Le Führer pourtant ne prend toujours pas de décision ; les événements, les informations se succèdent à un tel rythme, jour après jour, qu'il semble ne pouvoir isoler ces quelques heures qui lui permettraient de se déterminer. Ceux qui ont choisi paraissent eux-mêmes bousculés, entraînés par les obligations quotidiennes, laissant à des hommes qui demeurent en retrait, Heydrich, Eicke, Sepp Dietrich, l'organisation du « nettoyage ». Hermann Gœring qui est pourtant l'une des âmes du complot ne pense, semble-t-il, en ces jours de la mi-juin où la tension monte, qu'à tranférer le corps de sa première épouse Karin dans la crypte immense qu'il a fait aménager dans sa propriété.


KARIN.


Le mardi 19 juin, l'exhumation a lieu au cimetière de Lovöe. Le temps est beau, le ciel d'un bleu léger, il fait chaud de façon inattendue pour la Suède, même en juin. Il semble que le jour se soit installé pour ne plus être chassé par la nuit Le cercueil où repose Karin est un long coffre de zinc brillant A 6 heures du matin, une cérémonie religieuse courte mais émouvante se déroule en présence de quelques intimes.


Les représentants des trois partis nazis suédois sont là aussi, leurs étendards inclinés vers le sol. Peu à peu la masse des couronnes s'élargit, elles sont innombrables venant de toutes les régions d'Allemagne, de toutes les organisations du Parti, la plus grande de toutes porte la marque de Gœring et l'inscription « A ma Karin ». Lentement le cercueil est placé dans un wagon spécial rattaché au train régulier qui rallie Berlin, puis le convoi s'ébranle emportant la dépouille de cette Suédoise qui avait voué sa vie à Hermann Gœring et au nazisme. A Stockholm, la foule se presse sur le quai, les hommes, tête nue, saluent le bras tendu. Toutes les manœuvres se font en silence, le wagon est placé sur le bac Drottning Viktoria où une garde rend les honneurs. La mer est calme, elle semble phosphorescente.


Gœring a quitté Berlin et à 1 h 45, le mercredi 20 juin, il arrive à Sassnitz dans le port duquel le bac est déjà amarré. Le wagon est couvert de couronnes et quand Gœring, après s'être incliné devant le cercueil, ressort du bac, le roulement sourd des tambours étouffés résonne, longue plainte qui annonce des cérémonies grandiloquentes. Car Gœring n'a rien négligé. Ce transfert du corps de Karin doit être l'occasion pour lui et le régime d'ordonner une mise en scène païenne qui inaugurera les fêtes du solstice d'été et renouera avec les traditions germaniques. Pour cela Gœring a convié les chefs nazis à Karinhall sauf un : Rœhm. Ainsi, ce qui semblait ne devoir être que le premier service du culte de Karin devient aussi une manœuvre politique : la rencontre des conjurés, comme dans une pièce de Shakespeare, autour du cercueil d'une femme.


Et pendant que le train spécial chargé de fleurs passe les gares de Bergen, Stralsund, Greifswald, Ducherow, Pasewalk, Prenzlau, que sur les quais, figés dans un garde-à-vous de marbre, les représentants des différents mouvements nazis inclinent leurs drapeaux et que roulent sombrement les tambours, la campagne de l'Allemagne du Nord, immobile et humide, respire dans le printemps. Ce paysage semble être le reflet de ces fastes dénués de sensibilité mais où vibre une grandeur sauvage et démesurée : le ciel ici est très haut sur l'horizon, les landes sableuses paraissent s'étendre à l'infini seulement coupées parfois par une vague de collines ou interrompues par un bois de pins ou de hêtres, noirs sur le sable et le ciel argentés.


A 8 h 30, le fourgon arrive à Eberswald. Gœring en grand uniforme est là, entouré de la comtesse Rosen Willamovitz Mollendorf, la sœur de Karin, d'officiers, de princes prussiens, du général de la police Wecke. Devant la gare, sur la petite place, des délégations de tous les mouvements nazis sont rangées, les bannières sont cravatées de crêpe, la musique joue la marche funèbre de Beethoven et dans des claquements de talon le prince August Wilhelm Hohenzollern, Gruppenführer S.A., le Gauleiter Oberpräsident Kube saluent Gœring. C'est une grande parade qui commence : le cercueil est porté alternativement par 8 officiers de police, 8 chefs de l'organisation nationale de sport aérien, 8 gardes forestiers, hommes qui, tous, appartiennent à l'une ou l'autre des sections que dirige Hermann Gœring. Le long de la route, la population silencieuse fait la haie. Les femmes s'inclinent, les hommes se découvrent : ils sont là, en tenue de travail, habillés de leurs vêtements de paysans, souvent noirs, regardant avec respect passer les « seigneurs ». Car ce cortège mis en scène par Gœring est un des visages du régime qui veut rappeler les temps autoritaires et durs de l'épopée teutonique.


A la maison forestière de Döllkranz, le cercueil est posé sur une voiture tirée par 6 chevaux, des groupes de cavaliers appartenant à la police personnelle de Gœring ouvrent et ferment le cortège qui avance au milieu des bois noirs. C'est bien toute une Allemagne seigneuriale qui essaie de renaître — ou de ne pas mourir — avec le nazisme ; le descendant des Hohenzollern marche aux côtés de Gœring et la foule des paysans, silencieuse, soumise, regarde passer les maîtres.


Peu à peu, les ministres, les hauts dignitaires se sont joints au cortège. Voici Adolf Hitler qui apparaît, suivi de Brückner, de Sepp Dietrich, de Meissner qui représente Hindenburg. Les cors retentissent, les uniformes noirs, les hêtres et les pins noirs, les têtes de mort sur les uniformes, la marche funèbre du Crépuscule des dieux, les visages lourds, la crypte entourée de blocs immenses, menhirs germaniques, et le sable argent, tout cela compose un tableau où se greffent le nazisme et le passé, unis pour honorer une morte et annoncer des temps de violence. Les chœurs s'élèvent : on chante le Trutzlied de Luther, on chante le choral Prends-moi dans tes mains. Au-delà de la clairière, on aperçoit les eaux scintillantes du lac Wackersee et retentit le son des trompes de chasse qui jouent l'hallali. Autour de la crypte, dans les larges vasques, les flammes oscillent couchées par le vent. La voix du pasteur, le Dr Fendt, s'élève : « Et maintenant, Karin Gœring, c'est la forêt allemande, c'est le lac allemand qui te saluent ; au-dessus de toi brillent les étoiles de notre patrie qui est devenue ta deuxième patrie. Tu l'as cherchée d'une âme ardente, tu as souffert pour elle aux côtés de ton époux, tu as lutté pour elle et tu t'es réjouie pour elle jusque dans la mort».

Autour de la crypte, les hommes sont figés, la voix du pasteur résonne nette et dure.

« La splendeur de la terre allemande t'enveloppe désormais pour toujours et dans la grandiose solitude de ces forêts, tu entendras retentir pour toi la gratitude, le salut et la paix de l'Allemagne ».


Brusquement alors qu'on s'apprête à descendre le cercueil, la foule s'ouvre. Himmler apparaît, son visage exprime la colère et l'émotion, il se dirige vers Gœring et Hitler, leur parle à voix basse, Brückner s'approche, puis donne des ordres. Enfin la cérémonie reprend et Gœring, accompagné du seul Chancelier du Reich, descend se recueillir dans la crypte. Himmler, entouré de quelques S.S. de haut grade, parle rapidement. Sur la route de Berlin à Karinhall, à quelques kilomètres à peine d'ici, on a tiré sur sa voiture des coups de feu : son pare-brise a été traversé. C'est un véritable miracle qu'il n'ait pas été blessé ou tué. Himmler réclame des représailles : il faudrait exécuter 40 communistes, car ce sont des communistes, entrés dans la S.A., précise le Reichsführer S.S., qui ont perpétré l'attentat On se dirige vers sa voiture : le pare-brise est en effet étoilé. Bodenschatz, l'aide de camp de Gœring, ancien pilote comme lui, examine le verre : une balle n'aurait jamais pu faire si peu de dégâts, l'incident est dû tout au plus à une pierre de la route. Mais il ne dit rien. Himmler parle toujours de l'attentat. Maintenant le mot même de communiste a disparu, il n'est plus question que de la menace S.A., du complot S.A. qui cherche à supprimer les chefs fidèles à Hitler.


Autour du cercueil de Karin, autour de cette crypte massive comme un rocher surgi des sables gris et cernée par la forêt noirâtre, alors que retentissent les cors de chasse et que Hitler, le visage grave, s'avance aux côtés de Gœring, communiant avec lui dans cette cérémonie païenne, la Sturmabteilung de Rœhm reparaît, isolée, menaçante, désignée à la vindicte, une vindicte qui sera le reflet violent de cette inhumation au cœur de la forêt profonde.


Après la cérémonie Hitler est rentré à Berlin. Ceux qui le côtoient durant le voyage de retour, puis à son arrivée à la chancellerie du Reich à la fin de la journée, sont frappés par l'expression recueillie et grave de son visage plus sévère que de coutume : le Führer paraît avoir été marqué par la mise en scène teutonique de l'inhumation, frappé par la place qui lui a été faite par Gœring alors que descendait dans la crypte le cercueil de Karin. Sans doute est-il sensible aux liens d'un mysticisme païen qu'entre la morte, Gœring et lui, la cérémonie a tissés. Le ministre-président a atteint son but : Rœhm, ses S.A., exclus de ce monde mystérieux qui puise ses sources dans la mythologie germanique, là où dans les immenses forêts résonnent les cors, viennent de perdre dans l'esprit du Führer une nouvelle bataille. Le clan Gœring-Himmler s'est par contre renforcé.


Ce mercredi 20 juin, à la Chancellerie, Hitler prend d'abord connaissance de l'article qu'Alfred Rosenberg publie dans le Völkischer Beobachter et qui est l'une des premières réponses au discours de Papen à Marburg. Le théoricien nazi affirme au nom du parti : « Nous n'avons pas fait la révolution de notre temps pour qu'une époque surannée puisse proclamer sous le mot d'ordre « révolution conservatrice » la restauration de l'Etat d'il y a cinq cents ans... » Hitler donne de nouveaux ordres : les chefs du Parti, Goebbels, Hess, doivent eux aussi contre-attaquer, montrer que le régime n'acceptera pas d'être vidé de son contenu par Messieurs les seigneurs conservateurs.


Au moment où le Führer s'apprête à regagner ses appartements, Franz von Papen demande à être reçu immédiatement. En fait, le vice-chancelier patiente depuis plusieurs heures et Hitler va être contraint d'affronter l'homme de Marburg, celui contre lequel « il monte » une vigoureuse campagne de presse. Les deux hommes se craignent ; il y a quelques mois montrant le bâtiment de la vice-chancellerie, le Führer avait dit à Rosenberg : « C'est de là que viennent toutes nos difficultés, un jour je nettoierai tout cela ». Mais, ce soir, les deux hommes se saluent cérémonieusement, pourtant derrière la façade des politesses la tension est présente. L'entrevue menace d'être orageuse. Papen proteste contre la censure imposée par Goebbels : un ministre peut-il interdire la diffusion des discours du vice-chancelier du Reich ? « J'expliquai à Hitler, raconte Papen, que je considérais comme mon devoir de prendre nettement position, car la situation était devenue critique. Le moment était venu, afflrmai-je, où lui-même devait prendre position. »

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