Étendu sur le toit de tuiles, le bras gauche en guise d’oreiller, là, à l’ombre du pignon, le regard perdu dans le miroir bleu gru-melé des nuages de l’après-midi, je crus voir, entre deux battements de paupières, au-dessus du campus, au-dessus de ma tête, s’inscrire ces mots dans le ciel :
ME SENS-TU, DED ?
Le temps de réaliser la chose, il n’y avait plus rien. Je haussai les épaules et humai quand même la petite brise qui avait décidé de passer par là au même instant.
« Désolé, grommelai-je à l’intention du journaliste surnaturel. Pas d’effluves particulières. »
Je bâillai, m’étirai. Je m’étais assoupi et venais sans doute d’apercevoir les derniers lambeaux d’un rêve. C’était probablement aussi bien que je ne m’en souvienne pas. Je jetai un coup d’œil à ma montre. Elle indiquait que j’étais en retard à mon rendez-vous. Mais elle pouvait se tromper. D’ailleurs, en général, c’était le cas.
Je m’avançai à croupetons selon un angle de 45°, en posant fermement les talons sur les griffes de retenue et m’agrippant de la main droite au pignon. Quatre étages plus bas, le campus réapparaissait comme une épure, toute en taches de verdure et béton, ombres portées et jeux de lumière, dans laquelle des gens se mouvaient au ralenti et où se dressait une fontaine comme un phallus qui aurait reçu une volée de chevrotines à son extrémité. Par-delà la fontaine, s’étendait Jefferson Hall et au troisième étage de Jeff se trouvait le bureau de mon nouveau directeur d’études, Dennis Wexroth. Je tapotai ma poche arrière. Le bord de ma carte d’étudiant en dépassait toujours. Bien.
Rentrer, descendre, traverser la cour pour remonter ensuite me semblait une perte de temps ridicule puisque j’étais déjà en haut. Bien que ce ne soit pas dans les grandes traditions ni dans mon optique personnelle de me livrer à mes acrobaties avant la tombée du jour, le chemin jusque là-bas – tous les bâtiments étaient reliés ou extrêmement proches – semblait facile et relativement discret.
Tout en me tenant au pignon, je m’avançai jusqu’au bord du toit. Un saut d’un mètre, d’une facilité enfantine, et me voilà, deux mètres plus bas, trottant sur le toit plat de la bibliothèque. Évolutions à travers les cheminées d’une rangée de maisons particulières reconverties. Puis, style Quasimodo, au tour de la chapelle ! Là, c’était un peu plus épineux. Balade sur une corniche. Traversée du grand chêne et rétablissement sur une dernière corniche. Excellent ! J’avais gagné six ou sept minutes, j’en étais certain.
Je me sentis vraiment plein d’égards en jetant un coup d’œil par la fenêtre, car l’horloge sur le mur indiquait que j’avais trois minutes d’avance.
Les yeux exorbités, bouche bée, la tête de Dennis Wexroth, baissée sur un livre, se leva, pivota lentement, s’assombrit, poursuivit son mouvement ascendant, soulevant avec elle le reste du corps qui se mit en marche, dans ma direction.
Je regardai derrière moi pour voir ce qui l’intriguait tant lorsqu’il souleva la fenêtre à guillotine et dit, « Monsieur Cassidy, mais que diable faites-vous là ? »
Je me retournai. Il était agrippé au rebord de la fenêtre comme s’il avait une énorme importance pour lui et que je cherchais à le lui arracher.
– J’attendais, dis-je, parce que j’ai trois minutes d’avance pour mon rendez-vous.
– Eh bien, vous pouvez redescendre et entrer ici comme tout le…, commença-t-il. Puis, non, attendez ! Je me rendrais votre complice ainsi. Entrez plutôt !
Il recula et j’entrai dans le bureau. J’essuyai ma main sur mon pantalon mais il refusa quand même de la serrer.
Il retourna à son bureau et s’assit.
– Il existe une règle qui interdit d’escalader les bâtiments, dit-il.
– Oui, dis-je, mais c’est une simple question de forme. Il fallait qu’ils dégagent leur responsabilité, c’est tout. Personne ne fait atten…
– C’est vous, dit-il en secouant la tête, c’est vous la raison pour laquelle cette règle a été instituée. J’ai beau être nouveau ici, j’ai examiné les dossiers, surtout le vôtre, croyez-moi.
– Ce n’est vraiment pas très important, dis-je. Tant que je suis discret, ça ne gêne personne.
– Acrophilie ! lança-t-il avec mépris, en refermant violemment le dossier qui était sur son bureau. Vous avez acheté le diagnostic d’un cinglé qui vous a sauvé de l’expulsion, a fait de vous une petite célébrité. Je viens de le lire. C’est à foutre à la poubelle. Je ne marche pas. Je ne trouve même pas ça drôle.
Je haussai les épaules.
– J’aime l’escalade, dis-je. J’aime les endroits élevés. Je n’ai jamais dit que c’était drôle et le Docteur Marko n’est pas un cinglé.
Après un claquement de langue, il se mit à feuilleter le dossier. Je commençai à ressentir une forte antipathie pour l’homme. Cheveux ras, blonds-roux, courte barbe et moustache à l’avenant qui cachaient presque sa petite bouche pincée. Vingt-cinq ans peut-être. Et voilà qu’il se montrait désagréable et autoritaire, sans même m’offrir de m’asseoir, alors que je devais probablement être son aîné de quelques années, et que j’avais pris la peine d’être à l’heure. Je ne l’avais rencontré qu’une seule fois, brièvement, lors d’une soirée. Il planait à ce moment-là et s’était montré considérablement plus aimable. Il n’avait pas encore vu mon dossier, évidemment. Mais ça n’aurait pas dû faire de différence. Il aurait dû me considérer d’un œil neuf et non pas se fonder sur un tas de racontars. Enfin ! Les directeurs d’études vont et viennent – généraux, départementaux, spéciaux. J’avais connu le meilleur et le pire dans ce domaine. Au pied levé, je n’aurais pas pu dire qui était mon favori. Peut-être Merimee. Peut-être Crawford. Merimee m’avait soutenu quand on avait parlé de m’expulser. Un type très bien, ce Merimee. Crawford avait presque failli réussir à me faire passer une licence, ce qui lui aurait probablement valu le prix du Directeur d’études de l’année. Un brave type néanmoins. Un peu trop imaginatif seulement. Où étaient-ils maintenant ?
Je tirai une chaise et m’installai confortablement. J’allumai une cigarette et pris la corbeille à papiers comme cendrier. Il fit semblant de ne s’apercevoir de rien et continua à feuilleter les documents.
Plusieurs minutes s’écoulèrent de cette façon, puis :
– Très bien, dit-il, je suis à vous.
Il leva les yeux sur moi, sourit.
– À la fin de ce semestre, Monsieur Cassidy, nous allons vous donner votre licence, dit-il.
Je lui rendis son sourire.
– Monsieur Wexroth, nous verrons ça quand les poules auront des dents, dis-je.
– Je pense avoir été un peu plus au fond des choses que mes prédécesseurs, répliqua-t-il. Je suppose que vous êtes au courant des règlements de l’université ?
– Je les consulte régulièrement.
– Je suppose aussi que vous connaissez tous les cours offerts le prochain semestre ?
– Supposition correcte.
Il tira une pipe et une blague à tabac de sa veste et se mit à remplir l’instrument méthodiquement, en n’oubliant aucun brin de tabac, semblant prendre plaisir à la chose. Je l’avais catalogué depuis le début dans les fumeurs de pipe.
Il la mit dans sa bouche, l’alluma, tira une bouffée et m’examina à travers un nuage de fumée.
– Dans ce cas, vous êtes obligé de passer votre licence, dit-il, selon le règlement du département.
– Mais vous n’avez même pas encore vu ma carte d’inscription.
– Ça n’a pas d’importance. J’ai demandé à un programmateur de vérifier sur ordinateur toutes les options que vous aviez, toutes les combinaisons possibles de cours que vous pourriez choisir pour rester étudiant à plein temps. J’ai comparé les résultats avec votre dossier plutôt détaillé, et, dans chaque cas, j’ai trouvé une manière de me débarrasser de vous. Quelle que soit la matière que vous choisirez, vous allez terminer une licence dans un domaine ou un autre.
– Il semble, en effet, que vous ayez vraiment été au fond des choses.
– En effet.
– Vous permettez que je vous demande pourquoi vous voulez absolument vous débarrasser de moi ?
– Faites donc, répondit-il. Le fond du problème, c’est que vous êtes un parasite.
– Un parasite ?
– Oui, un parasite. Votre principale occupation est de traîner.
– Qu’y a-t-il de mal à ça ?
– Vous êtes un fardeau, une saignée dans les ressources intellectuelles et émotionnelles de la communauté universitaire.
– Ça, ce sont des bobards, lui fis-je observer. J’ai publié quelques bons articles.
– Précisément. Vous devriez enseigner ou faire de la recherche – avec quelques licences à votre actif – et non pas prendre la place qu’un pauvre étudiant pourrait occuper.
J’évoquai l’image du pauvre étudiant en question – maigre, les yeux creusés par la fatigue, pressé contre la fenêtre tachée de la buée de sa respiration, travaillant comme un nègre pour essayer de prendre la place que je lui refusais – et je dis :
– Encore des bobards. Pourquoi voulez-vous vraiment vous débarrasser de moi ?
Il regarda sa pipe, presque pensivement, pendant un moment, puis répondit :
– Si vous voulez vraiment tout savoir, je vais vous le dire carrément : je ne vous aime pas.
– Mais pourquoi ? Vous me connaissez à peine.
– Je connais vos antécédents – ce qui est plus que suffisant. Il tapota mon dossier et dit : Tout est là. Je n’ai aucun respect pour votre attitude.
– Auriez-vous l’amabilité d’être plus explicite ?
– Très bien, dit-il, en ouvrant le dossier à l’une des nombreuses marques qui sortaient des pages ; d’après les faits que j’ai sous les yeux, vous êtes inscrit comme étudiant ici depuis – voyons cela – environ treize ans.
– C’est à peu près ça en effet.
– À
plein temps, ajouta-t-il.
– Oui, j’ai toujours été à plein temps.
– Vous êtes entré très jeune à l’université. Vous étiez un petit gars précoce. Vous avez toujours eu de bons résultats.
– Merci.
– Ce n’est pas un compliment. C’est une observation. Beaucoup d’exposés également mais jamais dans le cadre de la licence. Très bien limités en fait. Il y a des éléments pour quelques doctorats là-dedans. Avec toutes les unités de valeur que vous avez accumulées, vous pourriez obtenir plusieurs licences libres.
– Les licences libres ne tombent pas sous le coup du règlement du département.
– Oui, je le sais très bien. Nous le savons très bien tous les deux. Il est évident, au fil des années, que vous avez fermement l’intention de garder votre statut d’étudiant à plein temps sans jamais obtenir votre licence.
– Je n’ai jamais dit ça.
– Que vous reconnaissiez ce fait me semble superflu, Monsieur Cassidy. Votre dossier parle de lui-même. Après les examens préliminaires, il vous a été relativement facile de ne pas obtenir de licence en changeant périodiquement de matière principale, ce qui vous obligeait à remplir à chaque fois une série d’obligations nouvelles. Au bout d’un moment, toutefois, tout cela s’est accumulé et il vous a fallu changer de matière principale tous les semestres. La règle concernant la licence obligatoire après obtention de toutes les unités de valeur dans une matière principale, comme je l’ai compris, a été établie uniquement à cause de vous. Vous avez évité tous les écueils jusqu’à présent, mais maintenant, vous n’avez plus le choix. Le temps passe, l’horloge va sonner. C’est le dernier entretien de cette sorte que vous aurez à l’avenir.
– Je l’espère. Je suis simplement venu pour faire signer ma carte.
– Vous m’avez également posé une question.
– En effet, mais je vois que vous êtes très occupé et je m’en voudrais de vous faire perdre votre temps.
– Il n’y a pas de mal. Je suis là pour répondre à vos questions. Poursuivons donc. Quand j’ai entendu parler de vous, je me suis demandé, naturellement, qu’elle pouvait être la raison de votre étrange comportement Quand on m’a offert la possibilité de devenir votre directeur d’études, j’ai mis mon point d’honneur à découvrir cette raison.
– On vous en a offert la possibilité ? Vous voulez dire que vous avez choisi de faire ça ?
– Vous m’avez bien compris. Je voulais être celui qui vous dirait adieu, celui qui vous verrait entrer dans la véritable vie.
– Si vous voulez bien signer ma carte.
– Pas encore, Monsieur Cassidy. Vous vouliez savoir pourquoi je ne vous aimais pas. Quand vous sortirez d’ici – par la porte – vous saurez pourquoi. Pour commencer, j’ai réussi là où mes prédécesseurs ont échoué. Je connais les clauses du testament de votre oncle.
Je hochai la tête. J’avais comme l’impression qu’il allait en arriver là.
– Il me semble que vous abordez un sujet qui dépasse vos compétences, dis-je. C’est une question personnelle.
– Dans la mesure où elle touche à vos activités universitaires, elle entre dans mon champ d’intérêts – et de spéculations. Si j’ai bien compris, feu votre oncle a laissé une fortune assez considérable sur laquelle vous touchez une rente extrêmement libérale tant que vous êtes étudiant à plein temps. À partir du moment où vous obtenez un diplôme quelconque, vous ne touchez plus rien, et le reste de la fortune doit alors être distribué aux représentants de l’armée républicaine irlandaise. Je pense avoir décrit la situation assez justement ?
– Aussi justement qu’on peut décrire une situation injuste, je suppose. Pauvre vieux toqué d’Oncle Albert. Pauvre moi, en fait. Oui, vous avez tous les éléments en main.
– Il semblerait que l’intention de cet homme était de vous assurer une solide éducation – ni plus ni moins – puis de vous laisser faire votre chemin dans le monde. Une intention des plus louables, à mon avis.
– Figurez-vous que je l’avais déjà deviné.
– Et pourtant, vous n’y souscrivez pas.
– Exact. Il est évident que nous avons une philosophie de l’éducation absolument différente.
– Monsieur Cassidy, dans votre cas, je pense que c’est l’économie plutôt que la philosophie qui est en cause. Vous avez trouvé le moyen, pendant treize ans, de rester étudiant à plein temps sans passer un examen pour continuer à recevoir votre rente. Vous avez grossièrement abusé de l’échappatoire que vous offrait le testament de votre oncle, parce que vous êtes un play-boy et un dilettante, qui n’a absolument aucun désir de travailler, de trouver un métier, de dédommager la société qui supporte le fardeau de votre existence. Vous êtes un opportuniste, un irresponsable, un parasite.
Je hochai la tête.
– Très bien. Vous avez satisfait ma curiosité en ce qui concerne votre manière de penser. Merci.
Ses sourcils se froncèrent tandis qu’il étudiait mon visage.
– Puisqu’il se peut que vous soyez mon directeur d’études pendant un certain temps, dis-je, je voulais connaître votre attitude. Maintenant, je sais.
Il gloussa.
– Vous bluffez.
Je haussai les épaules.
– Si vous voulez bien signer ma carte, je pourrais m’en aller.
– Je n’ai pas besoin de voir votre carte, dit-il lentement, pour savoir que je ne serai pas votre directeur d’études pendant longtemps. C’est fini, Cassidy, l’heure a sonné pour vous.
Je tirai la carte de ma poche et la lui tendis. Il l’ignora et poursuivit :
– Outre l’effet démoralisateur que vous avez sur l’université, je ne peux m’empêcher de me demander ce que penserait votre oncle s’il savait de quelle manière ses dernières volontés ont été ridiculisées. Il…
– Je lui demanderai s’il passe par là, dis-je, mais quand je l’ai vu le mois dernier, il n’était pas exactement en état de répondre.
– Pardon ? Je n’ai pas tout à fait…
– Oncle Albert fait partie des heureux élus du scandale de l’entreprise O-Temps-Suspends-Ton-Vol. Il y a environ un an. Vous vous rappelez ?
Il secoua lentement la tête.
– Non, je regrette. Je croyais que votre oncle était mort. En fait, il doit l’être. Si le testament…
– C’est un point philosophique délicat, dis-je, légalement, il est bien mort. Mais il s’est fait congeler et mettre en dépôt à O-Temps-Suspends-Ton-Vol – l’une de ces entreprises de cryogénie. Mais les propriétaires se sont révélés pour le moins sans scrupules, et les autorités l’ont fait transférer dans un autre établissement, avec les quelques survivants.
– Survivants ?
– Je suppose que c’est le meilleur terme. O-Temps-Suspends-Ton-Vol avait environ cinq cents clients, selon leurs livres de compte, mais ils n’en avaient congelé qu’une cinquantaine. Ce petit trafic leur a rapporté un gentil bénéfice.
– Je ne comprends pas. Que sont devenus les autres ?
– Les meilleurs morceaux ont été écoulés au marché noir des banques d’organes. Voilà un autre domaine où O-Temps-Suspends-Ton-Vol a fait d’appréciables bénéfices.
– Il me semble que j’en ai entendu parler maintenant. Mais que faisaient-ils des… restes ?
– L’un des associés était également propriétaire d’une entreprise d’incinération. Il disposait des restes dans le cadre de ces services.
– Oh ! eh bien… Mais attendez un peu. Et que faisaient-ils quand quelqu’un venait voir un ami ou un parent congelé ?
– Ils changeaient les plaques où les noms étaient inscrits. Un corps congelé vu à travers une vitre gelée ressemble beaucoup à un autre, vous savez. Un peu comme un esquimeau glacé sous cellophane. Enfin. Oncle Albert faisait partie de ceux qu’ils gardaient pour la galerie. Il a toujours eu de la chance.
– Comment a-t-on découvert la chose ?
– Fraude fiscale. Ils commençaient à avoir les yeux plus grands que le ventre.
– Je vois. Alors, votre oncle pourrait vraiment réapparaître un de ces jours pour vous demander des comptes ?
– Cette possibilité existe en effet. Bien entendu, le pourcentage de re-naissances n’est pas très élevé.
– Et cela ne vous trouble pas ?
– Je m’occupe des problèmes quand ils se posent. Jusqu’à présent oncle Albert ne s’est pas manifesté.
– Outre l’université et les désirs de votre oncle Albert, je me sens obligé de vous faire remarquer qu’il y a encore quelque chose que vous ne respectez pas.
J’inspectai toute la pièce. Je regardai même sous ma chaise.
– Je donne ma langue au chat, dis-je.
– Vous-même.
– Moi ?
– Oui, vous. En acceptant la facilité et la sécurité économique, vous vous laissez aller. Vous êtes en train de détruire vos chances de devenir un jour quelqu’un. Vous vous complaisez dans votre état de parasite.
– Mon état de parasite ?
– Parfaitement, de parasite. Vous ne faites rien.
– Ainsi vous agissez dans mon intérêt en essayant de me faire foutre à la porte, hein ?
– Précisément.
– Ça me fait de la peine de vous dire ça, mais l’histoire est remplie de gens comme vous. Nous tendons à les juger plutôt avec sévérité.
– L’histoire ?
– Pas le département. Le phénomène.
Il soupira, secoua la tête, accepta ma carte, se cala sur son siège, tira une bouffée de sa pipe et se mit à étudier ce que j’avais écrit.
Je me demandais s’il croyait vraiment me rendre service en essayant de détruire mon mode de vie. Probablement.
– Attendez une minute, dit-il, il y a une erreur ici.
– Impossible.
– Le nombre d’heures est faux.
– Non. Il m’en faut douze et il y en a douze.
– Ce n’est pas ça, mais…
– Six heures : projet personnel, interdisciplinaire, pour une UV en histoire de l’art, sur le terrain, l’Australie dans mon cas.
– Vous savez qu’en principe, cela tombe dans le domaine de l’anthropologie. Mais cela vous donnerait suffisamment d’UV pour obtenir une licence. Pourtant, ce n’est pas sur cela que je…
– Puis trois heures de littérature comparée, avec ce cours sur les troubadours. Jusque-là, tout va bien, et je peux le rattraper par vidéo. La même chose avec ce truc d’une heure sur les événements contemporains pour une UV en sciences sociales. Toujours pas de danger et ça ne fait que dix heures. Et deux heures d’artisanat spécialisé : tressage de paniers. J’ai gagné.
– Non monsieur ! Pas du tout ! Pour ce dernier cours, vous avez trois heures et vous êtes licencié en la matière !
– Vous n’avez pas encore vu la circulaire 57, apparemment ?
– Quoi ?
– Ça vient de changer.
– Je ne vous crois pas.
Je jetai un coup d’œil sur le courrier qu’il venait de recevoir.
– Lisez votre courrier.
Il attrapa la pile, la feuilleta rapidement. Quelque part, au milieu, il trouva le papier en question. En l’espace de cinq secondes, j’enregistrai sur son visage l’incrédulité, la rage et la stupéfaction. J’espérai y apercevoir aussi le désespoir, mais on ne peut pas tout avoir.
La frustration et l’ahurissement, voilà ce qu’il restait quand il leva les yeux vers moi et dit :
– Comment avez-vous fait ?
– Pourquoi toujours envisager le pire ?
– Parce que j’ai lu votre dossier. Vous avez eu le chargé de cours, mais comment ?
– Voilà une pensée ignoble. Et je serais idiot de l’admettre, n’est-ce pas ?
Il soupira.
– Je suppose.
Il tira un stylo de sa poche, appuya sur le déclic avec une force inutile et gribouilla son nom sur la ligne « lu et approuvé », au bas de la carte.
En me la rendant, il observa :
– C’était vraiment tangent cette fois, vous avez failli rater votre coup. Qu’allez-vous faire la prochaine fois ?
– Il me semble avoir entendu dire qu’on allait créer deux nouvelles matières principales l’année prochaine. Je suppose qu’il faudra que j’aille voir le directeur d’études du département concerné si j’ai envie de changer de domaine.
– C’est moi que vous verrez, dit-il, et j’en parlerai à la personne concernée.
– Tout le monde a un directeur d’études dans son département.
– Vous êtes un cas spécial qui demande une réflexion spéciale. C’est avec moi que vous aurez affaire la prochaine fois.
– Très bien, dis-je, en remettant ma carte dans ma poche arrière et en me levant. Je vous verrai à ce moment-là.
Tandis que je me dirigeais vers la porte, il dit :
– Je trouverai un moyen.
Je m’arrêtai sur le seuil.
– Vous, dis-je gentiment, ou le Hollandais Volant. Et je refermai doucement la porte derrière moi.