jardins. Car ici à Neu-Babelsberg ce ne sont encore qu'espaces verts devant les villas cossues appartenant à des directeurs d'entreprises, de hauts fonctionnaires, demeures d'hommes arrivés à la fortune et au pouvoir. Et Kurt Schleicher est bien cela, lui qui, ancien chancelier, a été l'éminence grise de la Reichswehr, le familier du Reichspräsident Hindenburg avec qui il a servi dans le même régiment. Ecarté après l'arrivée de Hitler au pouvoir, il est un peu en marge mais avec sa jeune femme, depuis son retour de vacances il y a quelques jours, il a donné déjà des soirées mondaines, « seulement mondaines », précise-t-il à ceux qui s'inquiètent de le voir à nouveau se plonger, alors qu'il est à découvert dans le monde de la politique. Mais Kurt von Schleicher est un joueur et puis quand on a goûté au pouvoir comment oublier la griserie que donnent la puissance, le respect les intrigues ? Et Schleicher est flatté quand on murmure qu'il est en « réserve de la nation ». Pourtant les avertissements, les conseils de prudence n'ont pas manqué. Hier soir encore, 29 juin, un camarade de promotion a téléphoné. A la Bendlerstrasse, a-t-il dit, on parle beaucoup d'intrigues qu'aurait nouées Schleicher avec Rœhm. C'est très dangereux, en ce moment a précisé l'officier.
A sa femme préoccupée, Schleicher a répondu qu'il ne voyait plus Rœhm depuis des mois, que ces ragots n'avaient aucune importance.
Maria Güntel, la gouvernante, s'est souvenue parfaitement de l'insouciance du général ; elle avait ouvert la lourde porte coulissante à deux battants, qui permettait de passer de la salle à manger au bureau-bibliothèque du général. Schleicher et sa femme s'étaient assis sur le divan de cuir et Maria Güntel avait servi les liqueurs écoutant Kurt von Schleicher plaisanter à propos des bavardages et des peurs de ces officiers de la Bendlerstrasse, prudents et timides comme des jeunes filles.
C'était hier soir.
Ce matin, Schleicher est assis à son bureau regardant la Griebnitzseestrasse que le soleil prend de plein fouet, un soleil chaud d'été. A son dernier bulletin d'information, la radio a annoncé 30° sur Berlin et le speaker a lu aussi de longs extraits de l'article du général Blomberg affirmant la fidélité de la Reischswehr au Führer. Ils ont mécontenté Schleicher. Il n'aime pas Gummilöwe, ses manières douces de courtisan de Hitler. La façon dont il a peu à peu chassé de la Bendlerstrasse les amis de Schleicher.
A ce moment-là, le téléphone retentit. C'est un ancien compagnon d'armes qui veut souhaiter la bienvenue à Schleicher rentré il y a quelques jours de ces voyages dictés par la prudence. Ils bavardent un long moment. Schleicher raconte l'accident d'automobile dont il est sorti indemne. Par miracle, dit-il. Il s'interrompt un instant : on sonne à la porte, explique-t-il à son interlocuteur.
Dans l'antichambre, Maria Güntel ouvre une petite fenêtre qui se trouve à côté de la porte d'entrée. Cinq hommes vêtus de longs imperméables sont là, immobiles. Dehors, arrêtée devant le portail, une voiture noire.
— Nous voudrions parler au général Schleicher, dit l'un d'eux.
La voix est autoritaire, elle exprime, comme la silhouette de l'homme, la force officielle qui n'admet pas de réplique. La gouvernante entrouvre la porte, un peu hésitante, une brusque poussée et Maria Güntel, avant même qu'elle ait réalisé, est collée contre le mur par l'un des hommes. Les autres, comme s'ils connaissaient parfaitement les lieux, se dirigent vers le bureau.
Au bout du fil, dans son écouteur, l'interlocuteur de Schleicher entend un choc, sans doute le bruit de l'appareil que l'on pose, puis éloignée mais distincte la voix du général qui dit :
— Oui, c'est moi le général von Schleicher.
Immédiatement c'est le fracas des détonations avant que quelqu'un ne raccroche le téléphone.
Fascinée et terrorisée, Maria Güntel s'est avancée, Schleicher est couché sur le tapis, légèrement recroquevillé, une blessure au cou, à droite, est nettement visible et d'autres, à gauche, dans le dos. Il est sur le ventre comme si, dans un sursaut, après avoir répondu à ses visiteurs, il avait compris et avait voulu fuir. Brusquement, un cri retentit : Frau von Schleicher sort de la salle à manger attenante, elle crie à nouveau. Les hommes ont toujours le revolver à la main, la jeune femme avance vers eux les bras levés regardant le corps de son mari, elle crie encore mais sa voix se brise dans le déchirement sec de la détonation. Et elle tombe, abattue elle aussi. Maria Güntel est pétrifiée, sur le seuil du bureau. L'un des tueurs s'est approché d'elle :
— Mademoiselle, n'ayez pas peur, vous, on ne vous tuera pas.