9 Vers le Nid des Nids

Pendant toute la semaine, des messages de plus en plus urgents, relayés par les stations du nord et du sud, étaient parvenus à Salaman avec une intensité croissante.

Thu-kimnibol avançait à la tête de l’immense armée de Dawinno. Il n’était plus qu’à quelques jours de marche de Yissou, peut-être moins. Chacun des agents échelonnés sur le trajet avait souligné la terreur qu’inspirait la taille de l’armée d’invasion. Thu-kimnibol avait-il donc emmené tous les habitants de Dawinno en âge de combattre ? C’est un peu l’impression qu’avait Salaman.

Sur le front septentrional, l’armée du roi, composée de quatre cents hommes, s’était enfoncée en territoire hjjk, en suivant l’itinéraire de la petite colonie de Consentants.

Nous les avons trouvés, lui annonça enfin un message. Ils sont tous morts.

Puis un autre :

Nous devons repousser un assaut des hjjk.

Et un troisième :

Ils sont trop nombreux pour nous.

Et ce fut le silence.

— C’est la deuxième fois que le peuple des insectes attaque les nôtres sans provocation de notre part, déclara Salaman du haut de son pavillon en s’adressant à la multitude de ses concitoyens rassemblés sur la grande esplanade qui s’étendait au pied de la gigantesque muraille. Ils avaient exterminé les colons innocents que Zechtior Lukin avait guidés au cœur d’un territoire inoccupé. Et ils viennent de massacrer l’armée que nous avons envoyée pour porter secours à Zechtior Lukin et à ses fidèles. Nous n’avons plus le choix maintenant !

Un cri jaillit de mille poitrines.

— La guerre ! La guerre !

— Oui ! rugit Salaman. C’est la guerre ! La guerre totale menée par le Peuple tout entier contre cet ennemi implacable. Les hjjk menacent l’existence de notre cité depuis ses premiers jours. Mais maintenant, avec l’aide de nos alliés de Dawinno, nous mettrons leur propre territoire à feu et à sang, nous ferons d’eux de la chair à pâté, nous tirerons leur ignoble Reine à la lumière du jour et nous mettrons enfin un terme à Son abominable existence !

— La guerre ! hurla le peuple. La guerre !

L’après-midi du même jour, Salaman, qui avait regagné le palais royal, était assis sur le Trône de Harruel quand son fils Biterulve vint le voir.

— Père, je veux partir avec l’armée lorsqu’elle fera route vers le pays hjjk. Je t’en demande la permission, comme un fils doit le faire, mais je t’implore de ne pas me la refuser.

Salaman eut l’impression qu’une main lui étreignait violemment la poitrine. Jamais il ne se serait attendu à cela.

— Toi ? dit-il en considérant avec stupéfaction le pâle et frêle jeune homme. Que sais-tu de la guerre, Biterulve ?

— C’est ce que je craignais que tu ne me demandes. Tu sais que je fais depuis longtemps hors de la cité de longues promenades à dos de xlendi avec mes frères. Eh bien, ils m’ont également appris à me battre. Ne m’empêche pas de prendre part à cette guerre, père.

— Mais les dangers…

— Veux-tu faire de moi une femme, père ? Pire encore qu’une femme, car certaines seront recrutées dans nos unités. Devrai-je rester ici, avec les enfants et les vieillards ?

— Tu n’es pas un guerrier, Biterulve.

— Si, père.

L’insistance tranquille du jeune homme révélait une force de volonté que Salaman ne lui avait jamais connue. Il vit la colère flamboyer dans les yeux de son fils, il vit son amour-propre blessé. Et le roi se rendit compte que le doux jeune homme studieux l’avait mis dans une situation intenable. S’il refusait sa permission à Biterulve, il le dépouillait à jamais de ses privilèges princiers, ce qu’il ne pourrait pas lui pardonner. Mais s’il le laissait partir, son fils pouvait être victime de la lance d’un hjjk, ce que Salaman se refusait à envisager.

C’était impossible. Impossible.

Le roi sentit la colère monter en lui. Comment son fils osait-il lui demander de prendre une décision de ce genre ? Mais il parvint à se contenir.

Biterulve attendait, avec confiance, sans manifester la moindre crainte.

Il ne me laisse pas le choix, songea amèrement Salaman.

— Je n’aurais jamais imaginé que tu puisses avoir le goût de te battre, mon garçon, dit-il enfin en étouffant un soupir. Mais je vois que je me suis trompé sur ton compte. Très bien. Prépare-toi à partir en campagne, si tu ne peux pas faire autrement.

Il tourna la tête et lui signifia d’un geste brusque qu’il pouvait se retirer.

Le visage illuminé par un sourire radieux, Biterulve battit des mains et quitta la salle en courant.

— Allez chercher Athimin, ordonna le roi à l’un de ses gardes.

Quand le prince fut arrivé, Salaman s’adressa à lui d’un ton dur.

— Biterulve vient de me faire part de son désir de partir avec nous pour la guerre.

— Je suppose que tu vas l’en empêcher, père, dit Athimin en écarquillant les yeux.

— Non, il partira avec ma permission. Il m’a dit que je ferais une femme de lui en l’obligeant à rester à Yissou. Soit, il partira. Mais je veux que tu le protèges, que tu sois son ange gardien. S’il perd un seul doigt, je ferai trancher trois des tiens. C’est compris, Athimin ? J’aime tous mes fils autant que moi, mais je tiens à Biterulve comme à la prunelle de mes yeux. Reste à ses côtés sur le champ de bataille. Constamment.

— Tu peux compter sur moi, père.

— Et assure-toi qu’il revienne sain et sauf de la guerre. Sinon, je te conseille de rester chez les hjjk plutôt que de reparaître devant moi.

Athimin le regarda d’un air ébahi.

— Il ne lui arrivera rien, père, dit-il d’une voix rauque. Je te le promets.

Il sortit sans rien ajouter et faillit se heurter à un messager hors d’haleine qui arrivait en courant.

— Que se passe-t-il ? rugit Salaman.

— C’est l’armée de Dawinno, sire, dit le messager. Elle vient d’arriver à la hauteur des bosquets d’arbres-lanternes. Elle sera dans deux heures aux portes de la cité.


— Regarde là-bas, dit Thu-kimnibol. Le Grand Mur de Yissou.

Sous le ciel pourpre et or, une bande d’un noir profond s’étirait à l’horizon sur une invraisemblable distance et s’incurvait aux deux extrémités pour se fondre dans le demi-jour. Cette bande sombre aurait pu être un nuage bas, mais il n’en était rien, et sa masse était si écrasante qu’il était difficile de comprendre comment le sol pouvait résister à ce poids inimaginable.

— Est-il réel ? demanda Nialli Apuilana au bout d’un long moment. Ou bien est-ce une illusion de nos sens, un tour que nous joue Salaman ?

— Si c’est un tour de Salaman, dit Thu-kimnibol en riant, il se l’est joué à lui-même. Non, Nialli, le mur est on ne peut plus réel. Pendant deux fois plus d’années que tu n’en as passé sur terre, il a investi toutes les ressources de sa cité dans la construction de cet ouvrage. Pendant que nous bâtissions des ponts et des tours, des routes et des parcs, Salaman édifiait son mur. Un mur unique, destiné à demeurer éternellement. Quand Yissou aura atteint l’âge de Vengiboneeza et ne sera plus depuis longtemps que ruines, ce mur se dressera encore ici.

— Il doit être fou, non ?

— Très probablement. Mais il n’en est pas moins fort et rusé. Ce serait une énorme erreur de le sous-estimer. Il n’y a pas sur notre planète quelqu’un d’aussi fort et d’aussi résolu que Salaman. Ni d’aussi fou.

— Cela m’inquiète un peu d’avoir un fou pour allié.

— Mieux vaut avoir un fou pour allié que pour ennemi, dit Thu-kimnibol.

Il se retourna et fit un signe aux conducteurs des premières voitures qui s’étaient arrêtées derrière la sienne. Ils se remirent en route sur le sol montant en pente douce et menant au plateau sur lequel l’invraisemblable rempart s’élançait à la rencontre du ciel. Nialli Apuilana apercevait de minuscules silhouettes au sommet du mur, des guerriers dont les lances se dressaient comme des soies noires à la lumière incertaine du crépuscule. L’espace d’un instant, elle s’imagina que c’étaient des hjjk, que les insectes avaient pris possession de la cité. L’étrangeté du décor permettait de donner libre cours à sa fantaisie. Elle se surprit encore à songer que le mur, malgré ses dimensions colossales, était simplement posé sur sa large base, qu’il était en équilibre instable et que le plus léger souffle du vent suffirait à le renverser, qu’il avait déjà commencé de basculer lentement dans sa direction tandis que la voiture continuait de s’en approcher. Nialli Apuilana sourit. C’est complètement idiot, se dit-elle. Mais tout semblait possible dans la Cité de Yissou. Le grand mur noir semblait sorti tout droit d’un rêve, mais d’un rêve qui n’avait rien d’agréable.

— Quand j’étais petit, dit Thu-kimnibol, ce n’était qu’une palissade. Et pas très solide. Les hjjk l’auraient prise d’assaut en un instant, si nous n’avions pas trouvé le moyen de les repousser. Par tous les dieux, nous nous sommes bien battus ce jour-là !

Il s’interrompit et garda le silence. Il semblait plongé dans ses souvenirs.

Nialli appuya son épaule contre son grand corps rassurant et essaya de se représenter ce qui s’était passé quand les hjjk étaient arrivés à Yissou. Elle vit le jeune Samnibolon, celui qui devait par la suite prendre le nom de Thu-kimnibol, déjà grand et costaud, infatigable, brandissant ses armes comme un homme et frappant inlassablement les nuées de hjjk dans le crépuscule ensanglanté tandis que les ombres s’allongeaient démesurément. Oui, elle le voyait distinctement, ce garçon d’une stature héroïque devenu un homme d’une stature tout aussi héroïque. Luttant infatigablement contre les envahisseurs qui menaçaient la cité nouvellement fondée par son père. Et elle sentit un frisson d’excitation la parcourir en l’imaginant dans le feu de la bataille.

Le belliqueux petit Samnibolon était devenu le belliqueux Thu-kimnibol ; ils étaient tout l’opposé du doux Kundalimon, le frêle et timide porteur de l’amour de la Reine et de la paix de la Reine. Nialli avait aimé Kundalimon, c’était indiscutable. Et, d’une certaine manière, elle l’aimait encore. Et pourtant… pourtant, quand elle regardait l’imposant Thu-kimnibol, elle se sentait emportée par un amour et un désir irrésistibles. Elle y avait succombé pour la première fois sur le champ de manœuvre, à son grand étonnement et à sa profonde joie. Et là, sous l’écrasant rempart de la cité de Salaman, cet amour semblait plus fort que jamais. Elle connaissait Thu-kimnibol depuis l’enfance, et pourtant elle se rendait compte qu’elle ne l’avait jamais vraiment connu avant ces dernières semaines où ils s’étaient si bizarrement rapprochés.

Toute sa vie, songea-t-elle, il a attendu l’occasion de combattre de nouveau ; et cette occasion va enfin se présenter. Elle comprit soudain que ce qu’elle aimait en lui, c’était cette force, ce caractère entier qui le caractérisait depuis l’enfance, quand le mur de la cité n’était encore qu’une pauvre palissade.

Son amour pour Kundalimon continuerait de brûler en elle ; elle en avait la conviction. Et pourtant cet autre homme, le contraire de Kundalimon en tout point, emplissait entièrement son âme, tellement qu’il ne semblait plus y avoir de place pour un autre.


Hresh n’avait jamais contemplé une telle perfection. Il n’aurait jamais imaginé qu’elle fût possible. Le Nid fonctionnait en vérité aussi bien qu’une machine.

Il savait que ce n’était qu’un modeste avant-poste hjjk, infiniment plus petit que le Nid des Nids, mais il était pourtant si vaste et si complexe que, même au bout de plusieurs jours, il n’avait toujours pas une idée précise de sa configuration. Les galeries chaudes, remplies d’une odeur suave, éclairées par une douce lumière rosée émanant des murs, rayonnaient en tous sens, se croisaient et s’entrecroisaient pour former un réseau dédaléen. Mais tous ceux qui parcouraient ces tunnels se déplaçaient rapidement et sans hésiter, n’ayant à l’évidence jamais le moindre doute sur l’itinéraire à suivre.

Les hjjk bâtissaient leurs gigantesques cités souterraines de la manière la plus simple qui soit : en creusant les tunnels avec leurs griffes – Hresh les avait vus à l’œuvre, car ils ne cessaient jamais d’étendre leur Nid – et en tapissant les parois d’une pâte de bois tendre qu’ils mastiquaient eux-mêmes et recrachaient en amas pâteux dont ils se servaient pour enduire les parois. Des pièces de bois servaient à étayer le plafond des galeries à intervalles réguliers. Il s’était attendu de leur part à une technique plus évoluée. Hormis les dimensions, ce qu’il voyait ne différait guère de ce que bâtissaient les fourmis et les termites de la forêt.

Et, de même que ces autres petits insectes, les hjjk avaient élaboré un système complexe de castes et de professions. Les plus grands – des femelles, apparemment stériles – étaient les Militaires. C’étaient, en règle générale, les seuls à s’aventurer hors du Nid. Ceux qui y avaient conduit Hresh étaient des Militaires.

Les Ouvriers, une caste parallèle de mâles stériles, étaient chargés de la construction et de l’expansion du Nid ainsi que de l’entretien des systèmes compliqués de ventilation et de chauffage qui le rendaient habitable. Ils étaient petits et corpulents, dépourvus de la grâce inquiétante qui caractérisait les Militaires à la silhouette élancée.

Puis venait la classe des reproducteurs : les faiseurs d’Œufs et les donneurs de Vie, encore plus petits et trapus que les Ouvriers, avec des membres courts et une tête arrondie. Quand ils atteignaient la maturité, ils étaient conduits devant la Reine qui les rendait féconds en les pénétrant et en les emplissant d’une substance qu’elle sécrétait. C’est ce que les hjjk appelaient le contact de la Reine. Ensuite, les donneurs de Vie et les faiseurs d’Œufs s’accouplaient et produisaient des œufs d’où sortaient de petites larves pâles. Une autre caste, celle des donneurs d’Aliments, élevait et nourrissait les larves dans des cavernes écartées. Il leur incombait de déterminer, conformément aux ordres de la Reine, à quelle caste appartiendraient les nouveaux hjjk, et de les modeler en diversifiant la nourriture. Le nombre des membres de chaque caste ne changeait jamais. Quand un hjjk, qu’il soit Militaire ou Ouvrier, faiseur d’Œufs ou donneur de Vie, touchait au terme convenu de son existence, son remplaçant était déjà élevé dans les cavernes des donneurs d’Aliments.

Hresh apprit tout cela grâce aux membres d’une autre caste, des hjjk avec qui il se sentait uni par de profondes affinités : les penseurs du Nid, les philosophes et instructeurs du peuple des insectes.

Il n’aurait su dire s’ils étaient mâles ou femelles. Ils avaient la haute taille des Militaires, ce qui semblait indiquer qu’il s’agissait de femelles, mais ils avaient aussi la charpente massive des Ouvriers et, comme ceux des mâles, les différents segments de leur corps étaient séparés par des rétrécissements à peine marqués. En tout état de cause, ils étaient totalement indifférents aux questions d’ordre sexuel. Ils passaient toute la journée enfermés dans des alvéoles obscures où ils dispensaient leurs enseignements aux jeunes. Hresh, lui aussi, allait les voir et il écoutait gravement tandis qu’ils lui expliquaient le fonctionnement du Nid. Il ne savait jamais s’il s’entretenait avec le même penseur du Nid ou avec un autre. Ils semblaient impossibles à différencier. Au bout d’un certain temps, il prit l’habitude de les considérer comme un seul et unique individu : le penseur du Nid.

C’est le penseur du Nid qui lui dévoila les mystères du Nid et qui lui montra comment tous les aspects de la vie du Nid étaient parfaitement coordonnés entre eux, le penseur du Nid qui lui révéla la vérité du Nid, qui lui enseigna les subtilités du plan de l’Œuf et de l’amour de la Reine, qui lui offrit le réconfort du lien du Nid.

Et c’est enfin le penseur du Nid qui le conduisit auprès de la Reine.

C’était le plus grand de tous les mystères : le monarque géant et immobile de la cité, cloîtré dans sa chambre souterraine, loin au-dessous des autres niveaux, gardé par la caste d’élite des serviteurs de la Reine, des guerriers d’une taille immense et d’un courage à toute épreuve, qui formaient un rempart impénétrable autour de Son lieu de repos.

— La Reine ne peut pas mourir, dit le penseur du Nid à Hresh. Elle est née quand le monde était encore jeune et elle vivra jusqu’à la fin des temps.

Était-il censé prendre cela au pied de la lettre ? La durée de la vie de la Reine était assurément très longue et peut-être vivait-elle si longtemps qu’elle semblait immortelle aux autres. Mais de là à être véritablement immortelle…

Hresh n’avait aucune notion du temps qu’il avait déjà passé dans le Nid quand on le conduisit auprès de la Reine. Le temps n’avait guère de signification chez les hjjk et il lui arrivait souvent de s’abîmer pendant des journées entières dans la contemplation. Il était devenu autre et s’abandonnait à un étrange sentiment de paix. Toutes les tempêtes du monde de l’extérieur, l’agitation et les bouleversements de la Cité de Dawinno lui semblaient maintenant être les souvenirs sans consistance d’une autre vie. Et le jour arriva enfin où le penseur du Nid lui annonça :

— Vous allez être reçu par la Reine aujourd’hui. Suivez-moi.

Ils descendirent ensemble une étroite rampe en spirale dont le sol de terre battue était comme poli par le passage de plusieurs générations de hjjk. Hresh se demanda si, parmi les pieds qui avaient foulé ce sol dur, certains avaient la même forme que les siens. Il en doutait. Très vraisemblablement, seules des griffes dures de hjjk avaient suivi ce trajet.

Ils continuèrent d’avancer et la descente paraissait ne jamais devoir se terminer. La rampe qui s’enfonçait toujours plus dans le sol semblait être une foreuse remontant dans les profondeurs du temps. Des odeurs piquantes et inconnues flottaient jusqu’aux narines de Hresh et le seul éclairage était fourni par les palpitations d’une lumière diffuse.

Plus ils s’enfonçaient dans le sol, plus l’allure s’accélérait. Les longues jambes du penseur du Nid imposaient une cadence infernale. Hresh en avait presque la tête qui tournait, mais une force inconnue soutenait son âme, qui provenait peut-être du penseur du Nid, ou peut-être de la Reine Elle-même.

Et ils atteignirent enfin le Saint des Saints.

C’était une longue salle ovale, au plafond haut et cintré. À la place des poutres, la voûte était constituée de plaques hexagonales si soigneusement ajustées qu’elles semblaient invulnérables aux plus violentes secousses telluriques. À une des extrémités de la chambre, celle par laquelle Hresh et le penseur du Nid venaient d’entrer, se trouvait une plate-forme supportant les serviteurs de la Reine, en rangs serrés, leurs armes pointées vos l’entrée. La Reine remplissait le reste de la salle souterraine, occupant tout l’espace d’une paroi à l’autre.

La Reine était une gigantesque masse tubulaire de chair molle et rose, qui n’avait rigoureusement rien de hjjk dans son apparence, dépourvue d’yeux, de bec, de membres, de toute caractéristique physique. Mais Hresh se sentait en présence d’un être extraordinaire, doté d’une telle puissance, d’une telle force qu’il eut toutes les peines du monde à ne pas se laisser tomber à genoux devant Elle.

Et pourtant il savait que ce n’était qu’une Reine subalterne, une subordonnée de la grande Reine des Reines.

Le seul bruit qu’il percevait dans la salle était celui de sa propre respiration. Il ramena les mains contre ses côtes et les enfonça dans sa fourrure pour les empêcher de trembler. Des serviteurs de la Reine l’entourèrent en le serrant de près. Il sentait leurs carapaces rigides et les poils durs de leurs membres. La pointe de leurs armes s’enfonçait dans sa chair. Au premier mouvement un peu trop brusque, les lames le transperceraient.

Une voix semblable à quelque glas lugubre retentit dans son esprit.

— As-tu apporté l’amplificateur de contact ?

Hresh comprit que la Reine parlait du Barak Dayir.

— Oui.

— Utilise-le.

Il sortit la Pierre des Miracles de sa bourse. Elle brûlait dans sa main. Un frisson de peur secoua tout son corps, mais il fut aussitôt neutralisé par une douce sensation de chaleur qui semblait émaner de la Reine.

Hresh respira profondément et il enroula son organe sensoriel autour du talisman.

Il perçoit aussitôt un coup de tonnerre terrifiant, ou peut-être est-ce le bruit du monde s’arrachant de ses gonds. Son esprit s’élance au-dessus d’un abîme. Comme s’il s’était dissous, comme s’il se laissait emporter par le vent. Il lui est impossible de comprendre où il est, ni ce qui lui arrive. Il a seulement conscience d’une immensité contenant une immensité et, au plus profond d’elle, d’un noyau incandescent brûlant avec l’ardeur de dix mille soleils.

Il n’a plus conscience de la présence du penseur du Nid, ni de celle des serviteurs de la Reine, ni même de son propre corps.

— Qu’êtes-vous ? demande-t-il.

— Tu Me connais sous le nom de Reine des Reines.

Il comprend. Il se trouve à l’intérieur de la Reine, mais pas de la Reine secondaire du Nid qu’il connaît. Tous les Nids sont liés entre eux ; toutes les Reines ne sont que des aspects de la Reine unique. Et la plus grande des hjjk, dans son mystérieux royaume du septentrion, possède elle aussi une Pierre des Miracles enchâssée dans son corps gigantesque, et c’est cette pierre sacrée qui est entrée en contact avec la sienne. L’union des Pierres des Miracles l’unit à la Reine des Reines. Il est englouti par cette masse colossale de chair d’une nature si singulière.

Hresh se souvient brusquement de ce que Noum om Beng, son mentor à l’époque déjà si lointaine de Vengiboneeza, lui a dit un jour : « Nous avions également ce que tu appelles le Barak Dayir. Mais les hjjk se sont emparés de notre Pierre des Miracles. » Oui, et elle avait été avalée par leur Reine. Et c’était elle, l’autre amplificateur de contact, la Pierre des Miracles détenue et perdue par les Beng, la jumelle de l’antique talisman qu’il tient serrée au creux de son organe sensoriel.

— Maintenant, tu vas voir, dit la Reine.

Le ciel se déchire. Les années s’enroulent sur elles-mêmes, remontant de plus en plus loin dans le temps. Le Barak Dayir trace un sillon de feu à travers les siècles pour atteindre un passé très reculé. La Reine désire lui montrer l’ampleur de l’héritage de sa race.

Il voit la planète sous l’emprise des glaces du Long Hiver ; il voit les langues des glaciers s’insinuer dans des terres qui n’avaient jamais connu le froid et la fragile végétation noircir sous leur assaut. Des créatures auxquelles il ne peut donner de nom cherchent désespérément un refuge et ceux de sa propre race s’enfuient misérablement au hasard des routes. Les grands êtres pâles dépourvus d’organe sensoriel les accompagnent en leur répétant : Venez, venez, voilà le cocon, vous allez être sauvés.

Il voit aussi des armées de hjjk, appuyés sur leur lance, imperturbables sous les assauts du vent malin charriant des tourbillons de neige.

Et il continue, il continue de remonter dans le temps, avant la vague de froid, à l’époque de la splendeur de la Grande Planète. Il voit les yeux de saphir, les énormes crocodiliens aux mouvements lents et à l’esprit si vif, se tenant sous les portiques de leurs villas de marbre ; les seigneurs des mers dans leurs chariots, les végétaux, les mécaniques, tous les êtres étranges et merveilleux de cette ère glorieuse. Encore des humains. Et toujours des hjjk, des myriades de hjjk, parfaitement organisés, à l’esprit clair et au regard froid, vivant toujours en accord avec le vaste dessein millénaire qu’est le plan de l’Œuf, se mêlant aux autres races, passant fréquemment plusieurs années d’affilée dans les cités de la Grande Planète avant de regagner le Nid d’où ils sont issus.

Va-t-elle maintenant le faire remonter jusqu’à l’ère d’avant la Grande Planète ?

Non. Le voyage dans le temps est terminé. Hresh se sent entraîné dans le sens opposé à une vitesse étourdissante, les images défilent en accéléré, queues de comètes dans le ciel, étoiles de mort se fracassant sur la Terre, l’air devient noir, les premiers flocons de neige tombent, les feuilles se flétrissent, la planète prise par les glaces, l’attente stoïque des yeux de saphir qui se savent condamnés, la fuite désespérée des animaux en proie à la panique et encore les hjjk, toujours les hjjk, qui s’en vont calmement prendre possession du monde prisonnier des glaces que les autres races viennent à peine d’abandonner.

Un grand silence se fit dans la chambre royale.

Ils étaient de retour dans le Nid. Le sentiment de la grandeur séculaire et de la perfection de la civilisation des hjjk résonnait dans l’Âme de Hresh avec l’ampleur grandiose d’une symphonie.

— Tu nous vois maintenant tels que nous sommes. Pourquoi, dans ces conditions, voulez-vous être nos ennemis ?

— Je ne suis pas votre ennemi.

— Ton peuple refuse de vivre en paix avec nous. Ton peuple se prépare même à nous attaquer.

— Ce qu’ils font est mal, dit Hresh. Je vous demande de leur pardonner. Je vous demande s’il existe un moyen pour nos deux peuples de vivre ensemble en paix.

Il y eut un nouveau silence, un très long silence.

— Je vous ai proposé un traité, dit la Reine.

— Est-ce le seul moyen ? Nous parquer dans les régions que nous contrôlons déjà et nous empêcher d’explorer le reste de la planète ?

— Quel intérêt peuvent avoir de telles explorations ? Une parcelle de terre ressemble à toutes les autres. Et vous n’êtes pas si nombreux pour avoir besoin de toute la surface de la planète.

— Mais renoncer à tout espoir de découverte des contrées inconnues…

— Découverte ! Découverte !

La voix retentissante vibrait d’un mépris royal.

— Il n’y a donc que cela qui intéresse ton peuple velu ? Vous ne pouvez pas vous satisfaire de ce que vous avez ?

— Le plan de l’Œuf n’est-il pas une découverte permanente ? demanda hardiment Hresh.

La Reine répondit par une sorte d’énorme gloussement, comme à un enfant dont on trouve l’impudence charmante.

— Le plan de l’Œuf est la réalisation et l’accomplissement de ce qui existait déjà avant même l’aube des temps. Ce n’est pas la création de quoi que ce soit de nouveau, mais seulement l’actualisation de ce qui a toujours été. Comprends-tu ?

— Oui, dit Hresh. Je crois que je comprends.

— Vous avez jailli de vos refuges souterrains dès que le froid a relâché son étreinte, vous vous êtes répandus sur la planète comme une peste, vous vous êtes multipliés sans retenue, vous avez couvert la Terre de vos cités de pierre, vous avez pollué le sol, infecté l’air et souillé les cours d’eau en les réservant à votre propre usage, vous vous êtes introduits dans des régions où vous n’aviez rien à faire… Vous êtes les ennemis de la vérité du Nid. Vous êtes les ennemis du plan de l’Œuf. Vous êtes une force chaotique qui s’oppose au monde ordonné. Vous êtes une maladie qu’il faut contenir. Il est impossible de vous supprimer, mais il faut vous contenir. Me comprends-tu, enfant aux questions ? Me comprends-tu ?

— Oui, je comprends maintenant.

Son organe sensoriel resserra son étreinte sur le Barak Dayir. Tout son corps se mit à trembler sous l’impact des révélations qui venaient de le parcourir.

Il avait compris, cela ne faisait aucun doute. Et il savait qu’il avait compris beaucoup plus que ce que la Reine avait bien voulu lui dire.

Les hjjk du Printemps Nouveau n’étaient plus que l’ombre de ceux qui avaient vécu à l’époque de la Grande Planète. Leurs ancêtres étaient des aventuriers, des voyageurs, une race d’intrépides marchands et d’explorateurs qui avaient parcouru en long et en large toute la planète et peut-être plusieurs autres en poursuivant leurs buts, ornant ainsi le riche tissu de la Grande Planète d’un fil de trame d’un rouge éclatant.

Mais la Grande Planète n’était plus depuis longtemps.

Qu’étaient donc les hjjk qui avaient survécu à sa destruction ? Une grande race, assurément, mais une race déchue qui avait perdu toute son habileté technique et tout son dynamisme. Les hjjk étaient devenus un peuple profondément conservateur, s’accrochant aux vestiges de leur gloire passée et refusant toutes les nouveautés.

Que désiraient-ils par-dessus tout ? Rien d’autre que de creuser des trous où ils vivaient dans la pénombre, répétant à l’infini le cycle immuable de la naissance, la reproduction et la mort, envoyant de loin en loin leur population excédentaire creuser ailleurs un nouveau trou et perpétuer le même cycle. Ils avaient la conviction que le monde ne pouvait perdurer qu’en conservant fidèlement un mode de vie immuable. Et ils étaient prêts à tout pour entretenir la permanence de ce mode de vie.

C’est de la pure folie, songea Hresh.

Les hjjk redoutent le changement parce qu’ils ont déchu de leur grandeur et ils craignent une déchéance encore pire. Mais le changement vient toujours. C’est précisément parce que la Grande Planète avait si bien réussi à se protéger du changement que les dieux lui ont envoyé les étoiles de mort. La Grande Planète avait atteint une sorte de perfection et la perfection est une chose que les dieux ne peuvent supporter.

Ce que les hjjk qui avaient survécu au cataclysme du Long Hiver refusaient de comprendre, c’est que Dawinno s’imposerait inéluctablement à eux, qu’ils le veuillent ou non. Le Transformateur imposait toujours sa volonté. Aucun être vivant n’était exempt de changement, aussi profondément qu’il essayât de se cacher sous terre, aussi farouchement qu’il se raccrochât à ses rites. Il fallait respecter les hjjk pour avoir réussi à préserver contre vents et marées leur mode de vie séculaire. Il était figé et donc voué à disparaître, mais, à sa manière, il était d’une perfection absolue.

Fonder une autre forme de société statique n’était pas la solution. Pour la première fois depuis très longtemps, Hresh entrevit un espoir pour son peuple changeant, turbulent et fantasque. En fin de compte, se dit-il, la planète nous appartiendra peut-être quand même. Simplement parce que nous sommes d’un tempérament inégal.

Il n’avait pas la moindre idée du temps qui avait pu s’écouler. Une heure, une journée, pourquoi pas un an ? Il savait seulement qu’il s’était abîmé dans la plus singulière des rêveries. Un silence profond régnait dans la chambre royale. Les serviteurs de la Reine l’entouraient, immobiles comme des statues.

Hresh entendit encore une fois la grosse voix résonnante de la Reine qui se répercutait dans son esprit.

— Y a-t-il autre chose que tu désires savoir, enfant aux questions ?

— Non, rien. Rien. Je Vous remercie, grande Reine, d’avoir accepté de partager avec moi Votre sagesse.


À grands coups nerveux du fer de sa lance, Salaman traça un plan sur la terre sombre et meuble.

— Voici la Cité de Yissou – un petit cercle fermé, imprenable – et voilà l’endroit où nous sommes, à trois jours de marche, au nord-est. C’est là que le sol commence à s’élever, la longue chaîne boisée qui s’étire jusqu’à Vengiboneeza. Tu t’en souviens, Thu-kimnibol ? Nous sommes venus ensemble jusque-là, à dos de xlendi.

Thu-kimnibol, le regard fixé sur le plan grossier, acquiesça d’un grognement.

— Et maintenant, poursuivit Salaman en traçant un triangle sur la droite, voici Vengiboneeza, la cité infestée de hjjk. À cet endroit – il planta violemment sa lance dans le sol – se trouve un Nid secondaire, celui où vivent les hjjk qui ont massacré nos Consentants. Là, là et là – trois autres furieux coups de lance – il y a d’autres petits Nids. Puis, à moins que nous ne nous trompions grossièrement, s’étend une immensité vide au-delà de laquelle – il s’écarta de cinq pas et creusa une petite cuvette aux bords irréguliers – se trouve notre objectif, le Nid des Nids.

Il se retourna et leva la tête vers Thu-kimnibol qui, ce matin-là, lui semblait gigantesque, grand comme une montagne, deux fois plus que d’habitude, lui qui, d’ordinaire, tenait déjà du géant.

Son espion Gardinak Cheysz avait confirmé au roi la veille au soir ce qu’il soupçonnait déjà : les liens qui unissaient Thu-kimnibol et sa nièce dépassaient la simple amitié et ils étaient partenaires d’accouplement. Peut-être même partenaires de couplage. Était-ce récent ? Apparemment, s’il fallait en croire Gardinak Cheysz, qui n’avait jamais eu vent de la moindre rumeur d’une liaison entre eux deux.

Il fallait donc abandonner tout espoir d’unir Thu-kimnibol à Weiawala. Dommage ! Une alliance entre Thu-kimnibol et la maison royale de Yissou aurait pu être fort utile. La liaison surprenante qu’il entretenait avec la fille de Taniane rendait d’autant plus probable sa prise de pouvoir dans la Cité de Dawinno après le départ de Taniane. Un roi à la place d’un chef, à Dawinno ? Salaman se demanda ce que cela changerait pour lui-même et pour sa cité. Ce serait peut-être mieux, mais rien n’était moins sûr.

— Quel est ton plan maintenant ? demanda Thu-kimnibol.

— Notre problème immédiat, répondit Salaman en tapotant le sol de sa lance, c’est Vengiboneeza. Yissou seul peut savoir combien il y a de hjjk là-bas, mais ils sont certainement au moins un million. Il nous faut tous les neutraliser avant de continuer à faire route vers le nord, sinon nos arrières seront menacés par cette forteresse grouillante d’insectes.

— D’accord.

— Que sais-tu de la topographie de Vengiboneeza ?

— Rien. La cité m’est inconnue.

— Il y a des montagnes au nord et à l’est. Une baie à l’ouest. La cité se trouve au milieu, protégée par une muraille. Ici, nous avons une jungle dense. Nous l’avons traversée pendant notre migration du cocon, mais tu n’étais pas encore né. La cité est difficile à prendre d’assaut, mais nous pouvons réussir. Je propose une attaque en tenaille, en utilisant les armes de la Grande Planète que tu as apportées. Tu arriveras par le front de mer avec la Boucle et le Trait de feu pour opérer une diversion. Pendant ce temps, je descendrai des collines avec le Mange-Terre et le bulbe à bulles, et je détruirai la cité de fond en comble. Si nous frappons vite et bien, ils n’auront pas le temps de se rendre compte de ce qui leur arrive. Qu’en dis-tu ?

Avant même que Thu-kimnibol ouvre la bouche, Salaman pressentit des complications.

— C’est un bon plan, dit lentement le prince. Mais les armes de la Grande Planète doivent rester en ma possession.

— Quoi ?

— Je ne peux pas les partager avec toi. On me les a prêtées et j’en ai la responsabilité. Je ne peux les remettre à personne d’autre, même à toi, mon ami.

Salaman sentit une flambée de rage monter en lui et il eut l’impression qu’un torrent de lave en fusion courait dans ses veines. Des cercles de feu lui enserraient le front. Il fut pris d’une violente envie de lever sa lance et de la plonger dans le ventre de Thu-kimnibol, sans se soucier des conséquences, et il se contint à grand-peine.

— Je ne te cache pas que je suis profondément étonné, mon cousin, dit-il en tremblant de l’effort qu’il faisait pour paraître calme.

— Vraiment ? J’en suis tout à fait navré, mon cousin.

— Nous sommes alliés. Je croyais que nous allions partager les armes.

— Je comprends. Mais je suis obligé de les protéger.

— Tu sais bien que je prendrais le plus grand soin d’elles.

— Je n’en doute pas, dit doucement Thu-kimnibol. Mais, si jamais on te les dérobait, si, par exemple, les hjjk de Vengiboneeza t’attiraient dans une embuscade et s’emparaient des armes… Tu imagines la honte, les reproches, tout ce qu’on me ferait subir pour m’en être dessaisi. Non, mon cher cousin, c’est impossible. À toi d’opérer la diversion par le bord de mer et nous, nous détruirons Vengiboneeza en attaquant par les hauteurs. Puis, unis par la fraternité d’armes, nous ferons route ensemble vers le Nid.

Salaman s’humecta les lèvres en s’efforçant de conserver son calme.

— Comme tu voudras, mon cousin, dit-il enfin. Nous avancerons sur la cité en suivant le littoral et tu attaqueras par les collines, avec tes armes. Tiens, tope là !

— Marché conclu, mon cousin, dit Thu-kimnibol, le visage éclairé par un large sourire.

Salaman demeura immobile pendant quelques instants, suivant du regard la haute silhouette du prince qui s’éloignait. Le roi tremblait de fureur rentrée. Vu de dos, Thu-kimnibol ressemblait à s’y méprendre à son père. Et il est aussi têtu que Harruel, songea Salaman. Aussi vaniteux et aussi dangereux que lui.

— Des problèmes, père ? demanda Biterulve en s’approchant.

— Des problèmes ? Quels problèmes, mon garçon ?

— Je les sens qui flottent autour de toi.

— Nous ne pourrons pas disposer des armes de la Grande Planète, c’est tout, dit Salaman en haussant les épaules. Thu-kimnibol est obligé de toutes les garder.

— Il n’y en aura pas pour nous ? Pas une seule ?

— Il dit qu’il n’osera pas nous les confier, lança Salaman avec mépris. Par tous les dieux, j’aurais pu le tuer sur place ! Il veut s’adjuger toute la gloire du massacre des ennemis et de la victoire tout en nous envoyant sans armes au-devant des hjjk !

— Père, dit doucement Biterulve, les armes lui appartiennent Si c’est nous qui les avions découvertes, aurions-nous proposé de les partager avec lui ?

— Évidemment ! Nous ne sommes pas des animaux !

Biterulve garda le silence. Mais le roi comprit en voyant l’expression de ses yeux que son fils était sceptique. Et Salaman doutait fort de la sincérité de ses propres paroles.

Le père et le fils se regardèrent fixement pendant un long moment.

Puis Salaman se radoucit et il passa le bras autour des frêles épaules de Biterulve.

— Peu importe, dit-il. Il peut garder ses armes. Nous nous débrouillerons bien sans elles. Mais écoute-moi bien, mon garçon. Je jure devant tous les dieux que ce sera l’armée de Yissou et non celle de Dawinno qui pénétrera la première dans le Nid, dussé-je perdre tout ce que j’ai. Et je tuerai la Reine de mes propres mains, avant que Thu-kimnibol ait eu le temps de poser les yeux sur elle !

Et je ferai en sorte de régler mes comptes avec mon cousin Thu-kimnibol quand la guerre sera finie, ajouta silencieusement le roi. Mais, pour l’instant, nous sommes alliés et amis.


C’était encore au tour de Husathirn Mueri d’occuper le trône de justice dans la Basilique. Thu-kimnibol ayant de nouveau quitté la cité, il siégeait en alternance avec Puit Kjai. Les litiges à arbitrer étaient heureusement peu nombreux dans la cité quasi déserte où ne restaient plus que les très jeunes et les très vieux.

Mais il prenait obligeamment place sous la grande coupole, prêt à rendre la justice à qui le demanderait. Pendant ces longues heures d’oisiveté, son esprit vagabondait vers le nord où, au même moment, se déroulait une guerre ignoble. Que se passait-il là-bas ? Les hjjk avaient-ils submergé les troupes de Thu-kimnibol ? Husathirn Mueri se représentait la scène avec un certain plaisir : des hordes d’insectes hurlant et claquant du bec dévalaient les collines avec l’impétuosité d’un torrent, se précipitaient sur les envahisseurs et les taillaient en pièces. Thu-kimnibol, incapable de contenir leurs vagues d’assaut, mourait, transpercé par leurs lances, comme son père avant lui…

— Votre Grâce ?

Chevkija Aim était entré pendant que Husathirn Mueri s’abandonnait à sa rêverie délectable. Le capitaine de la garde avait choisi ce jour-là un casque composé de plaques de fer noires et surmonté de deux imposantes griffes dorées.

— Y a-t-il des requérants ? demanda Husathirn Mueri.

— Pas encore, Votre Grâce. Mais j’ai des nouvelles. La vieille Boldirinthe a dû s’aliter et on murmure qu’elle ne se relèvera pas. Le chef est allé la voir. Votre sœur Catiriil est également chez la femme-offrande. C’est elle qui m’a demandé de venir vous avertir.

— Dois-je y aller aussi ? Oui, je suppose qu’il le faudrait. Mais pas avant d’avoir terminé mes heures de présence à la Basilique. Qu’il y ait ou non des plaideurs, ma place est ici. Pauvre vieille Boldirinthe, ajouta Husathirn Mueri avec un sourire. Mais, en vérité, son heure aurait dû sonner depuis longtemps. Qu’en pensez-vous, Chevkija Aim ? Croyez-vous que dix hommes robustes suffiront pour la soulever de son lit de mort ? Ou en faudra-t-il quinze ?

Mais cela ne sembla pas amuser le capitaine de la garde.

— Boldirinthe est la femme-offrande du peuple Koshmar, Votre Grâce. C’est une haute fonction et Boldirinthe était une femme pleine de bonté. Si on me le demande, je suis disposé à la porter moi-même.

Husathirn Mueri détourna la tête.

— Saviez-vous que ma mère, Torlyri, était la femme-offrande avant Boldirinthe ? C’était il y a bien longtemps, quand nous étions encore à Vengiboneeza. Je me demande qui va remplacer Boldirinthe. Y aura-t-il seulement une nouvelle femme-offrande ? Quelqu’un connaît-il encore les rites et les talismans ?

— Nous vivons à une époque étrange.

— Très étrange.

Les deux hommes se turent.

— Comme la cité est calme, reprit Husathirn Mueri. J’ai un peu l’impression qu’à part vous et moi, tout le monde est parti se battre.

— Le devoir nous commandait de rester, Votre Grâce, dit Chevkija Aim avec tact. Même en période de guerre, la justice doit être exercée et la cité doit être gardée.

— Vous savez que je désapprouve cette guerre, Chevkija Aim.

— Dans ce cas, il est heureux que votre devoir vous ait empêché de partir. Vous ne vous seriez pas bien battu, avec un tel état d’esprit.

— Et vous, seriez-vous parti, si vous en aviez eu la possibilité ?

— Comme Votre Grâce le sait, je fréquente maintenant les chapelles. Je partage votre haine de la guerre. Je n’attends plus que la venue de la paix de la Reine pour faire régner l’amour dans notre monde troublé.

— Vraiment ? dit Husathirn Mueri en écarquillant les yeux. Mais, oui, c’est vrai, j’avais oublié. Vous suivez les préceptes de Kundalimon, vous aussi. Comme tous ceux qui sont restés, je suppose. Et c’est très bien ainsi. Comment tout cela se terminera-t-il, à votre avis ?

— Dans la paix de la Reine, Votre Grâce. Dans l’amour universel de la Reine.

— Je le souhaite de tout cœur.

Suis-je sincère ? se demanda Husathirn Mueri. Sa soumission au nouveau culte, s’il s’agissait bien d’une soumission, le plongeait encore dans des abîmes de perplexité. Il se rendait régulièrement à la chapelle, il psalmodiait machinalement en répétant les paroles de Tikharein Tourb et de Chhia Kreun, et il avait l’impression d’éprouver un sentiment voisin de l’exaltation religieuse. C’était une expérience totalement nouvelle pour lui, mais il n’avait jamais été certain de sa propre sincérité. C’était l’une des bizarreries de l’époque de s’agenouiller pour chanter les louanges de la Reine des Reines et de prier les hjjk monstrueux de délivrer le monde de ses tourments.

Il se tourna vers l’entrée de la Basilique, comme s’il espérait voir apparaître une petite troupe de marchands en colère, brandissant des documents officiels et s’invectivant à qui mieux mieux. Mais la Basilique était plongée dans le silence.

— Une cité vide, dit-il, autant pour lui-même que pour le capitaine de la garde. Les jeunes sont partis. Les vieux sont restés pour mourir. Taniane erre dans les rues comme une ombre. Le Praesidium ne se réunit plus jamais. Hresh a disparu, nul ne sait où. Sans doute cherche-t-il la solution de quelque mystère dans les marais. À moins qu’il ne se soit envolé jusqu’au Nid avec l’aide de sa pierre magique pour aller faire un brin de causette avec la Reine. Oui, cela lui ressemblerait bien. Dans la Maison du Savoir, il ne reste plus qu’une seule jeune femme et Nialli Apuilana elle-même est partie à la guerre.

À cette pensée, Husathirn Mueri eut un pincement au cœur. Il l’avait regardée s’éloigner, le jour où les troupes avaient quitté la cité, fièrement installée dans la voiture de tête, auprès de Thu-kimnibol, agitant frénétiquement la main. Cette fille était folle, cela ne faisait pas le moindre doute. Après avoir crié sur les toits que les hjjk étaient des êtres merveilleux, quasi divins, après avoir repoussé tous les plus beaux partis de la cité et avoir eu une liaison avec Kundalimon, elle avait rejoint l’armée et était partie combattre la Reine. Cela n’avait ni rime ni raison. Rien de ce que faisait Nialli Apuilana n’avait de sens.

Heureusement que nous ne sommes jamais devenus amants, se dit Husathirn Mueri. Elle aurait pu m’entraîner dans sa folie.

Mais, folle ou pas, il souffrait encore en pensant à elle.

— Je crois que nous pourrions fermer la Basilique, Votre Grâce, dit Chevkija Aim. Personne n’est venu hier, quand Puit Kjai occupait le trône de justice et je pense que personne ne viendra aujourd’hui. Cela vous permettrait d’aller présenter vos hommages à Boldirinthe avant qu’il soit trop tard.

— Boldirinthe, dit Husathirn Mueri en se levant. Oui, il faut que j’y aille. Très bien. La séance est levée, Chevkija Aim.


Hresh s’attendait que la montée de la rampe en spirale soit plus ardue que la descente, mais, à son grand étonnement, il se sentait plein de vigueur et d’allant et, avançant à grands pas, il suivait sans difficulté le penseur du Nid en remontant des profondeurs mystérieuses abritant la chambre de la Reine pour regagner les niveaux supérieurs du Nid, devenus un domaine familier.

Une étrange exaltation subsistait en lui après sa rencontre avec la Reine des Reines.

Une créature formidable. Un être blafard aux proportions gigantesques, une masse monstrueuse de chair tremblotante d’un âge inouï. Avait-Elle vraiment plusieurs centaines d’années ? Plusieurs milliers ? Hresh n’en avait pas la moindre idée. Il doutait qu’Elle ait pu survivre depuis l’époque de la Grande Planète, mais c’était possible. Dans le Nid, tout était possible. Il savait maintenant à quel point les hjjk étaient différents du Peuple et comprenait qu’ils avaient vraiment très peu de points communs avec les siens.

Et pourtant ils étaient « humains », au sens très particulier qu’il donnait depuis longtemps à ce mot : ils perpétuaient le sentiment du passé et de l’avenir, ils concevaient la vie comme un processus, une évolution, ils étaient capables de transmettre sciemment une tradition de génération en génération. Les petits garaboons voletant dans la forêt n’apportaient rien de nouveau à leur espèce et leur vie s’achevait comme elle avait commencé. Il en allait de même de tous les animaux inférieurs à l’homme, les gorynths se vautrant dans la boue de leur marécage, les saramangs aux jacassements furieux, les khuts aux yeux de rubis et tous les autres. Ils auraient aussi bien pu être des pierres. Être humain, songea Hresh, c’est avoir conscience du temps et des saisons, rassembler, emmagasiner des connaissances et les transmettre, et surtout construire et préserver. Dans ce sens, le Peuple était humain, les caviandis étaient humains et, dans ce sens, les hjjk étaient humains. Être humain ne signifiait pas seulement appartenir à la mystérieuse et antique race des pâles créatures dépourvues de queue. C’était quelque chose de plus vaste, de beaucoup plus universel. Et cela incluait les hjjk.

— Ce fut l’une des expériences les plus extraordinaires de ma vie, dit-il au penseur du Nid. Je remercie les dieux de m’avoir permis de vivre assez longtemps pour connaître cela.

Le hjjk garda le silence.

— Croyez-vous que je serai de nouveau admis en Sa présence ? demanda Hresh.

— Si vous devez l’être, vous le serez, répondit le penseur du Nid. Vous le saurez à ce moment-là.

Il semblait y avoir une certaine aigreur dans le ton du hjjk. Hresh se demanda si le penseur du Nid enviait la profondeur de la communion qu’il avait eue avec la Reine. Mais il était dangereux d’attribuer à ce que disaient les hjjk des émotions propres au Peuple.

Ils allaient atteindre le niveau supérieur. Hresh reconnaissait certains objets disposés dans les niches des parois, une pierre blanche et lisse ressemblant à un œuf, une étoile tressée comme celle que Nialli avait dans sa chambre, mais beaucoup plus grande, et une petite pierre précieuse rouge qui brillait d’un vif éclat intérieur. Il les avait remarquées au début de la descente. Peut-être des talismans, ou bien de simples objets de décoration.

Depuis son arrivée dans le Nid, il vivait dans une cellule austère située dans une galerie écartée, peut-être une sorte de salle d’isolement réservée aux étrangers au Nid. C’était une pièce circulaire, basse de plafond, sur le sol de terre battue de laquelle une jonchée de roseaux séchés faisait office de lit. Hresh n’en demandait pas plus et il avait envie de retrouver sa chambre. Prendre un peu de repos, puis réfléchir à l’expérience qu’il venait de faire. Peut-être lui apporterait-on ensuite à manger, les fruits séchés et les lambeaux de viande séchée au soleil qui semblaient être l’unique nourriture des hjjk et à laquelle il s’était adapté sans difficulté.

Ils venaient d’atteindre le sommet de la rampe en spirale, l’endroit où ils rejoignaient le niveau supérieur. Le penseur du Nid tourna non pas à gauche, où se trouvait la cellule de Hresh, mais dans la direction opposée. Hresh resta en arrière en se demandant si le sens de l’orientation lui avait encore fait défaut, comme cela lui était si souvent arrivé pendant son séjour dans le Nid. Mais, cette fois, il était sûr de son fait : sa cellule se trouvait sur la gauche. Le penseur du Nid, qui avait déjà fait une douzaine de pas, se retourna et lui fit brusquement signe de le suivre.

— Vous me suivez.

— J’aimerais aller dans ma chambre. Je pense que c’est dans cette direction.

— Vous me suivez, répéta le penseur du Nid.

Dans le Nid, la désobéissance n’existait pas. Hresh savait que, s’il continuait de se diriger vers sa chambre, le penseur du Nid serait moins furieux que perplexe, mais que, dans tous les cas, il finirait par aller où le hjjk le voulait. Il le suivit donc dans une galerie qui montait en pente douce. Au bout d’un moment, il distingua une lueur qui ne pouvait être que la lumière du jour. Ils approchaient de l’une des entrées du Nid. Cinq ou six Militaires montaient la garde. Le penseur du Nid remit Hresh entre leurs mains, fit demi-tour et repartit sans un mot.

— Je vous serais reconnaissant de bien vouloir me raccompagner jusqu’à ma chambre, dit Hresh aux Militaires. Ce n’est pas ici que je voulais que le penseur du Nid me conduise.

— Venez, dit l’un d’eux en montrant le pan de ciel.

La voiture attendait dehors et le xlendi qui paraissait bien reposé et bien nourri y était attelé. La conclusion était évidente. Il avait vu la Reine, la Reine l’avait vu et cela Lui suffisait. C’était la seule chose qui importait. Son séjour dans le Nid était terminé et il allait en être expulsé.

Un sentiment de détresse accablante le fit frissonner. Il ne voulait pas partir. Il avait coulé des jours tranquilles et heureux en ce lieu, vivant au rythme du Nid, aussi étrange fût-il. Il s’y sentait chez lui. Hresh avait imaginé qu’il allait finir ses jours dans la douce et chaude quiétude du Nid, en attendant que le Destructeur vienne le chercher pour le conduire à sa dernière demeure, ce qui n’aurait certainement pas tardé. Le monde extérieur n’avait plus rien à lui apporter. Tout ce qu’il demandait, c’était qu’on le laisse pénétrer plus avant dans sa connaissance des hjjk pendant le peu de temps qu’il lui restait à vivre.

— Je vous en prie, dit Hresh. Je veux rester.

Il aurait aussi bien pu s’adresser à des statues de pierre. Appuyés sur leur lance, ils le regardaient, immobiles, impénétrables. Seul le frémissement des segments annelés de leurs tubes respiratoires orange au passage de l’air indiquait qu’ils étaient vivants.

Le xlendi émit un petit hennissement. L’animal avait reçu ses ordres et il était impatient de partir.

— Vous ne comprenez donc pas ? dit Hresh aux hjjk. Je ne veux pas partir.

Silence.

— Je vous demande asile.

Toujours le silence, glacial, impénétrable.

— Au nom de la Reine, je vous implore de…

Enfin une réaction. Les deux hjjk les plus proches de lui se redressèrent de toute leur taille et un éclair qui pouvait être de colère passa dans les mille facettes de leurs yeux démesurés. Ils levèrent leur lance et la placèrent horizontalement, comme s’ils voulaient repousser Hresh.

— La Reine désire que vous poursuiviez votre pèlerinage, lui dit une voix dans le langage silencieux de l’esprit. Au nom de la Reine, partez. Partez.

Il comprit que la décision était sans appel. Les hjjk fixaient sur lui un regard implacable et les lances en position horizontale formaient une barrière infranchissable qui l’excluait du Nid.

— Bon, dit-il tristement. Très bien.

Il grimpa dans la voiture et le xlendi partit aussitôt au petit galop dans la plaine grise au sol dénudé. Hresh n’en revenait pas : l’animal avait pris tout son temps pendant le trajet de Dawinno jusqu’au Nid. Il avait le sentiment que l’animal était guidé, et même propulsé, par quelque force provenant du Nid et dont il croyait connaître la nature. Il demeura assis, passivement, laissant la voiture avancer. Quand le xlendi s’arrêta pour se désaltérer et se nourrir, Hresh but un peu d’eau et mangea quelques bouchées de la viande séchée que les hjjk avaient laissée dans la voiture. Puis il attendit que le xlendi se décide à repartir. Et le voyage se poursuivit, jour après jour, long et paisible, un peu comme un sommeil sans rêves, d’abord à travers une contrée semée d’étranges collines pyramidales, couleur de sable, au sommet aplati, ensuite dans une région où l’érosion avait sculpté dans la roche cramoisie des arcades et des colonnades fantastiques, et enfin à travers des plaines couvertes de touffes de carex, où poussaient quelques arbustes rabougris et où paissaient des troupeaux d’animaux à la robe rayée de bandes sombres que Hresh ne connaissait pas et qui ne levaient même pas la tête au passage de la voiture.

Jusqu’à ce qu’un jour, à midi, tandis qu’il traversait une dépression qui était peut-être le lit d’un lac, mais qui, en cette saison, n’était plus qu’une vaste étendue de boue séchée et craquelée, couverte d’une fine poussière, il aperçoive devant lui une silhouette chevauchant un vermilion, un membre du Peuple, une vision insolite au milieu de ces terres inconnues. Le xlendi s’arrêta et attendit que le gigantesque animal rouge à la démarche pesante arrive à sa hauteur. Du haut de sa monture, l’homme poussa une exclamation étouffée.

— Par tous les dieux ! Est-il possible que ce soit vous, seigneur ? Ou suis-je en train de rêver ? Oui, ce doit être un rêve !

Hresh lui sourit et il essaya de parler. Il n’avait pas articulé le moindre mot depuis si longtemps qu’il ne put émettre que des sons rauques et grinçants.

— Je crois vous connaître, parvint-il à dire d’une voix étranglée.

Le cavalier bondit de son vermilion et courut vers lui. Il passa la tête par la portière et regarda Hresh au fond des yeux en secouant la tête d’un air incrédule.

— Je suis Plor Killivash, seigneur. De la Maison du Savoir ! Vous ne me reconnaissez pas ? J’étais l’un de vos assistants ! Souvenez-vous ! Plor Killivash !

— Alors, nous sommes à Dawinno ?

— À Dawinno ? Non, seigneur ! Nous sommes au cœur du territoire hjjk. Je suis venu avec l’armée, l’armée de votre frère Thu-kimnibol ! Nous nous battons depuis plusieurs semaines. Nous avons combattu à Vengiboneeza, puis autour de deux Nids secondaires… Mais comment êtes-vous arrivé jusqu’ici, seigneur ? poursuivit Plor Killivash en ouvrant des yeux de plus en plus grands. Vous n’avez pas pu venir tout seul ! Et que faites-vous ici ? Vous savez que vous ne devriez pas être sur le front. Vous m’entendez, seigneur ? Tout va bien, seigneur ? Seigneur ?


Thu-kimnibol était dans sa tente. L’armée bivouaquait en bordure de la vaste plaine qu’il avait baptisée la Prairie de Minbain. Il avait donné un nom à toutes les particularités du relief de ce pays inconnu : les Monts Harruel, le lac Taniane, le fleuve Torlyri, la vallée de Boldirinthe, le col de Koshmar. On lui avait rapporté que Salaman baptisait à sa manière les mêmes lieux à mesure qu’il les découvrait, mais Thu-kimnibol n’en avait cure. Pour lui, les hautes montagnes aux cimes déchiquetées qu’ils avaient franchies trois semaines auparavant étaient les montagnes de son père, et le plateau paisible et riant où il se trouvait était la plaine de sa mère. Salaman pouvait bien les appeler comme il voulait.

— Cela recommence, dit-il à Nialli Apuilana. Je sens que le roi approche. Il marche à la tête de ses troupes et il vient dans cette direction.

— Oui, moi aussi. Quelque chose de violent et de menaçant, en tout cas.

— C’est Salaman. Il n’y a aucun doute.

Elle posa la main sur son bras musculeux, à l’endroit où, quelques jours plus tôt, la lance d’un hjjk avait entaillé la chair.

— Tu parles de Salaman comme si c’était lui l’ennemi et non les hjjk. Aurais-tu peur de lui, mon amour ?

— Peur de Salaman ? dit Thu-kimnibol en riant. Il ne m’arrive pas souvent de me demander si je crains quelqu’un, mais il faudrait être vraiment stupide pour ne pas avoir peur de Salaman. Il est devenu une sorte de monstre, Nialli. Je t’ai dit un jour que je le croyais fou, mais je pense qu’il est maintenant au-delà de la folie.

— Un monstre, répéta Nialli Apuilana. Mais, à la guerre, tous ceux qui combattent doivent être des monstres, n’est-ce pas ?

— Pas comme lui. Je l’ai bien observé la dernière fois que nos deux armées ont été réunies. Il se battait comme s’il voulait non seulement tuer tous les hjjk qu’il voyait, mais encore les faire rôtir et les manger. Il avait des flammes dans les yeux. Quand j’étais petit, j’ai vu mon père combattre. C’était un homme torturé, en proie à de grands accès de violence, mais même dans ses pires moments, il semblait calme et doux quand je le compare au Salaman que j’ai vu ce jour-là.

L’organe sensoriel de Thu-kimnibol frémit.

— Je viens encore de le sentir. De plus en plus près. Après tout, il est peut-être préférable que nos deux armées opèrent leur jonction. Je n’avais jamais envisagé que nous progresserions séparément en plein territoire hjjk.

— Veux-tu du vin ? demanda Nialli Apuilana.

— Oui. Oui, c’est une bonne idée.

Le soir tombait. Les émanations étaient maintenant si fortes que Salaman et ses troupes arriveraient selon toute vraisemblance le lendemain midi. Les retrouvailles des deux armées, après plusieurs semaines de séparation, ne seraient certainement pas exemptes de nervosité. Les dieux seuls savaient ce que le roi était devenu. Toute cette campagne semblait n’avoir été pour lui qu’un long voyage dans la folie.

Thu-kimnibol pensait que les ennuis avaient commencé au moment où ils préparaient l’attaque contre Vengiboneeza. Son refus de prêter à Salaman des armes de la Grande Planète avait mis le feu aux poudres. Depuis ce jour, il y avait du froid entre eux. Ils se conformaient tous deux à la fiction qui faisait de Salaman le commandant en chef et de Thu-kimnibol le général d’armée, mais la cordialité et une véritable coopération leur faisaient défaut lorsqu’il s’agissait de passer aux opérations militaires proprement dites.

Et pourtant tout s’était bien passé jusqu’à présent. Bien mieux même qu’ils n’auraient pu l’espérer.

La bataille de Vengiboneeza avait été un triomphe éclatant. Les hjjk y avaient construit un Nid en surface, un bizarre enchevêtrement de fragiles tubes gris courant dans toutes les directions et recouvrant l’antique cité du front de mer au pied des contreforts orientaux. Salaman avait lancé un assaut tumultueux à l’ouest, déclenchant un chapelet d’incendies et d’explosions le long de la baie tandis que les troupes de Thu-kimnibol descendaient discrètement les versants des montagnes d’un brun doré qui se dressaient au nord et à l’est de la cité. Pris par surprise, les hjjk s’étaient précipités vers la mer pour voir ce qui se passait tandis que Thu-kimnibol s’apprêtait à les prendre à revers.

Puis était arrivé le moment de mettre en service les armes de la Grande Planète. Thu-kimnibol avait utilisé celle qu’il avait baptisée la Boucle pour dresser le long des contreforts une barrière impénétrable, interdisant aux hjjk d’attaquer ses positions. Avec le Trait de Feu, il avait allumé des incendies dans toute la cité, jusqu’à ce que les langues de feu s’élèvent plus haut que les toits et dévorent les parois calcinées et racornies du Nid. Avec le Tube à Bulles, il avait ensuite provoqué dans l’air de telles turbulences que les antiques tours de Vengiboneeza, ces merveilleuses flèches aux reflets dorés, écarlate et bleu, d’un pourpre éblouissant ou d’un noir d’encre s’étaient toutes effondrées comme des bûchettes de bois sec. Pour finir, il s’était servi de la plus puissante des armes, le Mange-Terre, pour creuser d’énormes cratères dans les artères de la vaste métropole. Les boulevards et les avenues s’étaient affaissés, des pâtés de maisons entiers avaient disparu dans les entrailles du sol et un gigantesque nuage de poussière et de fumée, semblable à celui qui avait suivi la chute des étoiles de mort, avait obscurci le ciel.

Le Long Hiver n’avait pas réussi à détruire Vengiboneeza, mais Thu-kimnibol l’avait fait, en une demi-journée, grâce à quatre petits appareils qu’un fermier ignorant avait découverts à la suite d’un affaissement de terrain, dans une grotte creusée à flanc de colline.

Pendant toute la nuit, ils avaient regardé brûler la cité. La quasi-totalité de son énorme population avait dû périr dam les flammes. Les soldats de Thu-kimnibol ne virent pas un seul hjjk essayer de s’échapper du côté des collines et les guerriers de Salaman, disposés le long de la digue, massacrèrent ceux qui tentaient de fuir par la mer. Les deux armées firent leur jonction à l’extérieur de Vengiboneeza et s’enfoncèrent côte à côte au cœur du territoire hjjk. Ce n’est que plus tard, après la destruction d’un Nid secondaire, qu’elles s’étaient séparées. Dans l’ivresse du carnage, Salaman avait tenu à poursuivre les quelques centaines de hjjk qui avaient échappé à la tuerie. Thu-kimnibol n’éprouvait aucun plaisir à la perspective de le retrouver et il regrettait que le roi de Yissou n’ait pas choisi de faire cavalier seul jusqu’au bout.

Attirant Nialli Apuilana contre lui, il respira profondément, emplissant ses poumons de son odeur suave. Ce soir, au moins, ils seraient tranquilles. Si Salaman arrivait le lendemain, comme cela semblait de plus en plus probable, il réglerait le problème quand il se présenterait.

— Je m’étonne encore dit-il, d’une voix douce, quand je me réveille, de voir que tu es allongée à côté de moi. Même après tout ce temps, je te regarde et je me dis avec émerveillement : « C’est Nialli qui est là. » Quel étrange sentiment !

— Tu t’attends encore à voir Naarinta, n’est-ce pas ? dit-elle d’un air taquin.

— Par tous les dieux, tu es impitoyable, Nialli. Tu sais très bien ce que je veux dire. Je chérirai toujours la mémoire de Naarinta, mais elle m’a quitté depuis longtemps. Ce que j’essaie de te dire, c’est que je n’en reviens encore pas de partager un amour si fort avec toi, toi, la fille unique de mon demi-frère, la jeune fille bizarre et farouche que personne à Dawinno n’avait réussi à apprivoiser…

— Tu crois donc m’avoir apprivoisée, Thu-kimnibol ?

— Certainement pas. Mais je ne te considère plus comme l’enfant de quelqu’un, ni comme une fille bizarre, farouche.

— Ah ! Et comment me considères-tu ?

— Eh bien, comme la plus…

— Seigneur ? Prince ? lança une voix grave et familière de l’extérieur de la tente.

Thu-kimnibol lâcha un juron.

— C’est toi, Dumanka ? Par tous les dieux, j’espère que ce que tu as à me dire est important pour venir m’interrompre sous ma tente quand…

— Oui, prince ! C’est important !

— Je le ferai fouetter si ce n’est pas vrai, murmura Thu-kimnibol à Nialli Apuilana. Je te le promets.

— Va le voir. Dumanka n’est pas homme à te déranger pour rien.

— Oui, je suppose.

Thu-kimnibol posa sa coupe de vin et se dirigea vers l’entrée de la tente d’une démarche un peu raide, car ses muscles étaient encore endoloris de la dernière bataille. Il passa la tête par l’ouverture.

Dumanka avait l’air aussi stupéfait que s’il venait de voir le soleil se déplacer à reculons dans le ciel. Thu-kimnibol ne l’avait jamais vu dans un tel état.

— Prince…

— Par tous les dieux, vas-tu me dire ce qui se passe ?

— C’est Hresh, prince… Hresh le chroniqueur.

— Oui, je sais qui est Hresh. Qu’y a-t-il ? Avons-nous reçu un message de lui ?

Dumanka secoua la tête.

— Il est là, dit-il d’une voix étranglée.

— Quoi ?

— Plor Killivash vient juste de le ramener au camp. Il l’a trouvé au cours d’une patrouille, errant dans une voiture à xlendi. Nous l’avons emmené dans la tente de soins. Il semble en bonne santé, mais il a les idées un peu confuses. Il a demandé à vous voir et j’ai pensé…

Abasourdi, Thu-kimnibol lui fit signe de se taire. Puis il se retourna vers Nialli Apuilana.

— As-tu entendu ? demanda-t-il.

— Non. Des ennuis ?

— On peut appeler ça comme cela. Ton père est là, Nialli. Mon cinglé de frère. Dumanka m’a dit qu’on l’avait trouvé errant en pleine campagne. Par Mueri, Yissou et Dawinno, je voudrais bien savoir ce qu’il fait ici ! Sur le front ! Nous avions bien besoin de cela. Par tous les dieux !


— Viens avec moi voir la Reine, mon frère, dit Hresh d’une voix très calme. Je te la montrerai telle qu’Elle est.

Hresh était arrivé depuis une heure et il allait de surprise en surprise. Il avait appris successivement que Thu-kimnibol et Nialli Apuilana partageaient la même tente, que Vengiboneeza avait été détruite et que les hjjk reculaient sur tous les fronts. Mais, malgré l’épuisement du voyage, la stupéfaction et le désarroi dans lesquels l’avaient plongé ces nouvelles, toute son énergie et toute sa volonté demeuraient tendues vers le même objet.

— Voir la Reine ? dit Thu-kimnibol en écarquillant les yeux.

Puis il esquissa un petit sourire et son visage prit une expression d’indulgente condescendance.

— Nous deux ? Aller voir la Reine des Reines ?

— Oui.

— Pour parler avec Elle ? Pas pour la tuer, juste pour discuter ?

— Oui, dit Hresh.

— Et comment irons-nous ? Dans ta petite voiture ?

— J’ai ceci, dit Hresh en ouvrant la main et en montrant la bourse contenant le Barak Dayir.

— Tu as emporté la Pierre des Miracles ? dit Thu-kimnibol avec un grognement d’étonnement.

— Le Barak Dayir est à moi, mon frère. Comme le sont les armes avec lesquelles tu as détruit Vengiboneeza.

— Comprenons-nous bien, dit Thu-kimnibol en éludant la question. Tu me proposes de nous rendre dans le Nid, mais pas en chair et en os. En utilisant la Pierre des Miracles pour y projeter nos âmes.

— Exactement.

— Et pourquoi, mon frère, voudrais-tu que je me remette entre les mains de mon ennemie ?

— Pour que tu aies une idée de la nature de cette ennemie. Pas seulement de Sa grandeur, que tu sous-estimes probablement, mais aussi de Sa vulnérabilité dont je pense que tu n’as pas conscience.

— Sa grandeur, Sa vulnérabilité, dit Thu-kimnibol, le front plissé. De Sa grandeur, je n’ai déjà que trop entendu parler. Mais Sa vulnérabilité ? Qu’entends-tu par là ?

— Viens avec moi, si tu veux le savoir.

La sérénité de Hresh était une armure qui le rendait invulnérable. Thu-kimnibol tourna la tête vers Nialli Apuilana, comme pour implorer son aide.

Hresh remarqua les blessures en voie de cicatrisation sous l’épaisse fourrure brique de son frère. Il y en avait au moins une demi-douzaine. Il se demanda quels prodiges d’héroïsme Thu-kimnibol avait dû déployer au combat, combien de dizaines de hjjk il avait déjà fait passer de vie à trépas.

— Quels risques y a-t-il à entreprendre cela, père ? demanda Nialli Apuilana.

— Le seul risque est qu’elle nous ensorcelle, et tu sais combien ses sortilèges sont puissants. Mais je pense que nous pouvons lui résister. Je le sais. J’ai déjà réussi une fois à échapper à son étreinte.

— Tu veux dire que tu as déjà fait le voyage dans le Nid ? demanda Thu-kimnibol.

— Dans un Nid secondaire, oui. J’y suis resté plusieurs semaines et, de là, je me suis transporté dans le Nid des Nids avec l’aide du Barak Dayir. La Reine des Reines détient elle aussi une Pierre des Miracles, un talisman qui appartenait autrefois aux Beng et qui est enchâssé dans son corps. Je lui ai parlé, par le truchement des deux Pierres des Miracles. Après quoi, les hjjk du Nid où je vivais m’ont chassé. Je suppose qu’ils ont guidé mon xlendi jusqu’à ce que je tombe sur un des nôtres.

— Alors, c’est un piège, dit Thu-kimnibol.

— Tout cela s’inscrit dans les desseins de Dawinno, répliqua Hresh.

Thu-kimnibol se tut. Hresh le considéra calmement. Une patience infinie emplissait son âme. Jamais il n’avait éprouvé une telle tranquillité d’esprit. Rien ne pourrait le détourner de son but.

Dès son arrivée sous la tente, il avait perçu les indices de l’intimité existant entre son frère et Nialli Apuilana. Cela lui avait donné un coup, mais il s’était très vite ressaisi. Ils avaient tous deux une indiscutable noblesse, et les voir enfin unis en cette période agitée avait quelque chose de tout à fait naturel, voire d’inévitable. C’était très bien ainsi.

La nouvelle de la destruction de Vengiboneeza avait été un autre choc, d’un genre différent Vengiboneeza était depuis l’aube des temps une merveilleuse et majestueuse cité. Il avait éprouvé une profonde tristesse en apprenant que le sanctuaire renfermant tant de trésors antiques, le lieu où il avait passé une partie de sa jeunesse, n’était plus, que la guerre avait réduit à l’état de ruines la cité qui avait survécu au Long Hiver.

Mais il n’avait pas perdu de temps en vains regrets. Rien n’était éternel, hormis l’éternité. Pleurer la perte de Vengiboneeza revenait à renier Dawinno. Les dieux dispensent, les dieux reprennent. Le flux du changement est la seule constante. Le Transformateur détruit tout à l’heure qu’il a lui-même fixée et le remplace par autre chose. Hresh savait qu’il y avait eu sur la Terre d’autres cités encore plus orgueilleuses que Vengiboneeza et dont il ne restait absolument rien, pas même le nom.

Thu-kimnibol avait le regard fixé sur Hresh.

— Je crois que tu devrais te reposer, mon frère, dit-il au bout d’un long moment.

— Cela veut dire que tu me crois sénile, ou complètement cinglé ? demanda Hresh en riant.

— Cela veut seulement dire que tu es épuisé par les épreuves que tu as traversées. Et que nous n’avons certainement pas besoin, ni l’un ni l’autre, d’aller nous jeter dans les griffes de la Reine.

— Je me suis déjà trouvé entre ses griffes et, comme tu peux le constater, j’en suis sorti. Je pourrai lui échapper une seconde fois. Avant que la guerre continue ses ravages, il y a un certain nombre de choses que tu dois savoir.

— Parle-m’en, dit Thu-kimnibol.

— Il faut que tu les voies par toi-même.

Thu-kimnibol le regardait en silence, l’air impénétrable. Ils étaient dans une impasse.

— As-tu confiance en moi, mon frère ? demanda Hresh.

— Tu sais bien que oui.

— Crois-tu que je ferais quoi que ce soit pour te nuire ?

— C’est possible. Sans en avoir l’intention, Hresh-le-questionneur. Tu fourres toujours ton nez partout. Tu as toujours été intrépide, mon frère. Trop, peut-être.

— Et toi, Thu-kimnibol, n’es-tu donc qu’un poltron ?

— Tu t’imagines pouvoir m’entraîner dans cette entreprise démentielle en misant sur mon orgueil, Hresh ? Tu pourrais me supposer un peu plus d’intelligence.

— C’est ce que je fais, et plus que tu ne le crois. Je te le demande encore une fois : viens avec moi voir la Reine. Si tu veux avoir la haute main sur la planète, et je sais que tu y aspires, il faut que tu comprennes la nature du seul être qui ait le pouvoir de t’en empêcher. Viens avec moi, mon frère.

Hresh tendit la main. Sa voix était assurée et son regard implacable.

Thu-kimnibol se dandinait d’une jambe sur l’autre. Il réfléchissait, le front plissé, en tirant sur la barbe rousse de ses joues. L’incertitude assombrissait son visage. Puis son expression changea insensiblement. Il sembla fléchir – Thu-kimnibol, fléchir ! – devant la force de volonté de Hresh.

— Qu’en penses-tu ? demanda-t-il, l’air pincé, à Nialli Apuilana. Tu crois que je devrais le faire ?

— Oui, je crois, répondit-elle sans hésiter. Thu-kimnibol hocha la tête en signe d’acquiescement. Il parut d’un seul coup débarrassé d’un grand poids.

— Comment allons-nous nous y prendre ? demanda-t-il à Hresh.

— Nous allons nous unir par le couplage, puis le Barak Dayir nous transportera dans le Nid des Nids.

— Quoi, un couplage ? Toi et moi ? Mais, Hresh, nous n’avons jamais fait cela !

— Non, mon frère. Jamais.

— Comme cela paraît étrange, dit Thu-kimnibol en souriant. Un couplage avec mon propre frère. Mais, s’il le faut, nous allons le faire. Hein, Hresh ? Si, pour une raison ou pour une autre, ajouta-t-il en se tournant vers Nialli Apuilana, je ne revenais pas…

— Ne dis pas cela, Thu-kimnibol !

— Hresh ne m’a rien garanti et il faut envisager toutes les possibilités. Si je ne reviens pas, mon amour, si mon âme ne réintègre pas mon corps au bout d’un certain temps – disons, deux jours – va voir Salaman et raconte-lui ce qui s’est passé. Tu as bien compris ? Remets-lui le commandement de notre armée et confie-lui les quatre armes de la Grande Planète.

— À Salaman ? Mais il est complètement fou !

— Il n’en est pas moins un grand guerrier. C’est le seul, après moi, qui puisse prendre le commandement de nos troupes pendant cette campagne. Tu le feras ?

— Si c’est indispensable, murmura Nialli Apuilana.

— Très bien.

Thu-kimnibol respira profondément et tendit son organe sensoriel vers Hresh.

— Voilà, mon frère, je suis prêt. Nous pouvons aller rendre visite à la Reine.


Tout est plongé dans les ténèbres, un océan de noirceur si dense que toute possibilité de lumière est exclue. Puis, brusquement, une lumière intense, semblable à l’explosion d’un soleil, s’épanouit à l’horizon. Les ténèbres se fragmentent en une infinité de points lumineux à l’éclat éblouissant et Thu-kimnibol sent passer près de lui ces fragments incandescents portés par des souffles d’air brûlant.

Il est maintenant en mesure de discerner la texture et la forme du mystère ardent qui flamboie devant lui. Il distingue quelque chose qui ressemble à une gigantesque machine luisante, il voit le mouvement frénétique des bielles, la course incessante des pistons sans que la moindre perte d’énergie, le moindre raté affecte le mouvement inlassable de l’ensemble. La machine projette avec violence dans le ciel un rayon très pur de lumière éblouissante.

Le Nid, songe Thu-kimnibol. Le Nid des Nids.

Et une voix résonnant avec la force de deux planètes se fracassant l’une contre l’autre s’élève du cœur de cette machine inconcevable et infatigable.

— Pourquoi reviens-tu me voir si vite ?

Ce doit être la Reine.

La Reine des Reines.

Il n’éprouve aucune crainte, seulement un profond respect et ce qu’il pense être de l’humilité. La présence de Hresh à ses côtés lui apporte toute l’assurance qu’il est incapable de trouver en lui-même. Jamais il ne s’est senti aussi proche de son frère, à tel point qu’il lui est difficile de déterminer où finit sa propre âme et où commence celle de Hresh.

Ils descendent, ils tombent, ils plongent. Thu-kimnibol ignore s’ils obéissent à la créature monstrueuse qui lui est apparue dans la lumière éclatante ou si Hresh maîtrise encore leur déplacement. Mais à mesure qu’ils se rapprochent du Nid, Thu-kimnibol le voit plus distinctement et il se rend compte que ce n’est pas une machine, mais une structure de terre et de pâte de bois, et que ce qu’il a pris pour le mouvement parfaitement coordonné de bielles et de pistons luisants n’est que la vision de l’unité confondante de l’ensemble de l’empire hjjk, dans lequel l’individu le plus récemment éclos n’a pas son libre arbitre, où tout est étroitement lié au sein d’un modèle fixé d’avance ne laissant aucune place à l’imperfection.

Et au cœur de ce modèle se trouve une créature telle qu’il n’en a jamais imaginé, une masse monstrueuse, immobile, qui est un univers en soi. Grâce au talisman que son frère tient dans le creux de son organe sensoriel, à plusieurs milliers de lieues de l’endroit où ils ont laissé leurs enveloppes chamelles, Thu-kimnibol prend conscience des dimensions inimaginables du contenant de chair qui abrite l’esprit de la Reine, du lent mouvement des fluides vitaux à l’intérieur de ce corps gigantesque et sans âge, du fonctionnement pesant de ses organes incompréhensibles.

Il a le sentiment d’avoir beaucoup trop attendu avant de venir ici. D’avoir passé toute sa vie dans un rêve, avant le moment de l’affrontement.

— Vous êtes deux, déclare la Reine de sa voix retentissante. Qui est cet autre toi ?

Hresh ne répond pas. Thu-kimnibol sent que quelque chose sonde l’âme de son frère pour le pousser à répondre. Mais Hresh demeure silencieux, hébété, comme si l’effort du voyage l’avait vidé de ses dernières forces. Tout est donc entre ses mains.

— Je suis Thu-kimnibol, fils de Harruel et de Minbain, frère par ma mère de Hresh le chroniqueur que vous connaissez déjà.

— Ah ! Vous avez un faiseur d’Œufs en commun, mais vous êtes issus de deux donneurs de Vie différents. Et tu es celui qui veut nous détruire, reprend la Reine après un long silence. Pourquoi éprouves-tu tant de haine pour nous ?

— Les dieux guident mon bras, répond simplement Thu-kimnibol.

— Les dieux ?

— Ceux qui façonnent notre vie et règlent notre destinée. Ils m’ont ordonné de conduire mon peuple au loin pour combattre ceux qui nous empêchent d’accomplir ce que nous devons accomplir.

Un grand rire éclatant s’élève et se répand comme les eaux de quelque puissant fleuve en crue et Thu-kimnibol est obligé de résister de toutes ses forces pour ne pas se laisser submerger par ce prodigieux torrent de moquerie.

Les mots qu’il vient de prononcer résonnent en roulant dans ses oreilles, amplifiés et déformés par le rire implacable de la Reine, et ils deviennent de pathétiques lambeaux de phrases, lisibles et grotesques… destinée… conduire… accomplir… devons… Sa profession de foi lui semble n’être qu’un tissu d’inepties. Il s’efforce rageusement de recouvrer une partie de sa dignité envolée.

— Vous vous moquez donc des dieux ? s’écrie-t-il.

Le rire tonitruant résonne derechef.

— Les dieux, dis-tu ? Les dieux ?

— Parfaitement, les dieux ! Ceux qui m’ont conduit ici aujourd’hui et qui soutiendront mon bras jusqu’à ce que le dernier de votre race ait disparu de la surface de la planète.

Thu-kimnibol sent la présence de Hresh, distante et floue, qui volète autour de lui comme un oiseau autour d’une vitre fermée et qui semble essayer de le mettre en garde contre la ligne de conduite qu’il a choisie. Mais il ne tient aucun compte de l’agitation de son frère.

— Dites-moi, Reine, croyez-vous au moins aux dieux ? Ou bien votre arrogance est-elle si profonde que vous niez leur existence ?

— À vos dieux ? dit-elle. Oui. Non.

— Qu’est-ce que cela signifie ?

— Vos dieux sont les symboles de grandes forces : la consolation, la protection, la subsistance, la guérison, la mort.

— Vous savez cela ?

— Bien sûr.

— Et vous ne croyez pas à ces dieux ?

— Nous croyons à la consolation, à la protection, à la subsistance, à la guérison et à la mort. Mais ce ne sont pas des dieux.

— Vous ne vénérez donc rien ni personne ?

— Pas au sens où vous entendez ce mot, répond la Reine.

— Pas même votre créateur ?

— Ce sont les humains qui nous ont créés, dit-elle avec une étrange désinvolture. Mais cela les rend-il dignes de notre vénération ? Nous ne le croyons pas.

Le rire de la Reine le submerge encore une fois.

— Ne parlons pas des dieux, reprend-elle. Parlons plutôt du mal que vous nous faites. Comment pouvez-vous poursuivre cette guerre contre une race dont vous ignorez tout ? Ton autre moi a déjà vu notre Nid. À ton tour maintenant. Prépare-toi à nous voir tels que nous sommes.

Mais il n’a pas le temps de se préparer. Et comment, et à quoi ? Avant que la voix de la Reine se soit éteinte, le Nid dans sa totalité s’engouffre dans son Âme avec la violence d’un torrent.

Il voit tout : la grande machine luisante, le monde parfait à l’intérieur du monde, les Militaires et les Ouvriers, les faiseurs d’Œufs et les donneurs de Vie, les penseurs du Nid et les donneurs d’Aliments, les serviteurs de la Reine et tout le reste, tous unis étroitement, inextricablement, au service de la Reine, c’est-à-dire au service de la totalité. Il comprend comment la création de l’abondance du Nid et de la force du Nid favorise la réalisation du plan de l’Œuf, grâce auquel l’amour de la Reine se répandra finalement par tout le cosmos. Il voit les Nids secondaires disséminés sur la surface de la planète, tous reliés les uns aux autres et au grand Nid central par la force de la vérité du Nid qui rayonne de l’immensité qu’est la Reine des Reines.

Comme ses propres armées semblent dérisoires en comparaison de cette colossale force unique et assurée que forment les hjjk ! Ses troupes indécises, affaiblies par les divisions et l’orgueil ! Thu-kimnibol se rend compte qu’il n’y a aucun espoir de vaincre dans ces conditions. Le plan de l’Œuf est en conflit direct avec les ambitions du Peuple et le plan de l’Œuf ne peut que triompher par la force de volonté et la loi du nombre. Il pourra remporter de-ci de-là une bataille, il pourra infliger de lourdes pertes à des bandes de hjjk, mais l’unité profonde des hjjk ne sera pas entamée pour autant et le pouvoir du Nid lancera inlassablement des vagues d’assaut jusqu’à ce que la race prétentieuse fraîchement sortie de ses cocons soit définitivement vaincue.

Soit… définitivement…

…vaincue…

Peut-être l’est-elle déjà. Il sent le désespoir le gagner, l’étouffer. Toute la force semble se retirer de ses membres et il se rend compte que cette force n’était qu’une illusion, qu’il s’était pris pour un géant alors qu’il n’avait toujours été qu’une mouche, une mouche intrépide et stupide qui avait osé défier un monarque immortel.

Il descend en flottant, telle une escarbille emportée par le vent, vers le corps colossal de la Reine. Dans un instant, il se posera sur la surface de ce corps monstrueux et il sera englouti. Il se tourne vers Hresh pour implorer son aide, mais son frère semble encore plus distant qu’auparavant, juste un petit point éloigné, déjà attiré par la force irrésistible de la Reine, s’enfonçant déjà irrémédiablement dans la masse titanesque de chair.

Il va subir le même sort. Ils sont tous deux condamnés.

La Reine est une grande force cosmique, une implacable créature élémentaire qui a le pouvoir de mettre fin à sa vie d’une simple chiquenaude dédaigneuse de Sa volonté.

Thu-kimnibol se demande si Elle a l’intention de le tuer, ou simplement de l’engloutir. Il songe aux dimensions de Son corps et au pouvoir de la Pierre des Miracles ensevelie dans cette masse incalculable de chair. Il décide qu’Elle ne veut probablement pas le tuer, mais que, si Elle essaie, il fera exploser en Elle, par l’entremise de Hresh avec qui il est intimement uni et de la Pierre des Miracles de Hresh, une fureur si violente qu’Elle se tordra dans d’indicibles douleurs.

Mais il est plus vraisemblable qu’Elle compte l’absorber et le neutraliser, le transformer d’ennemi en esclave. Cela, il ne le Lui permettra pas non plus.

Sa puissance est immense. Et pourtant… et pourtant…

Il a brusquement l’impression de percevoir Ses limites. De saisir comment Elle peut être neutralisée, à défaut d’être totalement vaincue.

La perfection de l’empire hjjk bourdonne, tourbillonne et resplendit tout autour de lui et la puissance de la Reine ne relâche pas son étreinte, mais pourtant, au milieu de toutes ces forces oppressantes, Thu-kimnibol comprend ce que voulait dire Hresh en disant qu’il devait essayer d’appréhender la vulnérabilité des hjjk.

Leur perfection même est leur talon d’Achille. La grandeur de la civilisation autarcique qu’ils ont édifiée et perpétuée pendant des millénaires contient en germe sa propre destruction. Hresh l’a déjà compris et maintenant, en quelque lieu qu’il soit, Hresh l’aide à le comprendre. Thu-kimnibol pense que les hjjk sont l’accomplissement suprême des dieux, mais ils refusent de comprendre que l’essence du dessein des dieux est le changement permanent. Le temps a toujours apporté le changement à tous les êtres vivants et il en ira de même des hjjk, sinon ils périront.

Leur société est trop rigide ; ils peuvent se briser. S’ils ne se plient pas à la loi des dieux, se dit Thu-kimnibol, ils finiront par subir le sort de tout ce qui ne peut ou ne veut pas se courber. Tôt ou tard, il leur faudra affronter une force à laquelle ils seront incapables de résister et ils voleront instantanément en éclats.

— Viens, mon frère, s’écrie-t-il. Nous sommes restés assez longtemps. J’ai appris ce que tu voulais que j’apprenne.

— Thu-kimnibol ? dit Hresh d’une voix ténue. C’est toi ? Où es-tu, mon frère ?

— Là. Je suis là. Prends ma main.

— Je suis avec la Reine maintenant, mon frère.

— Non ! Non ! Jamais ! Elle ne peut pas te retenir. Viens !

D’énormes éclats de rire retentissent tout autour de lui. Elle croit les tenir tous les deux. Mais Thu-kimnibol n’a pas peur. L’effroi mêlé de respect qu’il avait éprouvé au début l’avait mis à Sa merci, mais cet effroi a disparu, il a été remplacé par la colère et le mépris, et Elle n’a aucun autre moyen de le retenir.

Il est tout à fait conscient de n’être qu’une mouche à côté d’Elle, mais une mouche peut faire ce qu’elle a à faire sans être vue par une créature beaucoup plus grosse qu’elle. C’est le grand avantage dont bénéficient les mouches, se dit Thu-kimnibol. La Reine ne peut pas nous retenir, si Elle ne nous trouve pas. Et elle est tellement persuadée de Son omnipotence qu’elle n’essaie pas vraiment de le faire.

Il commence à s’écarter doucement d’Elle, entraînant Hresh avec lui.

Remonter de Son antre est aussi ardu que d’entreprendre l’ascension d’une montagne dont la cime crève le plafond du ciel. Mais tout voyage, aussi long soit-il, ne se fait que pas à pas. Thu-kimnibol s’élève lentement, insensiblement, en tenant Hresh dans ses bras. La Reine ne semble pas l’empêcher de partir. Peut-être croit-Elle qu’il retombera de lui-même.

Il monte. Il monte toujours. Des flots de lumière l’enveloppent, mais ils s’estompent à mesure qu’il continue de s’élever. Il n’a plus maintenant devant lui que les ténèbres, profondes, intenses.

— Mon frère ! dit Thu-kimnibol. Nous sommes libres, mon frère. Nous sommes en sécurité maintenant.


Il cligna des yeux et ouvrit les paupières. Penchée sur lui, Nialli Apuilana poussa un petit cri de joie.

— Enfin ! Tu es revenu !

Thu-kimnibol hocha la tête. Il tourna les yeux vers Hresh. Son frère avait les yeux entrouverts, mais il semblait assommé, hébété. Thu-kimnibol tendit la main et la posa sur le bras de Hresh. Il semblait très calme et il frémit quand les doigts de Thu-kimnibol l’effleurèrent.

— Il s’en remettra ? demanda Nialli Apuilana.

— Il est très fatigué. Moi aussi. Combien de temps sommes-nous partis, Nialli ?

— Presque une journée et demie, répondit-elle en le regardant comme s’il avait subi quelque profonde métamorphose. Je commençais à me dire que… que…

— Une journée et demie, murmura-t-il, l’air pensif. J’ai l’impression que cela a duré des années. Que s’est-il passé ici ?

— Rien. Je n’ai même pas vu Salaman. Il a contourné notre campement sans s’arrêter et il a poursuivi tout seul sa route vers le nord.

— Décidément, il est fou. Eh bien, qu’il se débrouille.

— Et toi ? demanda Nialli Apuilana sans le quitter des yeux. Comment était-ce ? As-tu vu le Nid ? Es-tu entré en contact avec la Reine ?

Il ferma les yeux et les rouvrit aussitôt.

— Je n’ai pas compris la moitié de ce que j’ai vu. Elle est si impressionnante… Le Nid est si imposant… Leur vie est si complexe…

— C’est ce que j’avais essayé de vous faire comprendre au Praesidium. Mais personne n’a voulu m’écouter, pas même toi.

— Surtout pas moi, Nialli, dit-il en souriant. Les hjjk sont des ennemis redoutables. Ils semblent être tellement plus sages que nous, tellement plus puissants. Ce sont des êtres supérieurs dans tous les domaines. J’ai presque envie de m’incliner devant eux.

— Oui, dit Nialli Apuilana.

— Au moins devant leur Reine, ajouta-t-il.

Le découragement perça dans sa voix. Le triomphe de sa fuite semblait déjà loin derrière lui.

— Elle est presque comme un dieu, poursuivit-il. Une créature gigantesque et si vieille, dont l’influence s’étend partout, qui dirige tout. C’est… c’est presque un sacrilège de Lui résister.

— Oui, dit Nialli Apuilana. Je vois ce que tu veux dire.

— Et pourtant, reprit-il en secouant lentement la tête, nous sommes obligés de résister. Il est impossible d’arriver à un compromis quelconque avec eux. Si nous ne continuons pas à les combattre, ils nous écraseront, ils nous submergeront. Mais si nous poursuivons cette guerre, et si nous la gagnons, n’irons-nous pas contre la volonté des dieux ? Si les dieux leur ont permis de voir la fin du Long Hiver, c’était peut-être pour leur transmettre la planète en héritage.

Il se tourna vers Nialli Apuilana avec un air perplexe.

— Tout ce que je dis est rempli de contradictions. As-tu compris quelque chose ?

— Les dieux nous ont également permis de voir la fin du Long Hiver, Thu-kimnibol. Peut-être se sont-ils rendu compte qu’ils s’étaient trompés sur les hjjk, que cette expérience avait échoué. Et peut-être nous ont-ils fait intervenir pour exterminer les hjjk et prendre leur place.

— Tu crois ? demanda-t-il sans dissimuler son étonnement. Serait-ce possible ?

— Tu as dit qu’ils étaient des êtres supérieurs. Mais tu as vu par toi-même qu’en réalité ils sont limités, qu’ils ont l’esprit inflexible et étroit. Tu l’as vu ? Tu l’as vu, n’est-ce pas ? C’est cela que Hresh tenait à ce que tu voies : ils ne veulent en vérité rien créer, ils en sont même incapables. Tout ce qu’ils veulent, c’est continuer à se multiplier et à construire de nouveaux Nids. Mais il n’y a aucune finalité là-dedans. Ils n’essaient pas d’apprendre, ils n’essaient pas de progresser. Tu imagines, poursuivit-elle avec un petit rire, que j’ai déclaré devant le Praesidium que nous devrions les considérer comme des humains. Mais ce ne sont pas des humains. Je me trompais et vous étiez tous dans le vrai, même Husathirn Mueri. Ce ne sont que des insectes. D’affreux insectes géants. Tout ce que je croyais, ils me l’avaient fait croire à mon insu.

— Ne les mésestime pas, Nialli, dit Thu-kimnibol. Tu vas peut-être trop loin dans l’autre direction.

Hresh poussa un petit soupir. Thu-kimnibol se tourna vers lui, mais il semblait dormir, et sa respiration était calme et régulière.

— Il y a encore une chose, poursuivit Thu-kimnibol en se retournant vers Nialli Apuilana. Quelque chose que m’a dit la Reine et qui me parait encore plus étrange que tout le reste. T’a-t-on jamais appris, quand tu vivais chez eux, que les hjjk croyaient avoir été créés par les humains ?

— Non, répondit-elle, l’air surpris à son tour. Non, jamais.

— Crois-tu que cela puisse être vrai ?

— Pourquoi pas ? Les humains étaient presque comme des dieux. Les humains étaient peut-être les dieux.

— Alors, si les hjjk sont le peuple élu…

— Non, dit-elle sans le laisser achever sa phrase. Les hjjk étaient un des peuples élus. Élu pour survivre, pour supporter le Long Hiver, pour prendre possession de la planète lorsqu’il s’achèverait. Mais, pour une raison ou pour une autre, cela n’a pas marché. Alors, les dieux, ou plutôt les humains, nous ont créés. Pour les remplacer.

Elle avait les yeux brillants d’une ferveur qu’il y avait rarement vue.

— Un jour, les humains reviendront sur la Terre, reprit-elle. J’en ai la conviction. Ils voudront voir ce qui s’est passé ici depuis leur départ. Et ils n’ont certainement pas envie de découvrir que toute la planète n’est qu’un Nid gigantesque, Thu-kimnibol. Ils nous ont mis dans ces cocons à dessein et ils voudront voir si ce dessein s’est réalisé. Nous devons donc continuer à nous battre, tu comprends ? Nous devons tenir bon face à la Reine. Donne-leur le nom de dieux, donne-leur le nom d’humains, donne-leur le nom que tu veux, ce sont eux qui nous ont créés. Et c’est ce qu’ils attendent de nous.


— C’est le genre de pays qu’aiment les insectes, grommela Salaman. Un pays désolé, qui montre toute sa carcasse.

Le roi arrêta son xlendi et se retourna vers ses trois fils. Athimin et Biterulve chevauchaient à ses côtés et Chham les suivait de près.

— Tu crois qu’il y a un Nid par là, père ? demanda Chham.

— J’en suis sûr. Je le sens qui pèse sur mon âme. Je le sens ici. Ici. Et ici.

Il porta la main à sa poitrine, à son organe sensoriel et à ses reins.

Ils étaient au cœur d’un territoire aride et desséché. Le sol était pâle et sableux, et le ciel d’un bleu intense réverbérait une lumière aveuglante. L’unique signe de vie était constitué par de petites plantes ligneuses en forme de dôme, à l’aspect repoussant, évoquant un crâne blanchi par le temps, d’où partaient deux épaisses feuilles grises, déchiquetées et sculptées par le vent, qui s’étiraient comme des lanières d’une longueur considérable sur le sol du désert. Ces plantes étaient très espacées et chacune régnait sur son petit domaine comme un monarque maussade et immobile.

— Dois-je donner l’ordre d’installer le bivouac, père ? demanda Athimin.

Salaman acquiesça de la tête, le regard perdu dans les lointains. Un vent âpre et glacé lui cinglait le visage, un vent porteur d’ennuis.

— Et envoie des éclaireurs, dit-il. Protégés par des patrouilles qui les suivront de très près. Il y a des hjjk par ici, des masses de hjjk. Je les sens.

Une inquiétude inexplicable commençait à le gagner.

Salaman avait jusqu’alors été persuadé que son armée, son armée seule, parviendrait à atteindre le grand Nid et à le détruire. Certes, ils n’avaient pas encore rencontré de véritable opposition, certes les hjjk étaient infiniment plus nombreux et ils étaient robustes et infatigables, mais ils ne semblaient pas vraiment savoir se battre. Salaman se souvenait que cela avait été exactement la même chose à Yissou, quand ils avaient essayé de prendre d’assaut la cité nouvellement fondée.

Les hjjk lançaient contre l’ennemi de terrifiantes vagues d’assaut composées d’une multitude de guerriers hurlant et brandissant des lances et des sabres. La plupart tenaient deux armes et certains plus de deux. C’était un spectacle à glacer le sang dans les veines, si on se laissait impressionner par leur frénésie et leur aspect horrifiant.

Mais si on résistait pied à pied, en formation serrée, si on rendait coup pour coup, à la lance et à l’épée, il était possible de les vaincre. Le secret était de ne pas s’avancer vers eux, mais de les laisser venir. Leur agitation désordonnée luisait des hjjk de piètres combattants qui se tenaient beaucoup trop près les uns des autres. Il convenait donc de disposer en phalange au premier rang les plus robustes et les plus courageux des soldats pour cribler de blessures tous ceux qui s’approchaient. Il fallait essayer d’atteindre les tubes respiratoires qui étaient le défaut de leur cuirasse. Si on sectionnait d’un coup d’épée les tubes respiratoires d’un orange vif qui pendaient de chaque côté de leur tête et retombaient sur leur poitrine, les hjjk s’affaissaient en quelques instants, paralysés par le manque d’air.

L’armée de Salaman avait donc continué de marcher après le départ du tas de ruines fumantes qu’était devenue Vengiboneeza, faisant mouvement vers le nord dans une contrée de plus en plus aride, exterminant tous les hjjk qu’elle rencontrait. Elle avait livré quatre grandes batailles qui s’étaient toutes conclues par une déroute de l’ennemi. L’âme de Salaman vibrait au souvenir de ces victoires… Les hjjk pourchassés et abattus jusqu’au dernier, les membres griffus qui jonchaient le champ de bataille, l’empilement des corps secs, à la carapace si légère. Toutes les armées que la Reine avait envoyées contre lui avaient subi le même sort.

Et maintenant les envahisseurs approchaient du premier des Nids secondaires marquant la véritable frontière du territoire hjjk.

Le plan de Salaman était d’anéantir ces Nids l’un après l’autre, à mesure qu’il remontait vers le nord afin de ne plus avoir de force ennemie sur ses arrières quand il s’engagerait dans les immenses étendues désertiques au-delà desquelles se trouvait le Nid des Nids. Il n’avait pas encore d’idée précise sur les moyens qu’il emploierait pour les détruire. Peut-être en versant dans l’entrée du Nid un liquide inflammable. Tout aurait été beaucoup plus facile s’il avait pu disposer d’une ou deux des armes sophistiquées que possédait Thu-kimnibol. Mais il était sûr de trouver le moment venu un moyen efficace. Il n’avait jamais eu la moindre inquiétude à cet égard.

Mais là… ce vent cinglant qui soufflait, cette angoisse qui l’étreignait, ce sentiment d’un désastre imminent…

— Père ! s’écria Biterulve. Brusquement, comme par enchantement, ils virent se dresser devant eux une muraille d’eau qui s’élevait du désert comme une vague immense bouchant la moitié du ciel. Les xlendis se mirent à hennir en lançant de violentes ruades. Salaman poussa un juron et leva machinalement les bras pour se protéger le visage. Il entendit derrière lui les hurlements de panique de ses hommes.

Mais il ne lui fallut pas longtemps pour reprendre ses esprits.

— C’est un piège ! rugit-il. Une illusion ! Comment pourrait-il y avoir de l’eau dans le désert ?

De fait, la masse d’eau titanesque demeurait dressée au-dessus d’eux mais ne retombait pas. Salaman distinguait la crête écumeuse surmontant les profondeurs glauques et impénétrables, la courbe imposante de l’inconcevable masse formée par la muraille liquide. Mais la vague ne retombait pas.

— C’est un piège ! hurla-t-il derechef. Les hjjk nous attaquent ! En formation de combat ! Formation en triangle !

Le regard égaré, Chham s’approcha de lui sur son xlendi affolé. Salaman le repoussa violemment en lui faisant signe d’aller rejoindre le gros de l’armée.

— Fais-les mettre en formation de combat ! ordonna-t-il.

Il vit que Athimin s’éloignait déjà en gesticulant pour empêcher les troupes de se débander. Les soldats semblaient se rendre compte que la masse d’eau menaçante n’était qu’une illusion d’optique. Mais le sol se mit soudain à osciller comme une nappe que l’on secoue pour enlever les miettes. Salaman constata avec un regard épouvanté que la terre ondulait tout autour de lui. Pris de vertige, il sauta de son xlendi. Était-ce un véritable tremblement de terre, ou encore une hallucination ? Il n’aurait su le dire.

La muraille d’eau s’était transformée en mur de feu qui les entourait de trois côtés. L’air était parcouru de crépitements, de craquements et d’étincelles. Des flammes bleuâtres montaient du sol ondulant.

Des éclairs éblouissants se mirent à danser dans le ciel en zigzaguant comme des lances de lumière. Se retournant pour fuir leur éclat aveuglant, Salaman vit des dragons crachant le feu qui arrivaient du nord. Des créatures ailées, à la bouche immense et aux crocs aiguisés comme des couteaux.

— Illusions ! hurla-t-il. Ce sont des visions qu’ils projettent contre nous en utilisant leur Pierre des Miracles !

D’autres s’en étaient rendu compte. Les troupes commençaient de se rallier et s’efforçaient dans la confusion de prendre leur formation de combat.

Mais à ce moment-là, dans les tourbillons de flammes, Salaman distingua juste devant lui une silhouette anguleuse jaune et noir tenant un sabre court au bout d’un bras griffu et une lance au bout d’un autre. Une troupe de hjjk avait réussi à s’approcher d’eux à la faveur des hallucinations et lançait une attaque.

Le roi plongea son épée en avant et sectionna un tube respiratoire. En se retournant, il vit un deuxième hjjk qui l’attaquait sur sa gauche. Il frappa à l’articulation de la jambe et le hjjk s’effondra. Sur sa droite, Chham ferraillait contre deux autres insectes. L’un était déjà tombé, l’autre vacillait. Salaman esquissa un sourire. Qu’ils envoient des dragons ! Qu’ils envoient des séismes et des océans d’eau. Dans le combat corps à corps, ses troupes les écraseraient impitoyablement.

Les hallucinations continuaient. Geysers de sang, fontaines de lumière scintillante, montagnes s’effondrant du haut du ciel, abîmes s’ouvrant sous leurs pieds… Il ne semblait pas y avoir de limites à l’ingéniosité des hjjk. Mais il suffisait de ne pas en tenir compte et de ne penser qu’à abattre tous les ennemis passant à portée de ses armes…

— Et d’un ! Et un autre ! Frapper, trancher, tuer !

La joie de la bataille l’emplissait comme peut-être jamais auparavant. Il se fraya un passage au milieu des ennemis sans prêter attention aux serpents qui flottaient en se tortillant devant ses yeux, aux fantômes qui jaillissaient en ricanant de crevasses sulfureuses, aux yeux désincarnés qui tournoyaient autour de sa tête, aux vermilions qui chargeaient droit sur lui, aux rochers gigantesques qui menaçaient de l’écraser. Ses guerriers, ralliés par Chham et Athimin, avaient pris leur formation de combat constituée de trois triangles disposés en cercle et se défendaient farouchement.

Mais que voyait-il ? Biterulve, à la pointe de l’un de ces triangles ?

Cela transgressait son ordre formel. Jamais le jeune prince ne devait s’exposer de la sorte. Athimin le savait. L’enfant pouvait se battre en seconde ligne, mais ne devait pas se trouver au milieu des guerriers de la première ligne. En proie à une rage folle, Salaman regarda autour de lui. Où était passé Athimin ? Il était censé ne pas quitter son frère des yeux pendant une seule seconde.

Ah ! Il était là ! En première ligne, lui aussi, séparé de Biterulve par cinq ou six guerriers, frappant à grands coups de son épée.

Salaman l’appela et montra son frère du doigt.

— Tu vois où il est ? Va le rejoindre. Va le rejoindre, abruti !

Athimin ouvrit grande la bouche et inclina la tête en signe d’assentiment. Biterulve semblait totalement indifférent à sa sécurité. Il frappait les hjjk avec une férocité dont Salaman ne l’aurait pas cru capable. Athimin avait commencé à se déplacer dans la mêlée confuse et se rapprochait du jeune prince. Salaman se porta lui aussi vers l’avant. Il voulait se débarrasser des hjjk qui entouraient Biterulve et repousser son fils au cœur de la phalange de guerriers.

Trop tard.

Salaman était encore à vingt pas du jeune prince, en train de traverser une zone peuplée de monstres fantomatiques s’agitant au milieu d’un nuage d’un noir d’encre quand il vit un hjjk qui semblait deux fois plus grand que Thu-kimnibol se dresser en un éclair devant Biterulve et transpercer de sa lance le corps du jeune homme.

Le roi poussa un affreux rugissement de rage. Il avait l’impression qu’une barre de fer incandescente venait de lui traverser le front. En un instant, il atteignit l’endroit où gisait Biterulve et trancha net d’un seul coup d’épée la tête du hjjk gigantesque. Il entendit presque aussitôt Athimin lui murmurer à l’oreille des excuses et d’inutiles explications. Sans une seconde d’hésitation, retournant contre lui toute la fureur qui le possédait, Salaman lui assena du tranchant de son arme un grand coup qui lui ouvrit la poitrine, traversant la fourrure, les chairs et les os.

— Père…, murmura Athimin d’une voix pâteuse avant de s’effondrer à ses pieds.

Salaman ouvrit des yeux horrifiés. Biterulve gisait à sa gauche et Athimin à sa droite. Son esprit était incapable d’assimiler ce que ses yeux voyaient. Son âme était en proie à une douleur indicible.

Qu’ai-je fait ? Qu’ai-je fait ?

La bataille faisait rage autour de lui. Mais le roi demeurait immobile et silencieux, purgé en un instant d’horreur de toute folie, de toute soif de sang. Les gémissements des guerriers blessés, les râles des mourants et les cris furieux de ceux qui vivaient encore et se battaient parvenaient à ses oreilles, mais tout lui était incompréhensible. Il ne comprenait pas ce qu’il faisait là, devant les corps sans vie de deux de ses fils ; entouré de fantômes et de monstres, et de ces insectes hurlants aux yeux immenses qui brandissaient des sabres devant lui. Pourquoi ? À quoi bon tout cela ?

Quelle folie ! Quel gâchis !

Il demeurait pétrifié, hébété, brisé par la douleur.

Puis il sentit la brûlure d’une autre sorte de douleur quand la lance d’un hjjk traversa la partie charnue de son bras. Une douleur fulgurante qui le laissa ahuri. Des larmes brûlantes lui piquèrent les yeux et le désarroi le fit ciller. Un épais brouillard enveloppa son âme. Pendant un instant, sous le choc de la blessure, il eut l’impression d’être revenu de longues années en arrière, quand il n’était encore qu’un jeune guerrier ambitieux, presque aussi intelligent que Hresh, dont le rêve était de bâtir une grande cité, une dynastie, un empire. Mais, si c’était vrai, que faisait-il dans ce vieux corps tout raide, pourquoi souffrait-il tellement et pourquoi saignait-il ? Ah ! oui ! Les hjjk ! Les hjjk attaquaient leur petite colonie. Harruel était déjà tombé sous leurs coups. La situation paraissait désespérée. Mais il n’y avait pas le choix, il fallait continuer à se battre… continuer à se battre…

Le brouillard se dissipa et il retrouva sa clarté d’esprit. Biterulve et Athimin gisaient à ses pieds et lui-même allait mourir. Il prit brusquement conscience avec une netteté impitoyable de la vanité d’une existence consacrée à édifier un mur et à entretenir la haine d’un ennemi lointain et incompréhensible dont il aurait bien mieux valu ne pas se préoccuper.

Il se retourna et vit l’insecte à la carapace luisante qui l’observait gravement comme s’il n’avait jamais vu un membre du Peuple. Le hjjk se disposait à lui porter un autre coup.

— Vas-y, dit Salaman. Quelle importance !

— Père ! Recule !

C’était Chham. Salaman éclata de rire. Il montra les corps de ses fils.

— Tu vois ? dit-il. Biterulve combattait en première ligne. Et Athimin… Athimin…

Il sentit qu’on le poussait de côté. Une épée fendit l’air devant lui. Le hjjk s’effondra. Le visage de Chham s’approcha tout près du sien. Le même visage que lui ; il avait l’impression de regarder dans un miroir son propre reflet venu du passé.

— Père, tu es blessé !

— Biterulve… Athimin…

— Doucement… Laisse-moi t’aider…

— Biterulve…


— Comment ? s’écria Thu-kimnibol. Salaman ? Et son armée ?

— Ou plutôt ce qu’il en reste, dit Esperasagiot. C’est un spectacle affligeant, prince. Vous devriez aller à leur rencontre. Ils semblent presque ne pas avoir la force de se traîner jusqu’ici.

— Pourrait-il s’agir d’un piège ? demanda Nialli Apuilana. Pourrait-il nous haïr au point de vouloir nous attirer à l’extérieur du camp et nous assaillir ?

— Non, madame, répondit Esperasagiot en riant. Il ne reste plus de haine en lui. Si vous les voyiez, vous comprendriez. Ils sont dans un piteux état. C’est un véritable miracle qu’ils aient réussi à arriver jusqu’ici.

— À quelle distance sont-ils ? demanda Thu-kimnibol.

— Une demi-heure, à dos de xlendi.

— Préparez ma monture. Vous m’accompagnerez avec Dumanka, Kartafirain et dix guerriers.

— Veux-tu que j’y aille aussi ? demanda Nialli Apuilana.

— Il vaudrait mieux que tu restes auprès de ton père, dit Thu-kimnibol en se tournant vers elle. On m’a dit qu’il était très faible ce matin. Il faut que l’un de nous deux soit auprès de lui si sa fin est proche.

— Oui, dit-elle doucement.

Et elle s’éloigna.


Ce qui restait de l’armée de la Cité de Yissou avait installé son campement, si l’on pouvait appeler cela un campement, en rase campagne, près d’un petit cours d’eau, au nord du camp de Thu-kimnibol. Esperasagiot n’avait pas exagéré c’était un spectacle affligeant. Sur la multitude qui avait quitté Yissou, il ne restait plus que quelques centaines de guerriers et tous semblaient plus ou moins blessés. Ils étaient vautrés par terre, éparpillés sur le sol comme des vêtements disséminés dans une pièce et ils disposaient en tout et pour tout de trois tentes en lambeaux. En voyant Thu-kimnibol et son escorte approcher, un homme au visage fermé en qui le prince reconnut Chham, le fils de Salaman, s’avança en claudiquant à leur rencontre.

— Ce sont de tristes et douloureuses retrouvailles, prince Thu-kimnibol. J’ai honte de paraître devant vous dans cet état.

Thu-kimnibol chercha des paroles d’encouragement, mais il n’en trouva pas. Après un long silence, il se pencha et donna l’accolade au fils de Salaman, sans le serrer trop fort, de crainte de rouvrir quelque blessure.

— Que pouvons-nous faire pour vous ? demanda-t-il.

— Il nous faut des guérisseurs, des remèdes, de la nourriture. Mais ce dont nous avons besoin par-dessus tout, c’est de repos. Nous battons en retraite depuis… Je ne sais plus combien de temps. Une semaine, peut-être deux. Nous avons perdu la notion du temps.

— Je suis navré de voir à quel point les choses ont mal tourné pour vous.

— Tout avait pourtant fort bien commencé, dit Chham qui semblait avoir un regain d’énergie. Nous les avons défaits à plusieurs reprises. Nous les avons massacrés sans pitié. Mon père a combattu comme un dieu. Rien ne pouvait résister à sa fougue. Et puis…

Il baissa la tête.

— Et puis les insectes ont utilisé la magie. Ils se sont servis de la Pierre des Miracles pour nous envoyer des visions oniriques, pour provoquer des hallucinations visuelles. Vous verrez, ils feront la même chose la prochaine fois que vous les affronterez.

— Il y a donc eu une bataille de visions. Et une lourde défaite.

— Oui, une très lourde défaite.

— Et votre père, le roi ?

Chham indiqua de la main par-dessus son épaule la direction de la plus grande des trois tentes.

— Il vit. Mais vous n’allez pas le reconnaître. Mon frère Athimin a été tué, et Biterulve aussi.

— Biterulve aussi !

— Et mon père a été grièvement blessé. Mais il a surtout changé. Il a beaucoup changé, vous verrez. Nous avons eu beaucoup de chance de pouvoir leur échapper. Une tempête de sable s’est levée et les hjjk ne pouvaient plus nous voir. Nous en avons profité pour fuir sans nous faire remarquer. Et nous voilà, prince Thu-kimnibol. Nous voilà.

— Où est le roi ?

— Venez. Je vais vous conduire auprès de lui.


L’homme affaibli, flétri par le chagrin, que Thu-kimnibol découvrit étendu sur une paillasse n’avait guère de ressemblance avec le Salaman qu’il avait connu. Sa fourrure blanche, terne et hirsute, laissait voir des plaques de peau nue. Ses yeux aussi étaient ternes, ces yeux gris très écartés, autrefois si perçants. Des bandages couvraient tout le haut de son corps qui semblait comme ratatiné, presque frêle. Le roi ne sembla même pas voir Thu-kimnibol quand il entra. Une vieille femme décharnée en qui Thu-kimnibol reconnut la femme-offrande en chef de la Cité de Yissou était assise au chevet du roi et des talismans étaient disposés tout autour de lui.

— Est-il réveillé ? murmura Thu-kimnibol.

— Il est tout le temps comme cela, dit Chham en s’avançant. Père, le prince Thu-kimnibol est arrivé.

— Thu-kimnibol ? Qui ?

Ce n’était qu’un souffle, un filet de voix.

— Le fils de Harruel, dit doucement Thu-kimnibol.

— Ah ! Le garçon de Harruel. Il s’appelle Samnibolon. Aurait-il changé de nom maintenant ? Où est-il ? Dites-lui de s’approcher.

Thu-kimnibol se pencha vers lui. Il supportait à grand-peine de croiser ce regard éteint.

Salaman lui sourit.

— Et comment va ton père, mon garçon ? demanda-t-il de la même voix à peine audible. Harruel, le bon roi, le grand guerrier ?

— Mon père est mort depuis longtemps, mon cousin, dit Thu-kimnibol d’une voix très douce.

— Ah ! Ah ! vraiment ?

Une étincelle de vie passa fugitivement dans le regard de Salaman et il essaya de se mettre sur son séant.

— Ils nous ont vaincus. Chham te l’a dit ? J’ai laissé deux fils sur le champ de bataille et plusieurs milliers d’hommes. Ils nous ont taillés en pièces. Et nous l’avons bien mérité. Quelle bêtise de leur faire la guerre, de s’enfoncer comme des idiots au cœur de leur territoire ! C’était de la folie, de la folie pure et simple ! Je m’en rends bien compte maintenant Et peut-être le comprends-tu aussi, Samnibolon. Hein ? Hein ?

— J’ai pris le nom de Thu-kimnibol depuis déjà de longues années.

— Oui, bien sûr. Thu-kimnibol.

Salaman parvint à esquisser un pauvre sourire.

— Vas-tu poursuivre lia guerre, Thu-kimnibol ?

— Oui. Jusqu’à ce que la victoire soit à nous.

— Il n’y aura jamais de victoire. Les hjjk te repousseront comme ils m’ont repoussé. Ils te submergeront de rêves.

Lentement, au prix d’un effort manifeste, Salaman secoua la tête.

— Cette guerre est une erreur. Nous aurions dû accepter leur proposition de traité et tracer cette frontière au milieu du continent. Je le comprends maintenant, mais il est trop tard. Trop tard pour Biterulve, trop tard pour Athimin, trop tard pour moi. Mais fais comme tu l’entends, poursuivit-il avec un rire caverneux. Pour moi, la guerre est finie. Tout ce que je désire maintenant, c’est la miséricorde des dieux.

— Leur miséricorde ? Pourquoi ? demanda Thu-kimnibol en enflant la voix.

C’était la première fois depuis son entrée sous la tente du blessé qu’il abandonnait le chuchotement.

Chham lui tira le bras en arrière comme pour lui signifier que le roi n’avait pas la force de se lancer dans de telles discussions.

— Pourquoi ? reprit Salaman d’une voix plus forte. Pour avoir conduit mes guerriers dans ce pays hostile où ils se sont fait tailler en pièces. Pour avoir poussé mes Consentants à leur perte ainsi que l’armée qui a suivi leurs traces, tout cela dans le but de susciter une guerre qui n’aurait jamais dû avoir lieu. Les dieux n’ont jamais voulu que nous combattions les hjjk, car les hjjk sont autant que nous des créatures des dieux. Cela ne fait plus aucun doute pour moi. J’ai donc péché : il me faudra entreprendre une purification et, par la grâce de Mueri et de Friit, je le ferai avant de mourir. Je suppose que j’implorerai également la miséricorde de la Reine. Mais comment faire ?

Salaman se redressa et saisit le poignet de Thu-kimnibol avec une étonnante vigueur.

— Acceptes-tu de me donner une escorte pour rentrer à Yissou, Thu-kimnibol ? Quelques douzaines d’hommes pour rebrousser chemin à travers tout ce maudit désert que nous avons traversé. Pour me ramener dans ma cité où j’irai m’incliner devant les dieux dans la chapelle que je leur ai édifiée il y a bien longtemps et les implorer de me donner la paix. C’est tout ce que je te demande.

— Si tu le désires vraiment, oui. Bien entendu.

— Et veux-tu prier pour moi, toi aussi, en poursuivant ta route vers le Nid ? Prie pour le repos de mon esprit, Thu-kimnibol. Et j’en ferai autant pour toi.

Il ferma les yeux. Chham fit signe à Thu-kimnibol de sortir de la tente.

— Il est rongé par un sentiment de culpabilité pour la mort de mes frères, dit Chham quand ils furent sortis. Son âme est remplie de remords pour cela et pour tout ce qui dans sa vie lui apparaît maintenant comme un péché. Je n’aurais jamais cru qu’un homme puisse être si totalement transformé en si peu de temps.

— Il aura son escorte, je m’y engage.

— Jamais il ne reverra Yissou, dit Chham avec un petit sourire triste. D’après le guérisseur, il n’en a plus que pour deux ou trois jours. Sa dernière demeure sera en territoire hjjk. Pour ce qui est des survivants de notre armée…

Il eut un petit haussement d’épaules.

— Nous sommes disposés à nous placer sous votre commandement jusqu’à la fin de la guerre. Si vous nous acceptez, dans l’état où nous sommes. Et si vous refusez, nous nous débrouillerons pour rentrer chez nous et nous attendrons de connaître l’issue de la campagne.

— Restez avec nous, bien sûr, dit Thu-kimnibol. Restez avec nous et battez-vous à nos côtés, si vous avez la force de continuer. Nous ne voulons pas vous repousser. Votre cité et la nôtre sont destinées à être alliées, pour toujours.


La nuit tombait rapidement. Nialli Apuilana était agenouillée au chevet de son père. Thu-kimnibol se tenait en retrait, dans l’ombre, hors de portée de la lumière des phosphobaies.

— Prends mon amulette, souffla Hresh. Passe-la autour de ton cou.

Nialli Apuilana serra les poings en comprenant ce que Hresh devait avoir en tête. Il avait porté cette amulette en sautoir toute sa vie ; jamais elle ne l’avait vu sans le talisman. S’il la lui donnait maintenant…

Elle se retourna vers Thu-kimnibol qui inclina la tête. Fais-le, dit-il en formant silencieusement les mots avec ses lèvres. Fais-le.

Elle dénoua le cordon qui retenait l’amulette et tira doucement sur le talisman. C’était un petit objet ovale, un simple morceau de verre de couleur verte, sur lequel étaient gravés des signes minuscules, si petits qu’elle était incapable de les déchiffrer. Le talisman semblait très ancien et très usagé. Elle eut une étrange sensation de froid en le prenant au creux de sa main, mais, quand elle l’attacha autour de son cou, elle sentit un picotement et une légère chaleur.

Elle baissa les yeux vers l’amulette qui pendait entre ses seins.

— Quels sont ses pouvoirs, père ?

— Je pense qu’ils sont très limités. Mais elle appartenait à Thaggoran, qui était chroniqueur avant moi. Il m’a dit que c’était un vestige de la Grande Planète. Disons que c’est l’insigne de la fonction du chroniqueur. Je l’utilise parfois pour évoquer Thaggoran, quand j’ai besoin de lui. C’est à toi de la porter maintenant.

— Mais, je…

— Tu es le nouveau chroniqueur, déclara Hresh.

— Comment ? Mais, père, je n’ai pas été formée à cela ! Et le chroniqueur n’a encore jamais été une femme !

Hresh parvint à esquisser un petit sourire.

— Tout change, dit-il. Tout change perpétuellement. Chupitain Stuld t’aidera. Io Sangrais et Plor Killivash, aussi, s’ils rentrent sains et saufs de la guerre. Les chroniques doivent rester dans notre famille.

Il tendit la main et étreignit celle de sa fille. Elle trouva ses doigts minuscules, comme s’il redevenait un enfant. Hresh ferma les yeux et les rouvrit.

— Je n’aurais jamais cru avoir une fille, tu sais. Je n’aurais jamais cru avoir un enfant.

— Quand je pense à tout le chagrin que tu as eu à cause de moi, père !

— Jamais, ma fille. Tu ne m’as donné que du bonheur. Il faut me croire.

L’étreinte de sa main se resserra encore sur celle de Nialli.

— Je t’ai toujours aimée, Nialli, et je t’aimerai toujours. Tu n’oublieras pas de transmettre tout mon amour à Taniane… Ma compagne de toutes ces années. Comme elle sera triste. Mais il ne faut pas. Je serai assis auprès de Dawinno et j’aurai tellement de choses à lui demander. Mon frère est-il là ? demanda-t-il après un silence.

— Oui.

— C’est bien ce qu’il me semblait. Dis-lui de venir.

Mais Thu-kimnibol s’approchait déjà du lit de Hresh. Il s’agenouilla et lui tendit une main que le chroniqueur caressa, effleurant du bout des doigts ceux de Thu-kimnibol.

— Mon frère, murmura-t-il. Je transmettrai ton amour à Minbain. Et maintenant, tu dois partir. La suite est une affaire entre Nialli et moi. Elle te racontera plus tard, si elle le désire.

Thu-kimnibol inclina la tête. Légèrement, tendrement, il posa la main sur le front de Hresh, comme s’il espérait que ce contact permettrait à la sagesse du chroniqueur de passer dans son propre esprit. Puis il se releva et sortit de la tente sans un regard en arrière.

— À ma ceinture, sous mon écharpe, dit Hresh, tu vas trouver une petite bourse de velours.

— Père…

— Prends-la. Ouvre-la.

Elle fit tomber la petite pierre polie dans le creux de sa main et la regarda avec émerveillement. Jamais encore elle ne l’avait touchée et, à sa connaissance, personne d’autre que Hresh n’avait le droit de la toucher. Il ne lui avait même que très rarement permis de la regarder. D’une certaine manière, elle n’était pas très différente de l’amulette qu’il venait de lui donner, car elle était également très lisse et, sur son pourtour, un réseau de lignes entrelacées formait un motif si fin que Nialli Apuilana ne pouvait en distinguer les détails. La pierre produisait une douce chaleur, à peine perceptible. Mais, alors que l’amulette semblait légère comme la plume, la Pierre des Miracles avait dans sa main une extraordinaire densité. Nialli Apuilana se sentait mal à l’aise, terrifiée par le pouvoir fantastique de la pierre sacrée.

— Tu sais ce que c’est ? demanda Hresh.

— Le Barak Dayir.

— Oui, le Barak Dayir. Mais personne ne sait exactement ce qu’est la Pierre des Miracles. Le vieux prophète Beng m’a dit un jour que c’était un amplificateur, c’est-à-dire quelque chose qui augmente une chose. Je t’ai dit un jour que cette pierre a été fabriquée par les humains qui régnaient sur la Terre avant même l’avènement de la Grande Planète. Et ils nous l’ont remise pour nous protéger quand ils seraient partis. C’est tout ce que je sais. Il faut que tu la gardes maintenant. Et que tu apprennes à l’utiliser.

— Mais comment vais-je…

— Nous allons accomplir un couplage, Nialli.

— Un couplage ? dit-elle, les yeux écarquillés. Avec toi, père ?

— Il le faut. Cela ne pourra pas te faire de mal, et tu as beaucoup à y gagner. Quand nous serons unis, tu prendras le Barak Dayir, tu le placeras à l’extrémité de ton organe sensoriel et tu le serreras très fort. Tu entendras d’abord une musique et, après, je t’aiderai. Veux-tu le faire, Nialli ?

— Bien sûr.

— Alors, approche-toi de moi.

Elle referma les bras autour de lui. Il ne pèse presque plus rien, se dit-elle. Il ne lui reste plus que son enveloppe de chair et cet esprit qui continue de brûler à l’intérieur.

— Ton organe sensoriel. Rapproche-le du mien…

— Oui. Oui.

Jamais Nialli Apuilana ne s’était attendue à connaître un jour cette communion. Mais, dès l’instant où son organe sensoriel effleura celui de Hresh, toutes les craintes et les incertitudes s’envolèrent, et c’est avec une joie ineffable qu’elle sentit le torrent de son esprit s’engouffrer en elle. Sa joie était si profonde qu’elle en fut tout étourdie et qu’elle se laissa entraîner sans résistance. Puis elle songea à la Pierre des Miracles et elle enroula précautionneusement la pointe de son organe sensoriel autour du talisman avant de resserrer son étreinte. Le brouillard envahit aussitôt son âme. Une colonne de musique monta tout autour d’elle et cette harmonie enivrante la souleva et projeta son âme vers les cieux.

Mais Hresh était à ses côtés, il lui souriait tendrement, sereinement, il la soutenait, il la guidait. Ils s’élancèrent tous deux à travers la voûte céleste. Une grande lumière dorée ruisselait de l’ouest, un rayonnement éclatant, éblouissant, qui prenait peu à peu des teintes écarlates d’une stupéfiante intensité et allait s’assombrissant. Les ténèbres commençaient à l’envelopper, mais, tandis qu’il volait avec sa fille vers ce royaume où il était attendu, il lui offrit un dernier présent, il lui fit le don de sa lumière, de son amour, de sa sagesse. Il lui dit d’un seul élan ininterrompu tout ce qu’elle devait savoir. Jusqu’à ce qu’il ne puisse plus rien lui dire.


C’est donc le commencement, se dit Hresh. Le commencement du dernier voyage. Tout s’assombrit autour de lui.

Nialli, songe-t-il. Minbain. Taniane.

Il sent l’approche du tourbillon qui va l’emporter et il regarde au fond.

Est-ce donc là que je vais ? Que vais-je y trouver ? Vais-je éprouver quelque chose ? Pourrai-je encore toucher et sentir ? Si seulement je pouvais voir un peu plus distinctement…

Voilà, c’est mieux. Mais comme cela a l’air étrange, à l’intérieur de ce tourbillon. Est-ce toi, Torlyri ? Thaggoran ? Comme tout cela est étrange !

Mère. Nialli. Taniane.

Oh ! Regarde, Taniane ! Regarde !


Quand elle sortit de la tente, elle trouva Thu-kimnibol en compagnie de Chham. Les deux hommes interrompirent leur conversation en la voyant approcher et ils lui lancèrent un regard étrange, comme si elle s’était transformée en une créature d’un autre monde, d’une espèce qu’il ne leur avait jamais été donné de voir.

— Et ton père ? demanda Thu-kimnibol.

— Il est auprès de Dawinno maintenant, dit-elle, les yeux secs, d’un ton bizarrement calme.

— Ah !

Un frisson secoua le corps massif de Thu-kimnibol et il fit les Cinq Signes, lentement, posément, et à deux reprises, puis une troisième fois le signe de Dawinno.

— Jamais il n’y a eu personne comme lui, dit-il après un silence, d’une voix brisée par l’émotion. Nous avions la même mère, mais je peux t’avouer que je n’ai jamais eu le sentiment d’être vraiment son frère. Son esprit était presque celui d’un dieu. Je me demande comment nous allons faire sans lui.

Nialli ouvrit la main pour lui montrer la bourse de velours contenant le Barak Dayir.

— J’ai la Pierre des Miracles, dit-elle. Et Hresh a fait passer en moi une grande partie de lui. Tu l’as entendu dire que je devais être le prochain chroniqueur, n’est-ce pas ? Dorénavant, je remplacerai Hresh, si j’en suis capable. Je prononcerai ce soir les paroles d’adieu pour lui et nous honorerons sa dépouille. Mais il est déjà avec Dawinno.

— Il a toujours été avec Dawinno, madame, dit brusquement Chham. C’est du moins ce que l’on disait de lui, qu’il fréquentait les dieux depuis le jour de sa naissance. C’était certainement vrai. Je ne l’ai jamais connu personnellement, mais cela ne fait aucun doute pour moi. Quel jour funeste, qui a vu de si grandes pertes !

— Le roi Salaman a rendu l’âme aujourd’hui, lui aussi, dit Thu-kimnibol. Le prince Chham – ou devrais-je dire le roi Chham ? – vient juste de revenir.

— Nous allons donc les pleurer ensemble, dit Nialli. Quand je dirai les prières pour mon père, je les dirai également pour le vôtre.

— Si vous voulez, madame. Je vous en serai très reconnaissant.

— Nous porterons leurs dépouilles en terre, côte à côte, dans ce lieu désolé, dit Thu-kimnibol. Qui ne sera plus désolé, car Salaman et Hresh y seront ensevelis, eux qui étaient les deux hommes les plus sages au monde.


La main gauche posée sur le masque de Koshmar et la droite sur celui de Lirridon, Taniane s’efforçait de chasser la torpeur qui envahissait son âme depuis le début de l’après-midi, une étrange et déplaisante sensation de froid sous son sternum. Rassemblant toutes les forces qui lui restaient, elle s’obligea à revenir à ce que Puit Kjai était en train de lui dire.

— Une insurrection ? Contre moi ?

— Contre nous tous, madame. Un soulèvement dont l’objet est de balayer tous ceux qui détiennent le pouvoir dans la Cité de Dawinno.

Elle lui lança un regard las et sceptique.

— Quelqu’un détient-il encore le pouvoir dans la Cité de Dawinno, Puit Kjai ?

— Madame ! Que dites-vous là, madame ?

Taniane détourna la tête. Elle était incapable d’affronter le regard intense des yeux écarlates de Puit Kjai. Elle avait l’impression d’avoir vécu pendant des années avec cette profonde lassitude de l’âme, mais, ce jour-là, cela semblait avoir empiré au point de la paralyser.

Elle caressa les masques. Ils étaient restés longtemps accrochés au mur de son bureau, mais, peu après le départ de Nialli Apuilana pour la guerre et la disparition de Hresh, elle les avait décrochés pour les poser près d’elle, sur son bureau, où elle pouvait les voir sans avoir à se retourner et les toucher quand l’envie lui en prenait. Ils lui apportaient du réconfort et, du moins se plaisait-elle à le croire, de la force. Elle se souvenait que, dans le cocon, le long du mur arrière de la salle principale, se trouvait une plaque polie de pierre noire consacrée à la mémoire des chefs disparus de la tribu. Chaque fois qu’elle avait à faire face à des difficultés, Koshmar effleurait la pierre du bout des doigts et elle invoquait les anciens chefs. Mais la tribu avait quitté le cocon et la pierre noire y était restée. Taniane regretta de ne pas l’avoir. Heureusement, il lui restait les masques.

— Continuez, dit-elle à Puit Kjai au bout d’un long moment. Qui sont les meneurs de cette insurrection ?

— Cela, je ne peux pas vous le dire.

— Mais vous êtes certain qu’elle est en préparation ?

— Le mot d’ordre vient des chapelles, dit Puit Kjai avec un haussement d’épaules. De la classe populaire. J’en ai eu vent par la fille du neveu d’un vieux palefrenier de l’écurie de mon fils qui fréquente la chapelle de Tikharein Tourb.

— La fille du neveu d’un palefrenier…

— Oui, je sais que c’est un peu mince. On m’a donc rapporté qu’ils ont l’intention de tuer Thu-kimnibol à son retour de la guerre, si les hjjk ne s’en sont pas déjà chargés, et qu’ils veulent également nous mettre à mort, vous, moi et la majorité des membres du Praesidium, à l’exception d’une poignée qu’ils laisseront en vie pour gouverner la cité en leur nom. Puis ils feront la paix avec les hjjk et imploreront leur pardon.

— Vous me dites cela, Puit Kjai, comme si, vous-même, vous n’aviez jamais souhaité faire la paix avec les hjjk.

— Pas de cette manière. Pas à la suite d’une vaste épuration dans les rangs de la noblesse. Et, croyez-moi, madame, ces rumeurs de conspiration n’ont rien de fantaisiste. Je me demande même s’ils ne se sont pas déjà débarrassés de Hresh.

— Non, répliqua immédiatement Taniane. Hresh est encore vivant.

— Vraiment ? Et où est-il donc ?

— Loin d’ici, je pense. Mais je sais qu’il est en vie. Il y a entre nous un lien qui transcende la distance. Aussi loin soit-il, je le sens toujours près de moi. Il n’est rien arrivé à Hresh, j’en ai la certitude absolue.

— Que Nakhaba vous entende, madame.

Ils se regardèrent longuement en silence. Le puissant chef Beng était si grand que sa tête surmontée du casque de sa tribu touchait presque le plafond. Il était maigre, avec un visage émacié, mais il y avait de la noblesse dans sa maigreur même. Taniane se souvenait vaguement du père de Puit Kjai, Noum om Beng, le vieux sage du Peuple aux Casques, dont Hresh recevait ses enseignements. Puit Kjai lui ressemblait de plus en plus ; il avait le même maintien empreint de gravité, sa haute taille compensant la fragilité de sa charpente. Ce jour-là, il portait un casque tout noir surmonté d’une ramure dorée.

— Je vais enquêter sur ces rumeurs, dit enfin Taniane. Si vous apprenez autre chose, venez me voir immédiatement.

— Vous avez ma parole, madame.

Il lui offrit la bénédiction de Nakhaba et quitta la pièce.

Taniane s’installa tranquillement à son bureau et posa les mains sur ses masques.

Elle était certaine qu’il y avait du vrai dans ce qu’il lui avait raconté. Le culte de Kundalimon prenait de plus en plus d’extension dans la cité ; pourquoi ses chefs n’essaieraient-ils pas de mettre de force un terme à la guerre ? Il ne restait plus personne pour s’opposer à eux. Thu-kimnibol et ses fidèles étaient sur le front, Hresh avait disparu et tous les jeunes gens qui restaient semblaient avoir épousé le nouveau culte. Elle-même ne faisait même plus semblant d’exercer son autorité. Elle avait l’impression d’avoir été laissée de côté et d’être complètement dépassée par les événements. Oui, il était vraiment temps de passer la main, comme le disait le message attaché à la pierre qu’on lui avait lancée un jour, dans la rue, bien avant la guerre. Mais en faveur de qui ? Fallait-il remettre la cité entre les mains des prêtres de Kundalimon ? Elle aurait tant voulu que Thu-kimnibol revienne. Mais il devait être en train de massacrer les hjjk, ou de se faire massacrer par eux. Et Nialli était avec lui.

Taniane secoua la tête. Elle était fatiguée de vivre dans ce chaos permanent et elle n’aspirait plus qu’à une chose, se reposer.

Et ce n’était pas tout. Il y avait cette étrange impression d’engourdissement qu’elle éprouvait dans la poitrine. Qu’est-ce que cela pouvait bien être ? Comme si elle se vidait de l’intérieur. Était-ce une maladie ? Elle n’avait pas oublié Koshmar qui, à Vengiboneeza, avait brusquement commencé à se fatiguer très vite, qui avait avoué à Hresh que sa poitrine la brûlait, qu’elle souffrait beaucoup et qu’elle avait de la fièvre, et qui était morte peu après. Mon heure va peut-être bientôt sonner, se dit Taniane. Elle se demanda si elle ne ferait pas mieux d’aller voir Boldirinthe pour qu’elle lui donne un remède, puis elle se souvint que Boldirinthe était morte. Elles partaient toutes, l’une après l’autre. Koshmar, Torlyri, Boldirinthe…

Mais ce qu’elle éprouvait, c’était un engourdissement, pas une brûlure, pas une véritable douleur. Elle ne comprenait pas. Elle essaya de regarder en elle, de chercher la cause de ce malaise.

Mais, au même moment, il disparut, d’un seul coup. Elle ne sentait plus cet engourdissement, cette gêne qui ne l’avait pas quittée depuis le lever du jour. Elle sentit avec étonnement le malaise s’envoler brusquement, comme un lien trop étroit qui se brise net. Mais, à la place, elle ressentit quelque chose de bien pire : une absence, un vide aigu et douloureux, un manque affreux. Elle comprit aussitôt. Un long frisson la parcourut et sa fourrure se hérissa. Elle commença à sangloter, incapable de contenir ses larmes. Des vagues de chagrin la submergeaient. Pour la première fois depuis plus de quarante ans, elle ne sentait plus la présence de Hresh en elle. Il était parti. Parti à jamais.


À la clarté miroitante de la lune, le champ de bataille avait l’aspect froid et serein d’un immense glacier, même aux endroits où le sol était défoncé et retourné par les derniers combats. Les guerriers de Thu-kimnibol parcouraient prudemment le champ de bataille pour rassembler les corps de leurs compagnons d’armes tombés au champ d’honneur. Le regard de Nialli Apuilana se porta sur l’horizon où elle distinguait les feux du campement hjjk. Pour l’instant, il y avait une trêve, mais, dès le lendemain matin, tout recommencerait.

— C’est une guerre de cauchemars, lança Thu-kimnibol avec un rire aigre. Nous leur lançons des flammes et des turbulences et en retour, ils projettent des hallucinations auxquelles nous répondons par d’autres hallucinations. Une guerre entre des ennemis qui ne peuvent pas se voir et qui se cherchent à l’aveuglette !

Nialli Apuilana sentait le poids de sa fatigue. Il avait combattu avec férocité toute la journée, ralliant inlassablement ses troupes d’un bout à l’autre du champ de bataille, harcelé par les fantômes et les monstres, comme Salaman l’avait prédit, il n’avait cessé de conduire ses guerriers à travers des jaillissements de feu, des hordes de monstres repoussants, des murailles d’eau et des avalanches, des torrents de sang et des grêles de poignards. Son objectif était de trouver une position d’où il pourrait véritablement faire des ravages dans les rangs des hjjk grâce aux armes de la Grande Planète. Mais ils avaient parfaitement compris sa tactique et ils tournoyaient autour de lui, se dissimulaient derrière des images trompeuses, surprenant ses troupes par une série d’embuscades. Nialli avait fait tout son possible en utilisant la Pierre des Miracles pour briser l’écran d’hallucinations dressé par les hjjk et semer la confusion dans leurs rangs en projetant à son tour des visions fantomatiques. Mais cela avait été une journée difficile, avec de bien maigres résultats. Et il ne fallait pas s’attendre qu’il en aille autrement le lendemain.

— Nos pertes sont-elles très lourdes ? demanda Nialli Apuilana.

— Pas autant que je ne l’avais cru de prime abord. Une douzaine de morts et une cinquantaine de blessés. Chham a encore perdu plusieurs hommes et il ne lui en restait pourtant pas beaucoup. La Cité de Yissou sera un lieu désolé pendant de longues années. Une génération entière a été fauchée.

— Et la Cité de Dawinno ?

— Nous n’avons pas souffert autant qu’eux. Ils ont perdu en une seule journée la plus grande partie de leur armée.

— Alors que nous ne perdons nos hommes que par dizaines à la fois. Mais, en fin de compte, cela reviendra au même, non ?

— Alors, nous devons nous rendre ? demanda-t-il en lui lançant un regard énigmatique.

— Que dis-tu ?

— Je dis que, si nous continuons à nous battre, ils finiront par nous user peu à peu, quelles que soient les pertes que nous leur infligerons, et que, si nous cessons le combat, nous perdrons notre âme. Je pense que le temps joue contre nous et qu’il y a dans mon esprit plus de confusion et de questions qu’il n’y en a jamais eu.

Il tourna la tête et baissa les yeux sur ses mains grandes ouvertes comme s’il espérait y découvrir quelque oracle. Quand il reprit la parole, il était manifeste qu’il n’avait rien trouvé.

— J’ai l’impression, Nialli, de conduire cette campagne dans deux directions à la fois. Je vais de l’avant avec ardeur pour anéantir tous les hjjk que je rencontrerai, comme à Vengiboneeza, et j’ai hâte de détruire le Nid et tout ce qu’il contient. Mais, en même temps, une partie de moi me retient, me tire en arrière, prie pour que la guerre s’achève avant que j’aie fait du mal à la Reine. Tu comprends ce que c’est d’être écartelé de la sorte entre des aspirations contraires ?

— Oui, j’ai déjà éprouvé cela. Le charme exercé par le Nid est très puissant.

— Crois-tu que c’est pour cela que Hresh a tenu à m’y emmener ? Pour me livrer au pouvoir de la Reine ?

— Il désirait seulement que tu connaisses tous les aspects du conflit. Que tu comprennes que les hjjk sont dangereux, mais pas malfaisants, qu’il y a une grandeur en eux, mais d’un genre très différent de ce que nous connaissons. Mais dès que tu entres en contact avec le Nid, il devient une partie de toi-même et tu deviens une partie de lui. Je le sais. J’ai éprouvé cela, moi aussi, et sans doute beaucoup plus profondément que toi. N’oublie pas que je me suis considérée comme appartenant au Nid.

— Oui, je sais.

— Et que j’ai réussi à m’en libérer. Mais pas entièrement. Je ne pourrai jamais m’en libérer totalement. La Reine sera toujours en moi.

— Comme Elle est en moi ? s’écria-il d’une voix angoissée, les yeux étincelants.

— Oui, je crois.

— Mais alors, comment puis-je livrer cette guerre, si mon ennemie fait partie de moi et si je fais partie d’Elle ?

— Il n’y a aucun moyen, répondit-elle après une hésitation.

— Je méprise les hjjk ! Je veux les exterminer !

— C’est vrai. Mais jamais tu ne te permettras de le faire.

— Alors, je suis perdu, Nialli ! Nous sommes tous perdus !

Elle détourna le regard et le plongea dans l’ombre.

— Tu ne vois donc pas que c’est la terrible épreuve que nous imposent les dieux ? Il n’y a pas de solution facile. Mon père croyait que nous pourrions trouver un terrain d’entente avec les hjjk, que nous pourrions vivre en harmonie avec eux, comme les yeux de saphir et les autres races vivaient à leurs côtés à l’époque de la Grande Planète. Mais, malgré toute sa sagesse, il se trompait. Tandis que je me libérais de l’emprise de la Reine, il y succombait à son tour. Et il s’est laissé submerger. Mais nous ne sommes plus à l’époque de la Grande Planète et l’assimilation de deux races aussi différentes que les nôtres est impossible. Les hjjk ont naturellement envie de dominer et d’absorber. Tout ce que nous pouvons espérer, c’est les tenir en échec, comme l’ont peut-être fait les autres races de la Grande Planète.

— Et pourquoi ne pas les exterminer ?

— Parce que nous n’avons probablement pas les moyens de le faire. Et que, si jamais nous réussissions, il nous en coûterait beaucoup.

— Nous ne pouvons donc espérer mieux que de les tenir à distance ? dit Thu-kimnibol en secouant la tête. Tracer une frontière au milieu du continent, avec les hjjk d’un côté et le Peuple de l’autre ?

— Oui.

— C’est ce que la Reine nous avait proposé au départ. Pourquoi avons-nous donc refusé ? Si nous avions accepté de signer ce traité, nous nous serions épargné bien des pertes et des malheurs.

— Non, dit Nialli Apuilana. Tu oublies quelque chose d’important. Elle n’avait pas seulement proposé une division du territoire, mais également d’envoyer dans nos cités des penseurs du Nid changés de répandre Ses vérités et Son plan. Ils seraient parvenus à la longue à propager chez nous l’amour de la Reine et nous serions tombés à jamais en Son pouvoir. Elle aurait exercé Son emprise sur nous tous, comme Elle l’a fait avec Kundalimon et avec moi. Elle aurait limité le taux d’accroissement de notre population afin que nous ne soyons jamais assez nombreux pour contrecarrer Ses desseins. Elle aurait choisi l’emplacement de nos nouvelles cités afin de conserver pour Son peuple la majeure partie de la planète. Telles auraient été les conséquences de ce traité. Ce qu’il nous faut, c’est la frontière, mais surtout pas l’infiltration des penseurs du Nid dans nos cités. Nous en avons déjà trop souffert.

— La guerre doit donc se poursuivre jusqu’à ce qu’elle soit vaincue. Puis il nous faudra supprimer radicalement le culte de la Reine dans notre cité.

Il se détourna et commença à marcher de long en large sous la tente.

— Par les Cinq ! Verrons-nous jamais la fin de tout cela ?

— Nous pouvons au moins en voir la fin pour ce soir, dit Nialli Apuilana en souriant.

— Que veux-tu dire ?

— Nous pouvons nous accorder ce soir un petit moment hors de la guerre, dit-elle en se rapprochant de lui dans la pénombre. Juste pour nous deux.

Son organe sensoriel se dressa et se frotta timidement contre le sien. Il frissonna et sembla contenir un mouvement de recul, comme s’il était incapable de se débarrasser des doutes et des inquiétudes qui l’assaillaient. Mais elle resta contre lui et le soulagea doucement de sa nervosité et de ses appréhensions. Au bout d’un moment elle sentit qu’il commençait à se détendre. Il se dressa comme une montagne au-dessus d’elle et referma les bras sur son corps. Elle prit ses mains et les plaça sur sa poitrine. Ils demeurèrent longtemps dans cette position en laissant la communion s’établir. Puis ils se laissèrent lentement glisser par terre, unis par l’âme et par le corps, et passèrent le reste de la nuit dans les bras l’un de l’autre.

L’aube se lève. Thu-kimnibol est encore plongé dans ses rêves. Sa poitrine massive monte et descend à un rythme régulier. Dans son sommeil, il a jeté sur son visage le bras qui brandit l’épée. Nialli Apuilana effleure son front de ses lèvres et sort doucement de la couche qu’ils partagent pour gagner l’autre extrémité de la tente.

Elle s’agenouille et murmure le nom de Yissou le Protecteur et fait le signe du dieu. Puis elle dit le nom de Dawinno le Destructeur, qui est aussi Dawinno le Transformateur, et elle fait le signe du dieu. Elle sent leur présence qui pénètre en elle et elle leur rend grâce.

Elle porte la main à l’amulette nichée dans l’épaisse fourrure de sa poitrine et elle évoque son père. Au bout d’un moment, elle le voit apparaître. Il brille devant elle, dans l’obscurité, et elle retrouve le sourire familier sur le visage familier au menton pointu. Il y a quelqu’un à ses côtés, un homme beaucoup plus âgé, à la fourrure blanche et à la poitrine creuse. Nialli Apuilana ne le connaît pas, mais sa présence semble bienveillante. Derrière eux, se trouve encore un autre inconnu d’un âge vénérable, un Beng si grand et si maigre que l’on dirait un long fétu prêt à s’envoler au moindre zéphyr.

Elle sort le Barak Dayir de sa bourse, le porte à son front en signe de respect et referme autour de lui la pointe de son organe sensoriel.

La musique céleste s’élève dans son âme et l’entraîne aussitôt au firmament.

Elle monte sans effort et sans crainte, avec confiance. Yissou, Dawinno et son père ne sont-ils pas à ses côtés ? Ce n’est que lorsqu’elle est très haut et que la planète n’est plus qu’un petit point au-dessous d’elle, qu’elle commence à éprouver une vague inquiétude. Il serait si facile de continuer à voler, de poursuivre cette ascension dans les espaces inconnus qui entourent la planète, de prolonger ce voyage au milieu des comètes, des lunes et des étoiles, et de ne jamais revenir. Il lui suffirait pour cela de trancher les amarres qui la retiennent à la Terre. Mais ce n’est pas ce qu’elle veut faire.

Ce qu’elle cherche, c’est la Reine. La Reine des Reines tapie dans Son antre, au plus profond du Nid des Nids, quelque part dans les territoires froids et désertiques du septentrion.

Elle projette son esprit devant elle. Elle a au début un moment d’incertitude, l’étrange sentiment d’une double destination. La Reine semble être en deux endroits à la fois, l’un très lointain, l’autre tout proche. Nialli Apuilana est d’abord décontenancée, puis elle comprend. Le souvenir lui revient du jour où, pendant la période affreuse qui a suivi la mort de Kundalimon et sa propre fuite dans les marais, elle avait lutté dans sa chambre contre tout ce qui possédait son esprit. La Reine était à l’intérieur d’elle ce jour-là et, depuis, Elle y est toujours restée. Sa présence menaçante n’a jamais abandonné sa place au plus profond de l’âme de Nialli.

Mais la Reine qui se trouve en elle n’est que l’ombre de la vraie Reine. Et c’est la Reine en personne et non Son ombre qu’elle veut voir.

— Me connaissez-vous ? s’écrie-t-elle. Je suis Nialli Apuilana, la fille de Hresh.

Des profondeurs du Nid des Nids lui parvient une réponse de la gigantesque créature blafarde qui se terre dans les entrailles du sol.

— Je te connais. Que veux-tu de Moi ?

— Je veux négocier avec Vous.

Un rire moqueur s’abat sur elle comme une grêle de feu.

— On ne peut traiter que d’égal à égal, petite fille.

La Reine projette vers elle une décharge d’énergie qui fait trembler l’air tout autour d’elle, si violente que Nialli Apuilana distingue les racines de la planète à travers la couche de l’atmosphère.

Mais elle ne se laisse pas impressionner.

— Vous avez une Pierre des Miracles, dit Nialli Apuilana. J’en ai une, moi aussi. Nous sommes donc sur un pied d’égalité.

— Crois-tu ?

— Pouvez-vous me faire du mal ?

— Et toi, peux-tu Me faire du mal ? demande la Reine.

Des éclairs bleutés jaillissent du Nid. Ils dansent et s’enroulent frénétiquement autour de Nialli Apuilana, cherchant un point vulnérable. Elle les écarte d’un geste méprisant de la main, comme on écarte un moucheron.

La Reine lui envoie une pluie de rochers. La Reine lui envoie un mur de feu. La Reine lui envoie un nuage de brouillard brûlant.

— Vous perdez Votre temps. Me prenez-Vous pour une enfant que l’on peut terrifier ainsi ? Ce que la Pierre des Miracles projette, la Pierre des Miracles peut le détourner. Nous pouvons passer la journée entière à nous menacer mutuellement et nous n’aurons rien accompli.

— Qu’espères-tu donc accomplir ?

— Laissez-moi Vous montrer une vision, dit Nialli Apuilana.

Après un silence, la Reine lui donne son assentiment, à contrecœur.

Nialli Apuilana projette vers la Reine une image de la région qui entoure le Nid des Nids, telle qu’elle sait qu’elle doit être, même si elle ne l’a jamais vue de ses propres yeux. Des plaines arides et désolées, la grisaille infinie du sol sous le bleu implacable du ciel. Elle puise cette image dans l’âme de Kundalimon qui est encore en elle et qui a vécu dans le Nid des Nids.

Elle montre à la Reine le sol sec et plissé, les herbes coupantes aux feuilles dentées, les petits animaux cruels qui cherchent désespérément leur pitance dans cet univers lugubre et désertique.

— Reconnaissez-Vous cet endroit ? demande Nialli Apuilana.

— Continue.

Nialli Apuilana montre à la Reine les armées du Peuple convergeant vers le Nid des quatre points cardinaux. Il n’y a pas que les troupes de Dawinno commandées par Thu-kimnibol, il y a les guerriers des Sept Cités du continent, venus de Yissou et Thisthissima, de Gharb et de Ghajnsielem, de Cignoi et de Bornigrayal, toutes les tribus de la planète, unies en une force dévastatrice. Et là, se dressant majestueusement au-dessus de la multitude comme l’arbre-roi d’une forêt, il y a Thu-kimnibol de Dawinno, qui tient à la main une des armes de la Grande Planète. Le chef de Gharb tient une arme semblable et celui de Cignoi aussi, et tous les autres. Et les armes sont pointées sur le Nid des Nids.

Des hordes de hjjk sortent du Nid ; ce sont les plus vaillants Militaires de la Reine. Ils se précipitent au-devant des envahisseurs, mais Thu-kimnibol et les autres chefs lèvent leurs armes. Des traits de feu éblouissants déchirent l’air, des coups de tonnerre semblables au dernier fracas terrestre résonnent, les plaines désertiques sont balayées par le feu et les Militaires tombent, recroquevillés comme des brindilles dans un incendie de forêt. Et les Années des Sept Cités poursuivent leur marche sur le Nid.

Elles l’encerclent. Les chefs se tiennent devant les nombreuses entrées. Ils lèvent leurs armes et enfonçait les boutons qui les actionnent.

Et la destruction jaillit des armes antiques et luisantes, d’irrésistibles décharges d’énergie qui déchirent les entrailles du sol et soulèvent le toit du Nid, révélant toute son architecture, montrant le réseau de galeries, de couloirs et de passages patiemment édifiés au fil de centaines de milliers d’années. Les faiseurs d’Œufs et les donneurs de Vie apparaissent dans la lumière impitoyable, et les penseurs du Nid et l’incalculable multitude des Ouvriers. Et ils périssent tous dès les premiers assauts. Puis les armes implacables descendent vers les niveaux plus profonds, plus douillets, où les donneurs d’Aliments tiennent les nouveau-nés contre leur bouche pour les nourrir. Et ils périssent aussi, les donneurs d’Aliments et les nouveau-nés qui restent indissolublement unis jusque dans la mort.

Et la descente continue, jusqu’à la plus profonde des cavités…

Jusqu’à la chambre souterraine où se cache la Reine, mais où elle ne peut plus se cacher, car une décharge d’énergie en a fait sauter le toit, et Son immense corps blafard est mis à nu, exposé à tous les regards. Des serviteurs de la Reine s’agglutinent frénétiquement autour d’Elle et agitent vainement leurs armes dérisoires. Thu-kimnibol se penche sur Elle, la main refermée sur une petite sphère de métal luisant d’où jaillit brusquement un rayon couleur d’ambre. Et la Reine s’agite, se tord dans les convulsions et tente d’échapper au rayon brûlant, mais où peut-Elle aller dans cet espace clos dont Elle occupe tout le volume ? Le rayon couleur d’ambre court implacablement sur toute la longueur de Son corps et bientôt d’énormes cloques apparaissent, et la surface brûlée et noircie se couvre de boursouflures. Une fumée noire monte de Son corps racorni qui continue désespérément de se tortiller sous l’implacable rayon couleur d’ambre… Jusqu’à ce que…

Jusqu’à ce que…

— Jamais cela ne se produira, dit la Reine d’une voix glaciale.

— En êtes-vous si sûre ? Vengiboneeza n’est plus que ruines. Les corps sans vie de vos guerriers jonchent les plaines sur des centaines de lieues. Et cela ne fait que commencer.

— Vous êtes des créatures à l’âme étriquée. Vous serez terrorisés et vous prendrez la fuite bien avant de nous atteindre.

— En êtes-vous vraiment certaine ? demande Nialli Apuilana. Des créatures à l’âme étriquée auraient-elles pu bâtir des cités comme les nôtres ? Et Vous combattre comme nous Vous avons combattue jusqu’à présent. Et, je vous le répète, cela ne fait que commencer.

Il y a un long silence.

— Je te connais, dit enfin la Reine. Tu appartiens au Nid, petite fille. Tu as été l’une des nôtres et je t’ai renvoyée du Nid pour que tu ailles rejoindre ceux de ta race. Mais tu devais me servir et non t’opposer à moi. Pourquoi toutes ces menaces ? Comment peux-tu dire de telles choses ? L’amour de la Reine est encore en toi.

— Croyez-vous ?

— Je le sais. Tu m’appartiens, petite fille. Tu appartiens au Nid et jamais tu ne pourras rien faire contre lui.

Pour toute réponse, Nialli Apuilana regarde en elle, vers le repli secret de son âme où la Reine a placé il y a déjà si longtemps une partie d’elle-même. Elle le saisit, elle l’arrache aussi facilement qu’une vulgaire écharde plantée dans la chair et elle le jette loin d’elle. Il traverse en tourbillonnant toutes les couches successives des cieux et, en approchant de la surface de la Terre, il s’embrase brusquement et se volatilise.

— Croyez-vous toujours que j’appartiens au Nid ? demanda Nialli Apuilana.

Il y a un nouveau silence prolongé. Et encore une fois, Nialli Apuilana projette vers la Reine la vision de la fin de la guerre : le Nid éventré, ses habitants dévorés par les flammes, la chambre royale ravagée, l’énorme corps calciné, déchiré, sans vie, dans les entrailles fumantes du Nid.

— Vous ignorez tout de la mort, dit Nialli Apuilana. Vous ignorez tout de la douleur. Vous ignorez tout du malheur. Vous ignorez tout de la défaite. Mais vous apprendrez. Vous périrez dans les flammes et dans les tourments. Et le pire des tourments sera de savoir que Vous ne pourrez pas vous venger de ceux qui Vous auront infligé tout cela.

La Reine ne répond pas.

— Alors ? demande Nialli Apuilana. Est-ce votre réponse ? Est-ce ce que vous voulez que nous Vous fassions subir ? Croyez-moi, nous le ferons, si Vous refusez de nous donner ce que nous demandons.

Le silence. Toujours le silence.

— Et que voulez-vous donc ? demande enfin la Reine.

— La fin de la guerre. La cessation des hostilités entre nos deux peuples. Une frontière inviolable tracée entre votre territoire et le nôtre.

— Ce sont vos seules conditions ?

— Oui, nos seules conditions.

— Et sinon ?

— La guerre totale. La guerre sans merci.

— Vous vous leurrez, si vous croyez que la paix pourra jamais régner entre nous, dit la Reine.

— Nous nous contenterons de l’absence de guerre.

Il y a un dernier silence qui s’éternise.

— Oui, dit enfin la Reine. Il peut y avoir une absence de guerre. Soit ! Je vous accorde ce que vous demandez. Il y aura une absence de guerre.


C’était réglé. Nialli Apuilana fit ses adieux à la Reine et quitta aussitôt le firmament, se laissant interminablement glisser jusqu’à la planète où l’aube commençait à poindre. Elle desserra son étreinte sur le Barak Dayir et se redressa. Elle était de retour dans la tente qu’elle partageait avec Thu-kimnibol.

Il commençait juste à remuer. Il ouvrit les yeux et lui sourit.

— Comme c’est étrange, dit-il. J’ai dormi comme un enfant et j’ai rêvé que la guerre était finie. Que l’arrêt des combats était conclu entre la Reine et nous.

— Ce n’était pas un rêve, dit Nialli !

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