Le voyageur sans fin

Dans la salle enfumée, éclairée par les quinquets, il est apparu. Il a ouvert la porte, et sa silhouette est restée un instant dans l’encadrement, contre la nuit. Jacques n’avait jamais oublié. Si grand que sa tête touchait presque au chambranle, ses cheveux longs et hirsutes, son visage très clair aux traits enfantins, ses longs bras et ses mains larges, son corps mal à l’aise dans une veste étriquée boutonnée très haut. Surtout, cet air égaré, le regard étroit plein de méchanceté, troublé par l’ivresse. Il est resté immobile à la porte, comme s’il hésitait, puis il a commencé à lancer des insultes, des menaces, il brandissait ses poings. Alors le silence s’est installé dans la salle.


Je pense à la façon dont mon grand-père a vu Rimbaud, la première fois. C’était au début de l’année 1872, en janvier ou février. Je peux déterminer la date à cause de la mort d’Amalia, et de la visite du Major William dans le magasin de bondieuseries et pompes funèbres au rez-de-chaussée de son immeuble de la rue Saint-Sulpice. Après la rupture avec le Patriarche et leur expulsion de la propriété d’Anna, leur départ de Maurice, à la fin de l’année 71, Antoine et Amalia s’étaient installés à Paris, dans le quartier de Montparnasse. Il faisait cet hiver-là un froid mortel à Paris, la Seine charriait des glaçons. Amalia était mal remise de la fièvre qui s’était déclarée après la naissance de Léon. Peut-être que la dispute avec Alexandre l’avait rendue encore plus fragile. Elle est morte d’une pneumonie dans les derniers jours de janvier. Léon n’avait pas un an. Mon grand-père Jacques avait tout juste neuf ans. C’est en accompagnant son oncle William qu’il a dû entrer dans le café, à l’angle de la rue Madame et de la rue Saint-Sulpice. L’oncle a pensé que ça n’était pas de l’âge de Jacques d’entrer dans le magasin pour choisir une couronne. Il l’a laissé dans le bistrot, attablé devant un bol de vin chaud.

C’était la première fois que Jacques quittait Maurice. En France, tout lui paraissait magnifique et terrifiant, les immeubles de cinq étages, le roulement des coches sur le pavé, les trains, les hautes cheminées des bains publics, à Montparnasse, qui crachaient une fumée noire dans le ciel gris, la neige en congères le long des jardins publics, et surtout les gens, la foule, épaisse, compacte, qui se heurtait, se bousculait, se hâtait. Ils avaient des visages pâles, mangés de barbe, des chapeaux en tuyau de poêle, des houppelandes fourrées, des cannes, des guêtres. Les femmes portaient trente-six épaisseurs de jupons, de corsets, de robes, de manteaux, et sur leurs petites têtes à gros chignons étaient épinglés de drôles de chapeaux à voilette. Jacques devait se serrer contre l’oncle William, sa petite main écrasée dans la patte du géant. Il ne comprenait pas l’accent étrange des gens de cette ville, il ne savait pas répondre aux questions des petites voisines. Elles disaient: «Est-il sot!» Elles le traitaient de niguedouille, d’hurluberlu. Les jours qui ont précédé la mort de sa mère, il passait tout le temps avec l’oncle William. C’était terrible d’entendre sa mère étouffer, de voir son visage blême et ses beaux cheveux noirs répandus sur l’oreiller. Antoine était effondré. Les derniers temps Amalia ne reconnaissait même plus son petit garçon ni le bébé. Elle divaguait. Elle se croyait retournée dans la maison de son père, sur le bord de l’Hughli, guettant sous la véranda l’arrivée de la pluie.

Le Major Charles William s’était installé dans le petit appartement de la rue Saint-Sulpice, au-dessus du magasin de bondieuseries, pour être à côté d’Amalia — l’Eurasienne, comme on l’appelait dans ma famille. Depuis qu’elle avait été recueillie par son frère, pendant la guerre des sepoys, errant dans la forêt autour d’Allahabad, elle était entrée dans sa famille. À la mort de son frère, Amalia était devenue son unique enfant, son amour. Quand elle est partie, cet hiver, il a failli en mourir. Il est resté à Paris, pour s’occuper des deux garçons, parce que Antoine n’était plus en état. Puis il s’est retiré à Londres. Aujourd’hui on ne sait plus rien de la famille William. Le drame de la mort d’Amalia a défait tous les liens.

Les Archambau sont devenus une tribu maudite. C’est vrai que, sans la rupture avec le Patriarche, les choses se seraient sans doute passées autrement. Amalia serait restée à Anna, et nous aurions gardé une terre, une origine, une patrie.

À Paris, cet hiver-là, tout était sombre. Antoine, en arrivant, avait découvert que la plus grande part de ses ressources — la part provenant de la succession d’Anna — avait fondu. Les années qu’il avait vécues à Paris, après son mariage, il avait dépensé sans compter. Il voulait éblouir Amalia, s’éblouir lui-même. Il avait été pillé par des hommes d’affaires véreux, par les commis et les notaires. Antoine était un rêveur. Il s’occupait principalement de poésie, de littérature. Il avait investi dans des chimères. Des terrains maraîchers qui n’existaient pas, des voies ferrées imaginaires. Loin de Maurice, il avait perdu sa gangue, sa cuirasse, il n’avait plus aucune protection. Et puis il y avait la haine d’Alexandre Archambau pour ce demi-frère qui était arrivé comme un intrus quand il avait six ans, ce demi-frère qui ne lui ressemblait pas, insouciant, futile.

Alexandre n’a pas eu besoin de bouger. Quand son frère a commencé à tomber, il lui a suffi de regarder sa chute.

Donc, en cette fin de janvier 1872, quand Amalia est mourante, le Major emmène Jacques rue Saint-Sulpice, et le laisse dans le bistrot qui occupe l’angle opposé au magasin de bondieuseries. Plusieurs fois Jacques s’est arrêté devant la vitrine du magasin (établissement Chovet) pour regarder toutes ces choses étonnantes, un peu effrayantes, les crucifix, les vierges, les médailles, les couronnes et les plaques de marbre noir. Le propriétaire du magasin lui a même parlé, un jour qu’il attendait l’oncle William resté en arrière. C’est un vieux monsieur au crâne chauve, aux yeux d’un bleu de myosotis, comme Jacques n’en a jamais vu. De l’autre côté de la rue, le bistrot a un aspect inquiétant. Quand la porte vitrée s’ouvre, il y a une bouffée de bruits de voix, un brouhaha de rires. Mais le Major est un habitué. Il aime bien s’asseoir pour boire son vin chaud, en tirant sur sa bouffarde, et en lissant ses longues moustaches noires.


Mon grand-père Jacques ne m’a jamais parlé de cela. Les derniers temps, quand il s’était installé à Montparnasse, c’était un homme taciturne, qui fumait cigarette sur cigarette en lisant interminablement son journal, sans s’occuper de l’enfant que j’étais. C’est ma grand-mère Suzanne qui m’a tout raconté. Ma grand-mère aimait par-dessus tout raconter des histoires. La plupart étaient inventées, et mettaient en scène un singe malin appelé Zami. Mais de temps à autre elle racontait une histoire vraie. Elle me prévenait alors: «Fais bien attention. Ce que je vais te dire est authentique, je n’ai rien ajouté. Quand tu auras des enfants, il faudra que tu le leur racontes exactement comme je te l’ai dit.» J’ai beaucoup aimé ma grand-mère Suzanne. C’était une femme pas très grande, plutôt bien en chair, avec un joli visage au nez fin et une petite bouche, et des yeux gris agrandis par des lunettes de presbyte. Elle avait des cheveux blancs coupés court, ce qui étonnait à cette époque. Elle disait qu’elle avait été la première à porter les cheveux ainsi. J’avais quatorze ans quand elle est morte, en 54, six ans après mon grand-père. J’étais très triste. Je suis entré dans la chambre aux rideaux tirés où elle paraissait endormie, toujours très propre et nette dans son lit en laiton tourné. J’ai touché son front et ses joues glacés. Je me souviens des grands cernes sous ses paupières. J’aurais voulu voir encore le gris clair de ses iris.

C’était elle qui avait gardé tous les livres. Lorsque mon grand-père est retourné à Maurice pour la dernière fois, en 1919, pour le règlement définitif après la mort d’Alexandre, elle lui a demandé de ramener tous les livres. Pour la plupart c’étaient ceux qu’Antoine avait collectionnés à Paris dans sa jeunesse, et qui après son départ étaient restés dans le pavillon de la Comète (ainsi appelé parce qu’il avait été construit lors du passage de la grande comète en 1834 et portait au pinacle un bois gravé orné du fameux météore), dans trois grandes bibliothèques d’acajou. À tous les recueils de poésie et aux traités de philosophie et récits de voyages, elle avait ajouté ses propres livres, les poètes qu’elle aimait, Shelley, Longfellow, Hugo, Heredia, Verlaine. Parfois, elle me lisait des poèmes. Elle avait une voix douce et chaude qui contrastait avec le timbre grave de mon père. Ma mère aimait bien l’écouter. Elle disait que Suzanne aurait dû être actrice. Le poème qu’elle préférait était Fata Morgana de Longfellow.

O sweet illusions of Song

That tempt me everywhere,

In the lonely fields, and the throng

Of the crowded thoroughfare!..

Je n’ai pas oublié. Un jour, après m’avoir lu: «Il pleure dans mon cœur comme il pleut sur la ville», elle m’a raconté ce qui s’était passé ce soir-là, rue Saint-Sulpice, quand Amalia était morte, et que mon grand-père était entré dans la taverne. C’était le soir, il faisait nuit, il pleuvait peut-être. Je ne suis plus très sûr des détails, il me semble que j’ai rêvé tout cela, que j’y ai ajouté mes propres souvenirs — contrairement aux recommandations de ma grand-mère. La première fois que je suis venu à Paris, avec ma mère, quittant Lorient pour retrouver mon père démobilisé après la guerre, c’était la même époque, la même ville dévastée, les rues noires piquées de pluie, quelque chose de sombre et de pauvre, l’odeur des poêles où les vieux emmitouflés brûlaient ce qu’ils pouvaient, des planches, des papiers, de la poussière de coke.

Parfois il me semble que c’est moi qui ai vécu cela. Ou bien que je suis l’autre Léon, celui qui a disparu pour toujours, et que Jacques m’a tout raconté quand j’étais enfant. Le bistrot chauffé, enfumé, l’odeur âcre du tabac et le parfum poivré de l’absinthe. À neuf ans, cela devait être comme de franchir la porte de l’enfer.

Le Major a conduit Jacques jusqu’à une table, au fond du café. C’est un endroit où on mange de la soupe aux haricots, du pain, où on boit des bolées de vin chaud. La plupart des habitués sont des étudiants du Quartier latin, des carabins, ou des artistes qui vivent dans les ateliers, du côté de Montparnasse, rue Falguière. Il doit y avoir aussi des sortes de clochards, de jeunes vagabonds habillés en cosaques, des filles perdues, mais ça n’est pas pour inquiéter l’oncle William, un drôle d’endroit tout de même pour laisser un jeune garçon, même s’il gèle à pierre fendre. Le Major est un libre-penseur, un anticlérical. Il n’a consenti au mariage de la fille adoptive de son frère que parce que Antoine ne ressemblait pas aux grands mounes de Maurice, égoïstes et conformistes.

Antoine a épousé Amalia sans réfléchir. Il était amoureux de cette belle fille si brune, exotique, rencontrée sur le bateau, qui allait en France pour suivre des cours de préceptrice. Une Eurasienne, portant un nom anglais de surcroît. Quand ils sont rentrés à Maurice pour s’installer dans la maison d’Anna, dans le pavillon remis à neuf de la Comète, Amalia a mesuré tout de suite son erreur. Elle a tenu près de dix ans, parce que Antoine s’entêtait, refusait de comprendre. Il croyait qu’il avait encore des droits, qu’il pouvait décider, choisir, s’imposer à son frère. Il avait déjà tout perdu sans le savoir. La sucrerie était hypothéquée, les pour-cent des récoltes à venir ne suffiraient pas à payer les dettes. Amalia a dû comprendre tout de suite, parce que son instinct l’avait avertie que personne ici — surtout pas Alexandre et les membres de l’Ordre moral — ne pardonnerait à Antoine sa légèreté, son insouciance. Elle n’avait pas sa place dans cette société. Quand ils sont repartis pour l’Europe, Léon nouveau-né, Antoine pouvait bien croire qu’un jour il reviendrait. Mais elle a su que c’était pour toujours. Comme si elle sentait déjà en elle le froid de la mort.

Tout cela, je ne l’ai compris que longtemps après, quand Suzanne n’était plus là pour me raconter des histoires. Jacques assis seul à la table, au fond du bistrot, regardant de tous ses yeux. C’est étrange de penser que de l’autre côté du carrefour il y a le magasin de bondieuseries où le Major est en train de choisir une couronne pour Amalia. Lorsqu’il revient, on a apporté sur la table l’écuelle de soupe aux haricots et les bols de vin chaud. Le Major est très grand, très fort, basané comme un gitan. Ce soir-là il doit aimer particulièrement l’atmosphère du bistrot, les cris, les voix braillardes des poètes alcooliques, les quolibets et les blasphèmes des carabins. Il montre à Jacques un homme attablé de l’autre côté de la salle, un petit monsieur replet, un peu chauve, portant une barbe soignée, et qui fume une longue pipe. «Tu vois? Cet homme, là, c’est Paul Verlaine, un grand poète.» C’est alors que la porte du café s’ouvre avec violence, et apparaît sur le seuil un jeune homme, un jeune garçon, au visage d’enfant. Il est grand, il a une expression brutale, son regard est troublé par l’alcool. Debout sur le seuil, il crie des insultes, des menaces, il provoque l’assistance comme un lutteur de foire, en brandissant ses poings. Deux garçons du café veulent le jeter dehors, mais il les repousse, les frappe. Jacques est effrayé, il se serre contre le Major, pour faire de lui un rempart. La folie trouble le regard du jeune garçon debout devant la porte, les éclats de sa voix retentissent dans le silence de la salle. Puis le monsieur barbu qui était attablé en face d’eux se lève. Il est vêtu d’un long pardessus élégant et porte une lavallière d’une taille exagérée. Il marche tranquillement jusqu’à la porte, il parle au jeune garçon. Personne n’entend ce qu’il lui dit, mais il réussit à le calmer. Il le prend par le bras et ils sortent ensemble dans la nuit. Avant de sortir, le garçon s’est retourné. Ses cheveux sont en désordre, sa veste est décousue à l’emmanchure. Il promène encore une fois sur l’assistance son regard étroit, menaçant, puis les deux hommes s’éloignent, il ne reste que la bouffée d’air glacé qui court un instant dans la salle. «Qui est-ce? a demandé Jacques. — Lui? Rien, juste un voyou.» Je suis certain que c’étaient les mots de ma grand-mère Suzanne, quand elle avait parlé de Rimbaud: un voyou. Mais plusieurs fois elle m’a lu les vers qu’avait écrits le voyou, une musique étrange que je ne comprenais pas bien, trouble comme le regard qu’il promenait sur la salle du bistrot.


L’été 80, la semaine qui a précédé mon envol vers Maurice, j’ai cherché le bistrot où mon grand-père avait vu le voyou. À l’angle de la rue Madame, il y a bien un magasin d’articles religieux, au-dessus duquel le Major William avait loué son appartement. Sur le trottoir d’en face, un peu avant l’angle, j’ai repéré une boutique vétusté, désaffectée, avec une porte basse et ces anciens volets d’une pièce qu’on accroche aux fenêtres chaque soir. J’ai voulu que ce soit le marchand de vin où le Major avait emmené mon grand-père, le bistrot malfamé où ce soir-là Verlaine avait rendez-vous avec Rimbaud. Durant toute cette première semaine de juin, j’ai marché dans les rues de Paris comme je ne l’avais pas fait depuis mon adolescence. Le temps était délicieux, un ciel léger où couraient les nuages. Les femmes étaient en robes d’été, les terrasses des cafés débordaient.

J’ai parcouru toutes les rues où Rimbaud avait été, j’ai vu tous les endroits où il avait vécu, la rue Campagne-Première dont il ne reste rien, puis le Quartier latin, la rue Monsieur-le-Prince, la rue Saint-André-des-Arts, la rue Serpente, la maison à l’angle de la rue Hautefeuille, l’hôtel du Lys avec le fanal en fer rouillé qui a dû éclairer ses pas, les façades des maisons telles qu’il les avait vues. À l’hôtel Cluny, rue Victor-Cousin, j’ai même loué une chambre au dernier étage, une chambre étroite aux murs convergents, au sol qui tangue. J’ai rêvé que c’était la chambre qu’avait occupée Rimbaud cette année 1872, quand tout le monde à Paris l’expulsait. Les mêmes murs, la même porte, la même haute fenêtre s’ouvrant sur une cour au-dessus des toits, où le soleil de l’après-midi le réveillait. J’ai arpenté les rues voisines, absent, sans voir les autos, sans regarder les gens, comme si vraiment je touchais à un commencement du temps.

Alors Jacques et Léon étaient unis, deux frères inséparables, les seuls survivants d’une époque disparue, se retrouvant à chaque congé, année après année, jusqu’à cette année 1891 qui marque leur retour à Maurice et leur rupture. Cette année où Léon est devenu le Disparu, pour toujours.

Ici, dans ces rues, Rimbaud avait marché au printemps, avant de partir pour son voyage sans fin. Sur la place Maubert, le soir, les clochards avinés tendent toujours leurs feuilles de carton sur lesquelles ils s’endorment, bercés par le bruit des voitures. Peut-être qu’ils sont les seuls à toucher vraiment dans leurs rêves au temps qui n’existe plus. Immobiles ils sont restés, alors que lui, le voyageur, a parcouru les extrémités de la terre. Et tandis qu’il quittait tout pour Aden et Harrar, pour le ciel qui brûle jusqu’aux os, Jacques et Léon devenaient grands, apprenaient à vivre dans la solitude. Léon avait appris par cœur Le bateau ivre, Voyelles, Les assis, que Jacques avait recopiés pour lui dans ses cahiers d’école. Il rêvait déjà de partir, il savait déjà. Il savait qu’un jour il serait là-bas, de retour à la maison d’Anna, non pas comme un qui retrouve son bien, mais pour être nouveau, pour se brûler au ciel et à la mer, lui aussi.

Maintenant je le comprends. C’est dans le bistrot de Saint-Sulpice, un soir de l’hiver 1872, que tout a commencé. Ainsi je suis devenu Léon Archambau, le Disparu.


Rue Saint-Jacques, au numéro 175, j’ai retrouvé l’Académie d’absinthe. La maison est belle, avec son mur décrépi et ses toits à niveaux multiples, où l’ardoise a été remplacée par endroits par des feuilles de tôle ondulée. L’Académie est devenue un restaurant pakistanais. On y entre toujours par la même porte bancale qui s’ouvre sur une longue salle obscure en contrebas. À une table, des cuistots pakistanais pelaient des courgettes et des navets au-dessus d’une marmite. Ils m’ont regardé avec méfiance. «Comment ça s’appelait ici?» ai-je demandé. Je n’espérais pas qu’ils me parleraient de l’Académie d’absinthe. L’un d’eux, après avoir consulté les autres, m’a répondu: «Ici, avant, ça s’appelait le Grand Sel.» À côté du restaurant, il y a une porte cochère qui s’ouvre sur une grande cour intérieure pavée, ruinée. Un jeune garçon très brun est assis dans un coin, farouche comme un chat. Cet hiver-là, ivre d’absinthe, Rimbaud s’est battu dans cette cour contre des adversaires imaginaires et peut-être qu’il s’est assis dans le même coin, le dos contre le mur, et qu’il s’est endormi sur le pavé, dans la rosée noire de l’aube.


J’ai marché dans toutes ces rues, comme si je dormais les yeux ouverts, pour entendre le bruit de cette vie qui n’est pas éteinte. Comme si je voyais avec les yeux de la colère, comme si je sentais sur mon visage la grimace de l’enfance détruite, les cheveux emmêlés et raidis d’insomnie, le dos voûté par les courbatures. Après toutes ces années passées à voyager, et la rupture avec Andréa — tout ce que nous nous sommes dit, tout ce que nous nous sommes fait qui est devenu irrémédiable —, je suis à Paris comme en transit, quelques heures avant de reprendre un avion pour le bout du monde. Il y a des étudiants dans les rues autour de la Sorbonne, aux terrasses des cafés. En juin Paris est magique. Il y a de la poudre d’or de tous les côtés, du pollen, des reflets, l’éclat du soleil dans les cheveux des filles. Sur moi je sens encore la poussière des mauvaises routes, en Colombie, au Yucatán. La boue des fleuves du Panama a séché dans mes cheveux, dans mes habits, une poudre rouge qui grince entre mes dents. Quand je suis entré dans les bureaux du service culturel à Mexico, pour poser ma candidature pour le poste de professeur contractuel à Campeche (le précédent occupant venait d’être assassiné dans un règlement de comptes d’homosexuels), l’énarque de service, un petit monsieur en complet colonial et cravate rayée, m’a dit doucement: «On en voit tous les jours comme vous, avec des sacs à dos, ils viennent me demander de l’argent, ou du boulot, puis ils repartent et je n’en entends plus jamais parler.»

Au Quartier latin, il n’y a plus personne du temps que j’étais étudiant. Les pavés de mai 68 ont été bitumés. Il y a des embouteillages. Les trains de banlieue sont écorchés vifs, les sièges de fausse moleskine sont graffités au feutre et coupés au cutter. Personne ne me voit, il me semble par moments que je suis devenu invisible. Qui a besoin de moi? Je ne sais pourquoi, je suis allé à Roissy, pour regarder partir les avions. Quand j’avais dix ans, ma grand-mère Suzanne m’avait emmené au Bourget. Elle aimait voir les avions grimper lentement dans le ciel. Elle ne serait montée à bord pour rien au monde. «Jamais je n’entrerai dans un de leurs étuis à cigare.» Mais elle aimait les voir partir. Aujourd’hui, dans les aéroports, on ne voit plus rien, mais il y a tout de même l’odeur des voyages. Et les noms: Delhi, Bangkok, Bruxelles, Rio, Dakar. Comme une musique des sphères, un chant de l’espace. La nuit, j’ai dormi sur une banquette, comme si j’allais m’en aller le lendemain. Comme s’il y avait vraiment un quelque part. C’est ainsi que j’ai décidé d’aller à Maurice.


Lui, marchant dans les rues de la ville, avec la colère qui obscurcissait son regard, cette lèvre inférieure mince, un peu rentrée, qui fait paraître le menton très lourd (Isabelle aussi avait ce défaut) et la tignasse mal plantée prise sous un petit chapeau rond, comme ceux des Indiens d’Ayacucho. Le bruit de ses souliers ferrés sur le pavé de la rue Victor-Cousin, de la rue Serpente. Déjà Paris est trop étroit pour lui, toujours les mêmes rues, les mêmes immeubles aux fenêtres closes de rideaux, les mêmes visages fermés, les hommes pareils à des patriarches ignorants, et ces calots, ces chapeaux, perruques, cols cassés, plastrons empesés, ces redingotes, gilets, pantalons sanglés sous le pied, et guêtres jaunes, ces bottines vernies faites à la mesure, ces cannes-épées et ces parapluies noirs. Alors est-ce que la poésie n’est pas une affaire de bourgeois, une sorte d’équilibre du budget, un calepin noir sur lequel on note les assets et les liabilities, les avoirs et les dépenses? Il y a des envols parfois, des cris et des soupirs, des élans, des émois. Il y a des trucs qui retombent, des rimes riches, des rejets, des syncopes. Dans la boutique du marchand de vin de la rue Madame, la voix d’Arthur qui ponctue chaque stance: «Ah, merde!» Déjà il n’amuse plus. Il irrite. Il fait peur. La porte s’ouvre sur la nuit, l’embrasure si étroite et basse, comme un trou de furet, et il est debout, un enfant géant aux poings serrés, son visage dans l’ombre, ses cheveux en désordre, sa veste étriquée de paysan à l’emmanchure qui se découd parce qu’il se bat chaque soir, il crie des blasphèmes, des ordures, il menace de jeter à terre tous ceux qui s’approcheraient. L’assistance se tait, elle a peur. Voilà un sentiment vrai, fort, noir. Non pas le vent qui fait tourner les moulins ni la chute des rimes riches, les «ah!», les «oh!» et l’odeur douce du tabac hollandais. Son regard bleu sombre qui passe sur les yeux de mon grand-père, qui entre en lui (et à travers lui jusqu’à moi) et ne le quitte plus. Cette porte qui s’ouvre sur la nuit, le jeune voyou ivre qui provoque l’assistance. Puis plus rien jusqu’à Aden.

Ma grand-mère Suzanne lisant Le bateau ivre ou Aube d’été de la même voix avec laquelle elle lit les poèmes de Longfellow. La poésie d’un voyou. Un visage d’ange, des cheveux hirsutes, et ce regard méchant, troublé, un regard qui ne peut se fixer sur rien ni personne. Les rues de Paris, étroites et noires, qui l’expulsent. Les cours des immeubles comme des fondouks, où les gens abandonnés dorment sur leurs feuilles de carton. Et la brume qui recouvre la vallée de la Meuse, le matin, à Charleville. Le froid, le gris silencieux du ciel, les corneilles dans les champs de betteraves. Est-ce qu’on peut guérir, se libérer de cela? Le ciel qu’on ne voit pas. Paris comme un piège. «Ah, qu’est-ce que je vais faire là-bas?»

C’est bien à Léon Archambau que je pense. Le Disparu, celui qui s’est rebellé contre l’Ordre moral et la Synarchie, puis qui est parti avec la femme qu’il aimait, pour ne jamais revenir. Quand Antoine est mort d’une encéphalite, dans les années 80 (en 1884?), Léon a une douzaine d’années. Jacques est déjà parti pour Londres, suivre des études de médecine, habitant probablement chez le Major William. Léon est pensionnaire, d’abord à Lorient, puis à Rueil-Malmaison chez la fameuse Mme Le Berre. Les nuits où il n’arrive pas à dormir il traverse le dortoir jusqu’aux grandes fenêtres grillées qui surplombent la cour desséchée, pour entendre le bruit de la mer.

Alors, sous l’influence de son professeur M. Maureau — que Jacques avait eu avant lui, et dont grand-mère Suzanne me parlait comme si elle l’avait connu —, il lit les poètes, Richepin, Heredia, Baudelaire, Verlaine, des vers de Rimbaud, recopiés par Jacques dans les numéros de La Vogue — Les effarés, Les chercheuses de poux, Les assis, le sonnet des Voyelles, et dans l’anthologie de 1888, Le dormeur du val, que ma grand-mère disait avoir appris de lui. Dans Les poètes maudits que M. Maureau avait acheté à sa parution, il avait recopié Le bateau ivre sur son cahier d’écolier, et c’était comme une prière qu’il récitait chaque soir. Et les poèmes défendus de Baudelaire, qu’il avait lus le dernier printemps, en classe de rhétorique. Femmes damnées, Les litanies de Satan, L’ennemi:

Ô douleur! Ô douleur! Le temps mange la vie,

Et l’obscur Ennemi qui nous ronge le cœur

Du sang que nous perdons croît et se fortifie!

C’est pour Léon que la ville est étroite. Les angles des maisons sont des coins qu’on enfonce dans son corps, le point de fuite des boulevards une lame qui coupe. Les quais sont noyés dans un givre pourpre. Peut-être que lui aussi, cet été-là, comme moi, passe ses journées enfermé dans une chambre d’hôtel du côté de la gare Saint-Lazare. Il ne sort qu’à la nuit, pour errer dans les rues avoisinantes, jusqu’à la place Blanche, ou vers la Butte, voir Paris qui s’étouffe dans sa propre haleine. Cet été-là (au début d’août 90) Jacques vient le chercher et le ramène en Angleterre. Il veut le présenter à Suzanne Morel, une Réunionnaise, avec qui il vient de se marier à Londres. Ensemble ils prennent le train jusqu’au bord de mer, à Hastings. Ma grand-mère ne m’a parlé de cet été qu’une fois. Peut-être parce que le bonheur ne se raconte pas. Elle a dit juste une fois le ciel sans nuages, le vent tiède, et les bains de mer, quand on roulait les cabines-brouettes jusqu’à la vague. Le soir ils restent dehors, ou bien ils s’asseyent sur la jetée, et Suzanne lit des poèmes, Birds of Passage de Longfellow:

Black shadows fall

From the lindens tall,

That lift aloft their massive wall

Against the Southern sky…

et Baudelaire:

Homme libre, toujours tu chériras la mer!

La mer est ton miroir, etc.

Pour la première fois sans doute il se sent fort, il sent la chaleur de l’amour, l’unité de la famille. Sur la plage de galets, ils sont couchés tous les trois, Suzanne entre les deux frères. Léon appuie sa tête sur l’épaule si douce de Suzanne, respire le parfum de ses cheveux. Juste un instant, cet été, à regarder les traces des bolides dans le ciel noir, au-dessus de la mer. Avant que tout se délite.

Pourtant, c’est à Paris qu’il faut revenir, si je veux bien comprendre. À ce bistrot de la rue Madame, la porte qui s’ouvre sur un adolescent ivre et mal peigné, qui titube dans l’embrasure, la bouche pleine d’invectives et le regard troublé par la folie. Comme si, après lui, avait commencé toute l’errance, la perte de la maison d’Anna, la fin des Archambau. Cette image qu’il a transmise à Léon, puis, à travers Suzanne, jusqu’à moi. En moi aujourd’hui, mêlée à ma vie, enfermée dans ma mémoire. Que reste-t-il des émotions, des rêves, des désirs quand on disparaît? L’homme d’Aden, l’empoisonneur de Harrar sont-ils les mêmes que l’adolescent furieux qui poussa une nuit la porte du café de la rue Madame, son regard sombre passant sur un enfant de neuf ans qui était mon grand-père? Je marche dans toutes ces rues, j’entends le bruit de mes talons qui résonne dans la nuit, rue Victor-Cousin, rue Serpente, place Maubert, dans les rues de la Contrescarpe. Celui que je cherche n’a plus de nom. Il est moins qu’une ombre, moins qu’une trace, moins qu’un fantôme. Il est en moi, comme une vibration, comme un désir, un élan de l’imagination, un rebond du cœur, pour mieux m’envoler. D’ailleurs je prends demain l’avion pour l’autre bout du monde. L’autre extrémité du temps.

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