3 L’ange de Lunokhod Junction

Il a poussé la porte, on est entrés et je n’ai d’abord vu que la salle de lecture, avec ses vieux fauteuils, ses tables basses encombrées de revues, et ses petites lampes à tungstène, volées sur des chantiers du THV Paris-Moscou en construction.

Mais mon regard accrochait déjà un fauteuil élimé au fond, près d’un des petits halos jaunes.

J’apercevais deux jambes gainées d’une matière noire et un exemplaire de Life des années 60 grand ouvert.

On s’est approchés et l’exemplaire de Life n’a pas bougé.

Puis, alors qu’on franchissait les derniers mètres, il s’est lentement rabaissé.

Le casque de cheveux noirs a révélé une jungle de boucles et de tresses sur un visage ovale, qui se refermait en triangle sur le menton, cachant à moitié les yeux derrière des mèches couleur de carbone pur. J’apercevais un nez droit, légèrement retroussé. Une peau mate, couleur de miel.

Je lui donnais d’instinct quelque chose comme une vingtaine d’années.

Le regard, fixé sur les colonnes du Life de la semaine du 22 novembre 1963, se releva, et je vis deux éclats gris-vert, veinés d’or, qui me jaugèrent, avec l’étonnement un peu condescendant d’un ange qui aurait bourlingué et qui en aurait vu d’autres. Deux grands yeux au dessin eurasien.

Je suis resté immobile, comme une statue, à côté de Youri.

L’exemplaire de Life est retombé sur ses genoux et j’ai pu détailler à loisir un buste fin comme une liane, un torse pas vraiment androgyne, moulé dans un T-shirt-combi orange et noir, un truc assez chic, en soie-coton composite, tissée par des bombyx transgéniques élevés en orbite. J’ai déjà vu ce genre de fringues, dans des parties hyper-branchées où m’invite parfois le fils du chef de la police de la ceinture sud, une espèce de jeune crétin fasciné par mes anciens exploits de pirate et ma reconversion au service de la loi.

Les yeux eurasiens se sont tournés vers Youri et un petit sourire a ourlé le bord de ses lèvres, une mimique interrogative.

– Dakota, a fait Youri, raide et empesé, je te présente Hughes Dantzik, dit “ HG ” pour les intimes (je me suis à fulminer direct), c’est la personne dont je t’ai parlée. Lui?, il pourra sûrement t’aider…

Les yeux se sont reposés sur moi.

J’ai tendu la main en avant, mécaniquement, un sourire stupide crispant mes mâchoires. Je commençais à suer, à me sentir nerveux, à avoir la gorge serrée sans savoir pourquoi, mais j’adorais ça, ces deux pupilles qui étincelaient comme les objectifs d’une caméra vivante.

La fille ne s’est pas levée. Elle a déplié vers moi une structure fluide et légère, fragile d’apparence, mais d’une tonicité à toute épreuve, comme sa poignée de main me le démontra.

Le contact de sa peau chaude et satinée m’a envoyé quelque chose qui s’apparentait vraiment à une décharge électrique.

Nos mains se relâchèrent, à mon grand regret, ses yeux m’évoquaient le mot émeraude, la pierre, bien sûr, mais aussi les jungles sud-américaines ou africaines qui lui servent d’écrin naturel.

La structure de son visage, la forme de ses yeux, de ses lèvres, la couleur de sa peau, la texture de ses cheveux, ses courbes félines, tout ça stimulait en moi des images étranges, faites de mélanges irrésistibles. Youri réembraya, sans que je puisse faire quoi que ce soit.

– Hughes, je te présente Dakota Novotny-Burroughs. Dakota est un cas un peu particulier… Elle vient de passer une rude épreuve et nul doute que tu pourras facilement l’aider… Voilà, j’ai bien connu ses parents, enfin, son père, à l’époque où t’étais encore sur les bancs du bahut… (Le pauvre Youri s’embourbait, mais je pouvais pas détacher mes yeux de la créature qu’il venait de nommer, ma langue était sèche comme une vieille éponge, et j’étais en train de me dire mais pourquoi que j’ai le palpitant qui s’affole comme un Geiger en pleine zone rouge?)

Youri continuait d’ânonner ses pénibles présentations:

– Voilà… Hier, un ami du CERN, qui vit à Grenoble… un physicien qui a travaillé sur Lagrange (voir fin du chapitre), dans leur gros labo sur les rayonnements cosmiques… Bon… C’est un ami des parents de Dakota lui aussi… Donc, hier il m’a envoyé un message par le Net disant que Dakota arrivait par l’avion de nuit, qu’il ne pouvait pas continuer à l’abriter chez lui, avec sa femme, ses mômes et tout et tout…

Je reprenais pied dans le monde réel, luttant contre mes pulsions et contre le smart légèrement psychotrope de Youri. Fallait le stopper, pendant qu’il était encore temps.

– Dis-moi, Youri, j’ai fait d’un coup, qu’est-ce que tu dirais si la demoiselle s’expliquait elle-même, non, tu crois pas? (Sur le ton du type qui fait honnêtement de son mieux pour améliorer la situation.)

Je me suis légèrement raidi, creusant les reins, et rentrant le début de ceinture dû à la bière, j’ai regardé la fille en essayant de me tenir, fallait que j’arrête de la jouer collégien-en-chaleur.

La môme Novotny-Burroughs a émis comme un petit rire, un léger hoquet cristallin, elle regardait Youri, puis moi, l’air de ne vraiment pas y croire.

– Alors, j’ai fait, Miss Novotny-Burroughs? En quoi avez-vous besoin de mes services?… Et comment comptez-vous vous les offrir? j’ai stupidement rajouté, par volonté de revanche devant le piège fatal de sa beauté, qui avait failli m’engloutir.

Là j’ai vu direct que j’avais fait fausse route.

Son regard tropical s’est durci, devenant deux billes d’acier éclairées d’une lumière sauvage. Son petit sourire s’est figé et c’est avec le plus grand dédain qu’ elle s’est tournée vers Youri.

– La prochaine fois, Youri, amenez-moi quelqu’un de fréquentable.

L’exemplaire de Life s’est relevé, comme un paravent aux images de mort.

Je l’ai observée un instant sans réagir, puis je sais pas trop pourquoi, peut-être à cause du smart de Youri, je me suis surpris à éclater de rire.

– Merde, j’ai fait, en me tournant vers Youri, bon Dieu, où tu l’as dénichée, celle-là?

La fille m’observait assez froidement, par dessus la revue.

J’ai essayé de me sortir de la flaque sans trop de merde sur le costume.

Youri, à la fois peiné et furieux, ne savait plus comment rétablir la gîte du navire.

J’ai réfléchi une petite dizaine de secondes, en observant la môme du coin de l’oeil, et par-dessus les clichés de l’attentat de Dealey Plazza nos regards se sont croisés une ou deux fois. J’insistais jamais.

J’ai écarté tout sentiment d’agressivité compétitrice. J’avais joué, j’avais perdu. J’étais coincé. Je me suis débusqué.

– Qu’est-ce que vous proposez, mam’zelle? Vous êtes suffisamment dans la merde pour accepter les services d’un flic privé à la noix dans mon genre?

J’essayais de retenir le sourire que le smart psychotrope de Youri ne cessait de vouloir arquer. Pas trop jovial, quand même.

J’ai vu le joumal faire un petit mouvement vers le bas. Son visage s’est encadré dans l’ouverture. Elle me fixait sans aménité, mais avec une intensité qui me foudroyait à chaque fois.

Je sentais que j’étais passé au scanner, un scanner prodigieusement intelligent.

L’exemplaire de Life s’est encore abaissé, avant de s’étaler sur ses jambes. Elle a poussé comme un soupir et m’a toisé.

– Qu’est-ce que vous avez à vendre exactement, monsieur le flic privé pourvoyeur de services qui se monnayent durement?

J’ai affronté crânement son regard et je me suis mis à sourire. Putain de smart, je me disais, mes pupilles devaient briller comme des super-novae.

– Ça dépend principalement du genre… disons… de problèmes auxquels vous êtes confrontée (allez, essayer de raccorder sur le plan professionnel, après tout c’est pour ça que j’étais là).

Elle m’a regardé, l’air concentré de quelqu’un qui se remémore un vieux souvenir.

J’en ai profité pour jeter un coup d’oeil à Youri, qui semblait se calmer mais n’en menait pas large et se faisait tout petit dans un coin.

J’ai fait un geste dans sa direction et j’ai montré les deux fauteuils qui formaient un triangle avec le sien autour de la table basse.

– Vous permettez qu’on s’asseoie et qu’on mette tout ça au clair?

Elle m’a observé, son petit ourlet au coin des lèvres, a vaguement frémi. J’ai vu qu’elle prenait une décision, en la pesant minutieusement

– OK, elle a lâché, avec l’ombre d’un sourire.

Je me suis dit qu’on enterrait la hache de guerre, mais que pour une première rencontre on était pas passé loin.

Je me suis installé et j’ai tout fait pour respecter mon rôle de mec sérieux, à qui on la fait pas, le dur-à-cuire-de-chez-Oshiro. J’avais failli tout faire disjoncter à cause d’une vulgaire poussée de testostérone, fallait que j’assure. Je devais ça à Youri. Et à mon amour-propre.

– Bien, j’ai dit, écoutez… Le mieux, ce serait que vous me racontiez vous-même votre histoire, d’accord? Ensuite je vous dis ce que je peux faire, et ensuite comment le faire, et si ça coûtera de l’argent, et combien. Il est convenu d’avance que je ne prends pas d’honoraires, mais tout ce qui est illégal, ou disons “ aux marges de la loi ” a un prix, je préfère être clair d’entrée.

– Vous inquiétez pas pour l’argent, qu’ elle a répondu, avec un petit geste de dédain très féminin. Je trouverai bien ce qu’il faut.

Elle me fixait de son oeil vert-or qui revenait peu à peu à la chaleur végétale des premiers instants. Son visage se détendait. L’ourlet de son sourire s’accentuait un peu. J’étais sur la bonne voie, je me disais, vas-y, creuse le sillon.

Je me suis calé, en rêvant à une bonne bière.

– Bon, ben, je vous écoute, Miss.

Elle a déplié ses jambes et les a repliées dans l’autre sens, sous ses fesses. Son corps a ondulé comme une plante tropicale sous l’alizé. J’aurais voulu que ça dure des siècles. Elle a lâché un bref soupir.

– J’sais pas trop par où commencer… Je viens de la cité-anneau orbitale… J’ai débarqué sur l’astrodrome de Baïkonour y a une semaine. J’avais un billet en supersonique pour Munich, avec une correspondance pour Grenoble, je suis allé chez monsieur Grunz, et hier soir monsieur Grunz m’a envoyé ici…

Je la regardais sans trop y croire. C’était quoi ces conneries? Elle avait des emmerdes oui ou non?

– OK, j’ai fait calmement, hyper-pro, reste hyper-pro que je me disais sans discontinuer, dites-moi maintenant de quoi vous avez besoin, qu’on coupe au plus vite.

La fille a plongé son regard au fond du mien, une sorte d’innocence angélique qui se superposait avec perversité à la sexualité torride qu’elle dégageait, rien qu’en respirant.

– Je crois que j’ai besoin d’une nouvelle identité, elle a lâché, comme si elle m’annonçait qu’elle devait changer de voiture.

Mon sourire publicitaire “ Bienvenue-chez-Oshiro ” ne m’avait pas quitté mais j’ai jeté un coup d’ oeil éloquent à Youri. Fumier, ça disait, j’comprends pourquoi tu m’as rien dit avant le moment fatidique. J’ai vu que Youri avait parfaitement capté mon message silencieux, il a baissé la tête, après m’avoir envoyé son putain de regard de chien battu.

J’ai poussé un long soupir. J’aurais tué pour une bière.

Déjà, un vieux réflexe se remettait en branle, comme le panneau solaire d’un satellite après des années de panne.

Tous les plans secondaires, puis tertiaires, tous les points de détail se ramifiaient, le listing interminable de tous les problèmes que soulevaient sa simple question.

Je me suis ébroué en me maudissant, et en maudissant Youri, cette fille, et l’ensemble du système solaire.

Je me suis rappelé in extremis qu’il fallait y aller mollo, avec cette gonzesse, j’ai corrigé à la dernière seconde la formulation de ma question.

– Il faudrait que vous m’en disiez plus, Miss. Aujourd’hui, des identités factices, y en a des catalogues pleins. Vous voulez quoi? Du standard, pour les caisses d’hypermarchés et les terminaux bancaires? Ou de la vraie neuropuce authentifiée, avec code génétique et tout le bazar?…

Dakota Novotny a fait un petit geste furtif signifiant sans doute l’agacement.

– Je veux une véritable fausse identité. Neuropuce, code génétique, je m’en contrefiche, ce que vous voulez, mais quelque chose qui me permette de me deplacer, d’ouvrir un vrai compte et pas dépenser toute cette énergie inutile pour passer une vulgaire douane et…

Là, elle s’est coupée, mais j’étais déjà en train d’analyser le sens de ses paroles. J’ai mis l’allusion à l’énergie dépensée sur le compte de la fatigue, puis soudainement j’ai tilté.

Comment elle avait fait, la môme, pour franchir une frontière orbitale internationale, puis deux ou trois terrestres entre le Kazakhstan et Grenoble, si elle avait pas de carte d’identité, même pas une fausse copie bidon vendue sur les marchés noirs du Caire ou d’Alma Ata? J’ai pas voulu l’asticoter, alors j’ai mis ça dans une case avec une réponse provisoire “ papiers, vrais ou faux, perdus, volés ou détruits après l’arrivée sur Terre? ”. Je me suis recalé sur les rails.

– Je répète, donc, pour qu’on soit bien sur la même longueur d’onde: vous avez besoin d’une véritable carte de crédit-identité internationale, pouvant recevoir les comptes bancaires et les visas, avec neuropuce personnelle intégrée, code génétique, et hologramme de l’ONU?

La môme a fait une petite moue.

– Ça doit être ça, si vous le dites.

Elle s’est mise à feuilleter les pages du Life, comme si la conversation ne l’intéressait que de loin. Rester pro, je me suis dit, rester pro.

– Bon, j’ai fait, c’est possible. Mais ça demande un bon mois de délai. Et ça va douiller, j’vous préviens.

J’ai aperçu Youri du coin de l’oeil, il relevait vers moi un regard pleinde gratitude.

J’l’aurais tué sur place.

– Ça va… douiller? a fait Dakota, vaguement intriguée.

Elle abandonnait le Life et l’assassinat de Kennedy, tout compte fait. Sa moue un peu boudeuse la rendait encore plus belle, plus sauvage.

– Ouais, j’ai répondu, ça va douiller. Ça va coûter un paquet de pognon.

– De l’argent? elle a demandé.

– Ouais, j’ai fait, beaucoup d’argent.

– Combien?

J’ai réfléchi rapidos. Hors de question de rebrancher une vieille connaissance, avec mon passé récent, ça risquait d’être pris comme une manoeuvre d’infiltration de bas étage, et les flics apprécieraient moyen, si jamais ils l’apprenaient de leur côté. Or tout se sait très vite dans la conurb. Ça voulait dire que j’allais devoir me taper le boulot, comme au bon vieux temps, mais encore plus clando qu’avant.

J’ai fermé les yeux et je crois que j’ai pas pu m’empêcher de rigoler doucement.

Quand je les ai réouverts, je suis tombé sur une paire d’étoiles qui me dévisageait avec circonspection.

– On verra plus tard, j’ai dit, on s’arrangera avec Youri… Y a tout un tas de trucs qu’il faut que j’arrange avec Youri.

J’ai plongé une derrière fois mes yeux dans les étoiles vertes, puis j’ai envoyé un regard explicite au Russkof. Youri comptait les alvéoles de sa vieilles pompes de sport.


*

Quand on l’avait quittée, Dakota s’était contentée de prendre un autre exemplaire de Life des années 60. J’avais l’impression d’avoir servi d’interlude entre la mort de Kennedy et celle de Marilyn Monroe.

On est remontés au rez-de-chaussée, Youri et moi, sans se dire un mot.

La nuit était bien avancée. Il faisait hyper-chaud.

Les constructeurs de la résidence n’avaient pas prévu que le climat deviendrait tropical, un jour dans ce pays, et il n’y avait pas de circuit de clim dans l’immeuble, à part de petits modules individuels, des trucs d’occase marchant à l’azote liquide et qui tombaient tout le temps en rideau, comme chez moi.

– Paie-moi une bière, enfant de salaud, que j’ai fait, en m’appuyant sur le bord du billard.

Youri a foncé au bar et nous a ramené deux copies vietnamiennes de Corona, avec le citron dans le goulot, la totale.

On a commencé à boire en se dirigeant vers la terrasse qui surplombait la vallée. “ La nuit était couleur télé câblée sur un canal mal réglé ”, la phrase d’introduction de Neuromancer, de William Gibson, le bouquin fétiche de tout pirate de la conurb, me revenait, comme une boucle de sampling. Le ciel était très exactement de cette couleur.

On s’est assis sur de vieux fauteuils déglingués, et on a contemplé le spectacle. J’ai avalé d’un coup la moitié de la Corona viet, et j’ai poussé un râle d’aise.

– Bien, j’ai commencé, on revient pas sur le malentendu initial, je croyais t’avoir dit un jour que je pouvais plus me lancer dans ce genre de conneries mais bon… (j’ai levé gentiment la main pour éviter qu’il m’interrompe, comme il s’apprêtait à le faire, avec sûrement une fausse excuse pourrie)… On passe… Maintenant t’imagines bien qu’il va falloir que je tienne mes engagements. Un mois, deux maxi… Et, bien sûr, t’as parfaitement conscience que j’suis plus en possession des kits du gang, les neurovirus, les langages de programmation-cerveau, le séquenceur de molécules fractales, le neuroPC Intel-Toshiba gonflé à mort, tout ça, mon pote, c’est au musée de la TechnoPol maintenant.

– Je sais bien, qu’il a fait tout doucement.

J’ai attaqué la seconde moitié de la bouteille, tout en louchant vers lui.

Il avait son expression habituelle, quand il est sur un truc qui le rend nerveux, par exemple quelque chose d’important qu’il sait, et que vous ne savez pas.

– Crache-moi le morceau, j’ai fait direct.

Il s’est dandiné sur le fauteuil, avec un petit sourire, et en envoyant des ondes de gratitude par tous les pores de la peau.

– J’peux avoir un kit complet, top-classe… J’ai une connexion avec une Triade…

J’ai étouffé un mauvais rire.

– Me fais pas rigoler.

Il s’est raidi.

– Je t’assure. Par les deux mômes, Pat et MC, des potes à eux qui trafiquent avec les gangs de Chinatown.

J’ai hoché la tête en silence.

Putain, je me disais, est-ce qu’on pouvait rêver plan plus pourri?

J’ai fait face à Youri. On rigolait plus maintenant.

– Ecoute-moi bien, je lui ai dit, on est plus en 2015, d’accord? Le plan Papy-fait-de-la-résistance, t’oublies… Alors j’ai juste besoin d’un neuroPC dernière génération, vierge et anonyme, avec les logiciels de base et un séquenceur de molécules standard. Tu t’occuperas d’aller acheter tout ça dans une vraie boutique, avec une vulgaire carte de paiement déplombée que je te filerais… Mais, nom de Dieu, tu me parles plus de tes coups foireux avec les Triades, bien compris?

J’ai bien vu qu’il morflait. J’y allais sans anesthésique. Fallait que je crève l’abcès.

– D’accord, merde?

– Ouais, d’accord, il a soufflé.

– Mets pas les mômes dans nos business merdeux. D’accord?

– Ouais, d’accord.

– Super! Maintenant, si tu nous ramenais deux autres bières, qu’on boive un coup, fait soif, non?

Quand on a eu nos deux nouvelles bières, je me suis tourné vers lui. On faisait face à la vallée, ça semblait s’étendre jusqu’à l’autre bout du monde.

J’ai avalé une large rasade de Corona viet.

– Maintenant qu’on a réglé tous ces petits détails, mon vieux, on va passer au gros morceau, j’ai lâché.

– Qu’est-ce tu veux dire?

– Que j’veux tout savoir sur la gonzesse qui lit des Life dans ta bibliothèque, bien sûr.


*

Dakota Novotny-Burroughs était le produit d’un des mélanges les plus subtils que pouvait encore engendrer cette putain de planète, comme me l’expliqua Youri.

Sa mère, tout d’abord, Jessica Ivanovna Novotny, était la fille d’une Palestinienne chrétienne de Gaza et d’un Russe d’lrkoutsk. Par cette ascendance elle avait du sang arabe et paraît-il français, d’une part, et russe avec un quartier bouriate, une ethnie sibérienne, d’autre part. Née au milieu des années 90, au Kazakhstan, près de Baïkonour, où son père travaille, la vocation d’ingénieur-astronaute de Jessica Novotny s’était déclarée très tôt, au sortir de l’enfance. A dix ans, c’est déjà une habituée des centrifugeuses et des simulateurs. A vingt-six ans, elle devient un des plus jeunes membres d’équipage jamais recensés sur les premières grandes stations internationales. En 2025, à l’âge de trente et un ans, elle est envoyée comme chef d’une équipe de pionniers de la nouvelle agence de l’ONU, pour l’agencement d’un train spatial en orbite circumlunaire.

Il s’agit de constituer un anneau de modules de service qui servira d’axe central à un réseau de stations en étoile, les débuts du petit anneau orbital lunaire. Elle y rencontre Orville Reno Burroughs, né de Jim Reno Burroughs et de Viviane Cristiana Da Oliveira, un Américano-Brésilien qui travaillait pour la société SEVODNIA KOSMOS, une des premières entreprises d’engeneering orbital installées à Camp Armstrong. Par cet héritage-là, on trouve des ascendances irlando-écossaises mais aussi sioux et cherokees, ainsi qu’un mélange détonant de métissages euro-brésiliens.

Ça m’expliquait les impressions incroyables que j’avais ressenties en la voyant. Je pouvais commencer à identifier les yeux mi-slaves, mi-sibériens, le nez celte, la bouche moyen-orientale, le teint mat et la texture des cheveux du Brésil afro-américain, la structure générale du visage, européenne, avec une touche asiatique. Mais en fait, je m’en rendais compte en me confrontant au souvenir encore frais, le mélange était bien plus subtil, pour reprendre l’expression de Youri. C’est comme si toute cette formidable synthèse génétique, élaborée pendant des générations, se retrouvait dans chaque détail.

Le 21 juin 2026, dans le petit labo médical du module 8 du “ train spatial ” circumlunaire, la petite Dakota Viviane Novotny-Burroughs est enregistrée sous cette identité, à 19 h30 GMT, à l’âge de deux minutes et quelques secondes.

Alors qu’elle a neuf mois, l’anneau circumlunaire mis en place, ses parents rejoignent la petite colonie de pionniers qui s’est établie sous les auspices de l’ONU aux abords de Camp Armstrong, la première base lunaire internationale, édifiée là où le LEM d’Apollo 11 avait atterri. (Youri parvint à m’évoquer Eagle Point, la place centrale de Camp Armstrong, avec son drapeau planté dans le sol sélénite, immobile dans la nuit glacée et sans air de la Lune, depuis juillet 1969, alors que ce vieil escroc n’a jamais dépassé 10 000 mètres d’ altitude.)

L’année suivante, les parents de Dakota sont envoyés en pionniers sur un nouveau site que l’ONUSA veut coloniser, dans la mer de la Fertilité, Lunokhod Junction.

Lunokhod Junction est appelé à devenir le premier noeud ferroviaire de l’histoire lunaire. C’est de là que partira la future ligne de train à sustentation magnétique qui rejoindra les deux hémisphères sélénites, un programme toujours en cours à l’heure où je vous parle. C’est là que Dakota vivra jusqu’à l’âge de douze ans. A cette date elle rejoint avec ses parents une grosse station en orbite terrestre, BlackSky Republic, qui doit gagner le point de Lagrange où la première méga-station est en cours de construction. BlackSky Republic, environ cent cinquante personnes, est agréée par l’ONUSA pour devenir la première plate-forme co-orbitante civile de Lagrange. Dakota va vivre sur BlackSky Republic jusqu’à l’âge de treize ans et demi, avec de fréquents et longs séjours sur Lagrange.

C’est à ce moment-là qu’elle a commencé à avoir des problèmes.

– Quel genre de problèmes? J’ai demandé.

– De gros problèmes… Tout d’abord, faut que je te dise un truc. Comme tous les mômes nés dans l’espace, sauf les cas pathologiques, Dakota présente tous les signes d’une intelligence supérieure, sans compter les trucs un peu bizarres de leurs systèmes de perception, des trucs liés à l’oreille interne et au métabolisme du cortex…

– OK, j’ai lâché pour abréger, supérieurement intelligente.

– Bien, donc, comme tous les mômes de la Première Génération de l’Espace elle était surveillée médicalement par une petite agence spécialisée de l’ONU, le truc assez cool, tu vois, avec des toubibs qui passaient la voir tous les trois-quat’mois, et quelques analyses hebdomadaires ou quotidiennes, plus des programmes scolaires adaptés, rien de bien sorcier. Mais tout ça va brutalement changer, et elle va devoir quitter précipitamment la station…

Youri est resté en suspens. Normalement, c’était à moi de poser la question logique.

– Pourquoi? (C’était effectivement la seule question logique.)

– Tu vas pas le croire,

– Je t’assure que si.

– Ben… déjà, j’sais pas si t’as remarqué comment elle se comporte, la môme…

Je lui ai fait une mimique qui ne laissait aucun doute quand à mes sentiments à ce sujet.

– Bon, ben, tu vois, c’est ça le truc… Leur cortex se développe plus vite, et plus longtemps, ils deviennent plus intelligents, plus jeunes, mais ils ont pas le temps de mûrir, tu piges?

J’ai acquiescé en silence, où qu’il voulait en venir, merde?

– Bon, ben, un jour, la môme Dakota a piqué une crise d’adolescence, contre ses vieux. Ça faisait des mois qu’elle les tannait parce qu’elle voulait quitter la grosse station de Lagrange, pour retourner sur la lune… Ça a fait quelques étincelles, putain, ça tu peux me croire!

Youri s’est esclaffé pendant que je bouillais. Qu’est-ce que c’était que ces conneries d’embrouilles familiales d’adolescente gâtée?

– Bon, j’ai fait, et alors?

– Et alors, ce jour-là, y a eu une panne de courant généralisée sur Lagrange, et la neuromatrice qui contrôlait l’ouvrage a vachement morflé, y paraît. Les circuits secondaires avaient lâché, les tertiaires aussi. On a amené des groupes de secours depuis BlackSky. Deux heures plus tard, ils lâchaient à leur tour… Y avait plus de contrôle gyroscopique et on maintenait la station en orbite avec des réacteurs de cargos russes, et les calculettes de poche remplaçaient les ordis et les neuromatrices, tu vois le topo…

J’ai froncé les sourcils.

– Attends voir un peu, ça remonte à quand ton histoire?

– Heu… attends, je calcule, hiver 2039, j’crois bien, pourquoi?

Je me souvenais d’une histoire qui avait couru à l’époque où je bossais pour la TechnoPol. C’était à la période de Noël. On disait que la station de Lagrange avait été attaquée par une sorte de virus terroriste très puissant, d’origine inconnue. Les communications furent coupées pendant plusieurs jours, mais la presse mondiale faisait état de simples problèmes techniques sur la station. Au bout d’une semaine, tout était rentré dans l’ordre, et on avait plus jamais entendu parler de rien.

J’ai vaguement soupçonné Dakota d’avoir été à l’origine ou coresponsable des “ ennuis techniques ”. Une néo-pirate très précoce, née dans l’espace, s’acoquinant avec une mafia ou un groupuscule d’allumés?…

– Allez, imprime le listing, Youri…

Youri s’est marré.

– Putain, imagine la scène, c’est elle qui m’a raconté ça, aujourd’hui: les types de la sécurité, affolés, font appel aux forces de l’ONU, qui déboulent avec une neuromatrice de chasse anti-virus hyper-béton. Les mecs cherchent pendant que les technos essaient de remettre le circuit électrique en état, le bordel… Et ça dure, pendant des jours. A chaque fois qu’on remet en marche un circuit, une rampe de loupiotes, un réseau de terminaux, quoi que ce soit, ça claque. Et la neuromatrice militaire, elle y comprend que dalle, elle ne perçoit la présence d’aucun corps étranger dans le réseau local qu’elle contrôle…

J’ai dressé l’oreille, ça commençait à devenir intéressant. Youri s’en est rendu compte.

– Alors voilà, un matin la môme Dakota va voir ses parents dans la cuisine. Il fait sombre. Tout le monde fonctionne avec des batteries au cobalt et des lampes à biofluorescence portables. C’est la première journée d’angoisse parce que ça fait plus de soixante-douze heures que l’air n’a pas été recyclé et on pense qu’il va falloir instamment ouvrir les réserves d’oxygène…

– OK, Youri, il fait sombre et on étouffe…

– Ouais, et la môme Dakota elle s’asseoit à la table et demande à ses parents comment ça va, et ceux-ci font grise mine. Alors négligemment elle leur demande si cette fois ça y est, est-ce qu’ils vont quitter la station, et son père lui répond qu’ils sont des pionniers, qu’ils doivent rester et trouver une solution, que c’est pour ça qu’ils sont payés… Alors la môme les interroge à nouveau, qu’est-ce qui se passerait s’ils ne pouvaient pas réparer? Et le père répond que c’est impossible, qu’on peut toujours réparer. Dakota sourit et insiste: qu’ est-ce qui se passerait si on n’ arrivait pas à remettre le courant en marche, et les réseaux IA, et tout le reste, simplement parce qu’il y a quelque chose de plus puissant qu’une neuromatrice militaire qui ne le veut pas. Son père lui répond qu’on est pas dans un film de science-fiction. Quand sa mère, intriguée, la prie de préciser sa pensée, Dakota lui demande si tout le monde va mourir si la température continue de baisser (elle atteint zéro dans les modules d’habitation, et -20 dans certaines coursives de la station) et sa mère lui répond que oui…

– OK, Youri, j’ai lâché, excédé, fais m’en donc trois tomes.

– Attends, tu vas comprendre. Une heure plus tard, sans qu’on sache pourquoi, un circuit secondaire de chauffage se remet en marche et la température remonte de quelques degrés. Dakota va voir sa mère, son père est déjà sur le chantier, et elle lui redemande comment ça va. Sa mère lui dit que ça va aller, on dirait qu’ils sont arrivés à rallumer un peu de chauffage, mais va falloir quand même ouvrir les réserves d’oxygène. Dakota s’approche d’elle et lui dit alors qu’elle veut juste quitter la station, et qu’elle arrêtera de les embêter s’ils retournent sur Lunokhod. Sa mère la console en lui disant qu’ils y retourneront bientôt, et qu’elle ne l’embête jamais. Mais Dakota insiste et affirme tout net qu’elle remettra tout en marche si jamais sa mère lui fait la promesse solennelle de repartir pour la Lune… Stupéfaite, sa mère lui demande comment elle entend y arriver et Dakota lui explique que c’est elle la responsable de la panne et qu’elle peut faire revenir, en partie ou totalement, l’ensemble des fonctions de la station, sauf celles endommagées indirectement, par le froid, ou des courts-circuits. Pour prouver ses dires, le courant revient illico dans leur module d’habitation et ceux alentours… Elle n’a même pas touché un bouton.

J’ai mis quelques secondes pour vraiment intégrer l’information.

Youri se taisait, sûr de son effet, qui ne se fit pas attendre.

Je lui ai lancé un regard ébahi.

Je n’arrivais pas à dire quoi que ce soit.

On a siroté nos bières.

– Comment qu’elle fait? j’ai demandé, au bout d’un moment.

– J’en sais rien, a fait Youri. Mais je crois que si Grunz a craqué c’est parce qu’elle est assez facétieuse la gamine, et qu’elle a son caractère… Je l’ai joint sur le Net hier matin, il m’a dit qu’elle lui en avait fait voir de toutes les couleurs, et qu’en plus ses propres gosses en redemandaient. Il me l’a envoyée comme s’il s’agissait d’une vraie bombe bactériologique.

Je me suis marré.

– Sûr que c’est une bombe.

– Ouais, a fait Youri. Une vraie bombe,

– Putain, j’ai grimacé malgré moi, ils sont tous comme ça?… Je veux dire la Première Génération de l’Espace?…

Youri m’a regardé avec un drôle de sourire, et l’éclat vif que je lisais dans ses yeux ne voulait pas perdre en intensité.

– On sait pas trop, manque de statistiques vérifiables avec le développement un peu anarchique de l’Anneau-Cité orbital… Mais elle dit que non. Que tous les autres enfants de l’espace ont ce type de pouvoirs, mais à l’état inconscient, les pauvres humains comme nous étant livrés, eux, aux niveaux de conscience inférieurs…

– Combien qu’ils sont, comme elles?

– Elle sait pas exactement, au moins six, j’crois qu’elle m’ a dit.

– Où ils sont, les six autres?

– J’en sais foutre rien.

– Et elle? Elle le sait?

– J’sais pas non plus, demande-lui à l’occasion.

– Bon, si tu me disais maintenant pourquoi elle a besoin d’une fausse identité?

Il m’a d’abord regardé sans rien dire. J’ai enfoncé le clou.

– J’imagine que si elle peut bluffer une neuromatrice militaire, et paralyser une station de la taille de Lagrange, elle peut facilement manipuler les réseaux des douanes terrestres, et que c’est même comme ça qu’elle a procédé pour descendre de l’orbite, pas vrai?

J’ai claqué la langue. J’étais fier de moi.

– C’est ça, a fait Youri.

– Bon, alors pourquoi qu’elle a besoin d’une putain de carte, maintenant, veut faire chier, ou quoi?

– Non, elle te l’a dit tout à l’heure… A cause de l’énergie dépensée inutilement. Ça lui fait dépenser trop de neurones, ça l’épuise.

J’ai enregistré l’info. Ça l’épuisait.

– Bon, qu’est-ce qui s’est passé après, sur Lagrange?

– Y a eu une explication avec Dakota, sa famille et le Conseil de la station, dont le chef de la sécurité. Au bout de deux ou trois heures, les principales commandes étaient de nouveau opérationnelles, trois jours plus tard tout était en état, et au bout d’une semaine Dakota et ses parents embarquaient sur la première navette en partance pour Lunokhod Junction, via BlackSky.

J’ai enregistré le fait que Dakota était pas le genre de fille à se dégonfler devant l’adversité, elle faisait feu de tout bois quand elle se sentait menacée, ou pour défendre ses intérêts, comme tous les humains. Elle avait eu ce qu’elle voulait, au bout du compte. Une question me brûlait les lèvres.

– Dis-moi, je reviens à ça… Pourquoi qu’elle a eu besoin de passer en fraude depuis l’orbite? Elle était en taule, en fuite, elle a fait une autre connerie?

La première prison spatiale de l’Histoire, SteelCity venait d’ouvrir ses portes sur une orbite géostationnaire, on parlait que de ça depuis des mois.

– Pas tout à fait…

Je lui ai fait un signe blasé signifiant qu’il pouvait y aller.

– La petite famille est donc retournée sur la Lune… Le temps a passé et les parents de Dakota ont d’abord essayé de comprendre de leur côté les pouvoirs de leur fille. Dakota leur a raconté qu’elle se savait différente depuis toute petite et qu’elle avait testé les plus simples de ses pouvoirs dans le ventre de sa mère. C’est acculée au désespoir qu’elle avait agi ainsi sur Lagrange. Sa mère apprit ce jour-là que c’était à cause d’une amourette brisée par leur exil, un flirt d’ado avec le jeune fils d’un technicien supraconducteur, vivant à Lunokhod, que Dakota s’était enfermée dans son désespoir, durant son séjour sur Lagrange [1]. Une simple déprime amoureuse d’adolescente avait failli compromettre un projet valant des billions de dollars, tu vois le truc? Je crois que c’est ce genre de considérations qui leur a valu la visite de plusieurs types de l’ONU, un peu plus tard, mais, là, c’était des mecs des services de renseignement du Conseil de sécurité, avec des toubibs militaires du Pentagone… Ils ont fait savoir à Dakota qu’elle avait commis un délit très grave, assimilable à du terrorisme spatial, elle risquait de passer la plus grande partie de sa vie en prison si les autorités de la station portaient plainte. En échange d’un abandon des charges, les types de l’UnoBI lui ont demandé de venir avec eux dans une école spéciale en orbite terrestre. Cette école spéciale s’avéra un centre de recherches ultra-spécialisé, où Dakota fut étudiée sous toutes les coutures pendant cinq ans…

Youri fit une pause, pour reprendre son souffle, son inspiration, et un peu de bière.

Mais j’avais deviné la suite. La Sale Môme de l’Espace en avait eu marre des lunetteux en blouse blanche et de la solitude. Elle s’était barrée, avait détraqué les systèmes de sécurité ou les avait “ neuromanipulés ” à distance ou je savais pas trop quoi, et elle était descendue de l’orbite, se fondant dans les dix milliards d’êtres humains qui surpeuplaient la planète.

Comme par hasard elle tombait chez moi, ou presque.

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