L’empoisonneur

Je pense à la mer à Aden, telle que l’a vue mon grand-père, avec Suzanne et Léon, du pont de l’Ava, le matin du 8 mai 1891, la mer lisse comme un miroir sous un ciel sans nuages. Il fait déjà une chaleur de four à huit heures, quarante et un degrés à l’ombre, ce qui, paraît-il, est une avance sur la saison prochaine. J’imagine les voyageurs sur le pont supérieur, ceux qui ont le privilège des chaises longues et de la brise molle qui ride l’eau, et les autres, les immigrants, les marchands arabes, couchés à même le plancher du pont inférieur, étouffant sous les coursives.

Qu’est-ce qui a poussé Jacques et Léon à monter à bord de la baleinière qui fait le va-et-vient avec le rivage? Le paysage écorché de la baie, la pointe du Steamer, la colline nue surmontée du mât des signaux, la courbe du Crescent, la rangée des bâtisses blanchies à la chaux terminée par l’édifice pompeux de la Compagnie du Télégraphe, et au milieu de la baie, cette digue avortée, un ponton en ruine fait de troncs et de blocs de lave le long duquel sont arrimés les boutres des pêcheurs.

Peut-être l’ennui, cette impression d’être prisonnier à bord de la ville flottante, l’escale interminable de quarante-huit heures tandis que le second commandant surveille le débarquement des marchandises, l’aller-retour du chaland qui emporte jusqu’au ponton les sacs de farine et de pommes de terre, les cageots de pommes, les coupons de cotonnades anglaises, les précieux pains de savon.

La baleinière est un grand canot rapide monté par six marins somalis. Elle appartient au port et peut charger une quantité importante des marchandises les plus fragiles, des outils, des médicaments. Jacques s’est assis à la proue, sur un des bancs, comme il convient à un médecin vêtu de son impeccable complet gris, coiffé de son panama. Léon est nu-tête, en chemise, juché sur les caisses. Il regarde l’eau qui glisse le long de la coque, bleu métal, pareille à un lac, et la ligne noire de la côte toute proche.

Suzanne n’est pas venue. Elle souffre de la chaleur depuis Suez. Cette nuit l’étouffait. Elle a voulu rester sur le pont jusqu’au matin, malgré les moustiques qui venaient de la côte. Le vent passait sur le navire et brûlait ses paupières comme une fièvre. Au matin, elle a touché le bras de Jacques endormi à côté d’elle, sur le bois du pont. «Sens cela, respire… C’est délicieux!» L’Ava était entré dans la baie d’Aden sans qu’ils s’en rendent compte. Maintenant la brise de la terre arrivait avec l’aube, apportant la fraîcheur et l’odeur du désert. «Je voudrais tant qu’on reparte, qu’on soit à nouveau en mer.» Suzanne est impatiente depuis qu’ils ont pris le train de Marseille. L’Ava, cette coupole de fer boulonnée qui vibre et sent la graisse, lui donne mal au cœur. Les escales ne l’intéressent pas. Ce qu’elle attend, c’est Maurice, les pics aigus que Jacques lui a décrits, qui montent au-dessus de l’horizon, qui accrochent les nuages. Ce pays qu’elle voulait le sien.

Cette nuit, dans la mer Rouge, elle regardait les étoiles. Le ciel était couleur d’indigo. «C’est si beau…» Jacques lui disait le nom des constellations, il lui a montré l’étoile la plus brillante près de l’horizon: Aldebaran. Il lui a même dit son nom indien, Rohini, qu’il a gardé depuis l’enfance.

Maintenant, elle s’est endormie dans la cabine, toute nue sous le drap mouillé de sueur. Quand ils sont partis, elle a embrassé Léon, elle a dit: «Ne va pas te perdre!»

À l’avant du canot, Léon a les yeux qui brûlent, lui aussi. Le soleil a déjà noirci la peau de son visage, ses mains. Avec ses cheveux bouclés, il doit ressembler à un jeune mousse indien. Lui aussi est impatient d’arriver, de toucher la terre où il est né. C’est comme cela que je l’imagine, ses yeux noirs comme le jais, où brille l’étincelle. Non pas le regard mélancolique des Archambau, mais la fièvre qui brûlait l’Eurasienne, la soif d’aventure.

Le rivage est une longue avenue poussiéreuse qui se courbe jusqu’à la pointe du Steamer, au soleil levant. Au-dessus des bâtiments commerciaux, douanes, entrepôts, hôpital, commence la lèvre noire du cratère. Plus loin, dans une brume grise, apparaissent les premières collines désertiques de l’Arabie, coupées à la hache, couleur de sable, avec par endroits la longue bande blanche d’un affleurement argileux. La chaleur est extrême. Il est à peine huit heures trente et déjà l’atmosphère tremble au-dessus de la ville, sur les quais poussiéreux. Les portefaix ont commencé à décharger le chaland, empilent les caisses sur la route, devant le ponton. Il y a de la poussière partout, des mouches. Des fausses guêpes géantes bourdonnent autour des cageots de pommes. Un peu en retrait, les porteurs attendent avec leurs charrettes à bras. Ce sont de grands Noirs Issas, vêtus seulement de pagnes en haillons, leurs corps recouverts d’une fine pellicule qui ressemble à de la farine. Derrière eux, à l’abri de grands parapluies noirs, il y a les silhouettes des hommes qui représentent à Aden la civilisation — ce qui en tient lieu: commerçants arabes dans leurs gandouras blanches, officier de santé anglais, et quelques représentants des maisons européennes, Luke Thomas, Peninsular & Oriental, et les Messageries maritimes.

Jacques et Léon marchent sur le quai. Un homme doit avoir attiré leur attention, par son aspect étrange, même dans un lieu aussi éloigné. C’est un homme corpulent, la cinquantaine, vêtu d’une veste noire et d’un pantalon gris, portant gilet, col dur et cravate malgré la chaleur. Il est aussi le seul à ne pas s’abriter sous un parapluie. Il est coiffé d’un chapeau de paille à large bord et d’un mouchoir qui protège sa nuque. Mais ce qui attire le regard de Jacques et de Léon, c’est sa barbe. Une barbe hors de l’ordinaire, longue, large, opulente, d’un noir de charbon où brillent des fils d’argent. L’homme, un peu à l’écart des commerçants arabes, surveille la scène du débarquement en caressant sa barbe. Lui, en revanche, n’a pas accordé un regard à ces deux voyageurs descendus de l’Ava pour se dégourdir les jambes.

Les commerçants reconnaissent leurs caisses, les examinent avec le second commandant de l’Ava, puis ils donnent des ordres, sans hausser la voix, ordres répercutés aussitôt par un contremaître — un sirdar, a dû penser Jacques — qui répartit les charges, expédie les charretiers le long de l’avenue jusqu’aux entrepôts.

Il règne à cette heure une certaine agitation sur le port, qui doit contraster avec le vide du ciel et la torpeur de la nuit, troublée seulement par les hurlements des chiens. Avec tout cela, les enfants à demi nus qui courent entre les caisses, dans l’espoir de capturer un fruit qui s’échapperait d’un cageot. Ils ont formé un ballet autour de Jacques pour lui réclamer un sou. Ils crient: «One thaler! One thaler!» Ou peut-être: «One dollar!» Jacques distribue quelques centimes et les enfants s’enfuient en piaillant.

Pour leur échapper, ou dans l’espoir de trouver un air plus frais, Jacques et Léon ont marché le long de la baie, jusqu’au départ du sentier de mulet qui grimpe vers le haut du promontoire, vers les carrières. Assis à l’ombre du bâtiment de la Peninsular & Oriental, ils contemplent le paysage de la rade où est mouillé l’Ava immobile et noir.

N’était-ce le filet de fumée qui s’échappe de la haute cheminée, on pourrait croire une épave.

De l’autre côté de la presqu’île, il y a la falaise du volcan, le bord effondré du cratère. Quand le bateau est arrivé, à l’aube, Jacques s’est levé sans bruit, il a marché sur le pont jusqu’à la dunette. Le commandant Boileau était appuyé sur le garde-corps, il a montré à Jacques l’énorme rocher sortant de la mer: «Ceci, monsieur, est le djebel Shum Shum, sans doute le rocher le plus célèbre du monde, après celui de Gibraltar.» Il a ajouté: «Et tous deux sont anglais.»


Il y a quelque chose à la fois d’admirable et de maléfique dans le silence d’Aden, qui doit troubler Jacques et Léon, comme le passage d’une épreuve incompréhensible.

Après la fièvre du départ — la fourmilière des quais de Marseille, le tohu-bohu de la gare et des trains, la clameur des vapeurs démarrant dans le vent froid d’avril, et la promiscuité du voyage — la rade d’Aden, avec cette montagne noire et l’eau lisse de la baie, donne un sentiment d’immensité inhumaine qui fait battre le cœur de Léon, trouble son regard. Pour Jacques, cette escale n’est qu’un moment sur la route du retour. Peut-être se souvient-il de tout cela, les quais poussiéreux, l’odeur de l’huile, le mouvement des pirogues. Mais pour Léon, c’est la première fois. Ici commence tout ce qu’il est venu chercher, la nouveauté, la rupture avec la pension de Rueil-Malmaison, l’oubli de l’enfance. Ici commence la mer dont lui parlait Jacques, cette mer qu’on voit à Anna, qui bouillonne et bat en côte à Eau-Bouillie. Cette impression d’être sur un radeau détaché du reste du monde. C’est cela sans doute qui brille dans le regard de Léon, comme un mystère qu’il ne peut pas comprendre, dans la mer, la lumière trop forte, la chaleur du désert. Il pense qu’il est presque arrivé, il est à la porte en quelque sorte, il est en train de franchir le dernier seuil avant de trouver sa terre. Sur un calepin de croquis entoilé, que Jacques lui a offert avant de partir, Léon dessine ce qu’il voit, le croissant de la baie, la pointe du Steamer, les bâtiments blancs, les silhouettes des débardeurs, le ponton où le chaland est amarré, au milieu des canots et des pirogues des pêcheurs, et au loin, la montagne noire, hérissée, pareille à une ruine. Sur une autre page, avec soin, il fait le portrait de l’Ava, immobile au centre de la rade, entouré des voiles des boutres.


Le va-et-vient du chaland s’est arrêté. Le quai, un instant animé, est redevenu vide. Le soleil continue à briller, et Jacques et Léon ont quitté l’abri de l’entrepôt pour marcher jusqu’à la pointe. Le premier édifice est le Grand Hôtel, une maison à étage au toit de zinc, un peu en retrait au fond d’un jardin desséché. Plus loin, commence la série des maisons commerciales, simples cubes de basalte chaulés à toits plats, et parmi celles-ci, l’hôtel de l’Europe, faux palais inachevé. À l’ombre des portiques de stucs, Jacques reconnaît l’homme qu’ils ont aperçu tout à l’heure sur le quai, vêtu de sa redingote noire et de son pantalon gris, caressant sa barbe de prophète.

Comment a-t-il su que Jacques est médecin? Sans doute en questionnant le second commandant Sussac, tout en feignant l’indifférence vis-à-vis de tous ceux qui ne descendent ici que le temps d’une escale. S’est-il seulement présenté? De toute façon, son nom ne peut rien signifier pour Jacques ni pour Léon. Ils ne l’ont même pas entendu.

L’homme parle aimablement, dans un français irréprochable, sans accent, mais avec cette pointe d’affectation des provinciaux. Il s’adresse à Jacques comme s’il était privé de tout contact avec ses contemporains depuis des mois. Après une ou deux banalités, il parle des difficultés politiques, depuis l’assassinat de l’empereur Jean et la rébellion de Ménélik contre le gouvernement italien. Son magasin est une grande salle sombre, bruissante de mouches, mais il y fait frais. Jacques s’est assis sur une chaise pour parler avec le négociant, tandis que Léon reste au-dehors, à regarder le mouvement des porteurs sous la galerie. Dans l’arrière-boutique, Jacques aperçoit les employés arabes ou indiens, occupés à déballer et classer les marchandises. Il y a une caisse de vins de France, et d’une autre, un employé extrait une machine à coudre comme s’il s’agissait d’un trésor. Le marchand semble très fier de cette acquisition. «J’espère en vendre en quantité en Abyssinie.» Puis il parle d’un homme, un de ses associés, un Français, qui se trouve en ce moment à l’hôpital général de la pointe du Steamer, en attendant d’être rapatrié à Marseille. Il dit: «Il est très mal, l’Amazone ne sera là que dans deux jours, je ne sais pas s’il pourra attendre jusque-là.» Jacques ne dit rien. Il doit être sur ses gardes. Il comprend maintenant que le négociant ne l’a abordé que pour cela, pour lui parler de son associé à l’hôpital, pour savoir à quoi s’en tenir. Il a horreur des consultations improvisées, et il n’a pas la moindre envie d’aller jusqu’à l’hôpital pour voir un mourant, fût-il un compatriote. Il fait si chaud, cette visite risque d’annuler tout le bienfait de cette matinée passée sur les quais de la pointe. Et puis Suzanne doit l’attendre. Mais le négociant est insistant, et c’est difficile de refuser. Jacques se dit qu’il prétextera le départ proche de l’Ava pour s’excuser. Il veut renvoyer son frère par la baleinière, mais Léon demande à l’accompagner. Il restera à la porte.

Le négociant se met en route, toujours coiffé de son extraordinaire chapeau blanc. Jacques le suit de mauvaise grâce. Il n’a posé aucune question, il n’a même pas cherché à savoir le nom de cet infortuné qu’il va visiter.

Quand il entre dans l’étroite chambre surchauffée, il ajuste ses lunettes, du geste qu’il a appris à Saint-Joseph, pour se donner une contenance. Il est saisi par l’aspect du malade. C’est un homme encore jeune, très grand, d’une maigreur squelettique, étendu de tout son long sur le lit trop court pour lui. Son visage est émacié, la peau jaunie par le soleil tirant sur les os des pommettes et sur l’arête du nez. Son front est sillonné de rides profondes, taché de ces marques sombres que les peaux claires développent sous les tropiques. Mais ce qui saisit Jacques, c’est le regard de cet homme, un regard bleu-gris, froid, intelligent, chargé de colère. Le malade a reconnu le marchand, et avant que celui-ci ait pu prononcer une parole, il s’est redressé, sur la défensive, il le chasse: «Partez! Allez-vous-en! Je n’ai plus rien à vous dire!» Mais le marchand insiste, présente Jacques comme un médecin français en route vers Maurice, et l’homme ricane: «Que voulez-vous que ça me fasse! Emmenez-le, partez avec lui! Allez au diable!» L’accès de colère l’a épuisé, il retombe sur son oreiller.

Jacques est étonné que l’homme ne soit pas en tenue de malade. Il a gardé ses habits de voyage, un pantalon gris usé, taché de poussière, et une grande chemise écrue sans col, avec des boutons d’os sculptés, à la mode des Abyssins.

Ce qui retient Jacques de partir aussitôt, c’est l’expression de souffrance sur le visage du malade. Une de ses jambes est enveloppée d’un bandage jusqu’à mi-cuisse, mais l’autre pied est chaussé d’un lourd soulier en cuir noir, encore couvert de la poussière du chemin, comme s’il était prêt à sortir, à reprendre la route. À côté du lit, contre le mur blanchi à la chaux, une forte canne d’ébène est posée, et derrière la porte, tous ses bagages sont prêts: une sacoche de peau à bandoulière et une grande malle recouverte de cuir serrée par des sangles.

Le marchand s’est assis sur l’unique chaise de paille, au pied du lit. Il semble accablé par la chaleur et éponge sa nuque avec son grand mouchoir. Jacques est resté debout, devant la porte, comme s’il était prêt à s’en aller. Léon s’est approché, il est dans le couloir, sur le seuil de la chambre, sans oser entrer, il regarde. Le marchand énonce des propos banals sur la chaleur, la sécheresse, etc., auxquels l’homme renversé sur l’oreiller ne répond que par des grimaces, ou des monosyllabes, d’une voix d’insomniaque. La souffrance est perceptible ici dans chaque détail, sur le blanc de chaux des murs, dans l’étroite fenêtre aux volets mi-clos, la nudité du sol, et le lit aux montants de métal usé sur lequel l’homme est couché tout habillé, ses nerfs tendus, sa voix rendue rauque, comme un cri étouffé.

Son nom a-t-il été prononcé? Jacques l’a-t-il seulement entendu? Et s’il l’a entendu, pouvait-il reconnaître dans ce corps exsangue, brisé, raidi par la douleur, celui qui était entré un soir dans un bistrot du vieux Paris, il y a près de vingt ans, cet adolescent furieux qui menaçait le monde de ses poings, et dont le regard trouble avait rencontré le regard d’un petit garçon de neuf ans? Ce garçon étrange, que le poète Verlaine avait entraîné au-dehors, dans la nuit, et qui avait disparu en proférant ses malédictions, et dont l’oncle William avait dit seulement: «Rien… Un voyou.»

Maintenant j’imagine Jacques debout dans la pièce chauffée à blanc par le soleil, la chambre nue où gît le même garçon, devenu homme, son visage aiguisé par la douleur. Peut-être à un moment Jacques a-t-il reconnu quelque chose, la lueur bleu d’acier du regard, ou la moue de la bouche, sous la moustache, cette lèvre inférieure mince et comme mordue de colère, ou bien les mains, ces mains larges et noueuses de paysan, usées, tachées par le soleil, ces mains qui avaient menacé et repoussé le garçon du bistrot qui voulait le chasser.

Le marchand n’a pas abandonné son idée de faire examiner le malade. Il se penche vers lui, il lui dit quelques mots à voix basse, métis l’homme refuse avec véhémence. Sa voix est sèche, à la fois grave et étouffée, ses paroles sont hachées, incohérentes. Il parle d’un complot, des médecins qui veulent l’amputer, et en même temps de ses affaires, de l’argent qu’on lui a volé, en Afrique, du dourgo qu’il faut payer à Ménélik pour que ses sbires n’attaquent pas les caravanes. Il parle des chiens qui le rendent fou, qui rôdent autour de l’hôpital, autour de lui, nuit et jour. Tout d’un coup il se calme. Il a une sorte d’ironie: «D’ailleurs, c’est complètement inutile de déranger ce monsieur. Je vais beaucoup mieux depuis que je suis couché.»

Dans la chambre étroite, la chaleur est encore montée, elle dilate l’air, elle appuie sur les murs. Jacques regarde la sueur qui perle sur le front du marchand, qui coule sur ses joues et mouille sa longue barbe. Visiblement le marchand est mal à l’aise, il cherche un moyen de se retirer. Il s’éponge avec son mouchoir, manie fébrilement un éventail indien en bois de santal.

Sur son lit, le malade ne semble pas s’en apercevoir. Son visage émacié reste sec, il n’y a pas de trace de sueur dans ses mains, ni dans ses cheveux coupés ras. Son regard brille avec une force qui étonne Léon. Lentement, il est entré dans la chambre, il s’est approché du lit. Jacques aussi semble fasciné par la scène, comme s’il y avait quelque chose d’irrésistible. L’homme continue à parler tout seul, de ses marchandises imaginaires, des yards de coton anglais, des pelotes de fil djano indigo, le Lune, le Turkey red, le musc de civette, le Zebad, le café, surtout, le maudit café! Léon écoute ces mots étranges, que l’homme énumère comme si c’étaient les noms les plus importants du monde, et puis ces dates, les départs de caravanes tels des mirages, avril, mars, les jours à venir ou les jours passés, tout se mélange, il énumère des prix, des chiffres, il parle de dents, de fusils, ou de thalers, tout cela de la même voix saccadée, monotone, comme s’il énonçait un incompréhensible problème d’arithmétique. Lorsque le marchand se lève de sa chaise pour l’interrompre, le malade hausse la voix, avec un timbre qui devient métallique, menaçant, et sa main fait un geste coupant, frappe le bord du lit.

Le marchand veut encore lui parler de sa santé, mais l’homme crie: «Oui, je sais, vous avez tous juré de me couper cette jambe!» Il s’est redressé à nouveau sur le lit, ses yeux étincellent de colère. «Mais je compte revenir chez moi entier. Je dois me marier en France, comptez-vous que je trouve une femme en unijambiste!»

Il retombe sur l’oreiller. Il est très jaune, ses mains reposent de chaque côté du corps, comme un gisant. Le marchand ne peut en supporter davantage. Il s’est enfui, sans même saluer Jacques et Léon qui restent debout au milieu de la chambre.

«Avez-vous très mal? Voulez-vous que je vous prescrive de l’opium?» Il y a quelque chose d’étrange dans la voix de Jacques, quelque chose d’autre que le ton du médecin.

L’homme le regarde un instant avec attention, en le scrutant de ses yeux gris, comme s’il cherchait un souvenir. Il regarde aussi le jeune garçon très brun debout devant la porte ouverte. Peut-être durant ce bref instant, il se passe quelque chose, un voile qui atténue la dureté des iris, une hésitation, une mélancolie. L’homme ne répond pas, il se laisse aller en arrière, il ferme les yeux. Il dit enfin, d’une voix presque basse, fatiguée: «J’ai soif. Je voudrais un peu d’eau.» Ce qu’il demande, c’est l’eau des sources de son pays natal, l’eau de Roches, l’eau de jouvence, et non pas cette eau des puits alcalins d’Aden, l’eau fade et morte des chaudrons de désalinisation de l’hôpital. Et comme il ne peut l’obtenir, il ferme les yeux et se laisse aller à son rêve.


Il est midi déjà, Suzanne doit s’impatienter, scruter les mouvements des yoles dans la rade. L’Ava a terminé de décharger ses caisses et ses barriques, la trépidation des machines a légèrement augmenté. C’est une vibration sourde qui vient jusqu’à la chambre de l’hôpital. La pointe du Steamer est une île, écrasée sous le poids du soleil. Les murs chaulés et le toit de zinc de l’hôpital brillent d’une lumière ondoyante, et au loin, Suzanne voit les étendues blanches des salines, les montagnes de l’Arabie. Le commandant Boileau lui a dit tout à l’heure: «Bonne nouvelle. Nous pourrons lever l’ancre ce soir.» Est-ce qu’il a confié à Suzanne ce qui le réjouit tant, la perspective de cette escale impromptue à Zanzibar, son rendez-vous secret avec la femme d’un officier, pour laquelle il veut braver la menace d’épidémie et l’interdiction des Messageries? Mais Suzanne est impatiente, elle aussi, elle n’a pas songé à lui poser des questions.

Dans l’hôpital, Jacques s’apprête à partir, il prend Léon par le bras, mais le jeune homme résiste, il veut rester. Au contraire, il s’est rapproché du lit, il regarde le visage de l’homme endormi. Ce ne sont pas les divagations du malade qu’il a entendues, mais les mots qui bondissaient, dans le cahier où Jacques avait recopié les poèmes, peut-être seulement à cause de Verlaine.

Libre, fumant, monté de brumes violettes,

Moi qui trouais le ciel rougeoyant comme un mur

Qui porte, confiture exquise aux bons poètes,

Des lichens de soleil et des morves d’azur.

Léon avait dix-sept ans, en 89, quand il a quitté Rueil-Malmaison avec le cahier dans la poche de son manteau. Ces vers qui ne s’adressaient qu’à lui, rien qu’à lui, l’enfant en exil dans les rues de Paris, rêvant depuis toujours au retour, à l’île natale, au bruit du vent dans les filaos, à la prière des martins au crépuscule, à la mer en fusion chaque soir du côté d’Anna.

Mais comment aurait-il pu reconnaître le poète disparu dans ce grand corps jeté sur le lit d’hôpital, ce corps léger, brisé par la douleur, avec cette jambe emmaillotée qui répand dans la pièce une odeur de mort? L’homme a rouvert les yeux. Il est plus calme. Il a une voix ferme:

«Quand partez-vous?

— Dans quelques heures.»

Il semble réfléchir.

«S’il n’y avait pas cette maudite jambe, je partirais bien avec vous.»

Il se redresse sur son lit. Jacques pense qu’il doit avoir le dos et les fesses couverts d’escarres. Pour déplacer un peu sa jambe gauche, il est obligé de la prendre à deux mains, comme un objet inerte. Le pantalon gris a été coupé à mi-cuisse pour laisser place au pansement énorme qui va du genou jusqu’au pied. «Maudits médecins, ils ont juré qu’ils auraient ma peau!» Il grommelle des noms, Nouks, Steppen, le chirurgien de l’hôpital. Il voudrait qu’on le transporte à l’hôtel, sur le Crescent.

«Voulez-vous que je vous examine?» Jacques s’est résolu à la question. Mais l’homme refuse. Il a toujours le même geste tranchant de la main. «Non, non, ce n’est pas la peine.» Il en parle comme d’une chose secondaire. Jacques s’apprête à s’en aller, mais le malade s’est redressé tout à fait, il y a un désarroi dans son regard. Comme s’il voulait gagner un instant encore sur la douleur et la solitude.

Il pose des questions, d’une voix inquiète, pour retenir ces deux inconnus, ce jeune médecin timide et ce garçon aux yeux sombres qui lui rappelle les bergers de Harrar. Mais ce ne sont pas même des questions, il n’attend pas les réponses, il parle de la situation politique, en France, du massacre de Fourmies, de la montée de l’anarchie. Il parle du Tonkin, de la conquête du Congo, du Sangha où il voudrait installer un comptoir. Il dit pis que pendre de Ménélik, de tous ceux avec qui il a fait des affaires, Bardey, Savouré, Deschamps, Tian qui le rationne, Ilg qui le trahit. Le seul qu’il épargne est l’explorateur Borelli, avec qui il a voyagé. Jacques s’irrite, mais Léon écoute avec une sorte de fascination le délire raisonné de cet homme, sa voix monotone, agressive. Puis l’homme se laisse aller à nouveau à la rêverie. Il parle de ce qu’il aime, de la route d’Ankobœr, la montagne du pays tchertcher, oborrah, mindjar, la ville secrète d’Antotto. Le froid de la nuit, la glace sur le bord du chemin à l’aube, qui craque sous les sabots des chevaux. Dans la chambre où règne un air surchauffé, rouge de poussière, il rêve tout haut de Harrar, du ciel bleu et glacé de l’hiver. Et sans transition, il est à Roches, dans la maison familiale, près de sa mère et de sa sœur, avec l’eau qui gèle à l’étage, sur la toilette de sa chambre, et par la fenêtre il voit le brouillard qui descend sur les champs, il entend le cri des corneilles.

Jacques s’est retiré sur la pointe des pieds. Il attend un instant dans le couloir. Non loin de la porte, il y a un jeune homme d’une vingtaine d’années, un jeune Noir d’Erythrée, vêtu de la même chemise écrue sans col et d’un pantalon blanc. Il est debout, appuyé contre le mur, il regarde passer Jacques sans rien dire.

Dans la chambre, le malade a cessé de délirer. Il est renversé sur l’oreiller, son visage fait une tache sombre et grise dans toute cette blancheur. Léon s’est approché du lit pour le regarder. L’homme a maintenant une expression de douceur sur son visage, tous ses traits sont au repos. Peut-être qu’il voyage dans son rêve d’eau et de matins de glace, et qu’il oublie la douleur qui règne dans la chambre de l’hôpital et continue de briller d’une lueur rouge comme un reflet de braise.

Cet après-midi, Jacques est de retour à bord de l’Ava. Le navire n’a pas terminé les manœuvres, finalement il ne repartira que demain à l’aube. Épuisé par la matinée à la pointe du Steamer, Jacques s’est couché dans l’étroite cabine, sur la couchette dure, enlacé à Suzanne. Ils ont fait l’amour longuement, leurs corps trempés de sueur dans la pénombre rouge. Léon est resté au port. Il parcourt les rues vides, son carnet de croquis à la main, sans rien trouver à croquer. Peut-être que ce sont les feuilles blanches qui rendent mieux compte de ce qu’est le cratère d’Aden.

Je peux imaginer cet après-midi lourd, étouffant, la lumière rouge entre les parois de la cabine, le hublot entrouvert voilé par le rideau fané. Il me semble que je porte en moi la mémoire de cette journée, comme le moment où mon père a été conçu. Le poids de la chaleur sur leurs corps, le goût de la sueur, les coups démultipliés de leurs cœurs, comme s’ils avaient plongé ensemble jusqu’au fond d’un puits de feu. J’ai toujours rêvé d’avoir été conçu sur un bateau, en rade d’une ville du bout du monde, à Aden.

Jacques n’a pas parlé de Rimbaud. Il n’a certainement même pas imaginé qui était ce malade émacié, étendu sur le lit de l’hôpital, tout habillé et chaussé comme un voyageur qui n’arrivera nulle part. Il a dit seulement à Suzanne: «Je viens de voir un homme qui va mourir.» Suzanne l’a regardé avec étonnement. Jacques ne parle jamais de ce qu’il a vu, à Londres, à l’hôpital Saint-Joseph, à Eléphant & Castle. Elle demande: «Et Léon? — Il est resté là-bas. Il m’a dit qu’il reviendrait par le dernier canot.»

Il me semble que je le vois marcher, le long du Crescent. Le soleil est à la verticale. Les ombres sont des taches d’encre sur le sol, les murs sont éblouissants. Qu’est-ce qui attire Léon à nouveau vers l’hôpital général, le long des couloirs étouffants où bourdonnent les guêpes, jusqu’à la chambre étroite où l’homme malade est allongé, son visage furieux, tendu, avec ce regard bleu-gris qui ne cille pas, qui ne faiblit pas? Le déchargement du chaland est terminé, tous les magasins sont fermés, les quais déserts. Les commerçants sont occupés à déjeuner. Les marins dorment, à l’ombre des voiles molles des boutres amarrés, les portefaix se sont groupés sous les portiques, le long de la baie, ils jouent aux dés, ils fument des pipes de haschich.

Léon marche devant eux, jusqu’au dépôt de charbon des Messageries, plus loin encore, jusqu’à la maison Luke Thomas. Sur la route poussiéreuse avance une seule carriole tirée par des mules étiques, vers Maala, vers le cratère.

C’est la seule manifestation de vie. Il n’y a ici ni oiseaux ni insectes. L’eau de la rade est d’un bleu lisse et noir sur lequel la silhouette de l’Ava semble un palais de métal inondé. Un peu avant la fin de la baie, Léon a vu les chiens. Ils sont toute une meute, au loin, sortis d’entre les bâtisses vides, marchant obliquement, leur museau au sol, faméliques, couleur de poussière, pareils à des fantômes. Quand Léon se retourne, les chiens se cachent derrière des pans de murs. Puis ils recommencent à marcher, ils le suivent, ils se rapprochent insensiblement. Tout d’un coup, Léon sent la peur. C’est d’eux que l’homme malade parlait dans son délire. Les chiens errants, affamés, enragés, qui encerclent la ville, qui entrent dans les cours, qui rôdent jusque sous les fenêtres de l’hôpital. Les chiens de Harrar, auxquels il jetait chaque soir des morceaux empoisonnés.

Quand Léon entre à nouveau dans la chambre, Rimbaud ne le reconnaît pas. La chaleur suffocante, la poussière, la douleur emplissent la chambre d’une lueur rouge et vert comme une flamme. Assis sur la chaise de paille, à la place qu’occupait ce matin le marchand, il y a le jeune Noir galla, mince et long comme une liane dans ses vêtements trop grands. Il porte sur ses joues d’étranges marques à la limaille de cuivre. Léon veut s’approcher, mais le Noir se lève et l’empêche d’avancer, sans rien dire, juste en étendant un bras. Il le regarde de ses yeux jaunes, tranquilles, indifférents. Sans doute croit-il que Léon est un de ces médecins venus couper la jambe de son maître.

Au fond de la chambre, dans la pénombre luisante, le malade délire. Non pas en criant, mais de la même voix monocorde avec laquelle il faisait ses comptes, de la même voix métallique.

Immobile, renversé sur l’oreiller, les bras allongés le long du corps, sa jambe gauche jetée sur le côté, comme s’il avait essayé de se lever. «Ils sont là, devant la fenêtre. Je l’avais prévu. Chaque jour ça recommence, et personne ne fait rien. Écoutez! Ils sont là, devant la fenêtre.»

En effet, dans le silence de la ville morte, Léon entend distinctement les cris rauques, les grondements. Ce sont les vrais maîtres d’Aden, ils l’encerclent et la pénètrent, fantômes couleur de sable, sortant des collines sèches, des ravines, errant le long du rivage en quête de nourriture. Les chiens l’ont suivi jusqu’ici, venus du fond des montagnes de l’Abyssinie, des rues froides de Harrar, jusqu’au rocher abandonné, les chiens qui enlèvent les petits enfants et déterrent les morts.


Jusqu’au soir, Léon marche dans les rues de la pointe du Steamer, à la recherche de quelque chose, son carnet de croquis à la main. Est-ce que lui, l’adolescent, a su percer l’identité vraie du commis voyageur mourant dans la chambre de l’hôpital général? Comme s’il avait pu deviner, dans ce corps rongé par la douleur et la sécheresse, la grâce de l’enfant qui dansait les mots, son regard ironique qui voyait à travers tous les oripeaux, et sa fureur. Mais je me trompe. Léon ne l’a pas reconnu. Personne ne pouvait le reconnaître. Seuls les chiens l’ont su, ont identifié son odeur, comme s’ils étaient surgis des antres de la terre et qu’ils avaient accouru à un signal imperceptible pour chaque jour le torturer de leurs hurlements.


Le 9 mai à l’aube, les trépidations des machines ont réveillé Léon. Pieds nus, il marche sur le pont jusqu’au château arrière, pour regarder la côte d’Arabie qui glisse lentement dans l’ombre. Jacques doit être déjà là, appuyé au garde-corps, ses lunettes encore embuées de nuit Ensemble ils voient le rocher qui s’écarte, le pic noir de la pointe du Steamer où brille encore la lampe à pétrole de la balise.

De grands oiseaux de mer suivent le sillage, de leur vol nonchalant en poussant des cris mélancoliques. Déjà le jour éclaire le désert et la mer, une immense tache rouge au-dessus du cratère. Est-ce qu’ils pensent à cet instant à l’homme qui est resté dans sa chambre d’hôpital, son regard fixe brûlé d’insomnie, et qui doit entendre résonner la sirène de l’Ava dans le lointain? Suzanne vient enfin, vêtue de son peignoir japonais, elle se glisse entre eux, elle les entoure de ses bras, et ils oublient tout en sentant son corps tout chaud de sommeil.

Au moment même où l’Ava sort de la rade, surgit, irréelle, merveilleuse au-dessus de l’horizon, la silhouette du château et les deux hautes cheminées de l’Amazone.

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