1 Conversation avec un clown signé John Wayne Gacy

Il faisait une putain de chaleur et j’étais en train de me dire que je haïssais le mois de juin et les baies vitrées.

C’était pas vraiment à cause de la clim en rideau depuis des jours, ni même à cause des loyers en retard qui s’accumulaient, par simple je-m’en-foutisme, ni du courrier assez sec du proprio que j’avais trouvé dans la messagerie, en allumant la console d’un coup de zappeur.

Non, j’avais simplement vue plongeante sur le carrefour, derrière lequel se dressaient les bâtiments de la nouvelle université. Les baies vitrées n’étaient pas programmables dans l’arcologie Youri Gagarine à l’époque, et la disposition de mon bureau ne m’en faisait pas rater une miette.

Les filles rayonnantes de beauté et de sensualité, les formes en éveil, la peau dorée par la lumière du soleil, les mouvements ondulants des croupes, la danse jumelle des poitrines qui oscillaient en rythme sous les tissus insolents de légèreté, les jambes découvertes jusqu’à l’extrême limite, tout cela s’animait sur l’écran de plexi, avec l’absence de pitié coutumière de la vie en plein apogée.

Je pianotais sans conviction sur le clavier, manipulais vaguement quelques objets virtuels avec le glove, naviguant dans le Net à la recherche d’informations pour les deux-trois affaires en cours. Je râlais contre la clim, qui ne fonctionnait que par intermittence, alors qu’un dépanneur s’était déplacé déjà deux fois en dix jours, je m’attendais à ce que le système de filtrage antibactérien tombe en rade à son tour, ou les alertes antiradiations, ou une autre catastrophe dans ce goût là. Je pestais contre tout en général, et contre la chaleur, l’été, et la sexualité en particulier. Il m’arrivait franchement d’avoir des départs de trique soudains, lors de ces après-midi moites, longs comme des tunnels d’autoroute. Le plus difficile, dans ces cas là, c’est de revenir à la position initiale sans s’être obligatoirement tapé tout le parcours fléché, jusqu’à l’inévitable papier Kleenex. D’un geste, j’aurais pu me brancher sur une des chaînes pornos du réseau, télécharger quelques logiciels bien vicelards et passer commande d’une combi cybersex à une boîte de location spécialisée de Grand Tunnnel, près des quais. Evidemment, j’aurais surtout pu faire valser le neurocasque, les gloves et le clavier, et sortir dans la rue, deux étages plus bas, me frotter à toute cette vie qui se déchaînait dans la baie vitrée, comme un aquarium insupportable de féminité. Dans les deux cas, l’intelligence artificielle de la Compagnie aurait pas apprécié.

J’ai pas encore eu le temps de vous parler du boulot que je faisais à l’époque, mais, comme la plupart des heureux élus qui pouvaient se vanter d’avoir un job, mes heures de télétravail étaient étroitement surveillées par la “ neuromatrice ”, qui, il faut le reconnaître, se tapait le plus gros du taf. Les neuromatrices sont l’aboutissement de toutes les recherches menées depuis la fin du XXe siècle sur les “ agents intelligents ”, ces logiciels qui permirent peu à peu à l’humanité de naviguer dans des masses sans cesse croissantes d’informations.

Les intelligences artificielles sont des êtres “ proto-conscients ”, selon la terminologie scientifique en vigueur, au quotidien, ça veut dire qu’elles sont encore assez loin de l’humanité. Elles sont généralement loyales, et réfractaires aux tentations sur lesquelles nous avons bâti notre histoire. L’argent les laisse indifférentes, le pouvoir ne les intéresse pas, et leur sexualité reste une vague hypothèse, dans un avenir très incertain. Tenter de corrompre une intelligence artificielle revient à discuter mathématiques fractales avec un poirier, ou un présentateur de télé.

Mon travail pouvait s’apparenter à celui des privés, les mythiques détectives du siècle précédent. Moi, aussi, j’étais payé pour collecter des informations. Il m’arrivait parfois de me comparer à un Marlowe ou un Sam Spade de l’âge “ neurocyber ”, surtout lorsqu’il s’agissait de frimer une gonzesse au Machine Head, ou chez MC Random, les bars de Grand Tunnel où je flinguais mes nuits à coups de molécules diverses et de bières de contrebande indochinoises. Evidemment, je passais sous silence la réalité moins tapageuse dont était composé notre quotidien à la Compagnie.

La Compagnie. C’est comme ça qu’on appelait notre employeur, entre nous, à l’Agence Oshiro de PariSud. Une sorte de coutume qui s’était repassée de génération en génération depuis la création de l’entreprise Oshiro Security and Technology, au début du siècle, par un ancien agent nippo-américain de la NSA.

Comme tous les autres, j’étais autonome, avec un contrat qui me liait à la boîte, et une obligation de résultat. J’avais été engagé par Oshiro l’été précédent, et au bout d’un an je m’en sortais tout juste. C’est à peine si les deux coups brillants menés d’entrée de jeu, dès mon embauche, me faisait espérer un poil de sollicitude de la part des patrons de l’agence locale, les frères Kemal, des Turcs à qui on la faisait pas.

Comme tous les autres, mon boulot consistait à surveiller les systèmes d’information de personnes privées ou d’entreprises sensibles. Des compagnies high-tech, ou des financiers internationaux, qui devaient se protéger du féroce appétit des pirates technos. On surveillait les communications internes et externes de l’entreprise, ou du raider. On pistait les traces de virus éventuels, on traquait les systèmes d’espionnage ennemis et on naviguait sur le Net à la recherche de renseignements sur les compagnies ou investisseurs rivaux.

Entre autres, on devait s’assurer en permanence du bon fonctionnement des systèmes de sécurité, et on était habilités à mener de fausses opérations d’intrusion, pour les tester.

Sûr que ça on savait faire.

C’était notre truc, c’est pour ça qu’on avait été engagés.

Comme tous les autres ou presque, j’avais commencé ma carrière de l’autre côté de la barrière.

Pendant cinq ans, avec Zlatko et Djamel, on a parcouru le réseau, sous des identités changeantes. On opérait en groupe, en partageant les risques, nos trucs, nos logiciels et en élaborant une stratégie commune, qui visait généralement à attaquer la cible de trois côtés à la fois, avec une opération de diversion, camouflant un deuxième leurre, masquant la vraie manoeuvre. Ou alors des “ intrusions croisées ”, qui faisaient perdre la boule aux logiciels antivirus et aux agents de sécurité des grandes compagnies, nos cibles de prédilection. On vidait des comptes, on craquait des cartes de crédit, et on piratait des secrets industriels qu’on revendait ensuite à prix d’or à des Triades asiatiques, installées au sud de la Cité-Musée de Paris-Ville-Lumière. L’ancienne capitale était devenue un parc touristique géant d’Eurodisney Unlimited, alors que j’étais encore tout môme, lorsque le pays, ruiné par deux décennies de déclin et de guerres civiles, avait été mis aux enchères par la communauté internationale. Au sud du treizième arrondissement, autour du vieux complexe Chinagora, les mafias asiatiques avaient édifié un véritable Las Vegas, la face nocturne de Paris-Ville-Lumière. Les cars de touristes japonais, chinois, arabes ou russes qui se déversaient le jour dans les différents quartiers reconstitués (le Montparnasse des années vingt, le Palais-Royal de l’époque de Molière, le Montmartre des symbolistes, le Saint-Germain existentialiste de l’après-deuxième guerre mondiale), tous ces autobus électriques aux couleurs criardes franchissaient la frontière de l’ancien périphérique dès que la nuit tombait, pour approvisionner les caisses des Triades, après avoir rempli celles du ministère du patrimoine culturel et d’Eurodisney.

Tout ça pour dire que les Triades payaient rudement bien, elles auraient pu racheter la Compagnie de Mickey Mouse et la ville de Paris, cash, si elles n’avaient pas intelligemment préféré les racketter.

Pour nous, ça a bien marché pendant cinq ans. On se faisait du pognon, on commençait à fréquenter les célébrités du “ sub-monde ”, on vivait comme des rock-stars, harcelés de groupies en chaleur, qu’on retrouvait jusque dans nos plumards, après une nuit passée à se faire vider dans un HyperDôme quelconque, par d’autres créatures au sexe indéterminé. Ce fut la grande époque des premiers hallucinogènes à dimension neurofractale, les premières neuronexions avec des cerveaux artificiels, les expériences “ cyberdéliques ”, où plusieurs esprits humains se partageaient les ressources d’une intelligence artificielle, tout ça on se le prit de plein fouet, en pleine ascension. On parlait de rupture épistémologigue majeure, des sociologues, des éco-ethnologues proclamèrent la venue d’un nouvel âge. Nous, on se tapait des gonzesses, on se neurobranchait sur des univers virtuels qu’on créait à plusieurs, ou en solitaire, on avalait toutes les molécules disponibles d’un bout à l’autre de la planète, et on vidait des comptes pour alimenter la machine.

Ça pouvait pas durer éternellement, c’est sûr.


*

Le premier à s’être fait serrer, c’est Djamel. Au printemps 2032, les flics de la Ceinture l’ont chopé pour une obscure histoire de sexe et de drogue illicite avec une mineure, et lors d’une perquise ils sont tombés sur ses disques “ secrets ”, bourrés de neurovirus dernière génération, des trucs qu’il achetait régulièrement à une Triade d’Ivry. C’est passé au ras de nos fesses, à Zlatko et à moi. On s’est évanouis dans la nature, chacun de son côté, en se demandant si Djamel respecterait notre code d’honneur, celui de ne trahir en aucun cas ses associés, et de porter le chapeau, seul, en cas de problème. Zlatko s’est cassé pour le Brésil, où je crois qu’il est encore, moi j’ai commis l’erreur de rester dans le coin, en Europe, pas trop loin.

Je suis allé en Tchécoslovaquie, sous une fausse identité, puis en Hongrie, sous une autre. Je suis resté deux ans à Budapest, avec une émigrée néo-zélandaise. Quand elle m’a plaqué pour un “ type qui essayait vraiment de faire quelque chose de sa vie ”, un jeune peintre américain qui faisait beaucoup d’efforts pour ressembler à Warhol, j’ai zoné en Allemagne, vidant ce qui me restait de pognon, et un beau matin je me suis retrouvé dans une bagnole qui partait pour Paris, avec un Danois et deux Allemandes de Berlin. J’y grillais ma dernière identité factice, ainsi que plusieurs millions de neurones, dans une dérive qui dura près d’une semaine. Une semaine de dinguerie pure, faite de sexe dans toutes les positions et tous les endroits possibles, de jour, de nuit, à l’arrêt, en roulant, le tout avec un stock de drogues neurofractales illicites que j’avais déniché dans un cyberbazar à moitié clando, près de l’ancien Mur.

En arrivant, il me restait de quoi survivre un mois ou deux dans un hôtel de seconde zone. J’ai même pas pensé qu’un autre choix était possible.

Trois mois plus tard, j’avais déjà détourné un bon paquet de comptes bancaires, en me servant d’un Personal neuroComputer dernier cri, dopé par une volumineuse panoplie de logiciels interdits, une association avec Youri Krevtchenko, le seul vrai pote que j’ai jamais eu dans la conurb sud, à part Zlatko et Djamel.

Les choses étaient déjà en train de changer à l’époque.

L’armée américaine avait, paraît-il, doté ses intelligences artificielles de neurotoxines mortelles, pour tout visiteur intempestif à l’intérieur de ses bases de données stratégiques. Le sujet était en discussion dans plusieurs Forums de l’ONU à l’époque, mais un agent des services secrets américains, qui désirait garder son incognito, avait fait savoir surle Net que “ peu importe la décision que prendra l’ONU en la matière, nous savons fabriquer ces programmes, nous possédons la technologie nécessaire, cela veut dire qu’ils pouront être réactivés à tout moment, et dans le plus grand secret bien entendu ”.

Ça avait le mérite d’être clair.

Et ça provoqua la mort de Dixon Orbit, un de mes potes du “ sub-monde ”, un type d’Autobahn-City, dans la Ruhr. Il commit l’erreur de s’attaquer à une entreprise qui servait de couverture à la CIA, ou un de ses dérivés, on ne sut jamais vraiment. Lorsqu’il ressortit de l’univers neurovirtuel, qu’il retira son casque-interface et décida de se taper une virée dans un bar, pour boire une bière, se lever une pute et fêter ça dignement toute la nuit, il était juste en descente de neurofractales, un état normal pour tout pirate techno, à la longue.

Il s’est allongé sur le lit, s’est endormi et ne s’est jamais réveillé.

On l’a retrouvé dix jours plus tard. C’était l’été. Un été, hyper-chaud, un des premiers grands étés tropicaux, en Europe. Le voisin qui avait un double des clés et qui a pénétré dans l’appartement pensait avoir affaire à une simple panne de courant, et à des steaks de cloneviande qui auraient pourri dans le bac d’un congélo.

Les toubibs conclurent à une rupture d’anévrisme, tout en indiquant la présence de protéines bizarres et des traces résiduelles de drogues qui pourraient les expliquer.

En un an, une dizaine de cas analogues se produisirent, rien que dans mon secteur, la conurb Parisud.

Pour Kader “ Speed17 ”, de Créteil, la chose se passa ainsi: un jour il se brancha sur un univers virtuel de sa confection, à l’intérieur, de son propre neuromonde. ll le fit sans savoir que, lors de sa dernière neuronexion avec l’extérieur, les flics de la TechnoPol y avait infiltré un virus militaire très puissant. Son IA personnelle lui paraissait toujours dévouée, mais n’était plus qu’un clone qui travaillait pour l’ennemi, une brigade spécialisée de la Ceinture Sud. En trois mois, la neuromatrice enregistra assez de délits pour que les flics l’envoient au frais une bonne dizaine d’années. ll y est mort au bout de cinq, lors de l’épidémie de méningite mutante.

Pour moi, ce fut encore différent.

Un soir, après m’être gentiment branché sur un SexNet japonais, j’avais dérivé dans quelques banques d’informations sévèrement protégées, en compagnie d’une jeune Chinoise à qui je faisais mon numéro alors qu’elle était physiquement à douze mille kilomètres de là. La fille proposa de me “ neurocharger ” un nouvel hallucinogène fractal que les étudiants de l’université de Shanghaï fabriquaient sous le manteau. J’ai accepté.

Ce soir-là, la nuit était belle, je m’en souviens clairement. La fille de Shanghaï m’a vampé, on a fait l’amour via le réseau, en état “ neurotronique ”, comme d’autres millions d’êtres humains, puis je me suis couché, sombrant dans le sommeil alors que le soleil se levait.

J’ai fait un drôle de rêve cette “ nuit ”-là. Je me suis retrouvé avec la Chinoise dans une cabine spatiale, où on a testé chaque cloison, chaque recoin, un Kama-Sutra complet en gravité zéro. Ça me sembla durer des heures à chaque fois, et entre chaque coup on discutait, en état d’apesanteur. Je savais pas ce que je lui racontais au rêve de Chinoise, mais j’arrêtais pas, et je sais pas combien de temps ça a duré. Un matin je me suis réveillé, avec une solide gueule de bois, et l’impression très nette de la non-gravité dans toute ma charpente, je me suis dit que les biochimistes de l’université de Shanghaï étaient de sacrés petits rigolos. J’étais en train de me diriger vers la salle de bains d’un pas hésitant, quand mon IA personnelle m’a prévenu qu’un code de perquisition judiciaire venait de lui arriver, et qu’une dizaine de flics sortaient à l’instant de l’ascenseur. Moins de trente secondes plus tard, un type de cent kilos me lisait mes droits assis sur mon dos, en me passant sans ménagement une paire de menottes magnétiques à radioémission. Ma tête était coincée de telle manière que je pouvais voir les restes de la porte encore fumants, là où les microbilles d’exogène avaient fait exploser les gonds.

Les flics m’ont fait écouter les enregistrements de ma voix, balançant Djamel, Zlatko, moi-même et deux ou trois intermédiaires avec lesquels on traitait habituellement. Avec les détails précis, les noms de code, les filières, les techniques et les neurogiciels utilisés. Tout.

La “ Chinoise ” était un de leurs programmes dernier cri et l’hallucinogène de l’université de Shanghaï cachait un des plus puissants inhibiteurs de volonté à leur disposition. Un logiciel neuroviral à retardement, post-stimulation onirique. Mes systèmes de contre-mesures n’y avaient vu que du feu.

A part le fait qu’ils pouvaient à tout moment faire courir la rumeur, preuves à l’appui, que j’étais une balance, ils m’ont dit qu’ils avaient de quoi me faire plonger pour plusieurs décennies, mais que, si je faisais ce qu’on me disait, je me taperais juste quelques années de taule, après quoi on saurait utiliser mes talents. A mon procès, je me suis rendu compte qu’un certain nombre de délits commis avaient été passés sous silence. J’ai pris huit ans, quand même, dont trois avec sursis, puisque c’était ma première condamnation.

J’ai fait deux ans et des bananes à la toute nouvelle Centrale de Viroflay. Un enfer high-tech de béton et d’alliages composites, filmé en continu par la micro-caméra de surveillance qu’on vous implantait sur le nerf optique, afin de suivre vos faits et gestes en vision subjective, nuit et jour. Les matons faisaient des paris divers et variés, sur la taille, la vitesse, l’endurance, en observant les branlettes. On disait à l’époque que des prototypes de puces pouvant enregistrer les rêves étaient à l’étude chez les fabricants de processeurs. Dans la prison, le bruit courait que la Centrale de Viroflay s’en doterait dès qu’ils seraient lancés sur le marcbé, pour en équiper les boîtes crâniennes des résidents.

J’ai eu droit à une remise de peine, mais les flics m’attendaient à la sortie, comme prévu. Fallait maintenant que je respecte l’autre terme du contrat. Ils m’ont d’abord fourgué un paquet de fausses identités, un neurocomputer de pointe, puis collé aux baskets de plusieurs représentants de la nouvelle génération des techno-pirates, et je dois dire que j’en ai fait tomber quelques-uns. Ça ne m’a valu que les félicitations sardoniques de l’officier qui dirigeait la brigade. Après, j’ai été intégré à une branche de la TechnoPol appelée “ Cellule Cyclope ”, un service spécialisé dans les coups foireux, comme les écoutes clandestines de certains membres de l’Euroklatura. J’ai rapidement compris que les flics voulaient me mouiller à fond, direct dans le paquet de merde, afin que je ne sois jamais tenté de faire machine arrière. Que ce soit vis-à-vis de mes anciens potes, ou du pouvoir légal, quelques informations savamment distillées feraient de moi un pestiféré à la seconde où elles seraient connues. Ce n’était même pas subtil. C’était juste efficace comme la machoire d’un compresseur de voitures.

Dans ce service étaient regroupés tous les types qu’on pouvait envoyer au casse-pipe, ou qu’on voulait éprouver, les râleurs, les marginaux, les grillés du cervelet, les peigne-culs indécrottables du précédent régime, des mecs comme moi, la crème. Y’avait même pas de hiérarchie dans la cellule, à part le sous-officier qui nous dirigeait de loin, personne voulait être le fusible d’un truc pareil.

D’après ce que je sais, cette cellule oeuvrait dans la plus totale illégalité: elle n’était connue que du patron de la TechnoPol et de grosses huiles des services de renseignements de la Présidence-Direction-Générale du pays. Elle changeait tout le temps de nom et de personnel. Personne n’y restait plus de deux ans. Je n’ai pas échappé à la règle.

Les flics m’ont relâché au bout de cinq années bien remplies, avec un petit mois de salaire d’avance et une lettre de recommandation pour une boîte de sécurité informatique dirigée par deux anciens flics à la retraite. J’ai passé un an et demi à l’Agence Janacek amp; Silveri, puis, sur un coup de tête, après une engueulade succédant à un refus d’augmentation, je me suis barré chez le concurrent le plus direct.

Un an à peine avait passé et j’étais déjà en train de me demander où j’allais atterrir quand l’été serait fini.

Comme je vous le disais il faisait chaud, j’avais la tête ailleurs, et la queue en pleine inspiration.

C’est à ce moment-là que Youri a appelé.


*

Il avait choisi un de ses clones spéciaux pour communiquer, un joker à tête de clown, inspiré des dessins d’un tueur en série de l’Indiana, au siècle dernier, une image qui signifiait d’emblée qu’il y avait des emmerdes à l’horizon.

Youri, je l’ai toujours considéré comme l’un des nôtres, même s’il n’a jamais piqué un kopeck à qui que ce soit.

Youri était plus vieux que moi, il allait gentiment sur ses soixante, même s’il en faisait presque dix de moins. Il avait quitté la Russie vers l’âge de dix ans, à la fin des années 90, avec ses parents, pour s’installer en France. Plus tard, il était devenu un des plus jeunes profs de l’université de Grenoble, mais on lui avait retiré sa chaire de physique nucléaire parce qu’il n’était pas français, avant qu’on lui interdise purement et simplement d’enseigner. C’était pendant les années noires du pays, alors que j’étais qu’un gosse qui apprenait à marcher, puis à manipuler des consoles neurovidéo indonésiennes de contrebande, de vagues souvenirs pas très marrants, mais vite effacés pour moi. Mais pas pour Youri. Il a dû se démerder avec des petits boulots et des postes de maître-auxiliaire bouche-trou dans des écoles privées, tout juste tolérés. Comme il me disait, sa seule chance à l’époque, c’était d’être russe, avec des yeux bleus et des cheveux blonds. Ses potes blacks ou d’origine beur se retrouvèrent éboueurs, ou en centre de rééducation. Puis quand la dictature nationale-populaire est tombée, ruinée par le désastre économique, et que c’est une administration de l’ONU qui a pris en charge les destinées du pays, ce fut à peine mieux, un simple poste d’assistant dans une fac privée de seconde catégorie. Et, dorénavant, il était trop vieux pour rejoindre le nouveau ministère de l’éducation et de la recherche mis en place par l’Eurocorporation et la Présidence-Direction-Générale. Alors il survivait en donnant des cours privés, en publiant des articles dans une poignée de revues et en aidant des mecs comme moi, uniquement parce qu’on s’était connu à la fac, lors de mon passage-éclair pas loin de vingt ans auparavant.

Youri était un as des computers, ce qui lui avait valu quelques grosses embrouilles durant l’époque de la Fronde nationale, quand le régime avait essayé d’interdire les paraboles, les modems et les premiers neuro-ordinateurs, avec leur cortège de drogues fractales. Il avait finalement rejoint un groupe de dissidents qui publiait des samizdats sur le Net, puis un des tout premiers réseaux de résistance ayant conduit des opérations de sabotage électronique contre les institutions du régime “ social-national ”. De cette époque, il avait gardé un talent certain pour la confection de logiciels de communication très élaborés, et d’une sécurité à toute épreuve. Son message était contenu dans un programme de type ADN, hyper-compact, et qui se recombinait dans le cerveau de la neuromatrice contactée, comme une de ses propres émanations.

Le joker à tête de clown signé John Wayne Gacy s’est animé dans l’écran de la console. Il a grimacé un sourire et la voix de Youri s’est élevée, déformée par un filtre nasillard.

– Salut… Dis-moi, tu croules sous le boulot, là?

– Non, que j’ai fait, je peux dial (sur le mode compact, branché archéo-techno, comme Youri).

– T’es sur quoi en ce moment? (je reconnais la manière habituelle de Youri de ne jamais attaquer d’entrée de jeu).

– Pas grand-chose, la routine.

– Y’a pas de routine dans ton boulot, me fais pas marcher.

– J’t’assure, Youri… la surveillance du Fonds McKenzie, le siège de la Eastern Kodak-Fuji à Budapest, l’ordinaire.

– Vous êtes pas sur le truc de l’aéroport?

– Le truc de l’aéroport? j’ai répondu doucement, de la manière la plus détachée possible. Ça faisait trois-quatre jours que les patrons nous avaient câblé un message clair, net et concis. Les agences privées de la Ceinture Sud étaient mises à contribution pour pister, collecter et trier toutes les informations possibles et imaginables sur l’affaire de l’aéroport. Une semaine auparavant le corps mutilé d’une jeune adolescente de quatorze ans, disparue depuis un bon mois, avait été retrouvé sur les pistes désaffectées de l’ancien aérodrome d’Orly-Sud.

L’opération devait être menée avec un code de confidentialité maximum, stipulait fermement le message. Fermez vos gueules, en clair.

– Ouais, le truc de l’aéroport, alors, vous êtes dessus, y parait? a repris le clone de Youri, en grimaçant. Tu sais que mes communications sont ultra sûres, tu peux dial sans prob’.

– J’vois pas à quoi tu fais allusion, j’ai lâché, glacial, en éprouvant le goût amer du mensonge sur ma langue.

– Y’a des bruits qui courent sur le réseau, depuis ce matin, t’as pas vu? On dit que les agences privées sont envoyées au charbon sur l’affaire du tueur de l’aéroport…

– Des conneries, Youri… C’est le domaine des flics, ça, c’est pas not’boulot… Bon, c’est quoi la teneur de ton message?

Un instant de silence. Le clown pencha la tête sur le côté, m’observant d’un air perplexe.

– J’comprends pas que tu puisses manquer de confiance à ce point-là. Je sais que vous êtes sur le truc du tueur, je sais même que les flics et vous, vous soupçonnez l’affaire d’Orly d’être liée aux crimes du fleuve, me prends pas pour un vieux cave dépassé, jeune con, j’ai mes contacts…

Putain de nom de Dieu, que je me suis dit, conscient du blasphème, les sources d’information de Youri étaient toujours aussi sûres. Les crimes du fleuve s’étaient déroulés pendant toute l’année précédente, et jusqu’à la fin de l’hiver. Six corps repêchés dans la Seine, aux abords de l’ancien port fluvial de Choisy-le-Roi et du pont du Port-à-l’Anglais. Les flics savaient que la séquence du fleuve et le crime de l’aéroport étaient l’oeuvre du même mec, à cause d’une foule de trucs et du détail principal qui signait la série aussi sûrement qu’une empreinte génétique sur une carte à neuropuce: toutes les victimes avaient subi la même opération chirurgicale un peu spéciale, un forage dans le crâne effectué à l’aide d’une microfraiseuse, du modèle de celles utilisées pour l’usinage de précision en robotique industrielle, avec une mèche d’acier composite carbone-tungstène de 2 millimètres. C’était le seul détail essentiel que les agences privées étaient autorisées à délivrer à leur personnel, mais on nous avait aussi câblé un rapport de synthèse contenant un résumé des autopsies. Fallait avoir le coeur bien accroché. L’âge des victimes s’étageait entre quatorze et vingt-six ans, les actes de barbarie qu’elles avaient subis dépassent l’imagination.

J’ai rapidement élaboré une chimie de vérité et de fiction, afin de m’en sortir. Evidemment, j’avais conscience que j’allais continuer de mentir à un ami, tout en trahissant le contrat de confidentialité qui me liait à l’agence.

– Le truc classique, Youri, on nous demande d’ ouvrir l’oeil et de communiquer toute information un peu bizarre qu’on pourrait capter…

– Et alors, t’en captes?

– Non, pour moi, c’est le boulot des flics, on n’a pas à s’ en mêler.

J’ai vu le clown hocher la tête en signe de dénégation.

– Incroyable, tu t’intéresses pas au cas d’un tueur en série alors que t’en as un sous la main? Tu fais même pas de petites vérifs croisées, avec les disparitions récentes ou d’autres vagues de crimes non résolus sur le territoire eurofédéral?

J’ai poussé un soupir. J’allais devoir m’embourber dans le mensonge. Ce type de statistiques, c’est très exactement ce qu’on nous demandait d’établir, dans la plus totale confidentialité, évidemment.

– Mon job, c’est le contre-espionnage techno, j’suis pas criminologue… lâche-moi avec ce truc, j’ai justement du boulot en attente pour le Fonds McKenzie…

Le clown s’est marré.

– Oublie le Fonds McKenzie, faut que tu passes au Centre.

Le Centre, c’était le nom de code pour l’immeuble semi-désaffecté de la fin du XXe siècle dans lequel Youri vivait, avec quelques poètes mi-scientifiques, mi-clochards mystiques, qui expérimentaient drogue sur drogue et déliraient mécanique quantique et religions comparées pendant des heures. J’aimais bien le “ faut ”.

– Aujourd’hui?

– C’est ça. Ce soir, si tu peux pas faire autrement. Tout de suite, ce serait mieux.

J’ai observé le clown de synthèse qui conservait l’anonymat au visage de Youri. Il ne permettait pas de lire la moindre trace d’émotion qui aurait pu renseigner sur son état intérieur. Youri étant un vrai pote, j’ai concédé sur une ligne équitable.

– Je passe ce soir. Tu peux me dire de quoi il s’agit, express?

– Des amis, m’a répondu le clown. Une connexion que j’ai à l’université de Grenoble et au CERN. L’un d’entre eux a des ennuis, j’ai besoin de tes services.

J’ai essayé de sonder le visage virtuel, dans un réflexe voué à l’échec.

– C’est pas pour tes conneries de tueur en série, sûr? que j’ai fait, en tablant sur l’incapacité de ma neuromatrice à laisser passer un tel mensonge, si jamais le “ clone-agent-intelligent ” de Youri avait eu cette fantaisie.

– Non, a répondu le visage du clown-tueur, impassible. Elle a vraiment de gros ennuis. J’ai besoin de tes services.

Elle. Une amie, j’ai corrigé mentalement.

Le visage aux couleurs criardes restait immobile au centre de l’écran, attendant une réponse, comme un gag qui tardait à venir de la part du compère.

– Je passe ce soir, j’ai lâché.

Puis j’ai abrégé la communication.

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