7 Rumeurs de guerre

Une semaine après le départ de Thu-kimnibol, Salaman fit venir au palais le chef des Consentants, un certain Zechtior Lukin. Athimin, fraîchement sorti de prison, où il avait eu tout le temps de réfléchir à la situation, s’était rendu dans le quartier oriental, le plus mal famé de la cité, pour l’appréhender. S’attendant à ce qu’on lui oppose une vive résistance, il s’était fait accompagner d’une demi-douzaine de gardes. Mais le prince découvrit à son grand étonnement que Zechtior Lukin n’appréhendait pas plus d’être reçu par le roi que de danser nu dans la rue quand soufflait le vent malin. Il se comportait comme s’il s’était toujours attendu à comparaître devant le roi et même comme s’il se demandait pourquoi cela avait pris si longtemps.

Salaman, lui aussi, allait avoir quelques surprises pendant son entretien avec le chef des Consentants.

Il avait imaginé que le meneur de cette secte serait une sorte de fanatique halluciné, excitable et irascible, à la bouche écumante, fulminant des imprécations et marmonnant des slogans incompréhensibles.

Il n’avait vu juste qu’en partie. Zechtior Lukin était un fanatique, cela ne faisait aucun doute. Tout dans son apparence, la mâchoire carrée et volontaire, le regard dur et froid, et le corps musclé, solidement charpenté, couvert d’une fourrure grisonnante, tout proclamait son zèle opiniâtre et son dévouement indéfectible à une cause invraisemblable. Et, selon toute probabilité, il était irascible.

Mais il ne criait pas, il ne proférait pas d’imprécations, il ne marmonnait pas de slogans. C’était un homme d’un abord dur et glacial, chez qui Salaman reconnut d’emblée une réserve très voisine de la sienne, un homme qui, si les choses s’étaient passées différemment dans les premiers temps suivant la fondation de la cité, aurait assurément pu devenir roi. Mais au lieu de cela, il exerçait le métier de boucher, d’équarrisseur, et il ne passait pas ses journées dans un palais de pierre, mais dans un abattoir, à dépecer des animaux au milieu de ruisseaux de sang. Et ses fidèles se réunissaient à la nuit tombée dans un gymnase plein de courants d’air du quartier est de la cité pour passer en revue les étranges notions de leur extravagante doctrine.

Trapu et carré d’épaules, Zechtior Lukin se tenait calmement devant le roi, sans paraître le moins du monde intimidé.

— Depuis combien de temps votre mouvement existe-t-il ? demanda Salaman.

— Plusieurs années.

— Combien ? Trois ans ? Cinq ans ?

— Il remonte presque à la fondation de la cité.

— Non, dit Salaman. Il est impossible qu’il existe depuis si longtemps, sans que j’en aie entendu parler.

— Nous étions très peu au début, dit Zechtior Lukin avec un haussement d’épaules, nous restions entre nous. Nous nous contentions d’étudier nos textes, de participer à nos réunions, d’effectuer nos exercices et nous ne cherchions pas à recruter de nouveaux adeptes. Nous tenions à garder le secret. C’est mon père, Lakkamai, qui a codifié notre doctrine et…

— Lakkamai ?

Une nouvelle surprise pour Salaman. Dans le cocon et à Vengiboneeza, il avait bien connu Lakkamai, un guerrier taciturne, un être solitaire dont l’âme semblait n’avoir aucune profondeur. Il avait été l’amant de Torlyri à Vengiboneeza, mais, quand la Séparation avait eu lieu, il ne s’était fait aucun scrupule d’abandonner la femme-offrande pour suivre Harruel et devenir l’un des fondateurs de la minuscule agglomération qui allait devenir la Cité de Yissou. Lakkamai était mort depuis longtemps et Salaman ne lui avait jamais connu ni compagne, ni fils, à plus forte raison.

— Vous l’avez connu, dit Zechtior Lukin.

— Oui, mais il y a longtemps.

— Lakkamai nous a enseigné que le sort subi par la Grande Planète avait été voulu par les dieux. Il professait que tout ce qu’il advient est décrété par les dieux, que cela nous soit profitable ou non, et que, si les habitants de la Grande Planète ont accepté de mourir, c’est parce qu’ils avaient compris que telle était la volonté des dieux et qu’ils savaient que le moment était venu pour eux de disparaître de la surface de la Terre. Ils n’ont donc absolument rien fait pour détourner les étoiles de mort, ils les ont laissées se fracasser sur notre planète et ont laissé le grand froid l’envahir. Lakkamai disait qu’il avait appris tout cela en discutant avec Hresh, le chroniqueur de la tribu Koshmar.

— Oui, dit Salaman, l’esprit de celui qui parle avec Hresh se remplit de toutes sortes de fantaisies et de bizarreries.

— Ce sont des vérités, dit posément Zechtior Lukin.

Salaman ne releva pas l’insolence. Il ne servait à rien de discuter avec un fanatique.

— Vous n’étiez donc à l’origine qu’un tout petit groupe, poursuivit-il. Disons quelques familles. Mais mon fils m’a appris que vous étiez maintenant au nombre de cent quatre-vingt-dix.

— Trois cent soixante-seize, dit Zechtior Lukrin. Encore un mauvais point pour Athimin.

— Je vois. Et vous avez donc enfin décidé de recruter de nouveaux adeptes. Pourquoi ce changement de politique ?

— J’ai vu en rêve la Reine des hjjk planer au-dessus de la cité. J’ai senti son imposante présence comme un grand poids suspendu au-dessus de nos têtes. C’était l’année dernière. Et j’ai compris que le jour du Jugement était proche. Les hjjk, comme chacun sait, ont échappé à la destruction de la Grande Planète. Les Cinq Déités avaient un autre dessein pour eux et elles leur ont permis de survivre au froid et à la neige pour réaliser ce dessein quand viendrait le Printemps Nouveau.

— Et il va sans dire que vous connaissez ce dessein.

— Il leur incombera de détruire le Peuple et ses cités, dit calmement Zechtior Lukin. Ils seront le fléau des dieux.

Contrairement à ce que je pensais, se dit Salaman, il est complètement fou. Dommage.

— Et en quoi cela peut-il servir les desseins des Cinq ? demanda-t-il avec un calme égal à celui du chef des Consentants. S’il faut en croire tous les écrits des chroniques, les dieux nous ont permis de survivre au Long Hiver pour faire de nous les héritiers de la planète. Pourquoi donc se seraient-ils donné la peine de préserver notre race, s’ils avaient en tête de laisser les hjjk nous exterminer ? Il eût été tellement plus simple de nous faire périr de froid au début du Long Hiver, il y a quelques centaines de milliers d’années de cela.

— Vous ne comprenez pas. On nous a mis à l’épreuve et nous avons échoué. Comme vous l’avez dit, le froid nous a épargnés afin que nous puissions hériter la planète. Mais nous nous sommes engagés dans la mauvaise voie. Nous avons édifié des cités, nous vivons dans des maisons de plus en plus confortables, la mollesse et la paresse nous gagnent. C’est encore pire à Dawinno qu’ici, mais partout le Peuple s’écarte de la voie que lui avaient tracée les Cinq. Quel but poursuivions-nous donc en bâtissant ces cités ? Eh bien, il semble que nous ne cherchions qu’à reproduire la vie facile et confortable de la Grande Planète. Mais nous avons fait fausse route. Si les dieux avaient voulu que le monde soit tel qu’il était du temps des yeux de saphir, ils auraient perpétué l’existence de la Grande Planète. Mais ils l’ont anéantie. Comme ils nous anéantiront. Croyez-moi, sire, les hjjk seront les instruments de notre châtiment. Ils s’abattront sur nous, ils démantèleront nos cités, ils nous chasseront dans les terres inhospitalières où nous serons bien obligés de nous astreindre enfin à la discipline que les dieux souhaitaient nous voir acquérir. Il incombera aux rares survivants du massacre de faire une nouvelle tentative pour bâtir un monde nouveau. Telle est la volonté de Dawinno, celui qui transforme.

— Et si vous mourez tous de froid en dansant la nuit sur les places, comment pourrez-vous créer ce merveilleux monde nouveau auquel vous aspirez ?

— Nous n’avons pas froid et nous ne mourrons pas.

— Je vois. Vous êtes invulnérables.

— Nous sommes très forts. Vous nous avez vus une nuit célébrer une de nos fêtes, mais vous n’avez pas assisté à nos séances de formation. Nos exercices spirituels, nos manœuvres. Nous sommes des guerriers. Nous avons acquis une endurance extraordinaire. Nous sommes capables de marcher pendant plusieurs jours d’affilée sans prendre ni nourriture ni repos. Nous ne redoutons ni le froid ni les privations. Nous avons renoncé à notre individualité pour former une unité nouvelle.

Salaman était absolument sidéré par ce qu’il entendait. Les théories du fils de Lakkamai n’étaient qu’un tissu d’inepties, mais le roi ne pouvait nier qu’ils étaient liés par de mystérieuses affinités et il éprouvait même une grande affection pour lui. C’était un homme d’une énergie et d’une férocité évidentes qui avait réussi à se bâtir secrètement un petit royaume à l’intérieur du royaume et de qui il émanait la vraie force engendrée par le pouvoir royal. Ils auraient presque pu être frères. Mais cet homme était fou. C’était grand dommage.

— Il faut que vous me permettiez d’assister à votre préparation, dit Salaman.

— Dès ce soir, si vous le désirez, sire.

— Entendu. Vous accomplirez vos exercices les plus difficiles. Et puis vous prendrez vos dispositions pour partir, vous et vos fidèles. Vous allez devoir quitter la cité, mon ami.

Zechtior Lukin ne parut aucunement étonné par cette mise en demeure. Il continua d’afficher la même indifférence, comme il semblait le faire en toutes circonstances.

— Où désirez-vous que nous partions ? demanda-t-il posément.

— Vers le nord. À l’évidence, vous n’êtes pas heureux à Yissou et vous n’avez que mépris pour notre mollesse. Et je vous avoue franchement que je n’ai nul désir de voir votre théorie de la destruction inéluctable se répandre dans la cité que j’aime. Ne pensez-vous pas qu’il est dans notre intérêt commun que vous partiez ? Il va sans dire que vous ne prendrez pas la direction du sud, car la vie y est trop facile. Et comme c’est vers le sud que notre cité s’étend tandis que le développement de Dawinno se fait vers le nord, nous empiéterions fatalement sur votre territoire. Prenez donc la direction du nord, Zechtior Lukin, puisque vous prétendez que le froid ne vous dérange pas et que la faim est sans importance pour vous. Vous y trouverez tout l’espace nécessaire pour fonder une colonie où vous vivrez selon vos principes et vos préceptes. Elle deviendra peut-être la capitale de ce monde merveilleux de pureté et d’authenticité que nous, les habitants des cités, n’avons pas su créer.

— Vous voulez dire que nous devrons nous enfoncer dans les terres des hjjk ?

— Oui, c’est bien cela. Enfoncez-vous au-delà de Vengiboneeza dans le nord froid et aride. Choisissez le territoire qui vous conviendra. Il se peut que les hjjk vous laissent en paix. D’après ce que vous m’avez dit, votre manière de vivre ressemble beaucoup à la leur… Un peuple de guerriers qui n’a que faire du confort et a renoncé à toute ambition individuelle. Peut-être ouvriront-ils les bras à ceux qui leur ressemblent tant. Ou bien peut-être ne s’occuperont-ils pas de vous. En quoi la présence de quelques centaines de colons pourrait-elle les déranger alors qu’ils contrôlent la moitié d’un continent ? Oui, allez donc chez les hjjk, Zechtior Lukin… Qu’en dites-vous ?

Il y eut un silence. Le visage du fils de Lakkamai demeurait impassible ; il ne trahissait ni colère, ni défi, ni désarroi. Son esprit devait fonctionner à toute allure, mais il paraissait aussi calme que si Salaman lui avait posé une question sur le prix de la viande.

— Combien de temps nous accorderez-vous pour nous préparer au voyage ? demanda-t-il au bout d’un moment.


Nialli Apuilana est rassasiée de solitude. Elle a passé tout l’hiver en hibernation, tel un animal subissant une métamorphose annuelle, qui reste terré et recroquevillé sur lui-même jusqu’à ce qu’arrive le moment de sortir de son engourdissement. Ce moment est arrivé pour Nialli Apuilana.

Vers la fin de l’hiver, un jour où une pluie diluvienne, d’une intensité exceptionnelle, même pour la saison des pluies, s’abat sur Dawinno, Nialli Apuilana quitte en début d’après-midi sa chambre de la Maison de Nakhaba. Il lui est arrivé à plusieurs reprises de sortir pendant la nuit, mais c’est la première fois depuis le début de sa convalescence qu’elle le fait en plein jour. Il n’y a personne dehors pour la voir. Le déluge est tellement violent que les rues sont désertes. Même les gardes se sont mis à l’abri. Une lumière brille derrière chaque fenêtre ; tout le monde est chez soi. Mais Nialli Apuilana se rit de la fureur de l’orage.

— C’est trop, c’est beaucoup trop, dit-elle à voix haute, la tête renversée vers le ciel, en s’adressant à Dawinno, le dieu qui actionne la grande roue des saisons, envoyant tantôt le soleil, tantôt l’orage. Tu ne crois pas que tu en fais vraiment un peu trop ?

Elle ne porte qu’une écharpe et sa fourrure est trempée avant qu’elle ait eu le temps de faire cinq pas. Elle colle à sa peau comme un vêtement ajusté et l’eau ruisselle le long de ses cuisses.

Elle traverse la cité pour se rendre à la Maison du Savoir et grimpe l’escalier en colimaçon jusqu’au dernier étage. Elle n’a jamais douté un instant que Hresh s’y trouverait ; de fait, il est dans son bureau, occupé à écrire dans l’un de ses vieux grimoires.

— Nialli ! s’écrie le chroniqueur. As-tu perdu la tête pour sortir par ce temps ? Viens… Laisse-moi te sécher…

Il l’emmaillote dans un linge, comme on le ferait à un enfant, et elle se laisse frictionner vigoureusement, même si cela doit ébouriffer et hérisser sa fourrure.

— Nous devrions commencer à nous dire un certain nombre de choses, père, dit-elle quand il a fini de la frictionner. Nous aurions dû le faire depuis longtemps.

— Des choses ? Quel genre de choses ?

— Nous devrions parler… du Nid, poursuit-elle d’une voix hésitante. Parler… de la Reine…

— Tu as vraiment envie de parler des hjjk ? demande Hresh, l’air incrédule.

— Oui, des hjjk. Ce que, toi, tu as appris et ce que moi, je sais. Ce n’est peut-être pas la même chose. Tu m’as toujours dit qu’il te fallait mieux comprendre les hjjk. Tu n’es pas le seul, père. Moi aussi. Moi aussi, j’en ai besoin.


Chevkija Aim indiqua du doigt une grande porte voûtée de bois grisâtre, dégradée par les intempéries, au fond d’une impasse s’ouvrant sur la rue des Poissonniers et flanquée de deux bâtiments commerciaux à la façade de brique rouge sale. Husathirn Mueri n’était jamais venu dans cette partie de la cité, une sotte de quartier industriel mal famé.

— C’est là-bas, dit le capitaine de la garde. Dans une salle en sous-sol. Vous entrez, vous tournez à gauche et vous descendez l’escalier.

— Et vous croyez que je ne risque rien, si je rentre là-dedans ? Ils pourraient me reconnaître et céder à la panique.

— Tout se passera bien, Votre Grâce. La salle est très peu éclairée. On arrive à peine à distinguer des silhouettes et il est impossible de reconnaître un visage. Personne ne saura qui vous êtes.

En souriant, le petit Beng au corps souple lui donna un coup de coude dans le bras avec une familiarité déplacée.

— Allez-y, Votre Grâce ! Allez-y ! Croyez-moi, vous ne risquez rien.

La pièce toute en longueur, empestant le poisson séché, était effectivement très sombre. Il y avait pour tout éclairage deux grappes de phosphobaies fixées au mur, au fond de la salle où se tenaient un garçon et une fillette de chaque côté d’une table sur laquelle étaient disposés des fruits et des rameaux aromatiques, et qui faisait probablement office d’autel.

Husathirn Mueri avait beau plisser les yeux, il ne distinguait rien. Puis sa vue s’habitua à la pénombre et il vit que l’assemblée était composée d’une cinquantaine de personnes tassées sur des rangées de tonneaux noircis, qui marmonnaient des choses incompréhensibles, chantaient et tapaient de temps en temps du pied en réponse aux paroles des enfants debout devant l’autel. De loin en loin un casque Beng s’élevait dans l’assistance, mais la plupart des gens étaient nu-tête. Les voix qu’il entendait étaient grasses et éraillées, des voix d’ouvriers, de gens du peuple. Husathirn Mueri se sentait de plus en plus mal à l’aise. Il n’avait jamais beaucoup fréquenté les ouvriers. Et venir les espionner, dans leur sanctuaire…

— Assis ! souffla Chevkija Aim en le poussant presque sur un des tonneaux du dernier rang. Asseyez-vous et écoutez ! Le gamin s’appelle Tikharein Tourb ; c’est le prêtre. La prêtresse s’appelle Chhia Kreun.

— Le prêtre ? La prêtresse ?

— Écoutez-les, Votre Grâce !

Husathirn Mueri tourna vers l’autel un regard égaré. Il avait le sentiment de se trouver au seuil d’un autre monde.

Le garçon émettait d’étranges sons rauques, d’horribles cliquètements qui s’apparentaient au langage des hjjk. Les fidèles lui répondaient en articulant les mêmes sons bizarres. Husathirn Mueri frissonna et enfouit son visage dans ses mains.

— La Reine est notre consolation et notre joie ! s’écria soudain l’enfant d’une voix forte et claire. Tel est l’enseignement du prophète Kundalimon, béni soit-il !

— La Reine est notre consolation et notre joie, répondit en chœur l’assemblée des fidèles.

— Elle est la lumière et la voie.

— Elle est la lumière et la voie.

— Elle est l’essence et la substance.

— Elle est l’essence et la substance.

— Elle est le commencement et la fin.

— Elle est le commencement et la fin.

Husathirn Mueri ne pouvait s’empêcher de trembler. Il sentait la terreur s’emparer de lui au son de cette douce et innocente voix. La lumière et la voie ? L’essence et la substance ? Que signifiait cette folie ? N’était-ce qu’un mauvais rêve ?

Il avait l’impression d’étouffer. Pris d’une nausée, il porta la main à sa bouche. La pièce en sous-sol n’avait pas de fenêtres et sentait le renfermé. Les effluves salins et piquants des barriques de poisson séché, les odeurs de fourrure mouillée par la transpiration, l’arôme pénétrant des rameaux de sippariu et de dilifar dont l’autel était jonché… Tout cela commençait à le rendre malade. La tête lui tournait. Il croisa les mains et se donna un violent coup de coude dans les côtes.

Tout le monde poussait de nouveau des cris dans l’étrange langage des hjjk, le garçon, la fillette et toute l’assemblée.

Husathirn Mueri s’imagina que le sol allait s’ouvrir devant lui d’un instant à l’autre et qu’il allait découvrir une fosse gigantesque où grouilleraient une multitude de hjjk à la carapace brillante, des hjjk en si grand nombre que les entrailles de la terre en bouillonneraient.

— Calmez-vous, murmura Chevkija Aim à son oreille. Calmez-vous.

Il porta de nouveau son regard sur les deux enfants qui prenaient des fruits et des rameaux sur l’autel, et les montraient à l’assemblée avant de les reposer tandis que les fidèles tapaient du pied sans cesser d’émettre les sons râpeux et rauques du langage hjjk. Que signifiait tout cela ? Comment un tel mouvement avait-il pu voir si rapidement le jour ?

Le garçon portait autour du cou une amulette jaune et noir luisante qui ressemblait beaucoup au pectoral de Kundalimon. Peut-être était-ce le même. La fillette, elle, portait au poignet un talisman également taillé dans une carapace de hjjk. Et même dans la pénombre les talismans avaient une luisance surnaturelle. Un souvenir d’enfance remonta à la mémoire de Husathirn Mueri et il se remémora l’éclat des carapaces des hjjk quand les insectes, vaquant sans relâche à leurs mystérieuses occupations, parcouraient les rues de Vengiboneeza.

— Kundalimon nous guide d’en haut, reprit l’enfant-prêtre. Il nous dit que la Reine est notre consolation et notre joie.

— La Reine est notre consolation et notre joie, répéta l’assemblée des fidèles.

Mais, cette fois, un costaud assis trois rangs devant Husathirn Mueri, comme mû par un ressort, se leva et cria :

— La Reine est le seul vrai dieu !

— La Reine est le seul vrai…, commença à répéter docilement le chœur des fidèles.

— Non ! hurla le garçon. La Reine n’est pas un dieu !

— Alors, qu’est-elle ? Qu’est-elle ?

Pendant quelques instants, la cérémonie tourna à la confusion. Tout le monde se levait et criait en gesticulant.

— Dis-nous ce qu’est la Reine !

L’enfant-prêtre sauta sur l’autel et le silence se fit aussitôt.

— La Reine, dit-il de sa voix étrangement aiguë et chantante, est d’essence divine, car Elle descend des habitants de la Grande Planète qui vivaient devant des dieux. Mais Elle n’est pas un dieu Elle-même.

Le garçon semblait répéter comme un perroquet un texte appris par cœur.

— Elle est l’architecte de la porte par laquelle les vrais dieux reviendront un jour, poursuivit-il. Telle est la parole de Kundalimon.

— Tu veux dire les humains ? demanda le costaud qui avait déjà parlé. Les humains sont-ils les vrais dieux ?

— Les humains sont… Ils sont…

La voix manqua à l’enfant-prêtre. Il n’avait pas de réponse toute prête à cette question. Il lança à la fillette un regard empreint de détresse et elle leva son organe sensoriel avant de l’enrouler autour de la cheville du garçon dans un geste d’une étonnante intimité. Stupéfait Husathirn Mueri retint son souffle.

Ce geste sembla redonner de l’assurance à l’enfant-prêtre.

— La révélation des humains est encore à venir ! s’écria-t-il, tout son aplomb retrouvé. Nous devons continuer d’attendre la révélation des humains ! En attendant, la Reine sera notre guide ! poursuivit-il en accompagnant ses paroles de quelques sons hjjk. Elle est notre consolation et notre joie !

— Elle est notre consolation et notre joie !

Tout le monde se mit à émettre à qui mieux mieux des cliquètements discordants. La cacophonie était horrifique. L’enfant-prêtre avait repris l’ascendant sur ses fidèles et c’était tout aussi terrifiant.

— Kundalimon ! criaient-ils. Kundalimon, toi le martyr, conduis-nous à la vérité !

L’enfant-prêtre leva les bras. Même à la distance où il se trouvait, Husathirn Mueri voyait la flamme de la conviction briller dans ses yeux.

— Elle est la lumière et la voie.

— Elle est la lumière et la voie.

— Elle est l’essence et la substance.

— Elle est l’essence et…

— Regardez, murmura Husathirn Mueri. La fille a placé son organe sensoriel sur le sien.

— Ils vont accomplir un couplage, Votre Grâce. Et tout le monde va faire pareil.

— Certainement pas ! Pas tous ensemble, dans la même pièce !

— C’est pourtant ce qu’ils font, répliqua Chevkija Aim d’un ton désinvolte. Tout le monde accomplit un couplage et ils laissent la Reine pénétrer dans leur âme, à ce qu’il paraît. C’est leur coutume.

— C’est la plus grande infamie qui se puisse concevoir, souffla Husathirn Mueri, incrédule et atterré.

— J’ai des gardes à la porte. Nous pouvons, sur votre ordre, faire évacuer la salle en cinq minutes et tout détruire chez ces adorateurs des hjjk.

— Non.

— Mais vous avez vu ce qu’ils…

— J’ai dit non. Il n’est pas question de reprendre les persécutions. Ce sont les instructions formelles du chef et vous le savez aussi bien que moi.

— Je comprends, Votre Grâce, mais…

— Nous n’arrêterons personne et nous ne toucherons pas à cette chapelle. Pour l’instant, tout au moins. Mais ne relâchez pas votre surveillance. Comment pourrions-nous comprendre quel genre de menace nous avons à affronter, si nous ne regardons pas l’ennemi en face ? Vous m’avez bien compris ?

Les lèvres pincées, le capitaine de la garde hocha lentement la tête.

Husathirn Mueri tourna la tête. Devant lui les silhouettes floues des fidèles se levaient, se déplaçaient et se réunissaient par petits groupes. Un bourdonnement sourd et intense avait remplacé les cliquètements hjjk. Personne ne s’occupait des deux hommes qui chuchotaient au fond de la salle. L’air surchauffé de l’étroite pièce donnait l’impression de devoir s’enflammer d’un instant à l’autre.

— Il vaudrait mieux partir maintenant, dit calmement Chevkija Aim.

Husathirn Mueri ne répondit pas.

Il était cloué sur place. À l’autre bout de la salle, les deux enfants accomplissaient impudemment leur couplage devant l’autel et, deux par deux, les fidèles commençaient de s’unir dans cette manière de communion. Husathirn Mueri n’avait jamais entendu parler d’une telle indignité, il n’avait jamais imaginé que ce fût possible et il observait maintenant le spectacle avec une fascination mêlée d’horreur.

— Si nous restons, murmura Chevkija Aim, ils vont vouloir que nous fassions comme eux.

— Oui. Oui. Il faut partir.

— Vous vous sentez bien ?

— Il faut… partir…

— Donnez-moi la main, Votre Grâce. Voilà. Très bien. Venez, maintenant. Debout. Debout !

— Oui, dit Husathirn Mueri.

Il avait l’impression que ses pieds refusaient de lui obéir. Il s’appuya de tout son poids sur le capitaine de la garde et se dirigea d’un pas chancelant vers la porte.

Elle est la lumière et la voie.

Elle est l’essence et la substance.

Elle est le commencement et la fin.

L’air frais de la rue le frappa au visage avec la force d’un coup de poing.


— Ce que je croyais avant, dit Hresh, c’est ce que tout le monde croyait. Qu’il s’agit d’une race malfaisante et incompréhensible. Qu’ils sont nos ennemis et représentent pour nous une menace permanente. Mais, depuis quelque temps, je suis en train de revenir sur mon opinion.

— Moi aussi, dit Nialli Apuilana.

— Comment cela ?

— Ce serait plus facile pour moi, si tu parlais le premier, père, dit-elle sans répondre à sa question.

— Mais tu m’as dit que tu étais venue me voir pour me raconter certaines choses.

— Je le ferai. Mais il faut que ce soit un échange. Ce que tu sais en échange de ce que je sais. Et je veux que ce soit toi qui commences. S’il te plaît, père ! S’il te plaît !

Hresh fixa sur elle un regard perplexe. Décidément, elle était toujours aussi déroutante.

— Très bien, dit-il au bout d’un moment. Je suppose que tout a commencé pour moi le jour où tu as pris la parole devant le Praesidium, quand tu as déclaré que les hjjk ne devaient pas être considérés comme des monstres et qu’il s’agissait en réalité d’êtres intelligents, dotés d’une civilisation riche et complexe. Tu es même allée jusqu’à les qualifier d’humains, dans l’acception particulière de ce mot qu’il m’arrive également d’utiliser. C’était la première indication que tu donnais sur ce que tu avais vécu dans le Nid. Et j’ai compris que ce que tu affirmais devait avoir été vrai à une certaine époque, car ils avaient appartenu à la Grande Planète. Et, dans les visions que j’ai eues de cette civilisation, je les voyais vivre en paix et en parfaite harmonie avec les yeux de saphir, les humains et les autres races. Comment auraient-ils pu être des démons et des monstres, s’ils appartenaient à la Grande Planète ?

— Exactement, dit Nialli Apuilana.

Hresh leva la tête. Elle semblait encore plus bizarre que d’habitude, comme un fouet enroulé, prêt à claquer.

— Il va de soi, reprit-il, que ce qu’ils étaient à l’époque de la Grande Planète et ce qu’ils sont devenus, plusieurs centaines de milliers d’années plus tard, n’est pas nécessairement la même chose. Peut-être ont-ils vraiment changé, mais comment le savoir ? Il y a des gens comme Thu-kimnibol qui ont toujours été persuadés que les hjjk étaient malfaisants, mais, aujourd’hui, certains d’entre nous ont une opinion diamétralement opposée. Je pense aux adeptes de cette nouvelle religion. Il paraît que dans leurs chapelles, les hjjk sont présentés comme les instruments de notre salut, des êtres bienveillants à qui ils accordent même une nature sacrée. Et Kundalimon est tenu pour une sorte de prophète. Je suppose que tu es au courant de l’existence de ces chapelles, dit-il en lançant à sa fille un regard pénétrant. T’arrive-t-il de les fréquenter ?

— Non, répondit Nialli Apuilana, jamais. Mais ceux qui enseignent que les hjjk sont bienveillants se trompent. Les hjjk ignorent la bienveillance au sens où nous l’entendons. Mais ils ne sont pas malveillants non plus. Ils sont simplement… ce qu’ils sont…

— Alors, des monstres ou des êtres ayant une nature sacrée ?

— Les deux, répondit Nialli Apuilana. Ou ni l’un ni l’autre.

— Je croyais que tu leur vouais un culte, poursuivit Hresh après quelques instants de réflexion, que tu désirais par-dessus tout aller les rejoindre et passer parmi eux le reste de tes jours. Tu m’as dit qu’ils vivent dans une atmosphère de magie, de rêves, de prodiges et que l’air que l’on respire dans le Nid emplit toute l’âme.

— C’était… avant.

— Et maintenant ?

— Je ne sais plus ce que je veux, dit-elle en secouant tristement la tête. Ni ce que je crois. Oh ! Père ! Tu ne peux pas imaginer la confusion qui règne dans mon esprit. Va dans le Nid, me souffle une voix intérieure, et vis éternellement dans l’amour de la Reine. Reste à Dawinno, me dit une autre voix. Les hjjk ne sont pas ceux que tu as cru qu’ils étaient. L’une de ces voix est celle de la Reine et l’autre… l’autre…

Elle s’interrompit et fixa sur son père des yeux brillants de détresse.

— L’autre est la voix des Cinq. Et c’est à leur voix que je veux obéir.

Hresh n’en croyait pas ses oreilles. Jamais il ne se serait attendu à entendre ces mots dans la bouche de sa fille.

— Les Cinq ? Tu acceptes donc l’autorité des Cinq ? Depuis quand, Nialli ? Voilà qui est tout nouveau.

— Non, pas leur autorité. Pas vraiment.

— Alors, quoi ?

— La réalité de leur existence. Leur sagesse. Cela s’est passé dans les marais. Je les ai sentis pénétrer en moi, père. Je croyais que j’allais mourir et ils sont venus à moi. Tu sais que je ne croyais pas en eux avant cela. Maintenant, si.

— Je vois, dit Hresh d’un air vague.

Mais il ne voyait rien du tout. Plus elle s’ouvrait à lui, moins il avait le sentiment de comprendre. Alors même qu’il commençait à percevoir l’attraction du Nid – en partie sous l’influence de Nialli – elle semblait s’en détourner.

— Il y a donc peu de chances que tu essaies de retourner dans le Nid, à présent que tu as recouvré tes forces ?

— Aucune, père. Plus maintenant.

— Tu me dis la vérité, Nialli ?

— C’est la vérité. Tu sais que je serais partie avec Kundalimon, mais maintenant tout est différent. J’ai commencé à douter de tout ce à quoi je croyais autrefois et à croire à ce que je mettais en doute. Le monde est devenu pour moi un complet mystère. Il faut que je reste ici et que je mette de l’ordre dans mes idées avant de décider quoi que ce soit.

— Je me demande si je dois te croire.

— Je te le jure ! Je te le jure sur tous les dieux de la création ! Je te le jure sur la Reine, père !

Elle tendit la main vers lui. Il la prit et la garda délicatement dans la sienne, comme s’il s’agissait d’un objet précieux.

— Tu es une énigme pour moi, Nialli. Une énigme presque aussi grande que les hjjk ! Et je suppose que tu seras toujours une énigme pour ton père, poursuivit-il en lui souriant tendrement. Mais au moins, je crois que je commence à comprendre les hjjk.

— C’est vrai, père ?

— Regarde, dit-il. Un texte très ancien que je viens de découvrir.

Il sortit délicatement un rouleau de vélin du plus grand de ses deux coffrets renfermant les chroniques. Il défit l’attache et étala le parchemin sur son bureau.

Nialli Apuilana se pencha pour le regarder de plus près.

— Où l’as-tu trouvé ?

— Dans ma collection de chroniques. En fait, il y était depuis le début. Mais comme il était écrit en Beng, une forme très ancienne de la langue, presque impossible à déchiffrer, je n’y ai pas prêté attention. C’est Puit Kjai qui m’a suggéré de l’étudier de plus près quand je lui ai dit que je faisais des recherches sur l’histoire des hjjk. Tu sais qu’il était le dépositaire des chroniques Beng avant qu’on me les confie. Et il m’a aidé à apprendre à lire cette langue ancienne.

— Tu permets ? dit-elle en avançant la main vers le manuscrit.

— Cela ne te servira à rien. Mais vas-y.

Il la regarda se pencher sur le manuscrit. Mais il savait que le texte était inintelligible pour elle. Les anciens hiéroglyphes Beng ne ressemblaient aucunement aux caractères en usage à leur époque et ils étaient difficilement accessibles à un esprit moderne. Mais Nialli Apuilana semblait résolue à les déchiffrer. Comme elle me ressemble par certains traits de caractère, songea Hresh. Et comme elle est différente par tant d’autres.

Elle parlait à voix basse en appuyant de plus en plus fort le bout de ses doigts sur le parchemin, s’efforçant de décrypter l’ancien texte Beng. Quand il estima qu’elle s’était donné assez de peine, Hresh tendit la main vers le manuscrit pour le prendre, mais elle le repoussa et poursuivit sa lecture.

Hresh ne la quittait pas des yeux. Il sentait son cœur déborder de tendresse pour elle. Il l’avait si souvent crue perdue pour lui et elle était là, tranquillement assise dans son bureau, comme elle aimait le faire quand elle était petite.

Sa force et sa détermination l’enchantaient et, en la voyant ainsi, il avait l’impression que Taniane s’était réincarnée en elle et cela le ramenait très loin en arrière, dans sa jeunesse, quand Taniane et lui parcouraient inlassablement les ruines de Vengiboneeza pour y découvrir les secrets de la Grande Planète.

Mais Nialli n’était pas seulement la réplique de sa mère. Il voyait bien qu’elle tenait aussi de lui. Elle était fantasque et impulsive, farouche et entêtée, comme il l’avait été dans sa jeunesse. Avant d’être enlevée par les hjjk, Nialli était une enfant ouverte et expansive, mais aussi, tout comme lui, une fillette solitaire, repliée sur elle-même, curieuse de tout.

Comme il l’aimait ! Comme il tenait passionnément à elle !

— C’est comme le langage des rêves, dit-elle en relevant la tête. Rien ne reste stable assez longtemps pour que je puisse en saisir le sens.

— C’est aussi l’impression que j’ai eue. Mais plus maintenant.

Elle lui tendit le manuscrit. Il posa les doigts sur le parchemin et les tournures archaïques montèrent à son esprit.

— C’est un document qui remonte aux premières années du Long Hiver, dit-il. Quand toutes les tribus du Peuple venaient de s’installa dans leurs cocons. Certains guerriers Beng refusaient de croire qu’il leur faudrait passer le reste de leur vie sous terre et l’un d’eux décida de sortir pour voir s’il était possible de rentrer en possession de la planète. Il faut savoir que cela se passait des milliers d’années avant nos propres sorties prématurées du cocon, celles que nous avons nommées le Réveil Glacé, l’Éclat Mensonger et l’Aurore Malheureuse. Il manque la plus grande partie du texte, mais il reste ceci :


Puis j’arrivai dans la terre de glace et un froid terrible étreignit mon cœur, car je sus que je ne vivrais pas.

Puis je revins sur mes pas pour chercher l’endroit où vivait mon peuple. Mais je ne pus trouver l’entrée de la caverne. Et les hjjk me surprirent et s’emparèrent de moi. Je tombai entre leurs mains et ils m’emmenèrent, mais j’étais libre de toute crainte, car j’étais déjà un homme mort, et qui peut être frappé plus d’une fois par la mort ? Ils étaient vingt, d’un aspect très effrayant, et ils portèrent la main sur moi et me conduisirent dans le lieu sombre et chaud où ils avaient leur demeure, un lieu souterrain qui ressemblait au cocon, mais en beaucoup plus grand, s’étendant plus loin que portait le regard, avec nombre d’avenues et de voies transversales partant dans toutes les directions.

C’est là que résidait la Grande Hjjken, un monstre d’une taille gigantesque et formidable dont la seule vue figea le sang dans mes veines. Mais elle toucha le cœur de mon âme avec sa seconde vue et me dit : Tiens, je te donne la paix et l’amour, et je cessai d’avoir peur. En sentant le contact de son âme avec la mienne, j’eus l’impression d’être serré dans les bras d’une grande Mère et je m’émerveillai grandement de ce qu’un animal si gigantesque et si effrayant pût apporter tant de réconfort. Tu es venu à moi trop tôt, me dit-elle encore, car mon heure n’est pas encore arrivée. Mais quand la chaleur sortira le monde du sommeil, je vous accueillerai tous en mon sein.

C’est tout ce qu’elle me dit et jamais plus je ne lui parlai. Mais je restai chez les hjjk en pendant vingt jours et vingt nuits, que je comptai très soigneusement, et d’autres hjjk de moindre rang me posèrent dans leur langage mental toutes sortes de questions à propos de mon Peuple, sur la manière dont nous vivions et sur nos croyances, et ils me parlèrent aussi un peu de ce à quoi ils croyaient. Mais cela n’était pas clair et demeure très nébuleux dans mon esprit. Et je goûtai à leur nourriture, une bouillie infecte qu’ils mastiquent et recrachent pour partager avec leurs compagnons, et qui me parut profondément répugnante dans les premiers temps, mais la faim fut la plus forte et je me résignai à y goûter, et la trouvai moins exécrable qu’on eût pu le penser. Puis ils cessèrent de me questionner et me dirent : nous allons te raccompagner chez ceux de ta nation, et ils me conduisirent dans le froid mordant et la neige épaisse jusqu’ici où…


Hresh reposa le parchemin.

— C’est là que se termine le récit ? demanda Nialli Apuilana.

— C’est là qu’il s’interrompt. Mais ce qui en subsiste est assez clair.

— Que t’apprend-il, père ?

— Je pense qu’on y trouve l’explication de la pratique des enlèvements par les hjjk. S’ils font des prisonniers depuis des millénaires, c’est à l’évidence dans le but d’étudier notre peuple. Mais leurs captifs sont bien traités et ils leur rendent la liberté, à une partie d’entre eux au moins, comme ce fut le cas pour ce pauvre guerrier Beng qu’ils ont trouvé errant sur les champs de glace.

— C’est donc cela qui t’a poussé à ne plus les considérer comme des monstres.

— Je ne les ai jamais pris pour des monstres, rétorqua Hresh. Pour des ennemis, assurément, des ennemis dangereux et implacables. N’oublie pas que j’étais là quand ils se sont lancés à l’assaut de Yissou. Mais je me demande même si c’est bien ce qu’ils sont. Nous ne le savons pas vraiment, après tout ce temps ! Nous n’avons même pas commencé à les comprendre. Nous les haïssons simplement parce qu’ils nous sont inconnus.

— Et ils le resteront probablement à jamais.

— Je croyais que tu m’avais dit que tu les comprenais.

— Je les comprends très peu, père. Je l’ai peut-être cru, mais j’étais dans l’erreur. Qui comprend pourquoi les Cinq nous envoient des orages, la canicule ou le froid, ou bien encore des famines ? Ils doivent avoir leurs raisons, mais qui oserait prétendre les connaître ? Il en va de même pour la Reine. Elle est une force de l’univers et il est impossible de La comprendre. Je sais un peu ce qu’est le Nid, je connais sa forme, son odeur et la manière dont on y vit. Mais connaissance n’est pas compréhension. Je commence à me rendre compte que pas un seul membre de notre race n’a la moindre idée de ce qu’est la Reine. Sauf, et ce n’est qu’une possibilité, s’il a vécu dans le Nid.

— Mais, toi, tu as vécu dans le Nid.

— Ce n’était qu’un Nid secondaire et les vérités que j’y ai apprises n’étaient que des vérités secondaires. La Reine des Reines qui a établi sa résidence dans le Grand Nord est l’unique source des véritables révélations. Je croyais qu’ils me conduiraient auprès d’elle quand j’aurais atteint l’âge requis, mais au lieu de cela, ils m’ont rendu la liberté et m’ont ramenée à Dawinno.

Hresh la regarda fixement, frappé de stupeur.

— Ils t’ont rendu la liberté ! Mais tu nous as dit que tu t’étais enfuie !

— Non, père, je ne me suis pas enfuie.

— Tu ne t’es pas… enfuie…

— Bien sûr que non. Ils m’ont relâchée, comme ils l’ont fait pour le Beng de ta chronique. Pourquoi aurais-je voulu quitter un endroit où, pour la première fois de ma vie, j’étais pleinement heureuse ?

Les paroles de sa fille cinglèrent Hresh comme des gifles.

— Il fallait que je parte et je ne l’aurais jamais fait de ma propre initiative. Que le Nid soit un lieu béni ou maudit, une seule chose est vraie : lorsqu’on s’y trouve, on se sent parfaitement en sécurité. On sait que l’on vit dans un endroit où l’incertitude et la souffrance sont inconnues. Je m’y suis totalement abandonnée, et de mon plein gré. Comment faire autrement ? Mais un jour ils sont venus me trouver et ils m’ont dit que j’étais restée avec eux aussi longtemps qu’il le fallait et ils m’ont conduite à dos de vermilion jusqu’aux faubourgs de la cité où ils m’ont rendu la liberté.

— Tu nous as dit que tu leur avais échappé, dit Hresh, encore sous le coup de la stupeur.

— Non. C’est Taniane et toi qui avez décidé que je leur avais échappé. Je suppose que c’est parce que vous étiez incapables d’imaginer que je pouvais préférer rester dans le Nid plutôt que de revenir à Dawinno. Et je ne l’ai pas démenti. Je n’ai rien dit du tout. Vous avez présumé que j’avais réussi à échapper aux griffes des insectes malfaisants, comme toute personne sensée aurait cherché à le faire, et je vous ai laissés le penser parce que je savais que vous aviez besoin de le croire et que je craignais que vous ne m’accusiez d’avoir perdu la tête si je vous disais la vérité, même partiellement. Comment aurais-je pu vous dire la vérité ? Puisque tout le monde dans la cité considère et a toujours considéré les hjjk comme des démons en maraude, qui me croira si je prends leur défense et si j’affirme avoir trouvé chez eux l’amour et la vérité ? Ne dois-je pas plutôt m’attendre à ce qu’on me traite avec compassion et avec mépris ?

— Oui, dit Hresh, je vois.

La stupeur et la consternation qui l’avaient frappé commençaient à s’atténuer. Nialli Apuilana attendit en silence.

— Je comprends, Nialli, dit-il enfin d’une voix très douce. Tu étais obligée de nous mentir. Je comprends maintenant beaucoup de choses.

Il rangea l’antique parchemin Beng dans le coffret des chroniques qu’il referma et il laissa sa main sur le couvercle.

— Si j’avais su à l’époque ce que je sais aujourd’hui, poursuivit-il, tout aurait pu être différent.

— Que veux-tu dire ?

— Ce que je sais sur les hjjk. Sur le Nid.

— Je ne comprends pas.

— Je commence à avoir une idée de ce qu’est le Nid. De cette énorme machine vivante. De la perfection de sa structure, de la manière dont tout tourne autour de la vaste intelligence directrice qu’est la Reine, qui est Elle-même l’incarnation du principe directeur de l’univers…

C’était au tour de Nialli Apuilana d’être stupéfaite.

— Tu parles presque comme quelqu’un qui serait allé dans le Nid !

— J’y suis allé, dit Hresh. C’est une des choses que je voulais te dire.

— Quoi ? s’écria-t-elle, le regard brillant d’étonnement et d’incrédulité. Tu es allé dans le Nid, toi ?

Elle eut un mouvement de recul et se redressa. Bouche bée, elle s’appuya des deux mains sur le bord de la table.

— Que me racontes-tu, père ? Est-ce une blague ? Ce ne sont pas des sujets de plaisanterie.

— J’ai vu les petits Nids, comme celui où on t’a emmenée, dit-il en lui reprenant la main. Et après, je me suis approché du Grand Nid, de celui où se trouve la grande Reine, mais j’ai fait demi-tour avant de l’atteindre.

— Quand ? Comment ?

— Ce n’était pas moi en chair et en os, Nialli, dit-il en souriant. Je n’y étais pas vraiment. C’était seulement avec le Barak Dayir.

— Mais alors, tu y es allé, tu y es vraiment allé ! s’écria-t-elle en lui serrant le bras dans son excitation. Les visions que te montre le Barak Dayir sont toujours vraies, père ! C’est toi qui me l’as dit ! Tu as vu le Nid ! Tu as donc dû découvrir la vérité du Nid ! Tu comprends !

— Crois-tu ? Moi, je pense que j’en suis loin.

— Mais non !

— Je comprends peut-être un peu, dit-il en secouant la tête. Mais seulement un petit peu, je pense. Ce n’est vraiment qu’un commencement. Je n’ai eu qu’une vision fugitive du Nid, Nialli. Cela n’a duré qu’un instant.

— Même un instant suffit. Crois-moi, père, il est impossible d’entrer en contact avec le Nid sans être pénétré de la vérité du Nid. Et donc sans découvrir le lien du Nid, le plan de l’Œuf et tout le reste.

— Je ne sais pas ce que signifient ces mots, dit-il en fouillant dans sa mémoire. Pas vraiment.

— C’est ce dont tu m’as parlé il y a quelques minutes. Quand tu as dit que le Nid était une énorme machine vivante, quand tu as parlé de la perfection de sa structure.

— Explique-moi ! Explique-moi !

L’expression de Nialli Apuilana changea et elle sembla s’enfoncer en elle-même.

— Le lien du Nid, commença-t-elle d’une voix étrangement aiguë, est la conscience des rapports existant entre toutes choses dans l’univers. Nous sommes tous des parties du Nid, y compris ceux qui ne l’ont jamais connu et ceux pour qui les hjjk ne sont que des monstres repoussants. Car tout est uni en une grande structure unique qui est la force de la vie, éternelle et irrésistible. Les hjjk sont le véhicule par lequel cette force se manifeste à notre époque et la Reine est son esprit directeur sur notre planète. C’est cela, la vérité du Nid. Et le plan de l’Œuf est l’énergie que la Reine produit en créant le flot continu du renouvellement. La lumière de la Reine est l’éclat de Sa chaleur ; l’amour de la Reine est la marque de Sa grande affection pour nous tous.

Abasourdi par l’envolée de sa fille, Hresh fixait sur elle un regard ahuri. Les mots avaient jailli de ses lèvres avec une violence irrépressible et l’on eut presque dit que quelqu’un ou quelque chose parlait par sa bouche. Son visage était illuminé et ses yeux brillaient d’une conviction absolue et inébranlable. Elle semblait transportée par un zèle visionnaire qui embrasait tout son être.

Puis la flamme se mit à vaciller avant de s’éteindre et elle redevint Nialli Apuilana, la jeune femme troublée et mal à l’aise qu’elle avait été quelques instants plus tôt.

Elle demeura hébétée, l’air abattu.

Décidément, songea Hresh, ma fille est un mystère pour moi.

Et il y avait ces autres mystères, ceux du Nid, des mystères profonds. Il savait qu’en entendre parler comme cela ne lui permettrait jamais d’en saisir toute la complexité. Il regrettait maintenant de ne pas être resté plus longtemps au pays des hjjk quand il avait effectué son voyage hors de son enveloppe charnelle avec l’aide du Barak Dayir. Il commençait à se rendre compte qu’il lui faudrait sous peu entreprendre un autre voyage et établir avec le Nid un contact beaucoup plus profond qu’il ne l’avait fait la première fois. Il lui fallait apprendre ce que Nialli Apuilana avait appris et l’apprendre directement. Même si cela devait lui coûter la vie.

Il se sentait extrêmement las. Et elle paraissait épuisée. Hresh comprit qu’ils s’étaient dit tout ce qu’ils avaient à se dire ce jour-là.

Mais Nialli Apuilana ne semblait pas tout à fait prête à mettre un terme à leur entretien.

— Alors ? demanda-t-elle. Qu’en penses-tu ? Comprends-tu maintenant ce qu’est le lien du Nid ? Le plan de l’Œuf ? L’amour de la Reine ?

— Tu as l’air si fatiguée, Nialli, dit-il en lui caressant la joue. Tu devrais aller te reposer.

— Je vais y aller. Mais dis-moi d’abord que tu as compris ce que j’ai dit, père. Et je n’avais pas vraiment besoin de le dire, n’est-ce pas ? Tu savais déjà tout cela, non ? Tu as dû le voir quand tu as regardé dans le Nid avec ta Pierre des Miracles.

— Une partie, c’est vrai. Cette structure nécessaire, ce sens de l’ordre universel. Oui, j’ai vu cela. Mais je n’ai fait que jeter un coup d’œil et je suis reparti. Le lien du Nid, la lumière de la Reine… Non, ces termes ne sont pour moi que des mots. Ils n’ont pas véritablement de substance dans mon esprit.

— Je pense que tu en as compris plus que tu ne le soupçonnes.

— Ce n’est que le tout début de la compréhension.

— C’est déjà un début.

— Oui. Oui. Je sais au moins ce que les hjjk ne sont pas.

— Pas des démons, tu veux dire ? Pas des monstres ?

— Pas des ennemis.

— Non, dit Nialli Apuilana, ils ne sont pas des ennemis. Des adversaires, peut-être, mais pas des ennemis.

— La nuance est très subtile.

— Mais elle est très réelle, père.


Thu-kimnibol était enfin de retour chez lui. Le voyage avait été rapide – pas assez à son goût – et s’était passé sans incident. Il parcourait maintenant les salles imposantes et désertes de sa magnifique villa qu’il redécouvrait avec plaisir et dont il reprenait possession après sa longue absence. Il avait l’impression d’être parti pendant dix mille ans. Seul, il faisait le tour des pièces où se répercutait le bruit de ses pas, s’arrêtant de loin en loin pour examiner certains des objets exposés dans les vitrines.

La villa semblait peuplée de fantômes et de spectres. Ces objets avaient en réalité appartenu à Naarinta ; c’est elle qui avait rassemblé la plupart des trésors antiques qui remplissaient la demeure, les fragments de sculptures, les vestiges architecturaux de la Grande Planète et les curieux objets de métal tordu dont l’usage resterait à jamais inconnu. Tandis qu’il les contemplait, il éprouva des picotements dans son organe sensoriel et il sentit l’antiquité considérable de ces objets mutilés envahir l’espace tout autour de lui avec une étonnante vitalité, vibrer et palpiter d’une énergie singulière, au point de faire de la villa un lieu de mort, bien qu’elle n’eût été construite qu’une douzaine d’années plus tôt.

La journée était encore à peine commencée et il ne s’était pas écoulé plus de quelques heures depuis son retour de Yissou, mais il n’avait pas perdu de temps pour entreprendre ses préparatifs de guerre. Il devait être reçu par Taniane dans le courant de l’après-midi, mais des messagers avaient déjà été envoyés chez Si-Belimnion et Kartafirain, Maliton Diveri et Lespar Thone, des hommes puissants, des hommes en qui il avait confiance. Il attendait impatiemment leur arrivée. Ce n’était pas bien de rester tout seul dans la villa. Il ne s’attendait pas à ce qu’il soit si pénible de rentrer dans une maison vide.

— Votre Grâce ?

C’était Gyv Hawoodin, son majordome, un vieux Mortiril qui était à son service depuis de longues années.

— Kartafirain et Si-Belimnion viennent d’arriver, Votre Grâce.

— Fais-les entrer. Puis tu nous feras apporter du vin.

Thu-kimnibol étreignit solennellement ses amis. Leur état d’esprit semblait être à la gravité : Si-Belimnion portait une cape sombre qui émettait un rayonnement bleuté funèbre et Kartafirain, habituellement si exubérant, était sombre et morose. Thu-kimnibol leur offrit du vin et ils vidèrent leur coupe comme si c’était de l’eau.

— Tu ne peux pas imaginer ce qui s’est passé ici pendant ton absence, dit Kartafirain. Les gens du peuple chantent des hymnes à la louange de la Reine des hjjk. Ils se réunissent dans des caves et des enfants les instruisent dans les principes d’une foi inepte.

— C’est l’héritage de Kundalimon, l’émissaire des hjjk, grommela Si-Belimnion en considérant sa coupe vide d’un air sombre. Husathirn Mueri nous avait prévenus qu’il corrompait les jeunes et il ne s’était pas trompé. Dommage qu’il n’ait pas été assassiné plus tôt.

— C’est Curabayn Bangkea qui s’en est chargé ? demanda Thu-kimnibol.

— Oui, répondit Kartafirain avec un haussement d’épaules. Du moins, c’est ce que tout le monde dit. Mais le capitaine de la garde a lui-même été assassiné quelques heures après.

— J’ai appris tout cela à Yissou. Et, à votre avis, qui a tué Curabayn Bangkea ?

— Très probablement celui qui l’a engagé pour assassiner Kundalimon, dit Si-Belimnion. Sans doute pour le réduire au silence. Mais personne ne sait de qui il s’agit. J’ai entendu au moins vingt hypothèses différentes, toutes plus absurdes les unes que les autres. Quoi qu’il en soit, plus personne ne semble s’intéresser à l’enquête ; il n’y a plus que cette nouvelle religion qui les préoccupe.

— Mais Taniane n’essaie pas de l’écraser ? demanda Thu-kimnibol en le regardant d’un air surpris. C’est ce que j’avais cru comprendre.

— Il est plus facile de venir à bout d’un incendie de forêt pendant la saison sèche, dit Kartafirain. Plus les gardes fermaient de chapelles, plus le nouveau culte se propageait rapidement. Taniane a finalement décidé qu’il était trop risqué d’essayer de l’anéantir. Elle redoutait un soulèvement. Le peuple prétend trouver de grands bienfaits dans les préceptes de la Reine. Elle est leur consolation et leur joie, dit une prière. Elle est la lumière et la voie. Il pense que tout ne sera que paix et amour quand les gentils hjjk seront parmi nous.

— C’est incroyable, murmura Thu-kimnibol. Absolument incroyable.

— Il y avait de la paix et de l’amour à foison, du temps où nos parents vivaient dans le cocon ! s’écria Maliton Diveri qui venait d’entrer dans la pièce. Peut-être est-ce ce qu’ils cherchent au fond d’eux-mêmes. Renoncer à cette vie de citadin et retourner dans le cocon pour passer leurs journées à dormir, à faire de la lutte au pied ou à se gorger de vignes-velours. Berk ! Ce que notre cité est devenue me dégoûte ! Et, crois-moi, Thu-kimnibol, cela te dégoûtera aussi.

— La guerre mettra fin à toutes ces bêtises, lança Thu-kimnibol avec brusquerie.

— La guerre ?

— J’ai parlé avec Salaman pendant les quelques mois que j’ai passés là-bas. Il est persuadé que les hjjk s’agitent et deviennent agressifs, qu’ils ont été offensés par notre refus de signer le traité et qu’ils vont engager les hostilités contre nous. Ils feront d’abord mouvement vers Yissou et cela se produira dans l’année qui vient. Si le Praesidium ratifie le traité d’alliance, nous serons tenus de lui porter secours en cas de guerre.

— Cela fait trente ans que la crainte d’une invasion des hjjk donne des cauchemars à Salaman, s’esclaffa Maliton Diveri. N’est-ce pas pour cette raison que la Cité de Yissou est écrasée par son mur ridicule ? Mais il n’y a jamais eu d’invasion. Qu’est-ce qui lui fait penser que cela va se produire maintenant ? Et pourquoi crois-tu qu’il est dans le vrai ?

— J’ai de bonnes raisons de le croire, dit Thu-kimnibol.

— Et alors ? demanda Si-Belimnion. Crois-tu que les adorateurs des hjjk qui grouillent maintenant dans notre cité auront envie de voler au secours de la lointaine Cité de Yissou ?

— Nous devons les aider à comprendre qu’il est important d’honorer notre alliance, répliqua posément Thu-kimnibol. Si une attaque est lancée contre Yissou et si Salaman bat les hjjk sans notre aide, il revendiquera Vengiboneeza et tout le nord. Pouvons-nous le laisser mettre la main sur un territoire aussi vaste ? Si, d’autre part, Yissou tombe aux mains des hjjk, nous ne tarderons pas à voir des armées d’insectes déferler sur notre propre territoire, ce qui est encore moins supportable. Nous devons faire comprendre tout cela à nos concitoyens. Ils devront se rendre compte qu’une invasion de Yissou par les hjjk est un acte de guerre contre les membres du Peuple de toutes les cités. Tous les habitants de Dawinno ne sont quand même pas devenus des adorateurs de la Reine ! Nous en trouverons bien un nombre suffisant qui seront loyaux. Les autres, s’ils le désirent, pourront rester ici pour adorer leur nouvelle déesse. Pendant que notre armée fera route vers le nord pour détruire le Nid.

— Pour détruire le Nid ? répéta Lespar Thone.

C’était le plus prudent des princes, un homme de qualité aux manières lentes et à la conduite circonspecte.

— T’imagines-tu que la tâche sera aisée ? Les hjjk sont dix fois, ou même cent fois plus nombreux que nous. Ils se battront comme les démons qu’ils sont pour nous empêcher d’approcher de leur Nid et comment pourrons-nous ne pas succomber sous leur nombre incalculable ?

— Je te rappelle que j’ai déjà affronté ces multitudes, dit Thu-kimnibol. Nous les avons déjà battus à plate couture à Yissou et nous les mettrons encore en déroute.

— Si le Peuple a remporté la bataille de Yissou, c’est grâce à une arme de la Grande Planète, n’est-ce pas ?

— On croirait entendre Puit Kjai ou Staip, répliqua Thu-kimnibol en lui lançant un regard noir. C’est notre seule valeur qui nous a permis de remporter cette bataille.

— J’avais pourtant cru comprendre que Hresh disposait d’un appareil qui avait été d’un grand secours, insista Lespar Thone. Le courage ne suffit pas toujours, Thu-kimnibol. Et contre une telle multitude de hjjk farouchement résolus à défendre leur Reine…

— Où veux-tu en venir ?

— À la même chose que Husathirn Mueri quand nous avons débattu cette question au Praesidium. Avant de pouvoir attaquer impunément les hjjk, il nous faut disposer d’armes nouvelles.

— Peut-être que celles qui ont été découvertes il y a quelque temps dans les environs de la cité feront l’affaire, glissa Kartafirain.

Toutes les têtes se tournèrent vers lui.

— Raconte-moi cela, dit Thu-kimnibol.

— L’histoire qui circule est partie de la Maison du Savoir et je pense que ces rumeurs ont un fondement. Il semble que les orages aient provoqué un important affaissement de terrain dans la vallée d’Emakkis et qu’un fermier qui essayait de rattraper l’un de ses animaux soit tombé sur l’ouverture d’une galerie creusée dans une colline. Il aurait découvert à l’intérieur certains objets antiques qui ont été transportés à la Maison du Savoir. Un des membres de l’équipe de Hresh pense qu’il pourrait s’agir d’instruments de guerre, ou tout au moins de destruction, remontant à la Grande Planète. Je tiens tout cela de quelqu’un qui y travaille, un Koshmar du nom de Plor Killivash dont la sœur est à mon service.

Thu-kimnibol eut un sourire de triomphe à l’adresse de Lespar Thone.

— Et voilà ! s’écria-t-il. Si cette nouvelle est fondée, nous aurons exactement ce qu’il nous faut !

— Tout le monde sait que Hresh n’est pas très chaud pour déclarer la guerre aux hjjk, dit Si-Belimnion. Il refusera peut-être de coopérer.

— Chaud ou pas, la guerre aura lieu et il nous aidera.

— Et s’il décide de refuser ?

— Hresh est mon frère, Si-Belimnion. Il ne refusera pas de me divulguer des renseignements vitaux.

— Tu devrais quand même envisager de t’adresser à l’un de ses assistants plutôt qu’au chroniqueur lui-même, poursuivit Si-Belimnion. Ce Plor Killivash, par exemple. Je n’ai pas besoin de te rappeler que Hresh peut avoir des réactions tout à fait imprévisibles.

— Tu as raison. Nous allons le laisser de côté pour l’instant. Kartafirain, pourrais-tu avoir une autre discussion avec notre ami de la Maison du Savoir ?

— Je vais voir ce que je peux faire.

— Je compte sur toi, Kartafirain. Ces armes sont exactement ce qu’il nous faut… Si ce sont vraiment des armes.

Thu-kimnibol remplit les coupes de vin et avala une grande lampée.

— Ce que je ne comprends pas, reprit-il au bout d’un moment, c’est pourquoi Taniane n’a pas voulu prendre des mesures contre ce nouveau culte. Ne me dites pas qu’elle en est venue, elle aussi, à éprouver pour la Reine autant d’amour que sa fille !

— Pas précisément ! dit Kartafirain en riant. Elle hait toujours les hjjk autant que toi.

— Alors, pourquoi laisse-t-elle ces chapelles prospérer ?

— Comme l’a dit Kartafirain, répondit Si-Belimnion, elle redoutait que la poursuite de la répression provoque un soulèvement.

— Elle ne manquait pourtant pas de courage autrefois.

— Tu vas voir comme elle a changé, dit Si-Belimnion. Elle semble avoir beaucoup vieilli. On ne la voit presque plus au Praesidium et, les rares fois où elle y vient, c’est à peine si elle ouvre la bouche.

— Elle n’est pas malade ? demanda Thu-kimnibol en pensant à Naarinta.

— Elle est seulement très fatiguée. Lasse et triste. Elle occupait déjà la charge de chef quand la plupart d’entre nous n’étaient pas encore nés, mon ami. Cela a sérieusement miné ses forces et elle voit maintenant la cité se disloquer entre ses mains.

— La situation n’est tout de même pas si grave !

— Un culte étrange fait fureur dans le peuple, répliqua Si-Belimnion en lui lançant un regard mélancolique. Sa propre fille est le jouet de fantasmes incompréhensibles. Elle reçoit dans la rue des menaces d’opposants qui exigent son départ… À ma honte, je dois avouer que ce sont pour la plupart des exaltés de ma propre tribu. Une pluie diluvienne ne cesse de tomber, comme jamais auparavant Taniane est persuadée que les dieux nous ont abandonnés et que sa fin est proche.

— Tout cela est-il vrai ? demanda Thu-kimnibol en se tournant vers Kartafirain.

— Oui, je pense qu’elle a profondément changé. Pas en mieux, malheureusement.

— C’est incroyable. Incroyable. Je n’ai jamais connu quelqu’un doté d’autant de vitalité qu’elle. Mais je vais lui parler. Je vais la convaincre que notre rachat passe par la guerre. Elle retrouvera sa jeunesse dès que nous nous mettrons en route pour aller écraser les hjjk !

— Elle risque de refuser de te suivre, dit Maliton Diveri.

— Crois-tu ?

— Husathirn Mueri est très proche d’elle maintenant, Thu-kimnibol, et tu sais bien qu’il prendra toujours position contre tes convictions. Si tu préconises la guerre, il s’y opposera. Il est toujours d’avis d’attendre et de ne pas agir avant que nous soyons plus forts, et il ne fait aucun doute qu’il s’élèvera devant le Praesidium contre l’alliance que tu as conclue avec Salaman.

— Husathirn Mueri ! s’écria Thu-kimnibol avec mépris. Ce serpent venimeux ! Comment Taniane peut-elle avoir confiance en lui ?

— Qui a dit qu’elle avait confiance en lui ? Elle est assez intelligente pour savoir à quoi s’en tenir. Mais elle l’écoute. Et je te certifie qu’il se prononcera contre toute forme d’opération militaire que tu soutiendras.

— Nous verrons bien, dit Thu-kimnibol.


Malgré tout ce que ses amis lui avaient dit, il fut pris au dépourvu par la transformation subie par Taniane depuis l’été précédent. On eût dit une centenaire. Il était difficile de croire que cette femme au regard terne et à la fourrure sans éclat était le chef fougueux qui avait dirigé la cité d’une poigne si vigoureuse pendant plusieurs décennies. Les masques des anciens chefs, accrochés au mur de son bureau, semblaient tourner sa fatigue en dérision. Thu-kimnibol se sentait presque gêné de sentir bouillonner en lui tant de vigueur et d’énergie.

— Enfin, dit-elle. J’ai cru que tu ne reviendrais jamais.

— J’avais bien des questions à aborder avec Salaman et il fallait avancer avec prudence. Et il a fait tous ses efforts pour que je me sente le bienvenu.

— Il est bizarre, ce Salaman. Je croyais qu’il nourrirait encore de la rancune contre toi.

— Moi aussi. Mais c’est de l’histoire ancienne. Il s’est montré très affectueux.

— Salaman, affectueux ? dit Taniane en ébauchant un petit sourire. Pourquoi pas, après tout ? Il parait que même les hjjk sont affectueux.

Elle s’enfonça dans son siège.

— Tu sais que nous vivons en pleine folie ici, Thu-kimnibol, reprit-elle d’une voix sépulcrale. J’ai beaucoup de mal à contrôler la situation et j’ai besoin de toute l’aide que tu pourras m’apporter.

— Je ne t’ai jamais vue aussi abattue, ma chère belle-sœur.

— Tu as dû entendre parler de cette nouvelle religion, le culte de Kundalimon ?

— Le culte des hjjk, tu veux dire ?

— Oui. En vérité, c’est bien ce dont il s’agit.

— J’en ai eu quelques échos à Yissou, quand le convoi d’automne est arrivé.

— Les adeptes de cette religion, et ils sont des centaines, Thu-kimnibol, peut-être des milliers, me poussent à signer le traité de la Reine. Je reçois des pétitions chaque jour ; ils défilent devant le Praesidium ; ils m’invectivent dans la rue. Crois-moi, ce jeune homme a réussi à instiller un poison dans l’esprit des enfants pendant les quelques semaines qu’il a passées parmi nous. Par tous les dieux, Thu-kimnibol, je t’assure que je regrette qu’il n’ait pas été tué plus tôt !

— Tu n’es sans doute pour rien dans ce meurtre, Taniane, dit Thu-kimnibol d’une voix hésitante.

La flamme qui passa pendant une fraction de seconde dans les prunelles de Taniane lui rappela le chef d’antan.

— Non, non, je n’y suis pour rien. Ai-je l’air d’une criminelle ? Mais je ne soupçonnais pas qu’il pouvait nous faire tant de mal. Et il était l’amant de Nialli. Crois-tu donc que j’aurais voulu le faire supprimer à cause de cela ? Non, mon frère, je n’ai rien à voir avec cette affaire. Mais j’aimerais bien savoir qui en porte la responsabilité.

— L’amant de Nialli ? murmura Thu-kimnibol, visiblement secoué.

— Tu ne le savais pas ? Ils étaient amants et partenaires de couplage. Je croyais que tout le monde était au courant maintenant.

— Je suis parti pendant de longs mois.

— Mais tu sembles être au courant de tout le reste.

— Son amant, répéta Thu-kimnibol, comme s’il avait de la peine à accepter cette idée. Jamais je n’y aurais pensé… Mais cela semble pourtant évident ! Pas étonnant qu’elle ait perdu l’esprit après sa mort !

Il secoua longuement la tête. Il était vraiment étrange de songer que la fille de sa belle-sœur avait pris un amant, elle qui s’était toujours montrée si distante avec les hommes. Mais cela lui ressemblait bien d’avoir choisi ce jeune homme rêveur élevé chez les hjjk. Et dire qu’il s’était fait assassiner. Quelle tristesse !

— Les dieux ont été cruels avec elle, dit-il. Elle est si jeune pour subir une telle épreuve. Je suppose qu’elle joue un rôle dans le développement de la nouvelle religion.

— Pas à ma connaissance. Elle serait en droit de le faire, mais il paraît qu’elle reste cloîtrée dans sa chambre de la Maison de Nakhaba et qu’elle n’en sort presque jamais. Tu sais, ajouta Taniane avec un petit rire amer, je ne la vois pas très souvent. Tu comprends la situation ? Ma fille unique m’est aussi étrangère qu’un hjjk ! Mon compagnon se cache comme à l’accoutumée dans la Maison du Savoir et se consacre à des choses essentielles, remontant à quelques millions d’années. Mon peuple m’adjure de signer un traité qui signifierait notre perte. Des voix se lèvent pour réclamer mon abdication. Le savais-tu, Thu-kimnibol ? Vous êtes restée beaucoup trop longtemps. Il est temps de passer la main. Voilà ce que l’on me dit, presque en face. Par les Cinq, Thu-kimnibol ! Si je pouvais ! Si seulement je pouvais !

— Taniane, dit-il de sa voix la plus douce. Ma pauvre Taniane…

— Ne me parle pas sur ce ton ! s’écria-t-elle, les yeux flamboyants de colère. Je ne veux pas de ta pitié ! Ni de celle de quiconque ! Ce n’est pas de pitié dont j’ai besoin ! Mais j’ai besoin d’aide, poursuivit-elle d’un ton radouci. Comprends-tu à quel point je suis seule et impuissante ? Comprends-tu la gravité des périls qui nous menacent ? Qu’as-tu d’autre que ta pitié à me proposer, Thu-kimnibol ?

— Je peux te proposer une guerre, répondit-il.

— Une guerre ?

— L’alliance avec la Cité de Yissou est prête et il ne reste plus au Praesidium qu’à la ratifier. Par cette alliance, nous nous engageons à porter secours à Salaman, si les hjjk attaquent sa cité, et il ne fait pour moi aucun doute que Yissou et les hjjk seront très bientôt en guerre. Nous le serons donc nous aussi. Ce sera alors une trahison de dire du bien des hjjk à Dawinno, car ils seront officiellement nos ennemis. En conséquence, il ne sera plus question de signer le traité de la Reine et ce sera la fin de ce culte pernicieux qui sévit dans notre cité. Et la fin de tous tes ennuis, ma belle-sœur. Que penses-tu de cela ? Hein, qu’en penses-tu ?

— Continue, dit Taniane.

Et Thu-kimnibol eut l’impression qu’elle venait de perdre dix ans d’un coup.


— Nous voilà enfin tous réunis ! s’écria Boldirinthe. Tu es parti si longtemps, Simthala Honginda ! Comme c’est bon de te retrouver !

C’était un jour de fête pour la vieille femme-offrande, le jour du retour du nord de son fils aîné. Même la pluie incessante lui avait accordé un répit. Pour la première fois depuis plusieurs mois, sa famille tout entière était réunie autour d’elle dans l’agréable logement au faîte de la colline qu’elle partageait avec Staip : ses trois fils et leurs compagnes, sa fille et son compagnon et, bien sûr, toute la bande de ses petits-enfants. Boldirinthe s’étalait dans un fauteuil avec complaisance, la masse énorme de son corps formant autour d’elle comme un épais matelas et, l’un après l’autre, ils s’approchaient d’elle pour se laisser étreindre. Quand tout le monde fut arrivé, on la transporta à table et on servit la nourriture et le vin. Le repas commença par des scantrins grillés, les petits animaux de la baie, aux cuisses charnues, mi-poissons, mi-lézards, se poursuivit par des coupes remplies à ras bord de fruits de kiwin cuits à la vapeur et s’acheva par un cuissot de vimbor rôti en croûte arrosé de bon vin noir corsé d’Emakkis. Quand ils eurent fini de manger, ils commencèrent à chanter et à raconter des histoires. Comme il y était accoutumé, Staip évoqua les privations dont le Peuple avait souffert pendant les voyages qui l’avaient conduit du cocon à Vengiboneeza et de la capitale des yeux de saphir à Dawinno, puis un de ses petits-fils récita un poème qu’il avait composé lui-même et une de ses petites-filles joua un air joyeux sur son serilingion, au milieu des flots de rires et de vin. Mais Boldirinthe remarqua que son fils Simthala Honginda, en l’honneur de qui la fête était donnée, demeurait maussade et silencieux, qu’il ne souriait que rarement et qu’il semblait faire de violents efforts pour se forcer de loin en loin à suivre ce qui se passait autour de lui.

— Il ne parle pas beaucoup, dit-elle discrètement à Catiriil, la compagne de son fils aîné, qui était assise à côté d’elle. Qu’est-ce qui peut bien le perturber, à ton avis ?

— Peut-être trouve-t-il étrange d’être de retour chez lui après un si long voyage.

— Étrange ? dit Boldirinthe, l’air perplexe. D’être de retour chez lui ? Comment serait-ce possible, ma fille ? Il a retrouvé les siens, sa compagne, son fils, sa fille… Il a quitté la triste et froide cité de Salaman pour retrouver sa chère et belle Cité de Dawinno. Mais où est passé son entrain, où est passé son regard pétillant ? Je ne retrouve pas le Simthala Honginda que j’ai connu.

— Moi non plus, murmura Catiriil. Il semble être encore dans quelque pays lointain.

— A-t-il été comme cela toute la journée ?

— Depuis le début, depuis l’arrivée du convoi à l’aube. Oh ! Nos retrouvailles furent très tendres ! Il m’a dit que je lui avais beaucoup manqué, il nous a rapporté des cadeaux, aux enfants et à moi, il nous a dit que Yissou était une cité déplaisante et parlé de la beauté de Dawinno, même sous la pluie. Mais ce n’étaient que des mots. Des mots qui sonnaient creux. Cela doit seulement venir de ce que Thu-kimnibol les a retenus si longtemps à Yissou que le froid de la cité de Salaman a pénétré son âme, poursuivit-elle avec un sourire. Mais laissez-moi juste un ou deux jours pour le réchauffer, mère Boldirinthe. Ce sera suffisant.

— Va le voir maintenant, dit Boldirinthe. Va t’asseoir à côté de lui. Sers-lui du vin et veille à ce que sa coupe ne soit jamais vide. Hein, ma fille ? Tu vois ce que je veux dire ?

Catiriil inclina la tête et elle traversa la pièce pour aller prendre le siège voisin de celui de son compagnon. Boldirinthe la suivit d’un regard approbateur. Catiriil était si douce, si bonne, si gracieuse dans tous les sens du terme. La compagne idéale pour son irascible fils. Elle était belle aussi, comme sa mère Torlyri dont elle avait hérité la fourrure d’un noir profond aux étonnantes spirales blanches et les yeux sombres au regard chaleureux. Contrairement à Torlyri, Catiriil était petite et mince, mais parfois, en regardant la compagne de son fils du coin de l’œil, Boldirinthe s’imaginait voir Torlyri ressuscitée et elle en était toute retournée. Catiriil avait aussi la nature douce de sa mère et Boldirinthe s’étonnait toujours qu’elle fût si agréable à vivre alors que son frère Husathirn Mueri était si difficile à aimer.

Catiriil faisait de son mieux pour dérider Simthala Honginda. Elle avait réuni un petit groupe autour de lui : son frère Nikilain et sa compagne Pultha dont le rire et la bonne humeur étaient communicatifs, Timofon, son meilleur ami et son compagnon de chasse, qui partageait la vie de Leesnai, la sœur de Simthala Honginda. Ils plaisantaient avec lui, ils le taquinaient un peu, ils concentraient toute leur attention et leur affection sur lui. Boldirinthe se dit que si ce groupe ne réussissait pas à chasser la morosité de son fils, nul ne pourrait le faire. Et cela semblait marcher.

Mais soudain la voix de Simthala Honginda s’éleva et couvrit le tumulte.

— Voulez-vous que je vous raconte une histoire ? dit-il, l’air étrangement sombre. Tout le monde a raconté des histoires ; à mon tour de vous en raconter une ou deux.

Il vida d’un trait sa coupe de vin et poursuivit sans attendre :

— Autrefois, dans les collines qui s’élèvent à l’est de Vengiboneeza, vivait un oiseau avec un seul corps et deux têtes. Tu ne l’as jamais vu, père. Non, je ne crois pas… Mais ce n’est qu’une fable. Il semble donc qu’un jour l’une des deux têtes vit l’autre en train de manger un fruit juteux avec grand plaisir, qu’elle en conçut de la jalousie et qu’elle se dit : « Puisque c’est ainsi, je vais manger un fruit empoisonné. » C’est ce qu’elle fit et l’oiseau en mourut.

Le silence s’abattit dans la pièce. Quelques rires gênés s’élevèrent quand Simthala Honginda eut terminé, mais ils furent vite étouffés.

— Alors, vous avez aimé mon histoire ? s’écria-t-il. Vous en voulez une autre ? Attendez un peu, je vais d’abord reprendre une coupe de vin.

— Tu dois être fatigué, mon amour, dit Catiriil. Nous pourrions…

— Non, répliqua Simthala Honginda en remplissant sa coupe et en la vidant dans le même mouvement. Je vais vous raconter une autre histoire. La fable du serpent dont la tête et la queue se chamaillaient pour savoir laquelle devait se trouver devant. « C’est toujours toi qui es devant, dit la queue, ce n’est pas juste. Laisse-moi passer devant une fois de temps en temps. » Et la tête lui répondit : « Comment pourrais-je changer de place avec toi ? Les dieux ont décidé que j’étais la tête. » La dispute se poursuivit jusqu’à ce que la queue, dans un accès de colère, s’enroule autour d’un arbre, empêchant ainsi le serpent d’avancer. La tête finit par céder et laissa la queue passer devant. Sur quoi le serpent tomba dans une fosse en feu et périt. La morale de cette histoire est qu’il existe un ordre naturel des choses et que lorsque cet ordre est dérangé, cela ne peut que mener à la destruction.

Le silence s’appesantit un peu plus.

— Je pense, mon fils, que tu devrais maintenant laisser ta coupe de vin sur la table, dit Staip en se levant à moitié. Qu’en dis-tu ?

— J’en dis que je suis loin d’avoir bu tout mon soûl, père. Mais j’imagine que tu n’as pas aimé mes histoires. Je croyais qu’elles te plairaient mais je me suis trompé. Tant pis, je n’en raconterai plus. Je vais donc parler sans détour. Simplement et directement. Veux-tu que je te parle de mon voyage dans le nord ? Veux-tu connaître le résultat de notre ambassade dans le royaume de Salaman ?

— Tu fais de la peine à ta mère, tu sais, dit Catiriil d’une voix douce. Arrête, je t’en prie. Regarde comme elle est devenue pâle. Nous devrions peut-être sortir pour respirer un peu d’air fiais. La pluie s’est arrêtée et…

— Non ! dit Simthala Honginda avec véhémence. Non, elle doit entendre, elle aussi, ce que j’ai à dire ! Elle est encore la femme-offrande, que je sache ! Elle occupe encore une des plus hautes fonctions de la tribu ! Il faut donc qu’elle m’écoute.

Il prit d’une main tremblante une autre coupe de vin.

— Ce que j’ai à vous dire, s’écria-t-il, c’est que nous serons bientôt en guerre ! Avec les hjjk ! Salaman et Thu-kimnibol l’ont décidé entre eux. La plus légère provocation, le moindre prétexte leur suffiront pour nous plonger dans l’horreur sans nom de la guerre, que nous le voulions ou non ! Je le sais, parce que j’ai entendu des bruits, que j’ai surpris des conversations et que j’ai mené une petite enquête. Nous serons bientôt en guerre ! Thu-kimnibol et Salaman ne l’entendent pas autrement ! Et nous les suivrons tous aveuglément jusqu’au bord du précipice ! Ils sont fous, ces deux-là, poursuivit-il d’un ton plus mesuré après avoir lampé son vin. Et leur folie contaminera le monde entier. À moins que ce ne soit la folie du monde qui les ait contaminés… Eh oui, peut-être nous sommes-nous déjà engagés si loin dans la mauvaise voie que cette issue est inéluctable, que Thu-kimnibol et Salaman sont les seuls chefs que mérite notre époque.

Boldirinthe fixait sur lui un regard horrifié. Elle sentait les battements furieux de son cœur secouer les profondeurs de son énorme carcasse.

Catiriil se leva et prit la coupe des mains de son compagnon. Elle lui parla à l’oreille en s’efforçant de le calmer. Il réagit vivement pour commencer, puis elle sembla trouver les mots capables de l’atteindre. Il hocha la tête, il haussa les épaules, il se mit à lui parler plus doucement et, au bout d’un moment, elle passa un bras sous le sien et le conduisit tranquillement hors de la pièce.

— Pourrait-il avoir dit la vérité ? demanda posément Boldirinthe à Staip. Crois-tu que la guerre pourrait éclater ?

— Je ne suis pas le confident des projets de Thu-kimnibol, répondit le vieux guerrier, le visage impassible. Je n’en sais pas plus que toi.

— Il faut éviter la guerre à tout prix, poursuivit Boldirinthe. Qui parlera en faveur de la paix au Praesidium ? Husathirn Mueri, c’est certain. Puit Kjai aussi, et peut-être Hresh. Moi aussi, si on me donne la possibilité de le faire. Et toi ? Défendras-tu la paix ?

— Si Thu-kimnibol veut la guerre, nous aurons la guerre, dit Staip d’une voix d’outre-tombe. Et après ? Te demandera-t-on d’aller à la bataille ? Me le demandera-t-on ? Non, non, ce n’est pas notre affaire. Les dieux décident de tout. Ce n’est pas notre affaire, Boldirinthe. Si la guerre doit éclater, je suis d’avis de ne rien faire pour m’y opposer.


— La guerre ? dit Husathirn Mueri en regardant sa sœur avec stupeur. Un arrangement secret avec Salaman ? Un prétexte forgé de toutes pièces ?

— C’est ce que Simthala Honginda nous a affirmé, dit Catiriil. C’est ce qu’il a déclaré devant Staip, devant Boldirinthe, devant la famille au grand complet. Cela lui avait travaillé l’esprit toute la journée et il a fini par s’en libérer. Il faut dire qu’il avait beaucoup bu.

— Et si j’allais le voir, crois-tu qu’il me répéterait ce qu’il vous a dit ?

— Vous n’avez jamais été très liés, tu sais.

— Je reconnais bien là ta délicatesse ! dit Husathirn Mueri en riant. Ce que tu veux dire, mais tu n’oses pas le faire, c’est qu’il a de l’aversion pour moi. N’est-ce pas, Catiriil ?

— Je sais bien que vous n’avez jamais éprouvé de sympathie l’un pour l’autre, dit-elle avec un haussement d’épaules presque imperceptible. Mais il n’avait pas le droit de nous révéler ce qu’il avait appris. Cela frise la trahison de révéler des secrets d’État de cette importance et il ne voudra peut-être pas te mettre dans la confidence.

— Pas le droit de révéler que l’on va nous amener par la ruse à livrer une guerre dévastatrice dans le seul but de satisfaire les ardeurs belliqueuses de Thu-kimnibol ? Tu appelles cela une trahison, Catiriil ? Si quelqu’un a commis une trahison, c’est Thu-kimnibol !

— Oui. C’est aussi mon avis et c’est pourquoi je suis venue te raconter tout cela.

— Mais tu doutes que je puisse obtenir tous les détails de Simthala Honginda ?

— Oui, mon frère, j’en doute fort.

— Très bien. Il est déjà précieux pour moi de savoir ce que Thu-kimnibol et Salaman ont combiné. Je me charge du reste.

— Et que les dieux soient avec nous, quoi qu’il advienne, dit Catiriil.

— Les dieux ! murmura Husathirn Mueri avec un petit rire dès que sa sœur fut sortie. Oui. Que les dieux soient avec nous !

Pour moi, ils ne représentent rien, ce ne sont que des noms. Telles avaient été les paroles de Nialli Apuilana, le jour où elle avait fait sa stupéfiante déclaration devant le Praesidium. Une de nos propres inventions, destinée à nous réconforter dans les moments difficiles. Husathirn Mueri n’avait pas oublié les paroles qu’elle avait prononcées ce jour-là.

Rien que des noms. C’était exactement son opinion. À dire vrai, il savait que son cas était encore pire que celui de Nialli Apuilana, car il ne croyait à rien. Il considérait la vie comme dépourvue de sens. Elle n’était à ses yeux qu’une plaisanterie cruelle, une suite d’événements fortuits et il pensait qu’il n’y avait aucune autre raison à notre présence sur terre que le fait que nous nous y trouvions par hasard. Nialli Apuilana avait au moins gobé le mythe hjjk selon lequel un plan cosmique gouvernait l’univers et tout s’inscrivait dans un ensemble préordonné. Jamais il n’avait découvert le moindre indice de la réalité de cette théorie. Il n’avait donc pas de principes et en était parfaitement conscient ; il était capable de choisir à tout instant la position qui lui semblait la plus utile et de se prononcer tantôt pour la guerre, tantôt contre elle, au gré des circonstances. La seule chose qui importait étant d’atteindre le pouvoir et la fortune de son vivant, puisqu’on n’avait qu’une vie et que, de toute façon, la vie n’était qu’une farce. Husathirn Mueri avait essayé un jour d’exposer tout cela à Nialli Apuilana en espérant lui apporter la preuve qu’ils avaient un certain nombre de convictions en commun. Mais elle l’avait regardé d’un air consterné et horrifié et lui avait déclaré d’un ton glacial : « Vous ne me comprenez pas du tout, Husathirn Mueri. Vous n’avez absolument rien compris. »

Soit ! Peut-être n’avait-il absolument rien compris.

Mais il comprenait fort bien les conséquences du récit stupéfiant que lui avait fait Catiriil. Devait-il s’étonner de ne pas en être véritablement surpris ? Il allait de soi que Thu-kimnibol avait entrepris ce voyage vers le nord pour fomenter une guerre contre les hjjk. Il allait de soi que le belliqueux Salaman se délecterait à comploter avec lui pour préparer la guerre. Et il ne faisait guère de doute que Taniane consacrerait ce qu’il lui restait d’énergie et toute son influence encore considérable à obtenir l’approbation du Praesidium.

Mais il existait peut-être encore un moyen de les tenir en échec. Peut-être. Ou, tout au moins, s’il était impossible d’éviter la guerre, de mettre en évidence le rôle perfide joué par Thu-kimnibol dans sa préparation. Si la cité entrait en guerre avec le peuple des insectes, elle ne pouvait qu’en souffrir. Les pertes seraient énormes, les lésions faites au tissu social pouvaient être irréparables. En fin de compte, ceux qui avaient fomenté la guerre seraient les grands perdants et ceux qui avaient essayé en vain de l’empêcher monteraient au faîte des honneurs.

Husathirn Mueri eut un sourire satisfait.

Je vais voir ce que je peux faire, se dit-il.

Et que les dieux soient avec moi !


Ils avaient marché pendant plusieurs semaines, toujours vers le nord. Derrière eux la planète s’abandonnait aux joies du retour du printemps, mais dans les terres désolées qui s’étendaient au-delà de Vengiboneeza, l’hiver rigoureux ne semblait pas avoir relâché son étreinte. Pour Zechtior Lukin, cela n’avait aucune importance. Il acceptait pareillement le froid mordant de l’hiver et la chaleur étouffante de l’été. S’il remarquait les changements de saisons, c’était uniquement parce que la nuit était plus longue pendant une partie de l’année que pendant l’autre.

Ils se trouvaient maintenant dans un pays uniformément gris. Le sol était gris, le ciel était gris et le vent lui-même, chargé de sable sombre, était gris quand il soufflait de l’orient en rafales furieuses. La seule touche de couleur était apportée par la végétation qui semblait se détacher sur le fond de la grisaille environnante avec une étonnante vigueur de coloris. Les touffes clairsemées d’herbe rêche aux feuilles dentées étaient d’un carmin agressif ; les gros champignons au pied raide et au chapeau renflé étaient d’un jaune acide et projetaient avec violence des nuages de spores d’un vert vif quand on les écrasait ; les arbres au fût effilé avaient des feuilles aciculaires d’un bleu luisant d’où coulait sans discontinuer une sève rosâtre et visqueuse qui brûlait comme un acide.

À l’horizon apparaissaient des chaînes de collines crayeuses semblables à des rangées de dents aplaties. Toute la plaine qui s’étendait devant elles était désespérément plate et aride : pas de lacs, pas de cours d’eau, à peine, de loin en loin, une source saumâtre affleurant dans une crevasse encroûtée de sel.

— Et maintenant ? demanda Lisspar Moen, quelle direction ?

C’est elle qui avait la charge d’annoncer quotidiennement aux autres la direction qu’ils allaient suivre et de leur transmettre les ordres de Zechtior Lukin.

Il montra les collines d’un signe de la tête, indiquant une direction nord-nord-est.

— Le territoire hjjk ? demanda-t-elle.

— Notre territoire, dit Zechtior Lukin.

Derrière eux, en file indienne, marchaient les Consentants de Yissou, au nombre de trois cent quarante.

Sur les trois cent soixante-seize fidèles que comptait le mouvement de Zechtior Lukin, une douzaine étaient trop âgés ou trop faibles pour courir le risque d’aller commencer une nouvelle vie dans les terres inexplorées du nord et une poignée d’autres, quand le départ était devenu imminent, avaient tout bonnement abjuré et refusé de quitter Yissou. Zechtior Lukin qui s’attendait à ce genre de réaction n’avait rien fait pour les contraindre à le suivre.

Il n’y avait pas de place pour la coercition dans sa philosophie. Il reconnaissait la prééminence des dieux en toutes choses. Si les dieux avaient arrêté qu’un certain nombre de ses fidèles choisiraient de ne pas le suivre, il était disposé à l’accepter. N’attendant rien d’autre du monde que ce que le monde lui offrait chaque jour, Zechtior Lukin n’avait jamais connu la moindre déception.

Depuis leur départ, ils avaient également eu quelques pertes à déplorer, ce qu’il avait accepté avec sérénité. Il n’y avait pas à aller contre la volonté des dieux.

Une bande errante de hjjk avait capturé cinq des marcheurs aux environs de Vengiboneeza. Sachant que l’ancienne capitale des yeux de saphir était maintenant occupée par le peuple des insectes, Zechtior Lukin avait tracé un itinéraire qui contournait la cité par l’est. Mais le détour ne devait pas être suffisant. Un soir, au crépuscule, dans un défilé enfumé d’un brouillard épais, les hjjk avaient lancé une attaque. Il y avait eu des hurlements, une mêlée confuse et l’échauffourée s’était terminée aussi brusquement qu’elle avait commencé. Quelques havresacs étaient abandonnés sur le sol et une charrette à bras était renversée. Il n’y avait aucun espoir de poursuivre les assaillants : les versants de la montagne étaient plongés dans l’obscurité et impraticables. Ce fut un soulagement pour Zechtior Lukin de constater que les hjjk n’avaient pas fait plus de prisonniers.

Dans ces terres sauvages, quelques autres payèrent leur tribut à la nature. Des branches éparpillées sur le sol dissimulaient une fosse au fond de laquelle attendaient des griffes écarlates et des crocs jaunes. Quelques jours plus tard, un énorme animal trapu, au corps recouvert d’épaisses écailles brunes, dures comme la pierre, fondit furieusement sur les marcheurs et, balançant comme une massue sa petite tête aux yeux ternes, tua tous ceux qu’il put atteindre. Puis ils virent arriver en sautillant un animal grotesque aux yeux dorés brillants de gaieté et aux membres antérieurs ridiculement courts, mais dont la queue était munie d’un dard enduit de venin. Un autre jour, à midi, une nuée d’insectes ailés, scintillant comme des pierreries, pulvérisa à son passage un liquide laiteux. Ceux qui eurent le malheur de le respirer tombèrent malades et quelques-uns en périrent.

— Ce genre de chose était à prévoir, déclarait Zechtior Lukin.

— Nous nous soumettons à la volonté des dieux, répondaient ses fidèles.

Les survivants poursuivaient leur marche sans se laisser abattre. Zechtior Lukin attendait que les Cinq Déités lui indiquent qu’ils étaient arrivés à l’endroit où ils devaient bâtir leur cité.

Au-delà des collines crayeuses le paysage cessa d’être d’un gris uniforme. Le sol était d’un brun pâle strié de traînées rouges, peut-être un signe de fertilité, et une rivière divisée en trois bras coulait d’est en ouest. La végétation qui poussait le long des rives avait un feuillage d’un vert brillant et quelques arbustes portaient des fruits pourpres et pulpeux, à la peau plissée, qui se révélèrent comestibles.

— C’est là que nous allons nous installer, déclara Zechtior Lukin. Je sens la présence des Cinq.

Il choisit une éminence située entre les deux bras méridionaux de la rivière, assez haute pour être protégée de la crue des eaux et ils montèrent les tentes dans lesquelles ils allaient vivre en attendant que les premiers bâtiments soient construits. Trois femmes dotées d’une seconde vue exceptionnellement puissante s’éloignèrent du camp pour communiquer son emplacement à Yissou, conformément à ce que Zechtior Lukin avait promis à Salaman. Le roi lui avait montré une méthode associant couplage et seconde vue qui permettait d’établir le contact à une grande distance. Zechtior Lukin était resté sceptique, mais, pour lui, une promesse était sacrée et il avait envoyé les femmes transmettre le message.

— Je donne à cet endroit le nom de Salpa Kala, annonça-t-il.

Cela signifiait le Lieu des Déités.

Au matin du quatrième jour après l’arrivée des Consentants à Salpa Kala, trois hjjk survinrent à l’improviste. Ils semblaient être sortis de la terre et ils se dirigèrent sans hésiter vers Zechtior Lukin qui supervisait l’installation d’une tente. Avant même de se retourner, il perçut leur présence dans son dos ; il sentit un contact dur et froid sur son esprit, les émanations sèches, arides et distantes de leur âme austère.

— Cet endroit vous est interdit, déclara calmement l’un d’eux – il n’aurait su dire lequel, car le hjjk s’exprimait avec l’âpre bourdonnement du langage mental de sa race. Vous repartirez dès ce soir et vous regagnerez le territoire des vôtres.

— Cet endroit s’appelle Salpa Kala, répliqua tout aussi posément Zechtior Lukin, et les Cinq Déités nous l’ont donné pour nous y établir.

Il projeta à l’aide de sa seconde vue la vision qu’il avait eue un jour de l’immense Reine du peuple des insectes planant dans le ciel de Yissou, comme pour leur révéler qu’il était conscient de Sa puissance et qu’il l’acceptait comme il acceptait toutes choses.

Mais il cherchait aussi à leur faire savoir que les dieux, ceux-là mêmes qui gouvernent le destin du peuple hjjk, lui avaient ordonné de s’arrêter en ce lieu et d’y établir une colonie.

Mais si ce qu’il projeta vers les hjjk les atteignit ou fit impression sur eux, ils n’en laissèrent rien paraître.

— Vous repartirez dès ce soir, répéta le hjjk dans un bourdonnement rauque.

— Nous ne refuserons pas le cadeau des dieux, dit Zechtior Lukin.

Les hjjk gardèrent le silence. Zechtior Lukin les considéra tranquillement, étudiant leur long corps luisant, leurs yeux aux nombreuses facettes, leurs tubes respiratoires aux segments annelés d’un orange vif, leur bec pointu et leurs six membres frêles, couverts de poils durs. Le plus petit des trois avait une tête de plus que lui, mais il ne devait pas peser plus lourd qu’un enfant, tellement il semblait sec et décharné. Dans l’air limpide du matin, leur carapace jaune et noir réfléchissait le soleil avec un éclat désagréable. Mais il n’avait absolument pas peur d’eux.

Au bout d’un long moment, il haussa les épaules et leur tourna le dos, puis il acheva de surveiller l’installation de la tente.

— Qu’allons-nous faire ? demanda Gheppilin, le bourrelier, quand les hjjk se furent éloignés de leur démarche raide.

— Il n’est pas question de céder, répondit Zechtior Lukin. Nous sommes ici par la volonté des dieux et nous y resterons.

Il donna l’ordre aux Consentants de sortir leurs armes : épées, lances, couteaux et gourdins. À la tombée de la nuit, ils formèrent un cercle autour de leurs bagages et attendirent le retour des hjjk.

Les trois insectes qui étaient venus le matin – c’est du moins ce que supposa Zechtior Lukin – émergèrent brusquement des ténèbres.

— Vous êtes encore là, dit un des hjjk de sa voix bourdonnante.

— Ce lieu nous a été donné.

— Ce n’est pas un lieu pour le peuple de chair. Si vous ne partez pas, vous allez mourir.

— Les dieux nous ont conduits ici, dit Zechtior Lukin. Que leur volonté soit faite.

Un cri aigu s’éleva à l’autre bout du camp. Zechtior Lukin se tourna vivement dans la direction d’où il venait et un seul coup d’œil lui suffit. Une horde de silhouettes anguleuses venait de sortir des fourrés qui bordaient la rivière : des centaines, peut-être des milliers de hjjk. Comme si chaque caillou de la rive s’était subitement transformé en un hjjk. Et déjà un vent de panique soufflait dans les rangs de ses Consentants.

— Battez-vous ! rugit Zechtior Lukin en brandissant sa lance. Battez-vous ! La lâcheté est sacrilège !

Il enfonça son arme dans l’énorme œil brillant du premier des hjjk, l’arracha aussitôt et se servit du tranchant du fer pour couper le tube respiratoire du deuxième.

— Battez-vous !

— Nous allons tous nous faire tuer ! hurla Lisspar Moen.

— Nous devons une mort aux dieux et ils l’auront ce soir, dit Zechtior Lukin en transperçant le troisième hjjk au moment où l’énorme bec claquait au-dessus de sa tête. Mais nous combattrons quand même. Nous combattrons jusqu’au bout !

Les insectes avaient envahi le camp. Leurs armes lançaient des éclairs. Leurs cris rauques et perçants couvraient ceux des Consentants.

Lisspar Moen a raison, se dit Zechtior Lukin. Nous allons tous mourir.

Il semblait donc s’être mépris sur la volonté des dieux. À l’évidence, ce n’est pas lui qu’ils avaient choisi pour être celui qui bâtirait le monde nouveau. Cela semblait tout à fait clair. Très bien. Telle était la volonté des dieux, comme la chute des étoiles de mort sur la Grande Planète l’avait été sept cent mille ans auparavant. Il se demanda fugitivement s’il convenait de résister. Si les dieux avaient décrété qu’il devait mourir ce soir avec tous ses fidèles, comme c’était sûrement le cas, ne ferait-il pas mieux de déposer les armes et d’attendre stoïquement sa fin en croisant les bras, comme l’avaient fait les yeux de saphir quand le Long Hiver était venu anéantir leur civilisation ?

Peut-être cela valait-il mieux. Il regarda autour de lui et vit qu’une partie des siens essayait de se cacher ou de prendre la fuite, mais que d’autres demeuraient immobiles, offrant leur poitrine aux lances des hjjk avec la résignation d’un véritable Consentant.

Oui, oui, se dit-il, c’est ce qu’il faut faire.

Mais il se rendit compte qu’il était personnellement incapable d’en faire autant. Au dernier moment, au moment où la mort allait le frapper, il se sentait obligé de résister, aussi vaine cette résistance fût-elle. Une attitude en totale contradiction avec tout ce qu’il avait pensé et professé toute sa vie durant.

Il était donc en fin de compte incapable de se laisser obligeamment massacrer. À son heure dernière, Zechtior Lukin découvrait un aspect de son âme qu’il ne se serait jamais attendu à trouver.

Faux Consentant ! Hypocrite !

Il était au moins capable de le reconnaître. Il réfléchit encore quelques instants, puis chassa ces pensées de son esprit. Il était somme toute tel que les dieux l’avaient créé, en bien ou en mal.

Une multitude de hjjk l’entouraient. Leurs yeux brillants scintillaient comme autant de lunes sombres. Avec un rugissement de fureur, il se mit en position de combat et attendit d’un pied ferme les insectes qui convergeaient vers lui.

Il frappa et frappa encore, en jetant toutes ses forces dans la bataille, jusqu’à ce qu’il ne soit plus capable de frapper.

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