Anna

Août 1980

Il pleut doucement sur la route de Rose-Belle. Tout à l’heure, quand l’autobus s’est arrêté dans un embouteillage, j’ai vu un couple qui marchait au bord de la route, le long des maisons en bois déglinguées dont les gouttières fuyaient. Je ne sais pas pourquoi mon regard a été attiré par eux. Ils n’avaient rien d’extraordinaire. Sauf, peut-être, leur jeunesse. Ils étaient indiens tous les deux, l’homme avec un visage très sombre, la lèvre soulignée par une fine moustache noire. Tous deux vêtus pauvrement, de la tenue des travailleurs agricoles, leurs habits trempés par la pluie fine qui n’arrête pas de tomber depuis des heures. La femme tenait un bébé encore tout petit, trois mois à peine. Malgré l’obscurité j’ai aperçu son crâne chauve et ses yeux gonflés de sommeil. Sa mère l’avait enveloppé dans son grand châle, mais un souffle de vent avait entrouvert l’abri et la pluie avait mouillé l’enfant. C’est la jeune femme surtout qui a capté mon attention. Elle était d’une singulière beauté malgré la pauvreté de son apparence, avec ce visage encore adolescent où les yeux brillaient d’un éclat d’ambre, dans l’ombre des cils sous l’arc des sourcils. Sous le châle délavé, de toutes les couleurs, j’ai entrevu en une seconde sa chevelure noire divisée par une raie peinte en rouge, et au milieu de son front, au-dessus des sourcils, une goutte du même rouge que la pluie n’avait pas effacée.

C’est sa démarche qui m’a surpris. Sa force, son assurance. Tandis que le bus avançait lentement le long des maisons, elle marchait à peu près à la même vitesse, séparée de moi par la vitre où roulaient des gouttes de pluie. L’homme était à côté d’elle, dans l’ombre. Tous deux marchaient sur le bas-côté, en trébuchant sur les aspérités et en enjambant les flaques de boue. Ils ne se touchaient pas et pourtant ils allaient ensemble, du même pas, mais c’était elle qui guidait la marche.

L’homme portait une sorte de valise en plastique marron à la main droite, sa chemise tachée de boue collée à son corps, pieds nus dans des tongs. Elle, drapée dans son vieux châle et son sari vert d’eau, chaussée de sandales en plastique à talons dont les lanières n’étaient pas attachées (sans doute la boucle cassée), un peu courbée contre la pluie, tenant son précieux fardeau sur sa poitrine, et pourtant, cette allure légère, souple, la vivacité et la joliesse de la jeunesse. À un moment, elle s’est tournée vers l’autobus, et son regard profond a traversé la vitre sale et m’a pénétré. Malgré la pluie et les gouttes d’eau qui roulaient sur la vitre, j’ai eu le sentiment que c’était bien moi qu’elle considérait, avec ce regard limpide et sans peur. Puis le carrefour de Rose-Belle s’est débloqué, et l’autobus s’est éloigné. En me retournant, par la lunette arrière, j’ai vu le couple debout, au bord du trottoir, éclairé par la vitrine d’une boutique chinoise achalandée de baquets en zinc et de rouleaux de corde de sisal brinquebalant dans le vent. Ils étaient très doux, tous les deux, en équilibre sur l’étroit trottoir, dans le brouillard de pluie, si jeunes, si unis, en route vers je ne savais quoi, à la recherche d’un toit pour leur bébé, d’un travail, d’une bonne étoile.

J’ai eu peur de les perdre pour toujours, j’ai failli crier au chauffeur: «Arrêt!», et descendre là, les rejoindre.

Qu’est-ce que je pouvais leur dire? Qu’est-ce que je pouvais faire pour eux? Nous n’habitions pas le même monde, nous étions totalement étrangers l’un pour l’autre. Pourtant il me semblait que c’était pour eux que j’étais venu à Maurice, après tant de temps, des générations d’exil.

Maintenant, l’autobus libéré roule à tombeau ouvert sur la route qui grimpe vers Curepipe, vers Quatre-Bornes. Mais je suis seulement à la recherche d’une image, comme ces touristes dans le marché de Port-Louis, qui découpent leurs souvenirs à l’emporte-pièce. Ceux que je cherche, depuis mon arrivée à Maurice, n’ont pas de visage. Léon, Suryavati, est-ce que ces noms signifient quelque chose? Ceux que je cherche n’ont pas vraiment de nom, ils sont des ombres, des sortes de fantômes, qui n’appartiennent qu’aux routes des rêves.


C’est Anna que je suis venu voir. Les deux Anna. D’abord la maison, du côté de Médine, la ruine noire du moulin à sucre perdue dans les champs de cannes comme une épave. Puis l’autre Anna, la dernière des Archambau, la fille de Claude-Canute, la petite-fille du Patriarche. Ce sont des noms qu’on m’a donnés à ma naissance, si je peux dire, comme d’autres reçoivent des titres de noblesse ou des actions en Bourse. Aussi le nom de Léon, que je porte en mémoire du Disparu, ou peut-être pour combler le vide de sa disparition. Depuis mon enfance, il y a en moi ce creux, cette marque dans le genre de celle que laisse un doigt appuyé trop longtemps sur la peau.

Peut-être que j’ai trop attendu. J’aurais dû venir quand j’avais dix-huit ans. Mon père était encore vivant. Anna n’avait que soixante-sept ans. Elle habitait encore à Quatre-Bornes, dans cette vieille maison créole que j’ai vue hier en passant, un peu penchée au bord de la route comme un bateau qui gîte. Elle avait encore tous les meubles hérités du Patriarche, les vieilles malles de la Compagnie des Indes, les bibliothèques de la maison de la Comète, contenant les boîtes à chaussures remplies de grimoires et de photos jaunies, tout le «fatras sans valeur», comme elle l’écrivait à mon père. Quand elle a quitté la maison, qu’elle n’avait pas les moyens d’entretenir seule, pour venir s’installer au couvent de Mahébourg, elle a fait un feu de joie de tous les papiers et les photos. Il paraît qu’elle dansait devant le feu qui détruisait la mémoire des Archambau en riant comme une sorcière, à tel point que les voisins en étaient épouvantés. Elle a donné les meubles à un pêcheur créole de Ville-Noire, la vaisselle à ramages de la Compagnie des Indes aux sœurs de Lorette, pour l’orphelinat, et vendu tout ce qui pouvait l’être, les livres reliés, la pendule grand carillon, les encriers, les tableaux, et jusqu’à la cave à vins du vaisseau l’Hirondelle, qui provenait d’un lointain Archambau corsaire à Saint-Malo. Quand je lui en ai parlé, elle a eu un éclair de malice dans les yeux, elle a répondu: «Il fallait bien faire feu de tout bois!» La légende ne mentait pas. Anna est bien digne d’Alexandre. Simplement, elle est dans l’autre extrême, celui du dépouillement, du refus, de l’irréductible.


À Mahébourg, la chaleur est lourde, suffocante. Le vent alizé qui souffle du nord-est se brise sur la montagne Bambous. Le long du rivage, quand on regarde du côté des îlots de la Passe, il fait frais. Tout est beau, la mer d’un bleu sublime, la ligne des montagnes sombres, l’encolure du Lion.

À deux rues, à l’intérieur, c’est l’enfer. Anna dit qu’il fait si chaud en avril qu’elle couche par terre, à même le carrelage. Anna est grande et maigre, son visage est parcheminé, couleur de cuir, elle a des cheveux gris coupés court, qu’elle frise elle-même au fer, sa seule coquetterie. Mais ses yeux sont deux pierres vertes, lumineuses, aux pupilles acérées, dangereuses. La première fois qu’elle m’a vu, elle m’a examiné longuement, sans rien dire, et je sentais son regard entrer jusqu’au fond de moi comme un rayon inquisiteur. Puis elle m’a dit: «Tu n’as pas l’air d’avoir quarante ans, tu es bien un Archambau. Jeunes, ils ont l’air vieux, et plus ils sont vieux, plus ils rajeunissent.» Elle a ajouté: «Ne va pas croire que c’est un compliment.» C’est la seule fois qu’elle m’a parlé de la famille. Une autre fois, tout de même, elle m’a parlé de mon grand-père et de ma grand-mère Suzanne. D’eux, elle a dit: «Ils étaient vraiment jolis.»

Je n’ai pas parlé du Disparu, ni de Suryavati. Il y a si longtemps qu’on ne parle pas d’eux. C’est comme s’ils n’avaient jamais existé. Ou plutôt, comme je disais, la marque du doigt enfoncé dans la joue. Pourtant, Anna sait bien que c’est pour eux que je suis venu jusqu’ici. Pour retrouver leur trace, pour mettre mes pas sur leur route, sentir leur passé, voir ce que leurs yeux ont vu, entrer dans leurs rêves. Mais c’est bien mon affaire. Elle ne m’aidera pas, c’est ce qu’elle me fait savoir.


Anna est la seule, l’ultime. Tout est en elle. Quand elle est née, le domaine d’Anna — dont elle porte le nom — était debout, avec l’immensité des champs, la cheminée de la sucrerie, les fours à chaux, les chaudières à bagasse, les écuries, les anciennes cases des esclaves. La route était éblouissante, recouverte de gravier de corail, qui unissait Anna à Port-Louis par Grande-Rivière, Camp-Benoît, Bambous, parcourue sans cesse par les chars à bœufs et les voitures à cheval. Les trains allaient partout, vers Pamplemousses, Rivière-du-Rempart, ou vers le sud, jusqu’à Mahébourg. Maintenant les voies ferrées ont été goudronnées. À Cure-pipe, en revenant du couvent, j’ai pris un bus qui roulait sur la route Disic, la route du sucre étroite et sinueuse à travers les anciennes habitations.

Pour me rendre à Médine, j’ai loué une voiture au Chinois de Mahébourg, Chong Lee, qui me loue aussi le campement, une vieille Bluebird déglinguée, jaune paille, avec ces sièges en moleskine qui semblent cirés à l’huile de moteur. Les essuie-glaces sont tombés tout de suite en panne et je devais essuyer de temps en temps le pare-brise avec ma serviette-éponge. Je n’ai eu aucun mal à m’habituer à la conduite mauricienne, la moitié du corps débordant de la fenêtre ouverte, la serviette-éponge humide autour du cou comme un foulard des années rétro.

Naturellement, Anna n’a rien voulu savoir. «Qu’irais-je faire là-bas? Ça n’est même pas un joli coin.» Elle a parlé du temps de la fièvre à Médine, qui revenait chaque mois, les enfants créoles au ventre dilaté, aux yeux trop brillants. Et les cyclones qu’on attendait, volets et portes barricadés, matelas roulés contre les murs, avec la peur qui mettait la nausée dans la gorge.

Quand Jacques et Suzanne ont quitté Maurice définitivement, Anna et mon père étaient encore des enfants. Maintenant, mon père est mort, et Anna n’est jamais retournée voir la maison depuis soixante-sept ans!

«Franchement, je ne sais pas pourquoi tu te donnes le mal de faire tout ce voyage. Il n’y a plus rien là-bas! Juste un tas de cailloux!»

J’ai emmené la fille de Marie-Noëlle, Lili. Quand Marie-Noëlle vient pour faire le ménage (inclus dans le prix du campement), Lili vient avec elle. Elle s’assoit dehors sous les veloutiers, et elle attend. Elle a dix-sept ans, de grands yeux noirs et la peau couleur de pain d’épices. Elle parle créole, et français, mais avec moi elle préfère parler en anglais. Quand elle a vu la Bluebird jaune, ses yeux ont brillé, et elle m’a demandé de l’emmener. Marie-Noëlle n’a pas dit non. Elle doit penser qu’avec moi, un Archambau, c’est toujours mieux que de traîner avec les touristes allemands et sud-africains des campements de Blue Bay. La tante Anna est ma caution de moralité.


Bien entendu, c’est Anna qui avait raison. À Médine, j’ai pris la route des cannes jusqu’à l’ancien domaine. Il y a quelques baraques en planches et en tôle, occupées par des travailleurs des plantations. Puis le chemin devient très mauvais, inondé, défoncé, avec de chaque côté la muraille vert sombre des cannes mûres. Au bout du chemin, le passage est obstrué par des blocs de rocher et des broussailles. À cause de la pluie, Lili n’a pas voulu aller plus loin. Elle est restée dans la voiture, la radio allumée. J’ai continué à pied jusqu’à la cheminée blanche de l’ancienne sucrerie, dont le sommet est effondré. Les broussailles et les vieilles filles ont envahi les ruines. J’ai parcouru la zone entourant la sucrerie, en vain. Je n’ai pas retrouvé la moindre trace de la maison d’Anna, ni de la Comète. Il n’y a même pas un tas de cailloux! Les habitants de la région ont dû se servir des pierres pour construire les petites maisons que j’ai vues à Médine, à l’entrée de la route.

Le vent passait sur les cannes en faisant un bruit de mer. Les nuages formaient une voûte sombre accrochée au rempart du Corps de Garde et aux Trois Mamelles. C’était étrange et solitaire, comme si à la mort du Patriarche toute vie avait cessé en ce lieu.

J’ai eu un instant l’idée d’aller jusqu’à la mer, là où les vagues battent en côte, là où mon père et mon grand-père couraient quand ils étaient enfants, dans une autre vie, dans un autre monde.

Les tourterelles se sont levées en criant, comme elles devaient le faire quand ils débouchaient des broussailles, les jambes griffées d’épines. Mais je n’ai pas osé m’aventurer plus loin. Il y avait quelque chose de sombre, de fermé, quelque chose qui s’enveloppait dans mes jambes et m’empêchait d’avancer, un secret, un interdit que je ne pourrai jamais comprendre. Comme un yangue, comme un sortilège.

Dans la Bluebird, Lili attendait sans s’impatienter. Elle avait occupé le temps à peindre ses ongles en rouge carmin. Elle n’a posé aucune question. Quelle importance cela pouvait-il avoir, Médine, Anna? Pour elle ce ne sont que des noms, des lieux comme il y en a d’autres, un peu oubliés, perdus au fin fond des champs. Lili n’a rien que le temps présent, et c’est pourquoi tout est à elle. Elle ne peut rien avoir perdu. Elle n’a pas besoin de noms pour vivre, elle ajuste besoin d’un toit, d’un repas et d’un peu d’argent pour acheter son rouge à ongles et ses T-shirts. La radio diffuse un séga de Ti-frère, Anita, resté dormi, Anita. Est-ce qu’on dansait sur cette musique sur la plage noire de Tamarin, quand la coupe était finie? Lili me surveille du coin de l’œil. Elle trouve qu’on s’attarde trop dans cet endroit sinistre. Elle m’a dit: «Now, go back! Please!» En cahotant et en grinçant, la vieille Bluebird est retournée jusqu’à la grand-route. J’avais prévu de revenir par la côte, par le Morne et Souillac — pour rendre visite à la maison du poète Robert-Edward Hart de Keating —, mais il est déjà tard, et la pluie ne semble pas vouloir s’arrêter.

En repassant par Port-Louis, j’ai fait un détour par la Flore mauricienne pour acheter quelques napolitains pour la tante Anna, en souvenir de sa jeunesse. Lili a choisi un gros chou, qu’elle mange debout, comme une petite fille gourmande, en se léchant les doigts. Il faisait nuit quand nous sommes arrivés à la pointe d’Esny.


Anna avait vingt-trois ans quand le Patriarche est mort. Il a eu une agonie épouvantable, qui a duré des semaines, des mois. Son corps pourrissait sur place. Il était seul dans la maison d’Anna, brouillé avec son fils, détesté de toute sa famille, abandonné de tous, dans la seule compagnie d’un vieux Noir, un ancien esclave nommé Topsie, et de la nénène de sa petite fille, la vieille Yaya. Personne ne venait le voir. Ses compagnons de la Synarchie l’avaient délaissé l’un après l’autre, rebutés par sa méchanceté et son orgueil.

Chaque fois que Jacques venait le voir, au début, Alexandre le mettait à la porte, le traitait de charlatan, de pique-assiette. La seule qu’il avait tolérée, c’était Suzanne, sans doute parce qu’elle avait vécu à Paris et qu’elle n’avait aucun lien avec sa famille. Et puis elle était jolie. Un jour, il avait dit d’elle: «Elle a le profil idéal de la Parisienne, le nez retroussé, la bouche petite, le cou très long.» C’est Jacques qui racontait cela à mon père, quand il parlait de l’homme qui l’avait ruiné. J’avais neuf ou dix ans, je me souviens très bien de sa voix, de son accent chantant quand il parlait, après le dîner. J’essayais alors d’imaginer ce monstre, enfermé dans sa maison comme dans un château maudit, et parlant du profil de ma grand-mère Suzanne.

On l’a enterré à Curepipe, au cimetière du Jardin botanique, où il avait acheté une concession à la mort de sa femme. J’y suis allé un matin pluvieux, par curiosité plutôt que par piété. Je n’ai jamais aimé les cimetières, hormis ceux des musulmans, où il n’y a rien d’autre qu’un petit tas de terre et une pierre blanche. Le tombeau d’Alexandre et de Julie Archambau m’a paru sinistre, avec sa grande chambre de marbre noir importé d’Inde, et ces noms gravés en lettres majuscules dont la dorure se vert-de-grise. J’ai lu les noms marqués sur les tombes alentour, des noms que je ne connais pas. Jusque dans la mort, le Patriarche est resté seul, sans parents, sans amis.

Celui que je cherche, je ne le trouverai pas ici. Denis, le mari de Marie-Noëlle, un pêcheur de Ville-Noire, m’a emmené dans sa pirogue jusqu’au vieux cimetière, en amont de la rivière La Chaux. À l’endroit où la rivière fait un coude, un sentier boueux gravit la colline. Denis est resté à côté de la pirogue, pour surveiller, dit-il, mais je pense qu’il n’a pas très envie de rendre visite aux grands mounes qui ont été enterrés ici. Les tombes sont plus modestes, en pierre de lave rongée par les intempéries. Aucun nom n’est lisible, sauf peut-être le nom de Pitot, et un prénom, Pierre. Ce que je voudrais voir, ce sont les anciens bûchers, à Curepipe, à Port-Louis, dans la vallée des Prêtres, au Morne, à Grand Baie. Mais c’est l’île tout entière qui est le champ crématoire des coolies, toute cette terre rouge sur laquelle poussent les cannes, ces routes où marchent les tourterelles, les plages, les collines, les jardins et même les rues des villes nouvelles. Partout ici, l’on marche sur les cendres des travailleurs indiens.

C’est pour cela qu’Anna est restée. Elle n’a jamais voulu partir, quitter les morts. Elle est restée là où elle est née, elle ne s’est pas mariée, elle n’a pas voulu vivre comme les autres. Elle n’a rien accepté, surtout pas l’oubli. Tous les autres sont partis. Ils sont allés chercher fortune ailleurs, au Cap, à Durban, en Australie, aux États-Unis. À la mort de Canute, à la chute de la maison Archambau, ils n’ont pas résisté. Ils ont eu peur de la pauvreté, de devoir renoncer aux privilèges, à la gloire. Même Jacques est parti. Qui aurait eu besoin d’un Archambau comme médecin? Il n’avait pas sa place dans un monde où tout se délitait. Le rêve de ma grand-mère Suzanne, ouvrir un dispensaire à Médine, œuvrer pour l’amélioration des conditions de vie des travailleurs immigrés, rien de tout cela ne pouvait résister aux cabales, aux médisances, à la mauvaise volonté. Mon père avait quatorze ans quand a eu lieu la reddition de comptes, et que mon grand-père a décidé de quitter définitivement Maurice. Avec le pécule du règlement de la propriété d’Anna, Jacques s’est installé médecin dans la banlieue de Paris, à Garches. Il consultait gratuitement, réalisant en petit le souhait de ma grand-mère. Suzanne, elle, donnait des leçons de français dans une école de jeunes filles. Jacques a élevé Noël dans la haine de tout ce qui se rapportait à la canne à sucre. «Plutôt être damné que de faire de mon fils un sucrier.» Jacques disait «sucrier» comme il aurait dit «négrier». Et moi, Léon Archambau, le dernier de mon espèce (selon l’orgueilleux motto que Jacques avait inventé quand il était adolescent), je suis devenu médecin aussi, un médecin sans clientèle, sans travail, errant avant de partir pour le bout du monde.


Chaque après-midi, vers une heure, je suis dans le jardin du couvent, assis à l’ombre d’un grand magnolia, en attendant qu’Anna me rejoigne. Quand elle apparaît, un peu chancelante, à la porte de son pavillon (elle m’interdit absolument de prononcer le mot «bungalow», qui est anglais), je suis surpris à chaque fois par sa fragilité, sa maigreur. Elle me fait entrer dans sa chambre noyée par la pénombre. Malgré la chaleur étouffante, elle porte une robe grise strictement boutonnée jusqu’au cou. Elle ressemble à une bonne sœur, avec ses chaussures de cuir, sa robe, ses cheveux courts.

Sur la table de sa cuisine, les fourmis ont envahi une assiette remplie des restes de son déjeuner. Avec de la viande hachée et du riz, elle a confectionné de petites boulettes régulières. Quand j’arrive, elle se hâte de les recouvrir avec une serviette blanche qu’elle noue aux quatre coins. Je ne lui ai rien demandé. Mais ça n’est un mystère pour personne, ici, à Mahébourg. C’est le Chinois Chong Lee, de la grand-rue, qui lui procure la poudre blanche, la strychnine qu’elle mélange à la viande. Tout son argent de poche passe à acheter le poison, l’argent que lui envoient ses cousins, et celui que je lui envoie fidèlement de France, comme mon père le faisait avant moi.

Elle m’attend avec impatience. Elle met son vieux chapeau de toile jusqu’aux yeux, pour protéger sa cataracte. Et nous sortons.

Dehors, le soleil est de plomb. Les rues de Mahébourg sont désertées pour le temps du repas, mais comme nous descendons vers le marché, la circulation devient plus dense. Les autobus cahotent vers le parking poussiéreux, il y a des bicyclettes partout, de grandes Flying pidgeon noires montées par de jeunes Indiens qui font sonner frénétiquement les timbres. C’est l’heure d’Anna. Après midi, le marché se vide peu à peu d’hommes, et les chiens arrivent.

Anna ne parle plus. Elle marche très raide, le visage crispé par la douleur. Le médecin du couvent, le docteur Muggroo, m’a parlé des articulations bloquées d’Anna, ses genoux soudés par l’arthrose, ses hanches, ses clavicules. Il y avait une note d’admiration dans son commentaire: dans l’état où elle est, elle devrait être clouée sur un fauteuil. Elle ne marche que par l’effet de sa volonté. Quand elle se hisse hors de la voiture, elle a une grimace de douleur. Elle explique avec son humour: «Tu vois, Léon, je suis comme la sirène d’Andersen, je dois souffrir pour avoir des jambes.»

Le jour où Anna ne pourra plus sortir, elle mourra. Elle l’a décidé. Elle n’a pas besoin de le dire. Est-elle orgueilleuse, comme son grand-père? Elle n’a jamais rien dû à personne, elle a toujours vécu dans cette extrême solitude. Je regarde son profil aigu de vieille Indienne, ces rides profondes qui entourent ses yeux, et le port de sa tête, le cou décharné parcouru de deux cordes tendues, et je ne peux m’empêcher de penser à la seule photo que j’ai vue de l’oncle Alexandre, à l’époque où il régnait seul sur le domaine d’Anna. La ressemblance est évidente.


Nous marchons lentement le long des allées jonchées de débris, entre les flaques croupies. Le bazar n’est pas encore complètement fermé. Il reste des étals, à l’ombre des bâches loqueteuses, avec des fruits, bananes zinzi, goyaves, papayes ouvertes montrant leurs graines noires, mangues 430 tapées, «maf» comme disait mon père, et légumes pas très frais. Au bout de l’allée, il y a un Indien qui distribue du lait caillé d’une grande jarre. «Tu vois ça, commente tout de même Anna, c’est l’horreur.» Mon père aussi détestait particulièrement le lait aigre, et généralement le lait sous toutes ses formes.

Je suis le seul Européen dans cette foule. Anna, elle, ne peut être rattachée à cette ethnie, elle est à la fois indienne par le teint et la maigreur, par son port de tête, et créole par sa façon de marcher, de parler. Quand elle passe les gens la saluent, lui disent quelques mots. Elle les écoute, la tête un peu penchée, elle répond en créole, les gens rient avec elle. Chacun sait ce qu’elle vient faire ici. Personne ne le lui reproche. C’est son rôle dans le monde. Lorsqu’elle sera partie, il ne se trouvera plus personne pour le faire à sa place. Son rôle aura été terminé, voilà tout.

Des enfants turbulents nous suivent un instant. L’un d’eux est presque nu, vêtu seulement d’un langouti taché de boue. Il est svelte, tout doré, avec de grands yeux sombres. Il tient une petite flûte de bambou à la main, et il court le long des allées du marché en soufflant des sons aigrelets. Il me semble voir le jeune Krishna sur les rives de la Yamuna, mais la comparaison s’arrête là, car la rivière La Chaux est délabrée, ses berges sont couvertes d’immondices, et Mahébourg n’est pas Mathoura.

C’est du côté des bouchers qu’Anna m’emmène. Sur un bas-côté boueux qui descend jusqu’à l’eau, les chiens sont là. Ils sont nombreux, presque aussi nombreux que les hommes, maigres, le poil hérissé, l’estomac creusé jusqu’à la ligne courbe de leur dos. Certains se querellent autour d’une carcasse. Deux plus forts tiennent la carcasse à chaque bout et grognent sans ouvrir leurs mâchoires quand les autres s’approchent.

Un peu à l’écart, malgré la faim, un couple copule, uni par l’arrière-train, en marchant de travers comme une sorte de crabe ridicule.

Anna est debout devant le terrain. Elle ne dit rien. Elle regarde, avec cette expression de dureté, cette intensité qu’elle a dans ces instants-là. Elle s’est dégagée de mon bras, elle a marché seule jusqu’au bord du terrain. Elle titube et risque de tomber à chaque instant, mais je suis resté en arrière. C’est un acte qu’elle veut accomplir seule.

Au centre de l’aire, les deux chiens méchants sont arc-boutés sur la carcasse. Ce qu’ils mangent, c’est un chien, mort de faim, ou peut-être tué par un autobus. C’est une scène terrible, insoutenable.

Mais ce n’est pas pour eux qu’Anna est venue. Son regard cherche du côté des tables des bouchers, vers les tas d’immondices rejetés le long des allées.

Elle avance lentement, très droite, son paquet ouvert à la main, et je la vois qui jette des boulettes par terre, dans l’ombre. C’est là qu’ils sont terrés. Des chiots, à peine sevrés, abandonnés. Ils semblent des squelettes, sans poils, si faibles qu’ils peuvent à peine porter leurs têtes énormes aux yeux saillants, et qu’ils titubent sur place, incapables de quitter leurs cachettes. Je me suis approché sans bruit. J’entends Anna qui leur parle doucement, d’une voix que je ne connais pas. Elle dit: «Mes pauvres chéris.» Elle leur murmure des petits mots en créole, comme à des enfants, et les chiots sortent un peu de leurs trous, en rampant, pareils à des litières de bêtes sauvages.

Ils sont attirés par la voix d’Anna, cet accent étrange, doux comme une caresse. Devant eux, je vois les boulettes empoisonnées qu’Anna a semées. Les chiots commencent à manger. Ils sont une dizaine, peut-être plus. Bientôt il ne reste plus rien dans la poussière. La strychnine fait presque aussitôt son effet. Les chiens reculent, tournent sur eux-mêmes comme s’ils étaient ivres, et meurent foudroyés. Dans la pénombre les petits corps sont couchés sur le côté.

Déjà le vent dépose de la poussière sur leur peau rose et noire, les mouches bourdonnent autour de leurs têtes.

Sans un mot, Anna s’est retournée. Dans sa main la serviette vide pend comme un grand mouchoir. Son visage est fermé, sans expression, couleur de bois brûlé, avec les gouttes claires de ses yeux.

Ensemble nous marchons sous le soleil brûlant, le long des allées qui nous mènent à la grand-rue. Sur le parking, les autobus manœuvrent dans un nuage de poussière. Les gens partent pour Plaine-Magnien, Rose-Belle, Curepipe, jusqu’à Port-Louis. Il y a de l’animation. La vie éclate dans les boutiques de la grand-rue, dans les magasins de cassettes, les marchands de tissus. Les vendeurs m’appellent: «Souvenir? Gift?» Quand Anna s’appuie sur mon bras, ils s’écartent et nous laissent passer.

Je sens sa fatigue. Son bras tremble un peu, je pense qu’elle a très mal. Elle se laisse tomber sur le siège de la Bluebird en poussant un petit cri qu’elle étouffe en soupir.

«Je suis trop vieille pour faire ça. Tu peux dire que c’est la dernière fois.» Mais ça n’est pas seulement de la fatigue. C’est quelque chose qui la ronge, l’épuisé de l’intérieur. Depuis des années, presque chaque jour, presque à chaque instant, l’idée des chiens errant sur les routes, dans les marchés, tués par les autos et s’entre-dévorant, des chiots mourant de faim dans les tanières.

Dans la touffeur de la chambre, dans le pavillon au fond du jardin du couvent, Anna s’est allongée sur son lit de sangles, sans ôter ses chaussures de cuir. Dans la pénombre, elle paraît pâle, presque livide. En la voyant ainsi, je ne sais pourquoi, j’ai pensé à Rimbaud sur son lit de mort, à l’hôpital de la Conception. C’est vrai que lui aussi empoisonnait les chiens de Harrar, sans doute pas pour les mêmes raisons — mais qui sait?

«Autrefois, j’avais de la force. Je faisais des choses terribles, j’avais le courage de les prendre, de les endormir avec de l’éther, les noyer dans le bassin de la maison, à Quatre-Bornes.» Elle parle lentement, comme distraitement. Dehors, le long de la varangue, une folle marche furtivement, en poussant des sortes de cris aigus. Puis tout à coup elle ouvre la porte, elle se tient à contre-jour. Dans son visage presque noir, ses yeux brillent d’une lueur étrange, une flamme verte. Elle regarde Anna et elle l’insulte, en créole, en français, mais je ne parviens pas à comprendre ce qu’elle dit, seulement le ton de rage qui déforme les sons dans sa bouche pâteuse. J’entends: «Archambau! Charogne!» Le reste est confus.

«Allez-vous-en!» dit Anna. Elle parle calmement, sans hausser la voix. «Rentrez chez vous. Vous voyez bien que je suis avec quelqu’un.» La folle s’éclipse. Elle laisse derrière elle une odeur pestilentielle.

«Tante, vous ne craignez rien?» Anna a chassé ma question d’un revers.

«Qu’est-ce que je pourrais craindre, mon bon? Ce n’est qu’une pauvre folle. Elle est moins dangereuse que beaucoup de gens sains d’esprit.»


En dehors de ces sorties jusqu’au marché, pour s’occuper des chiots, Anna ne quitte pas le pavillon. Quelquefois jusqu’à la chapelle, pour la messe, ou pour écouter chanter les petites filles. Le couvent est le refuge des filles perdues, les petites créoles aux yeux de velours dont les touristes allemands et sud-africains sont si friands. Ils les achètent à l’avance, chez les tour-operators, elles font partie du prix du voyage, avec le campement sur la mer et la demi-journée de pêche à l’espadon. Je les ai vues, depuis mon arrivée, dans les bars des hôtels, au bord des piscines et sur les plages, les sœurs de Lili et de sa copine Pamela. Celles qui sont malades, ou celles que les familles rattrapent, viennent ici, au couvent, elles restent quelque temps, puis elles repartent. Beaucoup disparaissent, ne reviennent jamais.

Munies de faux papiers, elles montent dans les avions qui les emportent vers les pays lointains, les pays dangereux d’où elles ne retourneront pas. Le Koweit, l’Afrique du Sud, la Suisse.

Anna aime bien la jeune fille qui lui sert son thé, l’après-midi, sous la varangue. Elle est habillée avec le costume austère du couvent, jupe bleu marine et chemisier blanc, mais elle a piqué dans ses cheveux bouclés de cuivre sombre une fleur d’hibiscus, qu’Anna a cueillie pour elle. «La fleur Madame Langlais», c’est comme cela qu’Anna les appelle, en faisant allusion à leur vertu laxative.

«Voilà, c’est ma Christina», dit Anna. Elle lui tient la main un instant, et pour la première fois je vois sur son vieux visage d’Indienne un sourire attendri.

«Puisque tu aimes bien lire, je te donnerai quelque chose.»

Elle est allée chercher pour moi un vieux cahier d’écolier. Elle dit: «Je l’ai retrouvé l’autre jour au fond de ma malle, j’avais dix-huit ans quand je l’ai écrit, j’allais le jeter. Je ne pensais pas que ça pourrait servir un jour, enfin. Je ne vais pas attendre de mourir pour te le donner.» Elle dit: «Mais je t’interdis de le lire avant que tu ne sois parti d’ici.» Elle ajoute ce propos digne de la petite fille du Patriarche: «J’aurais trop peur que ceci ne tombe dans des mains ennemies.» Sur la première page du cahier, de son écriture penchée, romantique, il y a un nom:

SITA

Moyennant 600 roupies, j’ai loué les services de Denis, le mari de Marie-Noëlle, pour aller jusqu’à l’île Plate. Pour ne pas compliquer les choses, je lui ai dit que c’était pour la pêche. J’ai emporté mon masque et mes palmes, et une vieille arbalète du temps où je vivais sur les fleuves au Panama. Je dois retrouver Denis sur la plage de Grand-Baie, où quelqu’un lui prête une pirogue. Lili est venue avec son beau-père. Comme la plupart des filles créoles, elle ne veut pas se montrer en maillot. Elle a un T-shirt décoré des Rolling Stones, ou des Beach Boys, je ne sais plus, et un corsaire rouge. Elle est toujours silencieuse, peut-être intimidée. Elle a un problème, sans doute à cause de sa copine Pamela, qui l’a entraînée dans les hôtels. Elle est prête à partir, elle aussi, n’importe où, avec n’importe qui, pour fuir la pauvreté et la monotonie de sa vie actuelle. Elle s’est installée à la proue de la pirogue, assise bien droite, les jambes repliées sous elle, face au vent. L’eau de Grand-Baie est d’un bleu émeraude magique, on voit les fonds coralliens, les polypes. La pirogue dépasse la pointe aux Canonniers, les cocos dessinent des plumets légers dans le ciel rose de l’aube. Passé la pointe, les vagues cognent l’étrave. Le moteur in-board fait un bruit lourd d’hydravion. Denis a l’avant-bras posé sur la barre, il regarde d’un air indifférent. Il est sept heures, le soleil brûle déjà.

Tout à l’heure, en attendant Denis, j’ai marché jusqu’à la pointe. À l’endroit où se trouvait la Quarantaine des cholériques, là où les immigrants indiens étaient parqués, passés à la douche, leurs habits brûlés sur la plage, il y a maintenant des campements luxueux, avec de beaux jardins de palmes et d’hibiscus. J’ai essayé de retrouver le fossé et le double mur qui séparaient la Quarantaine de la propriété West. Mais tout a disparu. Tout a été nivelé. D’ailleurs j’ai rencontré un bulldozer au travail, exactement là où se trouvaient les habitations des immigrants. Son boutoir arrachait les broussailles, retournait la terre grise, sans doute pour préparer les fondations d’un hôtel de grand luxe avec sa piscine.

La pirogue vient de passer le cap Malheureux, et je vois 436 devant moi le Coin de Mire pareil à un vieux fer à repasser rouillé. La houle est forte maintenant, la pirogue embarque par l’avant. Lili s’est un peu reculée pour ne pas être trempée par les embruns. Elle a noué les pans de son T-shirt trop grand sur son ventre, je vois la peau de ses reins hérissée par la chair de poule.

Sur la muraille du Coin de Mire, les vagues donnent des coups de bélier. L’eau semble profonde, il y a des tourbillons d’oiseaux. Denis me montre la roche percée qui porte le nom sans équivoque de «Trou-Madame».

Plate est devant nous, étrange, sombre. Au sommet du cratère, il y a un phare en bon état, la seule trace humaine apparente. Le reste de l’île est sauvage. À la droite, Plate est flanquée d’un rocher, l’îlot Gabriel. Vers dix heures environ, Denis pousse la pirogue dans la passe, entre Plate et Gabriel. La mer est étale, les fonds commencent à apparaître. Quand nous entrons dans le lagon, Lili empoigne la perche. Denis a coupé le moteur. Nous glissons silencieusement sur l’eau lisse, vers la plage blanche de Gabriel. Un petit catamaran est mouillé au centre du lagon, je ne peux pas distinguer qui est à bord. Sans doute des touristes venus faire de la chasse sous-marine.

Pour justifier le voyage, j’ai plongé, moi aussi, mon arbalète à la main. Les fonds sont magnifiques, éclairés par la lumière du soleil. Il y a des poissons de coraux, des aiguillettes, des coffres, mais une heure plus tard je suis de retour sur la plage, absolument bredouille. Denis n’est pas surpris. Il m’explique que les fonds ici ont été dévastés par la pêche à la dynamite.

Marie-Noëlle a prévu le cas. D’un panier de pique-nique, Lili a sorti un grand plat de riz au poisson semé des bouts de caoutchouc d’ourites séchées, et des chatignies. Chacun mange de son côté. Lili mâche en se cachant derrière sa main, selon le code de politesse des filles créoles. Puis Denis s’est mis à l’abri du soleil sous un plant de veloutiers, pour fumer une cigarette anglaise.

Je marche sur Gabriel, à la recherche de traces, de sépultures. Lili a pris un harpon (une simple tringle de fer aiguisée à un bout) et je l’ai vue partir du côté du récif, à la pêche à l’ourite (Octopus vulgaris).

L’îlot est désert, vide d’indices. Seul un monument de lave cimentée marque la tombe d’un certain Horace Lazare Bigeard, mort de la variole en 1887 à l’âge de dix-sept ans. Des autres, de tous les immigrants arrivés sur l’Hydaree, sur le Futtay Mubarack, abandonnés sur l’île, il ne reste rien. Le vent, les pluies, le soleil et les embruns ont tout effacé. Tandis que j’escalade le piton central où était planté jadis le sémaphore à bras, le seul moyen de communication avec Maurice, j’entends pour la première fois les cris rauques des pailles-en-queue (Phaeton rubricauda). Les oiseaux en alerte tournent autour du piton pour défendre leurs nids.

Il y a quelque chose d’étrange, ici, quelque chose qui entre en moi lentement, sans que je comprenne. Je croyais venir sur ces îles en curieux, en visiteur anonyme. Comment en aurait-il pu être autrement? Ce grand-père que j’ai si peu connu, et ma grand-mère Suzanne, à la fois si proche et si lointaine, cette vieille dame aux cheveux courts, au regard moqueur qui me racontait des histoires et récitait pour moi Le Bateau ivre ou les poèmes de Long-fellow, comment pouvais je les imaginer ici, dans une autre vie, avant ma naissance? Et cet inconnu dont je porte le nom, disparu pour toujours, qui a tout abandonné pour une femme dont je ne pourrai jamais rien savoir, comme s’il appartenait à un rêve dont il ne reste que des bribes — peut-être parti vers les îles lointaines, Agalega, Aldabra, ou Juan de Nova dans le canal du Mozambique.

Pourtant il me semble qu’ils sont encore ici, que je sens sur moi leur regard, pareil au regard des oiseaux qui tournent autour du piton. Chaque pierre, chaque buisson porte ici leur présence, le souvenir de leur voix, la trace de leur corps. C’est un frisson, une vibration lente et basse. Je me suis couché sur la terre noire, entre les blocs de basalte, pour mieux la percevoir.

Sur la plage, Denis s’impatiente. La mer va descendre, dans quelques instants il sera impossible d’approcher du môle de l’île Plate. Pour franchir le canal de la passe, il lance brièvement le moteur, et la pirogue glisse sur son erre. À la proue, Lili est debout. Elle est une vraie fille de pêcheur, ses orteils écartés s’agrippent aux bords, elle appuie sur la longue perche. Dans le fond de la pirogue, les ourites retournées brillent au soleil.

Denis a tiré l’avant de la pirogue sur la plage, à gauche du môle. Il cherche un coin à l’ombre, pour fumer une autre cigarette. Il ne se pose pas vraiment de questions. Il doit être habitué aux caprices des grands mounes et des touristes.

Lili marche avec moi sur le sentier étroit, dans la direction du volcan. Le temps est passé très vite. Déjà il me semble que la lumière décline. Il y a un voile devant le soleil, le lagon a pris une couleur mélancolique.

Nous n’aurons pas le temps d’aller jusqu’au volcan. Au-dessus de la baie Barclay, nous arrivons dans le cimetière abandonné. Là aussi, le vent et le sel ont tout effacé. Les tombes sont jetées pêle-mêle dans les broussailles et les massifs de vieilles filles (de lantanas) et les fameux batatrans (ipomées à fleurs rouges). Lili saute comme un chat d’une tombe à l’autre. Elle aussi est indifférente aux lubies des grands mounes qui vont à l’autre bout du monde pour se promener sur des îles où il n’y a rien.

En haut de l’escarpement, déjà à l’ombre du volcan, j’ai vu la baie des Palissades, où se trouvait le camp des coolies. Les vagues déferlent sur les plaques de basalte, et tout alentour est vide, occupé seulement par les broussailles sèches et le bois de filaos qui a échappé aux incendies. Au centre de la baie, je distingue les restes de la digue, à demi ensevelie dans le sable, recouverte par les nappes d’écume éblouissante.

Je me suis hâté vers l’autre bout de l’île, pour voir les ruines de la Quarantaine avant de partir. Il doit y avoir longtemps que les toits se sont effondrés, et il ne reste que les murs de pierre de lave envahis par les broussailles.

Nous sommes entrés en écartant les plantes. Lili s’est assise dans l’embrasure d’une fenêtre, à l’intérieur de la plus grande maison, là où Jacques et Léon s’étaient peut-être assis il y a quatre-vingt-dix ans. Avec mon vieux Pentax, j’ai pris des photos souvenirs, moins pour les ruines que pour garder l’image de Lili, ma sauvageonne d’un été, que je ne reverrai plus. La lumière dorée brille sur son visage lisse, dans ses cheveux bouclés, allume une étincelle moqueuse dans ses iris couleur de miel. Je suis amoureux. Mais je ne le lui dirai pas. Je suis trop vieux, et le monde auquel j’appartiens n’a rien à lui offrir.

Qu’importent les images? Ma mémoire n’est pas ici ou là, dans ces ruines. Elle est partout, dans les rochers, dans la forme noire du cratère, dans l’odeur poivrée des lantanas, dans le froissement du vent, dans la blancheur de l’écume sur les dalles de basalte. J’ai voulu voir Plate et Gabriel, en sachant que je ne trouverais pas ce que je cherche. Pourtant il me semble maintenant, dans ces murs noirs usés par le temps, que quelque chose en moi s’est dénoué. Comme si j’étais plus libre, que je respirais mieux. J’ai longtemps cru que, par la faute du Patriarche, je n’avais pas de pays, pas de patrie. Nous étions des exilés pour toujours. Mais tandis que la pirogue traverse la passe et s’éloigne vers Maurice, bousculée par la houle, avec le grondement du moteur qui s’accélère dans les creux, je comprends enfin que c’est ici que j’appartiens, à ces rochers noirs émergés de l’Océan, à cette Quarantaine, comme au lieu de ma naissance. Je n’ai rien laissé ici, rien pris. Et pourtant, je me sens différent.

Au moment de monter dans la pirogue, Lili m’a donné un objet, un vieux bout de fer rouillé qu’elle a ramassé là-bas, dans la maison en ruine. Elle l’a mis dans ma main et elle a fermé mes doigts dessus, sans rien dire, comme si cela m’appartenait, quelque chose de précieux que j’avais oublié il y a très longtemps, et que j’avais enfin retrouvé.

Il me reste très peu de temps pour comprendre. Je veux profiter de chaque instant auprès d’Anna. Le temps compris entre l’heure à laquelle j’entre dans le jardin du couvent et l’heure du souper, le soir, à six heures, c’est si bref! Je n’ai même pas envie d’aller à la plage, ou de me promener à Port-Louis. Mon travail au laboratoire de Vincennes commence dans deux semaines. Peut-être une vie nouvelle qui m’attend, à quarante ans! Et puis ma mère qui ne se remet pas bien de la mort de mon père. Même si je voulais rester je n’ai plus où loger. Le campement de Chong Lee est réservé pour le 15 août. Un pilote d’Air France qui vient chaque année. Je pourrais essayer de trouver autre chose, aller à l’hôtel de Blue Bay, fréquenté par des employés de banque anglais rougeauds. Mais j’ai une sorte de paresse pour ces choses-là. Maurice est le dernier endroit au monde où je pourrais être un touriste.

Anna elle-même a programmé mon départ. Elle dit: «Quand tu seras retourné en France…» Ou bien, l’autre jour: «C’est dommage, les bons moments sont si vite passés.»

Peut-être l’ai-je lassée? Elle qui ne voit personne, qui ne vit que pour ces sorties au marché de Mahébourg, où elle distribue la mort aux chiots abandonnés, je l’ai obligée à me voir chaque jour, à parler, à exprimer des sentiments, des regrets, à remuer des souvenirs. C’est très injuste. Elle a besoin de se reprendre, de se refermer, d’être à nouveau cette vieille guerrière solitaire armée de son regard sans faiblesse, et qui ne se berce pas de bonnes paroles comme les grands mounes savent si bien le faire. L’insurmontable orgueil des Archambau, toujours la devise que Jacques avait inventée pour Léon, temps de la pension Le Berre à Rueil-Malmaison: l’aphanapteryx — le dernier râle d’eau mauricien, haut sur pattes et inquiet, auquel Jacques disait que tous ceux de notre famille ressemblaient, tenant dans son long bec une banderole: Ultimus mei generis.


Pourquoi m’a-t-elle accepté, moi, et non pas les autres? Quand j’ai raconté à cette cousine installée à Londres que j’allais à Maurice pour rencontrer la tante Anna, elle a poussé de hauts cris: «Anna? Elle ne te recevra même pas!» Elle a dit qu’elle était devenue folle, qu’elle ne sortait du couvent que pour aller empoisonner les chiens du quartier. Elle a ajouté que si elle n’était pas la petite fille du Patriarche, il y a longtemps qu’on l’aurait enfermée.

Je connais sa réputation de folie. Mon père m’avait raconté l’épisode de son invitation à une réception au Réduit, en l’honneur d’une princesse de la famille royale d’Angleterre. Anna avait fait répondre que, même si la princesse venait chez elle à Quatre-Bornes, elle n’aurait sans doute pas le temps de la recevoir. La petite-fille du chef de la Synarchie, anobli par le roi, dont le nom figurait sur une rue de Curepipe, répondant ainsi à une invitation officielle! On en avait ri, mais on ne lui avait pas pardonné.

Elle ne m’a posé aucune question. Elle est sûrement au courant de tout ce qui me concerne, mes études de médecine, mon mariage avec Andréa et puis mon divorce difficile, cette vie un peu à vau-l’eau, à Paris, en Afrique, en Amérique centrale. Mon père lui écrivait tous les mois, une longue lettre sur du papier machine, et depuis toujours elle lui répondait, exclusivement sur aérogramme, parce qu’elle a peur qu’on ne décolle les timbres pour les voler. Quand mon père est mort, il y a deux ans, elle a envoyé à ma mère un de ces aérogrammes, où elle déguisait sa peine sous l’humour. Elle a cessé aussi d’expédier le journal Le Ceméen, où elle soulignait les événements qui lui semblaient marquants. C’était comme si le dernier lien qui m’unissait à Maurice s’était rompu.

À quatre heures, Christina apporte le thé sous la varangue. En mon honneur, elle a sorti le coffret à thé de style chinois, dernier souvenir de la maison d’Anna, une boîte en osier capitonnée de satin rouge dans laquelle sont rangées la théière à col de cygne et les tasses de vieux saxe ornées de dragons. Anna m’a fait observer que le bec de la théière a été cassé en deux endroits et habilement recollé. «Ça s’est passé un peu avant ton arrivée. J’ai fait comme si je n’avais rien vu.»

Le thé est fort, couleur d’encre, âpre, sans ce parfum de vanille qu’on y met dans les hôtels pour faire exotique. Comme je demande à Anna le nom de cette variété, elle dit, avec son ironie coutumière: «Ça s’appelle dité. Je vais chez le Chinois, et je lui dis: donne-moi én’ paqué dité.»

Je sais qu’elle aime bien ces moments. Le soleil décline, les petites filles ont mis des tabliers et des chapeaux de paille pour arroser le jardin. Le pavillon d’Anna est au bout du terrain, face au levant. C’est son grand-père qui l’a fait construire, pour qu’il serve de refuge à la vieille Yaya, sa nourrice. Maintenant c’est Anna qui l’occupe. À sa mort, il reviendra aux bonnes sœurs.


Elle parle un peu du temps jadis, là-bas, à Médine. C’est si loin qu’il me semble que tout cela s’est passé dans un autre monde, au cœur de l’Inde, ou en Chine. Elle raconte les parties de pêche avec mon père, dans l’anse de Tamarin, dans la rivière du Rempart. Garçons et filles dans l’eau jusqu’à mi-cuisse, les filles tenant leur longue robe relevée pour servir de filet aux chevrettes. «Tu ne me croiras pas, ton père était frileux et craintif comme une fille, je l’arrosais et il se mettait à pleurer!» Elle habitait la maison de la Comète avec son père et la nourrice. Sa mère était morte quand elle était encore un bébé, comme mon arrière grand-mère Amalia, d’une pneumonie. C’est la vieille Yaya qui l’a élevée. Le Patriarche ne venait pas souvent. Il restait à Port-Louis, dans son bureau de la rue du Rempart, d’où il gérait la sucrerie, les affaires. Il avait mis toutes les terres en fermage, et percevait après la coupe la moitié des revenus, en échange du service du moulin. Il payait tout: la main-d’œuvre, les sacs, le transport jusqu’aux quais et les entrepôts. Pour être sûr que ses terres ne reviennent jamais à la descendance d’Antoine, il avait tout hypothéqué. Les champs, l’usine, et même les maisons d’Anna.

C’est comme cela qu’un beau jour la propriété avait été saisie et vendue à la banque dont il était le principal actionnaire, à la condition qu’il puisse habiter la maison d’Anna jusqu’à sa mort. Mais de son propre fils, et d’Anna, il ne s’était pas soucié. C’était comme si le monde devait s’arrêter après lui.

Anna ne m’a jamais parlé de tout cela. C’est de l’histoire ancienne. À la mort de mon père, j’ai retrouvé parmi sa correspondance le récit qu’elle avait fait de leur départ de la maison d’Anna. C’était en été, à la veille d’un cyclone. Sous un ciel d’encre, mon grand-père et mon père avaient chargé leurs affaires dans le char à bancs, parce qu’il ne restait même plus de voiture. Suzanne était déjà dans la maison de Floréal, attendant sous la varangue, dans la chaleur lourde de la tempête. La route de Médine à Floréal était longue, les chevaux avaient du mal à gravir la côte vers Beaux-Songes. Le vent soufflait sur les jeunes cannes, ils croyaient qu’ils n’arriveraient jamais. Les pics des Trois Mamelles étaient des crocs noirs plantés dans la masse des nuages, l’horizon zébré d’éclairs, on aurait dit que la nuit tombait. Anna partait avec eux, son père était déjà malade, enfermé dans la maison de Floréal. Anna et mon père se serraient l’un contre l’autre, comme s’ils étaient frère et sœur, augmentant ensemble leur peur. Dans sa lettre, Anna lui disait: «Tu te souviens? Nous croyions arriver en enfer.»


À présent, il ne reste rien de tout cela. Juste quelque chose d’endurci, de noué à l’intérieur, comme la peau qui recouvre une ancienne blessure. Quelque chose sur son visage de vieille Indienne, dans ses iris vert d’eau. Et cet humour amer, quand j’ai dit que j’allais à Médine: «Il n’y a plus rien là-bas!»

Anna préfère parler de ses contemporains. Elle détaille leurs manies, leurs défauts, leur folie des grandeurs. Les Archambau ont eu bien des vices, mais jamais celui de s’inventer une noblesse! Quelqu’un avait proposé au vieil oncle (il venait juste d’être siré par le roi Edouard VII) d’acheter un titre de noblesse. Il aurait eu droit à ajouter Du Jardin à son nom! «Du Jardin! aurait-il persiflé. Pourquoi pas de l’Étable, ou de l’Écurie!»

Anna a une façon bien à elle de résumer l’origine de la plupart des petits nobles de Maurice. Quand ils venaient faire inscrire leurs noms sur les registres de la Compagnie, à Lorient, on leur demandait: «Ton nom? — Nicolas. — Ton lieu de naissance? — Kerbasquin.» Le scribe notait sur le rôle: Nicolas de Kerbasquin.

Elle se moque de leurs châteaux, de leurs fêtes, de leurs domestiques créoles qu’ils déguisent en valets Louis XV, avec gants blancs et perruques poudrées, de leurs bals et de leurs courses, de leurs campements et de leurs «chassés» — qu’elle appelle des boucheries.

Elle a une anecdote comique pour chacun. Quand elle a su que j’avais l’intention de visiter la maison de corail de Robert-Edward Hait, elle m’a raconté sa rencontre avec le poète alors qu’elle avait vingt ans. Un jour, dans le train vers Port-Louis, un homme un peu gros s’est assis devant elle, s’est présenté, et a commencé à faire le galant. Anna l’a arrêté tout de suite: «Monsieur, inutile. Sachez que je ne vous épouserai jamais.»

Du reste, les grands hommes l’indiffèrent ou l’exaspèrent, à l’exception du Père Duval, qui sauvait les esclaves, et du Mahatma Gandhi qu’elle regrette de n’avoir pas rencontré lorsqu’il est venu à Maurice, en 1903 (mais elle avait à peine douze ans!), habillé en «engagé» du sucre. «Mais ce sont les Anglais qui ont intrigué pour que sa venue reste secrète, pour que les Mauriciens soient tenus à l’écart.»

C’est son autre sujet, les Anglais. Anna leur voue une détestation profonde, irraisonnée, irrémédiable. Quand l’eau manque au couvent, c’est le voisin anglais qui a ouvert les vannes de sa piscine. Le prix du sucre, la misère, le fléau du tourisme, la sécheresse, les cyclones, toutes les calamités sont causées par les Anglais. «Ils sont arrogants. Ils sont méprisants. Ils sont insolents. Quand ils viennent à Maurice, ils affectent de ne pas comprendre le français. Il faut que nous leur parlions en anglais. Ils continuent à croire qu’ils sont les maîtres de l’univers.»

Une seule femme anglaise trouve grâce à ses yeux: Florence Nightingale. Anna a lu toutes ses lettres. «La seule qui ait osé tenir tête à Victoria, et dire le prix que l’Angleterre a fait payer à l’Inde pour la construction des chemins de fer. Les millions imposés au gouvernement de l’Inde, alors que le peuple mourait de faim et d’épidémies.»

Une des anecdotes qu’elle préfère, c’est l’annonce de l’invasion japonaise à Maurice pendant la dernière guerre. Jusque-là, la guerre était une chimère. Ça se passait ailleurs, même si on faisait grise mine, ou mine de s’engager. Puis il y a eu la nouvelle: les Japonais arrivent! Les uns s’enfermaient chez eux, avec des provisions de riz et de farine, après avoir cloué les volets. Les autres organisaient la résistance passive. Anna prétend même qu’il y en eut pour s’entraîner à prononcer quelques mots de bienvenue en japonais. Seuls les gens du peuple continuaient à vaquer à leurs occupations. Pour eux, c’était toujours le temps des restrictions.

Les Japonais ne sont jamais arrivés, mais la fin de la guerre fut marquée par une épidémie de grippe espagnole et de coqueluche qui tua en grand nombre. C’est alors que la vieille Yaya mourut. Elle fut enterrée dans le jardin du couvent, non loin de la maison que le Patriarche avait fait construire pour elle.


Chaque après-midi, je suis au rendez-vous. J’oublie tout le reste, l’enquête que je suis venu faire à Maurice, la recherche de Léon. Mais peut-être que c’est pour Anna que je suis venu, sans m’en douter.

Je voulais retrouver la trace des disparus, de Léon et de celle que j’ai appelée Suryavati, j’ai voulu voir de mes yeux ce qu’ils avaient connu, Médine, Anna, Mahébourg, Ville-Noire, et aussi Plate, l’îlot Gabriel. Maintenant je comprends que tout cela est vivant dans Anna. Elle a survécu à ce temps, et tout est dans son regard, dans sa voix, sa façon de se tenir bien droite, son vieux visage tanné perché très haut sur son cou maigre de tortue.


De temps à autre, des Indiennes viennent, lentes et drapées comme des reines dans leurs saris brillants. Elles parlent à Anna en créole, en bhojpuri, elles restent un moment, assises sur les chaises de jardin que Christina a apportées avec le thé. Elles viennent pour bavarder, parfois pour demander une aide, ou un peu d’argent. Pour une femme d’une cinquantaine d’années, en butte aux tracasseries de l’administration, Anna écrit de sa main une lettre: «C’est pourquoi, Monsieur le Directeur, je vous saurais gré infiniment si vous aviez la bonté de…» Elle sait manier ces circonlocutions sans peser. Et puis il y a le prestige du nom d’Archambau. «Qu’au moins il serve à quelque chose, ce nom, après tout.»

Ces visites ont un air d’ancienne majesté, comme s’il passait quelque chose du temps de la maison d’Anna, quand le Patriarche n’avait encore rien détruit, et qu’il restait sur cette partie de l’île la couleur chaude d’un bonheur qu’on croyait infini. Mon cœur bat plus fort, comme lorsque j’avançais sur la pente du volcan, sur Plate, et que je voyais s’ouvrir devant moi la baie des Palissades. C’est bien cela que je suis venu chercher à Maurice. Grâce à Anna, je touche enfin au souvenir de la Quarantaine, à cet instant où Jacques et Suzanne s’éloignent, tandis que Léon et Surya sont restés sur le rivage.


Le jour décroît, et le jardin est plongé dans une lumière d’or. C’est le moment du jour qu’Anna préfère. Elle appelle cela sa «poudre d’or». À Médine, à Anna, tout avait cette couleur. Les montagnes faisaient une ombre mauve. Jacques installait son chevalet face au Rempart, il peignait à l’aquarelle. Noël et Anna venaient regarder, et Jacques expliquait: «Si vous n’êtes pas sûrs de la couleur, clignez des yeux, et vous verrez l’or, et l’ombre mauve.»

J’ai gardé un seul tableau, celui que ma grand-mère Suzanne avait accroché dans sa chambre, au-dessus de son lit, et qui représente un coin de rivière, du côté de Beaux-Songes, avec au loin la ligne des montagnes, les pics des Trois Mamelles. Au premier plan, il y a deux silhouettes d’enfants, avec robes longues et chapeaux ronds identiques, comme si c’étaient des jumeaux. L’un est Noël, mon père, l’autre est Anna. Mon père blond comme du chaume, et Anna avec sa masse de cheveux noirs, pareille à une Indienne.

C’est l’heure avant les moustiques. Soudain Anna lève la main. «Écoute.» Loin, par-dessus les murs du couvent et les rues grouillantes de Mahébourg, portée par le vent faible de la fin de la journée, j’entends la voix du muezzin qui appelle les fidèles à la prière.

«Je ne pourrais jamais vivre dans un endroit où je n’entendrais pas cette voix», murmure Anna. Son visage est impassible, mais son regard rêve, sous l’émotion que diffuse le mince filet de voix du muezzin. «J’entendais cette voix autrefois, quand j’étais enfant, à Médine. C’était un vieil homme qui montait sur le toit de la sucrerie. Il avait une voix si claire qu’on l’entendait partout, dans les champs, dans le village, et jusque chez nous. C’était surtout la prière du soir que j’aimais. C’était très doux, rien que de l’entendre on se sentait mieux, on savait que Dieu écoutait.»

Dans le fond du jardin, dans l’ombre des plantains géants, je devine la silhouette de la folle. Elle nous guette. Elle marche en écrasant des tiges, et je vois Anna qui tressaille. Malgré ce qu’elle dit, aurait-elle peur? Quand l’heure du départ approche, la folle marche rageusement, elle passe derrière Anna, j’entends les insultes qui débordent de sa bouche pâteuse. Toujours le même refrain: «Archambau, charogne.»


Comment vivre sans Anna? Comment survivre? Ce soir, malgré ses recommandations, j’ai ouvert le vieux cahier d’écolier, où elle a écrit de son écriture un peu penchée l’histoire de Sita.

L’encre a pâli par endroits, le papier a jauni. C’est le papier de paille cassant du début du siècle, qui s’effrite sous les doigts. C’est un miracle que le cahier existe encore.

Qui est Sita? Anna n’écrit pas comme elle parle. Il n’y a rien de mordant, rien de destructeur dans ces pages. C’est l’histoire simple d’une jeune fille qui a grandi à Médine, d’une jeune fille qui a été sa meilleure, sa seule amie, son secret.

Ainsi commence l’histoire, par ces mots qui restent en moi comme la première phrase d’un roman qu’elle n’aura pas écrit: «J’avais une amie secrète.»

À personne, elle n’a dit cela. Chaque jour, après la classe et l’instruction religieuse dispensée dans la maison d’Anna par une institutrice française originaire de Bordeaux, Anna court à travers les champs de cannes, jusqu’à son rendez-vous.

Sita a le même âge qu’elle, mais à treize ans elle est déjà presque une femme. Elle est belle, Anna est éblouie. C’est d’abord à cause de sa beauté qu’Anna a voulu devenir son amie. L’après-midi, Sita est libre, elle n’a plus de corvées à la ferme, elle peut venir s’asseoir à l’ombre du grand multipliant, près de la sucrerie. Anna n’est plus la solitaire, la sauvage, enfermée dans la prison de cette maison trop grande, tandis que grondent l’orage, la menace d’expulsion, la reddition de comptes.

Avec Sita, elle peut tout oublier. Elles parlent pendant des heures, de tout et de rien, comme si elles avaient grandi ensemble, qu’elles étaient les deux parties d’une même personne.

Il y a des moments de long silence. Elles sont couchées toutes les deux dans l’herbe, cachées par les buissons, et elles regardent le ciel d’un bleu violent où glissent les nuages en duvet. Tout l’hiver, elles sont ensemble dehors. Elles marchent le long des chemins, au milieu des cannes plus hautes qu’elles. Quand commence la coupe, elles vont se réfugier près des ruines du four à chaux, au bord de la mer. Elles marchent en se tenant la main, Sita lui montre comment on danse avec les gestes des bras, en bougeant les yeux, en frappant la terre avec ses pieds nus. Elle lui apprend des chansons indiennes anciennes, dont elle-même ne comprend pas le sens. Sita dessine ses grands yeux d’un mince fil noir, elle montre à Anna comment on fait de la couleur avec de la poudre de santal mêlée à la boue. Un jour, elle a même dessiné sur le front de son amie la goutte magique que la déesse Yamuna avait posée sur le front de son frère Yama, pour lui dire son amour éternel. Sita a des yeux immenses, ses iris sont mêlés d’or et de nuages, Anna dit qu’on peut y voyager.

À la saison des pluies, en janvier, cette année-là, elles continuent à se voir. C’est pourtant l’année de tous les drames. Le Patriarche a noué les fils du complot pour expulser tous les locataires d’Anna, y compris son propre fils. Il a vendu les deux maisons, les champs de cannes, le moulin. Pour parer aux intempéries, Sita vient chaque après-midi au rendez-vous, munie d’un grand parapluie noir que sa tante lui a rapporté de Pondichéry. Ensemble elles marchent serrées sous le parapluie, pieds nus dans les flaques. Elles s’abritent sous le multipliant, ou plus loin, sous les veloutiers du rivage.

Quand le déménagement a eu lieu, Anna se résout à ne voir Sita qu’une ou deux fois par semaine. Parfois elle prend le char à bancs qui descend jusqu’à Médine, ou bien c’est Sita qui vient à Floréal. C’est compliqué, mais c’est excitant aussi. Dans les rues de la ville, elles se promènent, elles vont manger des gâteaux-piment chez le Chinois de Quatre-Bornes. Elles ont tant de choses à se raconter!

Un jour, Sita arrive tout essoufflée. Elle apporte une grande nouvelle: son père est mort, et sa mère a décidé de s’installer à Quatre-Bornes. Maintenant, elles vont pouvoir recommencer à se voir chaque jour, après l’école. Elles ont décidé d’un endroit, à mi-chemin, du côté de Phœnix, près de la voie ferrée. Chacune marchera une demi-heure. Il y a un gros arbre brisé par la tempête, couché sur le talus, qui servira très bien de banc. Et s’il pleut, on ira s’abriter dans le jardin du couvent de Bonne-Terre.

L’hiver est revenu. Sita maintenant est une grande jeune fille. Avec sa taille fine, ses longs bras cerclés de cuivre, sa poitrine et ses cheveux épais coiffés en chignon, elle semble une princesse d’Inde, et tous les hommes se retournent sur elle. Anna a grandi elle aussi, mais elle est toujours aussi maigre, ingrate. Elle a coupé court ses beaux cheveux noirs, elle a un visage aigu, intelligent. Pour cacher ses seins, elle se serre dans des bandes de lin sous sa robe grise. Elle n’aime pas la façon dont les garçons regardent Sita. Ensemble elles s’en moquent, elles rient et partent en courant sur la route, jusqu’au grand arbre tombé.

Un dimanche après-midi, Sita n’est pas venue. Il pleuvait à verse. Anna a attendu longtemps près de l’arbre, sous la pluie froide. Le ciel était sombre, et quand elle s’est aperçue que la nuit tombait, elle a couru jusqu’à Floréal, sans reprendre haleine.

C’était la première fois. Son père a fait une scène terrible. Pendant plusieurs jours, Anna est restée consignée dans sa chambre, à regarder la pluie sur les plantes du jardin. Puis elle est tombée malade, à cause du froid qu’elle avait pris, le jour où elle avait tant attendu.

Quand elle est allée mieux, elle a senti un très grand vide. Maintenant les journées semblaient longues, sans Sita. Après la classe de religion, il n’y avait plus rien à faire. De plus, tout allait mal à la maison, son père était malade, ruiné. Le Patriarche s’était installé à Anna, à leur place. Il interdisait les visites. La vieille Yaya racontait qu’il avait tombé tous les palmistes, et qu’il avait fait clouer les volets du bas, de crainte des voleurs. Après avoir rompu avec son fils, il avait chassé tous ses alliés, il avait dissous le parti de l’Ordre moral, et annoncé la fin du rêve de la Synarchie. Maintenant il était évident qu’on ne retournerait jamais à Anna.

Un jour, pourtant, à l’heure où son père sommeillait, Anna a revu Sita. Elle se tenait debout dans la rue, devant la maison, à l’abri de son grand parapluie noir. Le cœur débordant, Anna s’est précipitée au-dehors, les deux amies se sont longuement embrassées. Mais Anna s’est aperçue que quelque chose avait changé. Sita avait toujours son regard brillant, mais ses traits étaient durcis, son teint avait pâli. Elle avait le cou plus épais, et au milieu du front, la raie qui divisait sa chevelure était peinte en rouge sombre.

Après l’avoir embrassée, Sita a fait un pas en arrière. Elle a fixé un moment Anna sans rien dire, comme si elle cherchait ses mots. Puis elle a dit seulement: «Nous ne pourrons plus nous voir. Je me suis mariée. Je suis venue te dire adieu.» La pluie fine accrochait des gouttes sur le parapluie noir, et les gouttes roulaient, s’unissaient, tombaient lourdement au bout des baleines. Anna regardait les gouttes, elle non plus ne trouvait rien à dire. Dans la rue, les gens se hâtaient, les femmes qui revenaient des champs, enveloppées dans leurs gonis, leur houe en équilibre sur la tête. Le ciel bas pesait sur les cimes des arbres.

Anna sentait le frisson de la fièvre dans son dos, dans ses épaules. Elle avait la nausée dans sa gorge. À un moment, son père est apparu à l’entrée du jardin. Alors Sita a baissé son parapluie, elle a mis un pan de son châle rouge sur sa bouche, peut-être pour se protéger du froid, et elle a marché vite vers le bout de la rue, jusqu’à la voie ferrée, dans la direction de Vacoas.

Quand Anna est rentrée dans la maison, son père avait préparé une serviette. Il lui a demandé: «Qui est-ce?» Anna a répondu: «Rien… Personne.»

Elle n’a jamais revu Sita. Sur la route, près de la voie ferrée, l’arbre est resté longtemps couché. Puis un jour les cantonniers l’ont scié et ont emporté les morceaux.


J’ai quitté Maurice sans savoir si j’y retournerai jamais. Je n’emporte rien de ce que je suis venu chercher. Malgré le temps passé — bientôt cent ans — rien de ce que le Patriarche a défait n’est réparable. C’est lui qui triomphe, de son mausolée de marbre noir dans le cimetière du Jardin botanique.

Il ne reste rien du passé, et c’est sans doute mieux ainsi. Comment vivre avec la mémoire du sang versé, de l’exil, des hommes sacrifiés au Moloch de la canne à sucre? Ce qu’Alexandre Archambau a effacé dans son orgueil était de peu d’importance. Les maisons coloniales, la vanité des péristyles, la Comète au pinacle, les varangues languissantes où traînait la fièvre, les bassins envahis par les jacinthes d’eau où chaque nuit les crapauds entonnent leurs chants alternés, et tous ces noms, ces titres, ces mot-tos, ces souvenirs inventés, toute cette poudre d’or, cette poudre aux yeux. Tous ces masques.

Au contraire, ceux qu’il ne faut jamais oublier, ce sont les premiers immigrants venus de Bretagne, fuyant la famine et l’injustice, en quête d’un nouvel Éden, les Malouins, les Vannetais, les gens de Lorient et de Paimpont, de Pontivy, de Mûr-de-Bretagne, tous ceux que la Compagnie la plus cruelle du monde bafouait et abandonnait sur les îles lointaines, et sur lesquels elle prélevait chaque année sa livre de chair.

Ceux qu’il ne faut pas oublier, ce sont les négriers aux noms terrifiants, le Phénix, l’Oracle, l’Antenor, le Prince-Noir, chacun chargé de sa cargaison d’un demi-millier d’hommes, de femmes et d’enfants capturés sur les côtes du Mozambique, à Zanzibar, à Madagascar. Enchaînés deux par deux, transportés à fond de cale dans un espace de cinq pieds cinq pouces de long sur quinze pouces de large, et de deux pieds six pouces de haut. Ne pas oublier le nom du capitaine Larralde, de Nantes, qui fit fortune en percevant cinq pour cent sur le prix de vente de chaque esclave vendu à Bourbon et à l’île de France. Ne jamais oublier non plus les coolies indiens, les «pions» attirés sur les bateaux, à Calcutta, à Madras, à Vizagapatnam, les jeunes gens kidnappés dans les villages par les arkotties, les duffadars, les mestries, revendus aux agents des compagnies sucrières, enfermés dans des camps, sans soins, sans égouts, presque sans nourriture, et embarqués à bord des nouveaux bateaux négriers, le Reigate, le Ghunama, le Tanjore, pour un voyage sans retour. Ne pas oublier l’Alphonsine, la Sophie, l’Eastern Empire, le Pongola, ne pas oublier l’Hydaree, parti de Calcutta en janvier 1856, chargé d’immigrants venus de l’Oudh et du Bhojpur, fuyant la famine et la guerre, la répression anglaise contre les insurgés sepoys, et abandonnés pendant des mois sur les rochers nus de Plate et de Gabriel. Alors ils étaient devenus sourds et aveugles, les membres distingués du parti des planteurs, les adeptes de la Synarchie qui écrivaient dans la feuille d’Alexandre Archambau sous le titre pompeux et vide de «Ordre, Force et Progrès.» Comment n’entendaient-ils pas leurs appels au secours, comment ne voyaient-ils pas leurs feux de détresse, allumés chaque nuit au sommet du volcan, sous le pan ruiné du phare inutile? Parfois, quand le vent soufflait du nord, ils devaient sentir l’odeur des feux, les bûchers où les immigrants brûlaient les cadavres, l’odeur âpre de la mort. Cette année-là, après les tempêtes de février, il avait fait un calme magnifique, la mer lisse comme un miroir, le ciel d’un bleu brûlant. Fallait-il que le soleil soit éblouissant pour que pas un regard ne se tourne vers les îlots au large du cap Malheureux, ces deux noirs radeaux où les immigrants étaient comme des naufragés. Fallait-il qu’on ait perdu la mémoire à Port-Louis pour que pas une voix ne s’élève pour demander qu’on envoie des secours, qu’on mette une chaloupe à la mer pour libérer les prisonniers de la Quarantaine. Et quand au mois de juin, après cinq mois d’oubli, le garde-côte du service de santé se rendit à l’île Plate, des huit cents coolies débarqués, il n’en restait plus que quelques dizaines. Les traces des bûchers funèbres étaient partout, sur les plages, à la baie des Palissades, à la baie Barclay, et sur la rive de l’îlot Gabriel. Dans les rochers, parmi les broussailles, les restes humains avaient été éparpillés par les oiseaux de mer. Des corps gisaient entre les tombes, parce que le combustible avait manqué pour les brûler, ou bien parce que personne n’avait pu s’occuper de leur sépulture. Les rares survivants erraient, aveuglés, brûlés par le soleil et par l’eau de mer.


Je n’ai pas trouvé celui que je cherchais. Peut-être que, comme Rimbaud, à qui j’ai voulu qu’il ressemblât, sa vie est devenue sa légende. Dans l’album de photos de ma grand-mère Suzanne, il y avait ce portrait que je regardais, étant enfant, qui m’attirait plus que les autres. Une photo sépia, entourée d’un cadre à arabesques, le portrait d’un adolescent maigre et brun, l’air d’un gitan, avec d’épais cheveux noirs, de grands yeux un peu cernés, et une ombre de moustache au-dessus de la lèvre. Sur la photo, aucun nom n’était écrit, aucune date. Suzanne a toujours nié que ce pût être le portrait de Léon. Elle disait que ce devait plutôt représenter un membre de la famille William, un allié, un inconnu. Mais je n’ai pas voulu admettre ses raisons.

Le portrait a dû être fait à Paris, l’année où Jacques est parti pour Londres étudier la médecine. Alors Léon est encore pensionnaire chez Mme Le Berre à Rueil-Malmaison. C’est ainsi que j’ai imaginé qu’il devait être, à l’époque où Jacques préparait le grand voyage vers Maurice. C’est ainsi que j’ai imaginé que Rimbaud l’avait vu, dans la chambre de l’hôpital général à Aden. Jacques était entré dans la pièce étroite, suffocante, emplie du reflet rouge du sable du désert, mais Léon était resté sur le pas de la porte, à cause de la crainte que lui inspirait cet homme à l’agonie. J’ai regardé souvent cette photo dans l’album de ma grand-mère. Je l’ai si souvent regardée que parfois il me semblait que j’oubliais qui j’étais, comme si j’avais changé de corps et de visage. Alors j’étais Léon, l’autre Léon, celui qui avait rompu toutes les attaches et avait tout changé, jusqu’à son nom, pour partir avec la femme qu’il aimait. Et puis un jour, la photo a disparu de l’album, sans que je puisse savoir ce qu’elle était devenue.

Alors tout est inventé, illusoire, comme la vie qui continue autrement quand on poursuit un rêve, nuit après nuit. Mon père est mort, mon grand-père Jacques et ma grand-mère Suzanne sont morts. D’eux, je ne garde que des mots, des noms, étranges, irréels. Le bruit d’une légende qui commence à l’île Plate et à Gabriel, où tout a été divisé à jamais.

Depuis toujours j’ai su que je portais en moi cette cassure. Elle m’a été donnée à la naissance, comme une marque, comme un goût de vengeance. Lorsque mon père a quitté la maison d’Anna, l’année de ses douze ans, l’ancienne brisure est entrée en lui, elle s’est continuée, elle s’est propagée d’année en année, jusqu’à moi. Alors je suis devenu Léon, celui qui disparaît, celui qui tourne le dos au monde, dans l’espoir de revenir un jour et de jouir de la ruine de ceux qui l’ont banni. Comme Léon dans la pension glacée de Rueil-Malmaison, je rêve de la mer éblouissante, du bruit de la mer sur les rochers noirs d’Anna. Un jour je reviendrai, et tout sera un à nouveau, comme si le temps n’était pas passé. Je reviendrai, et ce ne sera pas pour posséder la fortune des sucriers, ni la terre. Ce sera pour réunir ce qui a été séparé, les deux frères, Jacques et Léon, et à nouveau en moi, les deux ancêtres indissociables, l’Indien et le Breton, le terrien et le nomade, mes alliés vivant dans mon sang, toute la force et tout l’amour dont ils étaient capables.

C’est à Surya et à Léon que je pense, maintenant. J’ai du mal à les imaginer vieillis, malades, fatigués par les privations, par le travail dans les champs. Surya, est-elle devenue une vieille dame grande et mince, comme l’était sa mère anglaise, avec cette lueur claire dans ses yeux, comme un reflet d’eau? Est-elle devenue «longaniste», une guérisseuse qui connaît les feuilles et sait masser la fontanelle des enfants et écarter les mauvais esprits qui cherchent toujours à entrer dans le cœur des humains? Ou bien racontait-elle des histoires sans fin à ses petits-enfants, la légende de Lakshmibay, la reine de Jhangsi, ou la chanson à l’envers du voleur, dans le langage des Doms? Et lui, est-il devenu maigre et sec comme tous les Archambau? Était-il vêtu seulement d’un pagne, comme un vieux sage de l’Inde, portait-il une barbe taillée aux ciseaux comme mon grand-père quand il avait quatre-vingts ans? Mais il avait dû garder jusque dans la vieillesse ses yeux très noirs et doux, les yeux de l’Eurasienne, des yeux de biche, dirait Anna.

J’aime à croire qu’il a ressemblé à celui que Jacques avait rencontré dans son enfance, le voyou du bistrot de Saint-Sulpice au regard embrumé de haine et d’alcool qui pouvait écrire des mots si légers. Alors, comme le voyageur sans fin, comme l’empoisonneur de Harrar, il ne pouvait pas vieillir. Il devait rester éternellement, magnifiquement jeune, pénétré d’une flamme invincible. Le 29 avril 1892, eut lieu l’un des plus terribles cyclones de tous les temps, sur Maurice. L’anémomètre enregistra des vents de trois cents kilomètres-heure avant de se briser. Le phare de Plate, à peine reconstruit, fut entièrement rasé, et la digue construite par les immigrants à la baie des Palissades fut réduite en quelques heures au moignon qu’on voit encore aujourd’hui.

Il y eut, sur la côte ouest de Maurice, beaucoup de victimes ensevelies sous les charpentes ou tuées par la chute des arbres. Quantité de bateaux de pêche furent coulés, ou jetés sur le rivage, certains projetés jusqu’à cent mètres à l’intérieur des terres par le raz-de-marée.

C’est ce cyclone qui marque le déclin de la propriété d’Anna, et la folie destructrice du Patriarche, le début de sa lente agonie. Parfois il me plaît d’imaginer que Léon et Suryavati — (puisque c’est le nom que je lui ai choisi, en souvenir de la princesse du Cachemire pour qui Somadeva écrivit l’Océan des contes, la première version des Mille et une nuits) — ont disparu pour toujours dans ce déchaînement du ciel et de la mer, retournés en quelque sorte à la solitude du lagon de Gabriel où ils s’étaient rencontrés.

Je pense à l’enfant que Suryavati portait dans son ventre, l’enfant conçu sur l’île, né la même année qu’Anna et que Noël. Comme une image oubliée de ma famille, un reflet, un frère ou une sœur inconnus. À cause de cet enfant, je ne peux pas admettre que Léon et Surya aient disparu dans le cyclone. Il me semble qu’un jour, au hasard de la vie, je dois rencontrer sa descendance, que je saurai la reconnaître.

Pareil à l’enfant que j’ai vu le lendemain de mon arrivée, sous la pluie, par la fenêtre du bus au carrefour de Rose-Belle, dans les bras de sa mère, tandis qu’avec son père ils allaient à la recherche d’un abri pour la nuit, d’un travail, d’une bonne étoile.

Tout à coup, tandis que je regarde le cahier jauni que m’a donné Anna, dans l’avion qui vole au-dessus de l’Océan, je découvre cette certitude:

Sita, la jeune fille indienne dont Anna était amoureuse, et qui est sortie un jour de sa vie sans retour, c’est elle, l’enfant de Surya et de Léon, conçue dans le désert de l’îlot Gabriel. La rencontre de Sita et d’Anna n’était pas le résultat du hasard. Elle était préméditée depuis leur naissance. Il est probable qu’elles ne l’ont jamais dit. Mais Sita le savait, et c’est pourquoi après s’être mariée elle ne devait plus la revoir. Anna l’a-t-elle su, l’a-t-elle deviné? Sinon, pourquoi aurait-elle gardé ce cahier tout au long de sa vie, comme son souvenir le plus précieux? Pourquoi me l’aurait-elle donné? En me donnant ce cahier, elle m’apportait, à sa manière ironique et profonde, la réponse à tout ce que je suis venu demander à Maurice.


On ne connaît pas encore Kalki, mais il doit venir.

Il sera d’abord Bala Krishna, l’enfant qui ne marche pas encore, et joue à quatre pattes par terre, une boule de beurre rance à la main.

Personne ne sait quand il viendra, ni qui il sera, mais il devient de plus en plus évident que sa venue est proche, qu’il recevra bientôt le pouvoir. Parfois je rêve à cet enfant brun aux yeux très doux, assis par terre, peut-être dans le marché de Mahébourg, et qui se renverse en tétant son gros orteil, et qui brille comme un soleil dans la nuit des songes.

Ai-je poursuivi une chimère? Aujourd’hui, au bout de ce voyage, je n’ai rien, comme avant. L’île Plate n’est qu’un rocher abandonné, semé de tombes sans noms, avec ce môle en ruine et le lagon où les pêcheurs emmènent les touristes des hôtels pour une journée de robinsonnade. L’eau limpide continue à couler, à chaque jusant, sur l’architecture engloutie des coraux. Parfois on rencontre l’ombre inquiétante du tazor, comme un chien de garde. Et les pailles-en-queue volent toujours en cercles lents autour du piton du sémaphore, pour veiller sur leurs nids.

Les derniers jours d’Anna ont été attristés par la disparition de Christina, sa jolie liane de cuivre pour qui elle cueillait des fleurs d’hibiscus — «la fleur Madame Langlais». Elle est partie du couvent, leurrée par la vie facile, par le miroir des bars-boxons des grands hôtels où les méchants loups dévorent la chair des petites filles.

Quelques semaines seulement après notre séparation, Anna est tombée sur le carreau de sa chambre, comme tant de vieux, en se cassant le col du fémur. C’est la folle qui l’a trouvée, qui a donné l’alerte. Il paraît qu’elle n’avait jamais tant pleuré. Quand on emportait Anna, elle s’accrochait à la civière en criant: «Manman!»

Le docteur Muggroo qui m’a écrit — j’étais la seule adresse qu’elle avait donnée — a résumé très bien sa fin:

Anna a refusé tous les soins. Elle a cessé de manger, et rien de ce qu’on a fait n’a pu changer sa décision. Elle est morte trois semaines plus tard, dans la nuit, sans bruit. Elle avait quatre-vingt-neuf ans.

Marseille, fin août 1980

C’est à lui que je pense, encore. Je m’en souviens, j’avais dix ou onze ans, ma grand-mère m’avait parlé de ce qui s’était passé, ce soir-là, dans le bistrot de Saint-Sulpice, elle m’avait lu des passages du Bateau ivre, je lui ai demandé: «Mais ton Rimbaud, est-ce que c’est comme un oncle pour moi?» Je croyais qu’on l’avait caché, chassé, juste parce qu’il était un voyou, qu’il était parti en abandonnant tout le monde, comme Léon.

Alors j’ai voulu aller sur le dernier lieu où il avait vécu, comme on va sur un caveau de famille. Pour voir ce qu’il avait vu, sentir ce qu’il avait senti. C’était encore le plein été à Marseille. À neuf heures du matin, à la descente du train, l’air brûlait, il y avait sur la ville comme une odeur d’incendie.

Je n’ai pas voulu prendre un taxi. Sur le plan, j’ai essayé de retrouver la route qu’il avait suivie, dans la voiture à cheval, de la gare Saint-Charles jusqu’à la Conception. Il y avait de larges avenues, des tunnels. Rien de tout cela n’existait.

J’ai suivi la longue rue Saint-Pierre qui sinue à travers ce que les Allemands ont laissé debout du vieux Marseille. Des immeubles vétustés, à trois étages, des fenêtres grillées, des entrées de portes cochères. Dans les bars obscurs, l’odeur de l’anis, la musique orientale. Il me semblait que j’entendais le long des maisons le cliquetis des sabots du cheval qui tirait la voiture aux rideaux fermés vers l’hôpital. Peut-être qu’il était déjà inconscient. C’est une route qu’il connaît bien, c’est la troisième fois qu’il la suit. La première fois en débarquant de l’Amazone, le vendredi 20 mai, puis exactement deux mois plus tard, pour reprendre le train du nord. Et maintenant… J’avance le long de la rue étroite, comme si je touchais au but, que tout allait s’éclairer. Comme si j’allais trouver le Disparu, une trace, un signe, une fleur tremblotant dans le vent d’une cour, un arbre sous lequel il s’est assis, un nom gravé sur une pierre. Chaque maison, chaque fenêtre, chaque porte est témoin.

Au bout de la rue, jouxtant l’ancienne prison des bagnards transformée en archives ou en musée, l’hôpital dresse ses grands murs de béton blanc coulés sur la poussière de la démolition. Il ne subsiste plus rien de l’ancien hôpital. J’ai erré sans but dans les couloirs, dans ce qui reste du jardin entre deux parkings. J’ai lu l’inscription: «Ici, le poète… termina son aventure terrestre.» L’amphithéâtre Arthur-Rimbaud. Dans la salle des pas perdus, un Arabe vêtu d’un jogging-pyjama, pieds nus dans des sneakers blancs, écoute son transistor. Son visage est émacié, creusé par la souffrance. Il porte lui aussi une petite moustache, et ses cheveux sont coupés très court, comme un bagnard. Il écoute sa musique, et son regard est doux, rêveur, comme s’il était loin d’ici, dans les Aurès. «Allah Kerim!»

Et lui, l’autre, a-t-il boitillé jusqu’aux grands platanes de l’entrée, appuyé sur sa béquille, pour s’asseoir à l’ombre fraîche? A-t-il marché, appuyé au bras d’Isabelle, en se mordant la lèvre pour ne pas crier, jusqu’au bout du jardin, pour regarder la mer au loin, entre les toits de la ville et les collines, confondue à la taie laiteuse du ciel?

C’était le même été, il y a de cela quatre-vingt-neuf ans, quand Léon et Suryavati se sont effacés de la mémoire des Archambau, comme s’ils entraient dans un autre monde, de l’autre côté de la vie, séparés de moi par une mince peau qui les rend invisibles. Ils n’ont jamais été aussi près de moi qu’en cet instant.

J’avais faim. Je me sentais libre. Je respirais l’air torride, je goûtais à l’ombre légère des grands platanes centenaires. En quittant l’hôpital, j’ai acheté une boule de pain chez Paniol, et j’ai redescendu la longue rue qui serpente jusqu’à la gare.

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