C’est le genre de personne sur le retour qui s’habille chez Cartier pour essayer de cacher les méfaits de l’âge. Elle a trois tours de perlouzes sur le goitre, un clip qui représente un concours de pêche au saumon, tout en diamants de la bonne année ; deux suspensions avec éclairage indirect aux étiquettes ; des bracelets importés directement du Creusot et une dizaine de bagues qui ne sont pas en ciment armé véritable et qui la font scintiller comme l’autoroute de l’Ouest, au soir d’un lundi de Pâques.
Son dentier est en or, ses boutons de jarretelles idem, de même que la fermeture Éclair de sa gaine.
Bref, elle doit s’habiller dans une chambre forte de la Banque de France, et ne se déplacer qu’en camionnette blindée.
Elle a un visage large et plat dont les fards se fendillent comme une terre trop cuite.
Ses cheveux initialement blancs sont dorés comme un soleil couchant dans un tableau de Van Gogh.
Alors, je me lève, respectueux comme on l’est plus ou moins devant cinquante kilos d’or pur.
— Vous êtes bien monsieur le commissaire San-Antonio ? me demande cette vitrine ambulante de la rue de la Paix.
— Oui, jusqu’à nouvel ordre, lui réponds-je fort aimablement, car je suis un individu sociable auquel ne messied pas la plaisanterie à condition qu’elle soit spirituelle.
Je me trouve installé à la terrasse du Paris aux Champs-Élysées ; ou plutôt je m’y trouvais, car je vous parie un quart de Brie contre la plaine de Beauce que ma belle tranquillité vient de se volatiliser.
Et Dieu sait pourtant à quel point j’étais peinard. Ça faisait une heure au moins que, savourant mes vacances, je regardais défiler l’humanité souffrante sur la plus bath avenue du monde.
Si votre foi en l’homme est inaltérable, allez donc vous asseoir à la terrasse d’un bistrot et vous verrez… Moi, ça me prend par crises. J’ai besoin de me gaver du spectacle affligeant des ignobles… Je les regarde déambuler, doctes, graves, contents d’eux, de leurs jupes ou de leurs cravates neuves… Blasés de leur beauté, ivres de leur esprit… Se regardant, se faisant voir ; s’étudiant, s’observant, se proposant, se marchandant avec de l’apothéose dans le calcif et une lumière de vitrail sur la frime. Vaillants comme des croisés (et même comme des Mau-Mau croisés, car c’est plein de bougnouls sur ces Champs-Élysées) ; espèces de conquérants de trottoir, subjugués par leur personne ; ennoblis par leurs pédantisme ! Ah ! les nombrils ! Que dis-je : les trous ! Car ce sont des cavités en marche ! Des lambeaux de rien ! Les pets du néant ! À leur approche, je me sens organique, merveilleusement précaire et putrescible. Ça me réconforte de me sentir à leur image ! Ça me console de disparaître un jour ! Je me regrette moins en mesurant combien je suis peu de chose ! De grand cœur, je lègue mon azote, mon glucose, mon calcium à mon H2O à l’univers superbe et triomphant, en espérant qu’il les transformera en fleurs… Ne serait-ce qu’en roses pompons, en pâquerettes ou en pois de senteur !
À propos de pois de senteur, faut vous dire que la dame qui vient de m’aborder n’est pas seulement en technicolor et en relief, mais qu’elle est aussi olfactive. Elle se parfume au Sproutzbigns Juxtaposé et quand elle passe on a l’impression de traverser le parc de Bagatelle au printemps.
À mes côtés, la foule oisive louche sur nous. Je me dis qu’une fois assise, la dame serait moins en vue et constituerait un spectacle plus modeste. Je lui propose donc un siège sur lequel elle se dépose avec précaution, because sa gaine qui doit lui descendre cinquante centimètres au-dessous de la ligne de flottaison.
— Vous ne me reconnaissez pas ? demanda-t-elle d’une petite voix peureuse.
Je me fends d’un regard enveloppant, avec lentille circulaire à puissance focale surmultipliée.
J’ai beau me gratter la mémoire, je n’arrive pas à situer cette bouille de méduse écrasée.
Cependant, je sens qu’en effet je l’ai connue à un moment de ma vie. Était-ce dans une gardienne party ou dans un cauchemar ? Pour en avoir le cœur net, je me décide à lui poser la question.
Elle secoue ses bajoues croulantes ; avec grâce, je dois en convenir.
— Souvenez-vous… C’était à la soirée donnée par votre cousin Hector lorsqu’on l’a décoré…
Je commence à brûler…
Je revois la soirée. Je revois aussi ce cornichon d’Hector faire le beau avec sa médaille sur le placard. La médaille de bronze de l’Éducation Physique ! Parfaitement ! À Hector qui n’a jamais eu les deltoïdes plus développés que ceux d’une libellule et qui va emprunter la brouette de son voisin lorsqu’il a un pot de géranium à déplacer !
Notez qu’il a obtenu cette distinction pour services rendus au ministre. C’est lui qui s’est occupé du changement de carte grise de sa bagnole ! Ou un truc dans ce goût-là… Et ma crêpe d’Hector avait organisé une bamboula à tout casser pour fêter ça. Il y avait des croissants, du vin blanc à volonté (cachet vert s’il vous plaît. Onze degrés par rapport à la latitude de Bordeaux !). Bref, l’orgie des grands soirs. Nous y étions conviés, Félicie et moi, en qualité d’uniques parents du médaillé. En outre, y assistaient : son chef de bureau, un délégué du concierge du ministère de l’Intérieur, la chaisière de sa paroisse et un bossu représentant son voisin du dessus.
Je refais l’inventaire de mes souvenirs se rapportant à cette soirée et j’ai beau chercher, je n’y trouve pas la dame en or.
— Ma foi, madame, je m’excuse, mais…
— Oh ! je n’avais fait qu’une brève apparition, reprend la dame avec sa petite voix fluette.
Du coup j’y suis.
— Ça y est ! Vous étiez la présidente des œuvres dont s’occupe Hector… Votre chauffeur vous accompagnait, portant une gerbe de roses grandes comme ça… Vous avez félicité Hector, subi mon baise-main, et vous êtes repartie…
— Oui.
Je remarque alors que cette digne personne semble anxieuse, déprimée, et sur le bord extrême de la tension nerveuse.
Sur ces entrefaites, le loufiat s’amène et demande à la dame d’annoncer la couleur.
— Rien ! fait-elle.
De toute évidence, elle n’a pas l’habitude de s’afficher à une terrasse. Elle a son salon de thé pour la ribouldingue avec ces dames de la haute.
— Je me permets d’insister, fais-je. Il m’apparaît que vous êtes en proie à une forte contrariété, madame…
— Bisemont !
— C’est cela, Bisemont. Si vous voulez suivre le conseil éclairé d’un homme qui a une expérience très étendue en ce qui concerne les boissons fermentées, vous devriez absorber un alcool…
Vous parlez d’un vocable ! À force de châtier mon langage, il va finir par éclater en sanglots.
— Alors, je prendrai une petite Chartreuse, fait la dame en se trémoussant.
Pour être sincère avec vous, je dois dire que je pige mal pourquoi la dame Bisemont, si digne, si honorable de bas en haut et de gauche à droite, s’est précipitée sur moi, en m’apercevant, comme une gousse d’ail dans un gigot ! C’est un de ces mystères épais comme l’humour d’un inspecteur de police, qui ne sont jamais longs à éclaircir, mais qui, sur le moment, vous perturbent l’encéphale.
Elle boit la Chartreuse qu’on lui sert. Je ne dis pas que cela lui donne des couleurs, car avec son maquillage de scène, un congrès du Parti communiste semblerait pâle à côté d’elle. Elle a dû apprendre à se peinturlurer le portrait chez Faucon-Sbarre, le sous-chef de la tribu des Pieds-Agiles (Ramadier, docteur honoris causa).
— Lorsque je vous ai reconnu, soupire-t-elle, j’ai eu un brusque espoir. Je crois bien que si je ne vous avais pas abordé, je serais déjà dans la Seine !
Ni pluss, ni moinss !
Elle continue de chanstiquer les réactions de mon turbo-mayonnaise ! Je peux l’imaginer dans bien des situations, la dame Bisemont, mais difficilement en noyée. Peut-être parce que les noyés de mes relations portaient des pavés au cou, plutôt que de la bimbeloterie de chez Cartier ?
Je sens que d’ici tout de suite, et peut-être avant, elle va donner naissance à une bonne grosse explication dont je serai le parrain.
Et, en effet, mon flair de sectaire irlandais ne m’a pas trompé. Elle ouvre les vannes aux confidences :
— Monsieur le commissaire, il m’arrive une chose affreuse.
In petto, comme disent les Latins de naissance, je me dis qu’il y a déjà deux ou trois lustres (en fer forgé) que la chose affreuse lui est arrivée. Très exactement depuis qu’il lui est venu des rides, des fanons, des râteliers, des chutes de roploplos et de la cellulite.
— Ma vie est finie ! ajoute-t-elle.
Enfin, elle se rend à l’évidence. Ces damoches ont la vie tellement duraille que, d’ordinaire, on est obligé de les finir à coups de fusil, comme le gars qui rebondissait sur la toile tendue par les pompiers après s’être balancé d’un sixième en flammes. Je la convie à accoucher.
— Monsieur le commissaire, chuchote-t-elle, quelque chose me dit que je peux avoir confiance en vous.
Comme quoi, les gars, il y a toujours des voix intérieures qui se mêlent de ce qui ne les regarde pas !
Elle baisse ses longs cils comme les dents d’un râteau à foin. Lorsqu’elle bat des paupières, on croit toujours qu’Amalia Rodriguez va en pousser une, because le bruit de castagnettes de ses ramasse-miettes.
— Vous pouvez, réponds-je noblement en vidant mon gin-tonic.
— J’ai un amant !
Si elle pensait m’épater, elle peut se vanter d’avoir mis dans la cible ! Un amant ! Cette tarderie ! Ah ! y a des chômeurs qui n’osent plus attaquer les noctambules, décidément ! Faut avoir des vaches ressources dans le sous-sol pour pouvoir se farcir ce monticule ! C’est pas croyable ! Le gars doit faire des cauchemars, la nuit, quand il repense à ses étreintes !
Ce sont des blagues qui vous mènent directo à La Trappe, comme le mec qui a largué la poudre à éternuer sur Hiroshima !
Je me paie un examen express, en considérant la mère Bisemont d’un œil concupiscent. Pour manœuvrer ce tas de molécules avariées, il faut réunir un concours de circonstances et savoir s’en servir. En tout cas avoir une force d’imagination qui mettrait K.-O. l’inventeur du spoutnik à pédale ! Ou alors c’est un robot, le jules de madame ! Et un robot sur lequel on n’a pas chiadé le sens tactile !
Par pure curiosité, je demande :
— Quel âge, cet amant ?
À nouveau, elle me joue quelques mesures de Sombreros et mantilles avec ses cils.
— Vingt-deux ans, avoue-t elle.
Je dédie un grand coup de bada au jeune homme ! Vingt-deux ans, toutes ses chailles ; la peau palmolivée, la denture colgatée, les crins taillés à la Robert Hossein et faire reluire les grand-mères ! C’est quelque chose. Il a son avenir assuré, le castor !
Je réprime ma stupeur, que dis-je, mon anéantissement. Pourtant, il n’a pas échappé à ma voisine de table qui balbutie, repentante.
— C’est un petit étudiant… Je m’étais intéressée à son cas. Au début, je n’éprouvais pour lui qu’un sentiment purement maternel… Et puis, il y a eu une évolution de…
Tu parles ! J’imagine la scène ! Le petit étudiant et la vieille vicelarde pleine aux as. Il a été ébloui par le scintillement des joyaux, ce pauvre type ! C’est pas avec Mme Bisemont qu’il a fait l’amour, mais avec ses perlouzes, ses pépites et ses bouchons de carafe. Il a sauté la caverne d’Ali-Baba, comme ça, pour se frotter à du dix-huit carats, sans voir les soixante autres qui se trouvaient dessous.
Une évolution des sentiments ! Elle a lu ça dans Simone de Beauvoir !
Je n’ai pas besoin de me faire amener du marc de caoua pour comprendre. Elle a été démasquée et maintenant elle tremblote. Le scandale est là, tout prêt à éclater, comme une bombe. Et elle espère que je vais pouvoir désamorcer la pétoire avant l’explosion.
— Je rencontrais mon amant tous les après-midi dans notre maison de campagne de Malmaison… Il avait les clés, pendant la saison où nous ne l’habitions pas, mon époux et moi…
Elle passe sa main constellée de boulons sur ses yeux.
— C’est affreux, je crois que je vais défaillir…
— Allons, allons ! sermonné-je, soucieux de ne pas corser le ridicule.
Elle vide son godet de Chartreuse.
— Tantôt, je suis allée à Malmaison, comme tous les jours…
Oh ! la goulue ! Vous parlez d’une dévorante ! Tous les jours ! Elle l’élevait pas à la fainéantise, l’étudiant ! Il allait quand, à la fac, ce pauvre chou ? Pour ses examens, il devait se faire représenter par un courant d’air !
— Et alors, insisté-je…
— Lorsque je suis entrée dans la petite chambre sous les toits où nous connaissions l’ivresse… il était mort !
Je mate le valseur d’une demoiselle qui passe devant la terrasse et qui, lui, est incroyablement vivant !
— Mort ? répété-je.
— Mort, réitère-t-elle…
— Mort comment ?
— Il avait une affreuse plaie à la gorge… et une immense tache de sang sous sa tête. C’était abominable. Tant que je vivrai, j’aurai cette vision devant les yeux.
Cette fois, je me sens des frémissements partout.
— Qu’avez-vous fait ?
— Eh bien, je… je suis repartie… Naturellement, j’ai eu l’idée de prévenir la police, mais je me suis dit que tout serait alors découvert. Mon mari est président du Syndicat des importateurs de licences d’exportation ! Officier de la Légion d’honneur… Il dirige l’une des plus importantes maisons de commerce de Paris… Il a eu un aïeul sous les croisades…
— Moi aussi, dis-je, mais il n’était que deuxième classe.
Elle passe outre, comme disent les caravaniers.
— Je préfère la mort au déshonneur… Sans compter qu’on va m’accuser de l’avoir tué, qui sait ?
— C’est en effet fort possible…
Et en moi-même je me demande si, au fond, la vioque ne s’est pas payé la peau de son gigolpince dans une crise de passion contrariée.
— Que faut-il faire, monsieur le commissaire ?… Je suis une femme perdue !
Je réfléchis…
— Écoutez, madame Bisemont, il se trouve que par hasard je suis en vacances. Je dispose donc de quelques loisirs. Si vous le voulez, nous allons retourner là-bas…
Elle meugle :
— Retourner là-bas !
— C’est indispensable. Il faut que je voie dans quelles circonstances est mort ce garçon… Ensuite… Eh bien, ma foi, nous essaierons de trouver une solution…
Vous le voyez, je ne me mouille pas trop. Parce qu’ensuite, il est fort possible que j’envoie la mère Tas-de-Pèze dans la villa aux cent lourdes pour y tricoter des chandails aux pauvres étudiants sans rombières.
Elle avait parlé d’une maison de campagne ! C’est là que je pige à quel point le vocabulaire français, malgré sa multiplicité, peut faire l’élastique ! En fait de maison de campagne, c’est bel et bien une espèce de petit château. Y a même une tour grande comme Mary Marquet, un perron à double révolution, comme on les aime à Cuba, et un parc dans lequel on pourrait tourner un remake de Maria Chapdelaine…
La grille est restée entrouverte, signe de la panique qui anima la mère Bisemont lorsqu’elle découvrit son barbiquet out.
Nous remontons la grande allée en forme d’épingle à cheveux. Les oiseaux sont en train de tenir leur réunion de printemps dans les frondaisons, sous la présidence d’honneur d’un pigeon-ramier.
Mame Bisemont est obligée de s’y prendre à deux fois pour gravir les marches du perron, tellement son émotion est grande. Qu’est-ce que ça devait être quand le petit gars l’expédiait au septième ciel avec bagages accompagnés !
Là encore, la lourde est ouverte. Elle a dû faire fissa pour prendre le large, la vioque, souvenez-vous ! À tombeau ouvert, c’est le cas de le dire !
Le hall est merveilleux, blanc, avec des plantes rares, des dalles rouges, un escalier à rampe de fer forgé et, comme dit mon collègue Béru, une descente de lit dans l’escalier.
Y a même une armure damasquinée dans un coin, souvenir de l’époque où les guerriers étaient livrés sous emballage.
Nous montons dans les étages.
Parvenue au faîte de la maison, tout en haut de la tour, Mme Bisemont se prend les abats à deux mains et gémit de façon à la fois nasale et pathétique.
— Je n’ose pas, je n’ose pas, brame-t-elle, sur le point de piquer une crise de nerfs… Entrez seul !
Et de m’indiquer une porte.
J’ouvre. La pièce est mignonne : le genre cretonne à fleurettes avec des meubles anciens. Tout est en ordre. Il n’y a pas plus de cadavre dans le local que de provisions sur le compte bancaire d’un producteur de films à la seconde semaine de tournage.
Je retourne sur le palier où Mme Bisemont continue de jouer Andromaque.
— Vous avez dû vous tromper de chambre, l’avertis-je, il n’y a personne…
Elle ouvre des carreaux grands comme le hall d’exposition de chez Simca.
— Co… co… comment !
Elle se hasarde, fait trois pas, bigle la strass et son dentier manque se décrocher.
— C’est impossible, bée-t-elle.
— Pourtant, à moins que nos sens nous abusent…
— Mais il était là !
Elle pointe un index démentiel (comme dirait un écrivain porté sur l’hyperbole) sur la carpette.
Moi, je commence à trouver ce micmac tartignole.
Les histoires de cadavres qui s’escamotent pendant qu’on va chercher les poulets, ça se fait dans les bouquins policiers d’avant-guerre, et encore, à petites doses ! Je sonde la dame (ce qui est une façon de parler) et je me dis que je suis tombé sur une personne victime de son arrière-saison. Elle doit avoir des ennuis avec son grand zygomatique, et son système vaso-vasculaire aurait une connexion défectueuse que ça ne serait pas pour surprendre.
— Madame Bisemont, interviens-je, n’auriez-vous pas été victime de votre imagination ? Peut-être avez-vous eu une hallucination, je ne saurais trop vous conseiller de faire vérifier votre tension artérielle.
Elle secoue ses joues, ses bajoues, ses bijoux.
— Non, monsieur le commissaire, dit-elle avec force. Hervé était là ! Là… M’entendez-vous, avec son pauvre cou tranché, son cher sang répandu…
Des larmes creusent de profonds sillons dans son plâtre. Elle a le chagrin en relief, la pauvre femme.
Je retourne dans la chambre afin de mater sérieusement le dessous des choses. Elle parle de sang. Si un type a été égorgé ici, cela a dû laisser des traces, ce me semble, non ?
J’ai beau jouer les Sherlock, je ne découvre rien d’insolite. Pas une éclaboussure : rien !
— C’est à perdre la raison, bafouille la dame patronnesse.
D’après moi, c’est déjà acquis en ce qui la concerne. Mon siège est fait, comme disent les gynécologues.
Elle comprend mon doute ! Alors, elle se fait véhémente. Ses diams se mettent à rutiler, sa quincaillerie à tintinnabuler, ses seins à palpiter, son visage à s’empourprer…
— Je vous jure que je ne suis pas folle. Lorsque je suis arrivée ici, la porte était ouverte. D’en bas, j’ai crié : « Tu es là, Bisou ? »
Elle ne peut s’empêcher de minauder, superbe de confusion :
— Je l’appelais Bisou !
Comme le ridicule ne tue plus, je m’abstiens de l’étrangler…
— J’ai gravi l’escalier, poursuit-elle. La porte de la chambre était ouverte… Il était là… là…
Toujours la même antienne !
— J’ai fait deux pas dans la chambre, j’ai compris qu’il était mort… Je suis repartie… Voilà !
Comme je n’ai pas de secrets pour vous, je dois vous avouer que j’ai le sentiment ridicule de m’être fourvoyé dans un coup foireux. Me voilà aux prises avec la folie d’une dame respectable qui doit faire poirer sa valetaille avec ses sornettes.
Si mes collègues me voyaient, ils voudraient drôlement se payer ma hure !
Tout à coup, Mme Bisemont s’écrie en me prenant le bras :
— Monsieur le commissaire !
— Oui ?
— Ce n’est plus la même carpette !
— Que dites-vous !
— Comment ne l’ai-je pas vu au premier coup d’œil ! Dans cette chambre, il y en avait une bleue… Or, celle-ci est blanche. D’ordinaire, elle se trouve dans la chambre voisine…
Elle court à la piaule jouxtant celle-ci. Je la suis. Nous distinguons effectivement un grand rectangle de vide.
Alors, je reviens à la pièce initiale et j’enlève la carpette… Sur le plancher se découpe la trace froncée d’une carpette qui devait être légèrement plus petite que celle-là.
— Vous voyez ! exulte-t-elle. Vous voyez que je ne mens pas ! Quelqu’un est venu chercher le cadavre de mon Bisou… Ou l’a enveloppé dans la carpette sur laquelle il se trouvait pour l’emporter… Oh ! mon Dieu ! Tout cela est abominable…
M’est avis qu’elle n’a pas tort. Maintenant, je me dis qu’il y a du louche dans ce circus.
— Filons, décidé-je…
— Qu’allez-vous faire ?
— Une petite enquête s’impose…
— Une enquête ?
— Discrète, rassurez-vous…
Ce qui lui fait le plus de peine, à la bonne dame, ça n’est pas tellement le décès de son chérubin, mais l’idée que ce crime risque de perturber son standing.
Le standing, c’est le bien le plus précieux des hommes. Plus ils ont une belle vitrine, plus ils sont prêts à toutes les saloperies pour lui conserver sa pompeuse apparence. La façade ! Ah ! Les belles façades bien peintes, bien briquées… Du berceau en bois précieux, au caveau de famille en marbre noir ! Un nom ! Des fringues ! Des bagnoles ! Du subjonctif ! Façades ! Décorations ! Honneurs ! Clubs ! Couenneries ! Réceptions ! Façades ! Façades ! Essayer de rendre durable ce qui l’est le moins ! L’or ! Les bonnes manières ! Les beaux papiers ! Les belles pierres ! Pour servir d’écrin à cette mesquine charogne qu’est un individu ! Façade ! La hiérarchie ! Le droit d’aînesse ! Le culte de la soie ! Le denier du culte ! Trente deniers (et j’y perds) ! Façade ! Coiffures de chez Antonio ! Canard au sang de La Tour d’Argent ! Reines de beauté ! Bravo Cadoricin ! Grandes premières en habit ! Petites dernières ! Balzac zéro, zéro, zéro, un !
Ce que le monde serait beau sans les hommes !
Vous imaginez, cette mélodie ! Cette grande paix ! Ce miracle ! Ce vrai soleil ?
Les arbres qui pourraient pousser sans crainte de devenir meuble ! Les taureaux se reproduire sans crainte de devenir bœuf ! L’or gésir sans crainte de devenir alliances ! Les fleurs embaumer sans crainte de devenir tombeaux !
— Puisque ce cadavre a disparu, observe la dame, en relourdant les portes cette fois, je peux considérer que je suis hors de cause, n’est-ce pas ?
— C’est beaucoup dire. N’oublions pas que vous avez vu le mort chez vous !
La voilà qui reprend du poil de la bête ! Elle regrette de m’avoir abordé. Elle se dit qu’elle a été mal inspirée. Une bonne âme anonyme est venue la débarrasser du cadavre… Maintenant, M. Ponce Pilate se lave les pognes. Il ne lui reste plus qu’à dégauchir un nouvel étudiant, bien tendre, bien famélique… Un adolescent qu’elle pourra élever à la cuillère et à qui elle apprendra à dominer sa répulsion. Après tout, ça doit avoir son charme de faire l’amour dans un sarcophage. Au lieu d’avoir une petite môme, le gars aura une momie ! Et après ! Il n’y a que dans les collections rose tendre que les jeunes gens courtisent des jeunes filles vierges comme des tambours qui attendent sagement le mariage pour virer leur cuti !
Dans la vie, c’est pas pareil ! Où serait le charme ? Y aurait jamais d’histoire, alors ! Parce qu’enfin le bonheur, qu’est-ce que c’est ? Du blanc sur du blanc… C’est pour ça qu’on ne le voit jamais. Tandis que la réalité s’écrit avec de la boue ! Ce sont les fosses d’aisance qui servent d’encrier !
Un soleil miraculeux joue sur les pelouses (l’image est faible, mais je l’écris pour un de mes amis qui habite rue de la Convention).
J’arrête Mme Bisemont.
— Vous êtes arrivée ici en voiture, naturellement ?
— Non !
— Pourquoi ?
— Je ne sais pas conduire. Il m’est impossible de me faire amener ici par mon chauffeur, vous savez combien ces gens sont indiscrets.
— On devrait les fusiller ! admets-je.
« Alors, vous prenez le bus ?
— Oui… Quelquefois un taxi… Mais je n’aime pas me faire remarquer…
— Et votre amant, il venait comment ?
— Par le bus aussi…
— Il doit bien y avoir un jardinier chargé de l’entretien du parc ?
— Oui, mais il ne travaille ici que pendant ses week-ends…
Je regarde l’allée qui mène au perron… Puis les abords du portail. Je n’y découvre pas de traces de pneus. Et pourtant il a plu ces derniers jours, et le sol est détrempé. Comment diantre a-t-on coltiné le corps du jeune homme ?
Quelle bouteille à encre !
Mme Bisemont prend place à mes côtés dans mon véhicule à essence.
— Donnez-moi le nom et l’adresse de votre amant.
Elle balbutie :
— Est-ce bien indispensable ?
Elle s’est complètement reprise, la vieille morue ! La voilà rebranchée sur ses réceptions mondaines, son salon Louis XV, son pédicure chinois, son masseur et son œuvre de bienfaisance, avec grande kermesse annuelle sous la présidence de M. le chanoine Ipso-Facto…
— C’est indispensable, madame Bisemont.
— Il s’appelait Hervé Suquet… 41, rue de Verneuil…
— Et votre adresse à vous-même ?
— 97, rue de la Pompe…
— Comment se fait-il qu’après avoir découvert le cadavre vous soyez allée sur les Champs-Élysées au lieu de rentrer chez vous ?
— J’étais comme une âme en peine…
Je pilote rapidos. J’ai hâte maintenant de larguer la mémère afin de pouvoir étudier sa petite affaire d’un peu plus près.
— Je vous dépose chez vous ?
— Laissez-moi avenue Victor-Hugo…
« Qu’allez-vous faire, monsieur le commissaire ?
— Tirer cette affaire au clair.
— Vous me tiendrez au courant ?
— Comptez sur moi.
— Quelle attitude dois-je adopter ? gazouille-t-elle.
Je hausse les épaules.
— Attendez ! Jusqu’à plus ample informé, vous êtes la seule personne qui prétende que M. Suquet soit mort !
Je déballe mon tas d’or à l’endroit indiqué, et, sans hésiter un dixième de seconde, je mets le cap sur la rue de Verneuil.
Immeuble vieux et typiquement rive gauche !
La concierge s’appuie sur un balai et raconte à une dame du voisinage l’opération de son petit chat, histoire tragique en deux époques et une ablation définitive ! J’interromps la narration, toujours humiliante à entendre pour un homme envers qui la nature s’est montrée généreuse.
— M. Suquet, s’il vous plaît ?
— Au quatrième gauche…
— Il est chez lui ?
La maîtresse de balai me décoche un regard qui vous ferait passer le hoquet.
— Est-ce que je sais, avec un type comme ça… Des fois il reste couché toute la journée, d’autres fois il part avant que j’aie sorti mes poubelles !
Ne voulant pas perturber davantage la vie intérieure de Mme Ducordon, je me farcis quatre tranches d’escadrins en remerciant le ciel de m’avoir pourvu de deux jambes en parfait état, mais en déplorant, néanmoins, que Roux-Combaluzier n’ait pas pourvu l’immeuble d’une de ces cages d’acier qu’on envoie en l’air avec le doigt.
Parvenu au quatrième gauche, j’actionne le pied-de-biche. C’est un vrai pied-de-biche. La porte est couverte d’inscriptions à la craie, style « Ne dérangez pas le locataire, il en écrase », et autres facéties estudiantines du même tonneau. M’est avis que le petit Suquet devait mener la joyeuse vie. Il allait gagner son pain dans le pageot de Mme Bisemont, mais ensuite il devait le briffer en joyeuse compagnie.
Un petit coup de sésame et la porte s’ouvre.
Oh ! mes aïeux, cette casba ! C’est un grenier blanchi à la chaux, assez vaste, d’ailleurs, où règne un désordre indescriptible. Les ouatères sont sur le palier, l’eau potable itou…
Deux divans recouverts de couvertures flamboyantes, des guitares sans cordes aux murs, ainsi que des tas de c…ries. Des caisses à savon peintes de toutes les couleurs, vous mordez un peu le topo ? Le petit gigolo devait tout de même apprécier la belle baraque de Malmaison. Ça l’aidait sûrement à se forcer, ce pauvre chérubin ! Quand il gravissait le perron des Bisemont et qu’il traversait le hall somptueux, il éprouvait des picotements dans le satellite. La richesse des autres est un doping puissant ! Son grenier n’amusait que les copains. C’était une attraction. On ne vit pas à son aise sur la scène d’un music-hall. Il cachait l’indigence des lieux avec des blagues. Par exemple, au plafond, juste au-dessus du large divan, il y a une inscription : « Le patron n’épouse pas » !
Marrant ! Marrant, mais triste ! Triste comme sont tristes les sourires qui voilent une grande amertume.
Des bouquins de cours sont empilés par terre. Il y a de la vaisselle sur une table… Les tiroirs d’une vieille commode sont entrouverts… Je les explore et je constate que le trousseau du gars Hervé était plutôt maigrichon. Quelques limaces taillées dans de la toile à matelas, un blue-jean… À part ça, des hardes ! À part ça, la misère juvénile, la misère gouailleuse ! Des bouteilles vides, des boîtes de conserves… Des photos de pin-up découpées dans des magazines illustrés dans lesquels on montre ce que les femmes aiment le moins cacher…
Et puis, dans un cadre bon marché, acquis dans quelque Prisunic, la photographie d’une mignonne môme rieuse, aux fossettes adorables, aux yeux pétillant de malice, à la bouche humide… Sans doute l’égérie de Suquet ? Sa dame de cœur dans les bras de laquelle il oubliait la dame de trèfle !
Professionnel, je sors la photo du cadre et je la plie en deux pour pouvoir la glisser dans ma poche. Ensuite, je continue mon inspection… Le dessus du divan est tapissé de factures impayées sur lesquelles l’humoriste a écrit des appréciations peu flatteuses pour ses fournisseurs.
Il y a entre autres la lettre très véhémente d’un tailleur chez qui il a pris un costume et un pardessus à crédit et qui se fâche à l’encre rouge, because il n’a rien reçu depuis le premier versement.
Cette lettre est assez récente. Une chose me surprend : il n’y a pas de pardessus dans le grenier de Suquet. Or, il faisait trop beau ce matin pour qu’il s’en soit muni en partant.
Peut-être l’a-t-il vendu ? Ce serait surprenant. Un fripier ne lui en aurait pas donné lourd et Mme Bisemont devait tout de même lui fournir de quoi vivre…
Je m’en vais en songeant que tout ça est très bizarre. J’éprouve un sentiment confus, comme chaque fois que je me trouve en présence d’une énigme mal bâtie… Car, avouez que cette énigme est fichue comme l’as de pique ! Une mémère qui va pour se faire aimer trouve son amant égorgé… Elle fiche le camp, saisie ! Elle alerte un flic qu’elle connaît. Lorsqu’elle revient en compagnie du flic, le mort a disparu… La carpette sur laquelle il gisait a été remplacée par une autre… Et…
Et flûte ! Qui peut me dire si la mère Bisemont n’a pas des fourmis dans l’encéphale ? Peut-être a-t-elle inventé tout ça ! Peut-être le Suquet est-il au cinoche avec sa petite poupée d’amour ?
J’atterris au bas des marches. La cerbère est en train de chasser des poussières en maugréant contre l’humanité qui traverse l’existence en négligeant de s’essuyer les pieds. Il est vrai qu’elle ne fait que passer, l’humanité. Elle ressemble à ces sujets de tirs forains qui défilent sur une toile de fond représentant un sous-bois… On vise : pan ! Qu’on les touche ou qu’on les rate, les sujets disparaissent. Et puis ils font un tour dans le néant avant de réapparaître. Les morts sont ressuscités… Tout recommence…
La concierge met un terme (si je puis dire, parlant d’une pipelette) à mes méditations.
— Alors, il est chez lui ?
— Non.
— Qu’est-ce que vous avez fichu pendant tout ce temps ?
— Je me suis recueilli devant sa porte !
Elle me défrime avec une attention soutenue.
— Vous n’êtes pas un des idiots qui écrivent des c…ries sur le palier à Suquet ?
— Je suis peut-être un idiot, mais pas du genre graffiti.
Elle hausse les épaules.
— Alors vous êtes un créancier… Y a que deux sortes de monde qui viennent ici : les créanciers et les malotrus…
Je m’abstiens de l’affranchir et laisse flotter le doute dans son esprit.
Je sors la photo de la jeune fille.
— Vous connaissez ?
— Où avez-vous pris ça ?
— C’est une personne à laquelle je m’intéresse… Sa poule, n’est-ce pas ?
— Oui. Pourquoi ?
— Elle n’habite pas avec lui ?
— Non, pourquoi ?
— Que fait-elle dans l’existence, à part les délices de Suquet ?
— Elle travaille, pourquoi ?
— Où ça ?
— Chez un disquier, pourquoi ?
— Un quoi ?
— Un marchand de disques…
— Elle vient souvent ?
— Oui… Tous les soirs… C’est des orgies jusqu’à plus d’heure. Même que les voisins se plaignent ! Ils font marcher des disques qu’elle doit voler chez son patron. Et ils se saoulent…
— Pourquoi ne loge-t-elle pas ici ?
— Elle habite chez son patron qu’est un ami de son père qui est fonctionnaire à Marseille…
La mère Frottefort prend un temps pour emplir ses poumons survoltés d’un oxygène propre à sa combustion interne.
— Quelle adresse, le disquaire ?
— Vous dire pile, j’en sais rien… C’est une petite rue qui donne dans la rue de Rennes, si vous voyez ? Pas loin d’un bureau de poste, si vous voyez. Vous voyez ?
— C’est d’une clarté aveuglante. Le nom de cette aimable personne ?
— Josée.
Elle fronce les sourcils.
— Vous êtes un parent ? Je parie que c’est le père de la petite qui vous envoie ? Monsieur, vous pourrez lui dire qu’il surveille sa fille. De nos jours, la jeunesse n’est plus ce qu’elle était…
La voilà qui pique un sprint sur le sujet de prédilection des gens qui n’ont de commun avec leur jeunesse que des souvenirs décolorés. Ils en veulent à mort aux jeunes d’être nés longtemps après eux. D’accord, c’est un peu triste, mais faut pourtant se faire une raison !
La vie éternelle, c’est pas pour ici. Voir l’étage au-dessus : auréoles, harpes, LUMIÈRE ! Les bienheureux, on les appelle ! Ils ont les nuages en guise de Dunlopillo et ils oublient le sous-sol ! Le confort rend ingrat !
Quand Mme Jereviensdesuite a fini sa litanie de sarcasmes sur les pervertis de ce siècle, je reprends le fil de la réalité.
— Josée comment ?
— Hein ?
— Elle s’appelle Josée comment ?
— Boyer !
— Merci…
Je la laisse à ses poussières et je pars en direction de la rue de Rennes pour y découvrir dans la petite rue « que je vois » la boutique du disquaire « que je sais ».
Ça s’appelle Le Moulin à musique. C’est un magasin tout en longueur, avec deux cabines d’écoute au fond… Pour les atteindre, on traverse un double comptoir chargé de disques en tout genre. Des gars qui se donnent beaucoup de mal pour avoir l’air intelligent sont en train d’étudier les derniers enregistrements de blues de Sam Scou et les ultimes disques de M. Presley avant son départ pour l’armée.
Je bigle les vendeuses et dans l’une d’elles je reconnais Josée.
Elle est encore plus choucarde que sur sa photo. La couleur et le relief l’avantagent, c’est certain. Elle peut avoir dans les dix-huit ans (rien que des printemps !). Elle est châtaine, avec une jolie peau ocre, semée de taches de rousseur. Son regard en amande est couleur d’ambre. Croyez-moi, c’est pas pour la beauté de l’image que j’avance cette comparaison.
J’étudie la fille un instant en compulsant les 45 tours de Mî-Lia frères, les fameux joueurs de tringles à rideaux japonais. La môme Josée est gentille, aimable, jolie… Bref, elle a tout ce qu’il faut pour vendre des disques à des jeunes gens. Elle connaît d’ailleurs la plupart, ceux-ci plaisantent avec elle… Bref, je me dis que je n’ai rien à maquiller céans. Inutile d’aborder la petite pour lui parler de l’affaire. Je suis de moins en moins sûr qu’il s’agisse d’une affaire. Plus je réfléchis, plus il m’apparaît que la dame Bisemont a eu un retour de flamme au carburateur.
Je sors pour aller téléphoner à Félicie, ma brave femme de mère.
— Que se passe-t-il ? demande-t-elle, angoissée, en reconnaissant la voix bien timbrée (j’ai été philatéliste) de son fils unique et préféré.
— Rien de grave, M’man. Simplement j’aimerais que tu téléphones au cousin Hector pour l’inviter à dîner ce soir…
M’man verrait un Martien en culotte de cheval débarquer dans le jardin de notre pavillon qu’elle ne serait pas plus ahurie. Elle sait que j’ai horreur de trois choses dans la vie : des femmes laides, des oignons frits et des repas avec Hector.
— Que j’invite Hector ! s’exclame-t-elle, croyant à une facétie du cher petit Tonio.
— Ça ne t’ennuie pas ? J’apporterai un poulet froid si tu es à court de bouftance…
— Non, non, je fais des paupiettes !
— Alors, parfait. En te dépêchant, tu peux l’avoir encore à son ministère. Je l’appellerais bien moi-même, mais il croirait que c’est une farce !
Elle balbutie :
— Mais sous quel prétexte dois-je l’inviter ?
Car Hector a ses entrées chez nous deux fois par an : pour le premier janvier et pour l’anniversaire de Félicie…
— Dis-lui que tu veux lui demander conseil au sujet de tes éconocroques… Tu sais bien qu’il fait des placements téméraires à la Caisse nationale d’épargne !
Mes désirs sont sacrés pour ma brave Félicie…
— Entendu, fait-elle sans insister davantage.
Elle raccroche. Moi aussi, n’ayant rien à répondre au sifflement de la tonalité.
Comme je me trouve dans le quartier, je vais écluser un punch froid à la Rhumerie martiniquaise, parmi une foule de célébrités en puissance qui s’apprêtent à refaire Sartre ou Buffet en se gavant d’alcool.
Intentionnellement, et en le faisant exprès, comme se plaît à le répéter mon ami Pléonasme (répétiteur agréé à la faculté des Redites en tout genre de Rabache), je me pointe chez nous avec un certain retard qui vise deux buts et les atteint. Primo, il me permet de m’expédier en port payé quatre punchs blancs, et deuxio, il laisse le temps à Félicie de blablater cette espèce de furoncle d’Hector.
Lorsque je pousse la grille de notre pavillon de Saint-Cloud, je trouve mon cousin avec un verre de Banyuls à la main. Il est en train d’expliquer à Félicie que rien ne vaut la Caisse d’épargne lorsqu’on a de l’artiche à planquer, et qu’à la rigueur si on est vraiment, mais alors vraiment culotté, on peut essayer de prendre un peu d’emprunt sur les Gruyères au cumin des Vosges, avec capital indexé, feu rouge arrière, freins à tambour, guidon télescopique, eau chaude et froide et vue directe sur la rue.
Ma chère Félicie qui, outre notre maison, ne possède qu’un fonds de mercerie à Nanterre, mis en gérance depuis vingt-cinq ans, écoute ces doctes explications d’une oreille languide.
Hector prend des poses. Il étale sa nonchalante supériorité en passant le pouce dans la boucle de ses bretelles et en croisant ses jambes de héron cagneux avec la distinction des messieurs du Jockey-Club.
Mon arrivée, comme toujours, lui fait froncer les sourcils.
Quand il me voit, il est pris de panique comme un gonocoque qui voit arriver de la streptomycine.
— Salut, Hector, quel bon vent ?
Mon ton aimable le déconcerte. Il me toise, me dévisage, me sonde, m’étudie et finit par décider que j’ai gagné à la loterie.
— Ta chère maman m’a prié de venir rompre le pain et le sel avec vous afin de m’entretenir en particulier.
Il appuie sur particulier comme un automobiliste appuie sur la pédale du frein lorsqu’il s’aperçoit que le viaduc sur lequel il s’est engagé n’arrive pas à l’autre bout du précipice.
Je m’installe et je déplie France-Soir dans lequel La Commère m’apprend que le 32 du même mois, Cécile Sorel aura cent dix ans de moins que l’année prochaine et que Daniel-Rops a réussi un bon mot (il aurait dit : « Quel évant, Gilles ! »).
Hector qui ne lit que le Pèlerin louche sur la première page du canard ; et suggère que le Group Captain, au lieu d’effeuiller la Margaret, ferait mieux d’entrer dans les ordres…
Je lui souris angéliquement.
— À propos, Hector, ça marche, ta chorale ?
— Très bien, affirme-t-il. Nous avons d’excellents éléments. Il faudra que ta mère et toi assistiez à notre gala de fin d’année.
— C’est toujours Mme Bisemont qui vous manage ?
— Elle nous patronne ! rectifie Hector.
— Digne personne, hein ?
— Une sainte !
— Votre sainte patronne, quoi !
Je ris, mais ne trouve aucun écho chez mon vis-à-vis… Hector a le sens de la hiérarchie, du respectable, du fric et des lois. Il passe un doigt impersonnel entre son cou maigrichon et son col de Celluloïd.
— Tu ne peux imaginer, Antoine, le dévouement de cette femme au grand cœur…
— Ah oui ?
— Elle est ex-tra-or-di-nai-re !
Je prends une belle voix conciliante pour questionner Hector. Une voix de prélat qui prêche le don de soi avant de faire la quête.
— J’ai entendu parler de son mari. Grosse fortune, non ?
— Immense !
— Il est comment, lui ?
— Très homme d’affaires… On ne le voit quasiment jamais. Il est venu une seule fois à une fête de charité, c’est un homme occupé.
Occupé à gagner du fric ! Occupé à vendre des trucs plus cher qu’il les a achetés… Moi, ça me confond.
— Sympathique ?
Hector avance le derrière de poulet maigre qui lui a toujours servi de bouche.
— Ce n’est pas le mot… Il se livre peu.
Tandis que sa bonne femme se livre à domicile.
— Ils ont des enfants ?
— Non.
— Elle doit être bien seule, la chère femme ?…
— Je crois. C’est pourquoi elle s’occupe de ses œuvres…
« Elle se consacre aux autres, tu comprends ?
— Oui, je comprends. On m’a dit qu’elle avait un neveu, non ?
Hector commence à trouver un peu insolite mon attention. Il me regarde d’un air tout chose, de pingouin triste.
— C’est possible, fait-il sèchement.
Je me fends d’un bâillement désabusé.
— Tu ne l’as jamais vu ? Il s’appelle Suquet : Hervé Suquet. Un jeune gars de vingt ans ! Je te parle de lui parce que c’est l’ami du fils d’un de mes amis… Il est étudiant…
La frime d’hépatique d’Hector s’épanouit.
— Oui, je vois qui tu veux dire. En effet, j’ai rencontré un jour Mme Bisemont avec un jeune homme. Je me demandais d’ailleurs qui ce pouvait être. Elle le tenait par le bras…
— Eh bien, tu vois ; c’était son neveu…
Hector semble très satisfait. De toute évidence, l’image de la chère femme au bras d’un godelureau devait l’obséder en sourdine. Il me sait gré d’avoir dissipé un doute cruel qui souillait son héroïne de vitrail.
Félicie passe son doux visage par l’encadrement de la porte.
— À table ! fait-elle.
Et la voilà qui s’annonce avec un plat de hors-d’œuvre rupinos. Hector qui ne mange que des nouilles à l’eau et des saucisses à trois balles ouvre des yeux d’asphyxié. Il va se refaire des calories, ce minable !
On attaque les concombres-tomates-anchois-œufs durs-mayonnaise. Félicie demande si on va avoir bientôt un gouvernement instable. Naturellement, elle s’en fout comme de l’an quarante, mais elle est soucieuse d’alimenter tout le monde, y compris la conversation.
Hector annonce des changements fondamentaux dans la structure interne des bases sociales dont la conjoncture intéresse les observateurs étrangers. D’après lui, le MRP s’allierait au PC qui ferait une fusion avec l’UMDP avec incidence sur l’ONM ; si bien que la SFIO demanderait au RGR une ingérence à changement de vitesse dans le CQFD avec la participation des PD auxquels la Banque de France pourrait consentir une avance à condition qu’ils fissent appel aux grands C. Nul doute qu’en pareil cas nous assistions à un rassemblement massif des hommes de bonne volonté qui entreprendraient un travail de Romain (Jules pour les dames). Hector prône l’union des vrais démocrates. De ceux qui croient à ce qu’il faut croire ; qui pensent que Toulouse-Lautrec est un match de football et qui lisent entre les lignes pour peu que ça soit écrit en italique.
Je le laisse débloquer en me demandant comment je vais pouvoir orienter à nouveau la conversation sur la mère Bisemont. Il me reste pas mal de choses à apprendre sur la digne personne. Mon petit doigt me chuchote que ses histoires d’œuvre de bienfaisance n’ont pour but que de lui servir de façade. Elle peut, arguant d’elles, jouir d’une liberté de mouvements ; si vous voyez ce que je veux dire.
Comme Hector est en train de nous démontrer que seul un dirigisme biconvexe et une refonte unilatérale peuvent nous sortir de l’ornière dans lesquelles les roues de l’État se sont embourbées, le bigophone se met à carillonner.
Félicie me jette un regard éploré. Elle n’aime pas le téléphone. À ses yeux, c’est le starter qui me donne le départ.
Je me lève et vais décrocher. La voix haletante de Mme Bisemont me fouille les trompes d’Eustache.
— Monsieur San-Antonio ?
— Oui.
— Je m’excuse de vous harceler jusque chez vous, mais… Il vient de se passer quelque chose… C’est très grave… Pouvez-vous… Je…
Elle perd les pédales, la chère madame.
— J’arrive, où êtes-vous ?
— Chez moi… Non, ne venez pas… Je… Je vais descendre. Voulez-vous que nous nous trouvions dans une demi-heure à l’endroit où vous m’avez déposée tout à l’heure ?
— Entendu…
Je raccroche. Que lui est-il encore arrivé, à cette peau aurifiée ?
— Qu’est-ce que c’est ? bredouille Félicie en posant sur moi ses étranges yeux bleus.
— Bérurier… Il a besoin d’une explication au sujet d’un travail que je lui ai confié…
— Il va venir ?
— Non, j’y vais…
— Quand ?
— Tout de suite, ça urge… Mais rassure-toi, je n’en ai pas pour longtemps… Mangez en m’attendant, je vous rattraperai.
— C’est à cause des paupiettes, tu comprends ?
— Je les aime froides, M’man… Avec de la moutarde, c’est fantastique, tu le sais bien !
Une ombre bat la galoche place Victor-Hugo. Je reconnais Mme Bisemont et je stoppe à sa hauteur. Elle se jette dans ma voiture et presse à deux mains les deux sales blagues qui lui servent de flotteurs.
— Alors, que vous arrive-t-il ?
— Une chose effroyable ! Je crois que je deviens folle, monsieur le commissaire ! De grâce, sauvez-moi !
La voilà qui se précipite sur moi, cherchant un refuge, pauvre oisillon meurtri, sur mon altier poitrail !
Elle se parfume trop, cette dame. Si encore c’était à l’anti-mite ! Mais non, elle est allée choisir un truc insensé, oriental. On dirait qu’on a cassé un flacon d’eau de Cologne dans la cuisine d’un restaurant chinois.
Je la repousse, doucement, calmement… en faisant gaffe de ne pas me blesser avec ses morceaux d’or.
— Allons, allons, madame Bisemont, restez calme et expliquez-moi…
Elle reprend un peu son self-contrôle, comme on dit dans les contributions, et sort de son sac en peau de caïman une photographie qu’elle me tend.
Je zieute l’image. Une joli travail. Elle représente Mme Bisemont inclinée au-dessus du cadavre de son amant, dans la chambrette où elle me conduisit tantôt.
Je me tourne vers la présidente de la chorale d’Hector.
— Qu’est-ce que ça signifie ?
— On m’a photographiée au moment où j’ai découvert le corps d’Hervé…
— Voyons, madame Bisemont, pour vous photographier dans cette chambre il a fallu un flash ; la qualité de l’image en fait foi !
Mais elle n’a d’yeux que pour ce rectangle de papier glacé, encore humide. Il y a pas longtemps qu’il faisait trempette dans le bain d’hyposulfite.
— C’est affreux, affreux, psalmodie-t-elle en larmoyant et en français.
— Vous étiez inclinée au-dessus de lui… On vous a prise de trois quarts, vraisemblablement depuis la porte… Vous n’avez pas perçu l’éclair du flash ?
— Non !
— Mais c’est impossible, voyons !
— Je ne me suis rendu compte de rien. Il est vrai que j’étais terrifiée… Je ne pensais à rien…
Le fait est que, sur la photo, elle a l’air plutôt lessivée, la mère Bisemont. Néanmoins, je persiste à croire qu’elle aurait réagi à l’éclat d’un flash… Voici un nouveau mystère à inscrire sur mes tablettes.
— Qui a pris cette photographie ? soupire-t-elle.
— L’assassin, vraisemblablement. Il savait que vous aviez rendez-vous avec Suquet et il s’est préparé à vous recevoir.
— Mais pourquoi me photographier ?
Ma réponse est nette, sans bavure, parce que dictée par la plus élémentaire logique.
— Pour pouvoir vous faire chanter, madame Bisemont.
— Me faire chanter ?
— Certainement. Je puis vous assurer que d’ici peu de temps vous recevrez une demande d’argent…
— Seigneur Jésus !
V’là que je lui arrache le cœur, le gésier et la vésicule biliaire ! Elle est délabrée, la pauvrette ! Elle va faire une conclusion intestinale, sa tranchée arrière va péter et son pylône lui donnera de la tension !
— Avez-vous conservé l’enveloppe qui contenait la photographie ?
— Je ne sais pas… Oui… Attendez…
Elle explore son sac. Elle ramène un rectangle de papier blanc, tout froissé. L’adresse a été rédigée au stylo-bille, en caractères bâtons. Le cachet indique qu’elle a été postée rue du Four.
— Vous permettez ? dis-je en empochant l’enveloppe et la photo…
— Que vais-je devenir ? s’inquiète-t-elle.
— Lorsqu’on vous tapera, acquiescez. Promettez tout et prévenez-moi aussitôt. Autre chose, lorsque vous êtes entrée dans la chambre, cet après-midi, avez-vous remarqué si la lumière électrique brillait ?
— Eh bien…
Elle gamberge un instant, les lampions perdus dans une louche extase.
— Oui, je crois…
— Pourtant il faisait jour ?
— Il faisait jour, mais les rideaux étaient tirés…
— Rentrez chez vous et gardez confiance…
— Vraiment ?
— Je ferai l’impossible…
La voilà qui me rebiche la pogne et qui me la malaxe.
— Merci, merci, merci…
Pas d’erreur, c’est une frénétique ; cette bonne femme ne détellera jamais. Faudra toujours qu’elle trouve un gars qui lui fasse la vitrine ! Y a plein de rombières commak dans le monde.
L’ayant larguée, je prends la direction de la Grande Crèche. Maintenant, bien que le mystère s’épaississe à vue d’œil, j’ai du tangible à me foutre sous le derme. Nous avons dépassé le stade de la relation — toujours sujette à caution — d’une vieille cinglée pour pénétrer, pavillon haut, dans le domaine du positif. J’espère que vous apprécierez la façon magistrale dont je viens de résumer la situation.
Il y a encore du monde au labo lorsque j’en pousse la porte.
Magnin, l’assistant du diro, est aux prises avec Bérurier qui lui raconte une histoire drôle en rigolant avant la chute.
— C’est une dame qu’est en train de laver son linge, fait-il ; v’là le facteur qui se pointe par-derrière, qui lui retrousse ses jupes… et qui, tu me suis ? Bon ! Il se la farcit… Après, il veut voir la gueule qu’elle a : il lui tape sur l’épaule, et la laveuse sursaute en criant : « Bhoû ! vous m’avez fait peur ! »
Et Béru s’étouffe ; son rire est une chose énorme, grasse, visqueuse, déferlante, torrentielle, cascadeuse, puissante ! Mon estimable collègue devient violet, il s’étrangle, il bat l’air de ses bras, il dénoue sa cravate, il tousse et s’arrête aux limites de l’apoplexie.
Magnin, lui, ne bronche pas, car il est en train d’examiner un sourcil de hanneton au microscope.
— Elle n’est pas ch… celle-là ? me demande le Gros.
Je lui souris fort aimablement.
— Tes histoires te ressemblent !
Il s’arrête de rigoler.
— C’est-à-dire ?
— On dirait que tu les as ramenées du bac à friture d’où tu sors…
Il hausse les épaules.
— T’as toujours des vannes à balancer… Je te croyais en vacances ?
— Je suis en vacances.
— T’as eu le mal du pays ?
— Exactement. Huit jours sans toi, c’est comme huit ans sans fumier pour un jardin !
— Très fin !
Je tends la photographie de Mme Bisemont à Magnin.
— Fais-moi un agrandissement de ça… Au maxi, vu ?
— Urgent ?
— Oui, tout de suite, je t’attends en bas, en prenant une consommation de choix avec monsieur.
Du coup, Bérurier s’épanouit.
— Y a justement Pinaud qui m’attend, affirme-t-il, manière de souligner la totale harmonie des choses.
Pinaud est blotti au fond du bistrot, sur un bout de banquette. Il semble très mortifié. Nous lui en demandons la raison et il nous explique que la serveuse lui a mis une beigne sous prétexte que sa main s’était égarée sur la croupe tentante de la jouvencelle.
— D’abord, c’était un faux mouvement de ma part, précise le vieux daim… Ensuite, quand bien même je me serais permis pareille privauté, elle aurait pu songer que je suis inspecteur principal. On ne gifle pas un inspecteur principal en public ! Ma femme elle-même, qui me bat quelquefois, ne se comporterait pas de cette façon-là ! Qu’on le veuille ou non, l’éducation se perd. L’échelle des valeurs chancelle sur ses bases et…
Je le stoppe.
— Installe-toi sur une échelle de pompier et estime-toi heureux que cette mignonne enfant t’ait morniflé sans mettre de gants ! T’as une gueule à ce qu’on t’empoisonne à la mort-aux-rats, tous les miroirs te le diront !
Il la boucle, ulcéré et triste.
— C’est pas le tout, tranché-je pour faire diversion. Puisque je suis en vacances, je vous paie le coup. Que prenez-vous ?
Les deux compères étudient mon offre à tête reposée. Béru se décide pour un brouilly dans un grand verre, et Pinaud pour un muscadet, également dans un grand verre…
Comme j’ai l’imprudence de laisser un blanc dans la conversation, il prend aussi sec la parole pour nous raconter l’angine de poitrine de son voisin de palier.
Je le laisse aller et m’abîme dans des pensées confuses…
« Qui a tué Hervé Suquet ? Pourquoi ? Serait-ce afin d’avoir un prétexte pour faire chanter Mme Bisemont ? Tout de même, voilà qui serait bien risqué… À moins que… »
Je me lève, tel un médium qui vient d’avoir sa ration de fluide !
— Tu te barres pas ! proteste Bérurier…
— Non, je passe juste un coup de grelot !
Je gagne la cabine et cherche sur un annuaire déplumé le numéro de la chère personne qui se consacre avec tant d’abnégation à l’humanité souffrante…
Une voix posée de larbin me répond. Ce type a dû décrocher un first prix au Conservatoire avant de se lancer dans l’étude du trou de serrure ! Il parle comme s’il déclamait du Corneille.
— Puis-je parler à Mme Bisemont ?
— De la part de qui ?
— M. Hector Plumet, de la chorale des Petits Ménestrels de sainte Thérèse…
— Je vais voir si madame est là…
Quelques secondes s’écoulent, et la voix oppressée de la mère Bisemont me parvient…
— Oui ?
— Ici San-Antonio, madame…
Elle réprime une exclamation. Je suis son paradis, son soleil, son sirop des Vosges Cazé ! Elle s’accroche à moi comme la cour d’Angleterre aux traditions séculaires.
— Madame Bisemont, avez-vous déjà été victime d’une quelconque tentative de chantage ?
Son silence est éloquent.
— Oui ou non ? fais-je sèchement.
Elle est déprimante, la porteuse de jonc. Elle voudrait que je lui sauve la mise sans avoir à se manifester. Elle est tellement habituée à avoir des porte-coton autour d’elle, la vieille croulante !
— Oui, fait-elle… Le mois dernier j’ai reçu une lettre. On me demandait cinq cent mille francs, sinon on allait prévenir mon mari…
— Qu’avez-vous fait ?
— J’ai montré la lettre à mon mari !
Bien joué ! Elle a suivi la seule règle de conduite envisageable en pareil cas. Je la vois, depuis ma cabine téléphonique, jouant sa scène de grande dame écœurée par les mesquineries d’ici-bas ! Et je vois itou l’industriel, le brasseur d’affaires distrait, lisant la lettre, haussant les épaules, rassurant la tendre épouse meurtrie dont il doit se foutre exactement comme de sa première bouillie, car il a certainement une demi-douzaine de danseuses à se foutre sous le brise-jet ! Le corps de ballet, y a rien qui fasse davantage plaisir aux brasseurs d’affaires. Ils ont tellement l’habitude de faire valser le fric des autres que ça leur donne le goût de la chorégraphie.
Oui, elle a pris le mari par les cornes et je lui crie muettement un grand bravo. C’est le meilleur endroit par où saisir les maris !
— Et qu’a dit votre mari, chère madame ?
— Que c’était la lettre d’un maniaque ou d’un mauvais plaisant et que si ça se reproduisait il préviendrait la police…
— Et il ne s’est rien reproduit ?
— Non.
— Aviez-vous parlé de cette lettre à Suquet ?
— Naturellement !
— Quelle attitude a-t-il eue alors ? Rappelez vos souvenirs !
Un silence… Elle fait le tour de ma question. J’attends son retour en déchiffrant une inscription portée sur la paroi de la cabine par un client facétieux. Cet homme de bien prétend que la nature l’a comblé et qu’il tient cet excès de générosité à la disposition des dames infortunées, voire des messieurs qui ne sauraient où s’asseoir.
Je balance un petit « Allô » d’amorçage. La Bisemont se racle la gorge.
— Cette lettre avait très impressionné Bisou… Enfin, Hervé !
— Il vous conseillait de payer ?
— Il était jeune et il s’effrayait…
— Je comprends. Mais vous lui avez relaté l’attitude de votre mari ?
— Oui.
— Très bien, je vous remercie…
Je raccroche et vais rejoindre mes deux équipiers. Justement ils viennent de faire renouveler leurs consommations. La serveuse me sourit. C’est une nouvelle très gentille que je me taperai un de ces jours…
— Que faites-vous en ce moment ? demandé-je au célèbre tandem.
Pinaud essuie avec l’index la commissure suintante de son orbite.
— Moi, rien, avoue-t-il…
— Alors je vais te cloquer un petit turbin dans tes cordes…
— Je croyais que tu étais en vacances, proteste l’estimable déchet, parodiant sans le savoir son compagnon de beuverie.
— C’est exact, mais tu n’y es pas, que je sache !
— Pour une fois que j’avais un creux !
— Rassure-toi, c’est du travail de père de famille ! Que dis-je, de grand-père… Une petite môme à surveiller…
— Jolie ? demande Pinuche.
— T’as donc pas assez morflé de mandales au cours de ta piètre existence !
Il hausse les épaules.
— D’accord, j’ai reçu bien des rebuffades, mais je dois avouer que j’ai eu des avantages parfois. Avec les femmes c’est ça : tu ne peux jamais prévoir par avance leurs réactions. T’en as qui te font des risettes larges comme ça et qui te cassent leur parapluie sur le râble dès que tu leur proposes l’apéritif… Et puis d’autres que tu prends pour la petite sœur Thérèse et qui se déshabillent pour un oui ou pour un non !
— Quand elles se déloquent pour toi, c’est toujours pour un non !
Là, il renaude, Pinaud ! Sa virilité, faut pas y toucher, même avec des pincettes. Son orgueil de mâle se rebelle !
— Qu’est-ce que tu te complais à insinuer ! proteste-t-il. Tu parles sans savoir ! Mon cher ami, malgré mon âge je pourrais certainement en remontrer à pas mal de blancs-becs…
Il part dans des considérations fort intéressantes sur les ressources d’un homme digne de cette appellation dûment contrôlée.
— Tiens, il n’y a pas un mois, j’étais à Bruxelles, à l’Expo… Figure-toi que dans un restaurant je constate que j’ai une touche formidable avec une dame tout ce qu’il y a de bien : Suédoise, pour te dire…
— Ce sont des allumeuses, coupé-je…
Il me calme d’un geste noble.
— Je l’aborde, on cause : moi en français, elle en suédois… On arrive tout de même à se comprendre. Je lui fais un boniment terrible. Une heure plus tard, elle me donnait son adresse à Honolulu pour que je lui envoie des cartes postales…
L’arrivée de Magnin met fin aux confidences choquantes du vieux crabe.
Il tient à bout de bras une photo d’un mètre de long sur soixante de large. Il la dépose sur la table.
— Ça vous va comme ça ?
— Magnifique, tu es le roi de la pellicule !
Il place nos verres sur trois des angles de l’image afin d’éviter qu’elle se gondole (ce qu’elle aurait tendance à faire, étant donné la présence de Béru).
— Ça représente quoi, au juste, demande-t-il, une pièce de théâtre, un film ou bien… ?
— Une tranche de vie !
— J’aurais plutôt pensé qu’il s’agissait d’un film…
— Pourquoi ?
— Ben, à cause de l’éclairage, d’abord… On dirait qu’un projecteur est braqué sur les protagonistes… Vous voyez il y a comme un faisceau lumineux tombant du plafond…
— Ça n’a pas été pris au flash ?
— Sûrement pas, la lumière ambiante suffisait. On a dû utiliser une très forte ampoule…
Je commence à me sentir bien… Tout à fait bien.
Le précieux Magnin poursuit son exposé.
— Et ce qui me donnait également à croire que c’était du cinéma, c’est le grimage du gars qui fait le mort…
— Comment, qui « fait » le mort ?
— Il s’est foutu de la couleur au cou et sous la tête pour jouer les égorgés, mais il n’a pas d’entaille.
Son doigt délicat décrit un contour précis à l’endroit cité… L’agrandissement me montre qu’il dit vrai… Suquet n’a pas été égorgé… Suquet a mis au point un petit numéro de Grand-Guignol pour chanstiquer le moral de sa vioque ! Je comprends tout maintenant : la disparition mystérieuse du cadavre et la mise en scène… Il voulait avoir une photo compromettante pour faire chanter sa mémère qui jusque-là était plutôt aphone. Sa première tentative de chantage ayant échoué, il s’est carrément lancé dans le grand circus, avec cette belle imagination et cette témérité de la jeunesse. Sacré galopin !
Au fond, tout cela se résume à un mirifique canular… Je vais lui mettre la main dessus et lui faire passer deux jours au cambron, avec castagne d’honneur des mains de Bérurier pour lui calmer les nerfs… Ça lui apprendra, à ce petit salaud ! Après ça, il n’aura plus envie de jouer les André de Lorde !
J’éclate de rire.
— C’est toi qui as raison, Magnin, il s’agit d’un petit coup de cinéma, seulement le metteur en scène n’est pas un champion !
Je roule la photo. Pinaud, bien outillé, me tend un élastique.
— Que reprenez-vous les mecs ? J’offre l’ultime et je rentre chez moi, j’ai des paupiettes de veau qui m’attendent…
— Et la filature de ta jouvencelle ? demande le vieux débris de Pinuche.
— Laisse flotter les rubans.
— Dommage, ça m’aurait changé les idées… Je vais te dire : j’aime bien filer les femmes, c’est instructif…
— Ton côté vieux marcheur !
Il rit, farceur, ôte les boulettes de jaune d’œuf qui perlent à ses bacchantes et se mouche bruyamment dans un trou de son mouchoir…
Moi je songe à la concierge de Suquet. Elle n’avait pas tellement tort, la chère femme : la jeunesse d’aujourd’hui a de drôles de mœurs… et une bien surprenante conception de la vie.
Ce matin, les petits oiseaux qui volent en l’air avec une paille dans le bec (comme s’ils buvaient un bol d’oxygène avec un chalumeau), sont plus joyces que d’ordinaire. Il faut dire qu’un aimable soleil poudroie sur la nature. Notre jardin a des teintes somptueuses, d’une richesse infinie.
Les queues des poireaux, les boutons des roses et les pissenlits composent un hymne à la végétation pas encore piqué des hannetons.
La radio joue en sourdine une musique qui ferait friser Yul Brynner et Félicie fait son petit ménage en se permettant de chantonner, ce qui lui arrive rarement.
Je viens d’avaler mon petit-déjeuner et, d’un œil désabusé, j’examine la première page du baveux que le marchand de journaux vient d’apporter, tout frais et tout empli de turpitudes.
L’équipe de France de saut à la corde a été battue par les juniors de la République de Saint-Martin. Un aimable farceur a dépecé sa belle-mère parce qu’il avait toujours rêvé d’une valise en peau de porc. À part ça, l’ONM annonce un cyclone, ce qui nous promet une vague de chaleur ; et mon horoscope affirme que tout ce que j’entreprendrai aujourd’hui sera voué à l’échec ; ce qui est très bon lorsqu’on sait lire entre les lignes à haute tension.
— Tu restes ici, aujourd’hui ? demande ma chère Félicie de sa petite voix peureuse.
Je gamberge. Ce matin je pourrais sarcler la mauvaise herbe du jardin. Cet après-midi, j’ai rencard avec une petite dame qui n’a pas les yeux dans sa poche, mais qui, en revanche, ne demande qu’à avoir sa main dans la mienne !
— Jusqu’à cet après-midi, oui, M’man !
Naturellement, à l’instant pile où je profère cet acquiescement, le bigophone se met à jouer Ma joue contre ta joue.
J’évite de regarder Félicie dont le visage radieux doit faire une transformation à vue. Je vais décrocher. C’est déjà la mère Bisemont. Je l’avais oubliée, cette morue dessalée, depuis que je sais que sa fameuse aventure est un coup de bidon.
— Monsieur le commissaire… Je… Ça y est !
— Qu’est-ce qui y est, chère madame ?
— Le maître-chanteur ! Il s’est manifesté…
D’une voix légère, suave, fruitée, flûtée et superdentifricecolgatée, je me manifeste également.
— Vraiment ! De quelle façon ?
— Par téléphone…
— Voyez-vous…
De même que Napoléon perçait sous Bonaparte, elle sent l’ironie percer dans ma voix.
— Vous ne me croyez pas, monsieur le commissaire ?
— Oh ! si… C’était une voix d’homme, naturellement ?
— Non, de femme !
Je sursaute ! De femme ! Alors le petit bouillaveur s’est assuré une collaboration féminine ? Celle de sa môme Josée, j’en mettrais ma main au feu !
— Et que vous a demandé cette dame ?
— Deux millions !
— Tiens, c’est relativement modeste !
Elle pousse un cri qui bousillerait le tympan d’un ténor.
— Vous trouvez ?
— Mon Dieu, madame, tout est relatif ; comparé à votre fortune cette somme est chétive… De quelle façon devez-vous payer ?
— On m’a dit de mettre la somme dans une grande enveloppe et d’aller porter cette enveloppe chez moi à Malmaison… Je dois la déposer dans le hall et m’en aller… On m’a prévenue que si je n’étais pas seule ou que si j’avertissais la police, la photographie que vous savez serait adressée à mon mari, à la police et à un grand journal du soir… C’est abominable.
— Quand devez-vous porter le fric ?
— Cet après-midi sans faute.
— Qu’avez-vous répondu ?
— Que c’était d’accord…
— Parfait. Vous mettrez un journal plié en huit dans une enveloppe et vous porterez cette enveloppe à l’endroit indiqué…
Elle soupire.
— Que… qu’allez-vous faire ?
— Le nécessaire, chère madame. Mais je puis d’ores et déjà vous affirmer que vous n’avez aucun souci à vous faire…
Sur ces bonnes paroles je raccroche. Félicie me regarde.
— Naturellement tu vas partir ? soupire-t-elle.
— Mais non, M’man, pas avant cet après-midi…
À midi je déhotte. Malmaison n’est qu’à dix minutes d’ici. Au lieu de gagner la vaste propriété des Bisemont par l’entrée principale, je vais stopper mon char à bœufs à l’extrémité du parc, dans une petite rue à demi défoncée, pavée de grosses pierres rondes.
J’escalade le mur et remonte vers la maison en foulant la mousse du sous-bois…
La demeure est silencieuse. J’avise la petite porte de l’office et je bricole la serrure. Il y a bien une targette tirée de l’intérieur, mais celle-ci ne peut rien contre la volonté d’un homme qui a prouvé à maintes reprises que tout corps plongé dans un liquide recevait de la part de ce liquide une poussée de bas en haut égale au poids du liquide déplacé…
Bref, en moins de temps qu’il n’en faut à un lapin pour assurer sa descendance, je suis dans la place.
J’aime le silence des maisons inhabitées. Il est inquiétant, troublant, émouvant… Il est fait d’une infinité de bruissements ténus… Il a de la majesté. Il sent le renfermé… Il vous prend là, là et là ! Je ne cite personne, mais suivez la trajectoire de ma paluche.
J’entrouvre la lourde du hall. Celui-ci est aussi désert que la feuille de déclaration de revenus d’un chômeur.
Je laisse la porte entrouverte. Je la bloque avec une allumette, because le courant d’air sournois en provenance du Portugal qui a amené un réchauffement conditionné de l’Europe septentrionale avec thermostat, fosse à mazout et revêtement d’amiante ; et j’attends…
Une heure s’écoule. J’ai pris le parti le plus sage : celui de poser sur le carreau de la cuisine la partie de mon individu réservée à cet usage. Les mains enserrant mes genoux, le caillou contre le mur, tel un hibou je reste dans la pénombre, sans faire joujou, sans me casser le chou, comme un bon petit pou soucieux de compléter une règle grammaticale.
Lorsque cette heure est terminée je défais l’emballage d’une autre et je la fais brouter à ma montre. Elle adore ça, je n’arrive jamais à la rassasier.
Je manque m’endormir car l’immobilité, la pénombre et le silence sont les trois mamelles du sommeil. Heureusement, le bruit caractéristique d’une clé rongeant le pêne d’une serrure me sort de cet engourdissement. J’ouvre grands mes stores et, par le léger entrebâillement de la porte, j’avise la mère Bisemont avec sa grande enveloppe à la main.
Elle dépose icelle sur une petite table du hall, près de l’armure, et se met les adjas vite fait sur le gaz, comme une demoiselle des Enfants de Marie qui traverserait un bois avec quinze Sénégalais au panier !
M’est avis que sa belle demeure commence à lui flanquer les gla-glas et qu’elle aimerait la vendre à l’Œuvre des rafistoleurs d’éponges mitées.
À nouveau c’est le silence. Un silence de cathédrale souterraine qui aurait la crypte espagnole. (D’accord, il est mauvais, mais il fallait que je m’en paye un !)
J’attends patiemment l’instant décisif où le messager viendra relever le compteur. Ça doit lui démanger le creux de la main ! Deux briques à ramasser, c’est tentant !
D’après moi, entre nous et si j’en crois mon sentiment personnel, lequel n’engage que moi : le mec Suquet et sa souris doivent s’être planqués à promiscuité de la propriété depuis leur coup de grelot du matin. Pas bête. La demeure étant à l’écart, ils ont pu s’assurer que rien d’insolite ne se produisait et que Mme Bisemont jouait franc-jeu !
J’ai été drôlement bien inspiré en passant derrière ! Comme quoi Gide avait raison : faut toujours passer par la porte étroite. Et il en connaissait un morceau sur la question. D’ailleurs on ne m’ôtera jamais de l’idée que s’il a toujours refusé un fauteuil à l’Académie, c’est parce qu’il avait du mal à s’asseoir !
Le plan de Suquet est clair comme du cristal de roche : s’assurer que la voie est libre. Venir secouer l’enveloppe aux deux millions, et mettre les bouts avec son égérie pour une bamboula à grand spectacle sur la Côte d’Azur… Du moins je vois les choses ainsi…
J’en suis là de mes déductions à l’emporte-pièce et j’ai une furieuse envie d’allumer une cigarette, lorsque je perçois un glissement sur le perron.
Une ombre se profile soudain. Je souris en reconnaissant la silhouette furtive de la môme Josée. Ce qui prouve bien, mes petits amoindris, que le gars San-Antonio est bel et bien le super-crack de la déduction ; le champion toutes catégories de la gamberge ; l’empereur du flair et l’homme qui remplace le bonheur conjugal dans les foyers détruits !
Ces petits jouvençaux qui jouent les gangsters me font gondoler. Les J3 pervers ! Ils méritent une chouette trouille et je m’en vais la leur flanquer !
La petite môme s’avance dans le hall ; intimidée, semble-t-il. Elle a presque aussi peur que Mme Bisemont. On lui donnerait le Bon Dieu sans confession, à cette gosse ! Si c’est pas malheureux de se lancer dans l’arnaque lorsqu’on est fabriqué comme la Vénus de Milo et qu’on a des bras, par-dessus le marché, avec la manière de s’en servir… Moi, ça me colle des vapeurs dans le vase d’expansion !
Elle aperçoit l’enveloppe. Elle a un frémissement de cupidité et s’approche. Je la laisse s’en emparer afin qu’elle ne puisse pas nier ensuite les mobiles de sa visite illégale. Elle la prend, la serre contre elle, s’apprête à gagner la sortie.
— Doucement, mignonne ! fais-je en ouvrant la lourde.
Elle émet un petit cri d’orfèvre. Mais elle a dû avoir un horloger dans ses antécédents car elle ne manque pas de ressort.
La voilà qui me considère de son regard intense, ardent, lumineux…
— Que voulez-vous ? demande-t-elle…
— Vous dire deux mots, ma beauté !
— Que faites-vous ici ?
J’ai déjà vu bien des filles culottées (j’en ai vu des déculottées aussi, d’ailleurs) mais à ce point, j’avoue que j’en suis sur ma rampe de lancement.
— Et vous-même, ma jolie ?
Elle fronce les sourcils.
— Cessez vos familiarités, je vous prie, dit-elle, sévère… De quel droit m’appelez-vous ma beauté, ma jolie ! Nous n’avons jamais gardé les vaches ensemble !
Alors là, la moutarde me grimpe au naze, et je puis vous assurer (comme on dit à L’Urbaine et la Seine) que c’est de l’extra-forte !
— Ça ne saurait tarder, affirmé-je. Et les vaches que nous garderons sont très turbulentes, je vous préviens !
Je m’approche. Elle glisse l’enveloppe sous son bras.
— Vous êtes prise sur le fait, Josée !
Elle tique tout de même en constatant que je connais son pré-blaze. Mais elle se reprend. Elle a le cran, la témérité des jeunes délinquantes… Plus tard, lorsqu’elle sera marida et qu’une demi-douzaine de lardons se moucheront dans ses jupes, elle ne reconnaîtra sans doute plus ses souvenirs. Elle ne croira plus qu’elle a été ce petit chat sauvage, prêt à nier l’évidence, prêt à insulter la vérité !
— Je suis ici chez ma tante, Mme Bisemont ! et vous, qui êtes-vous ?
— Un flic, ça ne se voit donc pas ?
— Vous avez un mandat vous autorisant à perquisitionner ?
— Non, mais j’ai deux mains que vous allez prendre sur la figure, mon chou, avant longtemps, parole de poulet !
Je marche sur elle. Elle fait un saut en arrière pour m’échapper. Dans ce mouvement désordonné, elle bouscule l’armure qui bascule sur le carrelage avec un bruit de lessiveuse dégringolant un escalier. Le bruit la fait sursauter. Elle s’immobilise. J’en profite pour lui arracher l’enveloppe.
— Vous croyez tenir le magot, Josée ! Eh bien vous l’avez in the baba (les pensées délicates, je les exprime toujours en anglais afin de pouvoir être compris sans difficulté par Sa Gracieuse Majesté).
J’éventre l’enveloppe et en retire le journal.
— Inscrivez « pas de chance » et dites à votre petit copain Hervé que pour avoir du pèze, le meilleur moyen c’est de se graisser les articulations à l’huile de coude et de travailler !
Elle est abasourdie. Adieu veau, vache, cochon, couvée. Perrette ! Les beaux projets s’en vont, au fil de l’eau, comme chiens crevés !
— Cette petite histoire va vous coûter chérot, mon enfant ! Chantage, le tarif est élevé !
Je m’attends à ce qu’elle regimbe, nie, me vampe, ou se sauve… Je m’attends à tout et à n’importe quoi, sauf, évidemment, à sa réaction : voilà la vendeuse de romances qui pousse un hurlement à côté duquel un meeting d’avions à réaction aurait l’air d’un soupir de jeune fille violée.
Après son récital de sirène, elle s’écroule, en proie à une terrifiante crise de nerfs… Je m’agenouille au bord d’elle pour la ranimer. C’est une opération pour laquelle j’ai des dispositions naturelles. Son corsage est une porte qu’on est tenté d’ouvrir à deux battants, manière de lui permettre de respirer convenablement. Les portes d’un jardin ! J’en cultive les fleurs les plus rares.
Elle rouvre ses yeux d’archange maudit.
— Au secours ! au secours ! crie-t-elle.
— Allons, allons, pas de manières comme ça. Si vous me faites de la musique, je vous préviens, chère disqueuse, que c’est superfétatoire, car je connais à fond ce genre de partition !
Mais son regard est fixe. Il se révulse à nouveau. Je suis la direction qu’il semble indiquer… Alors le gars San-Antonio sent un frisson glacé démarrer de la plante de ses nougats jusqu’au sommet de sa girouette, avec escale à l’antenne. Il a ses ratiches qui se soudent, son estom’ qui lui grimpe dans le gosier, son sang qui opte pour l’état solide, son bulbe qui fonctionne en roue libre, ses lampions qui jouent à la Loterie nationale, ses rotules qui font bravo ; son intestin grêle qui passe au variable, son foie qui se cirrhose, sa rate qui se sclérose ; ses poils de bras qui s’apothéosent ; son battant qui se métamorphose ; et son compteur Geiger qui détecte un gisement de pétrole dans les abords immédiats.
Bref, je me révulse, me convulse, m’abîme, me liquéfie, me dissous (si vous insistez, je me vingtsous), m’anéantis, me pétrifie, me solidifie, me détériore, me flétris, me sape, me détraque, me patraque, m’avertis, m’invertis (un homme inverti en vaut deux), m’oublie, etc. J’en passe, des pires d’ailleurs, ce qui est tout bénéfice pour vous !
Tout cela pour vous apprendre ceci, bande de démantelés, c’est que l’armure que la môme Josée a renversée en se débattant n’est pas creuse, comme le sont les armures de nos jours.
Elle comporte un locataire. Le haume s’est ouvert en tombant et j’aperçois par l’ouverture ce que la gosse a aperçu avant moi, c’est-à-dire le visage révulsé d’un jeune homme défunt qui, si mon instinct n’est pas branché sur une ligne de caramel mou, doit être ce brave Hervé Suquet, étudiant en sexualité sénile à la faculté de coïts de Montroux (canton de Bâle).
Du coup, je révise une foule de jugements que je pensais solides et qui n’ont pas plus de consistance maintenant que le rêve érotique d’un eunuque couché aux côtés de Pauline Carton.
La môme Josée est toujours en digue-digue. Ça se conçoit d’ailleurs. Il n’est jamais agréable de découvrir un cadavre ; mais lorsque le cadavre est celui de votre amant, lorsque, par surcroît, il occupe une armure damasquinée, avec articulations montées sur roulements à billes, traction avant, toit ouvrant et braguette soudée à l’autogène, alors là, comme disent les médiums : on croit rêver !
Je me penche sur l’armure. Certaines pièces se sont détachées, et le mort apparaît par bribes… Je le débarrasse de sa surprenante carapace afin de l’examiner dans son ensemble.
Point n’est besoin d’avoir passé sa vie dans un hôpital en qualité de visseur de couvercles de cercueils pour comprendre que l’aimable jeune homme est décédé depuis une bonne douzaine d’heures… Il est un peu raide sur les bords, le chéri à sa mémère Bisemont ! Il a été étranglé au moyen d’une corde qu’on lui a d’ailleurs laissée autour du cou, comme une ultime cravate, sans doute pour qu’il soit plus convenable lorsqu’il carillonnera à la lourde de saint Pierre.
Je réfléchis un bref instant. Cette affaire va faire un drôle de pet, je vous le dis. Les journalistes vont s’en payer une sacrée tranche. C’est pas tous les jours qu’ils ont un homme étranglé dont le cadavre repose dans une armure à se foutre sous les chailles.
Je ramasse la petite Josée et je la porte entre les bras solennels d’un vaste fauteuil Louis XIII. Sa tête dodeline. Ses yeux sont révulsés et sa pâleur la fait ressembler à un pensionnaire du musée Grévin. Histoire de la ranimer et aussi, je l’avoue, de me passer les nerfs, je lui administre une solide paire de baffes. Elle revient à elle.
— Je crois que c’est à toi d’annoncer la couleur ! fais-je, comme parole de bon accueil. Inutile de te faire remarquer que tu t’es collée dans une drôle d’affaire !
Elle éclate alors en sanglots bruyants. Je la laisse chialer tout son saoul parce que c’est le genre de réaction qui libère un individu et l’amollit.
Lorsque ses hoquets s’espacent, je m’assieds sur l’un des bras du fauteuil.
— Maintenant, raconte !
Elle hausse les épaules.
— Je ne sais rien ! C’est effrayant !
— Hé, molo, jeune fille ! Tu ne sais peut-être rien en ce qui concerne la mort d’Hervé, mais tu vas tout de même me rencarder sur vos agissements à tous les deux… Vous avez eu l’idée de faire chanter la vieille il y a quelque temps, hmm ? Vous l’avez, par lettre anonyme, menacée de raconter à son mari sa liaison avec Suquet si elle ne casquait pas. Elle a averti son mironton et vous l’avez eu dans le dos…
« Tu vois, je connais le départ de l’histoire… Bien. Vous vous êtes dit que pour l’amener à composition, il fallait frapper un grand coup, et vous avez manigancé cette ridicule mise en scène… Non ?
— Oui…
— C’était plus une blague qu’un drame…
« Ton copain a feint d’avoir la gorge tranchée. Vous aviez remplacé l’ampoule de la chambre par une lampe extra-forte… Lorsque la vioque s’est amenée, et qu’elle a pénétré dans la chambre, toi tu lui as tiré le portrait, exact ?
— Oui.
— Très bien… Ensuite ?
Josée passe avec égarement la main sur son joli minois.
— Ensuite, balbutie-t-elle… Je suis allée me cacher dans le parc en attendant que la vieille s’en aille…
Elle respire péniblement. Sa petite poitrine se soulève à un rythme accéléré.
— La mère Bisemont s’est sauvée et puis nous sommes partis, récite-t-elle d’une voix morte…
— En emportant la carpette ?
— Oui, elle était tachée…
— Et vous avez aussi récupéré l’ampoule ?
— Oui…
— Bon, continue, et magne-toi parce que je commence à trouver qu’on s’éternise…
— On est rentrés à Paris !
— Comment ?
— J’avais loué une 2 CV dans un garage du boulevard Montparnasse !
— Pourquoi ?
— Pour éviter le centre de Malmaison. Et puis on avait pensé à la carpette qui serait tachée et qu’il faudrait embarquer.
— Vas-y, je t’écoute…
— Après j’ai emmené Hervé à la gare de Lyon.
— Pour quoi faire ?
— Il devait filer à Avignon et m’y attendre…
— Pourquoi à Avignon ?
— C’est une ville que nous aimons… Il devait descendre à l’Hôtel du Pont…
— Pourquoi filait-il sans toi ?
— Pour la vérité de notre scénario, il devait disparaître, vous ne comprenez donc pas !
— Oui, je vois. Note qu’il ne risquait pas grand-chose à attendre dans un hôtel d’ici…
— C’est lui qui avait voulu.
Évidemment. Le petit lâche avait peur de trop se mouiller. Il voulait bien se prêter à la mise en scène, mais pas participer au chantage. Il pensait qu’au cas où l’aventure tournerait mal, il serait moins salé.
— C’est toi qui avais eu l’idée de cette rocambolesque mise en scène ?
— Ben ! c’est-à-dire…
— Allez, ne mens pas et continue… On éclaircira tous ces petits points obscurs par la suite.
La jeune fille pousse un profond soupir.
— J’ai laissé Hervé à la gare… Je suis allée porter la carpette chez un teinturier en demandant qu’on la nettoie… Puis j’ai rendu l’auto, développé la photographie…
— Tu sais le faire ?
— Bien sûr… J’ai travaillé chez un photographe avant de…
— Après ?
— J’ai repris mon travail, car je n’avais demandé qu’une partie de mon après-midi en prétextant que j’allais chez le docteur… En fin de journée, j’ai posté la photographie à Mme Bisemont, par pneumatique… Et ce matin je j’ai appelée au téléphone pour…
— Vu !
Maintenant elle commence à reprendre des couleurs, Josée. Son doux visage de petite garce est celui d’un ange ! Je pige que le gars Hervé se soit laissé embringuer dans une pareille aventure pour ses beaux yeux ! Ils valent le déplacement. Je suis prêt à vous parier un quart de nuit comme une nuit au quart que vous en feriez vos beaux dimanches après-midi, de cette môme-là !
Et y aurait pas besoin de vous procurer le mode d’emploi : vous trouveriez tout seuls, bandes de pas finis !
— Raisonnons, Josée… Tu me dis avoir conduit Hervé à la gare ! Vous y êtes allés tout de suite en sortant de là ?
— Oui.
— Il a pourtant bien fallu qu’il se débarrasse de la peinture qu’il avait au cou ?
— Il s’est lavé ici…
— Où ?
— Dans le parc, il y a une pièce d’eau…
— Tu me la montreras… Tu es descendue de voiture, à la gare, pour l’accompagner au train ?
— Non ! Il me restait trop de choses à faire en peu de temps !
— Avait-il retenu son billet ?
— Non ! Mais il avait largement le temps de le prendre. Son train ne partait qu’à quatre heures dix et je l’ai déposé à moins le quart !
— Et depuis, tu n’as plus eu de ses nouvelles ?
— Non.
Cette fois, les gars, nous flottons dans l’encre de Chine la plus noire et la plus chinoise.
Je me dirige vers une tablette supportant un poste téléphonique. J’espère que la ligne n’est pas interrompue en l’absence des Bisemont. Je décroche : ô bonheur, le petit zonzonnement se produit. Alors je tube au Vieux pour lui expliquer ce qui se passe. Au début il renaude. Il n’aime pas beaucoup que ses collaborateurs emploient leurs vacances à lever des lièvres de ce genre, seulement, comme il a, plus encore que moi, le goût du mystérieux, il finit par me dire qu’il m’envoie l’Anthropométrie et le toubib… Il accepte de me faire charger de l’affaire et d’écraser le coup pour la presse. En effet, je tiens à conserver ma liberté de mouvement. Rien de plus casse-burnes que d’avoir à ses chausses une douzaine de gars curieux qui ne savent pas se promener sans avoir un appareil photographique sur le bide…
— Envoyez-moi Bérurier ! ajouté-je en conclusion…
Je raccroche.
Josée a, en même temps que des couleurs, repris du poil de la bête. Vous me croirez si vous voulez (et si vous ne voulez pas, allez vite vous faire cuire deux œufs) mais la voilà qui se recharge les labiales au Rouge Baiser. Je me dis, in petto, car le latin n’a pas de secret pour moi, que le plus baisé des deux n’est pas celui qu’on pense. J’éprouve la désagréable sensation d’avoir été mystifié par moi-même. Rien ne va plus ! Je faisais l’esprit fort, le gros crack qui s’amuse d’une blague, et voilà qu’en réalité je traversais, sans m’en douter un seul instant, un marécage on ne peut plus fangeux.
— Quel est le programme ? s’informe la donzelle.
Je réprime son optimisme naissant avec deux mots :
— Ta gueule !
— Merci !
Elle est complètement zizi, cette souris !
Elle a un branchement de pété du côté du cœur. Il n’y a rien de plus effrayant que quelqu’un d’insensible ! Or, à notre époque, on en rencontre de plus en plus. Reliquat de la guerre, je suppose ? Il y a eu trop d’yeux arrachés avec des fourchettes à huîtres, trop de doigts écrasés, de chairs brûlées, de langues déliées… Trop de misères humaines… Ça laisse des traces !
La fonction crée l’organe, l’organe de l’insensibilité est né !
— Tu ne te rends pas compte que ton petit gars est mort à cause de tes manigances !
Elle secoue la tête, sa jolie tête faite pour sourire, faite pour aimer.
— Ce n’est pas ma faute !
— Mais si, tu le sais très bien ! Sans toi il vivrait encore. Avoir entrepris cette épopée du ridicule pour essayer d’obtenir deux millions ! Deux malheureuses briques ! Vous auriez claqué ça en un mois, je vois le topo… Et ensuite vous auriez attaqué un bureau de poste de banlieue !
Elle hausse les épaules :
— Vous faites du roman, dit-elle.
Je lui cloque une mandale. Pas pour la ranimer, celle-là, mais plutôt pour l’endormir !