Par un froid matin d’été noyé dans le brouillard, le roi Salaman de Yissou sortit à la première heure en compagnie de Biterulve, celui de ses nombreux fils qu’il préférait, pour faire sa tournée d’inspection du grand mur d’enceinte toujours inachevé.
Il ne se passait pas un seul jour sans que le roi sortît de son palais au cœur de la cité pour aller inspecter les travaux de construction du mur. Debout au pied de l’ouvrage, il levait la tête vers les merlons et les embrasures, évaluant leur hauteur, l’âme dévorée par l’anxiété. Puis il montait par l’un des nombreux escaliers et suivait le chemin de ronde. L’immense parapet noir, aussi imposant qu’il fût, ne lui semblait jamais suffisamment haut pour apaiser son anxiété. Dans les pires moments d’inquiétude fébrile, il imaginait des échelles chargées de grappes de hjjk apparaissant brusquement au sommet du rempart. Il imaginait des cohortes furieuses de hjjk franchissant la muraille et se répandant dans les rues de la cité.
Les tournées d’inspection de Salaman avaient ordinairement lieu à l’aube et toujours dans la solitude. Si un passant venait à le voir à cette heure matinale, il détournait les yeux afin de ne pas déranger le roi sur son rempart. Personne, pas même ses fils, ne lui adressait la parole dans ces circonstances. Personne ne s’y serait risqué.
Mais, ce matin-là, Biterulve avait demandé à son père s’il pouvait l’accompagner et Salaman avait accepté sans hésiter. Jamais il ne refusait rien à Biterulve. À l’âge de quatorze ans, le sixième des huit princes engendrés par Salaman, l’unique garçon de Sinithista, était un enfant si frêle, si doux et si différent des autres que son père en était venu à douter qu’il fût de son sang. Mais il avait gardé ses doutes pour lui et ne le regrettait pas. Biterulve était aussi mince et svelte que Salaman et ses autres fils étaient râblés, et il avait une fourrure étonnamment pâle, de la couleur d’un champ de neige à la clarté de la lune, alors que celle de Salaman et du reste de sa progéniture était très foncée. Mais les yeux d’un gris froid de Biterulve étaient sans conteste ceux du roi et, bien que moins ardent de nature que son père et ses frères, il avait un esprit souple dans lequel Salaman se retrouvait.
Ils quittèrent le palais avant l’aube. Salaman observait du coin de l’œil son fils qui conduisait fermement son xlendi, tenant la bride haute à l’animal agile pour le diriger dans les rues étroites et sinueuses, et freinant habilement son allure quand un travailleur matineux tirant un fardier débouchait brusquement à l’angle d’une rue.
L’une des hantises de Salaman était que ce fils si doux ne le soit trop. Il redoutait que Biterulve soit dépourvu de tout esprit guerrier et qu’il soit incapable de tenir son rang quand les hjjk lanceraient enfin l’assaut qu’il appréhendait depuis si longtemps et qu’arriverait le temps des calamités. Salaman ne redoutait pas le déshonneur, car il savait que ses autres fils auraient une conduite héroïque, mais il ne voulait pas que le garçon souffre quand les hordes barbares d’insectes déferleraient sur la cité.
Peut-être me suis-je mépris sur son compte, se dit Salaman en regardant le jeune homme talonner fièrement sa monture dans les rues silencieuses.
Le roi éperonna son xlendi et rattrapa son fils au moment où il débouchait du dédale de petites rues dans les larges avenues menant au mur d’enceinte.
— Tu montes très bien, cria Salaman. Bien mieux que je n’en avais gardé le souvenir.
Biterulve tourna la tête pour le regarder par-dessus son épaule, un grand sourire aux lèvres.
— J’ai fait des promenades presque tous les jours avec Bruikkos et Tanthiav. Ils m’ont appris quelques trucs.
Le roi se sentit brusquement alarmé.
— À l’extérieur du mur, tu veux dire ?
— Il n’est pas très facile de se promener à dos de xlendi dans les rues de la cité, répliqua le garçon avec un petit rire.
— C’est juste, reconnut le roi à contrecœur. Et que pouvait-il donc lui arriver ? Bruikkos et Tanthiav n’auraient certainement pas commis l’imprudence de s’aventurer trop loin, là où ils risquaient de tomber sur une bande de hjjk. Si le petit veut aller se promener avec ses frères, songea Salaman, je ne dirai rien. Je ne dois pas le protéger à l’excès si je veux faire de lui un vrai prince, si je veux faire de lui un vrai guerrier.
Ils avaient atteint le mur. Ils descendirent de leur xlendi et attachèrent les montures à des piquets. Le brouillard se dissipait et les premières traînées grises du jour apparaissaient dans le ciel.
Salaman se sentait étonnamment détendu. Il était en général maussade et préoccupé, mais, ce matin-là, il avait l’esprit libre et serein, et le corps apaisé. Il avait passé la nuit avec Vladirilka, sa quatrième et plus récente compagne. Il avait encore son odeur sur sa fourrure et sa chaleur sur son corps.
Il était certain d’avoir engendré un fils pendant l’accouplement de la nuit. Salaman était persuadé que l’on peut savoir quand on produit un fils et il ne faisait aucun doute pour lui que tel était le cas.
Il avait tant de filles qu’il lui était difficile de se souvenir de tous leurs noms et il n’en voulait plus d’autres. Les femmes avaient détenu le pouvoir dans le cocon et il savait que c’était encore une femme qui dirigeait la cité de Dawinno. Mais, dès les premiers temps, Yissou avait été une cité faite pour les hommes. Salaman avait toujours respecté Koshmar de son vivant et il avait une bonne opinion de Taniane, mais jamais une femme ne serait à la tête de sa ville.
C’étaient des fils qu’il voulait, une quantité de fils. Un roi, pensait-il, n’avait jamais trop de fils. Fonder une dynastie est comme bâtir un mur : il faut regarder au-delà de l’avenir immédiat et se préparer au pire. C’est pourquoi Salaman avait déjà engendré huit garçons et il espérait bien en avoir ajouté un neuvième pendant la nuit. Si ce n’était pas Chham qui lui succédait sur le trône, ce serait Athimin et, sinon, ce serait Poukor, ou Ganthiav, ou bien Bruikkos, ou encore l’un des plus jeunes princes. Le prochain roi serait peut-être même celui qu’il avait engendré pendant la nuit, avec Vladirilka. Ou bien un garçon qui n’était pas encore conçu, né d’une compagne qu’il n’avait pas encore choisie. Une seule chose était certaine : la royauté ne reviendrait pas à Biterulve. C’était un garçon trop sensible et trop compliqué. Salaman le voyait plutôt occuper une charge de conseiller de la couronne. Chham ou Athimin étaient mieux armés que lui pour affronter les dures réalités du pouvoir royal.
Mais il avait encore largement le temps de préparer sa succession. Salaman venait à peine d’atteindre sa soixantième année. Il n’ignorait pas que certains le considéraient comme un vieillard, mais il était loin de partager cette opinion. Il pensait, pour sa part, être encore dans la force de l’âge et soupçonnait que la jeune et douce Vladirilka, encore endormie avec la chaleur du roi dans son ventre, ne le contredirait pas sur ce chapitre.
Biterulve montra du doigt le plus proche des escaliers qui permettaient de gagner le sommet du rempart.
— Nous allons monter, père ?
— Attends un peu. Reste près de moi d’abord. Il aimait à contempler le mur d’en bas pour commencer. À l’étudier. À s’imprégner de sa force et à laisser pénétrer son âme.
Il leva la tête et laissa son regard courir le long du mur, le plus loin possible. Il l’avait déjà fait dix mille fois, mais il ne s’en lassait pas.
L’immense mur qui entourait la Cité de Yissou était formé de gigantesques pierres noires et dures, hautes de la moitié de la taille d’un homme, deux fois plus larges et épaisses de la longueur d’un bras. Depuis plusieurs décennies, une armée de tailleurs de pierre y travaillaient de l’aube au crépuscule, tous les jours de l’année, découpant lentement et patiemment les énormes blocs dans une carrière située dans le ravin qui s’étirait à l’ouest de la cité, les taillant et les équarrissant avant de les polir. Des groupes dociles de vermilions halaient ensuite les charges massives à travers le plateau accidenté, jusqu’au bord du large cratère de faible profondeur qui abritait la cité. Chaque fois qu’un mégalithe arrivait devant l’emplacement qui lui était réservé le long du mur en continuel agrandissement, les ouvriers émérites de Salaman le mettaient en place en le hissant hardiment à l’aide d’engins de bois et de harnais faits de brins de larret tressés.
— C’est ici qu’un bloc de pierre est tombé, il y a cinq ans, dit-il en indiquant le mur de la tête.
À l’évocation de ce souvenir, il sentit l’amertume remplir son âme, comme chaque fois qu’il venait à cet endroit. Trois ouvriers avaient été écrasés par la pierre et deux autres avaient été condamnés à mort sur l’ordre de Salaman, pour l’avoir laissé tomber. Chham et Athimin, ses propres fils, s’étaient élevés contre la cruauté de la sentence, mais le roi était resté inflexible. Le jour même, les deux hommes avaient été emmenés pour être sacrifiés à Dawinno le Destructeur.
— Je m’en souviens, dit Biterulve. Et je me rappelle aussi que tu as fait exécuter les hommes qui ont fait tomber le bloc de pierre. Je pense souvent à ces pauvres ouvriers, père.
— Vraiment, mon garçon ? dit Salaman en lui lançant un regard étonné.
— Ils ont perdu la vie à cause d’un accident… Crois-tu que c’était vraiment un juste châtiment ?
— Comment tolérer une telle maladresse ? demanda Salaman en refoulant soigneusement sa colère. La construction du mur est notre objectif le plus sacré. Toute négligence doit être considérée comme un sacrilège.
— Le crois-tu vraiment, père ? demanda Biterulve en souriant. Il me semble que si nous étions parfaits en toutes choses, nous serions nous-mêmes des dieux.
— Épargne-moi tes subtilités, dit le roi en lui donnant une petite tape affectueuse sur l’arrière de la tête. Trois hommes ont perdu la vie à cause de la stupidité de ces deux maçons. Le contremaître Augenthrin a péri. Le mur était toute sa vie. Cela m’a fait mal de le perdre. Et qui sait combien d’autres victimes il aurait pu y avoir si j’avais laissé ces incapables continuer ? La pierre suivante m’aurait peut-être écrasé la tête. Ou bien la tienne.
Au vrai, il s’était interrogé sur la sagesse d’une sentence aussi rigoureuse au moment même où il la prononçait. Mais Biterulve n’avait pas à le savoir. La condamnation lui avait simplement échappé dans l’accès de fureur qui l’avait saisi en découvrant le spectacle navrant du magnifique bloc de pierre tout lézardé et inutilisable, duquel dépassaient six jambes ensanglantées.
Mais, une fois prononcé, un décret ne peut être révoqué. Salaman savait qu’un roi doit être juste et clément, mais qu’il se montre parfois d’une cruauté inconsidérée, car c’est également dans la nature du pouvoir royal. Et lorsqu’il est cruel, il lui faut prendre garde de ne point se faire surprendre à mettre en doute le bien-fondé de sa cruauté, sinon le peuple le regardera comme le pire de tous les despotes, un souverain fantasque. L’injustice même de cette sentence hâtivement prononcée la rendait impossible à annuler. C’est ainsi que le sang avait été expié par le sang dans cet épisode de la construction du grand mur noir de Salaman. Si le peuple s’en était inquiété, il n’avait jamais exprimé son mécontentement.
— Viens, dit Salaman. Montons.
En dix-huit points équidistants du périmètre, s’élevaient d’élégants escaliers de pierre qui donnaient accès à l’étroit chemin de ronde pavé de briques qui courait au sommet du rempart. Au début de leur construction, certains des fils et des conseillers de Salaman avaient trouvé l’existence de ces escaliers paradoxale, voire dangereuse.
— Jamais nous n’aurions dû les construire, père, avait déclaré Chham avec toute la gravité qu’il affectait en sa qualité d’aîné. Ils ne feront que faciliter la tâche des hjjk pour se répandre dans la cité s’ils réussissent à escalader le mur.
Et Athimin, son frère cadet, le seul autre fils que le roi avait eu de Weiawala, sa première compagne, avait fait chorus.
— Nous devrions les supprimer, père. Ils me font peur. Chham a raison, ils nous rendent trop vulnérables.
— Jamais les hjjk n’escaladeront le mur, avait répliqué Salaman. Mais nous avons besoin de ces escaliers afin que nos guerriers puissent arriver rapidement au sommet du mur si des assaillants tentent un jour de le prendre d’assaut.
Les jeunes princes n’avaient pas insisté. Ils savaient qu’il valait mieux éviter de s’engager avec leur père dans une discussion de ce genre. Salaman gouvernait la cité d’une main ferme et avec compétence depuis leur plus tendre enfance, mais, sur ses vieux jours, il devenait de plus en plus irascible et rigide. Tout le monde, y compris Salaman lui-même, avait conscience que le mur n’était pas un sujet à aborder dans le courant d’une discussion raisonnable. Le roi n’avait que faire de la raison quand il s’agissait du Grand Mur. Son unique préoccupation était d’en faire un ouvrage si haut que la question de l’escalade ne puisse plus se poser.
Pendant ses tournées matinales d’inspection, il choisissait un escalier différent chaque jour et redescendait invariablement par le deuxième escalier sur la gauche de celui qu’il avait pris pour monter, de sorte qu’il lui fallait six jours pour faire le tour complet des remparts. C’était un rite dont il ne déviait jamais, été comme hiver, sous la pluie comme sous le soleil. Il avait le sentiment que la sécurité de la cité en dépendait.
Biterulve commença de grimper les marches quatre à quatre ; Salaman le suivit à une allure plus digne. Arrivé en haut, il tapa du pied sur le pavement de briques du chemin de ronde qui couvrait les énormes blocs de pierre noire comme une épaisse couche de peau sur une musculature puissante.
— Sens-tu comme il est solide sous tes jambes, mon fils ? demanda Salaman en riant. Voilà un mur pour toi ! Voilà un mur dont on peut être fier !
Il posa le bras sur l’épaule du garçon et parcourut du regard les terres encore noyées dans la brume qui s’étendaient aux portes de la cité.
La Cité de Yissou avait été bâtie dans une vallée riante et fertile. Des montagnes aux versants couverts de forêts denses la bordaient au nord et à l’est, des collines arrondies s’élevaient au sud et un terrain âpre et onduleux s’ouvrait à l’occident, vers l’océan lointain.
La gigantesque cuvette occupée par la cité elle-même se trouvait au cœur d’une vaste prairie tapissée des deux variétés d’herbes, la verte et la rouge. Le pourtour de la dépression parfaitement circulaire était clairement délimité. Bien qu’incapable de le prouver, Salaman avait toujours été persuadé que le cratère était le point d’impact d’une étoile de mort qui s’était fracassée sur la Terre au début de la période de funeste mémoire nommée le Long Hiver.
Le bord de la cuvette était bien marqué, mais il n’offrait guère de protection contre des envahisseurs. C’est pourquoi, depuis trente-cinq ans, la construction du Grand Mur de Yissou se poursuivait sans relâche.
Salaman avait commencé les travaux dans le courant de la sixième année de la cité, la troisième de son propre règne qui avait commencé à la mort du premier roi de Yissou, le violent et ombrageux Harruel. Pendant son long règne, il avait vu le mur s’élever de quinze assises en la plupart des points du périmètre pour former un rempart cyclopéen ceignant la cité sur tout le pourtour de la cuvette.
Dans les premiers temps de la fondation de Yissou, une simple palissade de bois protégeait ce périmètre, sans grande efficacité. Salaman qui, à l’époque, n’était encore qu’un jeune guerrier, mais rêvait déjà de succéder à Harruel, avait fait le serment de la remplacer un jour par un infranchissable mur de pierre. Et il avait tenu parole.
Si seulement il pouvait être assez haut ! Mais quelle hauteur pouvait être considérée comme suffisante ?
L’assaut tant redouté des hjjk n’avait pas encore eu lieu depuis le début de son règne. Les insectes erraient dans la campagne avoisinante et il arrivait de loin en loin que de petites bandes d’une dizaine ou d’une vingtaine d’individus, s’étant écartées pour quelque insondable raison de leur avant-poste de Vengiboneeza, s’approchent de la cité. Mais ils demeuraient à la limite de la visibilité, petites taches noir et jaune, pas plus grosses à cette distance que des fourmis, leurs lointains ancêtres. Puis ils faisaient demi-tour et repartaient vers le nord, ayant satisfait la vive curiosité qui les avait poussés à venir jusque-là. Salaman pensait qu’il était vraiment impossible de comprendre les hjjk.
Ainsi, année après année, régnait ce que les insectes nommaient la paix de la Reine. Mais la paix de la Reine pouvait n’être rien d’autre qu’un piège, un mensonge, une illusion, une simple situation transitoire. Les hjjk pouvaient y mettre un terme à leur convenance. La guerre pouvait éclater à tout moment. Tôt ou tard, immanquablement, cela se produirait.
Comment pouvait-il se persuader qu’un mur de quinze assises était assez haut ? Il se représentait les hjjk construisant des échelles de plus en plus longues et franchissant son mur, quelle que fût la hauteur à laquelle il le haussait, même s’il devait s’élever jusqu’à la voûte du ciel.
— Je pense que nous allons le surélever, déclarait souvent Salaman avec un grand geste des deux bras. Encore trois assises, peut-être quatre.
Et les entrepreneurs et les maçons soupiraient. À mesure que le mur de Salaman s’élevait, tous les créneaux et les parapets, les échauguettes et les beffrois disposés le long de la muraille devaient être démantelés pour laisser la place aux nouvelles rangées de blocs de pierre, puis reconstruits, puis à nouveau détruits quand l’idée fixe de Salaman le poussait à exiger une ou deux assises de plus.
Mais ils s’y étaient habitués. Le mur était l’obsession du roi, son jouet le plus cher, son monument. Tout le monde savait qu’il continuerait de s’élever tant que Salaman serait roi. Ils n’auraient su que dire ni que faire s’il leur avait annoncé tout à trac un beau jour : « Le mur est terminé. Nous sommes à l’abri de toute attaque ennemie. Rentrez tous chez vous et cherchez une nouvelle occupation dès demain. »
Il n’y avait guère de chances pour que cela se produise. Le mur ne serait jamais achevé.
Le roi tapa derechef du pied, il se représentait les racines massives que le mur développait pour s’ancrer dans les profondeurs de la terre et il se mit à rire.
— Sais-tu ce que j’ai accompli, mon fils ? demanda-t-il à Biterulve. J’ai construit un mur qui durera un million d’années. Et même un milliard d’années. Le monde se développera et connaîtra un jour une grandeur à côté de laquelle la civilisation de la Grande Planète semblera dérisoire et, en voyant le mur, les gens diront : « C’est le mur de Salaman qui fut roi de Yissou quand le monde était encore tout jeune. »
— Le monde est-il vraiment jeune maintenant, père ? demanda Biterulve en prenant un air rusé. Je croyais qu’il était très vieux, que nous vivions ses derniers moments.
— C’est vrai, mon fils, mais pour ceux qui viendront après nous, notre époque semblera encore celle de la jeunesse.
— Quel âge a le monde, à ton avis ?
Le roi sourit intérieurement. Le garçon lui rappelait parfois Hresh, Hresh enfant, Hresh-le-questionneur.
— Le monde a au moins deux millions d’années, répondit-il avec un haussement d’épaules. Peut-être trois.
— Vraiment ? insista Biterulve. Mais si sept cent mille ans se sont écoulés depuis la Grande Planète, s’il y a eu avant cette civilisation une époque où les humains étaient les maîtres de la Terre et si, en des temps encore plus reculés, les humains n’étaient qu’une race parmi d’autres – comment le monde pourrait-il n’avoir que trois millions d’années ?
— Alors, c’est peut-être quatre millions, dit Salaman.
Cela l’amusait de voir quelqu’un argumenter contre lui de la sorte, mais seul Biterulve pouvait se le permettre.
— Cinq, si tu veux. Le monde se renouvelle perpétuellement. Il est jeune au début, puis il vieillit et il trouve une seconde jeunesse. Et quand il recommence à vieillir, l’homme regarde en arrière et évoque l’âge déjà presque entièrement oublié qui a précédé son époque, et il dit que c’était la jeunesse du monde, sans savoir que le monde avait déjà été vieux auparavant. Est-ce que tu me suis, mon fils ?
— Je crois, répondit Biterulve d’un ton narquois.
Salaman lui tapota virilement l’épaule et, sous le ciel qui allait s’éclaircissant, ils longèrent le chemin de ronde vers le sud, dans la direction du pavillon. C’était une construction en dôme, de pierre grise, lisse et luisante, qui s’élevait au-dessus du mur, à la hauteur du plus méridional des dix-huit escaliers.
Le pavillon était réservé à l’usage exclusif de Salaman. Il aimait à s’y retirer dans la solitude, parfois pendant plusieurs heures d’affilée, pour sa méditation matinale ou à d’autres moments de la journée.
À cet endroit, et à cet endroit seulement, le mur s’éloignait du bord du vieux cratère. Il s’écartait vers le sud afin d’englober une éminence du sommet de laquelle on distinguait la ligne de la mer occidentale, les forêts qui s’étendaient à l’orient et les collines bosselant le paysage au midi.
Au tout début, quand Harruel était roi, quand la palissade de bois était encore inachevée et quand la cité n’était encore composée que de sept huttes de guingois, abris précaires encadrés de plantes grimpantes, il arrivait fréquemment à Salaman de gravir cette éminence, seul le plus souvent, parfois accompagné de Weiawala, sa première compagne. Arrivé au sommet, il s’asseyait et rêvait à un avenir glorieux qui s’ouvrirait devant lui. La même vision lui venait sans cesse : la Cité de Yissou à l’apogée de sa grandeur et de sa splendeur, surpassant même l’antique Vengiboneeza des yeux de saphir ; une cité puissante, capitale d’un empire puissant s’étendant jusqu’à l’horizon et même au-delà, et gouverné non par les descendants du fruste Harruel, mais par les petits-enfants de Salaman.
Une partie de ce rêve s’était réalisée. Mais pas la totalité.
La cité s’était développée au-delà de ses limites premières, sans toutefois atteindre l’horizon. L’occupation de Vengiboneeza par les hjjk brisant son rêve d’un empire rayonnant vers le nord et l’est, et la mer formant une barrière infranchissable à l’ouest, l’expansion se limitait au sud. De petits villages d’agriculteurs commençaient depuis peu à pousser à quelque distance de la cité, mais seuls les plus rapprochés reconnaissaient l’autorité de Salaman. Les autres conservaient une indépendance assez floue ou même, pour les plus éloignés, se considéraient comme tributaires de Dawinno.
Salaman soupçonnait que sa cité ne faisait pas la moitié de la Cité de Dawinno fondée loin au sud par Hresh et Taniane, mais il avait encore le temps de bâtir un empire. Il lui arrivait encore, lorsqu’il se rendait dans le pavillon qu’il avait fait construire à l’endroit de ses rêveries de jeunesse, d’embrasser toute la contrée du regard et de songer à la splendeur que connaîtrait un jour son royaume.
— Je sens quelque chose d’étrange, père, dit brusquement Biterulve tandis qu’ils s’approchaient du pavillon.
— Quelque chose d’étrange ? Que veux-tu dire ?
— Quelque chose qui vient du sud. Qui s’approche de nous en ce moment même. Une force puissante. Je l’ai sentie toute la nuit et depuis mon réveil. Mais cette sensation est de plus en plus forte.
— Sais-tu, dit Salaman en riant, que j’ai perçu moi-même, précisément à cet endroit, quelque chose d’étrange, il y a bien longtemps de cela. C’était un après-midi ensoleillé et j’étais ici avec Weiawala. J’avais juste quelques années de plus que toi. J’ai perçu le grondement d’une armée en marche qui se dirigeait vers nous. C’était bien une armée de hjjk, une multitude d’insectes venant du nord et poussant devant eux un gigantesque troupeau d’énormes vermilions. Est-ce cela que tu sens, mon garçon ? L’approche d’une armée de hjjk ?
— Non, père, ce n’est rien de tel. Ce ne sont pas des hjjk.
Mais Salaman était plongé dans l’évocation du passé.
— C’était une grande migration et ils se dirigeaient droit sur nous. Le bruit était pareil à celui du tonnerre, le bruit du claquement de dizaines de milliers de sabots sur le sol. Puis ils sont arrivés… Mais nous les avons vaincus, nous les avons repoussés. Tu connais cette histoire, n’est-ce pas ?
— Qui ne la connaît ? C’est le jour où Harruel fut tué et tu es devenu roi.
— Oui. Oui, c’est ce jour-là.
Salaman songea fugitivement à Harruel, d’une rare bravoure au combat, mais trop fruste, trop ténébreux et trop violent pour faire un bon roi. Harruel qui s’était battu avec une grande vaillance, mais avait fini par succomber aux innombrables blessures que les hjjk lui avaient infligées. C’était si loin ! Le monde était encore si jeune !
— Viens avec moi, dit-il en passant de nouveau le bras sur l’épaule de Biterulve. Allons dans le pavillon.
— Mais je croyais que tu ne permettais jamais à personne de…
— Viens, répéta Salaman avec une pointe d’agacement. Je te demande de rester à mes côtés. Refuseras-tu mon invitation ? Viens avec moi et nous allons essayer de savoir ce qu’est cette impression étrange que tu affirmes ressentir.
Ils suivirent la courbe du mur en pressant le pas et entrèrent dans le petit pavillon. Ils s’avancèrent jusqu’à la fenêtre où ils restèrent côte à côte, les mains posées sur le rebord biseauté. Salaman était tout désorienté d’avoir quelqu’un avec lui dans le pavillon. Il n’avait pas souvenance d’une telle situation. Mais, en toutes circonstances, il était prêt à faire une exception pour Biterulve, seulement pour Biterulve.
Il tourna la tête vers le sud et laissa son âme prendre son essor et parcourir la campagne. Mais il ne perçut rien qui sortît de l’ordinaire.
Son esprit commença à vagabonder et à évoquer la nuit précédente. Il songea à Vladirilka, encore endormie dans le palais et – il en avait la conviction – à son prochain fils poussant déjà dans le ventre de la jeune femme. Elle n’avait encore que seize ans, la chair douce et l’esprit vif. Comme elle était belle, comme elle était tendre ! Et elle ne sera pas la dernière compagne que je prendrai, se dit Salaman. L’exercice de la royauté qui comporte de lourdes charges doit, en retour, avoir de belles compensations. Les dieux n’avaient jamais décrété qu’un roi devait se limiter à une seule compagne. En conséquence…
Tu t’es engagé dans une rêverie stupide, se dit-il, mécontent.
— Alors ? demanda-t-il en se tournant vers Biterulve. Perçois-tu quelque chose ici ?
Le garçon était penché en avant, tout le corps tendu, les narines palpitantes, la tête haute, comme quelque animal racé et tremblant tenu en laisse.
— De plus en plus fort, père. Au sud. Tu ne sens rien ?
— Non, dit Salaman. Rien.
Il fit appel à toute sa concentration et projeta son âme, explorant les terres qui s’étendaient au-delà du mur.
— Toujours rien… Attends !
Qu’est-ce que cela pouvait bien être ?
Quelque chose venait d’effleurer son âme. Quelque chose d’insolite et de puissant. Les deux mains agrippées au rebord de la fenêtre, Salaman se pencha dans l’ouverture pour fouiller du regard la plaine méridionale encore noyée dans le brouillard.
Puis, dressant son organe sensoriel, il projeta sa seconde vue.
Un mouvement, au loin. Une tache indistincte et grisâtre, un petit nuage collé au sol, un point à l’horizon, près de l’endroit où le sol de la vallée commençait de s’élever vers les collines. La tache grossissait peu à peu, mais il était incapable d’en distinguer les détails.
— Tu le perçois, père ?
— Oui, maintenant, je le perçois.
Des hjjk ? Peu probable. Même à cette distance, Salaman en avait la quasi-certitude, car il ne percevait pas la moindre trace de leur âme sèche et austère.
— Je vois des voitures, père ! s’écria Biterulve.
— Ah ! Les yeux d’un jeune homme ! dit Salaman avec une moue désabusée.
Puis il les vit à son tour. Les voitures étaient tirées par des xlendis patauds et hauts sur pattes, à l’allure saccadée, désarticulée. Les hjjk n’utilisaient pas les xlendis comme bêtes de trait. Ils se déplaçaient à pied et, lorsqu’ils avaient de lourdes charges à transporter, ils utilisaient des vermilions. Non, ce devaient être des membres du Peuple qui venaient du sud. Peut-être des marchands de Dawinno.
Aucun convoi de Dawinno n’était attendu à cette époque de l’année. Celui du début de l’été était déjà arrivé et reparti ; celui de l’automne n’était pas attendu avant encore près de deux mois.
— Sais-tu qui ils sont ? demanda Biterulve d’une voix vibrante d’excitation.
— Ils viennent de Dawinno, répondit Salaman. Regarde les bannières rouge et or qui flottent au-dessus des toits. Une, deux, trois, quatre et cinq voitures qui arrivent par la Route du Sud. Voilà qui est véritablement étrange, mon garçon… Tu avais vu juste !
Mais était-ce vraiment des marchands ? Pourquoi des marchands viendraient-ils à cette saison, quand il n’y avait pas de marchandises à acheter ?
Les habitants de Dawinno avaient-ils été saisis d’un brusque désir de conquête ? Certainement pas. La guerre n’était pas le style de Taniane, et encore moins de Hresh. De toute façon, ces ridicules voitures tirées par des xlendis n’avaient pas l’air de véhicules militaires.
— Il y a quelqu’un de très puissant dans ce convoi, dit Biterulve. C’est son esprit que j’ai senti se rapprocher toute la nuit.
— Ce doit être une ambassade, murmura Salaman.
Il y a un problème quelque part, se dit-il, et ils viennent me voir pour m’entraîner dans cette affaire. Et s’il n’y a pas encore de problème, cela ne saurait tarder.
Il fit un signe à Biterulve et ils redescendirent. Puis ils sautèrent sur leurs montures et regagnèrent le palais. Il était encore très tôt. Le roi alla réveiller ses fils.
La lutte pour obtenir l’ambassade auprès du roi Salaman n’avait pas été sans rappeler l’agitation frénétique qui éclate lorsqu’un morceau de viande bien tendre est jeté dans une cage renfermant des stanimandres ou des gabools affamés. L’ambassadeur serait absent plusieurs mois ; il aurait amplement le temps de nouer des liens étroits avec le puissant Salaman ; il serait une personnalité marquante dans la conclusion de l’alliance entre les deux cités, quelle que fût sa teneur. Les personnages les plus en vue de Dawinno – Puit Kjai, Chomrik Hamadel, Husathirn Mueri, Si-Belimnion et quelques autres – commencèrent à postuler inlassablement cet honneur tant convoité.
Mais, en fin de compte, c’est Thu-kimnibol que Taniane choisit pour entreprendre le voyage vers le nord.
Elle prit cette décision non sans hésitation ni réticence, car Thu-kimnibol et Salaman s’étaient violemment querellés dans le passé, à l’époque où Thu-kimnibol vivait encore dans la cité fondée par son père, Harruel, et gouvernée maintenant par Salaman. Tout le monde était au courant. Ils avaient échangé des insultes et même des menaces, puis Thu-kimnibol avait pris la route du sud pour aller se réfugier dans la nouvelle cité de Hresh. Nombreux étaient ceux, et parmi eux Husathirn Mueri et Puit Kjai, qui estimaient que la décision d’envoyer Thu-kimnibol en mission diplomatique auprès de son vieil ennemi était pour le moins curieuse, sinon inconsidérée.
Mais Thu-kimnibol défendit sa cause avec éloquence en affirmant qu’il connaissait mieux que quiconque la nature du roi de Yissou et qu’il était le seul choix possible pour cette mission. Pour ce qui était de sa querelle avec Salaman, c’était de l’histoire ancienne, un épisode de sa jeunesse impétueuse, une affaire d’orgueil oubliée depuis longtemps et à laquelle Salaman n’attachait certainement plus aucune importance après tant d’années. Thu-kimnibol fit aussi savoir avec force qu’il aspirait à servir sa cité dans une entreprise nouvelle et exigeante afin de soulager le chagrin qu’il éprouvait encore de la perte de sa compagne. Rien ne pouvait mieux le distraire de sa douleur qu’une telle mission qui exigerait toute son énergie.
Mais c’est Hresh qui fit pencher la décision en faveur de son demi-frère.
— C’est l’homme qu’il nous faut, dit-il à Taniane, le seul qui soit capable de tenir tête à Salaman. Tous les autres sont des esprits étriqués, ce que l’on ne peut certainement pas dire de Thu-kimnibol. Et j’ai l’impression qu’il est devenu encore plus fort depuis la mort de Naarinta. Je trouve qu’il a maintenant quelque chose que je ne lui avais jamais connu… Oui, je sens une sorte de noblesse qui se développe en lui. C’est lui que nous devons envoyer, Taniane.
— Peut-être.
Le voyage de Thu-kimnibol fut précédé par des prières, un jeûne et une longue consultation avec Boldirinthe, car, à sa manière, c’était un homme pieux, fidèle aux Cinq Déités. D’aucuns laissaient entendre qu’il devait être quelque peu naïf pour conserver la foi à l’époque moderne, mais Thu-kimnibol n’avait que faire de ces racontars.
— J’invoquerai Yissou pour toi, bien entendu, dit Boldirinthe, le souffle court, en ouvrant le placard aux talismans.
C’était une grosse et robuste femme, d’un âge très avancé. Née dans le cocon, elle était l’une des dernières à avoir connu le Temps du Départ. Boldirinthe avait pris énormément de poids depuis quelques années et elle ressemblait maintenant à une bonbonne.
— Yissou, pour ta protection, poursuivit-elle. Et Dawinno pour t’aider à anéantir les ennemis qui pourraient croiser ta route.
— N’oublie pas Friit, dit Thu-kimnibol avec un sourire, pour le cas où ils seraient les premiers à frapper.
— Oui, bien sûr, Friit aussi, dit Boldirinthe en riant sans cesser de disposer les figurines sur la table. N’oublions pas la déesse Mueri, pour te consoler si jamais tu avais le mal du pays. Et Emakkis, pour pourvoir à tes besoins. Je leur demanderai à tous les Cinq de répandre leurs bienfaits sur toi, Thu-kimnibol. C’est plus sage. Dois-je aussi invoquer Nakhaba ? ajouta-t-elle, les yeux pétillants de malice.
— Suis-je un Beng, Boldirinthe ?
— Mais leur dieu est puissant. Et nous le vénérons maintenant au même titre que les autres. Nous ne formons plus qu’une seule tribu.
— Je me débrouillerai sans l’aide de Nakhaba, répliqua Thu-kimnibol, l’air imperturbable.
— Comme tu voudras. Comme tu voudras.
Boldirinthe alluma ses bougies et brûla son encens.
Le poids des ans lui était manifestement de plus en plus pénible à supporter. Thu-kimnibol se demanda si elle n’était pas malade. Une vieille personne si douce, qui avait peut-être un peu de malice en elle, mais pas la moindre méchanceté. Tout le monde l’aimait. Il n’était pas assez âgé pour avoir des souvenirs très précis de Torlyri, celle qui l’avait précédée dans sa charge, mais ceux qui avaient bien connu Torlyri affirmaient que Boldirinthe était digne de sa devancière, aussi douce et bienveillante qu’elle. Un jugement élogieux, car, même après tant d’années, les anciens parlaient encore de Torlyri avec une profonde affection. Torlyri avait été la femme-offrande du Peuple, du temps de Koshmar, d’abord dans le cocon, puis à Vengiboneeza, après le Départ. Mais quand le Peuple avait quitté Vengiboneeza pour entreprendre sa seconde migration, elle était restée dans l’ancienne capitale des yeux de saphir, car elle s’était éprise de Trei Husathirn, un guerrier Beng, et ne voulait pas l’abandonner. C’est alors que Boldirinthe était devenue femme-offrande à la place de Torlyri.
Thu-kimnibol avait de la peine à comprendre comment une femme aussi unanimement aimée que Torlyri avait pu mettre au monde un serpent comme Husathirn Mueri. Peut-être était-ce le sang Beng coulant dans ses veines qui avait fait de Husathirn Mueri ce qu’il était.
— Combien de temps, à ton avis, te prendra le voyage ? demanda Boldirinthe.
— Jusqu’à ce que j’arrive. Ni plus ni moins.
— Je me souviens de la Cité de Yissou. Il y avait en tout et pour tout sept misérables huttes de bois, on ne peut plus rudimentaires, y compris celle qu’ils appelaient le palais royal.
— La cité s’est développée depuis cette époque, dit Thu-kimnibol.
— Oui. Oui, je suppose. Mais le souvenir que j’en ai gardé est celui d’une petite agglomération qui ne ressemblait à rien. J’y suis allée une fois, tu sais. Nous avons traversé Yissou, sur le trajet entre Vengiboneeza et ici. Je t’ai vu là-bas. Tu étais encore un petit garçon. Pas si petit que cela, en réalité. Tu as toujours été grand pour ton âge, et courageux. Tu as tué des hjjk pendant une grande bataille qui a eu lieu à Yissou à cette époque.
— Oui, dit Thu-kimnibol avec indulgence, je m’en souviens aussi. Dois-je m’agenouiller devant toi, mère Boldirinthe ?
— Pourquoi Taniane t’a-t-elle choisi comme ambassadeur ? demanda-t-elle avec un regard rusé.
— Pourquoi pas ?
— Cela semble curieux. On m’a dit que tu avais eu un différend avec le roi Salaman. N’est-il pas vrai que tu fus son rival pour le trône de Yissou ? Et maintenant on t’envoie comme émissaire auprès de lui… Mais je me demande s’il te fera confiance. Ne va-t-il pas s’imaginer que c’est une nouvelle tentative pour lui ravir son trône ?
— C’est vraiment de l’histoire ancienne, dit Thu-kimnibol. Je ne veux pas de son trône et il le sait. Et même si je cherchais à l’en chasser, je ne réussirais pas. Si Taniane m’a choisi, c’est parce que je connais mieux Salaman que n’importe qui d’autre, sauf peut-être Hresh et Taniane, et ils ne peuvent tout de même pas partir eux-mêmes. Prie pour que je fasse un bon voyage, mère Boldirinthe, et prie aussi avec moi pour ma compagne Naarinta dont l’âme a entrepris de son côté un autre voyage. Ensuite, je me mettrai en route.
— Oui. Oui.
Elle commença l’invocation à Yissou, mais, au bout d’un moment, elle s’interrompit et s’absorba dans un silence si long que Thu-kimnibol crut qu’elle s’était endormie. Puis elle émit un petit rire.
— Je me suis accouplée une fois avec Salaman. Nous étions encore dans le cocon. Il était plus jeune que moi de quatre ou cinq ans. Ce n’était qu’un garçon de dix ou onze ans. Mais il était déjà plein de sève. Il est venu à moi… C’était un garçon très silencieux, à l’époque, un petit brun, très large d’épaules et doté d’une force incroyable. Il est venu à moi et il a posé les mains sur mes seins…
— Je t’en prie, Boldirinthe. Veux-tu…
— Et nous l’avons fait dans la salle de culture, Salaman et moi, à même le sol, roulant sous les vignes-velours. Il n’a pas ouvert la bouche. Ni avant, ni pendant, ni après. Il ne parlait pas beaucoup à l’époque. Ce fut notre unique accouplement, la seule occasion où nous nous sommes connus intimement. Après cela, il n’y eut plus que Weiawala pour lui et, de toute façon, moi, j’étais avec Staip. Si j’avais su que Salaman deviendrait roi un jour… Mais comment aurais-je pu le savoir, nous ne connaissions même pas ce mot…
— Mère Boldirinthe, dit Thu-kimnibol d’un ton insistant.
Il redoutait que la vieille femme continue de lui raconter toute sa vie et de dresser la liste de ses accouplements et de ses couplages depuis cinquante ans. Mais l’évocation des souvenirs était terminée et elle se concentrait maintenant sur sa tâche. Elle l’effleura délicatement avec son organe sensoriel, elle fit les Cinq Signes, elle prononça les paroles sacrées, elle brandit les talismans, elle fit entrer les dieux dans la salle et leur ouvrit l’âme de Thu-kimnibol. Ils lui apparurent et ils étaient si vivants, si réels qu’il les reconnut tous, bien qu’ils n’eussent pas de forme et ne fussent que de simples auras, des couronnes brillantes qui l’entouraient dans l’obscurité. Il reconnut la douce Mueri ; le féroce et implacable Dawinno ; Emakkis, le Pourvoyeur ; et puis Friit ; et enfin Yissou, celui qui le protégerait. Dans le sanctuaire de la salle des offrandes de Boldirinthe, il s’offrit aux Cinq Déités qui régnaient sur le monde et il plaça son âme sous la protection de leur présence divine. Il lui sembla sur le moment que cette communion était plus profonde que tout ce qu’il avait connu jusqu’alors. Il goûta à la félicité et sentit une paix profonde et durable l’envahir.
Il se sentait enfin prêt à partir. Les dieux étaient avec lui, ses dieux, ceux qu’il comprenait et aimait. Ils sauraient le guider et le protéger pendant son long voyage vers le nord.
Thu-kimnibol n’avait que faire des doctrines nouvelles qui avaient surgi au sein du Peuple. Certains adoraient la race éteinte des humains… et professaient même que les humains étaient des dieux plus puissants que les Cinq. D’autres se prosternaient devant Nakhaba, le dieu Beng, et affirmaient eux aussi qu’il occupait aux cieux un rang plus élevé que les Cinq, qu’il était l’Intercesseur capable d’intervenir auprès des dieux en faveur des humains.
Il y en avait d’autres encore, surtout ceux de l’Université, la bande du vieux Hresh, qui parlaient d’un dieu supérieur à tous les autres, aux humains, à Nakhaba et aux Cinq. Ils l’appelaient le Sixième. Le Dieu-créateur. On ne savait rien de lui et ils disaient que l’on ne pourrait jamais rien savoir de lui, qu’il était essentiellement inconnaissable.
Thu-kimnibol ne savait vraiment que penser de toute cette profusion de dieux. Tous ceux qui n’étaient pas les Cinq lui semblaient superflus. Mais il lui était plus facile de comprendre le désir d’adorer d’autres dieux que la position des quelques individus qui, telle sa nièce Nialli Apuilana, semblaient ne croire à aucune divinité. Quelle morne existence ils devaient traîner sous le ciel hostile, sans le secours des dieux ! Comment pouvaient-ils le supporter ? Comment n’étaient-ils pas épouvantés à l’idée de n’avoir personne pour les protéger ? Aux yeux de Thu-kimnibol, c’était de la folie. Nialli Apuilana avait au moins une excuse : tout le monde savait que les hjjk lui avaient trafiqué le cerveau.
Il sortit lentement de sa communion et se retrouva affaissé sur la table de bois rugueux de Boldirinthe tandis que la femme-offrande remettait de l’ordre dans la pièce et rangeait les talismans dans le placard. Elle semblait contente d’elle ; elle avait dû percevoir l’intensité de la communion qu’elle lui avait préparée.
Il la prit dans ses bras sans rien dire. Il sentait son cœur déborder d’amour pour elle. Mais le pouvoir de la communion s’estompait peu à peu et il s’apprêta à partir.
— Méfie-toi du roi Salaman, dit Boldirinthe au moment où Thu-kimnibol allait sortir. Il est très malin.
— Je sais, mère Boldirinthe.
— Plus malin que toi.
— Je ne suis pas aussi stupide qu’on le pense, répliqua Thu-kimnibol en souriant.
— Il est quand même plus malin que toi. Crois-moi, Salaman est aussi malin que Hresh. Méfie-toi de lui. Il essaiera de te jouer un sale tour.
— Je connais bien Salaman. Nous nous comprenons.
— Il paraît qu’il est devenu violent et dangereux sur ses vieux jours. Qu’il détient le pouvoir depuis si longtemps que cela l’a rendu fou.
— Non, dit Thu-kimnibol. Dangereux, assurément. Violent, peut-être. Mais il n’est pas fou. J’ai fréquenté Salaman pendant très longtemps, quand je vivais à Yissou. On peut savoir si quelqu’un a la folie en lui ou s’il ne l’a pas. Salaman est équilibré.
— Nous nous sommes accouplés une fois, dit Boldirinthe. Je sais de lui des choses que tu ne sauras jamais. Il y a cinquante ans de cela, mais je n’ai pas oublié. C’était un garçon paisible, mais il avait une âme de feu et, en cinquante ans, le feu a le temps de tout embraser. Sois prudent, Thu-kimnibol.
— Je te remercie, mère Boldirinthe, dit-il en s’agenouillant pour embrasser l’écharpe de la femme-offrande.
— Sois prudent, répéta-t-elle.
En revenant de l’oratoire de la femme-offrande, Thu-kimnibol croisa Nialli Apuilana qui remontait la rue Minbain, une rue pavée et pentue. C’était une journée ensoleillée et un vent chargé de douces fragrances soufflait de l’ouest, là où des bosquets de sthamis aux feuilles dorées fleurissaient sur les collines dominant la baie. Nialli Apuilana portait un panier de victuailles et une bouteille de vin clair et piquant destinés à Kundalimon.
Elle avait maintenant l’esprit plus serein, mais pas encore totalement libre. Après son effondrement spectaculaire devant le Praesidium, elle s’était plus ou moins terrée chez elle, ne se montrant plus pendant des journées entières, ne sortant que pour se rendre deux fois par jour à la Maison de Mueri et retournant dans sa chambre dès que Kundalimon avait pris ses repas. Il lui était même arrivé certains jours de ne pas y aller du tout, laissant aux gardes le soin de le nourrir. Yissou seul savait ce qu’ils lui apportaient. Elle passait la majeure partie de son temps dans la solitude, méditant, broyant du noir, ressassant tout ce qu’elle avait dit devant le Praesidium, regrettant de ne pouvoir en retirer la moitié, et même plus de la moitié. Mais, en fin de compte, il lui semblait important d’avoir exprimé tout ce qu’elle avait sur le cœur. Les hjjk vus comme des insectes, les hjjk perçus comme des tueurs insensibles, les hjjk ceci, les hjjk cela… Ils n’en savaient rien, absolument rien ! Elle avait donc osé parler. Mais, depuis lors, elle avait l’impression, en montrant son cœur à découvert, d’être devenue vulnérable. Ce n’est que depuis peu qu’elle commençait à se rendre compte que presque personne n’avait eu connaissance de son éclat et que tous ceux ou presque qui en avaient été témoins avaient décidé de ne le considérer que comme une petite manifestation d’hystérie, le genre de crise qui n’avait rien d’étonnant de la part de Nialli Apuilana. Ce n’était certes pas très flatteur, mais cela lui éviterait au moins d’essuyer des quolibets dans la rue.
Elle était heureuse de voir Thu-kimnibol. Elle savait qu’ils étaient en désaccord sur tout ou presque, en particulier sur les hjjk, mais il y avait chez son imposant parent une force et une dignité qu’elle trouvait rassurantes. Et une certaine chaleur aussi. Les gens de guerre de noble extraction n’avaient que trop tendance à se donner de grands airs. Thu-kimnibol était beaucoup plus simple dans ses attitudes.
— Tu reviens de chez Boldirinthe, mon oncle ? demanda-t-elle.
— Comment le sais-tu ?
D’un mouvement de la tête, Nialli Apuilana indiqua l’oratoire de la femme-offrande qui s’élevait au sommet de la colline.
— Elle habite juste là-haut ; et la lumière des dieux est encore dans tes yeux.
— Tu vois cela, toi ?
— Oh ! Oui. Bien sûr.
Elle se sentit brusquement envieuse. Une telle sérénité, une telle assurance se lisaient sur le visage carré de Thu-kimnibol.
— Je te croyais athée, dit-il en souriant. Que sais-tu donc de la lumière des dieux ?
— Je n’ai pas besoin de croire à Yissou et aux autres pour voir que tu viens de toucher un nouveau monde. Et je ne suis pas aussi athée que tu l’imagines. Oui, je vois la lumière des dieux dans tes yeux. Elle brille d’un éclat aussi vif que celle d’un arbre-lanterne par une nuit sans lune.
— Tu n’es pas athée ? dit Thu-kimnibol d’un air sceptique. Tout compte fait, tu ne serais pas athée ?
— J’ai un culte qui m’est propre, répondit-elle, de plus en plus gênée par la tournure que prenait la conversation. Oui, une sorte de culte que je rends à ma manière. Et si ce n’est pas un culte aux yeux de certains, pour moi c’en est un. Mais je n’aime pas parler de cela. La foi est quelque chose de très intime, tu ne crois pas ? Je suis heureuse pour toi, acheva-t-elle avec un sourire éclatant, heureuse de savoir que Boldirinthe a réussi à t’apporter le réconfort dont tu avais besoin.
— Boldirinthe ! s’écria-t-il avec un petit rire. Boldirinthe a maintenant un pied dans le passé et le second dans l’autre monde. Ce ne fut pas très facile de retenir son attention, mais, à la longue, elle est parvenue à se concentrer et j’ai senti la présence des dieux. Je l’ai vraiment sentie. Ils étaient là, les Cinq, juste devant moi. Ils m’ont également été d’un grand réconfort pendant ma période de deuil. Ils m’ont toujours été d’un grand réconfort et le seront à jamais. Je te souhaite, à toi aussi, Nialli Apuilana, de connaître un jour cette joie. Tu vas rendre visite à ton hjjk ? ajouta-t-il en montrant le panier et la bouteille. Tu lui apportes quelques friandises ?
— Mon oncle ! s’écria-t-elle d’un ton offusqué. Ne le traite pas de hjjk !
— Eh bien, si ce n’est pas un hjjk, il paraît qu’il parle comme eux. Il ne s’exprime que par gargouillements et crachotements, m’a-t-on dit.
L’air enjoué, Thu-kimnibol commença d’émettre des sons âpres venus du fond de la gorge, une parodie grossière du langage hjjk.
— Pour moi, reprit-il, quelqu’un qui ne parle que le hjjk est un hjjk. Surtout s’il porte un talisman hjjk autour du cou, s’il pense comme un hjjk et se tient comme un hjjk… C’est-à-dire s’il marche comme s’il avait une longue perche dans le derrière.
— Si le fait d’avoir vécu en captivité chez les hjjk fait de vous un hjjk, alors je suis un hjjk moi aussi, répliqua Nialli Apuilana d’un ton empreint de gravité. Quoi qu’il en soit, Kundalimon a fait de gros progrès dans notre langue. Les mots lui reviennent et il commence à se souvenir qu’il fut autrefois l’un des nôtres. Ce n’est pas bien de te moquer de lui. Et indirectement de moi.
— Crois-tu ?
— Pourquoi as-tu tant de haine pour les hjjk, Thu-kimnibol ?
— Moi ? demanda Thu-kimnibol, comme si l’idée ne lui était jamais venue à l’esprit. Oui, peut-être. Mais pourquoi ? Laisse-moi réfléchir…
Une lueur de colère passa dans ses prunelles.
— Serait-ce parce qu’ils aimeraient restreindre notre territoire à une petite partie de la planète alors que nous devrions la contrôler dans sa totalité et parce que je suis indigné de cette exigence ? C’est peut-être bien cela. À moins que ce ne soit tout simplement une affaire personnelle ayant un rapport avec le fait qu’un jour, il y a bien longtemps, une bande de hjjk est arrivée à l’endroit où je vivais, quelque part dans le nord, à l’endroit même où je dois partir dans très peu de temps, et que ces hjjk ont attaqué la poignée d’innocents qui vivaient là-bas et en ont tué quelques-uns. Mon père fut une des victimes, tu sais. Peut-être est-ce la raison de ma haine.
Une petite rancune mesquine, un simple désir de vengeance.
— Non, Thu-kimnibol ! Je ne voulais pas dire que…
Thu-kimnibol secoua la tête. Il plia sa haute carcasse et posa tendrement les mains sur les épaules de la jeune fille.
— Je comprends, Nialli. Tout cela s’est passé bien avant ta naissance. Pourquoi en tiendrais-tu compte ? Mais restons en paix, tous les deux, veux-tu ? Évitons de nous chamailler de la sorte. Va voir ton ami et donne-lui son repas et son vin. Et prie pour moi, veux-tu ? Prie ton dieu, quel qu’il soit. Je pars demain pour les territoires du nord et j’aimerais que tes prières m’accompagnent.
— Elles t’accompagneront, dit-elle. Et toute mon affection aussi, mon oncle. Je te souhaite un bon voyage.
À son grand étonnement, elle se rendit compte que, si elle n’avait pas eu les mains prises, elle se serait jetée à son cou. Jamais elle n’avait éprouvé autant d’affection pour lui ; son oncle n’avait toujours été pour elle qu’une montagne de muscles, un colosse haut comme la moitié d’un vermilion et à peine plus intelligent. C’est du moins ce qu’il lui avait toujours semblé. Mais elle voyait brusquement Thu-kimnibol sous un jour différent, un être sensiblement plus complexe qu’elle ne l’avait cru, et plus vulnérable. Elle se mit soudain à trembler pour lui et lui souhaita intérieurement bonne chance.
Ce doit être la lumière divine émanant de lui qui produit cet effet sur moi, se dit-elle. Peut-être devrais-je aller voir Boldirinthe pour lui demander moi aussi une communion avec les dieux. Et je découvrirai peut-être enfin qu’ils me parlent, à moi aussi.
— Bon voyage ! répéta-t-elle. Que ta mission réussisse et que tu sois vite de retour parmi nous !
Thu-kimnibol la remercia et poursuivit son chemin tandis que Nialli Apuilana reprenait l’ascension de la colline vers la Maison de Mueri.
Le garde de faction devant la porte était Eluthayn, le frère cadet de Curabayn Bangkea. C’était un homme corpulent, au visage plat, coiffé d’un casque ridiculement voyant.
— L’envoyé des hjjk t’attend, dit-il à Nialli Apuilana quand elle ne fut plus qu’à quelques mètres de lui. Il a passé toute la matinée à demander pourquoi tu étais en retard aujourd’hui. Du moins, c’est ce qu’il me semble. Je ne comprends pas grand-chose à ce qu’il baragouine.
Eluthayn Bangkea s’avança vers elle, la dominant de toute sa taille. Il s’approcha si près qu’elle reconnut en sentant son haleine l’odeur âcre des khamigs qu’il avait mangés le matin. Et elle se rendit compte avec stupéfaction qu’il la reluquait d’un œil égrillard.
— Je ne lui donne pas tort, reprit-il. Moi, cela ne me dérangerait pas d’être enfermé tout un après-midi dans une pièce avec toi.
— Mais que pourrions-nous bien nous dire, si nous devions passer tout un après-midi ensemble ?
— Il ne s’agit pas de ce que nous pourrions dire, Nialli Apuilana.
Il lui lança un autre regard concupiscent, encore plus accentué que le précédent, et se mit à rouler les yeux et à agiter vivement son organe sensoriel tout en approchant son visage du sien à le toucher.
Il était tellement ridicule qu’elle ne pouvait le prendre au sérieux. Une cour aussi maladroite et insistante ne pouvait qu’être une plaisanterie. Mais si c’était le cas, elle était du plus mauvais goût. Comment osait-il se conduire ainsi ? Il allait bientôt poser la main sur elle !
Elle sentit la colère monter brusquement en elle et lui cracha violemment au visage. Un filet de salive coula entre ses yeux écartés.
Eluthayn Bangkea la regarda, bouche bée, l’air consterné. Il s’essuya lentement la face, contenant à grand-peine sa colère.
— Pourquoi as-tu fait ça ? Tu n’avais pas besoin de faire ça !
— Les gens de ton espèce m’insupportent, dit-elle en se redressant fièrement.
— De mon espèce ? Qu’est-ce que cela veut dire, de mon espèce ? Je suis moi. Seul et unique. Et je ne te voulais pas de mal. Tu n’avais aucune raison de faire cela. Écoute, poursuivit-il en baissant la voix, serait-ce vraiment terrible si nous partions ensemble une heure, pour nous accoupler ? Même un garde peut donner du plaisir à la fille du chef, tu sais. À moins qu’il n’y ait pas de plaisir pour toi dans l’accouplement. Est-ce de cela qu’il s’agit ? Tu es trop fière pour t’accoupler, ou bien tu as trop peur ? Dis-moi où est la vérité.
— Je t’en prie !
Elle n’en croyait pas ses oreilles ; elle avait l’impression de vivre toute cette scène comme dans un rêve. Quelle humiliation ! Elle était tout à la fois sidérée, furieuse et au bord des larmes. Mais il était important de demeurer ferme dans une situation de ce genre.
— Suffit ! lança-t-elle en dardant sur le garde un regard noir. Quel bouffon vulgaire tu fais !
— Je sais que tu me feras châtier. N’est-ce pas ? Mais je leur dirai que tu m’as craché à la figure. Je n’ai pas porté la main sur toi, je t’ai simplement fait les yeux doux.
— Écarte-toi de mon chemin et laisse-moi entrer ! dit Nialli Apuilana d’un ton féroce. Et j’espère ne plus jamais te revoir !
L’air hébété, il lui ouvrit la porte. Les yeux baissés, elle le frôla en passant et pénétra dans le bâtiment. Dès qu’elle fut à une certaine distance de la porte, elle s’arrêta, toute tremblante. Elle était encore bouleversée et se sentait salie, souillée, comme si c’était lui qui lui avait craché au visage. Tout son corps vibrait de rage et d’indignation. Elle respira longuement à deux ou trois reprises et sentit que son pouls ralentissait quelque peu. Dès qu’elle eut retrouvé son calme, elle monta les trois étages et frappa à la porte de Kundalimon.
Elle s’ouvrit aussitôt et Kundalimon passa la tête dans l’embrasure. Il lui adressa un sourire timide. Ses yeux verts, si souvent froids et distants, semblaient briller ce jour-là d’une ardeur nouvelle. Nialli Apuilana sentit une telle innocence et une telle douceur émaner de lui qu’en quelques instants elle chassa de son esprit le souvenir de la scène lamentable qui venait d’avoir lieu à l’entrée.
— Tu es enfin venue me voir ! s’écria Kundalimon d’une voix vibrante de joie. Bien. Très bien. Te voilà enfin. Tu me manques, Nialli Apuilana, tu me manques beaucoup. Je compte tout le temps les heures.
Il la prit par le poignet et l’attira doucement dans la pièce avant de refermer la porte. Il prit la nourriture et le vin, et s’accroupit pour les poser par terre. Quand il se releva, il demeura silencieux pendant quelques instants, les yeux rivés sur ceux de la jeune fille, puis il lui reprit le poignet.
Il y a quelque chose de différent chez lui aujourd’hui, se dit-elle. Quelque chose de nouveau et de bizarre.
— Je réfléchis, commença-t-il d’une voix hésitante. À ce que je ressens, tu comprends ? Je suis tellement seul. Le Nid est… si loin. Le penseur du Nid, la Reine… Si loin. Partout autour de moi il n’y a que le peuple de chair.
Elle sentit son cœur déborder de compassion.
— Ne t’inquiète pas, dit-elle impulsivement, tu vas bientôt rentrer chez toi.
— C’est vrai ? C’est vrai ?
Il eut l’air abasourdi en entendant ces mots et elle-même en fut toute surprise. Était-il prévu de le relâcher ? Elle n’en avait pas la moindre idée. Thu-kimnibol avait parlé de le renvoyer dans le Nid pour signifier à la Reine le refus de la signature du traité, mais Taniane n’avait pas fait savoir si elle se rangeait à son avis. Elle pensait plus probablement que Kundalimon, sa captivité terminée, recommencerait simplement à mener une existence normale dans sa cité natale, comme si son absence n’avait duré que quelques semaines ou quelques mois.
Puisque les paroles de réconfort dont il semble avoir tellement besoin aujourd’hui viennent de franchir mes lèvres, se dit-elle, autant aller jusqu’au bout. Dis-lui ce qu’il a envie d’entendre.
— Bien sûr que tu vas rentrer chez toi. Tu porteras à la Reine un message de notre chef. Ils te laisseront bientôt partir, j’en suis certaine.
La main de Kundalimon accentua son étreinte sur son poignet.
— Alors, tu viens avec moi ?
Elle ne s’attendait assurément pas à cela.
— Moi ?
— Nous partons ensemble. Cet endroit n’est pas fait pour toi. Tu as la vérité du Nid en toi ! Je le sais. Tu as connu l’amour de la Reine !
Il tremblait violemment. Son organe sensoriel se balançait lentement de part et d’autre de son corps, et il s’humectait sans cesse les lèvres du bout de la langue.
— Toi et moi… Toi et moi, Nialli Apuilana… Nous… nous appartenons au Nid. Oh ! Viens ! Viens près de moi…
Que Mueri me vienne en aide, songea-t-elle désespérément. A-t-il envie d’un couplage ?
Peut-être. Les dernières semaines, à mesure que sa maîtrise de la langue s’affirmait, leurs rapports étaient entrés dans une nouvelle phase qui semblait devoir atteindre ce jour-là son point culminant. Il était indiscutablement beaucoup plus ouvert qu’il ne l’avait jamais été avec elle et il éprouvait assurément une envie impérieuse, urgente et tout à fait nouvelle. Tout son comportement l’attestait, aussi bien l’expression de son regard que les mouvements de son organe sensoriel et même l’odeur âcre qui se dégageait de son corps.
Mais était-ce un couplage qu’il désirait ?
Elle s’interrogeait. Elle n’avait pas oublié le jour où, au tout début de leur relation, elle avait effleuré son organe sensoriel et avait commencé de l’entraîner sur la voie de la communion du couplage. Il avait eu une réaction de terreur, voire d’horreur, comme s’il ne pouvait supporter l’idée même de la fusion qu’elle lui proposait, comme si la pensée de s’unir avec quelqu’un qui n’était pas du Nid lui répugnait au-delà de toute expression.
D’un autre côté, ils se connaissaient beaucoup mieux maintenant. Kundalimon semblait s’être persuadé qu’elle était véritablement du Nid. Pas au même degré que lui, certes, mais qu’elle avait reçu l’empreinte du Nid, que l’âme du Nid habitait son enveloppe de chair, tout comme la sienne. En conséquence, il ne voyait plus en elle un être d’une nature différente, un ennemi de sa race. Et, dans ce cas…
Il lui lança un regard implorant. Elle lui sourit et leva son organe sensoriel avec lequel elle effleura à peine celui de Kundalimon.
— Non, dit-il aussitôt en plaçant son appendice hors de portée. Pas… le couplage. Non. S’il te plaît… Non.
— Tu ne veux pas ?
— J’ai peur. Encore. C’est trop fort, le couplage.
Il secoua la tête et son corps fut parcouru d’un long frisson. Il semblait faire la tête. Mais il se dérida très vite.
— Toi et moi… Toi et moi… Oh ! Viens plus près ! Veux-tu venir près de moi ?
— Que veux-tu ? demanda-t-elle, perplexe.
Il émit un son inarticulé, un son hjjk. Ce n’était pas même un mot, rien qu’un son pareil à celui d’une porte rouillée résistant à la poussée d’une main. Une succession d’émotions, presque toutes indéchiffrables, passèrent fugitivement sur son visage. Nialli Apuilana crut y lire une terreur sans mélange, de la gêne, quelque chose qui pouvait être l’amour du Nid, une sorte d’envie désespérée, et encore autre chose, quelque chose de beaucoup plus familier, qu’elle avait déjà vu peu de temps auparavant dans les yeux rouge Beng et concupiscents de Eluthayn Bangkea.
Il laissait courir ses mains sur les épaules de Nialli, sur ses bras et sur ses seins. Il la caressait avec une ardeur frénétique et se collait contre elle. Elle vit que sa verge était raidie.
Mueri et Dawinno ! songea-t-elle, stupéfaite et horrifiée. C’est d’un accouplement qu’il a envie !
Pas question ! Elle sentait son haleine brûlante sur sa joue. Il murmurait des choses incompréhensibles, un mélange confus de sèches sonorités hjjk et de grognements du Peuple. Il semblait hébété, entraîné dans les tourbillons du désir.
C’en était presque comique. Mais c’était également très alarmant. Nialli Apuilana ne s’était jamais unie avec personne par l’accouplement. Cette perspective la terrifiait autant que le couplage semblait terroriser Kundalimon. Pour elle, l’accouplement avait toujours représenté l’ouverture de quelque mystérieuse barrière qu’elle tenait à garder fermée.
Elle savait qu’il suffisait à d’autres d’un claquement de doigts pour le faire et que certains commençaient dès l’âge de neuf ou dix ans. Ils se jetaient l’un sur l’autre avec simplicité pour un accouplement rapide auquel ils n’attachaient aucune importance. Nialli Apuilana s’était soigneusement tenue à l’écart de ces jeux enfantins, mais maintenant qu’elle était presque devenue une femme, elle commençait à se dire qu’elle avait attendu trop longtemps et que ce refus prolongé avait fait de l’accouplement un acte d’une telle signification qu’il lui faudrait une raison de la plus haute importance pour en faire un jour l’expérience. Jamais l’occasion ne s’était présentée et ce n’est certes pas dans les roulements d’yeux exagérés de Eluthayn Bangkea, ni dans les regards plus discrets, mais tellement avides de Husathirn Mueri qu’elle risquait de la trouver.
Mais là… tout de suite…
Kundalimon ne cessait de la caresser, de la tripoter en poussant des grognements, comme elle avait toujours pensé que les hommes faisaient. Il se maîtrisait à grand-peine. Mais, au lieu de lui inspirer de la répulsion, il n’éveillait chez elle que de la compassion. Enfermé jour après jour dans sa cellule recevant la lumière par une seule fenêtre, il avait dû être écrasé par la solitude et par son éloignement du Nid, en proie à une détresse accablante dont le trop-plein s’épanchait enfin. Et elle ne voyait pas comment le tenir à distance.
— Attends, dit-elle. Je t’en prie.
— J’ai… envie…
— Mais, non, Kundalimon, je t’en prie…
Il la lâcha, juste un instant, comme s’il comprenait vraiment ce qu’elle essayait de lui dire. Mais peut-être avait-il seulement senti la résistance du corps craintif et nerveux de la jeune fille. Son désir n’était pourtant pas retombé. Comment l’arrêter ? Elle eut une inspiration.
— Il ne faut pas, dit-elle. Je n’ai pas le droit de m’accoupler. Je n’ai pas encore connu le contact de la Reine, ajouta-t-elle en hjjk.
Il y avait une chance, une petite chance que le poids de cet argument le fasse céder. Dans le Nid, aucun accouplement n’était autorisé avant que la Reine confère la maturité et la fertilité, selon un rite dont Nialli Apuilana ignorait la nature, mais qui marquait l’entrée du jeune hjjk dans l’âge adulte.
En proie à la violence d’un désir indéniable et qu’il ne cherchait plus à nier, Kundalimon ne comprendrait peut-être pas pourquoi une femme du peuple de chair refusait de s’abandonner à l’envie qu’il était incapable de contenir. Puisqu’elle était, elle aussi, un être de chair, ne devait-elle pas éprouver un désir semblable au sien ? Bien sûr, mais il était incapable de comprendre ses craintes. Elle ne les comprenait pas elle-même. Peut-être allait-il quand même être sensible à ce rappel de la virginité telle qu’elle était définie dans le Nid.
Mais la chair en lui conservait la prédominance et aucun argument ne pourrait le détourner de son but.
— Moi non plus, dit-il, je n’ai pas encore connu… le contact de la Reine. Mais nous ne sommes pas… dans le Nid…
Il inspira profondément et une expression de souffrance et de passion mêlées apparut dans ses yeux. Il était vierge, aussi vierge qu’elle. Il ne pouvait en aller autrement. Avec qui se serait-il accouplé dans le Nid ? Mais maintenant, il était emporté par le désir, le désir de la chair, le besoin inné qui existait chez tous ceux de sa véritable race.
Et Nialli Apuilana comprit brusquement qu’elle partageait ce besoin.
Sans presque se rendre compte de ce qui se passait, elle réagissait à ses caresses. À mesure que les mains de Kundalimon couraient sur son corps, elle éprouvait des sensations jusqu’alors inconnues. Elle avait chaud, elle avait des démangeaisons, elle était prise d’une impatience fébrile. Les muscles de ses cuisses, de son ventre, de sa poitrine étaient agités de mouvements convulsifs. Elle avait le souffle court et saccadé.
Elle découvrait les sensations du plaisir et elle savait au plus profond d’elle-même qu’un plaisir encore plus grand était à portée de sa main. Il lui suffisait pour cela de s’abandonner, de se laisser submerger.
L’évidence s’imposa à son esprit avec force : c’était le moment, c’était le lieu, c’était l’homme. Les barrières tombèrent. Elle sourit et inclina la tête. Il la prit dans ses bras en murmurant des sons hjjk, elle lui répondit dans la même langue et dans la langue du Peuple, avec des mots inarticulés, incompréhensibles, et ils se laissèrent glisser par terre, renversant la bouteille de vin, éparpillant les victuailles qu’elle avait apportées. Aucune importance. Elle sentait les mains avides sur son corps. Il semblait ne pas vraiment savoir ce qu’il fallait faire, et ses gestes étaient maladroits et tâtonnants, et elle n’en savait guère plus. Quand ils réussirent enfin à trouver une position adéquate, elle l’attira vers lui en ouvrant les cuisses et il pénétra en elle.
C’est donc cela, se dit Nialli Apuilana.
C’est donc cela, la grande affaire qui occupe tant tous les gens. Deux corps qui s’ajustent et qui remuent ensemble. Ce n’est donc que cela… Mais comme c’est bon ! Si simple et si vrai !
Puis son esprit se vida et elle se demanda seulement, d’une manière très vague, si la porte était bien fermée. Mais ce ne fut qu’une pensée fugitive. Ils roulaient par terre en riant et en criant dans leurs langues respectives, s’agrippant l’un à l’autre, se griffant, se mordillant, haletants, possédés par cette ivresse nouvelle. Puis Nialli Apuilana l’entendit émettre un son rauque et prolongé qu’elle n’avait jamais encore entendu et le corps de Kundalimon fut secoué par une sorte de convulsion. À son grand étonnement, elle sentit une si grande chaleur l’envahir qu’elle eut presque l’impression d’éclater et un son semblable à celui de Kundalimon franchit brusquement ses lèvres. Elle comprit que c’était le son du bonheur, le son de l’extase, le son de la délivrance après la pénitence qu’elle s’était à elle-même imposée.
Ils demeuraient étendus en silence, échangeant de loin en loin un regard émerveillé. Puis il se tourna vers elle et la reprit dans ses bras.
Plus tard, longtemps après, quand ils furent apaisés, la passion laissa la place à une tendresse sereine.
— Il y a une autre chose que je veux, dit Kundalimon.
— Dis-moi. Dis-moi.
— C’est trop triste ici, toujours une seule pièce pour moi, dit-il en laissant tendrement courir le bout de ses doigts sur la fourrure du dos de Nialli Apuilana. Tu leur demandes de me faire sortir ? Tu leur demandes de me laisser marcher dans la cité comme un homme libre ? Tu fais cela pour moi, Nialli Apuilana ? Tu fais cela pour moi ?
Thu-kimnibol avait à sa disposition cinq belles et solides voitures, tirée chacune par une paire de xlendis qu’il avait personnellement sélectionnés pour leur fougue et leur vigueur. Il emmenait en outre quatre autres animaux tout aussi fringants, pour le cas où certains xlendis tomberaient d’épuisement. Il n’avait aucunement l’intention de faire le voyage comme un marchand en remontant tranquillement, mois après mois, vers le nord. Non, son idée était de parcourir le trajet en brûlant les étapes, comme une étoile filante traversant la voûte du ciel, ne s’arrêtant que lorsque ce serait absolument nécessaire, poussant les attelages et ses compagnons à la limite de leur résistance. Il avait hâte de se lancer dans cette entreprise, de se présenter aussi rapidement que possible devant le roi Salaman et de conclure dans les meilleurs délais cette alliance qui aurait dû être signée depuis bien longtemps.
Mais, malgré toute sa détermination, l’allure était plus lente que prévue et il ne voyait pas comment accélérer le mouvement. Son maître d’équipage, Esperasagiot, un Beng de pure souche à la fourrure dorée, connaissait les xlendis aussi bien que le nom de son propre père. Esperasagiot poussait les animaux jusqu’à la limite de leurs forces, mais il connaissait cette limite.
— Nous devrions nous arrêter maintenant pour prendre un peu de repos, dit-il le premier soir alors que le soleil était encore haut à l’occident.
— Déjà ? s’écria Thu-kimnibol. Encore une demi-heure !
— Vous allez crever les xlendis.
— Juste une demi-heure.
— Voulez-vous voir mourir des bêtes dès le premier jour, prince ?
Quelque chose dans le ton de l’homme incita Thu-kimnibol à prendre cet avertissement au sérieux.
— Risquent-ils vraiment de mourir, si nous leur demandons de nous mener juste un peu plus loin ?
— Si ce n’est pas aujourd’hui, ce sera demain. Et sinon après-demain. C’est maintenant que nous devons nous arrêter. Je suis prêt à parier mon casque que, si nous allongeons l’étape du jour et si nous faisons la même chose demain, des xlendis seront morts dans les trois jours qui viennent. Leur robustesse cache une certaine fragilité. Ce ne sont pas des bêtes de somme. Vous avez choisi des animaux fougueux qui sont capables de nous transporter assez rapidement quand ils sont frais et dispos. Mais quand ils commencent à être fourbus…
Esperasagiot retira son casque, une armure de tête ornée de cinq plumes de métal argenté qui se dressaient sur le derrière, et le posa dans les mains de Thu-kimnibol.
— Je suis disposé à parier mon casque, prince. Contre votre écharpe. À cette allure, nous aurons perdu deux bêtes en moins de trois jours.
— Très bien, dit Thu-kimnibol. Nous ferons halte quand vous le déciderez.
C’était encore l’été et l’air était lourd et humide. Ils traversaient une contrée fertile parsemée de nombreuses fermes. Thu-kimnibol voyait parfois des petits groupes de fermiers observant avec inquiétude le passage du convoi en bordure de leurs terres, se demandant peut-être s’ils allaient être victimes de pillards.
Puis le convoi s’engagea dans les collines. L’atmosphère était beaucoup plus sèche et il n’y avait plus de fermes. Le sol brun était pauvre et rocailleux, battu par un âpre vent du nord. Les animaux sauvages, rares à proximité des terres cultivées, redevenaient plus nombreux. Des vols sinistres de charognards aux larges ailes et au long bec passaient au-dessus du convoi. À la nuit tombée, le grand œil argenté de la lune portant les traces sombres des blessures que lui avaient infligées les étoiles de mort, répandait son éclat froid sur les terres désolées.
Sous la conduite experte de Esperasagiot, les xlendis donnaient toute satisfaction. Ils semblaient avancer de jour en jour avec plus d’ardeur. C’étaient des animaux gris et élancés, aux flancs minces et à l’allure altière, à la tête ronde et distinguée, aux naseaux frémissants, qui galopaient en s’ébrouant.
Thu-kimnibol commençait à comprendre pourquoi Esperasagiot avait tenu à ménager les forces des xlendis pendant les premiers jours du voyage. C’étaient des animaux de la ville, habitués à tirer les voitures des nobles, et qui n’avaient aucune expérience des longues courses en rase campagne. S’il les crevait dès les premiers jours, quand il était encore facile de se procurer du fourrage, quelle réserve d’énergie pourraient-ils avoir lorsque les conditions deviendraient plus difficiles ? Il fallait les laisser s’endurcir progressivement pour qu’ils soient aguerris quand arriverait la partie la plus pénible du voyage ; telle était la théorie de Esperasagiot.
— Je vous dois des excuses, dit Thu-kimnibol au maître d’équipage après dix jours de route. Vous savez parfaitement vous y prendre avec les xlendis.
Esperasagiot répondit par un grognement. Il n’avait que faire des excuses du prince, ni de ses compliments. Seuls les xlendis l’intéressaient.
Ils traversaient maintenant le grand plateau côtier qui s’étendait entre Dawinno et Yissou. De petites plantes grises et noueuses s’accrochaient au sol caillouteux. Il y avait de loin en loin les vestiges d’anciennes cités de la Grande Planète. Mais il n’en subsistait que des lignes blanchâtres sur le sol, les traces à peine visibles de fondations et de pavements.
Hresh y avait envoyé des étudiants de l’Université pour faire des fouilles, mais ils étaient revenus bredouilles.
Thu-kimnibol décida de faire halte dans le premier de ces sites qu’il trouva sur la route. Il se représenta en marchant la multitude d’yeux de saphir qui l’avaient jadis peuplé. Il imagina les énormes crocodiliens aux fortes et longues mâchoires, à la tête massive et aux cuisses trapues déambulant dans les rues tels des philosophes, prenant appui sur leur énorme queue comme sur une sorte de béquille, l’étincelle du génie brillant dans leurs yeux bleus et globuleux.
En d’autres circonstances, il se serait fait un devoir d’explorer le site pour rapporter à Naarinta un ou deux bibelots de la Grande Planète. Un fragment d’os fossilisé, un débris de quelque mystérieux instrument lui faisaient toujours plaisir. Elle avait décoré les couloirs de leur villa d’une étrange et troublante accumulation de vestiges tordus et déformés de l’antiquité qu’elle contemplait pendant des heures.
Il gratta quand même de-ci de-là, en souvenir d’elle et peut-être aussi pour se distraire, en se disant qu’il pouvait tomber sur une de ces machines luisantes du passé qui faisaient des miracles, sur quelque chose que la poussière aurait à peine recouvert et que personne n’aurait encore remarqué. Une arme, peut-être, qui pourrait servir à anéantir les hjjk. Ou même des ossements d’yeux de saphir. Personne n’en avait jamais trouvé. Il gratta avec la pointe de sa botte. Mais en vain.
Il lui prit une lubie et il donna l’ordre de creuser une tranchée de faible profondeur. Après plus d’une heure de travail, on lui apporta une concrétion brunâtre qui se désagrégea aussitôt dans sa main et qu’il jeta avec un haussement d’épaules.
Il se sentait pénétré du sentiment de l’ancienneté du monde, des mondes disparus qui recouvraient celui qu’il connaissait comme une pellicule, une croûte.
Il percevait en ce lieu comme un écho de l’histoire, d’une magie perdue et aussi d’une magie encore vivante, mais qui lui était inaccessible. Une profonde mélancolie s’empara de lui. Son esprit demeurait fixé sur la Grande Planète, sur tout ce qu’elle avait représenté. Pourquoi, malgré sa grandeur, avait-elle péri ? Pourquoi les plus grandes civilisations périssaient-elles, à l’image du commun des mortels ?
Il fut frappé par les insuffisances de son savoir, les insuffisances de son esprit lui-même. Hresh sait tout cela, se dit Thu-kimnibol. Nous sommes du même sang ou presque et lui, il sait tout alors que moi… moi, je ne sais rien. Je ne suis que le grand et fort Thu-kimnibol que certains croient stupide, même s’il n’en est rien. Ignorant, certes, mais pas stupide.
Il faut, dès mon retour, que j’aborde tous ces sujets avec Hresh.
— Je me demande, dit Thu-kimnibol à Simthala Honginda, l’ambassadeur en second, pourquoi Vengiboneeza, ou tout au moins une partie de la cité assez grande pour que nous puissions nous y installer, a survécu pendant si longtemps alors qu’il ne reste rien d’autre de ces villes que des traînées de poussière et un peu de rouille.
Simthala Honginda était de haute descendance Koshmar. Sec et prompt à s’emporter, il était le fils aîné de Boldirinthe et de Staip, également allié à la lignée de Torlyri par son union avec Catiriil, la sœur de Husathirn Mueri.
— Vengiboneeza était la capitale des yeux de saphir, répondit-il en frappant négligemment le sol du pied. Mon père m’a dit que les vieux crocodiliens possédaient des machines ingénieuses qui faisaient tout le travail à leur place. Et les machines y sont restées et ont continué à effectuer toutes les réparations plusieurs milliers d’années après que les yeux de saphir eurent été anéantis par le Long Hiver.
— Elles devaient être miraculeuses pour durer si longtemps.
— Les yeux de saphir avaient des machines pour réparer les machines. Et des machines pour réparer les machines qui réparaient les machines.
— Je vois, dit Thu-kimnibol en dessinant un visage comique dans la poussière avec le talon de sa botte. Et tu crois qu’ici il n’y avait pas de machines ?
— C’était peut-être une cité des végétaux, avança Simthala Honginda. Le peuple des plantes devait être très fragile ; le froid les a tués, ils se sont fanés et ont disparu comme des fleurs. Et je suppose que leurs cités ont connu le même sort quand le froid est arrivé. Ou bien c’était une cité humaine. Nous ne savons rien des humains. Peut-être n’avaient-ils pas envie de bâtir des cités aussi solides que celles des yeux de saphir. Peut-être leurs cités n’étaient-elles que brume et voiles arachnéens et, quand ils ont disparu, n’en est-il resté que quelques traces. Mais comment le savoir ? Tout cela est si loin, Thu-kimnibol.
— Oui, je suppose.
Thu-kimnibol se baissa et prit une poignée de poussière qu’il lança en l’air.
— Ce lieu est vraiment trop triste, reprit-il. Il n’y a rien pour nous ici et nous perdons notre temps.
Il donna l’ordre au convoi de reprendre la route. En parcourant d’un regard morose le paysage aride, il se sentit gagné par une tristesse et une irritation inhabituelles.
Thu-kimnibol savait depuis l’enfance qu’une autre civilisation avait précédé la leur, une période où toute la Terre n’était qu’un riant paradis où cohabitaient six races profondément différentes dans la splendeur et l’opulence. D’après les chroniques, leur capitale était alors Vengiboneeza. Thu-kimnibol n’avait jamais vu la cité antique, mais il en avait beaucoup entendu parler par son frère. Ce que Hresh lui avait dit des immenses tours turquoise, roses ou d’un violet iridescent qui avaient réussi à résister aux outrages du temps et de toutes les machines extraordinaires qui s’y trouvaient encore était resté gravé dans son esprit.
Que de merveilles ! Que de sujets d’étonnement ! À cette époque reculée où la planète était sous la domination des lourds et lents yeux de saphir, les crocodiliens au crâne bossué, au regard vif et à l’intelligence supérieure, le Peuple, ou plutôt les créatures qui allaient devenir le Peuple, n’étaient encore rien d’autre que d’alertes animaux de la jungle. Et Vengiboneeza était le nombril de l’univers, le point de ralliement de voyageurs venus du monde entier et même, ce qui tenait de la magie, d’autres planètes.
À cette époque vivaient encore les fragiles végétaux, au visage en forme de pétales et au corps constitué d’une tige centrale noueuse. Et les seigneurs des mers au pelage brun et aux membres courts en forme de nageoires, qui vivaient dans les océans, mais se déplaçaient sur terre dans des chariots astucieusement conçus. Et encore les mécaniques, à la tête en forme de dôme, une race artificielle, certes, mais beaucoup plus évoluée que des machines.
Et les hjjk, bien entendu, dont les origines remontaient à l’époque de la Grande Planète. Pour finir, il y avait les humains, le grand mystère, une race clairsemée d’êtres hautains et majestueux qui n’étaient pas sans ressemblances avec le Peuple, mais dépourvus de fourrure et d’organe sensoriel. On disait d’eux qu’ils avaient été les maîtres de la planète avant l’avènement des yeux de saphir et qu’ils avaient choisi de leur abandonner le pouvoir.
Thu-kimnibol avait de la peine à comprendre que l’on pût renoncer au pouvoir de son plein gré. Mais ce qui lui paraissait le plus bizarre était la résignation dont avait fait montre l’ensemble des races de la Grande Planète quand le bruit avait commencé de se répandre que les funestes étoiles de mort allaient se fracasser du haut des cieux sur la planète, soulevant des nuages de poussière et de fumée si épais que la Terre ne pourrait plus jouir de la lumière du soleil et serait privée de toute chaleur pendant des siècles et des siècles.
Hresh affirmait que la Grande Planète avait eu connaissance pendant au moins un million d’années de la venue inéluctable des étoiles de mort. Et pourtant ses habitants n’avaient rien fait pour se protéger.
L’idée de mourir sans combattre mettait Thu-kimnibol hors de lui. C’était totalement irrationnel, c’était incompréhensible. En y pensant, il sentait ses muscles se contracter et son âme commencer à souffrir.
S’ils étaient aussi puissants qu’on le disait, pourquoi n’avaient-ils pas détruit les étoiles de mort dans le ciel, sans attendre leur chute ? Ou bien tiré une sorte de filet à travers la voûte du firmament ? Au lieu d’attendre passivement l’arrivée des étoiles de mort.
Les yeux de saphir et les végétaux étaient morts de froid dans leurs cités. Les seigneurs des mers avaient probablement subi le même sort quand les océans étaient devenus glacés. Les mécaniques s’étaient laissé dévorer par la rouille avant de tomber en poussière. Les humains avaient disparu, nul ne savait où, mais ils s’étaient donné la peine d’aider à survivre les créatures si peu évoluées qui allaient devenir le Peuple en les conduisant dans les cocons où elles allaient attendre la fin du Long Hiver.
Seuls les hjjk, insensibles au froid et indifférents à toutes les incommodités, avaient survécu au cataclysme. Mais ils avaient singulièrement régressé après avoir atteint à cette époque reculée le faîte de leur grandeur.
Au bout d’un certain temps, Simthala Honginda qui voyageait avec Thu-kimnibol dans la voiture de tête remarqua l’humeur maussade de son compagnon.
— Qu’est-ce qui vous préoccupe, prince ?
— L’endroit que nous venons de quitter, répondit Thu-kimnibol en montrant la plaine aride qui s’étendait derrière eux.
— Ce n’étaient que des ruines. Il n’y a pas de quoi vous perturber de la sorte.
— C’est la Grande Planète qui me perturbe. Sa disparition. Pourquoi n’ont-ils rien fait pour se protéger ?
— Peut-être n’avaient-ils pas le choix, suggéra Simthala Honginda.
— Hresh m’affirme que si. Ils auraient pu, s’ils l’avaient voulu, empêcher les étoiles de mort de tomber. Hresh m’a dit qu’il y avait une explication à leur résignation, mais il a refusé de me la donner. Tu dois la découvrir toi-même, m’a-t-il dit. Si je me contente de te donner cette raison, tu ne comprendras pas.
— Oui, je l’ai entendu dire quelque chose d’approchant un jour où le sujet était venu sur le tapis.
— Et s’il mentait ? Et s’il ignorait simplement la réponse, lui aussi ?
— Je pense qu’il y a très peu de chose que Hresh ignore, répliqua Simthala Honginda en riant. Mais j’ai remarqué que lorsqu’il ignore quelque chose, en général il le reconnaît, sans prétendre le contraire. Et je ne l’ai jamais vu mentir. Mais vous le connaissez beaucoup mieux que moi.
— Ce n’est pas un menteur, dit Thu-kimnibol. Et tu as raison : quand il ignore quelque chose, il le reconnaît sans détour. Il doit donc y avoir une réponse à cette question et Hresh doit la connaître. Elle devrait d’ailleurs être facile à trouver, si l’on y réfléchit un peu.
Il garda le silence pendant quelques instants, massant machinalement un muscle douloureux de son cou. Puis il se tourna vers Simthala Honginda.
— En fait, dit-il en souriant, je crois connaître la réponse.
— Vraiment ? Et quelle est la réponse ?
— Tout devient clair pour moi à présent. Et il n’est pas besoin de posséder le dixième de la sagesse de Hresh pour comprendre. Veux-tu que je te dise pour quelle raison les yeux de saphir ont accepté de mourir sans se défendre ? C’est parce qu’ils formaient une race d’imbéciles. Oui, ils étaient trop bêtes pour avoir la présence d’esprit d’essayer de se sauver. Comprends-tu maintenant ? Ce n’est pas plus compliqué que cela, mon ami.
Assis à son bureau, au quartier général de la garde, Curabayn Bangkea parcourait quelques documents quand Nialli Apuilana arriva à l’improviste. Elle franchit le seuil de la pièce sans s’être fait annoncer et il leva la tête, surpris et troublé de la voir. Une foule de fantasmes l’assaillirent aussitôt tandis que son regard s’attardait sur son corps long, mince et souple et admirait son port de reine.
Il l’avait toujours désirée, mais n’ignorait pas qu’il n’était pas le seul à la convoiter.
Elle est aussi ombrageuse qu’un xlendi, songea-t-il en l’examinant de pied en cap. Elle se dérobe à tous ceux qui essaient de lui passer la bride autour du cou. Mais tout ce dont elle a besoin, c’est de quelqu’un qui la mette au pas. Et pourquoi ce quelqu’un ne serait-il pas moi ?
Curabayn Bangkea avait pleinement conscience de la vanité de ces fantasmes. Les chances pour qu’elle soit venue s’offrir à l’amour du capitaine de la garde étaient vraiment très minimes. S’il avait nourri le moindre espoir, il lui suffisait de regarder le visage de la jeune femme. Son expression était grave et distante.
— Eh bien, mademoiselle, dit-il en se levant précipitamment, que me vaut l’honneur de cette visite inopinée ?
— Vous avez plus ou moins placé Kundalimon en résidence surveillée, Curabayn Bangkea. J’aimerais savoir pourquoi.
— Cela vous dérange ?
— Cela le dérange, répondit-elle. Il est venu au monde dans cette cité. Pourquoi le traiter comme un prisonnier ?
— Ce sont les hjjk qui nous l’ont envoyé, mademoiselle.
— Comme ambassadeur. Il a droit, à ce titre, aux égards réservés aux diplomates. Il devrait pouvoir circuler librement dans la cité soit parce qu’il en est originaire, soit en sa qualité de représentant d’une nation souveraine avec qui nous ne sommes pas en guerre.
Elle avait les yeux étincelants de colère, les narines frémissantes et la poitrine haletante. En la regardant, Curabayn Bangkea sentit l’excitation le gagner. Elle ne portait qu’une écharpe et quelques rubans sur l’épaule. Une tenue qui n’avait rien d’extraordinaire avec la chaleur qui régnait, mais beaucoup plus légère qu’il n’était habituel pour une femme seule. Cette quasi-nudité, tolérable à l’époque du cocon, n’était plus de mise dans une société civilisée. Pourquoi faut-il qu’elle soit si provocante ? se demanda Curabayn Bangkea.
— La règle veut, dit-il avec circonspection, que tous les étrangers soient envoyés dans la Maison de Mueri pour une période d’observation, jusqu’à ce que nous ayons la certitude qu’ils ne sont pas des espions.
— Ce n’est pas un espion. C’est un émissaire de la Reine.
— D’aucuns estiment, et permettez-moi de vous dire que votre oncle, le prince Thu-kimnibol, est de ceux-là, que c’est jouer sur les mots.
— Peu importe, répliqua Nialli Apuilana. Il se plaint de vivre dans une sorte de captivité. Il pense que c’est à la fois cruel et injuste et je partage son avis. Je vous rappelle qu’il a été placé sous ma responsabilité. Vous n’ignorez pas que c’est le chroniqueur en personne qui m’a confié le soin de veiller sur lui.
À ces mots, Curabayn Bangkea battit des paupières.
— S’il ne tenait qu’à moi, mademoiselle, je l’élargirais sur-le-champ, mais sa mise en liberté est du ressort de Husathirn Mueri. C’est lui qui siégeait sur le trône de justice le jour où l’étranger a été arrêté.
C’est à lui, et non à moi, qu’il faut présenter votre requête.
— Je vois. Je pensais que ce problème était de la compétence du capitaine de la garde.
— Je n’ai aucune autorité en la matière. Mais, si vous le désirez, j’interviendrai en votre faveur auprès de Husathirn Mueri.
— En faveur de Kundalimon, vous voulez dire ?
— Comme vous voulez. J’essaierai de faire modifier les ordres. Vous en serez avertie dès que j’aurai réussi… Dans le courant de la journée, j’espère. Vous êtes encore dans la Maison de Nakhaba, n’est-ce pas ?
— Oui. Je vous remercie. Je vous suis reconnaissante de votre aide, Curabayn Bangkea.
Sa voix n’exprimait pourtant guère de gratitude. Son regard était dur, sans la plus petite trace de chaleur, et la colère y était encore visible. Il y avait décidément quelque chose qui n’allait pas et que toute la bonne volonté de Curabayn Bangkea n’avait pas suffi à arranger.
— Puis-je faire autre chose pour vous, mademoiselle ?
Nialli Apuilana ne répondit pas tout de suite. Elle ferma les yeux quelques instants.
— Oui, dit-elle, il s’est passé quelque chose. Mais c’est tellement offensant que je répugne à en parler. C’est à propos de votre frère, Eluthayn, qui était de faction devant la Maison de Mueri… C’est bien votre frère, n’est-ce pas ?
— Eluthayn, oui. C’est mon frère cadet.
— C’est cela. Il y a quelques jours, alors que je me rendais comme d’habitude à la Maison de Mueri, votre frère a eu des privautés avec moi. Un incident très regrettable.
— Des privautés, mademoiselle ? demanda Curabayn Bangkea, l’air perplexe.
— Vous voyez ce que je veux dire, fit Nialli, les narines palpitantes. Votre frère m’a fait des avances. Inopinément, sans la moindre provocation de ma part, il s’est approché de moi, il m’a soufflé au visage son haleine fétide et il… il…
Elle ne put achever sa phrase. Curabayn Bangkea sentit l’inquiétude monter en lui. Eluthayn avait-il vraiment été assez bête pour faire cela ? Je ne sais pas ce qu’elle entend par être provocante, se dit-il en fixant la poitrine dénudée de Nialli Apuilana et ses longues cuisses couvertes d’une épaisse et soyeuse fourrure brun-rouge, mais si Eluthayn avait osé porter la main sur la fille du chef sans y avoir été invité…
— Il vous a touchée, mademoiselle ? Il vous a fait des propositions ?
— Oui, des propositions. Et si je l’avais laissé faire, il allait poser la main sur moi…
— Yissou ! s’écria Curabayn Bangkea en se frappant les côtes. Quelle stupidité ! Quelle impudence !
Le capitaine de la garde traversa précipitamment la pièce pour s’avancer vers Nialli Apuilana. Avec tant de précipitation que son casque faillit heurter l’appareil d’éclairage suspendu au plafond.
— Soyez tranquille, mademoiselle, je vais lui parler ! Je vais faire une enquête. Il sera puni ! Et il ira vous présenter ses excuses ! Des avances, dites-vous ? Des avances !
Un frémissement courut sur les épaules de Nialli Apuilana, un léger frisson de dégoût qui fit trembler ses seins. Elle détourna les yeux. Quand elle parla, ce fut d’une voix adoucie, comme si le désarroi et la honte prenaient le pas sur la colère.
— Punissez-le comme vous estimez devoir le faire, dit-elle, mais je ne veux pas de ses excuses. Je ne veux plus jamais l’avoir en face de moi.
— Je vous assure, mademoiselle, que…
— Assez ! Je préfère ne plus parler de cela, Curabayn Bangkea.
— Je comprends, mademoiselle. J’en fais mon affaire. Je ne tolère pas que l’on vous manque de respect, que ce soit mon propre frère ou n’importe qui d’autre !
Commença-t-elle à ce moment-là à se radoucir ? Pour la première fois depuis son arrivée, il vit un sourire flotter sur ses lèvres. Un sourire à peine esquissé, mais un sourire quand même. Peut-être sa colère retombait-elle lentement, maintenant qu’elle avait dit ce qu’elle avait sur le cœur. Curabayn Bangkea crut même lire de la gratitude dans ses yeux, et peut-être plus encore. Il eut l’impression que le fossé qui les séparait venait de se combler. C’est une expression qu’il avait souvent lue dans les yeux des femmes à qui il avait offert son aide, ou autre chose, et il était sûr de l’avoir reconnue. Curabayn Bangkea, qui était naturellement sûr de lui, sentit alors monter en lui une assurance frisant la présomption. Là où Eluthayn, trop jeune, trop inexpérimenté et trop maladroit avait échoué, lui pouvait fort bien réussir. Assouvir enfin ses fantasmes les plus effrénés. Sans hésiter, il tendit les bras vers Nialli Apuilana et prit tendrement ses deux mains dans les siennes.
— Si je puis tenter de réparer l’offense causée par la muflerie de mon frère… Si vous me faisiez l’honneur, mademoiselle d’accepter de dîner et de boire une bonne bouteille avec moi ce soir, ou un autre soir, je m’efforcerais de vous prouver que tous les hommes de la famille Bangkea n’ont pas cette grossièreté de rustres…
— Quoi ? s’écria-t-elle en retirant les mains comme si celles de Curabayn Bangkea fourmillaient de vermine. Vous aussi ? Êtes-vous tous complètement fous ? Vous dénoncez la grossièreté de votre frère et, à votre tour, vous posez les mains sur moi ? Vous m’invitez à dîner ? Vous vous proposez de me prouver que… Oh ! Non ! Non, monsieur le capitaine de la garde ! Non !
Et elle éclata de rire.
Curabayn Bangkea la regarda d’un air atterré.
— Faut-il donc que je me promène avec une armure ? Dois-je croire que tous les membres de la garde de cette cité bavent de désir et me déshabillent du regard dès que je passe à portée d’eux ?
Ses yeux flamboyaient de colère. Elle était l’image de sa mère. Curabayn Bangkea se faisait tout petit, comme s’il s’était trouvé en présence de Taniane.
— Vous pouvez, si vous le désirez, poursuivit Nialli Apuilana d’un ton glacial, aborder avec Husathirn Mueri la question de la détention préventive. En ce qui concerne votre frère, je demande qu’il soit affecté à un autre poste, aussi loin de la Maison de Mueri que possible. Adieu, Curabayn Bangkea.
Sur ce, elle sortit du bureau en claquant la porte.
Il demeura un long moment immobile, abasourdi par ce qu’il avait eu l’impudence de faire.
Comment ai-je pu être aussi bête ? se demanda-t-il.
Certes, elle était venue avec une écharpe et des rubans pour toute toilette. Certes, elle lui avait adressé un sourire de gratitude à faire fondre l’homme le plus endurci. Certes, il s’était laissé griser par son odeur, par la proximité de leurs deux corps et par cette assurance stupide dont il ne parvenait à se défaire. Malgré tout cela, il s’était aventuré en territoire interdit, là où il n’aurait jamais dû se laisser entraîner. Il se demandait maintenant à quel point cela risquait de lui nuire et si cela n’allait pas causer sa perte. Il se mit à trembler, en proie à une peur tout à fait inhabituelle.
Puis la colère, une colère folle, sans objet particulier, dirigée contre le monde entier, s’empara de lui et chassa la peur. D’une voix forte, il appela son aide de camp qui attendait dans le couloir.
— Va chercher mon frère Eluthayn ! ordonna-t-il.
Le jeune garde entra, l’air enjoué, mais cette expression de gaieté s’effaça dès qu’il découvrit la mine sombre de son frère aîné.
— Est-il vrai, pauvre crétin, que tu as essayé d’abuser de la fille du chef ?
— D’abuser d’elle ? Mais qu’est-ce que tu racontes ?
— Elle vient de sortir d’ici et elle m’a dit que tu lui avais fait des avances ! Des propositions ! Elle était absolument hors d’elle, espèce de petit saligaud hypocrite ! J’ai essayé de la calmer et j’ai peut-être réussi. Mais ce n’est pas sûr. Si elle donne des suites à cette affaire, ce sera notre perte à tous les deux. Mais, pour l’amour de Nakhaba, dis-moi donc ce que tu as essayé de faire ! Tu lui as caressé les seins ? Tu lui as peloté les fesses ?
— Je n’ai fait qu’une suggestion innocente. Peut-être pas tout à fait innocente, mais sur le ton du badinage. Elle était devant moi, presque nue, tu sais, comme elle est tout le temps, et elle s’apprêtait à monter voir le jeune homme envoyé par les hjjk. Alors je lui ai dit que j’aimerais bien être enfermé un petit moment dans une pièce avec elle, ou quelque chose de ce genre. C’est tout.
— C’est vraiment tout ?
— Je le jure sur la tête de notre mère. Juste un peu de gringue, tu vois, rien de sérieux. Mais je dois dire que si elle avait mordu à l’hameçon, je serais très vite devenu sérieux. On ne peut jamais savoir, avec ces filles de la haute. Mais, aussitôt, elle est devenue complètement folle. Elle s’est mise à hurler, à tempêter. Elle a craché sur moi, Curabayn !
— Craché ?
— Oui, elle m’a craché à la figure, là. Un bon gros crachat qui m’a donné l’impression de rester collé sur moi pendant plusieurs heures. À la voir fulminer de la sorte, on aurait dit que je venais de l’outrager gravement. Cracher sur moi comme si je n’étais qu’un animal, ou encore moins qu’un animal ! Pour qui se prend-elle donc ?
— N’oublie pas qu’elle est la fille du chef, dit Curabayn Bangkea d’une voix accablée. Et du chroniqueur.
— Je me fous de savoir de qui elle est la fille. Elle écarte les cuisses comme toutes les autres salopes !
— Attention ! Il est dangereux de calomnier ceux de sa caste.
— Pourquoi parles-tu de calomnies ? Crois-tu qu’elle soit un parangon de vertu ? L’envoyé des hjjk et elle, ils s’accouplent comme des xlendis en rut ! Pendant des heures d’affilée !
Curabayn Bangkea bondit de son siège en poussant un grognement de stupéfaction.
— Quoi ? Qu’est-ce que tu dis ?
— Je ne dis que la vérité. Le jour où elle m’a craché au visage, je suis monté et j’ai écouté à la porte, pour savoir si elle était en droit de se conduire avec tant d’arrogance. Et je les ai entendus se rouler par terre. Oui, par terre, comme des animaux ! J’en suis absolument certain. Et il n’y avait pas à se méprendre sur la nature des bruits qu’ils faisaient. Je les ai entendus d’autres fois, les jours suivants. Crois-tu que cela amuserait Hresh de savoir qu’elle s’accouple avec lui ? Ou que cela amuserait le chef, si elle venait à l’apprendre ?
Les paroles de son frère transpercèrent Curabayn Bangkea comme une épée. La situation était radicalement transformée. Elle s’accouplait avec Kundalimon ? C’était donc le but des petites visites intimes qu’elle lui rendait ? Dans ce cas, Eluthayn et lui-même ne risquaient rien. Pourquoi le capitaine de la garde, et même son idiot de frère, ne pourraient-ils se mettre sur les rangs pour proposer une aventure à la noble Nialli Apuilana, si celle-ci aimait se rouler par terre avec un étranger venu du Nid et qui ne s’exprimait qu’avec les sons âpres et rugueux propres à la langue des hjjk ?
— Es-tu absolument certain de tout cela ? demanda-t-il d’un ton sévère.
— Je le jure sur l’âme de notre mère.
— Très bien. Très bien. Ce que tu viens de me raconter nous sera très utile.
Curabayn Bangkea reprit place sur son siège et demeura parfaitement immobile pendant quelques instants, laissant retomber la tension des dernières heures.
— Tu comprends, dit-il après un long silence, que je sois obligé de t’affecter à un autre poste. Pour la calmer. Je sais bien que tu t’en moques éperdument. Et si tu la rencontres par hasard dans la rue, pour l’amour de Yissou, montre-toi humble et respectueux ! Incline-toi devant elle, fais-lui les signes sacrés, jette-toi à genoux et embrasse-lui les orteils, si nécessaire. Non, pas cela… Ne l’embrasse pas. Mais témoigne-lui du respect. Tu l’as mortellement offensée et elle a sur nous un pouvoir qu’il ne faut pas négliger. Mais je crois, ajouta-t-il en souriant, avoir maintenant, moi aussi, un certain pouvoir sur elle. Grâce à toi, imbécile lubrique.
— Veux-tu t’expliquer ?
— Non. Maintenant, tu débarrasses le plancher. Et, à l’avenir, sois prudent quand tu tourneras autour d’une femme de haute naissance. N’oublie pas qui tu es et ce que tu fais.
— Elle n’avait pas le droit de me cracher à la figure, dit Eluthayn d’un air renfrogné.
— Je sais. Mais elle est de sang noble et elle ne voit pas les choses comme toi. Va-t’en maintenant, Eluthayn, ajouta-t-il en agitant la main devant le visage de son frère. Va-t’en.
À travers des paysages sans cesse changeants, Thu-kimnibol poursuivait sa route vers le nord, vers la Cité de Yissou. Tantôt le convoi traversait de vastes plaines balayées par le vent d’ouest et l’air était humide et salé, et tous les buissons étaient recouverts d’épaisses touffes bleu-vert de mousse-écaille. Tantôt l’itinéraire suivait de larges vallées arides et silencieuses séparées de la mer par de hautes collines aux versants dénudés, où des crânes d’animaux inconnus blanchissaient sur le sol sablonneux. Tantôt les voyageurs franchissaient des montagnes boisées où des arbres sans feuilles, aux formes torturées et au tronc pâle en spirale s’accrochaient à de maigres affleurements de terre noire et où d’inquiétants mugissements et sifflements venaient de la chaîne de montagnes encore plus élevées qui s’étirait à l’orient.
Thu-kimnibol était frappé par l’immensité de la planète, par la taille et la masse du gigantesque globe à la surface duquel il se déplaçait.
Il avait le sentiment que chaque parcelle pénétrait en lui, devenait une partie de lui, qu’il engloutissait la planète, qu’il l’absorbait et l’incorporait à jamais à son être. Et cela le rendait d’autant plus désireux d’aller de l’avant, de continuer à en parcourir la surface. Il savait, en cela, être différent de ces membres du Peuple assez vieux pour avoir vécu l’âge du cocon et qui, il le soupçonnait, éprouvaient encore le besoin ancestral de se terrer dans un lieu chaud, exigu et sûr, et de refermer le sas derrière eux. Pas lui. Non, pas lui. Plus profondément que jamais sans doute, il comprenait la soif de connaissances, de découvertes et d’aventures de son frère Hresh.
Thu-kimnibol était déjà passé par là. À l’âge de dix-neuf ans, quand il avait fui la Cité de Yissou pour suivre la route du sud qui devait le conduire à Dawinno. Mais il n’avait gardé en mémoire que très peu de détails de ce premier voyage. Il avait parcouru tout le trajet la tête basse, aveuglé par la colère et un chagrin amer, poussant son xlendi à fond de train. Le souvenir qu’il lui restait de cette folle et lugubre chevauchée, deux décennies et quelques années plus tard, était une sorte de nœud enkysté dans son âme et encore douloureux au toucher, semblable au souvenir de quelque perte affreuse, ou bien d’une maladie mortelle dont la guérison se paie au prix fort. Il n’y touchait pas plus souvent qu’il n’était nécessaire.
Ils avaient dépassé la moitié du trajet et étaient entrés dans le territoire soumis à l’autorité de Salaman. Thu-kimnibol ne parvenait pas à se débarrasser de la maussaderie qui s’était emparée de lui le jour où les vestiges de la cité de la Grande Planète lui avaient évoqué Naarinta et avaient fait naître dans son esprit des réflexions moroses sur le passé lointain. Depuis ce jour, son propre passé ne cessait de le harceler douloureusement : les occasions manquées, les erreurs de parcours, la disparition brutale de sa bien-aimée.
Il faisait de son mieux pour dissimuler son état d’esprit. Mais, un jour où le convoi descendait des collines pour s’engager dans une plaine fertile sillonnée de ruisseaux rapides et de rivières, Simthala Honginda lui demanda à brûle-pourpoint :
— Est-ce la perspective de revoir Salaman qui vous préoccupe à ce point, prince ?
Surpris, Thu-kimnibol releva la tête. Était-il donc si transparent ?
— Pourquoi me demandes-tu cela ?
— Parce que vous étiez autrefois des ennemis acharnés. C’est de notoriété publique.
— C’est vrai, nous n’avons jamais été amis. Et, pendant un certain temps, nos rapports furent très mauvais. Mais tout cela est si loin.
— Je crois que vous le détestez encore.
— C’est à peine si j’ai pensé à lui ces quinze dernières années. C’est de l’histoire ancienne pour moi.
— Oui, dit Simthala Honginda, bien sûr. Mais, ajouta-t-il avec tact, plus nous approchons de Yissou, plus vous sombrez dans la mélancolie.
— La mélancolie ? dit Thu-kimnibol avec un petit rire forcé. Tu crois vraiment que je suis devenu mélancolique ?
— Cela crève les yeux.
— Eh bien, si c’est le cas, sache que cela n’a rien à voir avec Salaman. As-tu oublié que je viens d’éprouver une perte cruelle ?
— Non, répondit Simthala Honginda, tout confus. Bien sûr que non. Pardonnez-moi, prince. Que les dieux accordent le repos à la dame Naarinta !
Il fit précipitamment le signe de Mueri la Consolatrice.
— Je suppose que cela me paraîtra bizarre de revoir Salaman après tout ce temps, reprit Thu-kimnibol après un silence. Mais il n’y aura pas de problème. Même si nous nous sommes détestés autrefois, quelle importance cela peut-il avoir maintenant ? Tout ce qui compte, ce sont les hjjk. Et nous avons, Salaman et moi, la même opinion sur ce sujet. Depuis le début, nous sommes destinés à lutter côte à côte contre eux et cela arrivera bientôt. L’alliance que nous allons conclure est la seule chose importante. Pourquoi chercherait-il à exhumer de si vieilles rancunes ? Pourquoi le ferais-je ?
Il détourna la tête et se replongea dans le silence. Au bout d’un long moment, il fit signe à Esperasagiot d’arrêter le convoi. Les xlendis allaient pouvoir s’abreuver et l’endroit semblait bien choisi pour faire halte et dîner.
Ils se trouvaient au cœur d’une contrée fertile et verdoyante. Un dédale de cours d’eau réfléchissant la lumière de la fin de la journée étincelait comme des coulées d’argent en fusion. Un pays fécond, songea Thu-kimnibol. Avec quelques travaux de drainage, il pourrait certainement offrir les ressources nécessaires à une cité de l’importance de Dawinno. Il se demanda pourquoi Salaman n’avait pas encore occupé la région pour la mettre en valeur. Elle n’était pas très éloignée de Yissou.
Cela ressemble bien à Salaman, se dit-il avec mépris, de laisser en friche des terres aussi fertiles. De se recroqueviller sur lui-même, de refuser toute expansion et de se terrer à l’abri de son mur ridicule.
Simthala Honginda a raison. Tu le détestes encore, n’est-ce pas ?
Non. Détester était trop fort. Mais, malgré tout ce qu’il avait dit à Simthala Honginda, il soupçonnait que les vieilles rancunes couvaient encore au fond de son cœur.
L’idée que l’on se faisait communément à Dawinno était qu’il avait défié Salaman pour s’emparer du trône de Yissou. Mais cette idée était fausse. Thu-kimnibol s’était très vite rendu compte qu’il ne succéderait jamais à son père à la tête de la cité qu’il avait fondée. Quand Harruel était tombé au champ d’honneur dans la bataille contre les hjjk, il était beaucoup trop jeune pour hériter de la couronne. Salaman était à l’époque le seul prétendant acceptable. Et, après avoir goûté au pouvoir souverain, il y avait peu de chances qu’il acceptât, par simple bonté d’âme, de s’en dessaisir au profit de Thu-kimnibol. Tout le monde l’avait compris et Thu-kimnibol avait toujours consenti à le reconnaître pour roi. Tout ce qu’il exigeait en échange était d’être traité avec le respect dû au fils du premier roi de la cité ; la préséance qui lui revenait, un logement convenable, le privilège d’être assis aux côtés de Salaman dans les banquets officiels.
Salaman lui avait accordé tout cela, pendant un certain temps. Mais, la maturité venant, le roi avait commencé à changer ; il était devenu inquiet et tourmenté, et le nouveau Salaman était un homme taciturne, dur et suspicieux.
C’est alors, mais alors seulement, que Salaman avait décrété que Thu-kimnibol complotait contre lui. Le fils de Harruel ne lui avait donné aucune raison de nourrir de tels soupçons. Peut-être un de ses ennemis avait-il soufflé cette invention malveillante à l’oreille du roi. Quoi qu’il en soit, les choses s’étaient rapidement gâtées. Thu-kimnibol n’avait pas vu d’inconvénient à ce que Salaman favorise son fils Chham à ses dépens ; c’était dans l’ordre des choses. Mais ensuite le cadet avait eu la préséance sur lui à la table royale, puis le troisième fils de Salaman. Et quand Thu-kimnibol avait demandé à prendre l’une des filles du roi comme compagne, il avait été éconduit. Après cela, les affronts s’étaient succédé. Thu-kimnibol était de sang royal et il ne méritait pas un tel traitement. La goutte d’eau qui avait fait déborder le vase n’avait été qu’un point d’étiquette, tellement insignifiant que Thu-kimnibol ne se souvenait plus exactement de quoi il s’agissait. Ils avaient élevé la voix et avaient failli en venir aux mains. Thu-kimnibol avait compris ce jour-là qu’il n’avait aucun avenir dans la Cité de Yissou. Il était parti à la faveur de la nuit et n’y avait jamais remis les pieds.
— Regarde, dit-il à Simthala Honginda. Dumanka va nous rapporter du gibier pour le dîner.
L’intendant avait quitté la voiture pour descendre jusqu’au bord d’un cours d’eau. Il avait transpercé un animal d’un coup de lance et s’apprêtait à en tuer un second.
Thu-kimnibol était ravi de cette distraction. Sa conversation avec Simthala Honginda et l’évocation d’un passé douloureux l’avaient oppressé et avaient mis ses contradictions en lumière. Il se rendait compte que s’il était maintenant capable de chasser de son esprit la querelle avec Salaman, l’oubli et le pardon, quoi qu’il en dise, ne viendraient pas aussi facilement.
— Que chasses-tu donc, Dumanka ? cria-t-il en mettant ses mains en porte-voix.
— Des caviandis, prince !
L’intendant, un costaud irrévérencieux d’ascendance Koshmar, un casque tout cabossé et déformé négligemment passé sur l’épaule, venait de tuer le second animal. Il brandissait fièrement les deux corps pourpre et jaune qu’il tenait à bout de bras. Des filets de sang cramoisi tachaient la fourrure lustrée des deux petites masses flasques dont les bras potelés se balançaient doucement.
— Un peu de chair fraîche, pour changer !
— Croyez-vous, prince, que ce soit bien de les tuer ? demanda Pelithhrouk, un jeune officier de noble naissance et le protégé de Simthala Honginda, qui se trouvait à côté de Thu-kimnibol.
— Pourquoi ? Ce ne sont que des animaux. De la viande.
— Nous aussi, nous étions des animaux autrefois, dit Pelithhrouk.
— Que veux-tu dire ? demanda Thu-kimnibol avec stupéfaction en se tournant vivement vers lui. Que nous ne valons pas mieux que des caviandis ?
— Pas du tout. Je veux simplement dire que les caviandis sont peut-être plus évolués que nous ne le pensons.
— Ce sont des paroles bien audacieuses, intervint Simthala Honginda, l’air gêné. Je n’aime pas beaucoup cela.
— Avez-vous déjà regardé un caviandi de près ? insista Pelithhrouk avec une sorte de crânerie désespérée. Moi, cela m’est arrivé. La lumière de l’intelligence brille dans leurs yeux. Leurs mains sont aussi humaines que les nôtres. Je crois que si nous effleurions l’esprit de l’un d’eux avec notre seconde vue, nous serions surpris de l’intelligence que nous y trouverions.
— Je suis de l’avis de Thu-kimnibol, ricana Simthala Honginda. Ce ne sont que des animaux.
Mais Pelithhrouk s’était trop engagé pour faire machine arrière.
— Oui, mais des animaux intelligents ! Et qui, j’en suis persuadé, n’attendent qu’un coup de pouce de notre part pour passer au stade supérieur. Au lieu de les chasser et de les manger, nous devrions les traiter avec respect… leur apprendre à parler, peut-être même à lire et à écrire, s’ils en sont capables.
— Tu as perdu la tête ! lança Simthala Honginda. C’est Hresh qui a dû te transmettre sa folie !
Il se tourna vers Thu-kimnibol avec un regard consterné, comme si des propos aussi extravagants dans la bouche de l’un de ces jeunes gens dont il était le mentor l’embarrassaient profondément, et sans doute était-ce le cas.
— Jusqu’à ce jour, dit-il, je le considérais comme l’un de nos meilleurs officiers. Mais maintenant je me rends compte…
— Non, non, le coupa Thu-kimnibol en levant la main, ce qu’il dit est intéressant. Mais le temps n’est pas encore venu pour nous d’apprendre à lire et à écrire à d’autres créatures, poursuivit-il en riant. Il nous faut d’abord songer à préserver notre propre race avant d’enseigner des rudiments de la civilisation aux bêtes sauvages. Les caviandis devront se débrouiller tout seuls. Pour l’instant, ce ne sont que des animaux et c’est ce qu’ils resteront. Et si vous me rétorquez que nous sommes, nous aussi, des animaux, je m’inclinerai. Soit, nous sommes des animaux. Mais pour le moment, nous sommes les prédateurs et ils sont les proies. Voilà toute la différence.
Dumanka, qui s’était approché pendant la discussion et écoutait, le visage impassible, jeta les deux caviandis aux pieds de Thu-kimnibol.
— Je vais allumer un feu, prince. Et, dans une demi-heure, nous allons nous régaler.
— Parfait, dit Thu-kimnibol. Et cela mettra un terme à ces bavardages, les Cinq en soient loués.
La chair de caviandi était véritablement exquise. Thu-kimnibol dévora sa part sans regret, même si l’idée troublante lui traversa l’esprit que Pelithhrouk avait peut-être raison, que les petits animaux agiles qui péchaient des poissons dans les cours d’eau rapides étaient peut-être doués d’intelligence, qu’ils avaient peut-être un langage et une vie sociale. Et pourquoi pas des noms, des dieux, voire une histoire de leur race ? Qu’en savait-on ? Qui pouvait dire quelles créatures étaient de simples animaux et lesquelles des êtres intelligents ? Pas lui, en tout cas. Puis il chassa ces pensées de son esprit, mais il remarqua que Pelithhrouk ne touchait pas à sa portion de viande. Ce garçon a le courage de ses convictions. C’est tout à son honneur.
Le lendemain, ils quittèrent la plaine sillonnée de cours d’eau et s’engagèrent dans une contrée plus sèche où la terre était riche et noire, et où s’étendaient des prairies herbues. À la tombée de la nuit, ils virent des arbres-lanternes brillant au nord comme des fanaux. C’était bon signe. Cela voulait dire que le convoi approchait de la cité de Yissou.
Les arbres-lanternes étaient habités par des milliers de petits oiseaux à la gorge et à la poitrine parsemées de taches de couleur qui avaient la propriété d’émettre une lumière froide mais vive. Inlassablement, toute la nuit durant, ils lançaient à un rythme régulier leurs signaux lumineux visibles à une grande distance. Pendant la journée, les oiseaux minuscules au plumage terne se tenaient tranquillement dans leur nid. Nul ne savait pourquoi ils avaient choisi de vivre dans cet arbre particulier, mais quand ils en avaient pris possession, ils semblaient incapables de l’abandonner. Voilà pourquoi les arbres-lanternes étaient de précieux jalons pour indiquer la route, des points de repère familiers pour le voyageur.
Derrière les bouquets d’arbres-lanternes s’étendaient les terres des fermes de Yissou. Comme leurs homologues des approches de Dawinno l’avaient fait plusieurs semaines auparavant, les fermiers de Yissou se massaient près des bornes délimitant leur propriété pour suivre d’un regard hostile le passage des étrangers.
La route s’élevait lentement vers les montagnes qui se dressaient au sud de Yissou et derrière lesquelles se trouvait la cité blottie au fond du cratère creusé par une étoile de mort.
Au sortir des montagnes, le convoi commença à gravir la pente douce formant l’extérieur de la cuvette et s’arrêta au pied de la muraille noire qui défendait l’accès à la Cité de Yissou, un mur qui semblait boucher l’horizon tout entier et s’élevait à une hauteur invraisemblable.
Thu-kimnibol en avait le souffle coupé. C’était l’un des spectacles les plus extraordinaires qu’il lui eût jamais été donné de voir.
Il se souvenait de l’enceinte aux débuts de sa construction, quatre ou cinq assises de blocs de pierre équarris, et de la fierté de Salaman le jour où le nouveau mur avait enfin ceinturé toute la cité et où il avait pu arracher la vieille palissade. Thu-kimnibol savait que Salaman avait continué pendant toutes ces années à exhausser le mur d’enceinte, mais il ne s’attendait pas à trouver quelque chose d’aussi imposant. C’était un ouvrage gigantesque, une masse écrasante, un empilement terrifiant de blocs de pierre noire qui masquait presque le ciel.
Quel genre d’ennemi pouvait donc redouter Salaman pour éprouver la nécessité d’édifier un mur si haut ? Quels démons avaient donc commencé à hanter l’âme du roi depuis leur dernière rencontre ?
Des guerriers en nombre considérable, armés d’une lance, étaient alignés au sommet du rempart. Leurs lances hérissant la muraille se détachaient sur le fond du ciel et les silhouettes raides, immobiles, rapetissées par la masse du mur, paraissaient à peine plus grosses que des fourmis.
Au pied de la muraille se trouvait une énorme porte garnie de métal. Elle s’ouvrit en craquant et en gémissant quand le convoi s’approcha et une demi-douzaine d’hommes sans armes franchirent la porte et s’avancèrent à découvert d’une centaine de pas. La porte se referma derrière eux. À leur tête se trouvait un homme trapu, à la forte carrure, que Thu-kimnibol prit tout d’abord pour Salaman en personne. Puis il se rendit compte qu’il était beaucoup trop jeune pour être le roi. L’un de ses fils, sans doute. Était-ce Chham ? Ou bien Athimin ? En le voyant, Thu-kimnibol sentit les vieilles rancœurs remonter en lui ; il n’avait pas oublié comment il avait été supplanté par les deux fils de Salaman.
Il descendit de voiture et s’avança vers eux, la main levée en signe de paix.
— Je m’appelle Thu-kimnibol, déclara-t-il. Fils de Harruel et prince de la Cité de Dawinno.
L’homme à la forte carrure inclina la tête. Sa ressemblance avec le Salaman dont Thu-kimnibol avait gardé le souvenir était vraiment troublante : les bras musclés, les jambes courtes et fortes, les yeux gris, vifs et inquisiteurs, très écartés dans la face arrondie aux traits accusés. Il était très jeune, trop jeune pour être Chham ou Athimin.
— Je suis Ganthiav, dit-il, fils de Salaman. Le roi, mon père, m’a demandé de vous accueillir et de vous conduire dans la cité.
C’était bien un fils plus jeune, qui n’était peut-être même pas encore né à l’époque de la fuite de Thu-kimnibol. Mais le choix de ce Ganthiav pour le recevoir n’avait-il pas quelque chose d’insultant ?
Garde ton calme, se dit Thu-kimnibol. Quoi qu’il advienne, garde ton calme.
— Voulez-vous me suivre ? demanda Ganthiav tandis que la lourde porte s’ouvrait en grinçant.
Thu-kimnibol leva de nouveau la tête vers le sommet de la muraille occupé par la multitude immobile des hommes en armes. Il y découvrit une sorte de pavillon, une construction à dôme faite d’une pierre plus grise et plus lisse que le mur. Une longue ouverture aménagée dans la façade permettait d’embrasser toute la plaine du regard. Les yeux de Thu-kimnibol se posèrent sur cette ouverture et y demeurèrent fixés quelques instants. Il discerna une silhouette qui se tenait près de l’ouverture. Puis la silhouette s’avança dans la lumière et Thu-kimnibol reconnut les yeux gris de Salaman, roi de Yissou, qui braquait sur lui un regard froid, dur et implacable.