10.

Tandis que les sarments de vigne ou les tentacules m’enserraient, cuisses et épaules, me hissant de telle façon qu’en me tordant le cou, je pouvais voir le tronc massif de la chose, en bas, qui émergeait d’un baquet de vase au milieu de la pièce, je pensais en voyant les feuilles de cette gigantesque plante carnivore s’ouvrir toute grande que, bien qu’il fût vrai que la plupart des accidents soient dus à la négligence, je ne pouvais en aucun cas être tenu pour responsable de ce qui se passait en ce moment. Depuis ma sortie d’hôpital, j’avais été un fonctionnaire modèle du Département d’État, totalement circonspect en paroles et en actions.

Pendant qu’elle s’arrêtait un instant, débattant peut-être de la meilleure façon de disposer des alcaloïdes que mon excès d’azote ne manquerait pas de lui fournir, les quelques journées qui venaient de s’écouler passèrent en un éclair devant mes yeux. Un éclair et pas plus, puisque la dernière fois que j’avais failli mourir n’était pas si lointaine.

Je ne sais si ce fut ce certain sourire ou une curiosité morbide qui me poussa cette fois à l’action. Le docteur Drade voulait que je reste à l’hôpital pour de plus amples observations, malgré la preuve prima facie de la cicatrisation de ma poitrine. Et je le déçus en sortant de l’hôpital environ cinq heures après le départ de Nadler et de Ragma. Hal vint me prendre en voiture et me ramena chez moi.

Ayant décliné l’offre de Hal et Mary de dîner avec eux, je me couchai tôt ce soir-là, après avoir téléphoné à Ginny, qui, maintenant, semblait pressée de reprendre nos relations là où elles avaient été interrompues lorsque j’étais étudiant. Nous prîmes rendez-vous pour le lendemain après-midi et je me couchai après une brève promenade sur les toits.

Troublé, mon sommeil ? Oui. La sécurité extérieure était là, sous la forme de deux piquets ressemblant à des flics, que j’avais repérés d’en haut, quand j’avais pris l’air. Mais à l’intérieur, je ne cessais de mélanger toutes les cartes de mes malheurs et, de mauvaise donne en mauvaise donne, j’arrivai à l’épuisement de mes ressources, heureusement, avant la relève du grand quart.

De là jusqu’au matin, il me restait neuf longues heures, parsemées de courts métrages dont je ne gardais aucun souvenir, à l’exception du sourire. Je me réveillai en sachant ce que je devais faire et immédiatement me mis à réfléchir pour m’assurer que ce n’était pas une autre de mes compulsions. Au bout d’un moment, je décidai que, en effet, ce n’en était pas une. En réalité, n’importe qui serait curieux de revoir les lieux où il avait failli mourir.

Je téléphonai donc à Hal pour essayer de lui emprunter sa voiture. Mary l’avait prise, hélas ! Mais celle de Ralph était disponible et, marchant jusque-là, j’allai la prendre.

C’était une matinée transparente, et l’air vif annonçait une journée magnifique. En route vers la mer, je pensais à mon nouveau job, à Ginny et au sourire. Nadler m’avait assuré que sa proposition tiendrait toujours, une fois les difficultés actuelles passées, et plus j’y réfléchissais, plus je trouvais que ça en valait la peine. S’il faut faire quelque chose, autant que ce soit intéressant et même un peu plus qu’agréable. Toutes ces races, là-haut, dans l’espace, quelque part, dont nous ne savions à peu près rien – on me donnait la chance d’explorer l’inconnu, dans l’espoir d’y comprendre quelque chose, d’étudier l’exotique, de transformer mon ordinaire. Je pris soudain conscience que cette idée m’excitait. Je voulais faire ce travail. Je n’avais aucune illusion en ce qui concernait la raison pour laquelle on m’avait engagé, mais puisque j’avais un pied dans la place, j’allais écarter les obstacles présents et me mettre véritablement au travail. Il me semblait maintenant que l’anthropologie extraterrestre (la xénologie, plus exactement, je suppose) était le genre de chose pour lequel je m’étais préparé depuis toujours, à ma façon éclectique. Je ris tout bas. Outre l’excitation que j’éprouvais, il me vint à l’esprit qu’il se pouvait aussi que je sois heureux.

Étant un peu plus habitué à faire les choses à l’envers, je découvris que conduire une stéréo-isomobile n’était pas une tâche insurmontable. Je m’arrêtai correctement à tous les Stop et une fois que je me fus engagé dans la campagne, les distractions se raréfièrent En fait, la seule chose qui m’avait donné quelque difficulté depuis mon inversion, c’était de me raser. Mon système nerveux traumatisé avait répondu à l’image inversée de mon image inversée par un tressaillement de la main qui m’avait entaillé le visage, et avait attendu que je nettoie le rasoir électrique. Cela fait, c’était quand même une expérience particulière, mais l’élimination du risque d’infection m’avait redonné confiance et un visage relativement bien rasé.

C’est en faisant des grimaces dans la glace que j’avais pensé à l’unique fragment des rêves de la veille qui me restait en mémoire. Ce sourire. Mais à qui appartenait-il ? Je n’en savais rien. C’était seulement un sourire, quelque part, un peu au-delà de la frontière où les choses ont un sens. Il restait gravé dans mon esprit, clignotant comme une enseigne lumineuse sur le point de s’éteindre. Et tandis que je roulais sur la route que Hal avait empruntée quelques jours plus tôt, j’essayai toutes les associations d’idées qui me venaient à l’esprit, le docteur Marko n’étant pas disponible.

Seule, Mona Lisa m’apparut. Mais l’image ne me semblait pas tout à fait juste en termes de correspondance analytique. Pourtant, c’était ce célèbre tableau qu’on avait échangé contre la machine de Rhennius. Il pouvait y avoir un lien subtil – au moins dans mon subconscient –, ou bien c’était une fausse piste, née du hasard et de mon imagination, qui ressemblait plus au titre d’un tableau de Dali ou d’Ernst que d’un Vinci.

Je secouai la tête et regardai la matinée passer. Au bout d’un moment, j’arrivai à la route transversale et tournai.

Laissant la voiture où nous l’avions garée, je retrouvai le petit sentier qui menait au cabanon. Je l’observai de loin, discrètement, pendant longtemps, n’y aperçus aucun signe de vie. Ragma avait insisté pour que j’évite les situations dangereuses, mais il me semblait difficile de mettre celle-ci dans cette catégorie. Je m’en approchai par-derrière, jusqu’à la fenêtre par laquelle Paul avait dû entrer. Oui. La poignée était cassée. Jetant un coup d’œil discret à l’intérieur, je ne vis qu’une petite chambre. Vide. Je fis le tour, regardai par les autres fenêtres, m’assurai que l’endroit était effectivement désert. La porte de devant fracturée était clouée, aussi rebroussai-je chemin pour entrer de la même manière que mon ancien mentor et maître dans l’art de faire des pierres.

Je traversai la chambre, ouvris la porte par laquelle Paul était apparu. Dans la pièce principale, les traces de notre lutte n’avaient pas été effacées. Je me demandais quelles étaient, parmi les taches de sang, celles qui m’appartenaient.

Je regardai dehors, par la fenêtre. La mer était plus calme, plus verte que la dernière fois. Les lignes d’écume qu’elle déposait sur la plage étaient plus propres, mais aucune solution ne se dessinait sur le sable. Me détournant alors, j’étudiai l’attirail de pêche et les filets qui avaient emprisonné Paul si inopportunément, faisant pencher l’équilibre des forces et menant à la perforation de ma poitrine.

Quelques cordages et un morceau de filet étaient encore accrochés à un clou planté dans l’une des poutres, et balayaient le plancher. Sur ma droite, une volée de planchettes clouées entre les poutres des murs menait jusque là-haut.

Je grimpai, montai sur les poutres du toit, m’arrêtant à chaque pas, pour gratter une allumette et examiner le bois poussiéreux. À l’autre bout de la poutre où l’équipement était accroché, j’aperçus des petites traces en forme de V, qui menaient à une poutre transversale qui, à son tour, les portait jusqu’au mur d’en face. Je redescendis de mon perchoir et fouillai soigneusement le reste du cabanon, mais ne découvris rien d’autre d’intéressant. Je ressortis alors, allumai une cigarette tout en réfléchissant et repris la voiture.

Sourires. Ginny en avait beaucoup cette après-midi-là, et nous passâmes le reste de la journée à éviter les situations dangereuses. Elle fut plus que surprise d’apprendre que j’avais un doctorat et un job. Aucune importance. La journée avait tenu ses promesses, l’air embaumait et étincelait. Nous déambulâmes à travers le campus et la ville, en riant et en nous embrassant beaucoup. Plus tard, nous atterrîmes à un concert de musique de chambre, qui, pour quelque raison, me semblait la chose parfaite à faire, et l’était. Nous nous arrêtâmes, après cela, dans un café, puis montâmes chez moi pour lui prouver qu’il ne régnait dans mon appartement qu’un désordre normal, entre autres choses. Sourires.

Le lendemain, ce fut des variations sur le même thème. Le temps avait changé aussi un peu. Il se mit à pleuvoir en début d’après-midi. Mais c’était parfait, aussi. Cela rendait les choses plus intimes. C’était bien d’être à l’abri. D’imaginer une cheminée crépitante devant nous. Des trucs comme ça. Elle n’avait pas remarqué que j’étais inversé, et j’avais inventé une si belle histoire à propos de ma cicatrice, genre initiation dans une tribu que j’avais récemment étudiée sur le terrain, que je regrettais presque de ne pas l’avoir couchée par écrit. Hélas ! Et encore des sourires.

Vers neuf heures du soir, environ, la sonnerie du téléphone brisa notre idylle. Mes instruments de prémonition déclenchèrent une lumière rouge mais tel le signal Basse Altitude – Danger ne parvinrent pas à me suggérer une solution. Je me levai et répondis, d’abord par un soupir, puis un : « Oui ? »

– Fred ?

– C’est exact.

– C’est Ted Nadler. Il y a un problème.

– De quel genre ?

– Zeemeister et Buckler se sont échappés.

– D’où et comment ?

– On les avait transférés à l’hôpital de la prison le jour où on les avait capturés. Ils viennent de s’en échapper il y a quelques heures, c’est tout ce que nous savons. Quant à la manière dont ils y sont parvenus, tout le monde l’ignore. Ils ont laissé derrière eux neuf personnes inconscientes – personnel médical et policiers. Les médecins pensent qu’ils ont dû utiliser une sorte de gaz neurotrope – en tout cas, toutes les victimes réagissent à l’atropine. Mais quand le directeur m’a appelé, aucune d’entre elles n’était encore suffisamment consciente pour raconter ce qui s’était passé.

– Dommage. Mais dans ce cas, je suppose que nous ne les reverrons plus pendant un moment.

– Que voulez-vous dire ?

– Ce que je viens de dire. Ils vont probablement essayer de quitter le pays. Avec ce qui les guette : accusations de kidnapping, d’homicides volontaires – des raisons de ce genre.

– Nous ne pouvons pas courir le risque.

– Que voulez-vous dire ?

– Il se pourrait qu’ils se mettent plutôt à votre recherche. Alors, vous feriez mieux de renvoyer votre petite amie chez elle et de faire vos valises. Je viendrai vous prendre dans une demi-heure environ.

– Vous ne pouvez pas me faire ça !

– Désolé, mais je peux et c’est un ordre. Votre job exige que vous fassiez un voyage. Votre santé aussi, d’ailleurs.

– Très bien. Où ça ?

– New York, dit-il.

Puis clic. Ainsi, c’était l’invasion de l’éden.

Je revins vers Ginny.

– Qu’est-ce que c’était ? demanda-t-elle.

– De bonnes et de mauvaises nouvelles.

– Quelles sont les bonnes ?

– Nous avons encore une demi-heure.

En fait, il lui fallut plus d’une heure pour arriver jusque chez moi, ce qui me donna le temps de prendre une décision drastique, de sang-froid, d’un genre qui m’était totalement nouveau.

Merimee répondit à la sixième sonnerie et reconnut ma voix.

– Oui, dis-je. Écoutez, vous vous souvenez de cette offre que vous m’avez faite la dernière fois que nous nous sommes vus ?

– Oui.

– J’aimerais y souscrire.

– Qui ?

– Deux types. Ils s’appellent Zeemeister et Buckler.

– Oh ! Mortie et Jamie ! Sûr.

– Vous les connaissez ?

– Oui. Morty travaillait de temps en temps pour votre oncle. Quand les affaires marchaient bien, que nous étions submergés de demandes, il fallait bien engager des extras. C’était un petit gars grassouillet, empressé d’apprendre. Je ne l’ai jamais beaucoup aimé. Mais il avait de l’enthousiasme et certaines aptitudes. Quand Al l’a renvoyé, il s’est installé à son compte et a monté une gentille petite affaire. Il a engagé Jamie quelques années plus tard, pour s’occuper des concurrents et des plaintes des clients. Jamie est un ancien poids léger. Assez bon d’ailleurs. Et il avait pas mal d’expérience militaire : porté déserteur dans trois armées différentes.

– Pourquoi oncle Albert a-t-il renvoyé Zeemeister ?

– Oh ! le type n’était pas honnête. Que peut-on faire avec des employés en qui on ne peut pas avoir confiance ?

– Exact. Eh bien, ils ont failli me tuer deux fois, et je viens d’apprendre qu’ils ont pris la clef des champs.

– Je suppose que vous ne connaissez pas leurs coordonnées actuelles ?

– C’est malheureusement le cas.

– Hum ! Cela rend les choses plus difficiles. Eh bien, prenons les choses par l’autre bout. Où comptez-vous être ces jours prochains ?

– Je dois partir pour New York dans l’heure qui suit.

– Excellent ! Où allez-vous loger ?

– Je ne sais pas encore.

– Vous êtes le bienvenu chez moi. En fait, cela pourrait même m’arranger.

– Vous ne comprenez pas, dis-je. Je suis diplômé. Docteur, en fait. J’ai un job maintenant. Et mon patron m’emmène à New York ce soir. Je ne sais pas encore où je vais loger. J’essaierai de vous appeler dès mon arrivée.

– Okay ! Félicitations pour le job et le doctorat. Quand vous décidez de faire quelque chose, vous n’y allez pas de main morte – juste comme votre oncle. Je meurs d’impatience d’entendre toute l’histoire. Pendant ce temps, je vais tâter le terrain. Je pense, aussi, pouvoir vous promettre une plaisante surprise bientôt.

– De quel genre ?

– Ce ne serait plus une surprise si je vous le disais, n’est-ce pas, cher enfant ? Faites-moi confiance.

– Okay. Je le fais, dis-je. Et merci.

– À bientôt.

– Au revoir.

Ceci avec préméditation et toutes les intentions de la terre, et cœtera. Et sans remords. J’en avais marre qu’on me tire dessus, et c’est toujours une honte de gâcher un cadeau.

L’hôtel, ainsi qu’il apparut, était exactement en face d’un squelette de building en cours de construction que j’avais utilisé pour atteindre le toit de la structure voisine – pour ne pas la nommer, le Hall d’exposition où se trouvait la machine de Rhennius.

J’avais quelques doutes sur la pureté de la coïncidence. Quand j’en fis la remarque, cependant, Nadler ne répondit pas. Il était plus de minuit quand nous entrâmes à l’hôtel, et depuis qu’il était venu me chercher chez moi, il ne m’avait pas quitté d’une semelle.

C’est alors :

– Je n’ai presque plus de cigarettes, dis-je en approchant de la réception de l’hôtel, après avoir évidemment vérifié qu’il n’y avait pas de distributeur automatique en vue.

– Tant mieux, répondit-il. Mauvaise habitude.

La fille de la réception, heureusement, se montra plus compréhensive et me dit que je pourrais en trouver au mezzanine. Je la remerciai, enregistrai le numéro de notre chambre, dis à Nadler que j’arrivais dans cinq minutes et le plantai là.

Naturellement, je me dirigeai immédiatement vers le téléphone le plus proche, appelai Merimee et lui dis où j’étais.

– Bien. Considérez l’affaire comme faite, dit-il. À propos, nos clients sont en ville. L’un de mes associés pense les avoir aperçus un peu plus tôt.

– C’est du rapide.

– Accidentel aussi. Mais… gardez le moral. Dormez bien. Adieu.

– Bonne nuit.

Je pris un ascenseur qui m’amena jusqu’à l’étage désiré et cherchai notre chambre. N’ayant pas la clé, je frappai.

Pendant quelques secondes, il n’y eut pas de réponse. Puis, juste au moment où j’allais frapper de nouveau, la voix de Nadler s’enquit :

– Qui est-ce ?

– Moi, Cassidy, dis-je.

– Entrez. Ce n’est pas fermé.

Confiant, préoccupé et un peu fatigué, je tournai le bouton, poussai la porte et entrai. Une erreur que n’importe qui aurait pu faire.

– Ted ! Que diable se… et le temps que je dise cela, un tentacule m’avait saisi par la jambe et un autre m’avait entouré l’épaule… passe-t-il ? demandai-je, pendant que je me promenais dans les airs.

Je luttai, évidemment. Qui ne l’aurait pas fait ? Mais la chose me tenait à un bon mètre cinquante du sol, horizontalement, exactement au-dessus de son corps peu séduisant. Elle me retourna ensuite à l’envers, de sorte que son tronc gris-vert, son baquet de vase et ses tentacules de pieuvre entortillés remplissaient tout mon champ de vision. Je soupçonnai que la chose me voulait du mal avant même que ses appendices noueux ne s’ouvrent comme des couteaux à cran d’arrêt, me montrant leurs intérieurs douteux, moites, épineux et rougeâtres.

J’émis un bêlement et tirai sur les tentacules. Puis, quelque chose qui ressemblait à un tisonnier rougi à blanc passa derrière mes yeux, traversant mon cerveau de part en part, et de long en large. La terreur à l’état brut m’envahit et je me débattis convulsivement dans les lianes vivantes.

J’entendis alors une sorte de sifflement aigu, la douleur s’évanouit, les tentacules relâchèrent leur pression, s’effondrèrent et je tombai, sur le tapis, à deux doigts du rebord du baquet. Un peu de vase m’éclaboussa, et les tentacules inertes tombèrent autour de moi, comme des serpentins. Je gémis et me frottai l’épaule.

– Il est blessé ! me parvint une voix qui, je le reconnus, était celle de Ragma.

Je tournai la tête pour recevoir la sympathie que j’entendais courir vers moi sur des petits pieds de fourrure et des grandes semelles.

Cependant, Ragma dans son costume de chien, Nadler et Paul Byler, costumés dans un autre style, passèrent précipitamment devant moi, s’accroupirent autour du baquet et se mirent en devoir de ranimer le légume militant. Je me traînai dans un coin, où je repris ma position verticale sinon ma sérénité. Puis je me mis à proférer des obscénités, qui furent ignorées. Finalement, je haussai les épaules, essuyai la vase sur ma manche, trouvai une chaise, allumai une cigarette et contemplai la scène.

Ils saisirent les membres flasques, les manipulèrent, les massèrent. Ragma se précipita dans la chambre voisine, revint avec une espèce de lampe élaborée qu’il brancha sur une prise et la braqua sur le vilain massif tentaculaire. Sortant un atomiseur, il arrosa les feuilles visqueuses. Il remua la vase en y mêlant quelques produits chimiques.

– Qu’est-ce qui a bien pu se passer ? demanda Nadler.

– Je n’en ai aucune idée, répondit Ragma. Voilà ! Je crois qu’il revient à lui !

Les tentacules se mirent à tressaillir, comme des serpents traumatisés. Puis les feuilles s’ouvrirent et se refermèrent lentement. Une série de frissons secoua la chose. Finalement, elle se releva, étira tous ses membres, les laissa retomber, les releva à nouveau, se détendit.

– Voilà qui est mieux, dit Ragma.

– Cela intéresserait-il quelqu’un de savoir comment je me sens ? demandai-je.

Ragma se retourna pour me lancer un regard furieux.

– Vous ! dit-il, dites-nous plutôt ce que vous avez fait à ce pauvre docteur M’mrm’mlrr !

– Redites-moi ça ! Il me semble que mon ouïe a été affectée.

– Qu’est-ce que vous avez fait au docteur M’mrm’mlrr ?

– Merci, c’est bien ce que j’avais entendu. Comment voulez-vous que je le sache, bon Dieu ! Qui est le docteur Murmure ?

– M’mrm’mlrr, corrigea-t-il. Le docteur M’mrm’mlrr est l’analyste télépathe que j’ai amené pour vous examiner. Nous avons eu une bonne liaison et avons réussi à l’amener ici plus tôt que prévu. Et la première chose que vous faites quand il essaie de vous examiner, c’est de le rendre malade.

– Cette chose, dis-je en montrant d’un grand geste, le baquet et son occupant, cette chose est le télépathe ?

– Tout le monde ne peut pas être membre du royaume animal, tel que vous l’entendez, répliqua-t-il. Le docteur est un représentant d’une forme de vie totalement différente de la vôtre. Vous y voyez une objection ? Vous avez des préjugés contre les plantes ou quelque chose ?

– Mon préjugé se borne à ne pas apprécier d’être saisi brutalement par des tentacules, broyé et agité dans les airs.

– Le docteur pratique ce qu’on appelle la thérapie d’agression.

– Alors, il devrait prendre en considération que certains patients ne sont pas des pacifistes. Je ne sais pas ce que je lui ai fait, mais je suis content de l’avoir fait.

Ragma se détourna, dressa la tête comme s’il écoutait le pavillon d’un gramophone et annonça :

– Il se sent mieux. Il souhaite méditer pendant quelque temps. Il faut que nous laissions la lumière. Cela ne saurait être long.

Les lianes s’agitèrent, se rapprochèrent de la lampe. Le docteur M’mrm’mlrr s’immobilisa.

– Pourquoi veut-il agresser ses patients ? demandai-je, cela me semble un peu contre-indiqué pour avoir un cabinet florissant.

Ragma soupira et se retourna vers moi.

– Il ne le fait pas pour aliéner ses patients, dit-il, il le fait pour les aider. Je suppose que c’est trop vous demander d’apprécier des siècles de réflexions subtiles que son peuple a consacrés à ce genre de choses.

– Oui, répondis-je.

– Sa théorie est que toute émotion primaire peut être utilisée comme une clé mnémonique. La production de cette émotion habilement menée fournit à un télépathe de son espèce accès à toutes les expériences de la vie d’un individu qui touchent à ce domaine. Bien. Il a découvert que la peur est un élément signifiant dans les problèmes que lui soumettent la plupart de ses patients. En provoquant donc une attitude de fuite et en la réprimant, il est capable de prolonger l’émotion tout en soignant le patient. De cette façon, il peut passer en revue le champ émotif de l’individu en une seule séance.

– Est-ce qu’il mange ses erreurs ? demandai-je.

– Il n’est aucunement responsable de ses ascendances, répliqua Ragma. Est-ce que vous grimpez aux arbres ? Puis, aucune importance. Vous le faites, en effet. Je l’avais oublié.

Je me tournai alors vers Nadler qui venait de s’approcher, et vers Paul, qui se tenait non loin avec un sourire affecté.

– Et vous trouvez tout cela normal ? leur dis-je.

Paul haussa les épaules et Nadler dit :

– Du moment que le travail est fait.

Je soupirai.

– Peut-être que vous avez raison, dis-je, puis : que faites-vous là, Paul ?

– Je suis votre collègue, répondit-il. J’ai été recruté à peu près en même temps que vous. À propos, je suis désolé au sujet de ce qui s’est passé chez vous. Mais c’était une question de vie ou de mort. La mienne.

– Oublions ça, dis-je. À quel titre vous a-t-on mis sur la liste de paie ?

– C’est notre expert pour la pierre, dit Nadler, il en sait plus là-dessus que n’importe quel homme sur terre.

– Vous laissez tomber les bijoux de la couronne, alors ? demandai-je.

Paul tressaillit. Hocha la tête.

– Vous êtes donc au courant, dit-il, oui, c’était un geste d’adolescent attardé. Mea culpa. Nous n’avions pas prévu que de véritables criminels allaient s’emparer de l’affaire. Quand j’ai compris que j’avais été abusé, j’ai réalisé mon erreur et j’ai essayé de tout remettre en ordre. J’ai dit aux gens de l’O. N. U. tout ce que je savais. J’ai eu beaucoup de mal à les convaincre mais j’y ai finalement réussi. Ils se sont montrés assez compréhensifs pour ne pas me boucler et m’ont mis au courant de vos difficultés. Mais des aveux complets ne me suffisaient pas. Je voulais les aider à retrouver la pierre. Vous veniez de rentrer aux États-Unis, et j’étais certain qu’ils allaient continuer à vous chercher des noises. Alors, j’ai décidé de vous surveiller jusqu’à ce qu’ils vous retrouvent et de leur clouer le bec à ce moment-là. J’ai retrouvé votre trace chez Hal, puis je vous ai suivi jusqu’au Village, mais là, je vous ai perdu dans un bar. Et je ne vous ai retrouvé que lorsque vous êtes rentré chez vous. Vous connaissez la suite.

– Oui. Voilà un autre petit mystère éclairci. Alors, on vous a engagé à l’hôpital, vous aussi ?

– Exact. Ted ici présent m’a dit que puisque l’affaire me tenait tant à cœur, je pouvais aussi bien m’épargner des risques inutiles tout en étant payé pour cela. Sur le papier, cependant, je suis un minéralogiste-XT.

– Il me semble, dis-je en m’adressant à tous, qu’on ne m’a pas amené ici dans le seul but de me sauver d’une paire de bandits. Je suppose que vous avez autre chose en tête, à commencer par cette analyse télépathique.

– Et vous n’avez pas tort, répondit Ragma, mais puisque tout dépend des résultats de l’analyse, ce serait un pur exercice de rhétorique que d’envisager les différentes hypothèses qu’il faut écarter.

– En d’autres termes, vous n’allez rien me dire ?

– Cela résume assez bien ma pensée.

Avant que je puisse donner ma démission ou mon avis sur un certain nombre de sujets, je fus distrait par un mouvement à l’autre bout de la chambre. De nouveau, le docteur M’mrm’mlrr s’agitait.

Nous l’observâmes tous tandis qu’il levait ses appendices ser-pentesques et se mettait à faire ses exercices. Elongation, relaxation… Elongation, relaxation.

Au bout de deux ou trois minutes de cette gymnastique – c’était presque hypnotisant – je pris conscience qu’il me scrutait une nouvelle fois, mais avec beaucoup plus de délicatesse.

Je sentais de nouveau son contact à l’intérieur de ma tête, comme un remue-ménage dans la profondeur de mes pensées. Seulement, cette fois, je ne ressentais aucune douleur. J’avais simplement l’impression d’être étourdi, et le sentiment qu’il m’arrivait quelque chose, un peu comme une opération pratiquée sous anesthésie locale. Les autres semblaient l’avoir compris car ils ne bougèrent plus et gardèrent le silence.

Très bien. Si M’mrm’mlrr se montrait un peu plus civilisé, il pouvait compter sur ma coopération, décidai-je.

Aussi en profitai-je pour m’asseoir et le laissai-je explorer mon cerveau.

Puis tout à coup, il dut rencontrer le grand tableau de bord qui se trouvait quelque part là-dedans et débrancher la prise, parce que je m’évanouis instantanément et sans douleur. Clignotement.

Clignotement encore.

Épuisé, assoiffé, ayant l’impression qu’on m’avait découpé en morceaux et mal réassemblé, je levai les mains pour me frotter les yeux et aperçus le cadran de ma montre dans ce mouvement. Je la secouai, écoutai si elle tictaquait. Comme je le soupçonnais déjà, elle débloquait complètement. Ergo

– Oui, environ trois heures, dit Ragma.

J’entendis Paul ronfler, s’arrêter, tousser et soupirer. Il sommeillait dans le fauteuil. Ragma était étendu par terre et fumait. M’mrm’mlrr était toujours les bras en l’air et remuait. Pas de Nadler en vue.

Je m’étirai, détendis muscle après muscle et écoutai mon squelette craquer comme un vieux plancher sur lequel on aurait trop marché.

– Eh bien, j’espère que vous avez appris quelque chose d’utile, dis-je.

– Oui, en effet, répondit Ragma. Comment vous sentez-vous ?

– Complètement détruit.

– Compréhensible. Oui, très compréhensible. On aurait dit, à vous voir, que votre cerveau pendant un moment était un véritable champ de bataille.

– Dites-moi tout.

– Pour commencer, dit-il, nous savons où se trouve la pierre des étoiles.

– Alors, vous aviez raison ? Tout le monde avait raison ? Je le savais – quelque part.

– Oui. Le souvenir devrait même vous être accessible à présent. Vous voulez essayer vous-même ? Une soirée. Un verre cassé. Le bureau…

– Attendez une minute. Laissez-moi réfléchir.

Je réfléchis. Et ce fut là. La dernière fois que j’avais vu la pierre des étoiles…

C’était la soirée que nous avions donnée pour enterrer la vie de garçon de Hal, une semaine avant son mariage. L’appartement était rempli de tous nos amis, l’alcool coulait à flots, nous faisions beaucoup de bruit. La fête s’était poursuivie jusqu’à deux ou trois heures du matin. Tout bien pesé, je dirais que cela avait été une soirée réussie. En tout cas, il semble que tout le monde était parti de bonne humeur et il n’y avait pas eu de blessés.

À l’exception d’un petit incident qui m’était arrivé.

Oui. Un coude avait poussé un verre sur la table. Il était tombé et s’était brisé. Mais il était vide. Rien à nettoyer. Cela se passait vers la fin de la soirée. Les gens se disaient : au revoir, partaient. J’avais donc laissé les morceaux là où ils étaient tombés. Plus tard. Mañana, peut-être.

Mais je savais que j’avais beaucoup bu, pouvais deviner comment je me sentirais le lendemain matin et ce que je ferais à n’en pas douter.

Je grognerais, jurerais et dirais à la lumière du jour que je n’avais pas besoin d’elle. Si elle persistait, je me roulerais hors de mon lit, me dirigerais tant bien que mal vers la cuisine pour faire du café – la première chose que je faisais tous les matins – puis irais dans la salle de bains pour entretenir ma forme pendant que le café passait. Invariablement pieds nus. Sans me rappeler que mon chemin était semé d’embûches. En tout cas, pendant un bref laps de temps, je ne m’en souviendrais pas.

Je pris alors la corbeille à papiers qui était derrière le bureau, m’accroupis non sans difficultés et me mis à ramasser les bouts de verre.

Naturellement, je m’étais coupé. Je m’étais baissé un peu trop en avant, avais perdu l’équilibre, tendu la main en avant pour me rattraper et trouvé un autre morceau de verre quand ma paume avait touché le plancher.

Je saignais mais je m’étais enroulé un mouchoir autour de la main et avais poursuivi ma tâche. Je savais que si je m’arrêtais pour soigner ma coupure, je serais tenté de laisser tout en plan. J’avais très envie de dormir.

Je ramassai donc tous les morceaux que je trouvai et essuyai le plancher avec des serviettes en papier humides. Cela fait, j’avais replacé la corbeille à papiers et m’étais affalé dans le fauteuil du bureau, parce qu’il était justement là et que j’en avais envie.

J’avais déroulé le mouchoir. Je saignais encore. Inutile de faire quoi que ce soit tant que ma thrombine ne ferait pas son devoir. Je m’étais donc adossé en attendant. Mes yeux s’étaient attardés un moment sur la copie de la pierre des étoiles dont nous nous servions comme presse-papiers. En fait, je l’avais même prise entre mes mains et l’avais tournée lentement en tirant un certain plaisir des jeux de lumière sur sa surface. Puis j’avais étendu mon bras sur le bureau parce que j’avais la tête lourde et qu’il m’était venu à l’esprit que mon biceps ferait un bon oreiller. Reposant de cette manière, les yeux toujours ouverts, j’avais continué à jouer avec la pierre, en ressentant un petit regret d’y avoir mis du sang, puis décidant que cela n’avait pas d’importance, car cela formait d’amusants contrastes ici et là. Adieu ! le monde.

Quelques heures plus tard, je m’étais réveillé, assoiffé et un peu courbatu, vu la position dans laquelle je m’étais endormi. Je m’étais levé, avais été à la cuisine où j’avais bu un verre d’eau, puis avais éteint toutes les lumières de l’appartement. Une fois dans ma chambre, je m’étais déshabillé lentement, assis sur mon lit, laissant mes vêtements par terre là où ils tombaient, m’étais glissé entre les draps et avais dormi tout le reste de la nuit.

Et c’était la dernière fois que j’avais vu la pierre des étoiles. Oui.

– Je m’en souviens, dis-je. Je dois en remercier le docteur. Tout m’est revenu maintenant. J’avais l’esprit embrumé par l’alcool et la fatigue, mais maintenant, ça y est.

– Ce n’était pas seulement dû à la boisson et la fatigue, dit Ragma.

– Quoi d’autre, alors ?

– Je vous ai dit que nous avions retrouvé la pierre.

– Oui, en effet. Mais je n’ai aucun souvenir à ce propos. Je me souviens simplement de la dernière fois que je l’ai vue, pas de ce qu’elle est devenue.

Paul toussota pour s’éclaircir la gorge. Ragma lui jeta un coup d’œil.

– Allez-y, dit-il.

– Quand j’ai travaillé sur cette pierre, dit Paul, j’ai dû procéder selon des techniques qui n’étaient pas très satisfaisantes. Je veux dire que je n’allais pas casser cet objet inestimable dans le seul but de l’analyser. Outre des raisons purement esthétiques, on aurait pu le découvrir. Je n’avais aucune idée de la profondeur des analyses extra-terrestres. Si je l’avais altérée d’une manière ou d’une autre, j’aurais pu avoir des ennuis. Heureusement, elle était transparente à la lumière. Je me suis donc concentré sur ses effets optiques. J’ai fait une inspection topologique très détaillée de toute sa surface. Avec cette analyse et son poids, j’avais une idée de sa composition. Alors qu’à l’époque je n’avais d’autre préoccupation que d’en faire une copie, j’avais quand même été frappé par le fait que l’objet semblait être une masse de protéines étrangement cristallisées…

– Sacré bon Dieu, dis-je, mais alors…

Je regardai Ragma.

– Oui, une masse organique, dit-il. Paul n’a rien découvert de neuf dans ce domaine, parce que ailleurs on le savait déjà. Cependant, ce que personne n’avait compris, c’est qu’elle était toujours en vie, d’une certaine façon. Elle était simplement en hibernation.

– Vivante ? Cristallisée ? On dirait, à vous entendre, un énorme virus.

– Effectivement, la comparaison est bonne. Mais les virus ne sont pas spécialement célèbres par leur intelligence, et cette chose – à sa façon – est douée d’intelligence.

– Je vois ce que vous voulez dire maintenant, dis-je. Que dois-je faire, alors ? Raisonner avec elle ? Ou prendre deux aspirines et me mettre au lit ?

– Ni l’un ni l’autre. Je vais parler à la place du docteur M’mrm’mlrr maintenant, parce qu’il est occupé et que vous méritez une explication immédiate de ce qu’il a découvert. La première fois qu’il a essayé de pénétrer vos souvenirs, la rencontre avec une forme de conscience totalement inattendue, coexistant avec la vôtre, l’a plongé dans un état de choc. Au cours de sa carrière, il a traité des représentants de presque toutes les races connues dans la galaxie, mais il n’avait jamais rencontré quelque chose de ce genre. Il a dit que ce n’était pas naturel.

– Pas naturel ? De quelle façon ?

– D’une façon strictement technique. Il pense que c’est une intelligence purement artificielle, un être synthétique. Des choses de ce genre ont été fabriquées par un certain nombre de nos contemporains, mais toutes sont très simples comparées à celle-ci.

– Quelles sont les fonctions que peut remplir la mienne ?

– Nous ne le savons pas. La seconde fois que le docteur M’mrm’mlrr a pénétré votre esprit, il était prêt à la rencontre. La créature est elle-même légèrement télépathe. Suffisamment pour vous traduire notre langage à bord de notre vaisseau, dans des conditions idéales. Je me suis laissé dire que cela pouvait provoquer des complications supplémentaires, et, apparemment, c’est ce qui s’est passé. Toutefois, il a réussi à la maîtriser et à apprendre suffisamment de choses sur sa nature, de sorte que nous avons une idée sur la façon d’agir avec elle. Il a ensuite exploré certains de vos souvenirs concernant le phénomène, ce qui nous a permis de mettre sur pied notre plan d’action. Il est à présent occupé à maintenir la créature dans un état de stase mentale, jusqu’à ce que les choses soient prêtes.

– Choses ? Prêtes ? Quelles choses ? Comment ?

– Nous allons le savoir bientôt. Tout est lié à la nature de cette créature. À la lumière des découvertes de M’mrm’mlrr, Paul en a déduit quelques conclusions sur ce qui était arrivé et sur la façon de résoudre le problème.

Paul prit le silence qui suivit ces paroles pour un signal de prendre la relève.

– Oui. Il faut voir les choses ainsi : vous avez en vous une forme de vie synthétique qu’on peut apparemment brancher ou débrancher au moyen d’inversions isométriques. Son état de fonctionnement, caractérisé par les fonctions vitales, dépend du pouvoir lévogyre. Cela, comme vous le savez, est l’orientation normale des acides aminés qui existent, ici, sur Terre. Ce sont les acides aminés lévogyres, comme on les appelle. Transformez-les en leur stéréo-isomère, c’est-à-dire en acides aminés dextrogyres et, dans le cas de notre spécimen, cela le met en état de non-fonctionnement. Quand j’ai examiné la pierre des étoiles, les effets optiques indiquaient une position dextrogyre. « Fermé. » Bien. Je ne pensais pas du tout aux conséquences, mais maintenant nous en savons beaucoup plus. Nous savons que vous aviez bu le soir où vous avez mis du sang sur la pierre. Nous savons que l’alcool possède une molécule symétrique, et que s’il peut avoir une réaction sur le spécimen dans une situation isométrique, il peut en avoir une dans l’autre sens également. Soit c’est un défaut dans sa construction, soit c’est une capacité dont on l’a pourvu à dessein. Cela, nous l’ignorons. M’mrm’mlrr a appris que la pierre avait établi ses meilleures communications avec vous en la présence de cette molécule. Ainsi, il semble que cela l’encourage à la conversation. Quoi qu’il en soit, vous l’avez suffisamment stimulée pour lui permettre de fonctionner partiellement d’elle-même et de pénétrer votre organisme par la blessure que vous vous étiez fait à la main. Après cet exercice épuisant, elle est restée en hibernation pendant un certain temps, puisque vous n’êtes pas un grand buveur. De temps à autre, elle recevait une petite stimulation et essayait d’entrer en contact avec vous par une voie sensorielle ou une autre. Le médicament que Ragma vous a administré en Australie l’a fait revivre d’une certaine façon, dans la mesure où il contenait de l’alcool éthylique. Mais c’est la nuit où vous avez bu avec Hal qui a permis la véritable brèche. Si elle parvenait à vous persuader de vous inverser grâce à la machine de Rhennius, vous seriez naturellement à l’envers, mais elle pourrait alors vivre. Et c’est ce qui s’est passé. Ainsi, elle fonctionne normalement à présent en vous, mais votre santé en souffre, selon Ragma. Ce qu’il nous faut faire maintenant, c’est l’extirper de vous et de nouveau vous inverser.

– Le pouvez-vous ?

– Nous pensons que oui.

– Mais vous ne savez toujours pas ce qu’elle fait ?

– C’est une machine vivante, très sophistiquée, à la fonction inconnue qui vous a obligé à vous placer dans une situation dangereuse. Elle montre également une prédilection pour les mathématiques.

– C’est une sorte d’ordinateur, alors ?

– M’mrm’mlrr ne le pense pas. Il croit que c’est une de ses fonctions secondaires.

– Je me demande pourquoi elle n’est pas entrée en contact avec moi une fois qu’elle a été branchée.

– Il y avait toujours cette barrière.

– Quelle barrière ?

– Celle des stéréo-isomères. Seulement, cette fois, c’était vous qui étiez inversé. Mais elle avait obtenu ce qu’elle voulait.

– Il faut lui rendre ce qui lui est dû, dit Ragma. Elle a fait une chose pour vous.

– Quoi donc ? demandai-je.

– Je n’ai pas eu à vous soigner à l’hôpital, dit-il. Quand j’ai enlevé le pansement et après avoir accompli une série de tests, j’ai découvert que vous étiez déjà complètement rétabli. Votre parasite, apparemment, s’en était occupé.

– Alors, elle essaie de se montrer sympa, semble-t-il ?

– Eh bien, si quelque chose devait vous arriver…

– D’accord, d’accord. Mais si vous me parliez des effets secondaires de l’inversion sur moi.

– Je ne suis pas du tout certain qu’elle en réalise toutes les conséquences.

– Il me semble étrange que, puisqu’elle est douée d’intelligence et qu’elle est entrée en contact avec le docteur M’mrm’mlrr, elle n’ait pas offert une explication.

– Ils n’ont pas eu beaucoup de temps pour se faire des amabilités, dit Ragma, il fallait que le docteur agisse rapidement pour la mettre en état d’hibernation.

– Encore sa philosophie de l’agression ? Cela me semble pour le moins injuste.

Le téléphone sonna. Paul décrocha et répondit par monosyllabes. La conversation dura peut-être trente secondes, puis il raccrocha et se tourna vers Ragma.

– Tout est prêt, dit-il.

– Très bien, répondit Ragma.

– Qu’est-ce qui est prêt ? demandai-je.

– C’était Ted, me dit Paul, il est en face. Il fallait qu’il obtienne l’autorisation – et la clef – pour pénétrer dans le Hall. Nous allons y aller maintenant.

– Pour m’inverser ?

– Exact, approuva Ragma.

– Vous savez comment faire ? demandai-je. Cette machine a plusieurs programmes. Je les ai testés une fois et j’ai un grand respect pour les variations qu’elle peut offrir.

– Charv sera là aussi, répondit-il, et il a, avec lui, un exemplaire du manuel d’opérations.

Paul partit dans l’autre chambre, revint en poussant une chaise roulante.

– Aidez-moi à mettre notre ami feuillu là-dedans, Fred, voulez-vous ? dit-il.

– Sûr.

Ce fut avec des sentiments mitigés que je m’approchai du baquet en prenant soin de ne pas faire gicler de la boue sur moi.

Tandis que nous poussions le docteur M’mrm’mlrr à travers le hall de l’hôtel, puis sur le trottoir, le reflet d’une enseigne au néon sembla me dire, dans le hâlo de la post-image, VOUS ME SENTEZ, DED ?

– Oui, murmurai-je dans ma barbe. Dites-moi ce qu’il faut faire.

– Notre Snark est un Boojum, tel fut le murmure qui me parvint tandis que nous traversions la rue.

Quand je regardai autour de moi, il n’y avait personne, naturellement.

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