Quatrième partie Béringie

13 212 av. J.C.

I.

Elle fît halte en arrivant devant son abri et resta immobile un moment à contempler le paysage alentour et le chemin qu’elle avait suivi. Pourquoi ? se demanda-t-elle. Comme si c’était la dernière fois que je voyais tout ceci. Puis, avec un pincement au cœur : C’est peut-être bien le cas.

Au sud-ouest, le soleil flottait au-dessus d’une mer où il ne sombrerait que dans plusieurs heures, et pour un laps de temps très bref. Ses rayons inondaient d’un or glacial les massifs de cumulus à l’est et illuminaient les eaux à huit cents mètres de là. À cet endroit de la côte, la terre montait vers les corniches au nord en suivant un gradient élevé. D’un aspect maladif, elle était couverte d’une herbe rase, avec çà et là quelques taches de sphaigne vert et marron. Sur les trembles étiques, seules quelques feuilles blafardes frissonnaient encore. Ailleurs poussaient d’épais fourrés de saules herbacés qui lui arrivaient à peine à la cheville. Des laîches bruissaient doucement dans un ruisseau tout proche. Celui-ci se jetait dans une rivière guère plus large, qu’une ravine dissimulait pour l’instant à ses yeux. Elle apercevait néanmoins le feuillage des aulnes verts poussant sur ses bords. Des lambeaux de fumée montaient des tanières d’Aryuk et de sa famille.

Un vent vif soufflait de la mer, lui picotant les joues. Cela la soulagea en partie de sa fatigue mais aiguisa son appétit ; elle avait pas mal crapahuté aujourd’hui. Les cris de centaines d’oiseaux parvenaient à ses oreilles : goélands, canards, oies, grues, cygnes, pluviers, bécassines, courlis, un aigle planant dans les hauteurs. Même au bout de deux ans, la profusion de la vie aux portes même des Glaces ne laissait pas de l’émerveiller. Il avait fallu qu’elle quitte son monde pour prendre conscience de sa misère.

« Je regrette, les copains, murmura-t-elle. L’appel de la théière et des biscuits est le plus fort. » Après quoi j’aurais intérêt à rédiger mon rapport. Le dîner attendra. Grimace. Un rapport qui sera nettement moins marrant que les précédents.

Elle se raidit. Allez, tu ne vas pas faire une montagne de ce qui vient d’arriver ! L’événement est certes d’importance, mais ce n’est pas nécessairement un drame. Tu crois aux prémonitions maintenant ? Écoute, ma fille, il est normal que tu parles toute seule de temps à autre, et tu as même le droit de bavasser avec la faune, mais quand tes bêtes noires commencent à t’adresser la parole, c’est que tu as besoin de changer d’air.

Elle descella le dôme, y entra et referma la porte. La pénombre régnait dans l’habitacle jusqu’à ce qu’elle active la transparence. (Personne alentour pour la reluquer, et jamais ses chers Nous n’oseraient le faire sans sa permission.) Gagnée par la chaleur, elle ôta sa parka, s’assit pour enlever ses bottes et ses chaussettes, agita les orteils.

Elle ne pouvait guère bouger dans un espace aussi confiné. Son scooter temporel occupait une bonne partie de la place disponible, sous une couchette où étaient étalés matelas et duvet. L’unique chaise était rangée devant l’unique table, dont la moitié était prise par l’ordinateur et ses périphériques. Près de la table, une unité multifonctions assurant la cuisine, la lessive et cætera. Plus quelques placards et cartons divers. Deux de ceux-ci abritaient vêtements et objets personnels ; les autres contenaient du matériel relatif à sa mission. Le règlement de la Patrouille exigeait un habitat réduit à sa plus simple expression, afin d’interférer le moins possible avec le lieu, son écologie et ses habitants. Si elle avait envie de bouger et de respirer, il lui suffisait de sortir.

Après avoir mis de l’eau à bouillir, elle déboucla son ceinturon et rangea son pistolet et son étourdisseur à côté de ses fusils. Pour la première fois, toutes ces armes lui semblaient laides. Elle ne tuait que rarement, pour se nourrir et, plus rarement, lorsqu’elle estimait nécessaire de prélever un spécimen – plus ce lion des neiges devenu mangeur d’hommes qui terrorisait la famille d’Ulungu aux Sources-Bouillonnantes. Des humains ? Ridicule ! Sacrédié, mais tu as les nerfs à vif en ce moment.

Elle sourit en se rappelant de qui elle tenait ce juron. Manse Everard. Il s’efforçait de rester poli en présence d’une femme, comme on le lui avait enseigné. Elle avait remarqué qu’il semblait plus à l’aise lorsqu’elle-même en faisait autant, ce qu’elle s’efforçait de ne jamais oublier, sans y parvenir tout à fait.

Un peu de musique lui ferait du bien. Elle activa l’ordinateur. « Mozart. Euh… Eine kleine Nachtmusik. » Les cordes prirent leur envol. Ce fut alors qu’elle se rendit compte avec surprise de ce qu’elle venait de faire. Non qu’elle détestât Mozart, mais elle s’était rappelée que Manse ne supportait pas le rock. Enfin, de toute façon, ceci a plus de chances de me détendre.

Une tasse de Darjeeling, un cookie aux flocons d’avoine, et elle pétait la forme. Le moment était venu de s’occuper de ce rapport. Néanmoins, une fois qu’elle en eut dicté le préambule, elle se le repassa avant de poursuivre, au cas où il aurait été aussi mal fichu qu’elle le craignait.

Son visage apparut sur l’écran : des yeux bleus, une crinière blonde, un nez épaté, des pommettes et un menton saillants. Ses cheveux délavés par le soleil lui effleuraient les mâchoires, sa peau était encore plus tannée qu’au terme d’un été californien. Doux Jésus, c’est à ça que je ressemble ? On me donnerait facilement trente ans alors que je n’en ai… que je ne suis même pas née, en fait. Cette vanne éculée la fit quand même sourire. Dès que je serai rentrée au bercail, direction le salon de beauté le plus proche !

Une voix de contralto un peu rauque déclara : « Wanda Tamberly, spécialiste de seconde classe, agent scientifique de terrain, affecté…» Suivirent ses coordonnées spatio-temporelles dans le référentiel adopté par la Patrouille. Elle s’exprimait en temporel.

« Je soupçonne l’imminence d’une crise. Comme… euh… comme le montrent les références données dans mes précédents rapports, jusqu’ici, durant le laps de temps pendant lequel j’ai effectué des visites régulières…»

« Stop ! » ordonna-t-elle en effaçant l’image. Depuis quand la Patrouille recommande-t-elle le baragouin pontifiant ? Tu es épuisée, ma fille. Tu régresses au niveau scolaire. Reprends-toi. Ça fait quatre ans que tu as entamé tes études supérieures. Quatre années de temps propre, riches d’expérience et d’histoire. De préhistoire, même. Elle inspira profondément à plusieurs reprises, se détendit lentement, muscle par muscle, et médita sur un koan. Elle n’avait rien d’une maniaque du zen, mais certaines techniques étaient efficaces. Retour à zéro.

« Je pense qu’ils vont au devant de graves ennuis. Vous vous rappelez que ces gens sont uniques au monde, du moins à leurs propres yeux. Je suis le premier étranger qu’ils aient jamais rencontré. » Les chrononautes qui avaient appris leur langage et une partie de leurs us avaient débarqué trois siècles plus tôt et ils étaient tombés dans l’oubli depuis belle lurette, à moins que la mémoire collective ne les ait transformés en mythe. « Eh bien, aujourd’hui, Aryuk et moi avons trouvé des intrus.

» Commençons par le commencement. Hier, son fils Dzuryan est revenu d’une errance prénuptiale. Simple lubie d’adolescent de sa part ; il n’a pas plus de douze ou treize ans, je crois bien, et il est trop tôt pour qu’il se cherche une compagne. Mais peu importe. A son retour, Dzuryan a signalé entre autres choses un troupeau de mammouths au Fossé du Bison. »

Ce nom de lieu était amplement suffisant. Elle avait déjà envoyé en aval les cartes qu’elle dessinait durant ses randonnées. C’était elle qui avait baptisé les points remarquables. Les noms que leur donnaient les Nous n’étaient pas toujours fixés. Mais ils ne se lassaient pas de relater les histoires qui leur étaient associées. (« Dans cette combe, durant le printemps qui suivit le Grand et Rude Hiver, Khongan a vu une meute de loups terrasser un bison. Il a battu le rappel des hommes de deux camps. Grâce à leurs torches et à leurs pierres, ils ont chassé les loups. Ils ont rapporté la viande dans leurs camps et ce fut alors un grand festin. Ils ont laissé la tête pour les esprits. »)

« J’étais tout excitée par cette nouvelle. » Oh ! que oui. « Il est rare que les mammouths poussent à moins de trente kilomètres des côtes, et jamais ils ne s’en étaient autant approchés. Que faisaient-ils ici ? Lorsque j’ai annoncé que je comptais leur jeter un coup d’œil, Aryuk a insisté pour m’accompagner personnellement. » Il est vraiment adorable, sans cesse à bichonner son invitée, cette conteuse et faiseuse de miracles qui se débrouille comme un manche dans la nature. « Pour être franche, sa compagnie était la bienvenue. Je ne connais pas encore bien cette région. Nous sommes partis aujourd’hui au lever du soleil. »

Tamberly ôta le bandeau qui lui ceignait le front. Elle en détacha l’enregistreur gros comme son ongle qui avait capté tout ce qu’elle avait vu et entendu, le brancha sur la boîte de données et tapota le clavier. Tous les fichiers seraient intégrés au dossier de sa mission, mais elle n’attacherait à ce rapport que les éléments essentiels. Toutefois, en voyant défiler en quelques minutes ce qu’elle avait mis des heures à observer, elle ne put résister à la tentation de passer en vitesse normale de temps à autre.

Le flanc sud d’une colline les protégeait du vent. Aryuk et elle y buvaient l’eau fraîche d’une source. En revoyant la scène, elle se rappela la froidure dans son palais, le parfum de terre et de pierre, le soleil qui lui chauffait le dos et le fumet qui montait des herbes alentour. Le sol était moelleux sous ses pieds, encore humide de la fonte des neiges. Les moustiques vrombissants se comptaient par millions.

Aryuk recueillit l’eau dans ses mains en coupe et la but à grand bruit. Des gouttelettes étincelaient dans la barbe noire qui lui recouvrait le torse. « Veux-tu te reposer un peu ? demanda-t-il.

— Non, continuons, je suis impatiente de voir ça. » C’était plus ou moins ce qu’elle lui avait répondu. À l’instar du temporel – qui était en outre le produit d’une culture technologique –, le tula était difficilement traduisible en anglais. C’était une langue agglutinante, à base de trilles et de claquements, capable d’exprimer des concepts dont la subtilité lui demeurait impénétrable. Pour ne citer qu’un exemple, les genres y étaient au nombre de sept, dont quatre s’appliquant à certains végétaux, aux phénomènes climatiques, aux corps célestes et aux défunts.

Aryuk éclata de rire, exhibant une dentition déjà bien clairsemée. « Ta force est sans limites. Tu épuises ce vieil homme. »

Les Tulat, un terme qu’elle traduisait par « Nous », ne tenaient pas le compte des jours et des années. Elle lui donnait la trentaine bien tassée. Rares étaient ses congénères qui dépassaient les quarante ans. Il avait déjà deux petits-enfants, sans compter ceux qui étaient morts en bas âge. Maigre mais robuste, il demeurait en assez bonne santé, quoique marqué par les cicatrices de plusieurs blessures infectées. Il faisait une dizaine de centimètres de moins qu’elle, mais elle était plutôt grande pour une Américaine du XXe siècle. Sa physiologie était facile à observer, car il était complètement nu. En cette saison, il aurait dû se revêtir d’un poncho tissé avec de l’herbe sèche pour se protéger des moustiques. Mais, aujourd’hui, il accompagnait Elle-qui-Connaît-l’Étrange, que les moustiques n’approchaient jamais. Tamberly n’avait même pas essayé de lui expliquer le fonctionnement du gadget qui les repoussait. Elle-même ignorait le principe de ce répulsif futuriste. Des émissions supersoniques ?

Aryuk pencha sa tête chevelue et lui jeta un regard en coin sous ses sourcils broussailleux. « Tu pourrais m’épuiser autrement qu’en marchant. »

Elle repoussa cette proposition d’un geste et il partit d’un nouveau rire, gravant de rides son visage au nez camus. Il n’avait dit cela que pour la taquiner, et tous deux le savaient. Une fois qu’ils eurent compris que l’étrangère ne leur était pas hostile, et qu’elle pouvait même user de ses pouvoirs pour les soulager de leurs souffrances, les Nous avaient vite appris à se détendre en sa compagnie. C’était certes un être mystérieux, mais on pouvait en dire autant de la quasi-totalité de leur monde.

« Nous repartons », dit-elle.

Redevenant soudain sérieux, Aryuk opina. « C’est sage. Si nous faisons vite, nous serons rentrés avant le coucher du soleil. » Il tiqua. « Ce territoire n’est pas le nôtre. Peut-être connais-tu les fantômes qui y rôdent la nuit. Pas moi. » Il changea d’humeur une nouvelle fois. « Peut-être vais-je tuer un lapin. Tseshu…» Sa femme. « Tseshu aime bien le lapin. »

Il ramassa la pierre en forme d’amande, grossièrement taillée, qu’il portait toujours sur lui et qui faisait office de projectile, de couteau et de broyeur d’os. Ses autres outils étaient tout aussi primitifs. Leur facture remontait au Moustérien ou à des traditions similaires associées à l’homme de Néandertal. Aryuk était quant à lui un authentique Homo sapiens, un Caucasien archaïque ; ses ancêtres étaient venus de l’Asie occidentale. Tamberly n’avait pas manqué de relever cette ironie de la préhistoire : les premiers occupants de l’Amérique étaient plus blancs que rouges…

Adoptant une allure soutenue mais peu fatigante, ils avaient repris leur route en direction du nord-ouest. Elle repassa en accéléré. Pourquoi me suis-je arrêtée sur cette scène ? Elle ne présente aucun intérêt. A moins que ce ne soit la dernière de ce type que j’aurai vécue.

Elle s’autorisa à en revivre deux autres. Le troupeau de poneys sauvages à poil long qu’elle avait vu galoper sur une crête devant un ciel ennuagé. La harde de bisons des steppes qu’elle avait aperçue au loin, dont le mâle dominant mesurait près de deux mètres cinquante au garrot. Aryuk avait honoré ces puissantes créatures par un chant émerveillé.

Son peuple n’était pas un peuple de chasseurs. Les Nous péchaient avec leurs mains les poissons des lacs et des rivières, édifiant parfois des barrages pour les piéger. Ils ramassaient les coquillages, les œufs, les oisillons, les larves, les racines et les baies en saison. Ils capturaient des oiseaux, des rongeurs et autre menu gibier. De temps à autre, ils attrapaient un jeune mammifère, faon ou bisonneau, ou tombaient sur une carcasse encore comestible ; ils en récupéraient également la peau. Pas étonnant qu’ils soient si peu nombreux et n’aient quasiment laissé aucune trace de leur passage, même bien au sud du glacier.

Une lueur sur l’écran attira son attention. Elle appuya sur « pause », reconnut la vue et hocha la tête. Reprenant l’enregistrement, elle humecta des lèvres soudain sèches et dit : « Nous avons atteint notre destination vers midi. » L’heure précise était gravée sur des molécules distordues. « J’insère ici le fichier audiovisuel sans l’éditer. » Elle aurait pu effectuer cette opération en une fraction de seconde mais décida de revoir les images à vitesse normale. Cela lui permettrait peut-être d’observer des détails qui lui avaient échappé sur le moment ou d’esquisser une nouvelle interprétation des événements. Quoi qu’il en soit, il est toujours sage de se rafraîchir la mémoire. Une fois de retour au QG, elle aurait droit à un débriefing exhaustif.

Elle revit l’endroit où ils s’étaient rendus. Les forêts éparses de la zone côtière se trouvaient loin derrière eux. En dépit de son humidité, la région qu’ils arpentaient tenait davantage de la steppe que de la toundra. Elle était recouverte d’un tapis d’herbe d’un vert terne, éclairé çà et là par des saules herbacés et des flaques argentées de cladonies. Au loin les attendaient des bouleaux, relativement frêles mais serrés les uns contre les autres, signe avant-coureur d’une prochaine invasion. On ne comptait plus les mares et les étangs envahis de laîches. Deux faucons voguaient au vent, les seuls volatiles visibles alentour ; les grouses et les lagopèdes avaient dû se cacher, à l’instar des lemmings et des rats musqués. À moins de quinze cents mètres de là, les mammouths avançaient en broutant. Le grondement de leurs estomacs résonnait sur la plaine.

Aryuk l’entendit pousser un cri. Il se tendit. « Que se passe-t-il ? »

Sur l’écran, on voyait son bras tendu et les minuscules silhouettes qu’elle pointait du doigt. « Regarde ! Tu les vois ? »

Aryuk mit une main en visière et plissa les yeux. « Non, les choses éloignées sont floues. » L’acuité visuelle du sauvage est une légende, au même titre que sa santé resplendissante.

« Des hommes. Et… et… oh ! viens. » L’image tressauta. Tamberly s’était mise à courir. Serrant un peu plus fort sa pierre taillée, Aryuk trottina à ses côtés, le visage déformé par la peur.

Les étrangers les repérèrent, firent halte, échangèrent quelques mots et coururent à leur rencontre. Tamberly en dénombra sept. Autant d’adultes que n’en abritait le campement d’Aryuk, si l’on comptait les grands adolescents ; sauf que tous les nouveaux venus étaient mâles.

Plutôt que de foncer droit sur eux, ils avaient adopté une trajectoire oblique. En voyant le signe que lui lançait leur chef, elle changea à son tour de direction. Elle se rappelait avoir pensé à ce moment : C’est vrai, ils ne doivent pas affoler les mammouths. Ça doit faire plusieurs jours qu’ils les harcèlent, les guidant vers une zone qu’ils n’ont pas l’habitude de fréquenter, où la provende est chiche mais où abondent les mares et autres trous d’eau dans lesquels les chasseurs ont de bonnes chances de les piéger.

C’étaient des hommes trapus, aux cheveux noirs, portant des tuniques, des culottes et des bottes de cuir. Chacun d’eux était armé d’une lance s’achevant par une pointe taillée dans un os, où étaient insérées des lamelles de silex, le tout formant une lame aussi longue qu’affûtée. A leur ceinture étaient accrochées une bourse contenant sans doute des vivres et une pierre taillée faisant office de couteau. Ils étaient aussi armés d’une hache. Le rouleau de peau attaché à leurs épaules devait être une couverture. Deux ou trois lances s’y trouvaient stockées. Sous les sangles, on distinguait un propulseur à gorge. Pierre, bois, bois de cerf, os, peau… ils savaient travailler tous ces matériaux. Comme Tamberly et Aryuk s’approchaient, les hommes firent halte avant de se déployer, prêts à passer à l’attaque.

Jamais une bande de Tulat n’aurait pensé à une telle manœuvre. S’ils connaissaient la violence, et même l’homicide, elle était fort rare chez eux. Un conflit collectif leur était tout bonnement inimaginable.

Les deux groupes se figèrent. « Que sont-ils ? » hoqueta Aryuk. Une sueur mauvaise faisait luire sa peau basanée et, s’il respirait par à-coups, ce n’était pas l’effet de la fatigue. Pour lui, l’inconnu était par essence surnaturel et terrifiant, du moins tant qu’il n’était pas parvenu à le comprendre. Pourtant, elle l’avait vu s’aventurer sur les flots en pleine tempête, afin de tuer un bébé phoque et nourrir ainsi sa famille.

« Je vais tâcher de le savoir », répondit-elle d’une voix un peu tremblante. Les paumes de ses mains tournées vers l’extérieur, elle s’avança vers les étrangers ; auparavant, elle avait pris soin de déboucler ses deux étuis, celui de l’étourdisseur comme celui du pistolet.

Ils semblèrent se détendre en la voyant animée d’intentions pacifiques. Ses yeux ne cessaient d’aller et venir de l’un à l’autre.

Elle s’efforça de faire abstraction de leur individualité pour déterminer leurs caractéristiques ethniques. Encadré par de lourdes tresses, un visage naturellement basané, avec des yeux en amande, un nez épaté, une pilosité quasi inexistante. Des traits de peinture leur barraient le front et les joues. Je ne suis pas anthropologue, se rappelait-elle avoir pensé, mais je suis sûre que ce sont des Mongols archaïques. Ils viennent sûrement de l’Ouest…

« Que votre assemblée soit riche », leur lança-t-elle en arrivant à leur niveau. Le langage tula ne comportait aucun mot signifiant « Bienvenue », car un tel sentiment allait de soi. « Que pourriez-vous me dire qui vous apporte la chance ? » Certaines révélations étaient susceptibles d’attirer des esprits maléfiques ou une magie hostile.

Le plus grand des hommes, qu’elle ne dominait que de quelques centimètres, jeune mais rude d’aspect et de manières, vint se planter face à elle. La succession de grondements et de ronronnements qui sortit de sa bouche était incompréhensible. Elle tenta de le lui faire comprendre par signes, souriant, haussant les épaules et secouant la tête.

Il plissa les yeux pour l’examiner. Sans doute devait-elle lui apparaître comme fort bizarre, de par sa taille, la couleur de sa peau, son accoutrement. Mais, contrairement aux Nous, il ne semblait nullement intimidé en sa présence. Au bout d’un moment, sa main s’avança avec une lenteur calculée, jusqu’à ce qu’il lui pose le bout des doigts sur la gorge. Puis il descendit poursuivre son exploration.

Elle s’était raidie, étouffant aussitôt une envie de fou rire. Mais c’est qu’il me pelote, le bougre ! Il lui palpa les seins, le ventre, l’aine. Mais, ainsi qu’elle le constata, ses gestes demeuraient délicats et impersonnels. Il vérifiait qu’elle était la femelle dont elle avait l’apparence, tout simplement. Comment réagirais-tu si je t’agrippais les parties ? Elle avait chassé cette idée de sa tête. Inutile de semer la confusion dans son esprit. Lorsqu’il eut achevé son examen, elle recula d’un pas.

Il cracha quelques mots à ses congénères. Ceux-ci lancèrent un rictus à Tamberly, puis à Aryuk. Les femmes de leur tribu ne chassaient probablement jamais. Supposaient-ils qu’il était son conjoint ? En ce cas, pourquoi restait-il derrière elle ?

Le chef s’adressa à Aryuk sur un ton qui semblait méprisant. Le Tula réprima un frisson puis lui fit face. Le chef des étrangers leva sa lance comme pour l’en transpercer. Aryuk se jeta à terre. Les hommes éclatèrent de rire.

« Hé, minute ! Attendez un peu ! » s’exclama Tamberly en anglais.

Elle perdit tout désir de visionner la suite. Ordonnant à la capsule de transférer sans délai le reste du fichier, elle soupira et reprit : « Comme vous le voyez, nous ne nous sommes pas attardés. Ces types-là étaient de sacrés clients. Mais loin, très loin d’être stupides. » Elle les avait calmés en dégainant son couteau à lame d’acier, qui n’avait pas manqué de les impressionner. Ils ne savaient quoi penser d’elle, mais ils n’avaient pas bougé lorsque Aryuk et elle avaient battu en retraite, les gardant à l’œil jusqu’à ce qu’ils aient disparu derrière l’horizon. « Je me félicite de n’avoir pas été obligée de tirer des coups de feu en l’air. Dieu seul sait quelles auraient été les conséquences. »

Une seconde plus tard : « Et Dieu seul sait où ils sont passés désormais. Ce sont sûrement des Paléo-Indiens venus de Sibérie. À présent, je me tiens coite et j’attends de nouvelles instructions. »

Elle récupéra son enregistrement, l’inséra dans l’une des capsules dont était équipé son scooter, entra les coordonnées et pressa un bouton. Le cylindre disparut dans un pop. Il n’était pas parti pour l’antenne locale, car il n’y en avait aucune à cette époque reculée. Sa destination n’était autre que le QG du projet, sis dans son pays et son siècle d’origine. Soudain, elle se sentit seule et épuisée.

Pas de réponse en retour. On devait estimer qu’elle avait besoin d’une bonne nuit de repos. Et d’un bon dîner. Le préparer, l’engloutir, laver la vaisselle… tout cela la détendit. Mais elle n’avait pas sommeil. Elle se lava avec une éponge de bain, enfila un pyjama et s’allongea sur sa couchette, calant son oreiller contre la paroi pour y appuyer la nuque. Comme le soleil sombrait et que l’obscurité montait, elle alluma une lampe. Elle hésita un bon moment avant de choisir un film à voir ou un livre. Dans ses bagages était niché un exemplaire de Guerre et Paix, qu’elle pensait avoir le temps de lire pendant cette expédition ; jusqu’ici, elle ne l’avait pas ouvert et, vu les événements de la journée, ce n’était pas ce soir qu’elle allait s’y décider. Et les enquêtes de Travis McGee qu’elle avait rapportées à l’issue de sa dernière permission ? Non, John D. MacDonald était parfois trop incisif.

Ah ! oui, ce cher vieux Dick Francis…

II.

Loup-Rouge et ses hommes ne parvenaient plus à conduire les mammouths vers un terrain propice à l’abattage de l’un d’eux. Les grands animaux avaient cessé de s’écarter devant les minuscules créatures qui les harcelaient. De plus en plus souvent, ils faisaient halte pour marteler le sol de leurs grosses pattes, et ils ne repartaient pas avant d’avoir mangé toute la végétation à leur portée. Hier, un mâle avait chargé les chasseurs, les obligeant à se disperser pour ne pas revenir avant l’aurore. De toute évidence, le troupeau ne s’éloignerait pas davantage de son territoire.

« La faim s’est installée dans le camp, déclara Chasseur-de-Chevaux. Je crois que notre partie de chasse était condamnée à l’avance. Si les petits êtres de la terre sont fâchés, gardons-nous de les offenser davantage. Attaquons-nous à un autre gibier et offrons-leur notre première prise.

— Pas encore, répondit Loup-Rouge. Nous devons abattre un mammouth, c’est urgent. Et nous le ferons. » Bien plus que de viande et de graisse, le Peuple des Nuages avait besoin d’os, de défenses, de dents, de peau et de fourrure, autant de matériaux qui se faisaient rares. Et il y avait la victoire elle-même, qui leur apporterait à nouveau la chance. Le périple avait été long et rude.

La peur fît ciller les yeux de Bois-de-Caribou. « Cette sorcière aux cheveux de paille l’a-t-elle interdit ? marmonna-t-il. Ces vents sont porteurs de bien trop de murmures.

— Pourquoi penses-tu donc qu’elle possède des pouvoirs ? lança Loup-Rouge. Elle nous a fuis, ainsi que son petit homme. C’était il y a trois jours. Attends d’écouter les nouvelles que rapportera Renard-Véloce. »

Ses paroles maintinrent l’ordre dans le groupe jusqu’à ce que l’éclaireur le rejoigne. Renard-Véloce leur signala une grande tourbière toute proche. Loup-Rouge harangua ses hommes, qui acceptèrent de faire une nouvelle tentative.

Ils commencèrent par collecter des brindilles, des roseaux secs et autre petit bois qu’ils lièrent en fagots. Loup-Rouge se chargea ensuite de faire du feu. Tout en s’activant, il entonna le Chant du Corbeau et ses camarades se mirent à danser lentement autour de lui. La nuit était tombée, mais c’était la nuit courte et lumineuse de l’été, un crépuscule où l’on voyait luire les mares et l’herbe grise courir d’un horizon à l’autre. Le ciel au-dessus d’eux était pareil à une plaine d’ombre où clignotaient quelques étoiles à peine distinctes. La froidure s’intensifia.

Pendant que ses compagnons s’approchaient des mammouths, Loup-Rouge resta en retrait afin que sa torche ne les alerte pas prématurément. Sous leurs pieds, les brindilles craquaient, les herbes bruissaient, la terre humide ployait. Un coup de vent apporta à ses narines l’odeur forte des bêtes et un peu de leur chaleur, du moins le crut-il. Cela lui donna le vertige ; il n’avait guère mangé ces derniers temps. En entendant les bruits qu’émettaient leurs gorges, leurs trompes et leurs pattes, il sentit son cœur battre plus fort et son esprit se raffermir. Rendus nerveux par plusieurs journées de harcèlement, les mammouths étaient prêts à la débandade.

Il siffla lorsqu’il estima venu le moment d’agir. En l’entendant, les hommes coururent vers lui. Ils allumèrent leurs torches à la sienne. Loup-Rouge à sa tête, le groupe se déploya en arc de cercle et passa à l’attaque. Les hommes agitaient leurs torches dans les airs ; les flammes montaient, les étincelles s’envolaient. Ils poussèrent le hurlement du loup, le rugissement du lion, le grondement de l’ours et ce cri terrifiant, brutal et modulé, passant sans cesse du grave à l’aigu, qui est l’apanage de l’homme.

Un mammouth glapit. Un autre barrit. Le troupeau prit la fuite. La terre se mit à trembler. « Ya-a-ah, ya-a-ah ! hurla Loup-Rouge. Par ici ! Celui-là – chassez-le… Vers moi, mes frères, vers moi, à droite et à gauche, chassez-le ! Yee-i-i-i-ya ! »

La proie qu’il avait choisie était un jeune mâle qui filait droit sur la tourbière. Bien que ses congénères ne se soient guère écartés l’un de l’autre, ils n’en fuyaient pas moins en ordre dispersé, et la nuit résonnait de leurs cris et de leur course précipitée. Les hommes voyaient beaucoup mieux qu’eux. Les chasseurs dépassèrent l’animal, coururent sur ses flancs. Ils jetèrent leurs torches sur lui avant qu’elles ne s’éteignent. Il glapit de terreur. Loup-Rouge bondit. Il sentit la queue de la bête lui balayer les épaules. Il lui planta une lance dans le ventre, la laissa déchirer les chairs et se retira en hâte. Les propulseurs passèrent à l’action. Chaque projectile blessait le jeune mammouth. Il prit de la vitesse. Son souffle se fit éraillé.

La terre s’ouvrit sous ses pattes dans une explosion de boue, il sombra jusqu’au garrot et se retrouva pris au piège. Ses congénères disparurent dans la nuit sans demander leur reste.

Peut-être serait-il parvenu à se dégager, si on l’avait laissé en paix. Mais les chasseurs n’en firent rien. Bondissant autour de la fosse où il se débattait, ils le criblèrent de leurs lances. Ils plongèrent dans la boue pour les planter dans ses chairs. L’eau se colora d’un sang noir à la lueur des étoiles. L’animal poussa un cri déchirant. Sa trompe fouettait l’air, ses défenses le fendaient, mais il frappait à l’aveuglette. Dans les cieux, les astres poursuivaient en silence leur course immuable.

Bientôt, le mammouth s’affaiblit. Son cri se réduisit à un sourd gémissement. Les hommes convergèrent sur lui. Plus légers et capables de s’entraider, ils ne couraient pas le risque de sombrer. Leurs couteaux luisirent, leurs haches s’abattirent. Coureur-des-Neiges planta sa lance dans un œil. Mais l’autre œil de la bête vit quand même le soleil se lever, voilé par la brume glaciale qui pesait sur son champ de mort.

« Assez », dit Loup-Rouge. Les hommes se retirèrent sur la terre ferme.

Il se tourna vers le nord et entonna avec eux le Chant des Spectres. Au nom de tous les chasseurs, il expliqua au Père des Mammouths pourquoi cet acte était nécessaire. Puis : « Va chercher le peuple, Renard-Véloce. Nous allons récupérer les lances qui peuvent encore servir. » S’il était facile de tailler une pointe, ils ne savaient pas encore s’ils trouveraient des pierres idoines dans cette région et les hampes de bois étaient également précieuses.

Une fois cette tâche accomplie, les hommes se reposèrent. Ils finirent les restes de baies et de viande séchée que contenaient leurs bourses. Certains étalèrent leurs couvertures et s’endormirent sans prendre la peine de les ramener sur eux, l’air s’étant réchauffé. D’autres bavardèrent et plaisantèrent, ou observèrent l’agonie du mammouth. Celle-ci se prolongea jusqu’en milieu de matinée, puis le grand corps soudain tressaillit, vida ses entrailles dans la fosse et cessa de bouger.

Les hommes ôtèrent alors leurs vêtements pour attaquer la bête au couteau. Ils sucèrent son sang pendant qu’il était encore chaud et prélevèrent des morceaux de langue et de bosse, car tel était le privilège des chasseurs. Ensuite, ils se lavèrent dans une mare d’eau claire, à laquelle ils firent l’offrande du globe oculaire intact afin de la remercier. Ils s’empressèrent de se rhabiller, car des nuées de moustiques tombaient sur eux. Puis ils festoyèrent. Quelque temps après apparurent les oiseaux charognards, qu’ils éloignèrent en leur jetant des pierres. Attirée par l’odeur de la carcasse, une meute de loups fit son apparition mais garda ses distances.

« Ils savent des choses sur les hommes, ces animaux dont j’ai pris le nom », commenta Loup-Rouge.

La tribu les rejoignit le lendemain en fin de journée. Elle n’avait pas un long chemin à faire, car les chasseurs de mammouths progressaient lentement et en zigzag, mais outre qu’elle comptait des vieillards et des enfants en bas âge, elle devait aussi transporter quantité de peaux, de poteaux et autres matériaux. Les cris de joie que poussèrent ses membres étaient tempérés par l’épuisement. Mais ils ne tardèrent pas à se mettre à l’ouvrage et, ce soir-là, Loup-Rouge retrouva Petit-Saule, sa femme.

Le matin venu, on entreprit de dépecer la bête, une tâche qui prendrait plusieurs jours. Loup-Rouge alla voir le chaman Celui-qui-Répond dans sa tente. Ils inhalèrent en silence la fumée montant d’un feu de tourbe sacré où l’on avait jeté des herbes de puissance. La pénombre était peuplée de présences entrevues ; les bruits parvenant du dehors semblaient issus du bout du monde. Mais les pensées de Loup-Rouge demeuraient pleines de vigueur.

« Nous avons fait un long chemin, déclara-t-il. L’est-il assez ?

— Les Hommes Cornus ne marchent plus dans mes rêves », répondit prudemment le chaman.

Loup-Rouge agita une main de haut en bas pour signaler son assentiment. Ceux qui avaient chassé le Peuple des Nuages de ses terres ancestrales n’avaient aucune raison de les poursuivre, mais leur fuite vers l’Est les avait amenés à traverser les territoires de tribus semblables à leurs ennemis, ce qui les avait obligés à pousser le plus loin possible. « Misérable est celui qui n’a pas de foyer », dit-il.

Le visage de Celui-qui-Répond se plissa à tel point que rides et traits de peinture s’y confondirent. Il palpa son collier de griffes. « La nuit, j’entends souvent gémir au vent ceux des nôtres que nous avons inhumés en chemin. Si nous pouvions honorer nos morts comme il se doit, ils auraient la force de nous aider, voire d’aller rejoindre les Chasseurs de l’Hiver.

— Apparemment, nous avons atteint un territoire où personne ne demeure, hormis de rares êtres frappés de débilité.

— Es-tu sûr qu’ils sont dépourvus de puissance ? Par ailleurs, tes chasseurs de mammouths se sont plaints de la difficulté de la traque.

— Trouverons-nous jamais un lieu plus accueillant ? Je me demande si Foyer-du-Ciel n’a pas embelli dans notre souvenir. À moins que les mammouths ne se fassent rares dans toutes les contrées. J’ai trouvé ici des traces de bisons, de chevaux et de caribous, entre autres. En outre, pendant que nous étions en chasse, nous avons vu une chose merveilleuse, et je voulais t’en parler. Cela veut-il dire que nous étions les bienvenus ou que nous courions un danger ? »

Loup-Rouge relata sa rencontre avec l’étrange couple. Puis il rapporta les autres découvertes faites par son groupe – éclats de pierre, restes de feux de camp, fragments d’os de lapin –, autant de signes d’une présence humaine. Contrairement aux tribus de l’Ouest, les habitants du lieu devaient être faibles et chétifs, car le gros gibier ne semblait nullement craindre l’homme, et celui qui accompagnait la femme aux cheveux de paille était nu et armé en tout et pour tout d’une pierre taillée. Quant à cette femme, elle se signalait par sa haute taille, ses yeux clairs et son étrange mise. Elle n’avait pas caché sa colère lorsque les chasseurs avaient défié son compagnon, mais tous deux étaient partis sans chercher l’affrontement. Sa tribu serait-elle disposée à traiter avec le Peuple des Nuages, avec de vrais hommes ?

« Mais peut-être est-elle un troll, peut-être devons-nous poursuivre notre route », conclut Loup-Rouge.

Comme il s’y était attendu, le chaman s’abstint de lui répondre mais lui demanda : « Veux-tu aller t’en assurer ?

— Oui, avec quelques amis courageux. Si nous ne sommes pas revenus quand la carcasse sera prête, tu sauras que ce pays n’est pas pour notre peuple. Mais nous sommes restés si longtemps sans foyer.

— Je vais lancer les os. » Ils retombèrent d’une façon telle que le chaman ordonna : « Laisse-moi seul jusqu’à l’aube. »

Durant la nuit, Loup-Rouge et Petit-Saule l’entendirent chanter. Son tambour ne cessait de tonner. Leurs enfants rampèrent jusqu’à eux et ils se blottirent les uns contre les autres, impatients de voir le soleil se lever.

Dès les premières lueurs, Loup-Rouge se présenta devant la tente de Celui-qui-Répond. Le chaman en sortit hagard et tremblant. « Mon esprit a erré alentour, dit-il à voix basse. J’ai marché dans un pré où les fleurs étaient belles, mais elles m’ont interdit de savourer leur suc. J’étais hibou, éclos de la lune, et j’ai pris dans mes serres l’étoile du matin. La neige est tombée en plein été. Va si tu l’oses. »

Loup-Rouge inspira profondément et bomba le torse.

Cinq hommes l’accompagnaient. Que Renard-Véloce soit de la partie ne le surprenait pas, et il en allait de même pour Coureur-des-Neiges et Lame-Brisée. Il devina qu’Attrapeur-de-Chevaux et Bois-de-Caribou avaient besoin de dominer leur peur. Leur quête les conduisait vers le Sud, car c’était par là qu’était partie la femme aux cheveux jaunes ; par ailleurs, les traces de présence humaine étaient plus abondantes dans cette direction.

La contrée se faisait de plus en plus sèche à mesure qu’ils descendaient. Prairies et bosquets furent bientôt omniprésents. Enfin, les voyageurs parvinrent au point où la Grande Eau se déployait sous un ciel empli de vent, de fumée et de sifflements. Les vagues se fracassaient à grand bruit sur le sable, refluaient en susurrant. Les goélands croisaient sur un vent salé. Le sol était jonché d’os, de coquillages, d’algues et de bois flotté. Le Peuple des Nuages connaissait mal ce milieu ; il chassait le plus souvent à l’intérieur des terres. Rassemblant leur courage, Loup-Rouge et ses hommes suivirent la grève en direction de l’est, car ils avaient sans doute plus de chances de trouver quelqu’un de ce côté.

En chemin, ils prirent conscience des nombreuses richesses de ce pays. S’il y avait des poissons morts échoués sur la grève, les eaux devaient grouiller de poissons vivants. Ces coquillages avaient jadis abrité de la chair. Les récifs disparaissaient sous la masse des phoques et des cormorans. Lamantins et loutres de mer bondissaient sur les vagues. « Mais nous ne savons pas chasser ce gibier, regretta Lame-Brisée.

— Nous apprendrons », rétorqua Renard-Véloce.

Loup-Rouge garda son avis pour lui-même. Dans son esprit frémissait une idée, pareille à un enfant dans le ventre de sa mère.

Soudain, là où un fleuve courant au fond d’une ravine se jetait dans la mer, ils aperçurent deux personnes. Celles-ci les virent aussi et fuirent en remontant le courant. « Allez-y doucement, dit Loup-Rouge à ses compagnons. Il serait malavisé de les effrayer. »

Il s’avança à la tête du groupe, sa lance dans la main droite mais la gauche tendue, la paume en avant. Les étrangers continuèrent de reculer. C’étaient de jeunes garçons et non des hommes, avec un fin duvet sur les joues. Pour se protéger du vent, ils portaient des peaux de bêtes non tannées mais adoucies par mastication et attachées à leur cou par un cordon. Vu leur état, elles avaient été prélevées sur des charognes et non sur du gibier fraîchement tué. A leur taille pendait une bourse attachée par une lanière et non cousue. Leurs chaussons étaient également grossiers. Chacun d’eux portait une pierre taillée et un bout de peau contenant les moules qu’il avait ramassées.

Coureur-des-Neiges partit d’un petit rire. « Hé ! ils sont aussi courageux que des souris ! »

L’espoir fit battre les tempes de Loup-Rouge. « Peut-être sont-ils plus précieux que des mammouths. Doucement, j’ai dit. »

Des aulnes verts poussaient sur les berges, mais leur faible hauteur comme leur maigre feuillage ne gênaient ni les mouvements, ni la visibilité. L’un des garçons poussa un cri. Sa voix était mal assurée. Le vent l’emporta vers les arbustes bruissants. Les chasseurs s’avancèrent. D’autres hommes apparurent en haut de la ravine. Ils descendirent dans le lit du fleuve et se figèrent. Les deux garçons s’empressèrent de les rejoindre.

À la tête du petit groupe se trouvait un homme que Loup-Rouge reconnut. Derrière lui se tenait un jeune adulte. Encore derrière, deux femmes et une fille pubère, à peine mieux vêtues que les mâles, qui faisaient taire plusieurs enfants nus. « C’est là toute leur tribu ? s’émerveilla Bois-de-Caribou.

— Les autres sont peut-être à la cueillette, dit Loup-Rouge. Mais ils ne sont sûrement pas très nombreux, sinon nous les aurions repérés avant.

— Où est… la grande femelle avec des cheveux semblables au soleil ?

— Peu importe. Aurais-tu peur d’une femme ? Viens. » Loup-Rouge s’avança d’un pas décidé. Ses chasseurs se déployèrent autour de lui. C’était ainsi que le Peuple des Nuages avait affronté les Hommes Cornus, dont le nombre avait fini par leur imposer la retraite. Les chasseurs qui l’entouraient étaient alors des enfants, mais leurs pères les avaient bien éduqués. Un jour, peut-être devraient-ils se battre, eux aussi.

Loup-Rouge fit halte à trois pas du chef. Ils se jaugèrent du regard. Le silence se prolongea sous les assauts du vent. « Bienvenue, dit enfin Loup-Rouge. Qui êtes-vous ? »

L’autre remua les lèvres sous sa barbe. On aurait dit le gazouillis d’un oiseau. « Ils ne savent pas parler ? grommela Attrapeur-de-Chevaux. Sont-ils seulement humains ?

— En tout cas, ils sont hideux, rétorqua Bois-de-Caribou.

— La femme, pas tant que ça », murmura Lame-Brisée.

Le regard de Loup-Rouge s’attarda sur la jeune fille. Ses épaisses tresses encadraient un visage délicat. Elle frissonna et resserra sa cape sur son corps malingre. Il se tourna de nouveau vers l’homme, qui était sans doute son père. Se frappant le torse du poing, il prononça son nom. L’autre sembla comprendre lorsqu’il répéta son geste pour la troisième fois et il l’imita en déclarant : « Aryuk. » Puis, agitant la main, il ajouta : « Tulat.

— Eh bien, nous savons comment il faut les appeler, commenta Loup-Rouge.

— Ce sont leurs vrais noms ? » se demanda Renard-Véloce. Dans leur peuple, le vrai nom d’un homme n’était connu que de son esprit des rêves et de lui-même.

« Peu importe », fit Loup-Rouge. Il percevait sans peine la nervosité de ses hommes, leur sueur en était imprégnée. Lui-même était tendu. Qui était donc cette femme mystérieuse ? Ils ne devaient pas laisser la peur ronger leur courage. « Venez, nous allons jeter un coup d’œil. »

Il s’avança d’un pas conquérant. Aryuk et le jeune homme firent mine de lui barrer le passage. Il sourit et agita sa lance. Ils eurent un mouvement de recul et échangèrent quelques murmures. « Où est passée votre protectrice ? » railla Loup-Rouge. Seul le vent lui répondit. Enhardis, ses hommes se mirent en marche à leur tour. Les autochtones les suivirent dans le désordre, mi-maussades, mi-effrayés.

Un peu plus loin, le Peuple des Nuages trouva leur foyer. La ravine s’élargissait en amont et une corniche saillait au-dessus d’elle, à l’abri des eaux. On entendait couler un ruisseau sur le coteau couvert de fourrés – sans doute une source jaillissait-elle non loin de là, car l’eau du fleuve était trop salée pour qu’on la boive. Trois minuscules huttes étaient blotties les unes contre les autres. Les autochtones avaient commencé par empiler des roches jusqu’à hauteur de leurs épaules, laissant une ouverture pour entrer et sortir, comblant ensuite les interstices avec de la mousse. Pour le toit, ils avaient posé à plat du bois mort, qu’ils avaient ensuite recouvert de tourbe. En guise de porte, ils avaient pour les protéger du vent des fagots de branchages liés par des boyaux. Dans l’un des abris rougeoyait un feu couvert, sans doute entretenu en permanence. Non loin de là était aménagé un dépotoir, au-dessus duquel flottait une nuée de mouches.

« Ah ! ça pue, lança Lame-Brisée. Et les terriers des lapins sont plus beaux. » Les huttes de terre que leur peuple édifiait pour se protéger du froid, en attendant d’avoir le temps d’en bâtir de plus solides, étaient plus spacieuses et plus propres. Quant à leurs tentes de cuir, elles étaient à la fois douillettes et bien aérées.

« Allez voir à l’intérieur, ordonna Loup-Rouge. Coureur-des-Neiges, monte la garde avec moi. »

De toute évidence, les Tulat étaient fâchés que l’on fouille leurs domiciles, mais seul Aryuk et le jeune adulte osèrent leur lancer des regards furibonds. Les chasseurs trouvèrent d’importantes réserves de viande et de poisson séchés, ainsi que des fourrures et des peaux d’oiseau. « Au moins savent-ils tendre des pièges, ricana Loup-Rouge. Tulat, nous acceptons votre hospitalité. »

Ses hommes prirent et mangèrent ce qui leur faisait envie. Aryuk finit par se joindre à eux, mais il conserva une position accroupie alors qu’ils s’étaient assis en tailleur. Il mâchonna un bout de saumon et leur lança à plusieurs reprises un sourire avenant.

Ensuite, Loup-Rouge et ses hommes explorèrent les alentours du fleuve. Une sente qu’ils avaient repérée grâce à leur œil entraîné les conduisit en un point situé au bord d’un ruisseau tout proche.

À en juger par le disque de terre nue et tassée, il s’était récemment trouvé ici un objet de belle taille. De quoi s’agissait-il exactement ? Qui l’avait fabriqué et pourquoi ? Qui l’avait emporté et comment ? Chacun d’eux s’efforça de cacher sa peur à ses camarades.

Loup-Rouge fut le premier à se ressaisir. « Je pense que c’est ici que demeurait la sorcière, mais qu’elle est partie. Craignait-elle les esprits qui nous viennent en aide ?

— Les indigènes nous le diront, une fois que nous saurons comment leur parler, dit Renard-Véloce.

— Les indigènes feront bien davantage », répondit Loup-Rouge d’une voix traînante. Exultant : « Nous n’avons rien à redouter, je crois bien. Rien ! Les esprits nous ont amenés dans un nouveau foyer, bien plus beau que nous n’osions le rêver. »

Ses hommes en restèrent bouche bée. Il ne leur exposa pas tout de suite son idée. Comme ils regagnaient le campement, il reprit d’un air pensif : « Oui, nous devons apprendre leur langue et nous devons leur enseigner… ce que nous voulons qu’ils sachent. » Son regard se porta sur Aryuk et sa famille. L’échine courbée, ils attendaient de subir leur sort. Les adultes s’agrippaient par les mains, les femmes serraient les enfants contre elles. « Nous allons commencer par emmener l’un d’eux à notre camp. » Il adressa un sourire à la jeune fille. Un regard de terreur pure y répondit.

1965 apr. J.C.

En ce bel après-midi d’avril, Wanda Tamberly venait au monde à San Francisco, de l’autre côté de la baie. Chrononaute ou pas, elle ne pouvait réprimer un certain frisson. Bienvenue, ô moi !

Simple coïncidence. Si Ralph Corwin lui avait fixé cette date pour leur rendez-vous, c’était parce que sa maison de Berkeley ne serait pas disponible avant ce jour-là. La Patrouille, qui souffrait d’un manque d’effectif chronique, ne pouvait affecter que quelques spécialistes aux migrations de l’homme dans le Nouveau Monde, si importantes fussent ces dernières. Totalement surmenés, ils ne cessaient d’aller et de venir entre présent et passé, transitant toujours par cette antenne administrative.

A l’instar de la plupart des bureaux spécialisés, celui-ci avait l’apparence d’un immeuble résidentiel, loué pour une durée de plusieurs années par des personnes qui y avaient élu résidence. Le choix de l’Amérique du XXe siècle s’était tout de suite imposé. La plupart des spécialistes cités plus haut en étaient originaires et se fondaient sans peine dans la population. Ils ne pouvaient cependant pas utiliser le QG régional de San Francisco ; un surcroît d’activité l’aurait rendu un peu trop repérable. Le Berkeley des années 60 constituait une solution de rechange presque parfaite. Dans ce haut lieu du non-conformisme, nul ne prêtait attention aux excentriques de passage. Quelques années plus tard, cependant, le développement de la consommation de drogue entraînerait une trop forte présence policière ; mais la Patrouille en aurait fini avec ce projet et évacué sa base.

Seul défaut : le bâtiment n’abritait aucun local susceptible d’accueillir des scooters temporels. Tamberly emprunta les transports en commun, descendit à Telegraph Avenue, mit le cap au nord et fit le tour du campus. La journée était splendide et sa curiosité éveillée. Cette décennie avait acquis un statut légendaire durant son adolescence.

La déception était de taille. Ce n’était partout que saleté, arrogance et prétention. Lorsqu’un garçon au jean maculé de crasse et enveloppé dans une couverture indienne bidon lui brandit un tract vantant les vertus de la paix dans un style pompeux, elle se rappela l’avenir proche – le Cambodge, les boat-people – et lui déclara avec un sourire suave : « Non merci, je suis une fasciste doublée d’une belliciste. » Un jour, Manse avait évoqué devant elle ses souvenirs des sixties d’une façon qui aurait dû lui mettre la puce à l’oreille. Mais pourquoi se soucier de telles vétilles alors que les cerisiers étaient en fleur ?

Le bâtiment qu’elle cherchait étais sis dans Grove Street (une rue destinée à être rebaptisée Martin Luther King Jr. Way et que les étudiants de sa génération surnommaient Milky Way). Une maison modeste et bien entretenue ; un propriétaire satisfait n’est jamais trop curieux. Elle gravit les marches du perron et sonna.

La porte s’ouvrit. « Miss Tamberly ? » Comme elle opinait : « Comment allez-vous ? Donnez-vous la peine d’entrer. » Elle avait devant elle un homme mince, au profil de Romain, doté d’une moustache taillée en brosse et de cheveux ondulés grisonnants. Il portait une chemise marron avec des épaulettes et une batterie de poches, un pantalon de toile au pli impeccable et des sandales Birkenstock. La quarantaine bien tassée, mais ça ne voulait rien dire quand on bénéficiait du traitement de longévité de la Patrouille.

Il referma la porte derrière elle et la gratifia d’une solide poignée de main. « Corwin. » Sourire. « Pardon pour le « Miss ». Je ne pouvais pas vous appeler « Agent Tamberly », vous auriez tout aussi bien pu faire la quête pour quelque bonne cause. Mais peut-être préférez-vous « Miz » ?

— Peu importe, répondit-elle sur un ton volontairement décontracté. Manse Everard m’a expliqué que ces appellations avaient tendance à muter. » Oui, fais-lui comprendre que tu es pote avec un agent non-attaché. Au cas où il serait en mal d’autorité. « Ces derniers temps… oui, l’expression est bien choisie, vu que j’ai quitté la Béringie il y a moins de huit jours dans mon temps propre… j’étais Khara-tse-tuntyn-bayuk, Elle-qui-Connaît-l’Étrange. » Montre à ce grand anthropologue que l’humble naturaliste que tu es n’est pas tout à fait idiote.

Elle se demanda si c’était son accent pseudo-britannique qui la hérissait. En interrogeant le QG, elle avait appris qu’il était né à Détroit en 1895. Mais, avant d’entrer dans la Patrouille, il avait fait de l’excellent travail sur les Indiens durant les années 20 et 30.

« Ah bon ? » Son sourire s’élargit. Il est plutôt charmant, en fait, s’avoua-t-elle. « Préparez-vous à souffrir. Je vais vous presser comme un citron pour découvrir tout ce que vous savez sur ce milieu. Mais commençons par vous mettre à l’aise. Quels sont vos goûts en matière de rafraîchissements ? Café, thé, bière, vin, quelque chose de plus corsé ?

— Café, s’il vous plaît. Il est encore tôt. » Il la conduisit au séjour et l’invita à s’asseoir dans un fauteuil. Les meubles avaient vécu. Les murs disparaissaient derrière les livres, en majorité des ouvrages de référence. Il s’excusa pour gagner la cuisine, en revenant avec un plateau de pâtisseries qu’elle trouva délicieuses. Une fois qu’il l’eut posé sur la table basse, il s’assit face à elle et lui demanda la permission de fumer. C’était fort poli pour une personne de son époque ; contrairement à Manse, qui préférait la pipe, il alluma une cigarette.

« Est-ce que nous sommes seuls ici ? demanda-t-elle.

— Pour le moment. J’y ai veillé, et ce ne fut pas sans mal. » Rire. « Ne craignez rien. Je ne voulais pas que nous soyons dérangés pendant que nous faisions connaissance, c’est tout. Je suis mieux à même d’apprécier un récit quand je connais celui ou celle qui le raconte. Qu’est-ce qu’une gentille fille comme vous fabrique dans une organisation comme celle-ci ?

— Eh bien, vous le savez, répondit-elle, surprise. De la zoologie, de l’écologie… ce qu’on appelait l’histoire naturelle du temps de votre jeunesse. »

Hé ! ne sois pas insultante ! A son grand soulagement, il ne sembla pas relever. « Oui, bien sûr, on m’a mis au courant. » Tout sucre et tout miel : « Vous êtes une scientifique pure et dure, uniquement motivée par la soif de connaissance. Je vous envie, permettez-moi de le dire. »

Elle secoua la tête. « Non, pas tout à fait, sinon je ne serais pas une Patrouilleuse. Les scientifiques purs et durs… on n’en trouve que dans les institutions de l’avenir, pas vrai ? Pour ce qui est de mon boulot… eh bien, si la Patrouille veut comprendre les peuples du passé, notamment ceux qui sont proches de la nature, elle doit acquérir une connaissance approfondie de leur environnement. C’est pour ça que je joue les Jane Goodall en un point spatio-temporel bien précis. L’arrivée des Paléo-Indiens était grosso modo attendue en ce lieu et en cette heure. Non que je fusse censée les rencontrer en personne – si ça s’est fait, seul le hasard en est responsable –, mais ma mission consistait entre autres à décrire l’environnement où ils allaient débarquer, les ressources qu’ils pourraient exploiter, et cætera. »

Consternée : Qu’est-ce qui te prend de déblatérer comme ça ? Il sait tout ça par cœur. Tu es trop nerveuse. Ressaisis-toi, petite cruche.

Corwin tiqua. « Plaît-il ? Jane Goodall ? »

Tamberly se détendit. « Pardon, j’avais oublié. Elle n’est pas encore connue. Une éthologue célèbre pour ses études en milieu naturel.

— Votre modèle, en quelque sorte, hein ? Une scientifique d’élite, à en juger par vos résultats. » Il sirota son thé. « Je me suis mal exprimé. Naturellement, je connais les objectifs de votre mission et la raison pour laquelle on vous l’a confiée. Ce que j’aimerais savoir, c’est pourquoi vous nous avez rejoints et comment vous avez appris notre existence. »

Évoquer de tels sujets devant un homme aussi cultivé que séduisant était fort agréable – suffisamment, en tout cas, pour l’amener à se détendre. En 1987 et après, elle avait souffert de ne pouvoir se confier à ses parents, à sa sœur, à ses amis, qui tous se demandaient pourquoi elle interrompait ses études afin de se consacrer à un mystérieux travail qui l’éloignait de ses proches. Durant sa période de formation à l’Académie de la Patrouille, elle avait plus d’une fois cherché en vain une oreille compatissante. Mais elle avait fini par dépasser ce stade. À moins que… ?

« Eh bien, c’est une longue histoire, trop longue pour que j’entre dans les détails. Lorsque j’ai entamé mes études de biologie évolutionnaire à Stanford, mon oncle appartenait déjà à la Patrouille, sans que sa famille en soit informée, bien entendu. Il était… oh ! zut, on devrait passer au temporel, vous ne croyez pas ? Quand je veux parler de voyage dans le temps en anglais, je finis toujours par faire des nœuds dans mes phrases.

— Non, je préférerais vous entendre dans votre langue maternelle. Vous en dites davantage sur vous-même. Ce qui est charmant, si je puis me permettre. Poursuivez, je vous en prie. »

Grand Dieu, mais c’est qu’il me ferait rougir ! Tamberly reprit en hâte : « Oncle Steve se trouvait dans le Pérou du XVIe siècle, déguisé en moine, pour suivre le cours de l’expédition de Pizarre. »

(Car cette conquête était l’un des épisodes clés de l’histoire. Si elle s’était déroulée différemment, l’ensemble de l’avenir en aurait été changé, et le XXe siècle aurait été privé des États-Unis d’Amérique mais aussi de la famille Tamberly dans son ensemble. Sous la réalité est tapie la forme suprême de l’indétermination quantique. Au niveau des phénomènes observables, celle-ci se manifeste sous la forme du chaos, au sens physique du terme – la capacité des forces infinitésimales à causer des catastrophes à grande échelle. Voyagez dans le passé, et vous devenez capable de l’altérer, d’annuler l’avenir qui vous a donné naissance. Vous n’en continuerez pas moins d’exister, sans parentèle ni cause première, telle l’incarnation de l’insignifiance universelle ; mais le monde dont vous étiez issu n’existera – n’aura existé – que dans votre souvenir.

Lorsque le voyage dans le temps est devenu un fait, est-ce l’altruisme qui a poussé les surhommes danelliens à venir de leur futur lointain pour fonder et organiser la Patrouille du temps ? Celle-ci a pour mission d’assister, de secourir, de conseiller et de rendre justice, bref d’accomplir les tâches qui sont du ressort de toute force de police qui se respecte. Mais elle doit aussi empêcher les idiots, les criminels et les déments de détruire l’histoire, cette histoire dont le but ultime est l’avènement des Danelliens. Pour ceux-ci, c’est peut-être une simple question de survie. Ils ne nous l’ont jamais dit, c’est à peine si nous les voyons, nous n’en savons rien.)

« Des bandits venus d’un avenir lointain et projetant de détourner la rançon d’Atahualpa… non, c’est trop compliqué. Il nous faudrait des heures. Le résultat des courses, c’est qu’un conquistador s’est emparé d’un scooter, a appris à s’en servir et a découvert mon existence ainsi que le lieu où je me trouverais à un moment donné. Il m’a kidnappée afin de m’obliger à lui servir de guide dans l’Amérique du XXe siècle, espérant se procurer des armes modernes par mon intermédiaire. Il avait des projets tout à fait grandioses. »

Corwin lâcha un sifflement. « Je vois ce que vous voulez dire. Qu’il ait réussi ou non, sa tentative aurait eu des conséquences catastrophiques. Et je n’en aurais rien su, vu que je n’aurais jamais vu le jour. Non que ma petite personne ait une quelconque importance, mais il y a de quoi vous faire réfléchir, hein ? Comment a fini toute cette histoire ?

— L’agent Everard m’avait contactée dans le cadre de son enquête sur la disparition d’oncle Steve. Il ne m’avait rien dit sur la Patrouille, naturellement, mais il m’avait laissé son téléphone et… j’ai tenté le tout pour le tout et réussi à l’appeler. Il m’a libérée. » Tamberly ne put s’empêcher de sourire. « Dans le plus pur style « Cavalerie à la rescousse ». Du coup, sa couverture était flambée.

» Son devoir lui commandait de s’assurer que je fermerais mon clapet. J’aurais pu accepter le conditionnement et me retrouver incapable de parler de voyage dans le temps avec mes proches, ce qui m’aurait permis de reprendre le cours de ma vie là où je l’avais laissé. Mais il m’a proposé une autre solution. M’engager dans la Patrouille. Il ne me voyait pas dans la peau d’une femme-flic, et il avait sans doute raison, mais la Patrouille a également besoin de scientifiques de terrain.

» Bref, quand on m’a proposé de faire de la paléontologie avec des spécimens vivants, je ne pouvais pas refuser. Est-ce qu’un ours va ch… euh… est-ce que le pape est catholique ?

— Donc, vous avez suivi la formation de l’Académie, murmura Corwin. Je suppose que le site vous a coupé le souffle. Par la suite, je présume, vous avez travaillé au sein d’une équipe jusqu’à ce qu’on vous considère comme la candidate idéale pour ce poste de terrain en Béringie. » Tamberly acquiesça.

« Il faut absolument que vous me narriez par le menu votre aventure espagnole, reprit Corwin. C’est tout bonnement extraordinaire. Mais vous avez raison : le devoir avant tout. Espérons que nous aurons le loisir d’en discuter un peu plus tard.

— Et arrêtons de parler de moi, suggéra-t-elle. Comment êtes-vous entré dans la Patrouille ?

— Cela n’avait rien de sensationnel. En fait, c’est arrivé le plus banalement du monde. Un recruteur qui me considérait comme un candidat potentiel a cultivé mon amitié et m’a incité à passer certains tests, après quoi il m’a révélé la vérité et m’a proposé de m’engager. Il savait que j’accepterais, bien entendu. Reconstituer l’histoire non écrite du Nouveau Monde… contribuer à l’écrire, en fait… bref, vous me comprenez, ma chère.

— Vous n’avez pas eu de mal à couper les ponts avec vos proches ? » Moi, je pense que je n’y arriverai jamais, pas vraiment, du moins tant que… tant que papa, maman et Susie seront encore vivants… Non, ne pense pas à ça, pas maintenant. Le soleil brille trop fort derrière cette fenêtre.

« Pas vraiment, non, répondit Corwin. J’étais en train de vivre mon deuxième divorce et je n’avais pas d’enfants. Je ne supportais plus la mesquinerie de la vie universitaire. J’ai toujours été une sorte de loup solitaire. Il m’était arrivé de diriger une équipe, mais je préfère de loin le travail de terrain, et les agents de la Patrouille me paraissent préférables à certains de mes ex-collègues. »

Mieux vaut orienter la conversation vers des sujets moins intimes, songea Wanda. « Très bien, monsieur, vous m’avez priée de venir vous voir afin de vous parler de la Béringie. Je vais faire mon possible, mais les informations en ma possession sont assez limitées, j’en ai peur. Le plus souvent, je ne m’éloignais pas de la zone où j’étais affectée ; les territoires qui me restent inconnus sont immenses. Et je n’ai vécu que deux années propres dans ce milieu, en comptant les permissions que j’ai passées dans ma famille ou dans des endroits plus riants. Mon temps de présence effective se monte à cinq années locales, car j’espaçais mes visites de plusieurs mois, en fonction des observations que je comptais faire en telle ou telle saison. Je ne peux donc vous proposer qu’un échantillonnage fort limité. » Et jamais je n’aurais pu faire mieux, ajouta-t-elle dans son for intérieur.

« Permissions ou pas, vous avez vécu à la dure. Vous me faites l’effet d’une jeune femme courageuse.

— Non, non. Ce milieu est tout bonnement fascinant. » Tamberly sentit son cœur battre plus fort. Vas-y, saisis ta chance. « De par sa nature même, mais aussi parce qu’il est important aux yeux de la Patrouille, contrairement aux apparences. Docteur Corwin, c’est une erreur que de mettre un terme à ce projet. J’ai rencontré des problèmes scientifiques que je laisse irrésolus. Ils doivent me laisser retourner là-bas, et j’espère que vous pourrez les en convaincre.

— Hum. » Il se caressa la moustache. « Votre souhait n’est malheureusement pas prioritaire, j’en ai peur. Je peux me renseigner, mais évitez les faux espoirs. Désolé. » Gloussement. « Toute considération scientifique mise à part, vous avez dû vous amuser, je présume. »

Elle acquiesça vigoureusement, tout en sentant son cœur se serrer. « Oh ! que oui. Une terre hostile, mais… oh ! si vivante. Et les Nous sont adorables.

— Les Nous ? Ah ! oui. C’est ainsi que se désignent les aborigènes, je présume. Le sens du mot « Tulat ». Ils avaient oublié l’expédition qu’avaient accueillie leurs aïeux et pensaient être seuls au monde jusqu’à votre apparition.

— Exact. Je ne comprends pas qu’on se désintéresse d’eux à ce point. Ils ont occupé cette région pendant des millénaires. Des gens comme eux sont allés jusqu’en Amérique du Sud. Mais la Patrouille ne s’est intéressée qu’à une seule tribu. Tout ce qu’elle en a appris, c’est leur langage et une vague idée de leurs mœurs. Lorsqu’on m’a transmis ces données par électro-imprégnation, j’ai été consternée de leur minceur. Pourquoi personne ne se soucie d’eux ? »

Il lui répondit d’un air grave et pondéré. « On vous l’a sûrement expliqué. Nous n’avons ni le personnel ni les ressources nécessaires pour étudier en profondeur les ethnies dont l’influence sur l’histoire a été négligeable. Les premiers migrants qui ont franchi cet isthme entre deux baisses du niveau des océans, il y a vingt mille ans de cela, n’ont jamais progressé au-delà du stade primitif. En fait, les archéologues du XXe siècle ont presque tous douté de leur existence. Les quelques traces qu’ils ont laissées – outils et feux de camp – pouvaient s’expliquer par des causes naturelles. Ce sont les chasseurs arrivés lors de la dernière glaciation du pléistocène, dite glaciation du Wisconsin, entre les stades de Cary et de Mankato, qui ont peuplé les deux continents. Leurs prédécesseurs ont péri à petit feu, à moins qu’ils ne les aient exterminés. S’il y a eu des croisements entre les deux peuplades – du fait de captives, sans doute –, ils étaient fort rares et le sang de l’ancien peuple s’est dilué dans celui du nouveau.

— Je sais ! Je sais ! » Tout juste si elle n’avait pas hurlé. Les larmes perlaient à ses paupières. Tu n’as pas besoin de me faire un cours magistral, je ne suis pas une bizuth. C’est tes vieilles habitudes qui reprennent le dessus ? « Ce que je veux dire, c’est : pourquoi tout le monde s’en fout ?

— Un Patrouilleur doit apprendre à s’endurcir, comme un médecin ou un policier. Sinon, il finit brisé par les cas qu’il doit traiter. » Corwin se pencha vers elle. Il enveloppa de sa main le poing qu’elle tenait crispé sur sa cuisse. « Mais je ne m’en fous pas, n’allez surtout pas le croire. Cela m’intéresse au plus haut point. Certes, je me soucie avant tout des Paléo-Indiens. L’avenir leur appartient. Mais je souhaite apprendre tout ce que vous savez de l’ancien peuple, sans parler de ce que je suis susceptible de découvrir. Moi aussi, je suis prêt à les aimer. »

Tamberly déglutit et se redressa. Elle se dégagea puis, ne souhaitant pas donner l’impression qu’elle le fuyait, lui répondit : « Merci. Merci. Ce qui va arriver… au tout début… à ces gens que je connais, à ces… individus… ça n’a pas besoin d’être horrible. N’est-ce pas ?

— Bien sûr que non. Les étrangers que vous avez vus débarquer appartenaient sans doute à une petite tribu. Ils formaient l’avant-garde de la migration, j’imagine, et le gros des troupes n’a débarqué qu’une ou deux générations après. Par ailleurs, si j’ai bien compris, vos Tulat vivaient sur la côte et ne chassaient pas le gros gibier. Il n’y avait donc aucune rivalité entre eux.

— J’espère que vous avez raison. Mais s’ils entrent en… en conflit, pouvez-vous les aider ?

— Hélas, non. La Patrouille n’a pas le droit d’intervenir. » Elle se sentait de nouveau pleine d’énergie. « Écoutez, les chrononautes ne peuvent faire autrement que d’intervenir, d’interférer même. J’ai affecté ces gens de toutes sortes de façons, pas vrai ? J’ai sauvé plusieurs vies grâce à mes antibiotiques, j’ai abattu un fauve dangereux… et le simple fait de ma présence, les questions que j’ai posées et celles auxquelles j’ai répondu… bref, le moindre de mes actes a eu une conséquence. Personne n’a élevé d’objection. Je n’ai rien dissimulé, j’ai rapporté tout ce que j’ai fait, et personne n’a rien dit.

— Vous savez très bien pourquoi. » Peut-être avait-il compris qu’il avait eu tort de jouer les professeurs, car il parlait à présent d’un ton posé, sans colère ni condescendance, comme s’il avait affaire à une jeune femme bouleversée. « Le continuum tend à préserver sa structure. C’est seulement à certains points critiques de l’histoire qu’un changement radical devient possible. Ailleurs, il y a toujours compensation. De ce point de vue-là, votre intervention n’a eu aucune conséquence. Dans un certain sens, elle a « toujours » fait partie du passé.

— Oui, oui, oui. » Elle maîtrisa le ressentiment qui l’habitait et que le ton conciliant de son interlocuteur n’avait en rien entamé. « Pardon. Je dois vous paraître bien stupide et bien ignare, n’est-ce pas ?

— Non. Vous êtes soumise à une forte tension. Vous vous efforcez de clarifier vos intentions. » Sourire de Corwin. « C’est inutile. Détendez-vous.

— Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi on ne peut rien faire, insista-t-elle. Oh ! je ne demande pas un truc monstrueux, du genre à s’enkyster dans la mémoire collective. Mais… oh ! ces chasseurs étaient si arrogants ! S’ils commencent à tyranniser les Nous, on pourrait leur dire de garder leurs distances, quitte à y aller d’une petite démonstration de force – des feux d’artifice, par exemple.

— Vous perdez de vue la situation globale, répliqua-t-il. La population de la Béringie ne se limite plus… a cessé de se limiter, devrais-je dire… à une société statique ayant à peine dépassé le stade éolithique – si l’on peut parler de société dans le cas d’une peuplade aussi dispersée. Elle a été envahie par une culture ou un ensemble de cultures avancées, dynamiques et progressistes. En l’espace de quelques générations, ces nouveaux venus ont descendu le corridor séparant l’Inlandsis laurentidien de l’Inlandsis de la cordillère pour déboucher sur les grandes plaines, où la taïga se transformait en prairie fertile à mesure du recul des glaciers. Ils se sont alors multipliés dans des proportions incroyables. Moins de deux mille ans après le moment où vous les avez rencontrés, ils fabriquaient les superbes pointes de silex du site Clovis. Peu après, ils achevaient d’exterminer le mammouth, le cheval, le chameau, bref la plupart des grands mammifères du continent. Par la suite, ils ont donné naissance aux diverses ethnies amérindiennes… mais vous savez déjà tout cela, je présume.

» Ce que je veux vous faire comprendre, c’est que nous avons affaire à une situation instable. Certes, elle date d’un passé fort lointain. Il n’en subsistera aucune trace écrite permettant aux morts d’édifier les vifs. Néanmoins, il est impossible d’écarter la possibilité d’un vortex causal. En conséquences, nous devons veiller à exercer une influence minimale dans le cadre de nos recherches sur le terrain. Seul un agent non-attaché est compétent pour engager une action décisive, et un tel homme ne prendrait ce genre d’initiative qu’en cas d’extrême urgence. »

Ou une telle femme, ajouta mentalement Tamberly. Mais n’oublions pas à quelle époque il est né et a été élevé. Ses intentions sont louables. Mais il aime s’écouter parler, ça c’est sûr.

Son agacement lui fit oublier son inquiétude. Lorsqu’il ajouta : « Ne l’oubliez pas, il est fort probable que vous vous alarmiez en vain et qu’il ne soit rien arrivé de grave à vos amis », elle en convint dans son for intérieur. Pourquoi diable était-elle sujette à ces sautes d’humeur, au fait ? Eh bien, elle était passée tout droit de la préhistoire à une époque si semblable et en même temps si différente de la sienne que cela ne pouvait que la déstabiliser. Son travail allait rester inachevé, elle se faisait du souci pour les Nous, elle était triste à l’idée de ne plus jamais les revoir, angoissée par cette confrontation avec un Patrouilleur jouissant de plusieurs décennies d’expérience… Pas étonnant qu’elle soit dans un tel état. Tu as intérêt à te calmer, ma fille.

« Votre café a refroidi, fit remarquer Corwin. Je vais vous en servir un autre. » Il alla vider sa tasse, la remplit de café chaud et produisit une flasque de brandy. « Permettez-moi de nous prescrire un petit remontant.

— Euh… un dé à coudre, pas plus », concéda-t-elle.

Ce fut le geste plus que l’alcool qui lui fit du bien. Plutôt que de persister à vouloir la convaincre, Corwin passa ensuite à des considérations plus pratiques. Ses questions et ses remarques intelligentes constituaient le meilleur antidote à la tension nerveuse.

Il alla chercher plusieurs livres, les ouvrit pour lui montrer les cartes idoines et lui décrivit les ères géologiques qu’avait traversées son terrain d’expérience. Elle avait déjà étudié la question, naturellement, mais il lui restitua le contexte d’une façon aussi vivante que précise.

Durant l’ère qui lui était familière, la Béringie n’occupait pas, et de loin, le maximum de sa superficie. Cela demeurait toutefois un vaste territoire, un pont entre la Sibérie et l’Alaska, et sa disparition s’étalerait sur une durée fort longue, si l’on raisonnait en termes de générations humaines. Gonflées par la fonte des glaces, les eaux finiraient par monter au point de l’engloutir ; à ce moment-là, l’Amérique serait peuplée de l’océan Arctique à la Terre de Feu.

Elle avait beaucoup de choses à lui dire sur la faune et la flore, moins sur les hommes et les femmes, quoiqu’elle ait appris à bien connaître ces derniers. Grâce aux données collectées par la première expédition, il connaissait le langage des Tulat et une partie de leurs us et coutumes. Elle se rendit compte qu’il avait beaucoup réfléchi sur ceux-ci, les comparant avec ce qu’il savait des peuples primitifs, de son époque et des autres, et usant de son expérience pour extrapoler pas mal de choses.

Il avait approché les Paléo-Indiens alors qu’ils descendaient vers le Sud en traversant le futur Canada. Son but était de localiser la source de leurs mouvements migratoires. La Patrouille avait besoin d’en savoir davantage sur eux afin de déterminer quels étaient les nexus à surveiller avec une attention particulière. Quoique parcellaires, ces informations constituaient déjà un début. En outre, d’autres personnes étaient vivement intéressées par ces données : anthropologues, folkloristes et artistes de toute sorte en quête d’inspiration.

Guidée avec expertise par Corwin, Tamberly sentit ses souvenirs s’ordonner et prendre de l’épaisseur : des groupes de familles demeurant à l’écart les unes des autres et se retrouvant de façon périodique, le plus souvent liées par des individus errants, pour la plupart des jeunes célibataires en quête d’une compagne… des rites tout simples, des légendes souvent macabres, une crainte tenace des spectres et des démons, des tempêtes et des prédateurs, de la maladie et de la famine… mais une certaine joie de vivre, une grande tendresse, un émerveillement enfantin devant les plaisirs de l’existence… une révérence toute particulière pour l’ours, sans doute antérieure à la naissance de cette ethnie…

« Grand Dieu ! s’exclama-t-elle en découvrant l’obscurité qui tombait au-dehors. Je n’ai pas vu les heures filer.

— Moi non plus, avoua Corwin. Le temps passe vite en compagnie d’une jeune femme comme vous. Je propose d’arrêter là pour aujourd’hui, qu’en dites-vous ?

— Entendu. Je suis prête à faire un sort à un hamburger et à une chope de bière.

— Vous logez à San Francisco ?

— Oui, dans un petit hôtel proche du QG, le temps de ce débriefing. Inutile de faire la navette entre aujourd’hui et 1990.

— Écoutez, vous méritez mieux qu’une cafétéria. Puis-je vous inviter à dîner ? Je connais toutes les bonnes tables de cette époque.

— Euh…

— Vous n’aurez même pas besoin de vous changer. Laissez-moi le temps de me rendre présentable. J’en ai pour une minute. » Il s’éclipsa avant qu’elle ait eu le temps de répondre.

— Ouaouh !… Bon, pourquoi pas ? En fait… euh… non, calme-toi, ma fille. Ça fait un bail, d’accord, mais quand même…

Corwin revint aussi vite qu’il l’avait promis, en veste de tweed et fine cravate en cuir. Il la conduisit sur l’autre rive, dans un restaurant japonais proche de Fisherman’s Wharf. Comme ils savouraient leurs cocktails, il lui proposa de devenir son équipier si elle tenait vraiment à retourner en Béringie. Elle décida sur-le-champ de considérer cela comme une blague. Lorsque le cuisinier vint préparer leurs sukiyaki devant eux, Corwin le pria de s’écarter et se chargea lui-même de cette tâche, précisant qu’ils seraient « à la mode d’Hokkaido ». Puis il se lança dans le récit de son séjour parmi les Paléo-Indiens, insistant sur les épisodes les plus dangereux. « Des types admirables, mais féroces et susceptibles, dénués de toute inhibition pour ce qui est de la violence. » S’il avait tiré des conclusions de ses observations, il ne croyait pas Tamberly capable d’en faire autant, du moins le semblait-il.

Lorsqu’ils sortirent de table, il lui proposa d’aller boire un verre au Top of the Mark, un bar censé être le plus romantique de la ville. Elle prétexta la fatigue pour décliner. Une fois devant son hôtel, elle le quitta avec une poignée de main. « Nous aurons sans doute fini de bosser demain, dit-elle, et ensuite je filerai en aval pour retrouver ma famille. »

13 212 av. J.C.

Chaque automne, les Nous se retrouvaient aux Sources-Bouillonnantes. Quand le temps se refroidit, c’est un bonheur de patauger dans les boues tièdes et de se baigner dans les eaux chaudes qui montent des profondeurs. Les parfums et les saveurs fortes protègent de la maladie ; les spectres de vapeur éloignent les fantômes inamicaux. Ils arrivaient de tous les villages le long de la côte, parfois des limites du monde connu, pour célébrer les festivités les plus joyeuses de l’année. Ils apportaient beaucoup de vivres, car aucune famille n’aurait pu à elle seule nourrir une telle foule, et ils les partageaient. Ils appréciaient tout particulièrement les excellentes huîtres de la baie du Morse, maintenues en vie et transportées dans des outres pleines d’eau de mer ; et les poissons, les oiseaux, les petits animaux fraîchement capturés, fourrés aux fines herbes ; les baies et les fleurs séchées provenant des coteaux ensoleillés ; de la graisse de phoque si l’un d’eux avait pu en tuer un, voire, merveille des merveilles, du blanc de baleine s’ils en avaient trouvé une échouée sur la grève. Ils apportaient aussi de quoi alimenter le troc : de belles peaux, de belles plumes, de belles pierres. Ils mangeaient, chantaient, dansaient, riaient, faisaient l’amour en toute liberté. Ils échangeaient les dernières nouvelles, marchandaient, échafaudaient des projets, se rappelaient les jours anciens en soupirant et regardaient en souriant leurs enfants gambader. Parfois, ils se querellaient, mais de vrais amis finissent toujours par se calmer. Quant il ne restait plus rien à manger, ils remerciaient Ulungu de les avoir hébergés et rentraient chez eux, riches de souvenirs pour peupler les mois de ténèbres qui s’annonçaient.

Il en avait toujours été ainsi. Il aurait dû en être toujours ainsi. Mais vint le temps où le chagrin et la terreur pesèrent sur les Nous. On parlait beaucoup des étrangers arrivés l’été précédent pour venir vivre dans les terres. Bien que seules quelques maisonnées les aient vus, le bruit de leur venue s’était répandu grâce aux jeunes errant en quête d’une compagne et aux pères rendant visite à leurs voisins. Les envahisseurs étaient des êtres laids, qui parlaient dans la langue des loups, avec des tenues de cuir et des armes de toute sorte, qui se déplaçaient en bande et allaient où bon leur semblait. Quand ils débarquaient dans un village, ils prenaient tout ce qu’ils voulaient – de la nourriture, des objets, des femmes –, non comme le font des invités mais à la manière des aigles pillant les nids des balbuzards. Les hommes qui tentaient de leur résister étaient grièvement blessés, par la lance ou par le couteau. La plaie d’Orak s’était infectée et il en était mort.

Toi-Qui-Connais-l’Étrange, pourquoi Nous as-tu abandonnés ?

Lors des célébrations aux Sources-Bouillonnantes, l’ambiance était lourde et les rires souvent forcés. Peut-être que les méchants finiraient par s’en aller, comme les neiges hivernales à l’approche de l’été. Celles-ci faisaient de nombreuses victimes. Qu’en serait-il de ce nouveau fléau ? Les gens s’isolaient pour échanger des murmures.

Soudain, un jeune garçon qui s’était éloigné revint en courant. La peur gagna les célébrants comme une vague et les corps s’agitèrent dans sa houle. Aryuk du Fleuve des Aulnes s’efforça de calmer les femmes prises de panique et rassembla les hommes autour de lui, jusqu’à ce que seuls les enfants continuent de sangloter à mi-voix. Durant la saison écoulée, il était devenu d’humeur sombre et taciturne. Il se tenait à la tête des hommes, hors du périmètre des sources. Chacun d’eux empoignait une hache ou un gourdin. Les femmes et les jeunes restaient blottis entre les huttes.

Derrière eux, les vagues grondaient, au-dessus d’eux, les oiseaux criaillaient, autour d’eux, le vent sifflait un air lugubre. Le ciel était dégagé, il n’y courait que quelques nuages. À l’ouest, le soleil inondait d’une lumière froide les collines jaunies et grisaillées par l’automne. Un étang bouillonnait doucement non loin de là, et le brun de ses eaux était la seule note de couleur dans le paysage. Le vent dispersait sa chaleur, sa vapeur et ses fumets magiques.

D’autres hommes marchaient vers les Nous. Les pointes de leurs lances ondoyaient au rythme de leur pas.

Aryuk porta une main à son front et les fixa des yeux. « Oui, ce sont les étrangers, dit-il d’une voix nouée par l’émotion. Moins nombreux que Nous, je crois. Restez ensemble. Restez prêts. »

Comme ils se rapprochaient : « Mais… qui est donc avec eux ? Une femme ? Habillée comme eux, mais… ses cheveux… Daraku ! s’écria-t-il. Daraku, ma fille qu’ils m’ont enlevée ! »

Il se mit à courir, stoppa, fit demi-tour, se planta parmi les siens, tremblant. Bientôt elle fut devant lui. Elle avait le visage amaigri, les yeux éteints, comme si quelque chose avait quitté son esprit. Un chasseur resta auprès d’elle et les autres se déployèrent. Ils frémissaient d’impatience.

« Daraku, qu’est-ce donc ? s’écria Aryuk, en larmes. Es-tu revenue au sein de ta famille ?

— Je leur appartiens », répondit-elle d’une voix atone. Désignant l’homme à ses côtés : « Le Loup-Rouge veut que je l’aide à te parler. Ils ne connaissent pas assez notre langue pour le faire seuls. Je parle un peu la leur.

— Comment… comment vas-tu, mon enfant ? Oh ! mon enfant chérie !

— Les hommes me possèdent. Je travaille. Deux des femmes sont gentilles avec moi. »

Aryuk s’essuya les yeux de sa main libre. Ravalant une boule de bile, il adressa au Loup-Rouge : « Je te connais. Nous nous sommes vus quand tu es arrivé et que j’étais avec ma puissante amie. Après, quand elle fut partie, tu es venu chez moi pour me prendre ma fille. Quel spectre maléfique est en toi ? »

Le chasseur eut le geste de celui qui éloigne une mouche. Avait-il compris ses paroles ? S’en désintéressait-il ? « Wanayimo – Peuple des Nuages. » Aryuk peinait à déchiffrer le son de sa voix. « Veulent bois, poisson, omulaiyeh…» Il se tourna vers Daraku et cracha toute une série de sons.

D’une voix dénuée de tonalité, elle déclara à son père en fuyant son regard : « Je leur ai dit que vous vous retrouviez ici. J’étais obligée. Ils disent que c’est le bon moment pour venir vous voir. Ils veulent que les Nous… ils veulent que vous leur apportiez des choses. Pour toujours. Ils vous diront ce qu’il leur faut et dans quelle quantité. Vous devez leur obéir.

— Que veulent-ils dire par cela ? s’écria Huyok de la Grève des Loutres. Est-ce qu’ils ont faim ? Nous n’avons pas grand-chose à leur offrir, mais… mais…»

Le Loup-Rouge émit une nouvelle série de sons. Daraku s’humecta les lèvres. « Faites ce qu’ils disent et ils ne vous feront aucun mal. Je suis aujourd’hui leur bouche.

— Nous pouvons troquer…» commença Huyok.

Un hurlement l’interrompit. Khongan du Marais aux Courlis était le plus courageux des Nous. Il s’était mis en rage quand on lui avait raconté les actes des envahisseurs. « Ils ne troquent pas ! Ils prennent ! Le vison troque-t-il sa peau contre l’appât du piège ? Dites-leur non ! Chassez-les ! »

Un rictus aux lèvres, les chasseurs levèrent leurs lances. Aryuk savait qu’il aurait dû imposer le calme. Mais il avait les mains trop lourdes, la gorge trop serrée. Un par un, ses hommes reprirent le cri de Khongan : « Non ! Non ! »

Quelqu’un jeta une pierre. Quelqu’un d’autre leva sa hache et tenta de frapper un chasseur. Ce fût du moins ce que supposa Aryuk par la suite. Il ne devait jamais le savoir avec certitude. On entendit des cris, on échangea des coups, ce fut le cauchemar. Puis les Nous s’enfuirent. S’égaillèrent. En se retournant, ils virent les envahisseurs indemnes, leurs armes maculées de sang.

Deux d’entre les Nous étaient morts. Un ventre ouvert dégorgeait ses tripes, un crâne défoncé sa cervelle. Les blessés légers avaient pu fuir, hormis Khongan. Le corps criblé de coups de lance, il resta un long moment à gémir et à se convulser, puis il cessa de bouger. Daraku tomba à genoux devant le Loup-Rouge et se mit à pleurer.

1990 apr. J.C.

« Salut, dit le répondeur de Manse Everard. Ici Wanda Tamberly, à San Francisco. Vous vous… tu te souviens de moi ? » Elle perdit soudain son ton enjoué. Sans doute était-il forcé. « Évidemment, suis-je bête. Mais ça fait… trois ans, c’est ça ? Sur ma ligne de vie, tout du moins. Excuse-moi. Le temps file vite et tu n’as jamais… Peu importe. » Tu n’as jamais cherché à me revoir. Pourquoi l’aurais-tu fait ? Un agent non-attaché a d’autres chats à fouetter. « Manse, je… euh… j’ai un peu honte de t’appeler, surtout après tout ce temps. Je ne suis pas en droit d’exiger un traitement de faveur. Mais je ne vois pas vers qui d’autre me tourner. Pourrais-tu au moins me passer un coup de fil ? Afin que je t’explique la situation ? Si tu en conclus que j’ai franchi la ligne jaune, alors je la fermerai et je ne te dérangerai plus. S’il te plaît. C’est assez grave, du moins j’en ai l’impression. Peut-être seras-tu de mon avis. S’il te plaît. Tu peux me joindre au…» Suivirent un numéro de téléphone et une série de dates et d’heures en ce mois de février. « Merci de m’avoir écoutée. C’est tout pour le moment. Merci. » Silence.

Il stoppa la bande magnétique une fois le message fini et resta sans bouger durant plusieurs minutes. On eût dit que son appartement s’était retiré de New York pour investir son propre espace. Puis il haussa les épaules, se fendit d’un sourire penaud et opina du chef. Les autres messages étaient moins urgents et il les traiterait au prix de quelques petits sauts dans le temps. Non que celui de Wanda le fût vraiment. Quoique…

Il se dirigea vers son armoire à liqueurs. Le parquet lui semblait nu à présent qu’il était recouvert par un banal tapis. Il avait remisé sa peau d’ours polaire, devant laquelle de plus en plus de visiteurs se renfrognaient. Il ne pouvait pas leur expliquer qu’elle venait du Xe siècle, une époque de l’histoire du Groenland où c’était l’homme et non l’ours blanc qui faisait partie des espèces menacées. Par ailleurs, elle était devenue plutôt miteuse. Le casque et les lances entrecroisées décoraient toujours le mur ; seul un chrononaute comme lui aurait vu qu’ils dataient bel et bien de l’âge du bronze.

Il se prépara un scotch and soda bien corsé, bourra et alluma sa pipe puis se retira dans son bureau. Son fauteuil était aussi confortable qu’une vieille pantoufle. Rares étaient les visiteurs contemporains qu’il laissait entrer ici. Le plus souvent, ils s’empressaient de lui vanter les qualités de leur ordinateur personnel. « Je vais y réfléchir », disait-il, puis il changeait de sujet. La plupart du matériel de cette pièce était bidon.

« Transmettez-moi le dossier de la spécialiste Wanda May Tamberly à la date d’aujourd’hui », ordonna-t-il, ajoutant des données supplémentaires pour garantir l’identification. Une fois qu’il eut étudié le dossier en question, il réfléchit puis lança une recherche sur des sujets en rapport. Lorsqu’il s’estima sur la bonne piste, il décida d’entrer dans les détails. L’obscurité se fit peu à peu autour de lui. Surpris, il constata qu’il travaillait depuis des heures et qu’il avait faim. Il n’avait même pas défait ses valises !

Trop agité pour sortir, il décongela un steak aux micro-ondes, le fit cuire à la poêle et se confectionna un copieux sandwich qu’il arrosa d’une bière, dévorant cet en-cas sans même penser à le savourer. Une unité cordon bleu aurait pu lui préparer un dîner de gourmet, mais quand on est basé dans un milieu antérieur à l’époque du développement du voyage temporel, on ne conserve chez soi que le strict nécessaire en matière d’équipement futuriste, et on veille à le cacher soigneusement. Lorsqu’il eut achevé sa tâche, il vit que l’heure correspondait à l’une de celles indiquées par Wanda. Il retourna dans le séjour et décrocha son téléphone. Ridicule, la façon dont son cœur battait plus fort !

Ce fut une femme qui répondit. Il reconnut sa voix. « Mrs. Tamberly ? Bonsoir. Ici Manson Everard. Pourrais-je parler à Wanda, je vous prie ? » Il aurait dû identifier le numéro de ses parents. En termes de temps propre, ça ne faisait que quelques mois qu’il avait appelé chez eux – des mois certes riches en péripéties. Brave fille, elle retourne voir ses parents dès quelle en a l’occasion. Des familles heureuses comme celle-ci, ça se fait rare à cette époque. Le Middle-West de son enfance, qu’il avait quitté en 1942 pour partir à la guerre, lui faisait l’effet d’un rêve, d’un monde à jamais perdu, aussi révolu que Troie et Carthage, ou que l’innocence des Inuits. Mieux valait ne jamais y retourner, ainsi qu’il avait fini par l’apprendre.

« Salut ! s’exclama une voix juvénile et un peu essoufflée. Oh ! je suis si contente, c’est tellement gentil de ta part !

— C’est la moindre des choses. Je crois savoir ce qui te tarabuste et, oui, il faut que nous en parlions tous les deux. Peux-tu me retrouver demain après-midi ?

— Où tu veux, quand tu veux. Je suis en permission. » Elle se tut. Peut-être craignait-elle les oreilles indiscrètes. « En congé, je veux dire. Choisis le lieu qui te convient.

— La librairie, alors. Disons à trois heures. » Ses parents n’étaient pas censés savoir qu’il se trouvait loin de San Francisco, mais mieux valait ne pas éveiller leurs soupçons. « Peux-tu aussi me consacrer ta soirée ? bredouilla-t-il.

— Euh… oui, oui, bien sûr. » Soudain timides tous les deux, ils raccrochèrent après avoir échangé quelques mots.

Il avait besoin d’une bonne nuit de sommeil, sans parler des tâches qui s’étaient accumulées durant son absence. Le soir tombait à nouveau, froid et gris en dépit des lumières de la ville, lorsqu’il entra dans le QG new-yorkais. Une fois dans la salle secrète, il prit un scooter, l’enfourcha, entra les coordonnées de sa destination et activa les commandes. Le garage souterrain qui se matérialisa devant lui était plus petit que celui qu’il venait de quitter. Il monta au rez-de-chaussée en passant par une porte dérobée. Le jour se déversait par les fenêtres.

Il se trouvait dans la boutique d’un bouquiniste coté. Wanda était occupée à feuilleter un livre ; elle était arrivée en avance. Sa crinière était un soleil éclairant les étagères encombrées de volumes, sa robe assortie à ses yeux moulait ses galbes délicats. Il s’approcha d’elle. « Bonjour. »

Elle faillit pousser un cri. « Oh ! Comment al… allez-vous, agent Everard ? » La tension qui l’habitait était presque palpable.

« Chut, fit-il. Filons dans un endroit plus tranquille. » Si deux ou trois clients les suivirent du regard, c’était uniquement parce qu’ils enviaient Everard ; ils étaient tous de sexe masculin. « Salut, Nick, lança-t-il au propriétaire des lieux. C’est bon ? » Le petit homme sourit et hocha la tête mais ses yeux étaient solennels derrière ses verres épais. Everard l’avait prévenu de sa visite afin d’avoir la disposition de son bureau.

On ne trouvait rien d’extraordinaire dans celui-ci. Les murs disparaissaient derrière les armoires et les étagères de livres. Les cartons s’empilaient sur le sol, les bouquins et les papiers sur la table. Nick était un authentique bibliophile ; s’il avait accepté avec joie que sa boutique serve d’antenne à la Patrouille, c’était parce que cela lui donnait la possibilité de traquer les pièces de collection dans tout l’espace-temps. Près de son ordinateur étaient posées ses dernières acquisitions, qui dataient visiblement de la période victorienne. Everard s’attarda sur leurs titres. Bien que ne prétendant pas au titre d’intellectuel, c’était un amoureux des livres. L’Origine de la religion des arbres, Oiseaux d’Angleterre, Catulle, La Guerre sainte[15]… de quoi faire le bonheur d’un collectionneur, à moins que Nick ne décide de les garder pour lui-même.

« Assieds-toi, dit-il à Tamberly en lui attrapant une chaise.

— Merci. » Dès qu’elle souriait, elle semblait plus à l’aise, comme si elle redevenait elle-même. Sauf qu’elle ne sera plus jamais la même, et moi non plus. On a beau gambader dans le temps, l’âge finit toujours par nous rattraper. « Tu as conservé tes bonnes manières d’antan, à ce que je vois.

— Un vrai fils de fermier. J’essaie de les désapprendre. Ces temps-ci, les femmes me taxent de condescendance alors que je crois me montrer poli. » Il fit le tour de la table pour s’asseoir face à elle.

« Oui, soupira-t-elle. C’est plus dur de suivre l’évolution des mœurs de son siècle natal que d’apprendre à se débrouiller dans une civilisation antique, je présume. Je suis en train de m’en rendre compte, d’une certaine façon.

— Comment ça va ? Le boulot te plaît ? »

Un éclair d’enthousiasme : « C’est super. Génial. Magique. En fait, je n’ai même pas les mots pour le dire. » Une ombre passa sur son visage. Elle détourna les yeux. « Pour ce qui est des inconvénients, tu les connais aussi bien que moi. Je commençais à m’endurcir, puis il y a eu ma dernière mission. »

Il ne souhaitait pas encore entrer dans le vif du sujet. D’abord, il fallait qu’il l’amène à se détendre, si possible. « Ça fait un sacré bail. La dernière fois que je t’ai vue, tu venais d’obtenir ton diplôme…» Ils avaient quitté l’Académie de la Patrouille pour aller dîner dans le Paris de 1925, profitant ensuite de la douceur de cette soirée de printemps pour se promener sur les bords de la Seine, puis dans les rues de Saint-Germain ; lorsqu’ils s’étaient assis à la terrasse des Deux-Magots, ils avaient remarqué deux de leurs auteurs préférés à quelques tables de distance et, une fois de retour à San Francisco en 1988, lorsqu’il avait pris congé d’elle devant la maison de ses parents, elle l’avait embrassé. « Trois ans ont passé pour toi, c’est ça ? »

Elle acquiesça. « Des années bien remplies, et pour toi aussi, sans doute.

— Eh bien, il s’est écoulé moins de temps pour moi et je n’ai accompli que deux missions d’importance.

— Ah bon ? fit-elle, surprise. Tu n’es pas retourné en 1988 à New York ? Je veux dire, tu n’as pas laissé ton appartement vacant pendant plusieurs mois, quand même.

— Je l’ai prêté à une collègue qui avait besoin d’une base dans ce milieu – officiellement, c’était une sous-location. N’oublie pas le contrôle des loyers. Un système qui produit des taudis à la pelle, de sorte que les logements corrects se font de plus en plus rares ; du coup, les nouveaux venus sont de plus en plus riches, et ça attire les convoitises – dangereux pour un Patrouilleur qui tient à la discrétion.

— Je vois. »

Tamberly s’était raidie. Elle pense sans doute à cette fameuse collègue. Un Patrouilleur doit aussi veiller à ne pas en dire trop. Surtout dans un cas comme celui-ci. « Un message émis par un agent m’aurait été automatiquement transmis. Si tu avais téléphoné avant hier…»

Toute animosité sembla la quitter d’un coup. Elle baissa les yeux, s’abîmant dans la contemplation de ses mains jointes. « Je n’avais aucune raison de le faire, dit-elle à voix basse. Tu as été très aimable et très généreux avec moi, mais… Je ne voulais pas te déranger.

— Et moi pas davantage. » Le grand non-attaché qui en impose à la jeune recrue. Certains auraient pu en prendre ombrage. « Mais si j’avais su qu’autant de temps s’était écoulé pour toi…»

Pas mal de temps, en fait, et pas seulement tel qu’on le mesurait en battements de cœur : elle avait vécu, découvert des choses nouvelles et étranges, connu son content de dangers et de triomphes, de joies et de chagrins. Et d’amour ? Ses formes s’étaient épanouies, constata Everard, mais elle avait pris du muscle plutôt que de la graisse. Les os se détachaient avec plus de netteté que naguère sur son visage buriné par le vent et le soleil. Mais la métamorphose la plus importante était aussi la plus subtile. La dernière fois qu’il l’avait vue, c’était une fille – une jeune femme, pour employer la terminologie féministe en vigueur, mais une gamine quand même. Cette fille était encore en elle ; sans doute ne l’abandonnerait-elle jamais. Mais si la personne qui lui faisait face demeurait jeune, ce n’en était pas moins une femme à part entière. Son cœur fit un bond dans sa poitrine.

Il réussit à rire. « Bon, arrêtons là les amabilités. Et rappelle-toi que j’ai un prénom. Tu ne risques rien ici, Wanda. »

Elle réagit sur-le-champ. « Merci, Manse. Je n’en attendais pas moins de toi. »

Il sortit de sa poche sa pipe et sa blague à tabac. « Et ça, ça ne te dérange pas ?

— Non, vas-y. » Sourire. « Vu que nous ne sommes pas dans un lieu public. » Sous-entendu : Ce serait un mauvais exemple pour nous contemporains, chez qui le tabac tue. Les médecins de la Patrouille sont capables de tout guérir ou presque. Tu es né en 1924, Manse. Tu sembles âgé de quarante ans à peine. Mais combien d’années as-tu vraiment endurées ? Quel est ton âge véritable ?

Il n’avait pas envie de le lui dire. Pas aujourd’hui. « J’ai consulté ton dossier hier. Tu as accompli un travail formidable. »

Elle redevint sérieuse et le regarda droit dans les yeux. « Et vais-je continuer à l’avenir ?

— Je n’ai pas demandé à avoir cette information, s’empressa-t-il de répondre. Non seulement ç’aurait été contraire à la courtoisie et à l’éthique, mais en outre on ne me l’aurait jamais donnée sans motif valable. Nous ne scrutons pas notre avenir, ni celui de nos amis.

— Et pourtant, cette information existe, murmura-t-elle. Tout ce que toi ou moi ferons jamais – tout ce que je pourrai découvrir sur le passé – tout cela leur est connu, en aval.

— Hé ! je te rappelle que nous parlons en anglais et non en temporel. Les paradoxes…»

Elle hocha sa tête blonde. « Oh ! oui. Il faut que le travail soit fait. Qu’il ait été fait, à un moment donné. Il ne servirait à rien que je le fasse si j’en connaissais déjà le résultat ; et le danger qu’il y a à déclencher un tourbillon de cause et d’effet…

— Sans compter que ni le passé ni l’avenir ne sont gravés dans le marbre. C’est pour cela que la Patrouille a été créée. Bon, tu as fini de réviser tes notions élémentaires ?

— Pardon. J’ai encore de la peine à… à appréhender tout ça. Je dois me repasser mentalement les principes fondamentaux. Mon travail est par nature… eh bien, tout à fait ordinaire. Comme si j’explorais un nouveau continent. Rien à voir avec les problèmes qui constituent ton lot quotidien.

— Oui, je comprends. » Everard tapa sa pipe sur le cendrier avec une certaine brutalité. « Tu continueras à te distinguer, je n’en doute pas une seconde. Tes supérieurs sont plus que satisfaits du travail que tu as accompli jusqu’ici en… en Béringie. Non seulement de tes rapports et de leurs compléments audiovisuels, mais… enfin, ce n’est pas de ma compétence, mais ils affirment que tu étais sur le point de mettre au jour la structure fondamentale de cette histoire naturelle. En d’autres termes, tu lui dégageais un sens, ce qui contribue grandement à notre appréciation d’ensemble. »

Elle se tendit sur son siège. La question jaillit de ses lèvres : « Alors pourquoi m’ont-ils retirée de ce milieu ? »

Il s’activa sur sa pipe un moment avant de la rallumer. « Euh… si j’ai bien compris, tu avais fait tout ce que tu pouvais faire en Béringie. À l’issue de ta permission bien méritée, ils t’ont envoyée dans un autre point du pléistocène.

— J’ai encore du travail à faire. Une centaine d’années-hommes n’y suffiraient pas.

— Je sais, je sais. Mais ce que tu devrais savoir, c’est que nous ne les avons pas, loin de là. Les scientifiques en aval et les Patrouilleurs comme moi, nous devons nous contenter des grandes lignes et laisser tomber les techniques de nidification du chéropus à poil dur. »

Elle piqua un fard. « Ce n’est pas ce que je veux dire et tu l’as parfaitement compris, rétorqua-t-elle. Ce qui me préoccupe, c’est la migration circumpolaire des espèces, la circulation entre les continents asiatique et américain. C’est un phénomène unique, une écologie déterminée par le temps autant que par l’espace. Si je parviens à tout le moins à comprendre pourquoi la population de mammouths diminuait en Béringie alors que l’espèce était toujours florissante en Sibérie comme en Alaska… Mais on a mis un terme à mon projet. Et, en guise d’explication, je n’ai droit qu’à des discours en langue de bois comme le tien. Tu me déçois, permets-moi de le dire. »

Oui, une femme de caractère, songea Everard. Elle hésite à faire les yeux doux au non-attaché, mais pas à l’envoyer sur les roses quand il le mérite. « Je suis désolé, Wanda. Telle n’était pas mon intention. » Après avoir avalé une goulée de fumée : « Le fait est que ces nouveaux venus changent toute la donne. On ne te l’a pas expliqué ?

— Si. Dans un sens. » Elle avait retrouvé son calme. « Mais en quoi mon enquête risque-t-elle de troubler quoi que ce soit ? Une scientifique isolée, qui se balade sur la steppe, dans les collines et les forêts, et aussi sur les plages ? Quand j’ai séjourné chez les Tulat, les aborigènes, personne ne s’en est inquiété. »

Everard plissa le front et fixa le fourneau de sa pipe. « Je ne possède pas le dossier à fond, avoua-t-il. Je n’ai eu que la journée d’hier pour l’étudier et ça ne suffisait pas, loin de là. Cependant, il semble évident que tes Tulat n’ont aucune importance sur le long terme. Ils vont disparaître sans laisser de traces, même pas des bribes comme les colonies de Vinland et de Roanoke. Ce sont les Paléo-Indiens qui sont devenus les premiers Américains. Et comme tu as assisté à ce qui semble être leur toute première apparition, qui saurait dire ce qui pourrait faire basculer les choses, bouleverser le cours de l’avenir ? » Il leva la main. « Oui, oui, je sais. Une telle chose est hautement improbable. Les vaguelettes et les froissements qui se propagent dans le continuum finissent toujours par se lisser, et l’histoire par reprendre son cours. Il en sera ainsi pour tes… Tulat. Quant aux Paléo-Indiens, qui peut garantir à ce stade la stabilité de leur situation ? Par ailleurs, le Bureau de l’Amérique antique tient à ce que leur histoire soit observée sans que leur culture soit contam… en les laissant libres d’évoluer. »

Tamberly serra les poings. « Ralph Corwin va aller vivre chez eux !

— Ouais. N’oublie pas que c’est un pro, un anthropologue qualifié. J’ai également consulté son dossier. Le travail qu’il a accompli avec les générations ultérieures lui confère une expertise unique. Il saura minimiser son influence sur cette tribu tout en se débrouillant pour en apprendre suffisamment et se faire ainsi une bonne idée des événements – comme tu l’as fait dans ton domaine, en étudiant la flore et la faune. »

Everard fit couler la fumée dans son palais avant d’en exhaler un plumet. « Là est le problème, Wanda. Ces nouveaux venus ne pourront faire autrement que d’interagir avec les aborigènes. Interaction lourde ou légère, je ne sais, mais, dans les deux cas, cela complique la situation. Nous ne pouvons tolérer un second anachronisme dans ce milieu. Cela pourrait causer au continuum des dégâts irréparables. D’autant plus que tu n’as pas encore acquis l’habileté de Corwin. Tu comprends ?

» Oui, ton étude écologique est précieuse, mais l’anthropologie devient désormais notre priorité. Il est tout simplement nécessaire de mettre un terme à ton projet, sans que cela préjuge de tes qualités. Tu en trouveras bien vite un autre et tes supérieurs veilleront à ce que tu puisses le mener à sa conclusion.

— Oui, je vois. On m’a déjà expliqué tout cela. » Elle resta un moment sans rien dire. Lorsqu’elle leva de nouveau les yeux vers lui, sa voix était posée.

« Ce n’est pas seulement une question de science, Manse. J’ai peur pour les Nous… pour mes Tulat. Ce sont des gens adorables. Primitifs, parfois infantiles, mais foncièrement bons. Ils m’ont accordé une hospitalité sans limite, non parce que j’étais à leurs yeux un être puissant et magique, mais parce que telle est leur nature. Que vont-ils devenir ? Leur ethnie est tombée dans l’oubli. Comment ça s’est passé ? J’ai peur de connaître la réponse, Manse. »

Il opina. « Corwin a émis un avis confidentiel à l’issue de votre entretien. Il a approuvé l’interruption de ta mission en Béringie car il craignait que tu ne succombes à la tentation de… d’interférer. Ou que tu le fasses à ton insu, étant donné ta jeunesse et ton inexpérience. Ne va pas croire que c’est un salopard. Il connaît son devoir. Il a suggéré à tes supérieurs de te transférer dans une période antérieure. »

Tamberly secoua la tête. « Ça ne servirait à rien. Vu la rapidité avec laquelle les conditions évoluaient durant cette phase de réchauffement, je serais obligée de repartir de zéro. Et mes découvertes ne seraient guère utiles à l’étude de la période de migration humaine qui intéresse la Patrouille.

— Ouais. C’est précisément pour cette raison qu’on a mis un veto à sa suggestion. Mais reconnais qu’il a fait son possible.

— Je n’en disconviens pas. » Son débit s’accéléra. « J’ai pas mal cogité de mon côté. Et voici le résultat de mes réflexions. Mon travail mérite d’être achevé – même si je ne peux brosser qu’une esquisse, elle nous sera fichtrement utile pour la suite. Et peut-être pourrais-je aider les Tulat… rien qu’un peu, avec la prudence qui s’impose et en rendant des comptes… les aider non pas à altérer leur destinée mais à alléger le fardeau de souffrance qui va peser sur certains individus. Le docteur Corwin a sous-entendu… nous étions allés dîner ensemble… Sur le moment, j’ai chassé cette idée de mon esprit, mais je crois que j’ai changé d’avis. Plutôt que de retourner chez Aryuk, parmi les Tulat, et si je rejoignais Corwin chez les nouveaux venus ? »

Ce fut comme un coup de tonnerre dans le crâne d’Everard. Il posa sa pipe et se composa un visage indéchiffrable. « C’est contraire aux usages », articula sa bouche.

Tamberly éclata de rire. « Je compte sur toi pour faire comprendre au bon docteur qu’il n’est absolument pas mon type. Je ne voudrais pas qu’il soit déçu. En outre, nous devrons mettre les bouchées doubles question boulot si nous ne voulons pas trop affecter cette tribu. »

Elle reprit son sérieux. Voyait-il des larmes perler à ses cils ? « Manse, c’est pour cela que j’ai besoin de toi. D’abord, tes conseils me seront précieux, et ton influence aussi, si tu décides que je n’ai pas totalement perdu la boule. J’ai demandé l’avis de mon supérieur et il m’a dit d’aller me faire voir. C’est contraire aux usages, comme tu dis ; ce n’est pas un père la pudeur, mais il estime que le règlement est clair, point final. Ralph Corwin est de la même trempe. Il sera sans doute consterné que je prenne au mot ses propos d’apéritif. Tu as l’autorité, le prestige, les contacts nécessaires… Peux-tu au moins me promettre d’y réfléchir ? »

La promesse de Manse lui fut arrachée de haute lutte. Lorsqu’il finit par céder à ses arguments, le soleil s’était couché. Le jour où il l’avait invitée à rejoindre la Patrouille, elle avait poussé un cri de joie. À présent, elle était si épuisée qu’elle se contenta de murmurer : « Merci, merci. »

Mais ils se sentirent revigorés en allant dîner. Il avait opté pour une tenue que même l’impératrice de Chine aurait jugée acceptable et elle n’avait pas à rougir de la sienne. En guise de promenade digestive, ils firent la tournée des pubs. Ils ne cessaient de parler. Lorsqu’il prit congé d’elle devant la maison de ses parents, elle l’embrassa.

13 211 av. J.C.

I.

L’hiver peu à peu rongea les journées, les blizzards couvrirent d’un manteau de neige une terre durcie par le gel, l’ours brun alla rêver parmi les morts tandis que l’ours blanc courait sur la glace de mer. Les Nous passaient dans leurs abris le plus gros des longues nuits.

Petit à petit, lentement tout d’abord puis de plus en plus vite, le soleil leur revint. Les vents s’adoucirent, les congères fondirent, les ruisseaux se gonflèrent à grand bruit, les petits des mammouths et des bêtes à cornes se mirent à fouler d’un pas mal assuré une steppe où les fleurs éclosaient par myriades, les oiseaux migrateurs entamèrent leur retour. Pour les Nous, cette saison était toujours la plus heureuse – jusqu’à aujourd’hui.

Ils redoutaient l’intérieur des terres, où rôdaient les spectres et les loups, mais ils étaient obligés de s’y aventurer. L’automne précédent, les chasseurs étaient venus leur montrer la route, leur apprenant à édifier des cairns pour se repérer. Par la suite, ils l’avaient parcourue tout seuls, porteurs du tribut exigé d’eux. La neige les avait libérés jusqu’au printemps. Mais durant les temps chauds, entre deux pleines lunes, chaque famille devait faire le voyage. Ainsi l’avaient ordonné les chasseurs.

Si lourd était leur fardeau qu’Aryuk et ses fils mirent trois jours à rallier leur but. Il ne leur en faudrait pas deux pour le retour. Certains villages étaient plus éloignés que le leur de celui des chasseurs, d’autres non, mais ces absences étaient néfastes pour tous, car elles les empêchaient de se livrer à la chasse, à la cueillette et autres activités vitales. Une fois de retour, ils consacraient plusieurs jours supplémentaires à préparer le prochain chargement. Il ne leur restait guère de temps, ni de forces, pour assurer leur propre subsistance.

Les Nous avaient parlé de se réunir afin de ne former qu’un seul grand village. Cela leur apporterait protection et consolation, mais cela obligerait les hommes à consacrer plus de temps encore à ces tâches. En fin de compte, ils avaient décidé de continuer à se rendre chez les chasseurs par petits groupes. Peut-être changeraient-ils d’habitude plus tard, quand ils en auraient davantage appris sur ce nouvel ordre des choses.

C’est ainsi qu’Aryuk effectua le premier voyage ce printemps-là, en compagnie de ses fils Barakyn, Oltas et Dzuryan. Les femmes et les enfants d’Aryuk et de Barakyn les regardèrent partir. Ils portaient de longs bâtons, que les chasseurs leur avaient appris à tailler, ainsi que des provisions de bouche. Le vent et la pluie les harcelaient, la boue les piégeait, leur fardeau leur faisait ployer l’échine. Des hurlements et des ululements hantaient leur sommeil. Le jour venu, ils reprenaient leur marche sur la terre pentue. Puis ils finirent par atteindre le camp des chasseurs.

Ils le découvrirent depuis un talus. Légèrement en contrebas, le site était aménagé sur un terrain plat au sol bien drainé. Il était traversé par un ruisseau prenant sa source dans les collines au nord.

Les Nous furent frappés d’émerveillement. Lors de leur dernière visite, l’automne précédent, ils s’étaient déjà étonnés de la quantité de tentes de cuir, bien plus nombreuses que la totalité des huttes tulat. Aryuk s’était demandé si elles seraient assez chaudes pour l’hiver à venir. Il découvrait à présent que les étrangers avaient édifié des huttes de pierre, de tourbe et de peaux. Hommes et femmes vaquaient parmi elles, minuscules vus de loin. Des plumets de fumée montaient dans le ciel tranquille de l’après-midi ensoleillée.

« Comment ont-ils fait ? s’émerveilla Oltas. De quels pouvoirs disposent-ils ? »

Aryuk se rappela certaines remarques d’Elle-qui-Connaît-l’Étrange. « Je crois qu’ils possèdent des outils qui nous sont inconnus, répondit-il d’une voix traînante.

— Mais quand même, quel travail ! dit Barakyn. Comment ont-ils trouvé le temps de l’accomplir ?

— Ils tuent de grosses bêtes, lui rappela Aryuk. Chacune de leurs prises les nourrit plusieurs jours. »

Des larmes de souffrance et d’épuisement inondèrent les joues de Dzuryan. « Alors pourquoi ont-ils besoin de nous prendre nos vivres ? » bafouilla-t-il. Son père n’avait rien à répondre à cela.

Il ouvrit la marche pour descendre. En chemin, ils passèrent devant un monticule rocheux. Là où un ruisseau jaillissait sur son flanc, caché aux yeux du camp, il y avait un objet qui les figea sur place. L’espace d’un instant, un tourbillon de ténèbres traversa le crâne d’Aryuk.

« Elle, coassa Barakyn.

— Non, non, gémit Oltas. Elle est notre amie, jamais elle ne viendrait vivre ici. »

Aryuk étreignit son esprit, de crainte qu’il n’échappe à son corps. Lui aussi aurait pu pousser un cri, s’il n’avait pas été aussi épuisé. Fixant des yeux la coque ronde et grise, il dit : « Nous ne le savons pas, mais peut-être le saurons-nous bientôt. Venez. »

Ils reprirent leur route d’un pas lourd. On ne tarda pas à les apercevoir. Des enfants coururent vers eux en criant, exempts de toute crainte. Plusieurs adultes les suivirent d’un pas vif. Ils étaient armés de lances et de hachettes – Aryuk avait appris à connaître ces mots –, mais n’en souriaient pas moins. Les autres devaient être partis chasser, supposa-t-il. À mesure que les Nous se rapprochaient des huttes, femmes et enfants se portaient à leur rencontre. Il remarqua des hommes et des femmes ridés, édentés, voûtés, aveugles. Ici, les faibles n’étaient pas tenus de mourir. Les jeunes et les forts pouvaient se permettre de les nourrir.

On conduisit les Nous vers une hutte plus grande que les autres. Là les attendait l’homme qui parlait pour le peuple, vêtu d’une tunique de cuir ornée de fourrure et coiffé de trois plumes d’aigle. Aryuk le connaissait sous le nom de Loup-Rouge. C’était du moins ainsi que l’appelaient les siens. Comme il serait amené à adopter d’autres noms au cours de sa vie, chacun devait signifier une chose. Chez Aryuk et les siens, le nom n’était qu’un son servant à identifier chaque personne. En y réfléchissant, peut-être se serait-il rendu compte que le sien signifiait « Brise du Nord-Ouest », quoique l’accent fût légèrement différent de la normale, mais jamais il ne lui arrivait d’y réfléchir.

Il oublia Loup-Rouge. Il oublia tout le reste. Un autre homme fendait la foule. Il dominait tous les chasseurs de la tête et des épaules. Ils s’écartaient devant lui avec respect, mais les sourires et les saluts qu’ils lui adressaient prouvaient qu’il se trouvait depuis longtemps parmi eux. Son visage était étroit et ses joues glabres, mais une moustache poussait sous son nez busqué. Ses cheveux étaient très courts. Sa peau et ses yeux, son corps et sa démarche, tout cela rappelait Elle-qui-Connaît-l’Étrange ; sa tenue et les objets pendus à sa ceinture renforçaient cette impression.

Dzuryan laissa échapper un gémissement.

« Posez vos charges », dit Loup-Rouge aux Nous. Il s’était perfectionné dans leur langue. « Bien. Nous vous nourrissons, vous dormez ici. »

L’envoyé d’un autre monde s’arrêta à ses côtés. Une fois libéré de son fardeau, Aryuk se sentit courbatu mais étrangement léger, comme si le vent allait l’emporter. Ou bien avait-il la tête qui tournait ? « Riche soit votre réunion, dit l’envoyé dans les mots des Nous. N’aie pas peur. Te souviens-tu de Khara-tse-tuntyn-bayuk ?

— Elle… elle vivait près de notre village.

— Vous êtes de la même famille ? dit l’autre, visiblement ravi. Tu es Aryuk ? J’attendais ce moment.

— Est-elle avec toi ?

— Non. Mais elle est de mon peuple et m’a prié de te donner ses pensées les plus amicales. Je m’appelle… le Peuple des Nuages m’a donné le nom de Grand-Homme. Je suis venu passer quelques années avec lui et apprendre leurs us. Je veux aussi vous connaître mieux. »

Loup-Rouge, de plus en plus agité, aboya quelques mots dans sa langue. Grand-Homme lui répondit. Ils discutèrent quelque temps, puis Loup-Rouge baissa la main d’un geste tranchant, comme pour signifier : « Qu’il en soit ainsi. » Grand-Homme se tourna de nouveau vers Aryuk et ses fils, immobiles et muets au sein d’un cercle de chasseurs.

« Il est plus facile de parler quand je suis là, mais je leur ai conseillé de faire des efforts pour apprendre votre langue, dit-il. Un jour, je quitterai ce pays, moi aussi, et, avant cela, je ne serai pas toujours ici. Loup-Rouge veut te parler quand tu seras reposé, te dire ce que ton peuple et toi devez apporter ici par la suite.

— Que pouvons-nous apporter, hormis du bois mort et du bois flotté ? demanda Aryuk d’une voix aussi morne que son cœur.

— Ils en veulent davantage. Mais ils veulent aussi des pierres pour leurs armes et leurs outils. Ils veulent de la tourbe et des bouses séchées pour leurs feux. Ils veulent des fourrures. Ils veulent du poisson séché, du blanc de baleine, tout ce que donne la mer.

— Nous ne pouvons faire cela ! s’écria Aryuk. Ils demandent déjà tellement de choses que nous parvenons à peine à nous nourrir. »

Grand-Homme parut attristé. « C’est dur pour vous. Je ne peux vous libérer de votre sort. Mais je peux le rendre supportable, si vous m’écoutez. Je dirai au Peuple des Nuages qu’il ne peut rien obtenir de vous s’il vous tue à la tâche. Je lui conseillerai de vous donner des objets pour mieux pêcher et mieux chasser, et de vous apprendre à les utiliser. Ils fabriquent… des crochets que les poissons mordent et ne peuvent plus recracher, des pointes qui s’enfoncent dans la chair de leur proie et n’en ressortent pas. En portant des vêtements comme les leurs, vous resterez au chaud et au sec…» Sa voix se brisa. « Je ne puis rien faire de plus, je le regrette. Mais nous pouvons essayer…»

Il se tut, car Aryuk ne l’écoutait plus.

Loup-Rouge s’était écarté de l’entrée de la grande hutte. De celle-ci venait de sortir une femme. Elle était vêtue comme les autres, mais sa tenue était sale, graisseuse et puante. Son ventre était rond. Ses cheveux crasseux encadraient un visage amaigri. Lorsqu’elle se redressa, elle chancela et garda les bras ballants.

« Daraku, murmura Aryuk. C’est toi ? » Il ne l’avait pas vue jusqu’ici, pas plus qu’il n’avait eu le courage de demander de ses nouvelles. Il pensait que Loup-Rouge lui avait ordonné de rester hors de vue pour éviter une querelle, à moins qu’elle n’ait eu honte de se montrer, à moins qu’elle ne soit morte.

Elle s’approcha de lui en trébuchant. Il la serra dans ses bras et pleura.

Loup-Rouge lança sèchement un ordre. Elle se blottit contre Aryuk. Grand-Homme se rembrunit. Il parla d’un ton brusque. Loup-Rouge et les chasseurs alentour se hérissèrent. Grand-Homme se mit à chuchoter. Peu à peu, Loup-Rouge se calma. Au bout d’un temps, il ouvrit les bras et tourna le dos, signe qu’il en avait fini avec cette affaire.

Aryuk examina le dos de Daraku. Ses os saillaient sous la tunique de peau. L’espoir frémit en lui. Au sein du vacarme qui lui peuplait le crâne, comme si une tempête s’y déchaînait, il entendit Grand-Homme qui disait :

« Cette fille qu’ils ont enlevée, c’est ta fille, n’est-ce pas ? Je lui ai parlé, un peu, mais elle ne répond presque jamais. Ils voulaient apprendre ta langue avec son aide. Elle a fait ce qu’elle a pu, puis la tristesse est devenue trop lourde dans son cœur. Ils veulent garder l’enfant qu’elle porte en elle, pour en faire un chasseur ou une mère, mais je les ai convaincus de la libérer. Elle peut repartir avec toi. »

Aryuk se prosterna devant Grand-Homme et obligea Daraku à l’imiter. Ses frères suivirent leur exemple.

Après, ils purent manger – les femmes du Peuple des Nuages étaient généreuses, mais leur nourriture était si différente de celle des Nous qu’ils pouvaient à peine l’avaler – puis dormir, réunis dans une tente dressée à leur intention, et parler un long moment, Grand-Homme servant d’interprète entre Aryuk et Loup-Rouge. On exposa en détail les tâches que devraient désormais accomplir les Nous et les compensations qu’ils recevraient en échange. Aryuk se demanda combien de temps il mettrait à bien assimiler tout ce qui avait été dit. Une chose était sûre : sa vie avait changé d’une manière qui lui restait incompréhensible.

Il repartit chez lui en compagnie de ses enfants par un matin où le vent giflait le monde de sa pluie. Ils progressaient lentement et s’arrêtaient souvent, car Daraku ne pouvait s’empêcher de tituber. Elle regardait devant elle sans rien voir et ne répondait que rarement, sans prononcer plus de deux ou trois mots. Mais lorsque Aryuk lui caressait la joue ou la prenait par la main, son sourire faisait plaisir à voir.

Cette nuit-là, après qu’ils eurent dressé le camp, elle entama son travail. La pluie tombait à torrents. Aryuk, Barakyn, Oltas et Dzuryan se massèrent autour d’elle, cherchant à lui apporter chaleur et protection. Elle se mit à hurler sans pouvoir s’arrêter. Elle était si jeune, avec des hanches encore si étroites. Quand la grisaille du matin émergea de l’est invisible, Aryuk vit qu’elle saignait abondamment. La pluie emporta son sang dans les sphaignes. Sa peau était tendue sur son crâne, ses yeux aveugles. À peine si on entendait sa voix. Le silence suivit son dernier râle.

« Le bébé est mort, lui aussi, dit Barakyn.

— Cela vaut mieux ainsi, marmonna Aryuk. Je ne sais ce que j’aurais fait de lui. »

Au loin, un mammouth barrit. Le vent se renforça. L’été s’annonçait très froid.

II.

Les Patrouilleurs débarquaient fort tard, par une nuit sans lune, travaillaient le plus vite et le plus discrètement possible, puis disparaissaient. Les habitants des environs découvriraient peu après qu’un nouveau prodige s’était produit, se félicitant néanmoins de n’en avoir rien vu. Toujours minimiser l’impact.

Toutefois, Wanda Tamberly avait été autorisée à arriver au lever du jour. Son scooter émergea à l’intérieur de l’abri édifié à son intention. Le cœur battant, elle mit pied à terre et parcourut les lieux du regard. Les parois étaient réglées sur translucide et l’aurore se montrait généreuse. On avait rangé avec soin ses affaires personnelles. Mais il lui faudrait quelque temps pour les installer à sa convenance. Commençons par aller jeter un coup d’œil aux environs. Déjà chaudement vêtue, elle enfila une parka, descella l’entrée et sortit.

On était en automne, l’année suivant celle où elle avait quitté la Béringie (mais elle n’avait passé que quelques semaines au XXe siècle avant de revenir). A l’échelle astronomique, la saison était à peine entamée, mais comme on se trouvait à une latitude subarctique et en pleine période glaciaire, la neige pouvait tomber à tout moment. Quoique claire, la matinée était sinistre. Le vent sifflait au-dessus de l’herbe rase. Au nord comme au sud, les collines étouffaient l’horizon. Une moraine se dressait au-dessus de son dôme et de celui de Corwin, souvenir de la retraite du glacier. À son pied jaillissait une source. La mer et les arbres nains qui entouraient son précédent campement lui manquaient déjà. Les rares volatiles dans le ciel n’étaient pas des oiseaux marins.

Les deux dômes se touchaient presque. Corwin sortit du sien, impeccable dans sa tenue kaki, cardigan et cuir ciré. Il se fendit d’un sourire rayonnant. « Bienvenue ! fît-il en s’avançant pour lui serrer la main. Comment allez-vous ?

— Ça ira, merci, fit Tamberly. Et vous, comment ça se passe ? »

Il haussa les sourcils. « Quoi, vous n’avez pas lu mes rapports ? lança-t-il avec un sourire en coin. Vous m’en voyez choqué et chagriné. Après tant d’efforts consacrés à leur composition. »

Le terme est bien choisi, songea-t-elle. Non qu’ils manquent de rigueur sur le plan scientifique. Mais l’élégance du style ne gâche rien. Cela dit, j’ai quand même eu l’impression qu’il… glissait sur certains sujets. Peut-être un effet de mes préjugés. « Bien sûr que si », répliqua-t-elle. Prenant soin de sourire : « Y compris les objections que vous avez soulevées à ma nouvelle affectation. »

Il resta aimable. « Vous n’êtes nullement en cause, agent Tamberly, et j’espère que vous l’avez bien compris. J’étais tout simplement opposé à une complication qui me semblait inutile, sans parler des risques courus, notamment par vous-même. On n’a pas tenu compte de mon avis. Peut-être étais-je dans l’erreur.

En fait, je ne doute pas que nous fassions du bon travail ensemble. Et, d’un point de vue strictement personnel, comment pourrais-je être fâché par votre compagnie ? »

Tamberly s’empressa de mettre les choses au clair. « Sans vouloir vous contrarier, monsieur, je ne pense pas que nous soyons souvent amenés à collaborer. L’objet de votre étude, c’est… euh… le Peuple des Nuages. Moi, je dois me consacrer à l’observation de la faune durant l’hiver afin d’obtenir une description plus complète de certains cycles biologiques qui semblent critiques pour l’écologie de la région. »

Elle s’était efforcée de répéter l’évidence de la façon la moins insultante possible. En d’autres termes : Laissez-moi bosser en paix. De mon côté, je vous jure que je ne serai jamais dans vos jambes.

Il prit sa remarque avec le sourire. « Certainement. Avec un peu d’expérience, nous parviendrons à limiter l’interférence entre nos activités respectives, tout en maintenant des procédures de coopération et d’assistance mutuelle. En attendant, puis-je vous inviter à partager mon petit déjeuner ? Comme vous vous êtes sûrement synchronisée avec l’heure locale, je présume que vous n’avez rien mangé avant votre départ.

— Eh bien, je pensais…

— Oh ! acceptez, je vous en prie. Nous avons besoin de parler sérieusement, et autant le faire dans le confort. Je ne suis pas un maître queux, mais vous n’avez rien à craindre. »

Tamberly rendit les armes. Corwin avait aménagé son dôme avec bien plus d’efficacité qu’elle, à tel point qu’il semblait plus vaste que le sien. Il insista pour qu’elle prenne place sur l’unique chaise et lui servit du café chaud. « Ceci constitue ce que j’appelle une grande occasion, déclara-t-il. En temps ordinaire, l’agent de terrain se contente de s’alimenter. Aujourd’hui, que diriez-vous de déguster du bacon, des toasts et du sirop d’érable ?

— Je m’en pourlèche déjà les babines.

— Excellent ! » Il s’affaira devant le petit poêle électrique. La mini-unité nucléaire qui l’alimentait assurait également le chauffage du dôme. Tamberly ôta sa parka, se carra dans son siège, sirota l’excellent café et parcourut les lieux du regard. En matière de livres, il avait des goûts plus intellos que les siens, à moins qu’il n’ait mis ces titres en évidence dans le but de l’impressionner ; ils ne semblaient pas être ouverts très souvent. Parmi eux, on trouvait les deux ouvrages qu’il avait publiés au cours de sa carrière universitaire. Sur une étagère étaient rangés quelques objets contemporains, obtenus par troc ou en cadeau, qu’il comptait sans doute rapporter comme souvenirs, notamment une lance avec pointe composite et une hachette à lame de pierre et manche en bois de renne, assemblée à l’aide de glu et de lanières de cuir. Les outils sans manche – couteaux, grattoirs, burins, et cætera – étaient proches de la perfection. Tamberly se rappela les outils mal dégrossis des Nous et sentit des larmes perler à ses paupières.

« Vous devez savoir, je pense, que les Wanayimo vous considèrent comme mon épouse, dit-il sans quitter le poêle des yeux. Disons plutôt que c’est ce qu’ils ont conclu lorsque je leur ai annoncé votre venue. Ils ne pratiquent pas la liberté sexuelle qui est de mise chez les Tulat.

— Les Wanayimo ? Ah ! oui, le Peuple des Nuages. Euh…

— Ne vous inquiétez pas. Le fait que vous ayez votre propre demeure ne les offusque pas – vous en avez besoin pour pratiquer votre magie. Vous n’avez rien à craindre parmi eux, d’autant plus qu’ils vous croient mienne. Sinon… ils auraient quand même hésité à s’en prendre à vous, du fait des pouvoirs qu’ils vous attribuent, mais ce ne sont pas les scrupules qui les auraient étouffés, et certains jeunes mâles auraient vu dans un tel acte une preuve de courage et de virilité. Après tout, comme ils ne manqueraient pas de le découvrir, j’ai dû les aviser que vous étiez naguère associée aux Tulat, qu’ils n’estiment pas tout à fait humains. »

Tamberly plissa les lèvres d’un air sombre. « C’est ce que j’ai cru comprendre à la lecture de vos comptes rendus. Pour être franche, j’aimerais que vous accordiez plus d’attention à cela. Aux relations entre les deux peuples, je veux dire.

— Je ne peux pas tout faire, ma chère. Je n’ai ni le temps ni les ressources nécessaires pour effectuer une étude anthropologique digne de ce nom. Cela fait à peine sept mois que je vis parmi eux, du moins dans leur chronologie propre. » Il lui arrivait parfois de sauter en aval, pour converser avec ses pairs et prendre un peu de repos, mais, contrairement à elle lorsqu’elle était chez les Nous, il revenait toujours le lendemain ou le surlendemain de son départ. La continuité est nettement plus importante quand on étudie des êtres humains plutôt que la faune et la flore.

Vu le peu de temps dont il dispose, et les handicaps qui pèsent sur son entreprise, il a fait un boulot remarquable, je ne peux que le reconnaître, songea-t-elle. Certes, il maîtrisait en partie leur langage ; c’est plus ou moins le même que celui des tribus de la Sibérie orientale que d’autres agents ont déjà visitées, et il est toujours en usage dans quelques générations d’ici, parmi les tribus migrant à travers le Canada avec lesquelles lui-même a déjà travaillé. Mais c’était son seul atout au moment de commencer. Il lui a fallu un sacré courage. Il aurait pu se faire tuer. Ces types-là sont féroces et susceptibles… du moins à en croire ses rapports.

« Et le temps presse, plus que vous ne le croyez, reprit-il. L’an prochain, la tribu doit partir encore plus à l’est. Pour le moment, j’ignore si je dois l’accompagner durant sa migration ou bien la rejoindre dans son nouvel habitat, mais, dans un cas comme dans l’autre, cette interruption sera nuisible à mes travaux.

— Hein ? s’exclama-t-elle. Mais vous ne mentionnez pas cela dans vos rapports !

— Je ne l’ai pas encore fait. C’est tout nouveau pour moi. Pour le moment, ils sont persuadés d’avoir atteint leur Terre promise et bien décidés à y rester. Afin de me faire une idée plus précise de leur développement, et de mieux comprendre leur interaction avec la vague suivante de migrants, j’ai fait un saut de quelques années en aval. La région est totalement abandonnée. J’ai pu déterminer que leur départ aurait lieu le printemps prochain. Non, j’en ignore les causes. Vont-ils juger certaines ressources insuffisantes ? Peut-être pourrez-vous résoudre cette énigme. Je ne pense pas qu’ils aient à craindre une menace venue de l’Ouest. Ainsi que je m’en suis assuré, la prochaine migration de Paléo-Indiens ne se produira pas avant une cinquantaine d’années – n’oubliez pas que ces mouvements n’ont rien de concerté. »

Alors, les Nous auront cinquante ans de paix. Son soulagement ne dura qu’une seconde. Elle se rappela ce qu’ils avaient subi depuis l’arrivée du Peuple des Nuages, et ce qu’ils subiraient encore jusqu’à son départ. Combien de Nous seraient encore vivants à ce moment-là ?

Elle s’obligea à aborder le problème de front. « Il y a une minute, vous avez dit qu’ils ne considéraient pas les Tulat comme tout à fait humains. Vos comptes rendus ne s’étendent guère sur le genre de traitement qu’ils leur réservent. Vous vous contentez d’évoquer un « tribut ». Qu’en est-il exactement ? »

Ce fut d’un ton agacé qu’il lui répondit : « Je vous l’ai dit : je n’ai pas et n’aurai pas le temps nécessaire pour examiner les choses en détail. » Il cassa des œufs dans un bol, aussi vivement que s’il entrechoquait les crânes de confrères trop bornés pour publier un de ses articles. « J’ai assimilé le langage tulat avant de venir ici. J’ai parlé avec ceux qui sont venus ici payer l’impôt ; la saison a débuté peu après mon arrivée. J’ai allégé le fardeau pesant sur deux ou trois individus. Je me suis rendu dans un de leurs taudis sur la côte. Que voulez-vous que je fasse de plus ? Que cela vous plaise ou non, mon devoir me commande de concentrer mes efforts sur les peuples promis à un avenir. N’êtes-vous pas censée étudier ce qui dans la nature influera sur leurs conditions de vie ? »

Il redevint affable et se fendit d’un sourire conciliant. « N’allez pas me prendre pour un être sans cœur. Vous êtes nouvelle dans notre service, et qui plus est originaire d’un pays dont l’histoire peut apparaître comme privilégiée. Non que je veuille faire preuve de condescendance à votre égard. Mais le fait est que durant toute l’histoire du genre humain, exception faite d’un avenir fort éloigné de nos milieux respectifs, les clans, les tribus et les nations ont toujours considéré les étrangers comme des proies ou des esclaves – sauf quand ils avaient affaire à un peuple suffisamment puissant pour devenir un ennemi.

» Comme vous le constaterez, les Wanayimo ne sont pas des monstres. Rien à voir avec les nazis ni même les Aztèques. Ils ont été contraints de faire la guerre, parce que la Sibérie était devenue surpeuplée compte tenu des ressources à la portée d’une technologie paléolithique. Jamais ils n’ont oublié la défaite qu’ils ont subie, mais lorsqu’ils n’ont personne à affronter, on ne saurait les accuser d’être des gens belliqueux. Traitez-les de machos si vous voulez. C’est un pré-requis quand on chasse le gros gibier, le plus dangereux qui soit. A leurs yeux, exploiter les Tulat est aussi naturel que d’exploiter les caribous. Ils ne le font pas de façon délibérément cruelle. En fait, ils cultivent la révérence de toutes les formes de vie. Mais ils prennent dans le monde ce qu’ils y trouvent pour nourrir leurs femmes, leurs enfants, leurs vieillards et eux-mêmes. Ils n’ont pas le choix. »

Tamberly acquiesça à contrecœur. D’après les rapports de Corwin, la présence des Nous représentait une aubaine pour le Peuple des Nuages. S’ils ne les avaient pas pris sous leur coupe, ils auraient eu la vie plus difficile. Cependant, il n’avait pas prévu qu’ils agiraient de la sorte. Une telle situation était pour eux sans précédent. L’un des leurs, un génie, avait inventé une pratique – la taxation – qui procurait un immense bénéfice à ses semblables. Le genre humain ne cesserait par la suite de refaire la même découverte, dans les siècles des siècles, souvent sans même chercher à justifier son application.

Leur périple avait été bien plus long et bien plus éprouvant que les quarante années que, selon le mythe, les Hébreux avaient passées dans le désert. En guise de manne céleste, ils n’avaient eu droit qu’à de la neige, de la grêle et de la pluie glaciale. Quand ils trouvaient des terrains de chasse, ils étaient toujours occupés, et les tribus locales ne tardaient pas à se ressaisir et à chasser les étrangers. Puis, lorsqu’ils étaient arrivés dans cette région, bien plus loin du continent asiatique qu’aucun de leurs semblables n’était jamais allé, leur premier hiver s’était révélé presque aussi rude que celui des Pères pèlerins dans le futur Massachusetts.

Leur peuple était aujourd’hui florissant. Grâce au bois que leur apportaient les Nous, ils remplaçaient leurs abris de fortune par de véritables maisons. Lorsqu’on cassait la hampe d’une lance, ce n’était plus une calamité. La pierre, la tourbe, le poisson, la viande, la graisse, les peaux… tout cela, ils auraient pu se le procurer par eux-mêmes, et ils continuaient de le faire. Mais l’aide que leur apportaient les Nous était inestimable. Elle leur permettait de monter des chasses plus audacieuses, d’édifier des constructions plus grandes, de développer un artisanat plus soigné, un art plus sophistiqué – chants et danses, rêves et réflexions.

Corwin lui avait fait remarquer que, pour des raisons pragmatiques, les Wanayimo suivaient ses conseils et récompensaient leurs sujets au moyen d’hameçons, de harpons, d’aiguilles et de couteaux, sans parler des techniques et des idées nouvelles qu’ils leur enseignaient. C’était un progrès, affirmait-il. « Ouais, avait marmonné Tamberly. Et le soir venu, je le parierais, les Nous s’assoient autour du feu de camp et entonnent des negro spirituals. »

Mais elle savait que ces premiers Américains étaient condamnés. Si dure fût l’existence que leur imposaient les nouveaux venus, au moins ces aborigènes-ci ne finiraient pas massacrés, comme les Tasmaniens victimes des colons blancs au XIXe siècle, ni privés de toute chance de survie, comme les Ukrainiens et les Éthiopiens victimes des gouvernements du XXe siècle. Et ils ne risquaient pas davantage de succomber à des maladies inconnues ; l’isolation bactériologique du Nouveau Monde ne serait effective qu’après la submersion de la Béringie. Tant qu’ils versaient le tribut et se tenaient tranquilles, les Nous pouvaient encore vivre à leur manière. Si, de temps à autre, un chasseur wanayimo abusait d’une fille tulat, eh bien, celle-ci n’était pas pour autant frappée de disgrâce, comme cela aurait été le cas dans le Peuple des Nuages. Et ne valait-il pas mieux que ses gènes se perpétuent plutôt que de les voir disparaître ?

Tamberly remarqua que Corwin la fixait des yeux. Le temps avait passé. Elle s’ébroua. « Pardon, fit-elle. Je rêvassais.

— Ce devaient être des cauchemars, dit-il d’une voix compatissante. Mais, je le répète : cela pourrait être pire. L’histoire nous l’a maintes fois prouvé. Ici, nous avons la possibilité d’améliorer un peu les choses. Oh ! rien qu’un peu, et avec la plus grande prudence. Mais, par exemple, j’ai appris dès mon arrivée ou presque que les Wanayimo avaient enlevé la fille de votre ami Aryuk… elle s’appelle Daraku, je crois ; vous la connaissez sans doute… ils l’avaient enlevée, donc, et amenée ici de force. Ce n’était pas pour lui infliger de mauvais traitements. Ils avaient besoin d’un aborigène pour leur enseigner les rudiments de son langage, tout simplement. Mais elle était victime d’une grave dépression : mal du pays, choc culturel, isolement prononcé. Je les ai convaincus de la rendre à sa famille. »

Tamberly s’était levée d’un bond. « Hein ? » Elle resta immobile un moment. L’horreur reflua en elle, remplacée par une mesure de chaleur. « Mais… mais c’est merveilleux ! Merci. » Elle déglutit.

Sourire de Corwin. « Allons, allons. Simple question de correction, après tout ; je n’ai fait que saisir l’occasion. Ne vous mettez pas dans cet état, surtout avant le petit déjeuner. Lequel sera prêt en deux coups de cuiller à pot, comme on dit. »

Le fumet du bacon la remit de bonne humeur plus vite qu’il n’était moralement correct, du moins le supposait-elle. Durant le repas, il n’aborda que des sujets superficiels, souvent sur le mode humoristique ; il était capable de parler d’autre chose que de lui-même et aussi de lui laisser placer un mot de temps à autre. « Oui, San Francisco est une ville charmante, mais vous devriez la visiter durant les années 30, avant qu’elle ait fait de son charme une profession. Mais parlez-moi de cet Exploratorium que vous avez évoqué tout à l’heure. Cela ressemble à une fantastique innovation, bien dans l’esprit des Lumières…»

Lorsqu’ils eurent fini et qu’il eut allumé ce qu’il appelait la cigarette virginale de la journée, il reprit son sérieux. « Quand j’aurai lavé la vaisselle – non, je vous en prie, n’y touchez pas, pas le premier jour –, je vais vous présenter à Worika-kuno. » Loup-Rouge, un nom qui revenait souvent dans ses rapports. « Pure démarche de courtoisie, mais, dans ce registre, les Wanayimo m’évoquent furieusement les Japonais.

— C’est le chef, n’est-ce pas ? » demanda Tamberly. Les rapports de Corwin ne lui permettaient pas de trancher sur ce point.

« Pas dans le sens où il serait formellement investi d’une quelconque autorité. Dans cette tribu, les décisions résultent d’un consensus entre les hommes et les femmes les plus âgées, celles qui ont survécu à leur période fertile. En dehors du conseil, on reconnaît tacitement à leurs cadettes un certain poids dans les affaires quotidiennes. Toutefois, un individu faisant preuve d’une intelligence et d’une force de caractère hors du commun finit par dominer tous les autres, par devenir le plus respecté de la tribu, celui dont la parole acquiert force de loi. Worika-kuno est de ces hommes-là. Si vous êtes dans ses petits papiers, votre vie devient un long fleuve tranquille.

— Et le… euh… l’homme-médecine ?

— Oui, le chaman jouit d’une position unique et puissante. Nous entretenons, lui et moi, des relations plutôt délicates. Je me vois souvent obligé de me mettre en quatre afin de lui prouver que je n’ai nulle intention de devenir son rival, ni de lui dérober une partie de son prestige. Vous ferez de même. Pour être franc, si j’ai recommandé la présente date pour votre arrivée – une fois que celle-ci n’a plus fait de doute –, c’est parce qu’il va passer les jours à venir cloîtré dans sa tente. Cela vous donnera le temps de vous familiariser avec ce milieu avant d’entrer en contact avec lui.

— Qu’est-ce qui le mobilise ainsi ?

— Un décès. Hier, un groupe de chasseurs a rapporté au village le corps d’un de leurs camarades. Éventré par un bison. Une lourde perte doublée d’un sinistre présage, car cet homme était un excellent chasseur, qui apportait beaucoup de viande à la tribu. A présent, le chaman doit user de sa magie pour faire fuir la malchance. Fort heureusement pour le moral des troupes, Worika-kuno a harcelé la bête jusqu’à ce que ses camarades puissent la tuer. »

Tamberly siffla doucement. Elle connaissait le bison du pléistocène.

Le moment venu, elle accompagna Corwin au village. Lorsqu’ils découvrirent celui-ci au détour d’un talus, elle ne manqua pas d’être impressionnée par le spectacle. Les images qu’elle avait vues ne donnaient aucune mesure de l’énergie qui avait été nécessaire à sa construction. Une douzaine de bâtiments rectangulaires de la taille d’un bungalow, aux murs de boue séchée renforcés par une armature de bois, se dressaient sur des fondations d’argile le long d’un petit ruisseau. La fumée montait de la plupart des toits de tourbe. Un peu plus loin était aménagé un espace cérémoniel, défini par un cercle de pierres levées, avec en son centre un foyer et un cairn recouvert de crânes d’animaux. Certains provenaient de la steppe, d’autres des forêts et des vallons au sud : caribou, élan, bison, cheval, ours, lion et mammouth. A l’autre bout du village se trouvait un espace de travail. Un feu y brûlait en permanence et des femmes, vêtues de robes en peau tannée ou, pour les plus jeunes et les plus résistantes, de simples tenues tissées de type estival, préparaient les carcasses apportées par les chasseurs. En dépit du décès de Coureur-des-Neiges, ce n’étaient que rires et bavardages. Pour ce peuple, un deuil prolongé eût été un luxe.

Les femmes se turent en voyant arriver les deux nouveaux venus. D’autres membres de la tribu sortirent des maisons. C’étaient en majorité des hommes en période de repos ; ils se chargeaient de la chasse et des travaux de force tandis que les femmes étaient responsables des corvées domestiques. Les enfants se tenaient en retrait. D’après les rapports de Corwin, ils étaient vifs et très aimés, mais on leur inculquait très tôt le respect de leurs aînés.

Les deux scientifiques se virent adresser les saluts obligatoires, auxquels Corwin répondit dans les règles. Personne ne leur colla aux basques. On avait dû prévenir Loup-Rouge, car il les attendait sur le seuil de sa demeure. Deux défenses de mammouth encadraient celui-ci et lui-même était mieux vêtu que la moyenne. Sinon, rien ne le distinguait de ses congénères hormis sa présence, son assurance de panthère. Il leva une main. « Tu es toujours le bienvenu, Grand-Homme, dit-il d’un air grave. Puisses-tu faire toujours bonne chasse et toujours connaître le bonheur dans ta demeure.

— Puissent le beau temps et les esprits cléments toujours accompagner ta marche, Loup-Rouge, répondit Corwin. Je t’ai amené celle dont nous avions parlé afin que nous puissions te présenter nos respects. »

Tamberly suivait leur échange sans difficulté. Une fois qu’il avait acquis une bonne maîtrise de leur langue, Corwin avait téléchargé ses connaissances dans une unité mnémonique en aval, et elle avait bénéficié d’une électro-inculcation pour se mettre à niveau. De la même manière, il avait acquis sans effort le vocabulaire et les nuances de la langue tulat qu’elle avait découverts à la dure. (« Avait acquis » ? Non, il les « acquerrait » dans quelque quinze mille ans.) Lorsque ce savoir ne leur serait plus d’aucune utilité, il serait effacé de leur cerveau pour faire place à de nouvelles données. Cette pensée ne laissait pas de l’attrister.

Elle focalisa son attention sur l’âge de glace. Loup-Rouge la fixait d’un air pénétrant. « Nous nous sommes déjà rencontrés, Cheveux-de-Soleil, murmura-t-il.

— O… oui. » Elle rassembla ses esprits. « Je n’appartiens à aucun des peuples qui vivent ici mais vais parmi les animaux. Je veux devenir l’amie du Peuple des Nuages.

— De temps en temps, tu pourras avoir besoin d’un guide, dit-il d’un air matois.

— Oui, acquiesça-t-elle. Un tel guide aura mes remerciements. » C’était plus ou moins la seule façon de promettre une récompense dans ce langage. Regardons les choses en face : avec un auxiliaire de la trempe de ce gars-là, j’accomplirai dix fois plus de choses qu’auparavant.

Loup-Rouge ouvrit les bras. « Entrez et soyez bénis. Nous parlerons sans être dérangés. »

L’intérieur était tout d’une pièce. Au centre, des dalles délimitaient un foyer où un feu brûlait en permanence ; le rallumer aurait constitué une tâche trop longue et trop pénible, qu’il convenait d’éviter à tout prix. Le long des murs étaient alignées des plates-formes en argile, recouvertes de monceaux de fourrure, qui pouvaient accueillir une vingtaine d’adultes et d’enfants. Personne ou presque ne s’y trouvait pour le moment. Comme il faisait jour et que le temps se montrait clément, il valait mieux aller dehors. Loup-Rouge leur présenta Petit-Saule, sa fort jolie épouse. Puis une autre femme, aux yeux rougis par les larmes, aux joues striées de coups d’ongle et aux tresses défaites, autant de signes de deuil. C’était Clair-de-Lune-sur-l’Eau, la veuve de Coureur-des-Neiges.

« Nous réfléchissons à la meilleure manière de s’occuper de sa famille, expliqua Loup-Rouge. Elle ne souhaite pas reprendre un homme tout de suite. Je pense qu’elle peut rester ici avec ses enfants jusqu’à ce qu’elle soit prête. »

Il fit signe à ses invités de s’installer sur des fourrures autour du feu. Petit-Saule lui apporta une gourde de cuir, fort semblable à la bota espagnole, qui contenait du jus de mûre blanche fermenté. Tamberly en but une gorgée par politesse, constatant que cela n’était pas désagréable. On la traitait plus ou moins comme un homme, elle le savait, mais son statut n’avait rien de commun. D’ailleurs, ni Petit-Saule ni Clair-de-Lune-sur-l’Eau n’étaient tenues à l’écart de la conversation. Si l’une d’elles pensait avoir quelque chose d’important à dire, elle n’hésiterait pas à prendre la parole.

« J’ai appris que tu avais tué le terrible bison, dit Tamberly à Loup-Rouge. C’était un acte plein de vaillance…» D’autant plus que l’animal, à ses yeux, était forcément possédé par un esprit malin.

« J’ai eu de l’aide », répondit-il sans fausse modestie. Sourire. « Tout seul, je ne gagne pas à chaque fois. Peut-être m’apprendras-tu à fabriquer un piège à renard qui fonctionne. Les miens n’y parviennent jamais. Je me demande si je n’ai pas insulté le Père des Renards. Et si, quand j’étais bébé, j’avais couvert son marquage avec le mien ? » Il se fendit d’un sourire, qui vira bientôt au rire franc.

Il est capable de plaisanter de l’inconnu, s’émerveilla Tamberly. Bon sang, mais c’est qu’il commence à me plaire ! Je n’avais pas prévu ça, mais je ne peux rien y faire.

III.

Elle enfourcha son scooter, entra une carte et des coordonnées, calcula sa destination et pressa l’activateur. Le dôme qui l’entourait disparut aussitôt et elle se retrouva devant son vieux feu de camp. Après avoir verrouillé les contrôles, au cas bien improbable où un curieux, humain ou animal, aurait osé s’approcher de ce terrifiant objet, elle se mit en route.

La mer et le ciel sans soleil formaient deux plaques gris acier. En dépit de la distance et du vent violent, elle entendait les vagues se fracasser sur la grève béringienne. Venue du nord, où les ténèbres avaient englouti l’horizon, la bise giflait une herbe morte, une mousse noire, des arbres et des arbustes effeuillés, des rochers éparpillés. La froidure engourdissait son visage et s’insinuait par la moindre ouverture dans ses vêtements. Le premier blizzard de la saison marchait sur le Sud.

Plusieurs générations de pieds avaient usé le sentier qu’elle foulait à son tour. Il la conduisit à la ravine. Les falaises protégeaient le fleuve du vent, mais ses eaux, grossies par la marée montante, bouillonnaient d’une écume blanc sale. Elle arriva au niveau de la corniche, à présent balayée par les embruns, où trois huttes se tenaient blotties autour d’une source.

On avait dû repérer sa silhouette à travers les aulnes verts, car, à son arrivée, Aryuk écarta le clayonnage qui lui servait de porte, sortit en rampant et se redressa. Il serrait une hache dans sa main. Sur ses épaules voûtées était jetée la peau d’une charogne. Sous sa crinière et sa barbe, elle découvrit des traits hagards qui la choquèrent.

« Ar… Aryuk, mon ami…» bégaya-t-elle.

Il la fixa des yeux un long moment, comme cherchant à se rappeler ou à comprendre sa nature. Lorsqu’il prit la parole, ce fut à peine si elle déchiffra son murmure, tant le fleuve et la mer rugissaient alentour. « Nous avons appris ton retour. Mais pas parmi Nous.

— Non, je…» Elle tendit une main vers lui. Il frémit, puis se ressaisit. Elle baissa le bras. « Oui, Aryuk, je séjourne chez les Chasseurs de Mammouths, mais seulement parce que j’en ai le besoin. Je ne suis pas des leurs. Je veux vous aider. »

Il se détendit d’un rien – moins par soulagement, devina-t-elle, que par lassitude pure et simple. « C’est vrai. Ulungu a dit que tu as été tendre avec ses fils et lui quand ils étaient là-bas. Tu leur as donné l’Adorable Douceur. » Il parlait du chocolat. Auparavant, elle n’en distribuait qu’avec parcimonie. Sinon, il lui aurait fallu réquisitionner une fourgonnette de la Patrouille pour s’approvisionner.

Elle se rappela la gratitude morne de ceux qui avaient perdu tout espoir. Non, bon sang, je ne vais pas pleurer. « J’ai de l’Adorable Douceur pour toi et tous les tiens. Mais d’abord…» Aryuk n’avait pas fait mine de l’inviter dans sa hutte, et elle ne tenait pas non plus à y entrer. «… pourquoi n’êtes-vous pas venus cette lune ? »

On attendait des Nous qu’ils versent ce mois-ci leur dernier tribut avant le retour de l’hiver. Après avoir vu la famille des Sources-Bouillonnantes, elle s’était félicitée de son absence lors des visites suivantes. Elle n’aurait pu offrir à ces misérables qu’un réconfort des plus dérisoire, et elle n’en avait pas dormi de la nuit. Toutefois, elle avait demandé à Corwin de la prévenir lorsque viendrait le tour d’Aryuk et des siens. Elle ne pouvait refuser de le voir. En cas de besoin, elle ferait un petit saut dans le temps pour ne pas le manquer. Mais il ne s’était jamais montré.

« Les Chasseurs de Mammouths sont fâchés, reprit-elle. Je leur ai dit que j’irais voir ce qui n’allait pas. Comptes-tu bientôt te rendre dans leur village ? Je crains une tempête pour les prochains jours. »

La tête chevelue s’inclina. « Nous ne pouvons pas aller les voir. Nous n’avons rien à leur apporter. »

Elle se raidit. « Pourquoi ?

— Durant l’assemblée d’automne, j’ai dit à tous que nous n’y parviendrions pas », commença Aryuk, retrouvant la tendance au bavardage caractéristique des Tulat, mais sans y ajouter leur faconde naturelle. « Ulungu est un véritable ami. Il est venu ici avec ses fils après qu’ils eurent livré leur tribut, afin de nous aider à rassembler le nôtre. C’est alors que j’ai appris que tu avais rejoint le Grand-Homme. »

Ô mon Dieu ! comme tu as dû te sentir trahi !

« Ils ne pouvaient rien faire, car nous-mêmes n’avions rien fait, poursuivit Aryuk. Je leur ai dit de rentrer chez eux pour s’occuper de leurs femmes et de leurs enfants. L’été a été dur. Poisson, coquillages, petit gibier, tout cela s’est raréfié. Nous avons souffert de la faim, car nous passions trop de temps à collecter le tribut et à l’apporter aux Chasseurs de Mammouths. Les autres ont souffert, eux aussi, même si les lances et les hameçons les ont bien aidés. Ici, ils ne nous servent pas à grand-chose, car nous ne voyons guère passer les bancs de poissons et les phoques qui s’en nourrissent. » Une histoire de hauts-fonds dans l’estuaire, ou encore de courants, peut-être, devina Tamberly. « Nous devons nous préparer à l’hiver. Si nous continuons à travailler pour les Chasseurs de Mammouths, nous allons mourir de faim. »

Aryuk leva la tête pour la regarder en face. La dignité investit ses yeux. « Peut-être leur en donnerons-nous davantage l’été prochain, acheva-t-il. Dis-leur que moi seul ai décidé.

— Je leur dirai. » Elle s’humecta les lèvres. « Non, je vais faire mieux que ça. N’aie crainte. Ils ne sont pas aussi… aussi…» Dans la langue tulat, on ne trouvait aucun vocable signifiant « cruel » ou « impitoyable ». Et le Peuple des Nuages ne méritait pas son opprobre. « Ils ne sont pas aussi féroces que tu le penses. »

Les phalanges d’Aryuk blanchirent comme il étreignait le manche de sa hache. « Ils prennent tout ce qu’ils veulent. Ils tuent tous ceux qui s’opposent à eux.

— C’est vrai, il y a eu bataille. Les Nous ne s’entre-tuent-ils donc jamais ? »

Le regard qu’il lui adressa était aussi lugubre que le vent. « Depuis ce jour, deux d’entre Nous sont morts sous leurs coups. » Mais je l’ignorais ! Corwin ne prend même pas la peine de s’informer. « Et tu parles au nom des Chasseurs de Mammouths. Eh bien, tu as entendu ce que j’avais à dire.

— Non, je… je veux seulement… vous rendre plus heureux. » Vous donner le courage de survivre à l’hiver. Le printemps venu, pour une raison que j’ignore encore, les envahisseurs lèveront le camp. Mais je n’ai pas le droit de faire des prédictions. Et tu ne croirais sûrement pas à celle-ci. « Aryuk, je veillerai à ce que le Peuple des Nuages soit satisfait. Ils ne demanderont plus rien au village du Fleuve des Aulnes avant la fonte des neiges. » Il la considéra d’un œil méfiant. « Peux-tu en être sûre ?

— Oui. Ils m’écouteront. Grand-Homme ne les a-t-il pas obligés à te rendre Daraku ? »

Soudain, c’était un vieillard qui se tenait devant elle sous le ciel enténébré. « Cela n’a servi à rien. Elle est morte en chemin. L’enfant qu’ils avaient mis dans son ventre à force de la violenter l’a emportée dans le trépas.

— Quoi ? Oh ! non, non…» Tamberly s’aperçut qu’elle avait crié en anglais. « Pourquoi ne l’as-tu pas fait savoir à Grand-Homme ?

— Il n’est jamais venu à moi quand je suis retourné au village, répondit une voix atone. Je l’ai vu par deux fois, mais de loin, et il ne m’a pas prêté attention. Pourquoi serais-je allé vers lui, si je l’avais osé ? A-t-il le pouvoir de faire revenir les morts ? Et toi, as-tu ce pouvoir ? »

Elle se rappela son propre père, qu’un coup de fil suffisait à réjouir et dont le visage s’illuminait quand elle lui rendait visite. « Je pense que tu préférerais que je te laisse seul, dit-elle d’une voix éteinte.

— Non, entre…» Dans la hutte, sa femme et ses enfants, leur peur et leur rage ravalée. « J’ai honte de ne pouvoir rien t’offrir à manger, mais entre quand même. »

Que puis-je faire, que puis-je dire ? Si j’avais grandi à l’époque de Manse, voire auparavant, je saurais comment réagir, en dépit de ma jeunesse. Mais dans mon milieu d’origine, on se contente de cartes postales et de clichés sur le travail de deuil. « Je… il ne vaut mieux pas. Je ne dois pas, pas aujourd’hui. Tu dois… tu dois penser à moi, jusqu’à ce que tu comprennes que je suis ton amie… pour toujours. Ensuite, nous serons à nouveau ensemble. Mais commence par penser à moi. Je vais veiller sur vous. Prendre soin de vous. »

Est-ce de la sagesse ou bien de la faiblesse ?

« Je vous aime, bafouilla-t-elle. Je vous aime tous. Tiens. » Elle plongea la main dans sa poche et en ressortit des barres de chocolat, qui tombèrent à ses pieds. Sans savoir comment, elle réussit à sourire avant de se retourner pour repartir. Loin de protester, il la regarda s’éloigner en silence. Sans doute que j’agis pour le mieux.

Une nouvelle bourrasque vint secouer les rameaux effeuillés. Elle pressa le pas. Il ne fallait pas qu’Aryuk la voie pleurer.

IV.

Les membres du conseil, soit tous les hommes adultes et toutes les vieilles femmes de la tribu, étaient à l’étroit dans la maison ; mais on ne pouvait transporter le feu sacré à l’extérieur, où la tempête risquait de faire rage pour plusieurs jours encore. Le fracas du tonnerre et le rugissement du vent traversaient les murs sans peine et servaient de fond sonore. Les flammes du foyer crachotaient sur les pierres. Elles découpaient, sur fond d’obscurité, la silhouette de la vieille femme accroupie qui les entretenait. La vaste salle était emplie de pénombre, de fumée et de l’odeur forte des corps vêtus de cuir qui s’y pressaient. Il faisait chaud. Les flammes jaillirent l’espace d’un instant, révélant la sueur qui perlait sur la peau de Loup-Rouge, de Cheveux-de-Soleil, de Celui-qui-Répond et des autres membres du premier cercle.

La même lumière faisait chanter l’acier de la lame que Tamberly brandissait devant l’assemblée. « Vous avez entendu, vous avez compris, maintenant vous savez », entonna-t-elle. Le style déclamatoire dont le Peuple des Nuages usait lors des cérémonies semblait presque biblique à ses oreilles. « Pour ce que je demande, si vous exaucez mon vœu, j’offre ce couteau. Prends-le, Loup-Rouge ; essaye-le ; dis-moi s’il est tranchant. »

L’homme accepta l’offrande. Son visage avait perdu toute sévérité. Elle pensa à un petit garçon le jour de Noël. Hommes et femmes firent silence, tant et si bien que leur souffle parut aussi bruyant que le vent, aussi insistant que le ressac. Impassible, Loup-Rouge testa le fil et l’équilibre de l’arme. Il se pencha pour ramasser un bâton. Sa première tentative pour le couper se révéla entachée de maladresse. Le silex et l’obsidienne donnent des lames effilées, mais ils sont trop fragiles pour couper le bois et ne peuvent le tailler correctement. En outre, la forme du manche lui était étrangère. Mais il apprenait vite et ne tarda pas à savoir s’y prendre.

« Cette arme prend vie dans mes mains, s’émerveilla-t-il.

— Elle a bien des usages, dit Tamberly. Je te les montrerai, et je te montrerai aussi comment entretenir sa lame. » Quand une pierre s’émoussait, on la taillait à nouveau, jusqu’à ce qu’elle soit trop petite. L’affûtage de l’acier est un art, mais elle était sûre qu’il saurait le maîtriser. « Ceci est à vous si vous exaucez mon vœu, ô peuple. »

Loup-Rouge parcourut l’assemblée du regard. « Est-ce là notre volonté ? s’enquit-il d’une voix de stentor. Dois-je accepter ce couteau en notre nom à tous, et en échange oublier le tribut qu’aurait dû nous verser la famille d’Aryuk, du Peuple des Souris ? »

Un murmure d’assentiment parcourut les ombres. La voix dure de Celui-qui-Répond y coupa court. « Non, ceci est une mauvaise chose. »

Et merde ! se dit Tamberly, consternée. J’aurais cru que toutes ces palabres étaient uniquement pour la forme. Qu’est-ce qui lui prend, à ce grincheux ?

Suivit un bref brouhaha, qui retomba rapidement. Les yeux luisaient dans la pénombre. Loup-Rouge gratifia le chaman d’un regard dur. « Nous avons vu ce que peut faire la Pierre-qui-Brille, dit-il d’un ton posé. Tu l’as vu aussi. Ne vaut-elle pas plusieurs chargements de bois ou de poisson, plusieurs peaux de loutre ou de lapin ? »

Le visage ridé se plissa encore. « Pourquoi les grands étrangers pâles favorisent-ils le Peuple des Souris ? Quels secrets partagent-ils donc ? »

Tamberly laissa exploser sa colère. « Tous ici savent que j’ai vécu avec eux avant que vous n’arriviez sur cette terre. Ce sont mes amis. N’êtes-vous pas fidèles à vos amis, hommes et femmes du Peuple des Nuages ?

— Es-tu également notre amie ? rétorqua Celui-qui-Répond.

— Je le serai si vous me laissez l’être ! »

Loup-Rouge interposa ses bras entre les deux antagonistes. « Il suffit. Allons-nous nous quereller sur le tribut dû pour une lune par une seule famille, tels des goélands s’acharnant sur une charogne ? Crains-tu le Peuple des Souris, Celui-qui-Répond ? »

Malin ! jubila Tamberly. Le chaman, furibond, n’avait d’autre choix que de répondre : « Nous ignorons de quelle sorcellerie ils sont capables, quels tours ils peuvent nous jouer. » Elle se rappela une remarque de Manse Everard : il est fréquent qu’une société attribue des pouvoirs occultes aux peuples qu’elle a soumis – les premiers Scandinaves avec les Finnois, les chrétiens médiévaux avec les juifs, les Américains blancs avec les Noirs…

« Je n’en vois aucun, repartit sèchement Loup-Rouge. L’un de vous en connaît-il ? » Et il leva le couteau au-dessus de sa tête. Un leader né, aucun doute sur ce point. Et comme il est beau dans cette pose, bon sang !

Il n’y eut ni débat ni vote. Tel n’était pas l’usage chez les Wanayimo et, de toute façon, cela n’aurait pas été nécessaire. S’ils dépendaient de leur chaman pour intercéder en leur faveur auprès du surnaturel et les protéger de la maladie avec les charmes adéquats, ils ne lui accordaient aucun respect superflu et, pour dire vrai, le regardaient même un peu de travers : c’était un célibataire, un misanthrope, un excentrique. Tamberly pensait souvent à ses amis catholiques qui, s’ils respectaient le curé de leur paroisse, ne s’aplatissaient pas devant lui et n’hésitaient pas à lui manifester leur désaccord.

Sa proposition fut acceptée de façon tout à fait naturelle, sans qu’il soit besoin d’insister. Celui-qui-Répond se rassit, ramena sa peau de bête sur lui et se mit à bouder. Les hommes se pressèrent autour de Loup-Rouge pour admirer le cadeau qu’il avait reçu. Tamberly pouvait prendre congé.

Corwin la rejoignit près du seuil. Il s’était tenu en retrait, comme il seyait à un étranger assistant au conseil par courtoisie. En dépit de l’obscurité, elle vit qu’il avait l’air franchement contrarié. « Suivez-moi dans mon dôme », ordonna-t-il. Elle se hérissa, puis haussa les épaules dans son for intérieur. Elle s’était plus ou moins attendue à cette réaction.

Quoique dénuée de charnières, la porte, dont le battant était constitué de bâtons, de brins d’osier, de peaux et de mousse, était solidement coincée dans le mur. Corwin la dégagea et le vent faillit la lui arracher des mains. Ce ne fut pas sans mal qu’il la remit en place une fois que Tamberly et lui furent sortis. Ils rabattirent leurs capuches, fermèrent leurs parkas et se dirigèrent vers leurs habitats. Le vent rugissait, mordait, giflait, griffait. La neige qui tombait parait toutes choses d’un voile de blancheur. Il fut obligé de sortir sa boussole électronique pour se repérer.

Lorsqu’ils se retrouvèrent à l’abri, tous deux restèrent sonnés quelques minutes. La tempête faisait trembler l’armature du dôme et vibrer ses cloisons. Les objets qui s’y trouvaient paraissaient fragiles, comme dénués de substance.

Ni l’un ni l’autre ne s’assit. Lorsque Corwin prit la parole, ils se dressèrent face à face, ainsi que deux ennemis. « Eh bien, je constate que j’avais raison. La Patrouille aurait dû vous ordonner de rester chez vous. »

Tamberly s’était préparée à cette confrontation. Ni insolence, ni insubordination, rien que de la fermeté. C’est mon supérieur hiérarchique, mais ce n’est pas mon patron. Et Manse m’a dit que la Patrouille appréciait l’indépendance d’esprit, à condition qu’elle aille de pair avec la compétence. « Qu’ai-je donc fait de mal… monsieur ? demanda-t-elle, avec autant de douceur que le lui permettait le vacarme au-dehors.

— Vous le savez parfaitement, rétorqua Corwin. Vous avez commis une interférence injustifiée.

— Je ne le pense pas, monsieur. Je n’ai rien fait qui soit de nature à affecter les événements plus qu’ils ne le sont déjà par notre simple présence. » Et cette question-là est déjà réglée. Nous avons « toujours » fait partie de cette période de la préhistoire.

« Alors pourquoi ne m’avez-vous pas consulté au préalable ? » Parce que tu m’aurais interdit d’aller plus loin, évidemment, et que je n’aurais pas pu passer outre. « Si je vous ai insulté, croyez bien que je le regrette. Ce n’était certainement pas mon intention. » Tu parles !» Il m’a semblé qu’il allait de soi… enfin, où est le mal ? Nous interagissons avec ces gens. Nous parlons avec eux, nous vivons avec eux, nous utilisons leurs services et les récompensons avec de petits objets venus de leur futur. C’est bien cela, non ? Quand je vivais parmi les Tulat, j’ai fait bien davantage que leur offrir un couteau, oh ! que oui. Ils sont incapables d’en fabriquer une copie. Dans deux ou trois générations tout au plus, il sera cassé, usé ou rouillé, et plus personne ne s’en souviendra.

— Vous êtes jeune et nouvelle dans la Patrouille, et…» Corwin reprit son souffle. Ce fut avec un peu plus de chaleur qu’il poursuivit : « Oui, vous aussi, on vous laisse la bride sur le cou. Impossible de faire autrement. Mais il y a votre motivation. Vous n’aviez aucune raison de faire ce que vous venez de faire, hormis votre sentimentalisme enfantin. Nous ne pouvons tolérer ce genre d’attitude, Tamberly. C’est beaucoup trop dangereux. »

Je ne pouvais pas rester sans rien faire alors qu’Aryuk, Tseshu, leurs enfants et leurs petits-enfants risquaient de se faire tabasser, voire tuer. Et je… je ne souhaitais pas que Loup-Rouge soit complice d’une telle atrocité. « J’ignore quel est l’article du règlement qui nous interdit de faire preuve de tendresse dans la mesure où cela ne met pas notre mission en danger. » Elle se façonna un sourire. « Je n’ose pas croire que vous n’ayez jamais commis d’acte semblable. »

Il demeura impassible un moment. Puis se fendit à son tour d’un sourire. « Touché* ! J’avoue. » Gravement : « Mais vous avez outrepassé votre autorité. Les choses n’iront pas plus loin, mais considérez cela comme une leçon, doublée d’une mise en garde. »

De nouveau affable : « Et maintenant que la question est réglée, je vous propose de rétablir nos relations diplomatiques. Asseyez-vous. Je vais faire un peu de café, nous l’arroserons d’une goutte de brandy et partagerons ensuite un bon repas, comme nous aurions dû le faire depuis longtemps.

— J’ai passé pas mal de temps sur le terrain, lui rappela-t-elle.

— Oui, oui. Mais à présent, nous sommes bloqués par le mauvais temps, et pour plusieurs jours.

— Je pensais sauter en aval, au premier jour de beau temps.

— Allons, ma chère, votre zèle est admirable, mais écoutez la voix de l’expérience. Il est fortement conseillé de céder de temps à autre au repos, au loisir et même à la paresse. L’excès de travail abrutit, vous savez. »

Ouais, et je vois à quel genre de détente tu penses, mon cochon. Mais elle ne s’offusqua point. C’était une idée toute naturelle étant donné les circonstances ; et sans doute considérait-il sa proposition comme un compliment. Cela dit : non merci. Comment vais-je me tirer de ce guêpier sans le vexer ?

V.

Celui-qui-Répond habitait dans la plus petite maison du village, à peine plus spacieuse qu’une hutte, car le chaman vivait seul, sauf quand le visitaient les démons qu’il devait repousser. Cependant, il arrivait souvent qu’un homme ou une femme de la tribu vienne le voir.

Renard-Véloce était assis près de lui devant le feu. À la lueur des flammes s’ajoutait une chiche lumière venue du trou ouvert dans le toit. Après la tempête, le ciel s’était éclairci et on sentait même un peu de chaleur dans l’air. Les objets magiques semblaient frémir dans la pénombre. Ils étaient peu nombreux : un tambour, un sifflet, des ossements gravés, des herbes séchées. Par ailleurs, le chaman ne possédait que peu d’ustensiles domestiques. Son existence participait avant tout du monde spirituel.

Il fixa son visiteur en plissant les yeux. Ils n’avaient échangé que des paroles prudentes. « Toi aussi, tu as des raisons de te sentir troublé », lui dit-il.

Une grimace déforma le visage rusé de Renard-Véloce. « Oui. Quelle est la proie que les deux étrangers traquent parmi nous ?

— Qui le sait ? souffla Celui-qui-Répond. J’ai cherché des visions pour m’éclairer sur eux. Aucune ne m’est venue.

— Ont-ils jeté des charmes contre toi ?

— Je le crains.

— Comment est-ce possible ?

— Nous sommes loin des sépultures de nos ancêtres. Durant notre périple, nous avons laissé nos morts derrière nous. Pour le moment, rares sont les défunts qui peuvent nous aider ici.

— Le spectre de Coureur-des-Neiges doit être très fort.

— Cela ne fait qu’un seul homme. Combien en compte le Peuple des Souris ? »

Renard-Véloce se mordit les lèvres. « C’est vrai. Le bœuf musqué et le bison sont plus forts que le loup, mais une meute de loups peut terrasser l’un comme l’autre. » Il réfléchit avant de reprendre : « Et pourtant… le Peuple des Souris honore-t-il ses morts comme nous le faisons ? Leurs spectres s’attardent-ils parmi eux ?

— Nous l’ignorons », dit Celui-qui-Répond.

Les deux hommes frissonnèrent. Un mystère est toujours plus terrifiant que la vérité.

« Grand-Homme et Cheveux-de-Soleil jouissent de grands pouvoirs et de charmes puissants, reprit Renard-Véloce au bout d’un temps. Ils se disent nos amis.

— Combien de temps vont-ils encore rester ici ? répliqua le chaman. Et nous aideraient-ils vraiment en cas de nécessité ? Et s’ils cherchaient à endormir notre méfiance pendant qu’ils ourdissent notre destruction ? »

Renard-Véloce eut un sourire ironique. « Leur seule présence menace ton statut.

— Il suffit ! rétorqua Celui-qui-Répond. Toi aussi, tu te sens menacé. »

Le chasseur baissa les yeux. « Eh bien… Loup-Rouge et la plupart des autres… les honorent plus qu’il n’est sage à mes yeux.

— Et Loup-Rouge t’écoute moins souvent que naguère.

— Il suffit ! » Renard-Véloce partit d’un petit rire. « Que ferais-tu si tu en avais la possibilité ?

— Si nous pouvions en apprendre davantage, acquérir un pouvoir sur eux…»

Renard-Véloce lui intima la prudence. « Il faudrait être fou pour les attaquer de front. Mais ils aiment le Peuple des Souris. C’est du moins vrai pour Cheveux-de-Soleil.

— Je pense comme toi. Et quels secrets, quels pouvoir partage-t-elle avec eux ?

— Ces hommes velus ne sont rien par eux-mêmes. Ils sont bel et bien semblables à la souris, dont le renard ne fait qu’une bouchée. Si nous les prenions par surprise, à l’insu de Grand-Homme et de Cheveux-de-Soleil…

— Peut-on agir sans que ces deux-là ne le sachent ?

— Je les ai déjà vus surpris par un événement imprévu, un lagopède surgissant d’un fourré, la glace qui se brise sous leurs pieds, des choses bien ordinaires. Ils n’ont pas conscience de tout ce qui se passe dans le monde… pas plus que toi ou moi.

— Tu es un homme audacieux…

— Audacieux, mais pas stupide, répliqua Renard-Véloce avec quelque impatience. Depuis combien de jours tournons-nous autour du pot, toi et moi ?

— Il est temps que nous parlions franchement, acquiesça Celui-qui-Répond. Tu envisages d’aller là-bas, sans doute chez cet Aryuk qu’elle chérit tout particulièrement, afin de lui faire cracher la vérité.

— J’ai besoin d’un compagnon.

— Je ne connais rien aux armes.

— Cela, c’est mon domaine. Toi, tu comprends les charmes, les démons, les spectres. » Renard-Véloce fixa le chaman. « Peux-tu faire le voyage ? »

L’autre répondit d’un air fâché : « Je ne suis pas un faible. » En vérité, c’était un homme sec et nerveux, et, bien qu’édenté et un peu myope, rapide à la course et même endurant.

« J’aurais dû te demander : souhaites-tu faire le voyage ? » rectifia le chasseur.

Calmé, Celui-qui-Répond opina. « Il va geler dans un jour ou deux, déclara-t-il. Cette neige si molle va devenir dure comme la pierre et il sera facile de marcher dessus. »

Une lueur d’impatience éclaira les yeux de Renard-Véloce, mais il conserva un air neutre et dit d’un ton pensif : « Mieux vaut que nous partions à la nuit tombée. Je dirai que j’effectue une reconnaissance pour me familiariser avec cette région, et aussi que je souhaite méditer en solitaire. » Une telle initiative ne surprendrait personne.

« Je dirai que je veux invoquer les esprits pendant plusieurs jours et plusieurs nuits et qu’il ne faut pas me déranger jusqu’à ce que je sorte de ma demeure, ajouta Celui-qui-Répond.

— Et peut-être auras-tu alors d’importantes nouvelles à annoncer.

— Et peut-être auras-tu alors conquis un grand honneur.

— Ce que je fais, je le fais pour le Peuple des Nuages.

— Pour le Peuple des Nuages, répéta Celui-qui-Répond, maintenant et à jamais. »

VI.

Soudain, tels des faucons fondant sur des lemmings, les envahisseurs étaient là. Un cri arracha Aryuk à son rêve hivernal. Il chercha la réalité à tâtons. Un second cri l’y propulsa, le cri d’une femme et d’un enfant terrifiés.

Sa propre femme, Tseshu, s’agrippa à lui. « Reste ici », lui dit-il. Fouillant dans la pénombre de sa hutte, sa main trouva une pierre taillée. Il s’extirpa de sa chaude couverture de peaux, d’herbes et de brindilles. La peur lui nouait les tripes, mais la colère était la plus forte. Était-ce une bête qui attaquait les siens ? Toujours à quatre pattes, il écarta la porte de fortune et franchit le seuil en rampant. Puis, se redressant en position accroupie, il fit face à la menace.

Son courage le quitta comme l’eau coule d’une main ouverte.

Le froid enveloppa son corps nu. À l’horizon sud, le soleil éclaboussait le jour d’un azur soutenu, creusant d’ombres indigo le manteau blanc de la neige et le parsemant d’arbres noirs. Sur le fleuve, la glace mise à nu par le vent luisait d’un éclat terne. Sur la grève, au bout de la ravine, les rochers étaient festonnés de givre et la mer elle-même était gelée presque jusqu’au large. Le lointain grondement des vagues sonnait comme la colère de l’Esprit Ours.

Devant lui étaient plantés deux hommes. Ils étaient vêtus de cuir et de fourrure. L’un d’eux tenait une lance dans la main droite, une hache dans la gauche. Aryuk l’avait déjà vu, oui, il connaissait ce visage étroit, ces yeux brillants, on l’appelait Renard-Véloce. L’autre était vieux, ridé, sec mais guère fatigué par la marche qu’il avait dû faire. Il brandissait un os où étaient gravés des signes. Tous deux avaient peint sur leur front et leurs joues des marques de puissance. À en juger par leurs traces, ils avaient descendu le coteau en silence, attendant d’être arrivés à destination pour lancer leur défi.

Barakyn et Oltas étaient partis relever les pièges. Ils ne reviendraient pas avant le lendemain. Ces deux-là ont-ils attendu que les plus forts de mes fils soient partis ? se demanda soudain Aryuk. Seset, la femme de Barakyn, se tenait blottie sur le seuil de sa hutte. Dzuryan, le troisième fils d’Aryuk, qui était encore un enfant, frissonnait devant la hutte qu’il partageait avec Oltas et où il somnolait en entretenant le feu.

« Que… que voulez-vous ? » bredouilla Aryuk. Quoique l’angoisse lui nouât la gorge, il ne pouvait s’abaisser à souhaiter la bienvenue à ces intrus, comme on doit pourtant le faire pour tout visiteur.

Ce fut Renard-Véloce qui lui répondit, d’une voix plus glaciale que les nuages de vapeur qui sortaient de sa bouche. Il parlait le langage des Nous bien mieux que les autres membres du Peuple des Nuages – combien de temps avait-il passé auprès de Daraku ? « Je te parle. Tu me parles. »

Oui, bien sûr, songea Aryuk. Parler. Que peut-on nous prendre sinon la parole ? A moins qu’ils ne désirent monter Seset. Elle est jeune et appétissante. Non, je ne dois pas céder à la colère. Et puis, ils ne la regardent même pas. « Entrez, dit-il à contrecœur.

— Non », cracha Renard-Véloce – mi-méfiant, mi-méprisant, devina Aryuk. Coincé dans une hutte tula, il n’aurait pas la place de manier ses armes si belles et si redoutables. « Nous parlons ici.

— Alors je dois me couvrir », répliqua Aryuk. Ses doigts et ses pieds commençaient déjà à s’engourdir.

Renard-Véloce lui signifia son assentiment d’un geste sec. Tseshu passa la tête par l’ouverture. Elle avait chaussé ses bottes et passé une cape, qu’elle serrait autour de son torse comme si elle redoutait de montrer à des étrangers ses seins flasques et son ventre mou. Elle tendit une tenue identique à son homme. Dzuryan et Seset regagnèrent l’intérieur de la hutte pour imiter leurs parents. Lorsqu’ils revinrent sur le seuil, ils étaient étrangement calmes. Tseshu aida Aryuk à se vêtir.

Celui-ci se sentit un peu réconforté, bien qu’il fût obligé de répondre aux questions de Renard-Véloce en même temps qu’il s’habillait. « Qu’est-ce qui marche… entre toi… et Cheveux-de-Soleil ?

— Cheveux-de-Soleil ? répéta-t-il, bouche bée. Qui est-ce ?

— Femme. Grande. Cheveux comme le soleil. Yeux comme…» Le chasseur désigna le ciel.

« Elle-qui-Connaît… Nous… nous étions amis. » Le sommes-nous encore ? Elle demeure parmi vous. « Quoi d’autre ? Parle !

— Rien, rien.

— Ah ! Rien ? Pourquoi te donne-t-elle tribut ? »

Aryuk se raidit. Tseshu acheva de lacer les sacs fourrés de mousse qui lui servaient de bottes. « Elle a fait cela ? » La joie l’envahit. « Oui, elle a promis qu’elle nous sauverait ! »

Tseshu se redressa et prit place à ses côtés. Il en avait toujours été ainsi.

Une bourrasque de bise emporta sa joie lorsque Renard-Véloce lança : « Quel kuyok dans le couteau ?

Kuyok ? Couteau ? Je ne comprends pas. » Cet homme essayait-il de lui lancer un charme ? Aryuk leva sa main libre pour tracer un signe protecteur.

Les deux intrus se tendirent. Renard-Véloce s’adressa à son compagnon. Le vieil homme pointa son os gravé sur Aryuk et entonna un chant de sa voix suraiguë.

« Pas de sales tours », graillonna Renard-Véloce. Il désigna l’ancien avec sa hache. « Voici Aakinninen – Celui-qui-Répond. Lui kuyukolaia. Son kuyok plus fort que le tien. »

Sans doute parlait-il de magie, déduisit Aryuk. Son cœur lui cognait les côtes. Le froid lui pénétrait les chairs en dépit de sa cape. « Je ne vous veux aucun mal », murmura-t-il.

Renard-Véloce pointa sa lance sur la gorge d’Aryuk. « Ma force plus forte que la tienne.

— Oui, oui.

— Tu as vu la force des Wanayimo aux Sources-Bouillonnantes. »

Aryuk serra sa pierre dans sa main, comme si son poids pouvait l’empêcher de s’envoler dans une bourrasque de furie interdite. Dois-je m’aplatir dans la neige ?

« Fais ce que je dis ! » s’écria Renard-Véloce.

Du coin de l’œil, Aryuk vit que Dzuryan et Seset tremblaient de tous leurs membres. Il réussit à se maîtriser et Tseshu à ses côtés en fit autant. « Que devons-nous faire ? demanda-t-il sans comprendre.

— Dis ce qu’il y a entre toi et les grands étrangers. Que veulent-ils ? Que font-ils ?

— Rien, nous ne savons rien. »

Renard-Véloce baissa soudain sa lance. La pointe affûtée lacéra le mollet d’Aryuk. La plaie se rougit de sang. « Parle ! »

La douleur était minime, la menace plus grande que le ciel. Lorsque enfin il fait face au lion, l’homme cesse d’avoir peur. Aryuk bomba le torse. « Tu peux me tuer, dit-il, mais alors ma bouche ne pourra plus parler. C’est mon fantôme qui parlera. »

Renard-Véloce écarquilla les yeux. Soit il connaissait ce mot, soit il en devinait le sens. Il se tourna vers Celui-qui-Répond. Tous deux eurent un échange animé. Mais pas un instant le chasseur ne quittait les Nous des yeux. La main libre d’Aryuk étreignit celle de Tseshu.

Le visage ridé du chaman se durcit. Il aboya un ordre. Son compagnon acquiesça. Aryuk attendit de savoir quel serait le sort de sa famille.

« Tu ne fais pas kuyok contre nous, déclara Renard-Véloce. Nous emmenons celle-ci. Elle parlera. »

Il planta sa lance dans la neige, s’avança d’un pas, saisit Tseshu par le bras. L’arracha à l’étreinte de son homme. Elle hurla.

Daraku !

Un vent rugit dans l’esprit d’Aryuk. Lui-même hurla en bondissant.

Renard-Véloce abattit sa hache. Déséquilibré, il rata le crâne d’Aryuk mais le frappa à l’épaule gauche. Aryuk ne vit ni ne sentit le coup. Il emboutit l’homme du Peuple des Nuages. Son bras droit s’abattit. Sa pierre s’écrasa sur la tempe de Renard-Véloce. Celui-ci s’effondra.

Aryuk se campa au-dessus de lui. Puis vint la douleur. Lâchant sa pierre, il tomba à genoux et palpa son épaule blessée. Dzuryan le rejoignit en courant. Il lança sur le chaman une pierre à peine taillée. Le vieil homme l’esquiva et s’en fut, se faufila entre les arbres, gagna le sommet de la colline. Dzuryan rejoignit Tseshu et Aryuk. Seset fit taire les enfants.

L’âme d’Aryuk revint dans son corps et les ténèbres reculèrent autour de lui. Il se releva avec l’aide de sa femme et de sa fille. Le sang coulait de son épaule, flamme rouge sur fond de neige. Son bras pendait contre son flanc, inutile. Lorsqu’il tenta de le remuer, la douleur fut si vive que la nuit déferla de nouveau sur lui. Tseshu écarta sa cape pour examiner la plaie. Elle n’était guère profonde, la pointe de la lance ayant buté sur l’os, mais l’os en question devait être brisé.

« Père, dois-je rattraper l’autre homme et le tuer ? » demanda Dzuryan. Sa voix d’enfant tremblait-elle, ou bien était-ce ainsi qu’Aryuk l’entendait ?

« Non, lui répondit Tseshu. Il est trop loin maintenant. Tu es trop jeune.

— Mais il… il va raconter ce qui s’est passé au Loup-Rouge. »

Aryuk s’aperçut non sans surprise qu’il était capable de penser. « Cela vaut mieux ainsi, chuchota-t-il. Il ne faut pas que les choses empirent… pour l’ensemble des Nous. »

Il baissa les yeux. Renard-Véloce gisait sur le sol, flasque. Le sang qui avait jailli de son nez ne coulait plus mais gouttait avec lenteur, épaissi par la froidure. Sa bouche béante était sèche, ses yeux vitreux, et ses entrailles s’étaient vidées. La congère sur laquelle il avait chu cachait sa tempe défoncée.

« Je me suis oublié, lui murmura Aryuk. Tu n’aurais pas dû poser la main sur ma femme. Pas après l’avoir posée sur ma fille. Nous avons été aussi peu sages l’un que l’autre.

— Viens près du feu », lui dit Tseshu.

Il la suivit, obéissant. Les femmes s’efforcèrent de le soigner, pansant la plaie avec de la mousse, immobilisant le bras à l’aide de lanières. Dzuryan raviva le feu et alla chercher un lapin congelé sous un cairn tout proche. Tseshu le coucha sur les braises.

La viande cuite réchauffe le cœur, et Aryuk sentit ses forces lui revenir au contact de ces corps qui l’entouraient. Au bout d’un temps, il déclara : « Le matin venu, je devrai vous quitter.

— Non ! » gémit Tseshu. Il savait qu’elle avait compris ses intentions. Mais elle protesta néanmoins : « Où pourrais-tu aller ?

— Loin. Quand ils sauront, ils viendront chercher leur mort, et ils me traqueront moi aussi. S’ils nous trouvent ensemble, cela sera grave pour vous. Quand Barakyn et Oltas reviendront, vous partirez tous dans une direction différente, pour chercher refuge chez des amis. Le Peuple des Nuages saura que moi et moi seul l’ai tué. S’ils ne vous voient pas auprès de son cadavre, je crois qu’ils se satisferont de ma mort. Le temps qu’ils me retrouvent, ils auront épuisé le plus gros de leur colère. »

Seset se prit à bras-le-corps, oscilla d’avant en arrière, pleura à chaudes larmes. Tseshu resta impassible, mais elle prit la main valide de son homme dans la sienne.

« Taisez-vous maintenant, ordonna Aryuk. Je suis fatigué. J’ai besoin d’une nuit de repos. »

Tseshu et lui regagnèrent leur hutte. Une fois étendu auprès d’elle, il constata qu’il parvenait à s’endormir – d’un sommeil agité, embrasé par la douleur, peuplé de rêves aussi fugaces que des arcs-en-ciel. J’ai vécu plus longtemps que bien des hommes, songea-t-il lors d’un moment de lucidité. Il est temps pour moi de retrouver nos enfants trépassés. Ils doivent être bien seuls.

Au lever du jour, il mangea de nouveau, laissa sa femme le vêtir et sortit. La ravine était un fossé d’ombre, bordé d’arbres voûtés sur leurs propres rêves. Quelques étoiles scintillaient encore dans le ciel. Son haleine fumait dans l’air glacé. De la mer lui parvenaient le murmure des vagues et les craquements de la glace. Sa blessure l’élançait mais, s’il avançait prudemment, la douleur demeurait supportable.

Sa femme, son fils et la femme de son fils aîné se rassemblèrent autour de lui. Il désigna le cadavre. « Portez-le à l’intérieur et refermez la porte avant de partir, leur dit-il. Les Chasseurs de Mammouths seront peut-être moins fâchés si leur ami est épargné par les mouettes et les renards. Mais d’abord…» Il voulut se baisser. Sa blessure le lui interdit. « Dzuryan, tu es l’homme de la famille en attendant le retour de tes frères. Arrache-lui les yeux. Si je les emporte avec moi, son fantôme me suivra et vous laissera en paix. » Le jeune garçon recula d’un pas, ses lèvres frémissant au sein de son visage plongé dans l’ombre. « Obéis ! »

Lorsque les deux globes furent nichés dans sa bourse, Aryuk attira Tseshu contre lui de son bras valide. « Si j’étais devenu vieux et faible, j’aurais dû partir dans la nature, lui confia-t-il. Je ne fais que partir un peu plus tôt, un tout petit peu plus tôt. »

Il prit une hache à Dzuryan, sans trop savoir pourquoi. Il avait refusé des provisions de bouche et n’était pas en état de tuer un animal ni de tendre un piège. Enfin, cela lui faisait quelque chose à tenir. Il hocha la tête, se retourna et s’en fut d’un pas traînant, en direction du sentier le moins pentu de la colline, qui le conduirait hors de vue.

Tu ne m’as sûrement jamais souhaité ce sort, Toi-qui-Connais-l’Étrange, songea-t-il. Quand tu l’apprendras, viendras-tu à mon secours ? Mieux vaut que tu aides mes enfants et mes petits-enfants. Je n’ai plus d’importance désormais. Il chassa le souvenir qu’il gardait d’elle pour se consacrer tout entier à son errance.

VII.

Pendant l’hiver, les Tulat réduisaient leurs activités au maximum afin de consacrer toute leur énergie à la survie. Ils continuaient de pratiquer la cueillette quand c’était possible et profitaient des brèves journées pour accomplir les corvées indispensables mais, le plus souvent, ils restaient tapis dans leurs huttes et, lorsqu’ils ne dormaient pas, se plongeaient dans un état de transe propice aux songeries. Il n’était guère étonnant que nombre d’entre eux soient frappés par la maladie, en particulier les enfants en bas âge. Mais avaient-ils vraiment le choix ?

Par contraste, les Paléo-Indiens demeuraient actifs tout le long de l’année, même pendant les longues nuits. Ils disposaient de l’habileté et des moyens nécessaires pour se nourrir convenablement en toute saison. Si certains animaux migraient en hiver, le caribou par exemple, d’autres, tel le mammouth, n’en faisaient rien. C’était pour cette raison qu’ils s’étaient établis dans la steppe, même si leurs chasseurs montaient aussi des expéditions dans les highlands au nord et dans les forêts au sud. Seule la mer les faisait reculer. Leurs descendants apprendraient à l’apprivoiser. En attendant, les Tulat exploitaient le rivage pour le compte du Peuple des Nuages.

Ralph Corwin avait donc l’habitude de capter du bruit et du mouvement à la nuit tombée. Grâce à une caméra qu’il avait planquée dans la moraine surplombant son dôme, il pouvait observer les activités du village sur un écran. En cas de besoin, ou tout simplement s’il en avait envie, il avait la possibilité d’aller y voir de plus près. Les chasseurs avaient fini par le considérer comme un être humain à part entière – énigmatique et sans doute dangereux, mais fascinant et apparemment bien disposé à leur égard. Ils appréciaient sa compagnie, que son aura de mystère ne faisait qu’épicer. Les filles lui souriaient, et certaines étaient plutôt girondes. Malheureusement, il ne pouvait les approcher de trop près sous peine de compromettre sa mission. Les Tulat avaient des mœurs plus relâchées, mais ils étaient bien trop crasseux à son goût, et il n’avait pas de temps à perdre avec eux. La Patrouille ne souhaitait pas que ses agents consacrent plus de temps qu’il n’était nécessaire à une mission donnée.

Ah ! si seulement Wanda Tamberly – l’image même des filles californiennes de la fin du XXe siècle qu’on lui avait tant vantées – s’était montrée plus abordable ! N’y pense plus, se disait-il souvent.

Cette nuit-là, il oublia totalement la jeune femme. Le tumulte montait dans le village. Il s’habilla chaudement et sortit.

L’air était d’une immobilité absolue, comme si le vent lui-même avait été congelé. On eût dit que du liquide entrait dans ses narines. Une lune tout juste pleine transformait son haleine en un spectre aussi diffus que les collines alentour. La neige luisante crissait sous ses pieds. Il n’avait pas besoin de sa lampe et aucun des Wanayimo n’avait jugé utile d’allumer une torche. Ils auraient pourtant pu se permettre une telle extravagance grâce au tribut des Tulat. On attisait le feu près du cairn des crânes, autour duquel les villageois se massaient, parlant, gesticulant, et même hurlant. Quand les flammes monteraient haut, on sortirait les tambours pour entamer la danse.

Une danse de deuil et de propitiation, jugea Corwin. Qui s’accompagnerait forcément de décisions, de plans et de préparatifs. S’écartant de la foule, il se dirigea vers la demeure de Loup-Rouge et de sa grande famille.

Il ne s’était pas trompé. La porte encadrée de défenses n’était pas fixée et il y avait de la lumière à l’intérieur. Il colla son visage à l’entrebâillement. « Ohé, murmura-t-il. Grand-Homme peut-il entrer ? » En temps normal, cette question aurait constitué une insulte, car elle sous-entendait que les occupants du lieu ne pratiquaient pas l’hospitalité, mais les règles ordinaires ne s’appliquent plus quand les démons rôdent dans la nuit, et Corwin avait l’intuition que Celui-qui-Répond était présent. Les villageois étaient inquiets depuis que le chaman s’était enfermé chez lui quelques jours plus tôt, et toute cette agitation ne présageait rien de bon.

Au bout d’une minute, une silhouette vint occulter la lumière. « Sois le bienvenu », dit Loup-Rouge, qui écarta le battant.

Corwin entra. Loup-Rouge l’escorta jusqu’au centre de la salle, où l’on avait attisé le feu. Ses flammes dispensaient autant de lumière que la graisse des quatre lampes en stéatite. Les ténèbres se massaient dans le reste de l’espace. A peine si Corwin pouvait distinguer un carré de peau tendu sur une armature de bois flotté faisant office de paravent. Derrière lui se tenaient sans doute les membres de la famille qui n’avaient pas rejoint les hurleurs au-dehors.

Ceux qui étaient rassemblés cette nuit formaient l’élite du village. Corwin reconnut les chasseurs Lame-Brisée et Pointe-de-Lance, ainsi que le vénérable Silex-à-Feu qui se tenait debout. Assis sur le sol, les jambes ramenées contre son torse, se trouvait Celui-qui-Répond. L’ombre soulignait les rides qui sillonnaient son visage, faisait ressortir ses orbites creusées. Son dos était voûté. Il est épuisé, se dit Corwin. S’il a fait un long voyage, celui-ci n’avait rien de spirituel.

« Oui, mieux vaut que Grand-Homme assiste à notre conseil, dit Loup-Rouge d’une voix d’acier. L’as-tu appelé, Celui-qui-Répond ? »

Le chaman répondit par un borborygme.

« J’ai vu que le village était troublé et suis venu voir si je pouvais vous aider, déclara Corwin en toute bonne foi.

— Troublé, oui, répéta Loup-Rouge. Voici que Renard-Véloce, le plus rusé des hommes, est mort.

— Un grand malheur, assurément. » Corwin avait appris à apprécier cet homme : doué d’un esprit vif, il n’avait pas son pareil pour expliquer les choses, mais il avait tendance à poser des questions gênantes. Sa ruse et son indépendance d’esprit étaient des atouts pour la tribu. « Comment est-ce arrivé ? » Son trépas n’a sûrement rien d’ordinaire.

Il se sentit soudain la cible des regards de la tribu. « C’est Aryuk la Souris qui l’a tué, répondit Loup-Rouge. Aryuk, au nom duquel Cheveux-de-Soleil a renoncé à son couteau.

— Hein ? Non, c’est impossible ! » Les Tulat sont totalement soumis, ils ont intégré leur impuissance foncière.

« C’est la vérité, Grand-Homme. Celui-qui-Répond vient de nous apprendre la nouvelle. Lui-même, dont la personne devrait être inviolable, n’a échappé à la mort que de justesse.

— Mais…» Corwin inspira à pleins poumons un air saturé de fumée. Garde ton calme. Reste sur le qui-vive. La situation risque de dégénérer. « Je suis surpris. Je suis peiné. Je te demande de me dire comment ce malheur est survenu. »

Celui-qui-Répond leva la tête. Les flammes luisaient dans ses yeux. D’une voix mauvaise : « C’est à cause de toi et de ta femme. Renard-Véloce et moi voulions savoir pourquoi ces Souris vous étaient si chères.

— C’étaient des amis, rien que des amis. D’anciens amis de Cheveux-de-Soleil. Pas les miens. Je les connais à peine.

— Aryuk a dit la même chose.

— C’est la vérité !

— Aryuk a pu jeter un charme à ta femme, hasarda Silex-à-Feu.

— Celui-qui-Répond voulait en avoir le cœur net, déclara Loup-Rouge. Renard-Véloce l’a accompagné. Ils ont parlé un moment ; puis Aryuk a attaqué. Il a pris Renard-Véloce par surprise et l’a tué d’un coup de pierre. Un de ses enfants a voulu frapper Celui-qui-Répond, qui a pris la fuite. »

Pas étonnant qu’il soit vanné, songea distraitement Corwin. Un vieillard comme lui – il doit avoir la cinquantaine –, fuyant la mort sur la neige et la glace. Le chaman s’était de nouveau avachi. « Mais qu’est-ce qui a pu pousser Aryuk à agir ainsi ?

— Cela n’est pas clair, répondit Loup-Rouge. Peut-être qu’un démon l’a possédé, à moins que le mal n’ait niché dans son cœur depuis le début… Tu ne le sais donc pas ?

— Non. Que vas-tu faire à présent ? »

Leurs regards se croisèrent. Le silence régna jusqu’à ce que Loup-Rouge prenne sa décision. Il se méfie encore de moi, se dit Corwin, mais il veut croire à ma sincérité et à celle de Wanda. Et il veut se montrer sincère pour manifester sa bonne volonté.

« Je ne danserai pas pour Renard-Véloce cette nuit, déclara Loup-Rouge. Je vais partir pour la côte avec quelques chasseurs. Nous devons ramener notre ami parmi nous.

— Oui », fit Corwin.

Ce n’était pas seulement une question de sentiments. « Nous avons besoin de lui, reprit Loup-Rouge. Son spectre sera fort, comme celui de Coureur-des-Neiges, et il nous protégera des esprits maléfiques et des spectres hostiles.

— Hostiles… les Tulat ?

— Qui d’autre ? Mais je veillerai à ce que le corps d’Aryuk repose loin d’ici, avec son spectre lié à lui. Celui-qui-Répond me donnera les mots et les outils nécessaires à cette tâche.

— As-tu l’intention de le tuer ? »

Un murmure de surprise souligna le crépitement du foyer. « Bien sûr, dit Loup-Rouge. Nous ne pouvons laisser une Souris tuer un membre du peuple sans être châtiée.

— Nous devrions tuer plusieurs Souris, gronda Lame-Brisée.

— Non, non, fit Loup-Rouge. Comment percevrions-nous leur tribut ? Il faut les calmer, mais je pense que la mort d’Aryuk y suffira.

— Et si nous échouons à le tuer ?

— Il est vrai que nous devons venger Renard-Véloce. Nous verrons ce qu’il adviendra.

— J’aimerais que vous vous absteniez », dit Corwin, regrettant tout de suite ses propos. Il avait pensé à la réaction de Wanda à son retour d’expédition.

Les visages qui lui faisaient face se durcirent. Celui-qui-Répond leva la tête et coassa avec une joie malicieuse : « Ainsi, tu chéris le Peuple des Souris ! Qu’y a-t-il entre toi et lui ? C’est ce que nous voulions découvrir, Renard-Véloce et moi, et il en est mort.

— Il n’y a rien, répondit Corwin. Vous avez agi pour rien. Cheveux-de-Soleil et moi avons dit vrai : nous sommes seulement de passage ici et, dans un temps, nous repartirons pour toujours. Nous voulons seulement être les amis de… les amis de tous.

— Toi, peut-être. Mais elle ?

— Je réponds d’elle. » Corwin comprit qu’il avait intérêt à se montrer ferme. Il prit un ton autoritaire pour déclarer : « Entendez-moi. Réfléchissez. Si nous étions animés de mauvaises intentions à l’égard du Peuple des Nuages, aurions-nous besoin de les dissimuler ? Vous avez vu un peu de ce dont nous sommes capables. Un petit peu. »

Loup-Rouge agita les mains en signe d’apaisement. « Bien parlé, dit-il à voix basse. Mais, Grand-Homme, à mon avis, il vaut mieux que tu t’assures que ta femme Cheveux-de-Soleil ne se mêlera pas de cette affaire.

— C’est entendu, promit Corwin. Oui, c’est entendu. Elle ne doit rien faire. Telle est la loi de notre tribu. »

VIII.

Un jeune chasseur marche vite. Comme ils ne s’étaient accordé que de brèves pauses pour manger et se reposer, Loup-Rouge et ses compagnons atteignirent le Fleuve des Aulnes le lendemain de leur départ, à la nuit tombée. Le Lièvre Noir rongeait le disque de la lune, dont l’éclat découpait néanmoins les nuages, la neige et la glace en plages de lumière et ravines d’ombre. Les trois huttes étaient toujours là, un peu de guingois. Loup-Rouge inspira profondément et cala un os magique entre ses dents avant de s’enhardir à pénétrer dans celle dont l’entrée était bloquée. Une fois dans cet antre de ténèbres, il posa la main sur quelque chose de plus froid que l’air. Quoique familier de la mort, il s’empressa de la retirer.

Maîtrisant sa terreur, il fit une nouvelle tentative. Oui, c’était un visage rigide sous ses doigts. « Renard-Véloce, c’est moi, Loup-Rouge, je suis venu te rendre ton honneur », marmonna-t-il sans recracher son os. Il agrippa la tunique du mort et le tira vers l’extérieur.

Le clair de lune grisaillait sa peau. Renard-Véloce était aussi gelé que le fleuve et la mer. Du sang coagulé lui noircissait la tempe gauche et le menton. Tout aussi noires étaient sa bouche béante et ses horribles orbites vides.

Les chasseurs s’accroupirent autour de lui. « Ils lui ont arraché les yeux, murmura Lame-Brisée. Pourquoi ?

— Pour aveugler son spectre, de crainte qu’il ne les pourchasse ? hasarda Pointe-de-Lance.

— Leurs spectres souffriront plus encore, gronda Eau-Blanche.

— Suffît ! dit Loup-Rouge. Parler de ces choses apporte le malheur, surtout en pleine nuit. Nous en saurons davantage au matin. Conduisons-le à l’écart de ce lieu maudit, afin qu’il repose parmi ses camarades. »

Ils transportèrent le corps sur l’autre rive, le glissèrent dans le sac qu’ils avaient apporté à cet effet et étendirent leurs couvertures. Le vent ululait. La lune volait entre les nuages. Dans le lointain hurlaient les loups, un bruit aussi rassurant pour ces hommes que le murmure de la mer par-delà les glaces. Loup-Rouge réussit à s’endormir mais fit des rêves fracturés.

Les chasseurs se mirent en route dès l’aurore. Bien que vieilles de plusieurs jours, les traces qu’ils repérèrent dans la neige étaient éloquentes. « Certains sont partis vers l’est, d’autres vers l’ouest, commenta Loup-Rouge. On voit des pieds d’enfants dans les deux groupes. La famille d’Aryuk se réfugie dans d’autres villages le temps que notre colère ait passé. Une seule piste conduit vers l’intérieur des terres, et c’est celle d’un adulte. Celle d’Aryuk.

— Ou d’un de ses fils, peut-être ? hasarda Pointe-de-Lance. Ces gens-là sont malins. »

Loup-Rouge fit un signe de dénégation. « Pourquoi chercheraient-ils à nous égarer alors qu’ils savent que jamais nous ne renoncerions à tuer leur père ? S’ils voulaient le protéger, ils auraient fui à ses côtés pour se battre à ses côtés. Mais ils savaient ce combat perdu d’avance. Mieux vaut qu’il soit seul à mourir pour expier son crime. » Avec un rictus : « Un vœu que nous allons exaucer.

— S’il périt avant que nous ne l’ayons rattrapé, Renard-Véloce sera privé de sa vengeance, fit remarquer Lame-Brisée avec impatience.

— Alors c’est le Peuple des Souris tout entier qui en souffrira », jura Eau-Blanche.

Loup-Rouge grimaça. Le châtiment était chose utile, aussi utile que d’abattre un animal dangereux. Mais massacrer des êtres inoffensifs, c’était autre chose, un peu comme de tuer des animaux quand on n’a besoin ni de peau, ni de viande, ni de boyaux, ni d’os. Il n’en sortirait rien de bon. « Nous verrons, répondit-il. Eau-Blanche et Pointe-de-Lance, ramenez Renard-Véloce au village en vue de ses funérailles. Lame-Brisée et moi nous occuperons d’Aryuk. » Sans leur laisser le temps de discuter cet ordre, il partit aussitôt avec son camarade. Leur proie disposait d’une avance considérable.

Les deux hommes n’avaient pas grand-chose à craindre, hormis les esprits maléfiques et les éventuels pouvoirs d’Aryuk. Loup-Rouge doutait de l’existence de ces derniers. S’il avait choisi de le traquer à deux, c’était parce que la piste pouvait se révéler difficile et parce qu’il n’est jamais sage de chasser en solitaire.

Le fuyard filait vers le nord. À mesure qu’ils s’éloignaient de la côte, Loup-Rouge vit que sa proie commençait déjà à s’affaiblir. Bien qu’il n’ait pu faire qu’un récit confus, Celui-qui-Répond était persuadé que Renard-Véloce avait blessé Aryuk avant de mourir. Le cœur de Loup-Rouge gonfla dans sa poitrine.

La brève journée s’acheva. Lame-Brisée et lui poursuivirent leur route quelque temps. Au prix d’un peu d’attention, ils parvenaient encore à distinguer les traces à la lueur des étoiles, puis au clair de lune. Ils progressaient lentement, mais cela n’avait guère d’importance car Aryuk lui aussi avait ralenti son allure, observant de nombreuses pauses pour reprendre son souffle.

Puis les nuages se massèrent dans le ciel, apportant l’obscurité sur la terre. Les chasseurs se virent obligés de faire halte. Comme ils ne disposaient pas de feu, ils mangèrent de la viande séchée et s’enroulèrent dans leurs couvertures. Ce fut une caresse qui éveilla Loup-Rouge. Des flocons de neige. Père des Loups, fais cesser cette averse, supplia-t-il.

La neige continua de tomber. La matinée était grise et silencieuse, le ciel occulté par un voile de flocons blancs, la visibilité limitée à un jet de lance. Les deux hommes parvinrent à avancer quelque temps, époussetant la neige fraîche pour retrouver les traces sur la neige plus ancienne, mais ils durent bientôt renoncer. « Nous l’avons perdu, soupira Lame-Brisée. Maintenant, sa tribu doit payer.

— Pas forcément. » Loup-Rouge avait réfléchi. « Nous ne sommes plus très loin de lui. Peut-être se trouve-t-il derrière la prochaine colline. Attendons un peu. »

L’air s’était suffisamment réchauffé pour leur permettre de s’asseoir presque confortablement. Ils attendirent, patients comme des lynx.

Il cessa de neiger vers midi. Ils reprirent leur route. La neige leur arrivait aux chevilles, et parfois aux genoux, rendant leur progression difficile. Si seulement j’avais des bottes magiques pour marcher là-dessus, songea Loup-Rouge. Est-ce que Grand-Homme et Cheveux-de-Soleil en possèdent ? Ils ont tellement d’objets prodigieux… Enfin, la neige retarde aussi Aryuk, qui est plus mal en point que nous.

Arrivés sur une crête, ils découvrirent la vaste étendue de la steppe. Les nuages avaient fui et de longues ombres indigo sillonnaient ce paysage de pureté. Le moindre buisson, le moindre rocher se détachait du sol enneigé. Ils scrutèrent à droite, à gauche, en avant, puis Lame-Brisée tendit le bras et s’écria : « Là-bas ! »

Le cœur de Loup-Rouge fit un bond. « Peut-être. Viens. » Ils descendirent le coteau à grand-peine. Lorsqu’ils arrivèrent au point repéré par Lame-Brisée, le soleil avait sombré, mais il subsistait suffisamment de lumière pour qu’ils déchiffrent les traces dans la neige.

« Oui, c’est un homme, dit Loup-Rouge. Il n’est sûrement pas très loin. Regarde comme il titubait et… oui, il a trébuché ici, il est tombé et il s’est relevé non sans mal. » Sa main gantée se crispa sur la hampe de sa lance. « Il est à nous. »

Ils poursuivirent à une allure plus modérée afin de ménager leurs forces, pensant au voyage de retour plutôt qu’à la curée. La nuit enveloppait le monde. Dans un ciel en grande partie dégagé, la lune brillait par son absence ; bientôt les étoiles se multiplièrent, aussi éclatantes que le givre. La piste demeurait évidente à leurs yeux.

Soudain, Lame-Brisée se figea. Loup-Rouge l’entendit pousser un hoquet et leva les yeux. Au nord, les Chasseurs de l’Hiver allumaient leur feu.

Des voiles de lumière chatoyaient sur toute la largeur de l’horizon, de plus en plus vastes, de plus en plus brillants, jusqu’à laper le plafond du ciel. Le froid s’était accru à en geler même les sons. Seul le frémissement de la lumière sur la neige semblait doué de vie. Les chasseurs contemplaient le spectacle avec une terreur teintée d’émerveillement. Devant eux dansaient les plus puissants de leurs ancêtres, des fantômes trop majestueux pour que la terre les retienne.

« Mais vous êtes nôtres, souffla enfin Loup-Rouge. Vous vous souvenez, n’est-ce pas ? Veillez sur nous. Protégez-nous. Préservez vos fils des horreurs et des spectres vindicatifs. C’est pour vous, en votre nom, que nous allons tuer cette nuit.

— Je pense que c’est pour cela qu’ils sont venus ici, dit Lame-Brisée à voix basse.

— Alors, il ne faut pas les faire attendre. » Loup-Rouge alla de l’avant.

Un peu plus tard, il aperçut quelque chose, une tache sur la neige en contrebas des feux célestes. Il pressa le pas. L’autre avait dû repérer les deux chasseurs, car un chant suraigu parvint bientôt à leurs oreilles. Quoi ? Les Souris chantaient elles aussi un chant de mort ?

Comme il approchait, il distingua enfin Aryuk, assis en tailleur dans un trou qu’il s’était creusé. « Je vais accomplir seul cette tâche, Lame-Brisée, dit-il à son camarade. Renard-Véloce était proche de mon esprit. » Il avança comme si la neige avait cessé de ralentir ses pas.

Aryuk se leva. Visiblement à bout de forces, il se mouvait avec lenteur et maladresse. Mais il ne fléchit point. Une fois son chant achevé, il se tint devant lui, les épaules voûtées, le bras gauche attaché à son flanc, immobile sous sa cape. Sa barbe était blanchie par le givre. Lorsque Loup-Rouge arriva devant lui, il sourit.

Sourit.

Loup-Rouge fit halte. Qu’est-ce que cela signifiait ? Qu’est-ce que cela présageait ?

Les feux qui brûlaient en silence dans le ciel semblèrent lui lancer un ordre. Il fit un autre pas, puis un autre encore.

Ce n’est pas un animal aux abois, pensa-t-il. Aryuk est prêt à mourir. Eh bien, je vais lui offrir une mort rapide. Il a au moins mérité cela.

Empoignant sa lance des deux mains, il frappa. L’os et le silex percèrent la peau et cherchèrent le cœur. Son corps était si usé, si fatigué, que le coup sembla étonnamment doux. Aryuk s’effondra, tomba à la renverse. Une brève ruade, un râle plus bref encore. Puis il ne bougea plus.

« C’est fini, dit Lame-Brisée d’une voix atone.

— Pas tout à fait », rétorqua Loup-Rouge.

Il prit l’os gravé dans sa bourse et le coinça entre ses dents. Puis il s’agenouilla pour fouiller la bourse d’Aryuk. Il ne s’y trouvait rien excepté… oui… Il en retira les yeux de Renard-Véloce. « Vous retournerez à lui », promit-il. Les tendant à Lame-Brisée : « Enveloppe-les dans une peau et chante-leur le Chant des Esprits. J’ai d’autres tâches à accomplir. »

Il se savait certes condamné, et il était totalement épuisé, mais Aryuk a eu une mort bien calme. Presque heureuse, pour autant que je puisse en juger dans cette lumière magique. Que savait-il ? Qu’avait-il l’intention de faire… plus tard ?

Eh bien, il ne fera plus rien. Celui-qui-Répond m’a appris comment ligoter un fantôme.

Loup-Rouge infligea au cadavre le sort qu’avait subi Renard-Véloce. Puis il lui écrasa les yeux entre deux pierres arrachées à la neige. Il lui ouvrit le ventre et plaça des cailloux parmi les boyaux. Il lui lia poignets et chevilles avec des lanières en cuir de glouton. Il lui enfonça une lance dans le torse, la plantant dans le sol gelé une fois qu’elle fut ressortie par le dos. Il exécuta une danse autour du cadavre en invoquant le Père des Loups, qui lui avait donné son nom, le priant d’envoyer des loups, mais aussi des renards, des fouines, des hiboux et des corbeaux, bref, toutes sortes de charognards, afin qu’ils dévorent ses chairs.

« Maintenant, c’est fini, dit-il. Viens. »

Il se sentait lui-même à bout de forces, mais il marcherait jusqu’à ce que le sommeil le terrasse. Le matin venu, Lame-Brisée et lui apercevraient sûrement un repère connu dans le paysage – une montagne au loin, par exemple –, et ils rentreraient chez eux.

Ils s’avancèrent sur la steppe, sous les feux des esprits.

IX.

Au fil des mois, Wanda Tamberly avait fini par considérer le mammouth solitaire comme un vieil ami. C’était presque à regret qu’elle lui faisait ses adieux. Mais il lui avait fourni toutes les données qu’il détenait, parmi lesquelles figurait peut-être la clé de l’histoire de la Béringie. Si elle voulait en apprendre davantage sur d’autres aspects de la question, elle devait désormais se mettre au travail. Ses supérieurs souhaitaient « déjà » la dépêcher en un autre lieu, dans un autre temps. Elle avait dû leur envoyer quantité de messages à travers l’espace-temps pour les convaincre de lui laisser gaspiller un peu de sa ligne de vie ici et maintenant, le temps d’attendre la fin de la saison afin d’observer un autre printemps dans un contexte de réchauffement. Elle les soupçonnait de penser – à juste titre – qu’elle tenait surtout à veiller sur ses chers Tulat.

Non que son programme purement scientifique fût à négliger – il lui faudrait des siècles pour en venir à bout. Elle savait que des chercheurs civils travaillaient sur le même sujet, en aval comme en amont de cette époque. Mais ils étaient originaires de futurs trop lointains pour qu’elle soit en mesure de collaborer avec eux. Et elle appartenait à la Patrouille, qui se consacrait avant tout aux affaires de l’humanité.

Ce qui n’était pas sans avantages, se disait-elle souvent. Pour bien comprendre une écologie, on doit étudier ses fondations mêmes : la géologie, la météorologie, la chimie, les microbes, les végétaux, les vers, les insectes, les petits vertébrés. Mais elle se payait le luxe de suivre les pérégrinations des grands animaux occupant le sommet de la chaîne alimentaire. Certes, il lui appartenait aussi de collecter des tonnes de données ordinaires. En règle générale, elle supervisait les activités des minuscules robots insectoïdes qui emmagasinaient observations et échantillons, transmettant leurs informations à l’ordinateur dans son dôme. Mais elle suivait les bêtes à la trace, examinait leurs foulées, les observait à la jumelle ou dans un affût, tournait autour des lacs, se mêlait aux troupeaux ; c’était chouette, c’était vivant, c’était réel.

Je serai vraiment triste de quitter ce coin. Quoique… Un frisson lui parcourut l’échine. Et s’ils m’envoyaient en Europe au temps des Cro-Magnon ?

Elle avait effectué cette expédition en solitaire. Les guides wanayimo étaient des auxiliaires précieux, bien plus que les Tulat, mais il ne fallait pas leur montrer trop de gadgets high-tech. Son scooter chargé de matériel de camping s’éleva dans les airs par antigravité puis s’immobilisa. Elle activa ses instruments pour jeter un dernier coup d’œil alentour. C’était notamment grâce à leur sensibilité et à leur polyvalence qu’elle n’avait mis qu’un peu moins de deux ans à connaître la région comme sa poche. Se jouant de la distance comme du brouillard le plus opaque, ils pouvaient cibler le plus minuscule des animaux et lui en donner une vue aussi détaillée qu’elle le souhaitait. Des bœufs musqués tournant le dos au vent, un lièvre bondissant à travers les congères, un lagopède prenant son envol et là-bas, dans le lointain, le vieux mammouth errant et grommelant…

Sur cette vaste terre de blancheur, sa masse hirsute était aussi noire que les falaises se dressant au nord. Son unique défense balayait la neige recouvrant la mousse, que sa trompe portait ensuite à sa gueule. C’était là une maigre pitance, mais un mâle solitaire, battu au combat et chassé de sa harde, ne pouvait espérer mieux. Tamberly s’était souvent demandé si elle ne devrait pas abréger ses souffrances. Non. Il lui avait fourni un indice crucial ; et à présent qu’elle le quittait, autant lui laisser son austère fierté. Qui sait ? Peut-être survivrait-il jusqu’au prochain été, peut-être festoierait-il une dernière fois.

« Merci, Jumbo », lança-t-elle dans le vent. Elle pensait avoir découvert la raison pour laquelle ses congénères se faisaient rares en Béringie, alors qu’ils étaient toujours répandus en Sibérie comme en Amérique du Nord. Bien que l’isthme fût encore large de plusieurs centaines de kilomètres, il avait rétréci sous l’effet de la montée des eaux, alors même que la prolifération des bouleaux nains changeait la physionomie de la steppe. Elle n’aurait pas cru que ces proboscidiens soient aussi dépendants de conditions spécifiques. Leurs espèces cousines occupaient toutes sortes d’habitats sur le reste de la planète. Mais ce mâle n’était pas parti vers la côte, où pullulaient prairies et forêts, mais bien vers le nord, pour s’assurer une maigre subsistance au pied des montagnes.

De sa découverte découlait un corollaire excitant aux yeux de Ralph Corwin. Bien que les Paléo-Indiens aient chassé toutes sortes de gibier, le mammouth était le plus précieux à leurs yeux. Il ne leur faudrait que quelques générations pour exterminer tous les troupeaux de la Béringie ; contrairement à un mythe lénifiant, l’homme préhistorique ne vivait pas en harmonie avec la nature. La présence de mammouths plus à l’est inciterait tôt ou tard les plus audacieux à reprendre la migration, bien que l’Alaska fût en grande partie une terre de désolation.

Conclusion : la migration des Paléo-Indiens en Amérique se produirait sans doute plus rapidement qu’il ne le supposait jusqu’ici, et les vagues ultérieures présenteraient des caractéristiques fort différentes de la vague actuelle… Toutefois, cela n’expliquait pas pourquoi le Peuple des Nuages lèverait le camp dès l’année prochaine…

Une bourrasque de bise lui mordit les joues. Des volutes de vapeur l’entourèrent, pareilles à des chiffons grisâtres. Allez, on rentre à la maison déguster une tasse de thé bien chaud. Tamberly régla les contrôle et activa son scooter.

Une fois dans son dôme, elle mit pied à terre, rangea tant bien que mal son véhicule et désactiva l’antigrav. Le scooter chut en douceur de quelques centimètres. Elle se frotta le postérieur.

Bon Dieu que cette selle est froide ! Si je dois retourner dans l’ère glaciaire, j’y installe un système de chauffage.

Pendant qu’elle se déshabillait, se lavait avec une éponge et enfilait une tenue plus décontractée, elle se demanda que faire à propos de Corwin. Sans doute était-il absent. S’il s’était trouvé dans son dôme, son scooter aurait noté l’arrivée de celui de sa collègue et il serait accouru lui proposer de boire un verre et de dîner avec lui. Vu qu’il ne l’avait pas vue depuis dix jours, elle aurait du mal à décliner l’invitation. Jusqu’ici, elle s’était débrouillée pour qu’il parle surtout de lui, ce qui détournait son attention et se révélait même intéressant. Mais, tôt ou tard, il allait sûrement tenter de la draguer, ce qui ne l’intéressait pas le moins du monde. Comment éviter une scène désagréable ?

Dommage que Manse ne soit pas anthropologue. Ce serait un compagnon des plus confortables, un peu comme une vieille chaussure – une chaussure de rando qui a arpenté de bien étranges sentiers et n’a rien perdu de sa solidité. Avec lui, je n’aurais pas de souci à me faire. Si jamais il essayait de me draguer… Hé ! serais-je en train de rougir ?

Elle se prépara un thé et s’assit. Une voix venue du dehors lui dit soudain : « Bonsoir, Wanda. Comment ça s’est passé ? »

Il n’était pas allé plus loin que le village. Et merde ! « Très bien, répondit-elle. Euh… je suis vannée et vous risquez de ne pas apprécier ma compagnie. Pouvez-vous attendre demain, que je sois reposée ?

— Hélas non. » Sa solennité ne semblait pas feinte. « J’ai une mauvaise nouvelle. »

Une pointe de glace se planta dans son cœur. Elle se leva. « Je vous ouvre.

— Vous feriez mieux de sortir. Je vous attends. » Et on n’entendit plus que le vent.

Elle enfila des chaussettes de laine, un pantalon de ski, une paire de bottes, une parka. Lorsqu’elle émergea, le vent la fit chanceler. Il faisait voler des cristaux de glace au-dessus du sol. Le soleil, qui s’abîmait derrière les collines au sud, semait de toutes parts des éclats de diamant. Tout aussi chaudement vêtus, chacun à sa manière, Corwin et Loup-Rouge se tenaient côte à côte. Leur mine était fort sombre.

« Que la fortune soit avec toi, salua Tamberly, élevant la voix au sein des sifflements du vent.

— Que des esprits favorables t’accompagnent, répondit l’homme du Peuple des Nuages sur un ton tout aussi formel.

— C’est à Loup-Rouge qu’il appartient de conter ce récit, déclara Corwin dans la même langue. Il me l’a dit lui-même. Quand j’ai vu que tu étais revenue, je suis allé le quérir. »

Tamberly braqua ses yeux sur ceux du chasseur. Ils ne cillèrent point. « Ton ami Aryuk est mort, annonça-t-il. Je l’ai tué. Cela était nécessaire. »

Durant un moment le monde s’assombrit. Puis : Ressaisis-toi. Cette culture est stoïque en diable. Ne perds pas la face. « Pourquoi ? »

Le récit qu’on lui fit était bref et empreint de dignité.

« Tu ne pouvais pas l’épargner ? demanda-t-elle d’une voix atone. J’aurais versé un tribut suffisant pour… pour rendre son honneur à Renard-Véloce.

— Tu nous as dit que tu devrais partir dans quelques lunes, et Grand-Homme ne restera guère plus longtemps parmi nous, répondit Loup-Rouge. Que serait-il arrivé ensuite ? D’autres Souris se seraient crues capables de nous attaquer impunément. Et puis, Aryuk avait subjugué le spectre de Renard-Véloce. Si nous n’avions pas repris ce qu’il lui avait volé, son propre spectre aurait été deux fois plus fort et sans doute animé d’une haine profonde. Je devais m’assurer que jamais il ne nous hanterait.

— J’ai obtenu leur promesse que les Tulat ne souffriraient pas davantage, à condition qu’ils se montrent dociles, précisa Corwin.

— C’est la vérité, confirma Loup-Rouge. Nous ne souhaitons pas te peiner davantage, Cheveux-de-Soleil. » Un temps. « Je suis navré. Jamais je n’ai souhaité te peiner. »

Il fit un geste signifiant que la discussion s’arrêtait là, se retourna et s’en fut.

Je ne peux pas le haïr, songea Tamberly. Il a fait ce qu’il considérait comme son devoir. Je ne peux pas le haïr.

Oh ! Aryuk, Tseshu, tous tes êtres chers, Aryuk !

« Une tragédie, murmura Corwin au bout d’une minute. Mais soyez rassurée. »

Ce fut comme une flamme qui était éclose dans son cœur. « Comment le pourrais-je alors qu’il… alors que sa famille… Je dois veiller sur eux, à tout le moins.

— Leur peuple s’en chargera. » Corwin lui posa une main sur l’épaule. « Vous devez contrôler vos généreuses impulsions, ma chère. Nous ne pouvons pas intervenir plus avant. Que pourriez-vous faire qui ne soit pas interdit ? Et puis, cette tribu aura bientôt quitté la région.

— En laissant combien d’autres cadavres derrière elle ? On ne peut pas rester sans rien faire, bon sang ! »

Il afficha un masque sévère. « Calmez-vous. Les Wanayimo sont insensibles au bluff. Si vous tentez de les menacer, cela ne fera que me compliquer la tâche. Pour être franc, d’ailleurs, vous m’avez fait perdre un peu de prestige par association, vu l’étonnement avec lequel vous avez accueilli cette nouvelle. »

Elle serra les poings et lutta pour ravaler ses larmes.

Il sourit. « Allons, allons, je ne voulais pas jouer au Père fouettard. Vous devez apprendre à accepter cela. « Le doigt du sort écrit un mot et passe[16] », comme dit le poète. » Tout doucement, il lui passa un bras autour des épaules. « Venez, entrons et buvons un verre ou deux. À la mémoire de…»

Elle se dégagea vivement. « Fichez-moi la paix !

— Je vous demande pardon ? » Il haussa ses sourcils festonnés de givre. « Enfin, ma chère, vous êtes à bout de nerfs. Détendez-vous. Croyez-en mon expérience…

— Vous savez où vous pouvez vous le mettre, le doigt du sort ? Foutez-moi la paix, j’ai dit ! » Elle empoigna le sceau de son dôme. Alors qu’elle refermait la porte, elle crut entendre un soupir qui disait quelque chose comme : Ah ! les femmes…

Une fois à l’abri, elle se réfugia sur sa couchette et pleura tout son soûl. Cela dura un long moment.

Lorsqu’elle finit par se redresser, les ténèbres l’enveloppaient. Elle hoqueta, frissonna, aussi frigorifiée que si elle était restée dehors. Son palais était imprégné de sel. Je dois être laide à faire peur, songea-t-elle distraitement.

Son esprit redevint acéré. Pourquoi suis-je autant secouée par cette histoire ? J’aimais bien Aryuk, il était adorable, et ça va mal se passer pour sa famille et pour son peuple, du moins jusqu’à ce qu’ils se soient adaptés, ce qui ne sera pas facile tant qu’ils auront le Peuple des Nuages sur le dos, mais… mais je ne suis pas une Tulat, je ne suis que de passage ici, et ce monde, ces gens, appartiennent à mon passé lointain, ils sont morts des millénaires avant ma naissance.

Ce salaud de Corwin a raison. Les Patrouilleurs du temps doivent s’endurcir. Autant que cela leur est possible. Et je crois que je comprends pourquoi à présent. Il arrive parfois que Manse se taise subitement, et alors son regard se perd dans le vague, puis il s’ébroue comme pour chasser une idée noire de son esprit et, durant les minutes qui suivent, il fait montre d’une jovialité forcée.

Elle se tapa du poing sur la cuisse. Je ne suis qu’une bleusaille, voilà. J’ai trop de rage et de chagrin en moi. Surtout de la rage, je crois bien. Mais que faire ? Si je veux rester encore quelque temps ici, j’ai intérêt à me rabibocher avec Corwin. Ouais, ma réaction était disproportionnée. Et elle l’est toujours. Peut-être. Quoi qu’il en soit, si j’ai envie de redresser des torts, je ferais bien de commencer par me redresser, moi. Par éliminer ce sentiment qui m’envahit et qui a goût de bile.

Mais comment ? Une longue, longue balade, c’est ça. Sauf qu’il fait nuit. Mais pas de problème. J’enfourche mon scooter et je saute demain. Sauf que je ne veux pas qu’on me voie partir comme ça. Une telle démonstration d’émotivité pourrait donner de mauvaises idées à certains. Bon, d’accord, je vais me rendre ailleurs dans l’espace et le temps, en bord de mer ou au cœur de la steppe, ou encore…

Ou encore.

Elle hoqueta.

X.

Le soleil matinal était gris quand il perça le voile de neige. Tout le reste alentour n’était que blancheur et silence. L’air se réchauffa un peu. Aryuk demeurait assis, emmitouflé dans sa cape. La neige l’avait en partie enseveli. Peut-être finirait-il par se lever afin de poursuivre sa route en titubant, mais pas tout de suite. Bien qu’il ne souffrît plus de la faim, sa blessure le brûlait comme une braise et ses jambes n’étaient plus en état de le porter. Lorsque la femme descendit des cieux invisibles, il se contenta de tourner vers elle des yeux émerveillés mais encore paresseux.

Elle descendit de la chose sans vie qu’elle montait et se campa devant lui. Les flocons recouvrirent sa coiffe. Ceux qui tombaient sur son visage pour y fondre coulaient comme des larmes. « Aryuk », murmura-t-elle.

Par deux fois il tenta de parler, ne réussissant qu’à émettre un croassement, puis il lui demanda : « Es-tu venue me prendre, toi aussi ? » Il leva sa lourde tête. « Eh bien, me voici.

— Oh ! Aryuk…

— Mais tu pleures, dit-il, surpris.

— Je pleure pour toi. » Elle déglutit, essuya ses yeux bleus comme l’été, se redressa, le fixa d’un air plus assuré.

« Alors, tu es encore l’amie des Nous ?

— Je… je l’ai toujours été. » Elle s’agenouilla pour le serrer dans ses bras. « Je le serai toujours. » Il siffla de douleur. Elle le lâcha. « Je t’ai fait mal ? Pardon. » Elle examina son bras sanglé et son épaule encroûtée. « Oui, tu es blessé. Gravement blessé. Laisse-moi t’aider. »

Une étincelle de joie s’alluma en lui. « Aideras-tu Tseshu et les enfants ?

— Si je le peux… Oui, je les aiderai. Mais toi d’abord. Tiens. » Elle fouilla dans ses vêtements et en sortit un objet qu’il reconnut. « Un peu d’Adorable Douceur. »

Il arracha l’emballage à l’aide de ses dents et de sa main valide. Puis il mangea avec gourmandise. Pendant ce temps, elle allait chercher une boîte sur sa monture. Il l’avait déjà vue se servir de telles boîtes. De retour près de lui, elle se remit à genoux et se dénuda les mains. « N’aie pas peur, dit-elle.

— Je n’ai plus peur, maintenant que tu es près de moi. » Il se lécha les lèvres puis les doigts, afin de ne rien perdre de cette merveilleuse pâte brune. La glace prise dans sa barbe craquela sous ses mains.

Elle lui plaqua un objet sur la peau, tout près de sa blessure. « Cela va faire partir la douleur », expliqua-t-elle. Il sentit un léger choc. Aussitôt suivi par une vague de paix, de chaleur, de soulagement.

« Aaah ! souffla-t-il. Tu fais des choses merveilleuses. »

Elle s’affaira à nettoyer la plaie et à la soigner. « Comment est-ce arrivé ? »

Il ne souhaitait pas se rappeler cela mais, comme c’était elle qui le lui demandait, il répondit : « Deux Chasseurs de Mammouths sont venus chez nous…

— Oui, j’ai entendu le récit de celui qui a fui. Pourquoi as-tu attaqué l’autre ?

— Il a posé ses mains sur Tseshu. Il a dit qu’il voulait l’emmener. Je me suis oublié. » Si funeste ait été son acte, Aryuk ne pouvait lui affirmer qu’il le regrettait. « C’était stupide. Mais je suis redevenu un homme.

— Je vois. » Son sourire était un sourire de deuil. « Maintenant, le Peuple des Nuages est à tes trousses.

— Je le savais.

— Ils vont te tuer.

— Peut-être que la neige effacera mes traces. »

Elle se mordit les lèvres. Il comprit qu’il lui était dur de déclarer ce qu’elle déclara ensuite : « Ils vont te tuer. Je ne peux rien y faire. »

Il secoua la tête. « Le sais-tu vraiment ? Je ne vois pas comment cela peut être certain.

— Je ne le vois pas non plus, murmura-t-elle en gardant les yeux fixés sur ses mains affairées. Mais il en est ainsi.

— J’espérais que je mourrais seul et qu’ils trouveraient mon cadavre.

— Cela ne saurait les satisfaire. Ils pensent qu’ils doivent tuer, puisqu’un des leurs a été tué. Si ce n’est pas toi, ce sera un membre de ta famille. »

Il inspira longuement, contempla un moment la neige qui tombait et gloussa. « Il est donc bon qu’ils me tuent. Je suis prêt. Tu m’as libéré de ma douleur, tu as empli ma bouche d’Adorable Douceur, tu m’as enveloppé dans tes bras. »

Sa voix était éraillée quand elle dit : « Cela sera rapide. Cela ne fera pas trop mal.

— Et cela ne sera pas pour rien. Merci. » Les Tulat ne prononçaient ce mot que rarement, car chez eux la gentillesse allait de soi. « Wanda, reprit-il timidement. Ne m’as-tu pas dit un jour que c’était là ton vrai nom ? Merci, Wanda. »

Interrompant sa tâche, elle se redressa sur ses genoux et le regarda droit dans les yeux. « Aryuk, murmura-t-elle, je peux faire… davantage pour toi. Je peux faire de ta mort bien plus qu’un simple tribut. »

Stupéfait, émerveillé, il demanda : « Comment ? Dis-le-moi. »

Elle serra le poing. « Cela ne sera pas facile pour toi. La mort sera bien plus facile, je crois. » Haussant le ton : « Mais comment pourrais-je le savoir ?

— Tu sais toutes choses.

— Ô mon Dieu, non ! » Elle se raidit. « Entends-moi. Ensuite, si tu te crois capable d’endurer cela, je te donnerai des vivres, une boisson qui te rendra plus fort et… et toute mon aide. » Elle hoqueta.

Son étonnement ne cessait de croître. « Tu sembles avoir peur, Wanda.

— J’ai peur, sanglota-t-elle. Je suis terrifiée. Aide-moi, Aryuk. »

XI.

Loup-Rouge se réveilla. Quelque chose de lourd avait bougé.

Il se tourna vers la droite puis vers la gauche. La lune était pleine, minuscule dans le ciel, aussi glaciale que l’air. Du toit du ciel tombait une lumière qui faisait scintiller la neige. La steppe était déserte à perte de vue, uniquement peuplée de rochers et de buissons effeuillés. Il avait l’impression que le bruit – un appel d’air, un choc sourd, un fracas étouffé – provenait de derrière le gros rocher au pied duquel les chasseurs avaient dressé leur camp. Il y avait là Chasseur-de-Chevaux, Bois-de-Caribou, Pointe-de-Lance et lui-même.

« Tenez-vous prêts ! » s’écria-t-il. S’extirpant de sa couverture, il s’empara vivement de ses armes. Ses camarades l’imitèrent. La nuit était si lumineuse que tous ne dormaient que d’un œil.

« Je n’ai jamais rien entendu de semblable. » Loup-Rouge leur ordonna de se déployer autour de lui.

Noire sur fond de neige illuminée, une forme humaine émergea de derrière le rocher pour se diriger vers eux.

Chasseur-de-Chevaux plissa les yeux. « Mais c’est une Souris ! fit-il en partant d’un rire soulagé.

— Si loin de la mer ? » s’émerveilla Bois-de-Caribou.

La créature avançait d’un pas régulier. Elle était vêtue d’une peau de bête mal taillée et portait un objet qui ressemblait à une hache mais n’en était pas une. Comme elle s’approchait, ils purent détailler ses traits, ses cheveux et sa barbe hirsutes, son visage hâve.

Pointe-de-Lance chancela. « C’est celui que nous avons pourchassé après la mort de Renard-Véloce, gémit-il.

— Mais je t’ai tué, Aryuk ! » s’écria Loup-Rouge. Chasseur-de-Chevaux poussa un cri, pivota sur lui-même et s’enfuit sur la plaine.

« Arrête ! lui cria Loup-Rouge. Reviens ici ! »

Bois-de-Caribou et Pointe-de-Lance l’imitèrent. Loup-Rouge faillit en faire autant. L’horreur fondit sur lui comme un faucon sur un lemming.

Il réussit à la surmonter sans savoir comment. S’il fuyait, il serait impuissant, il cesserait d’être un homme. Il leva sa hachette de la main gauche, brandit sa lance de la droite. « Je ne m’enfuirai pas, articula sa langue soudain sèche. Je t’ai déjà tué. »

Aryuk fît halte à quelques pas de lui. Le clair de lune se reflétait dans des yeux que Loup-Rouge avait arrachés et broyés. Il s’exprimait dans la langue des Wanayimo, qu’il baragouinait à peine de son vivant. Sa voix était haut perchée, soulignée par un lugubre écho. « Tu ne peux tuer un homme mort.

— C’était loin… loin d’ici, bredouilla Loup-Rouge. J’ai lié ton spectre avec mes charmes.

— Tes charmes n’étaient pas assez puissants. Nul charme ne sera jamais assez puissant. »

En dépit de la chape de terreur qui pesait sur lui, Loup-Rouge vit que le spectre avait laissé des traces de pas, comme un homme encore vivant. Ce n’en était que plus terrifiant. Il faillit s’enfuir en hurlant à l’instar de ses camarades, mais il savait que jamais il ne pourrait semer cette apparition et qu’elle serait encore plus redoutable s’il lui tournait le dos.

« Je me tiens devant toi, hoqueta-t-il. Fais ce que tu voudras.

— Ce que je veux faire, je veux le faire pour toujours. »

Je ne dors pas. Mon esprit ne peut se réfugier dans l’éveil. Je ne puis fuir.

« Les spectres de cette terre sont emplis de colère hivernale, chantonna la voix d’outre-tombe d’Aryuk. Ils frémissent sous la glèbe. Ils marchent dans le vent. Fuis avant qu’ils ne s’en prennent à toi. Quitte leur contrée, et ton peuple avec toi. Partez. »

Loup-Rouge pensa à Petit-Saule, à leurs enfants, à la tribu. « Nous ne le pouvons, plaida-t-il. Cela signifierait notre mort.

— Nous tolérerons votre présence jusqu’à ce que la neige ait fondu, jusqu’à ce que vous puissiez vivre dans vos tentes, déclara Aryuk. Mais vous vivrez alors dans la crainte. Laissez nos frères vivants en paix. Le printemps venu, partez et ne revenez jamais. J’ai parcouru une route longue et glaciale pour te dire ceci, et je ne le dirai pas deux fois. Pars, comme je pars à présent. »

Il fit demi-tour et rebroussa chemin. Loup-Rouge se coucha à plat ventre dans la neige. Il ne vit donc pas Aryuk disparaître derrière le rocher ; mais il entendit le bruit surnaturel qui accompagna son départ du monde des vivants.

XII.

La lune était couchée. Le soleil pas encore levé. Les étoiles et la Piste des Esprits dispensaient une chiche lumière à la terre blanchie. Dans le village, le peuple dormait.

Celui-qui-Répond se réveilla en sursaut lorsqu’on ouvrit la porte de sa hutte. Il en fut d’abord intrigué et contrarié, car ses vieux os souffraient de plus en plus du froid. Émergeant de ses couvertures en fourrure, il se rapprocha du foyer. Il n’était plus que cendres. On lui apportait du feu chaque matin. « Qui es-tu ? demanda-t-il à la silhouette noire plantée sur le seuil et qui occultait les étoiles. Que veux-tu ? » Une brusque maladie, une naissance prochaine, un cauchemar…

L’inconnu entra et prit la parole. Jamais le chaman n’avait entendu un tel son, que ce soit dans sa vie, ses rêves ou ses visions. « Tu me connais. Vois. »

Une lumière inonda la hutte, aussi intense, aussi glaciale que celle des bâtons que maniaient Grand-Homme et Cheveux-de-Soleil. Elle découpa une barbe hirsute, un visage émacié et creusé d’ombres. Celui-qui-Répond hurla.

« Tes hommes ont pu me tuer, déclara Aryuk. Ils n’ont pu me soumettre. Je suis revenu te dire ce que tu dois faire. »

Reprenant ses esprits, Celui-qui-Répond agrippa l’os gravé qui ne quittait jamais son chevet. Il le pointa sur l’apparition. « Non, disparais, y a eya eya illa ya-a ! » Sa gorge était si nouée par l’angoisse qu’il parvenait à peine à articuler.

Aryuk l’interrompit. « Ton peuple tourmente le mien depuis bien trop longtemps. Notre sang imbibe la terre et trouble les esprits qui y reposent. Le Peuple des Nuages doit partir. Dis ceci à tes semblables, chaman, ou alors viens-t’en avec moi.

— Où cela ? geignit Celui-qui-Répond.

— Tiens-tu à le savoir ? Je pourrais te faire un récit dont le moindre mot déchirerait ton âme, glacerait ton sang, arracherait tes yeux comme deux étoiles filantes et déferait tes tresses, dressant séparément chaque cheveu comme un piquant de l’inquiet porc-épic[17]. Mais je pars à présent. Si vous restez ici, ô Peuple des Nuages, je reviendrai. Souvenez-vous de moi. »

La lumière disparut. Le seuil s’assombrit à nouveau, puis les étoiles laissèrent voir leur lueur impitoyable.

Les cris de Celui-qui-Répond réveillèrent les familles les plus proches. Deux ou trois hommes aperçurent l’apparition qui s’éloignait. Plutôt que de la poursuivre, ils préférèrent accourir à l’aide de leur chaman. Ils le trouvèrent en train de gémir et de marmonner. Plus tard, il leur dit qu’une sinistre vision l’avait visité. Une fois l’aube venue, Lame-Brisée trouva le courage de suivre les traces de l’inconnu. Elles s’évaporaient à quelque distance du village. La neige était piétinée à cet endroit. C’était comme si quelque chose était descendu de la Piste des Esprits pour l’emporter.

XIII.

Bien loin au sud-est, par-delà la banquise et la mer libre, le ciel s’éclaircissait enfin. Dans le ciel, les étoiles pâlissaient. Elles s’éteignirent l’une après l’autre. La nuit s’attardait au nord et à l’ouest. Un banc de brouillard blanc flottait au-dessus des sources chaudes. Rien ne brisait le silence hormis le murmure des vagues.

Une forme humaine se présenta devant la hutte d’Ulungu. Elle avançait d’un pas lourd. Ses épaules étaient voûtées lorsqu’elle fit halte. Sa voix était presque inaudible. « Tseshu, Tseshu. »

Les occupants des huttes frémirent. Les hommes jetèrent un œil par la porte. Et battirent aussitôt en retraite parmi les leurs. « Aryuk, Aryuk le mort !

— Tseshu, supplia l’apparition, ce n’est que moi, Aryuk, ton homme. Je suis venu te dire adieu, c’est tout.

— Attendez-moi, dit la femme au sein des ténèbres empestant la terreur. Je vais aller le voir.

— Non, c’est la mort. » Ulungu voulut la retenir.

Elle se dégagea. « C’est moi qu’il veut », dit-elle, et elle sortit en rampant. Elle se leva pour se planter devant la silhouette vêtue d’une cape. « Me voici.

— N’aie pas peur, dit Aryuk – d’une voix si douce, si épuisée. Je ne te veux aucun mal. »

La femme le fixa de ses yeux émerveillés. « Tu es mort, murmura-t-elle. Ils t’ont tué. Nous le savons. Leurs chasseurs sont venus parmi les Nous, tout le long de la côte, pour annoncer la nouvelle.

— Oui. C’est ainsi que Wan… que j’ai su où tu te trouvais.

— Ils ont dit que le Loup-Rouge t’avait tué pour te punir et que tous les Nous devaient prendre garde. »

Aryuk opina. « Oui, je suis mort. »

Elle reprit d’une voix soucieuse : « Comme tu es maigre ! Comme tu as l’air fatigué !

— Le voyage a été long », soupira-t-il.

Elle s’approcha de lui. « Ton pauvre bras…» Il eut un petit sourire. « Bientôt, je reposerai. Comme il me sera agréable de m’étendre.

— Pourquoi es-tu revenu ?

— Je ne suis pas encore mort.

— Mais tu viens de le dire.

— Oui. Je suis mort il y a une lune environ, sous les Oiseaux Fantômes.

— Comment est-ce possible ? demanda-t-elle, déconcertée.

— Je ne le comprends point. Ce que je sais, je ne puis te le dire. Mais au moment de partir, j’ai vu mon souhait exaucé : je pouvais venir te voir une dernière fois.

— Aryuk, Aryuk. » Elle l’étreignit et posa la tête sur sa barbe, l’enfouit dans ses cheveux. Il lui passa son bras valide autour des épaules.

« Tu trembles, Tseshu, lui dit-il. Il fait froid et tu n’es pas assez vêtue. Retourne à la chaleur. Je dois partir maintenant.

— Emmène-moi avec toi, Aryuk, bredouilla-t-elle, en larmes. Nous avons vécu si longtemps ensemble.

— Je ne puis faire cela, répondit-il. Reste ici. Prends soin des enfants, au nom de tous les Nous. Retourne au bord de notre fleuve. La paix sera avec toi. Les Chasseurs de Mammouths ne te tourmenteront plus. Au printemps venu, à la fonte des neiges, ils partiront. »

Elle leva les yeux vers lui. « C’est… c’est une grande nouvelle.

— C’est le présent que je te fais et que je fais aux Nous. » Il contempla les étoiles mourantes. « Je suis comblé. »

Elle s’accrocha à lui et éclata en sanglots.

« Ne pleure pas, supplia-t-il. Je veux que tu sois heureuse dans mon souvenir. »

Une lumière apparut. « Je dois partir, dit-il. Lâche-moi, lâche-moi. » Il dut se dégager de son étreinte avant de pouvoir s’éloigner en boitillant. Elle resta plantée là jusqu’à ce qu’il ait disparu à la vue.

XIV.

Tamberly traversa l’espace-temps sur son scooter avant d’atterrir sur une terre enneigée. Elle mit pied à terre. Aryuk, accroché à sa taille comme d’habitude, descendit de la seconde selle. Ils restèrent muets un moment tandis que les flocons tombaient dans le matin gris.

« C’est fait ? » demanda-t-il enfin.

Elle acquiesça. Sa nuque était raide. « C’est fait. Pour autant que je pouvais le faire.

— Cela est bon. » Il posa sa main droite en divers endroits de sa personne. « Je vais te rendre tes trésors. » Un par un, il lui tendit la lampe torche, le capteur audiovisuel grâce auquel elle avait vu et entendu ce qu’il faisait, l’oreillette par laquelle elle lui dictait ses instructions, le haut-parleur qui lui avait permis de parler en wanayimo à sa place, dans un discours épicé de divers effets sonores conçus pour impressionner les foules. Elle rangea le tout dans les sacoches du scooter.

« Que vais-je faire maintenant ? s’enquit Aryuk.

— Attendre. Si… si seulement je pouvais attendre avec toi ! »

Il réfléchit. « Tu es gentille, mais je pense que je préfère être seul. J’ai des souvenirs à évoquer.

— Oui.

— Et puis, reprit-il d’un air décidé, si je le puis, je préfère marcher que rester assis. Ta magie m’a en partie rendu mes forces. Elles s’étiolent déjà, mais je préférerais m’en servir. »

Te sentir vivant tant que tu le peux. « Oui, fais ce que tu veux. Marche jusqu’à ce que… oh ! Aryuk ! » Il attendit patiemment. La neige lui avait déjà blanchi la tête.

« Ne pleure pas, dit-il, troublé. Toi qui commandes à la vie et à la mort, jamais tu ne dois te sentir ni faible ni triste. »

Elle se voila la face. « Je ne peux pas m’en empêcher.

— Mais je suis comblé. » Il s’esclaffa. « Cela est bon, ce que j’ai fait pour les Nous. Tu m’as aidé. Sois comblée toi aussi. Comme je le suis. Je veux que tu sois heureuse dans mon souvenir. »

Elle l’embrassa et sourit, sourit, puis enfourcha de nouveau son scooter temporel.

XV.

Le vent rugissait. Le dôme tressautait. Tamberly se matérialisa, mit pied à terre, activa l’éclairage pour chasser les ténèbres.

Au bout de quelques minutes à peine, elle entendit : « Laissez-moi entrer ! »

Elle accrocha sa parka à la patère. « Entrez. »

Corwin fit irruption dans l’habitacle. La porte claqua au vent. Il dut se battre pour la refermer. Tamberly se planta près de la table. Elle se sentait d’un calme polaire.

Il ouvrit sa parka aussi violemment que s’il étripait un ennemi et pivota sur ses talons. Il avait la bouche crispée, les lèvres livides. « Ce n’est pas trop tôt ! graillonna-t-il.

— C’est aussi ce que je pense, rétorqua-t-elle.

— Je ne supporterai pas votre insolence.

— Pardon. Je ne voulais pas vous offenser. » Le geste par lequel elle lui désigna la chaise était aussi indifférent que le ton de sa voix. « Prenez place, voulez-vous ? Je vais faire un peu de thé.

— Non ! Pourquoi êtes-vous restée absente tout ce temps ?

— J’avais à faire. Sur le terrain. » J’avais besoin de la terrible innocence de l’âge de glace et de ses animaux. « La saison approche de sa fin, et je voulais être sûre d’avoir conclu l’essentiel de mes travaux. »

Il tressaillit. « D’autant plus que vous allez avoir pas mal de choses à encaisser : le conditionnement, voire la planète d’exil…»

Elle leva la main. « Holà ! C’est à nos supérieurs d’en décider, mon ami.

— Votre ami ? Alors que vous avez trahi… gâché… Me pensiez-vous incapable de déduire qui était responsable de ces… de ces apparitions ? Si votre but était de… de ruiner mes travaux…»

Elle secoua sa crinière blonde. « Bien sûr que non. Vous pouvez poursuivre votre séjour chez les Wanayimo, si c’est ce que vous souhaitez. Et n’oubliez pas les générations à venir.

— Vortex causal… mise en danger…

— Je vous en prie. Vous m’avez dit vous-même que le Peuple des Nuages allait partir d’ici le printemps prochain. C’est écrit. « Le doigt du sort » et tout ça. Je me suis contentée de lui donner un coup de pouce. Et cela aussi était écrit, non ?

— Non ! Vous avez osé… vous avez joué à Dieu. » Il pointa l’index sur elle comme il aurait pointé une lance. « C’est pour ça que vous n’êtes pas revenue ici aussitôt après être partie pour votre équipée délirante. Vous n’aviez pas le courage de m’affronter en face.

— Je savais qu’il me faudrait en passer par là. Mais il m’a paru souhaitable que les indigènes ne me voient pas pendant quelque temps. Ils auraient bien d’autres choses à faire. J’espère que vous vous êtes tenu en retrait.

— Je n’avais pas le choix. Vous avez commis des dégâts irréparables. Je n’allais pas encore aggraver la situation.

— Mais le fait est qu’ils ont décidé de quitter la région.

— À cause de vous !

— Il fallait bien qu’il y ait une cause, non ? Oh ! je connais le règlement. J’ai fait un saut en aval, j’ai rédigé un rapport et je suis convoquée pour une audience extraordinaire. Dès demain, je fais mes bagages. » Et je dis adieu à cette terre et, oui, adieu au Peuple des Nuages et à Loup-Rouge. Tous mes vœux l’accompagnent.

« Je me ferai un devoir d’assister à cette audience, promit Corwin. Et un plaisir de prononcer l’acte d’accusation.

— Je ne pense pas que ce soit de votre ressort. »

Il en resta bouche bée. « Vous avez changé, grommela-t-il. Vous étiez… une jeune femme prometteuse. Maintenant, vous n’êtes plus qu’une intrigante frigide.

— Puisque vous avez exprimé votre opinion, permettez-moi de vous souhaiter une bonne nuit, docteur Corwin. »

Une grimace déforma les traits de l’homme. Il lui asséna une gifle retentissante.

Elle vacilla, se ressaisit, battit des cils mais ne perdit pas sa contenance. « Bonne nuit, docteur Corwin », répéta-t-elle.

Il émit un grognement, se retourna, s’escrima sur le sceau de la porte, réussit à l’ouvrir et sortit en titubant.

C’est vrai que j’ai changé, se dit-elle. J’ai même grandi un peu. Du moins je l’espère. Ça se décidera à… à la cour martiale… non, à l’audience. Peut-être qu’ils me briseront. Peut-être que c’est la seule solution. Tout ce que je sais, c’est que j’ai accompli mon devoir, et au diable si je le regrette !

Le vent souffla encore plus fort. Quelques flocons de neige l’accompagnaient, annonciateurs du dernier grand blizzard de l’hiver.

13 210 av. J.C.

Les nuages bas étaient plus blancs que les quelques congères qu’on apercevait çà et là parmi les buissons. Le soleil, qui courait plus haut dans le ciel en même temps que les jours s’allongeaient, était éblouissant. Son éclat se reflétait sur les lacs et les étangs que survolaient les premiers oiseaux migrateurs. Partout les fleurs étaient en éclosion. Quand on les foulait du pied, elles diffusaient dans l’air un parfum de verdure.

Petit-Saule ne jeta qu’un seul regard derrière elle, s’attardant par-delà les rangs de la tribu en marche sur les demeures qu’elle abandonnait, sur l’œuvre de leurs mains. Loup-Rouge perçut les sentiments qui l’agitaient. Il lui passa un bras autour des épaules. « Nous trouverons une autre terre, plus belle que celle-ci, et nous la garderons, et nos enfants après nous, et les enfants de nos enfants », déclara-t-il.

C’est ce que leur avait promis Cheveux-du-Soleil avant que Grand-Homme et elle ne disparaissent avec leurs tentes, aussi mystérieusement qu’ils étaient apparus. « Un nouveau monde. » Il n’avait pas compris ces mots, mais il les avait crus, et il avait convaincu son peuple de les croire.

Le regard de Petit-Saule se posa de nouveau sur son homme. « Non, nous ne pouvions rester. » Sa voix tremblait. « Ces lunes de terreur, durant lesquelles nous redoutions le retour du fantôme… Mais aujourd’hui, je me rappelle ce que nous avions et ce que nous espérions.

— Tout cela nous attend un peu plus loin », répondit-il.

Un enfant attira l’attention de Petit-Saule : laissé sans surveillance, il s’éloignait de la colonne. Elle s’empressa de le rattraper. Loup-Rouge sourit.

Puis il prit à son tour un air grave, à son tour il se souvint : une femme dont les yeux et les cheveux étaient l’été. Jamais il ne l’oublierait. N’est-ce pas ?

1990 apr. J.C.

Le scooter temporel apparut dans la cave. Everard mit pied à terre, tendit une main à Tamberly pour l’aider à descendre à son tour. Ils montèrent pour déboucher dans une pièce minuscule. La porte en était fermée à clé, mais le verrou connaissait Everard et le laissa sortir dans un couloir aux murs bordés de caisses faisant office de bibliothèques. Arrivé dans la boutique, il dit au bouquiniste : « Nick, nous avons besoin de votre bureau pour quelques minutes. »

Le petit homme acquiesça. « Bien sûr. Je vous attendais. J’ai préparé ce qu’il faut.

— Merci. Je vous revaudrai ça. Par ici, Wanda. »

Everard et Tamberly entrèrent dans la pièce envahie par les livres. Il referma la porte. Elle s’effondra dans le fauteuil et fixa l’arrière-jardin au-dehors. Les abeilles bourdonnaient autour des soucis et des pétunias. Seule la rumeur de la circulation leur permettait de dire qu’ils se trouvaient à San Francisco à la fin du XXe siècle. La cafetière était encore chaude. Ni l’un ni l’autre ne prenait du sucre ni du lait. Mais ils trouvèrent deux verres à liqueur et une bouteille de calvados. Il fit le service.

« Comment te sens-tu maintenant ? demanda-t-il.

— Épuisée, marmonna-t-elle sans détourner les yeux de la fenêtre.

— Ouais, ça a dû te secouer. Impossible de faire autrement.

— Je sais. » Elle but une gorgée de café. Sa voix redevint un peu animée. « Je méritais bien pire. »

Il s’efforça de paraître jovial. « Allez, l’épreuve est passée. Profite de ta permission, repose-toi bien et oublie ce cauchemar. C’est un ordre. » Il lui tendit un verre à liqueur. « Santé. »

Elle se tourna vers lui pour trinquer. « ! Salud ! » Il s’assit en face d’elle. Ils savourèrent leur alcool. L’arôme en était doux et fort à la fois.

Puis elle le regarda droit dans les yeux et lui dit : « C’est à toi que je dois de m’en être aussi bien tirée, pas vrai ? Je ne parle pas seulement de ta plaidoirie en ma faveur… quoique, si jamais j’avais besoin d’un ami… Mais c’était plus ou moins pour la forme, hein ?

— Petite futée. » Il sirota une nouvelle gorgée de calva, posa son verre et attrapa sa pipe et sa blague à tabac. « Oui, évidemment. J’avais déjà tiré quelques ficelles en coulisse. Certains voulaient t’expédier aux mines de sel, mais je les ai… euh… persuadés qu’une simple réprimande suffirait.

— Non. Je méritais un châtiment exemplaire. » Elle frissonna. « Ce qu’ils m’ont montré… les archives…»

Il opina. « Les conséquences d’une distorsion temporelle. Ce n’est jamais très beau à voir. » Il fit tout un cinéma pour bourrer sa pipe, ne quittant jamais le fourneau du regard. « Pour être franc, tu avais besoin d’une bonne leçon. »

Elle se mit à haleter. « Manse, je t’ai sûrement attiré des ennuis…

— Non, ne va pas croire cela. S’il te plaît. Une fois que j’ai été avisé de la situation, mon devoir était clair. » Il leva les yeux. « Dans un sens, vois-tu, c’est la Patrouille qui était en faute. Tu avais reçu une formation de naturaliste. Ton endoctrinement était minimal. Puis on t’a laissée t’impliquer dans une situation à laquelle tu n’étais absolument pas entraînée à réagir. Nous ne sommes que des êtres humains. Nous commettons des erreurs. Mais nous avons intérêt à les reconnaître après coup.

— Je n’ai aucune excuse et je le sais. C’est sciemment que j’ai violé le règlement. » Tamberly bomba le torse. « Et je n’éprouve aucun repentir, même aujourd’hui. » Elle but une nouvelle gorgée.

« Ce que tu as eu le courage de dire à tes juges. » Everard craqua une allumette et embrasa son tabac. Il tira sur sa pipe jusqu’à s’entourer d’un nuage bleuté. « C’était tout à ton avantage.

Nous avons besoin d’agents courageux, qui savent prendre des initiatives et assumer leurs responsabilités, bien plus que de fonctionnaires consciencieux. En outre, tu n’as pas vraiment tenté d’altérer l’histoire. Cela aurait été impardonnable. Tout ce que tu as fait, c’est lui donner un coup de pouce. Ce qui était peut-être inscrit dans les événements dès le début. Ou peut-être pas. Seuls les Danelliens le savent. »

Impressionnée, elle se demanda à voix haute : « Est-ce qu’ils s’en soucient, dans leur avenir si lointain ? »

Il hocha la tête. « Je crois bien que oui. J’ai même l’impression que ce dossier est remonté jusqu’à eux.

— À cause de toi, Manse. Tu es un agent non-attaché, après tout. »

Il haussa les épaules. « Ça se pourrait. A moins qu’ils n’aient… tout observé. Bref, j’ai l’impression que le verdict de clémence vient directement d’eux. Auquel cas on te considère en aval comme bien plus importante que nous n’en avons idée. »

D’une voix rendue stridente par l’étonnement : « Moi ?

— Potentiellement, à tout le moins. » Il pointa le tuyau de sa pipe sur elle. « Écoute, Wanda. J’ai violé la loi, moi aussi, à mes débuts. J’étais prêt à subir le châtiment. La Patrouille ne peut pas tolérer l’arrogance. Mais au lieu d’être puni, j’ai été sélectionné pour un entraînement spécial et on m’a accordé le statut de non-attaché. »

Elle secoua la tête. « Toi c’est toi et moi c’est moi. Je n’ai pas tes qualités.

— Nous n’avons pas les mêmes, tu veux dire. Je reste persuadé que tu ne pourras jamais devenir un flic. Mais il existe d’autres perspectives de carrière… Quoi qu’il en soit, tu as l’étoffe d’une Patrouilleuse. » Il leva son verre. « À ton avenir ! »

Elle but avec lui, mais sans exubérance. Au bout d’un temps, les larmes aux yeux, elle reprit : « Jamais je ne pourrai te remercier comme tu le mérites, Manse.

— Hum. » Sourire. « Tu peux au moins essayer. Que dirais-tu de dîner avec moi ce soir, pour commencer ? »

Elle se rétracta. « Oh…» Elle ne dit plus rien.

Il la considéra. « Tu ne te sens pas d’attaque, c’est ça ?

— Manse, tu as fait des miracles pour moi, mais…»

Il opina. « Complètement vannée. C’est compréhensible. » Elle se prit à bras-le-corps, comme pour se protéger d’un vent glacial. « Vannée et… et hantée.

— Ça aussi, je peux le comprendre.

— Si je pouvais rester seule quelque temps, dans un endroit tranquille.

— Et assimiler ce qui s’est passé. » Il souffla un plumet de fumée vers le plafond. « Bien sûr. Pardonne-moi. J’aurais dû m’en rendre compte.

— Plus tard…»

Il se fendit d’un nouveau sourire, plus gentil cette fois. « Plus tard, tu seras redevenue toi-même. Je n’en doute pas. Tu es trop saine pour ne pas y arriver.

— Et alors…» Elle ne put achever sa phrase.

« Nous en reparlerons le moment venu. » Everard posa sa pipe. « Wanda, tu es sur le point de t’effondrer. Détends-toi. Savoure ton calva. Fais une petite sieste si tu en as envie. Je vais appeler un taxi et te ramener chez toi. »

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