Sixième partie Stupor mundi

1137α apr. J.C.

La porte s’ouvrit. Un pâle soleil éclaira avec netteté le magasin du marchand de soie. Une bouffée automnale s’en suivit, apportant avec elle la fraîcheur de l’air et les rumeurs de la rue. Puis l’apprenti entra en titubant. Vu depuis la boutique obscure, découpé en contre-jour, il ressemblait à une ombre. Mais ses sanglots étaient audibles. « Maître Geoffrey, oh ! Maître Geoffrey ! »

Emil Volstrup s’écarta du bureau sur lequel il s’affairait à ses comptes. Les yeux écarquillés des deux autres apprentis, un Grec et un Italien, le suivirent tandis que leurs mains s’immobilisaient sur les rouleaux de tissu. « Qu’y a-t-il, Odon ? » lança Volstrup. Il s’exprimait dans un français mâtiné de normand, un dialecte des plus gutturaux. « Tu as eu des ennuis pendant ta course ? »

Le mince jouvenceau lui tomba dans les bras, enfouit le visage dans les plis de sa robe. Il le sentit tressaillir. « Maître, sanglota-t-il, le roi est mort. Je l’ai entendu… la nouvelle se répand dans toutes les rues de la cité…»

Volstrup sentit ses bras le trahir. Il se tourna vers l’extérieur. On ne voyait pas grand-chose à travers les grilles qui protégeaient les fenêtres cintrées. Mais la porte restait entrouverte. La rue pavée, le bâtiment à arcades d’en face, un Sarrasin qui passait, turban et burnous blancs, des moineaux se disputant des miettes de pain, rien de tout cela ne semblait réel. Pas étonnant. D’un instant à l’autre, tout ce qui l’entourait pouvait s’évanouir sans jamais avoir existé. Tout. Y compris lui-même.

« Notre roi Roger ? Non. Impossible. Ce n’est qu’une rumeur. »

Odon s’écarta de lui et agita les mains. « C’est la vérité ! » Sa voix avait viré au suraigu. Honteux, il chercha à se ressaisir : il déglutit, essuya ses larmes, se redressa un peu. « Des messagers venus d’Italie. Il est mort au combat. Son armée est en déroute. On dit que le prince est mort, lui aussi.

— Mais je sais que…» La langue de Volstrup se bloqua dans son palais. Atterré, il se rendit compte que seul son conditionnement l’avait empêché d’évoquer le futur. Était-il donc choqué à ce point ? « Comment se fait-il que l’on connaisse déjà la nouvelle en ville ? Le palais aurait dû être le premier informé.

— Les m… messagers… ils l’ont criée à tous en arrivant…» Un bruit se fît entendre au sein de la rumeur de Palerme, l’étouffant à mesure qu’il se répandait entre ses murs, atteignant le port et la baie au-delà. Volstrup connaissait bien ce bruit. Comme tous les habitants de la cité. C’étaient les cloches de la cathédrale. Elles sonnaient le glas.

Il demeura figé l’espace d’un instant. Il entr’aperçut les apprentis qui se signaient devant leur établi, le catholique de gauche à droite et l’orthodoxe de droite à gauche. Lui-même aurait intérêt à en faire autant, se rappela-t-il. Cela le fit émerger de sa paralysie. Il se tourna vers le jeune Grec, le plus débrouillard des trois adolescents. « Michael, va faire un tour, débrouille-toi pour découvrir exactement ce qui s’est passé et reviens me le dire au plus vite.

— Oui, maître, répondit l’apprenti. Les crieurs publics ne devraient pas tarder à annoncer la nouvelle. » Il s’en fut.

« Remets-toi au travail, Cosimo, reprit Volstrup. Et toi aussi, Odon. Peu importe la course que tu devais faire. Elle ne m’est plus utile aujourd’hui. »

Comme il se dirigeait vers l’arrière-boutique, il entendit un vacarme qui étouffait peu à peu le son des cloches. Rien à voir avec la musique quotidienne des rues – bavardages, chants, bruits de pas et de sabots, grincements de roues. Ce son-là était composé de cris, de hurlements et de prières – en latin, en grec, en arabe, en hébreu, en toutes sortes de dialectes : une symphonie de malheur envahissant le quartier, la ville entière. Ja, det er nok sandt. Il remarqua distraitement que son esprit était revenu au danois. Le fait était sans doute avéré. Dans ce cas, lui seul était en mesure d’en appréhender les désastreuses conséquences.

Lui, et celui ou celle qui en était la cause.

Il déboucha dans un petit patio de style mauresque où coulait une fontaine. Cette maison datait de l’époque où les Sarrasins régnaient sur la Sicile. Après l’avoir achetée, il l’avait adaptée à son négoce, se dispensant en outre du harem que les Normands les plus aisés finissaient par aménager chez eux. La majorité des pièces faisaient office d’entrepôts, de cuisines, de dortoirs pour les apprentis et les domestiques, et cætera. Un escalier conduisait au premier étage, exclusivement réservé à son épouse, à leurs trois enfants et à lui-même. Il s’y engagea.

Elle le retrouva dans la galerie, une petite femme noiraude que l’âge avait rendue grisonnante et un rien grassouillette, sans entamer en rien son pouvoir de séduction. Avant de l’épouser, il avait pris soin de regarder ce que lui réservait l’avenir. La Patrouille n’appréciait guère qu’on contourne ainsi le règlement, mais il allait passer plusieurs décennies à ses côtés. Une épouse lui était nécessaire, non seulement par souci des convenances, mais aussi pour gérer sa maisonnée, l’ancrer dans la vie de la cité et réchauffer sa couche ; il avait un tempérament de bénédictin et non de don Juan.

« Qu’y a-t-il, mon seigneur ? » demanda-t-elle en grec d’une voix tremblante. Comme la plupart des Siciliens, elle parlait plusieurs langues, mais c’était le parler de son enfance qu’elle adoptait d’instinct en ce jour fatal. Tout comme moi, songea-t-il. « Que se passe-t-il ?

— Nous avons reçu de mauvaises nouvelles, j’en ai peur. Veille à ce que les enfants et les domestiques restent tranquilles. »

Bien qu’elle se soit convertie au catholicisme afin de l’épouser, elle se signa à la mode orientale. Il admira toutefois la maîtrise dont elle faisait preuve. « Comme il plaira à mon seigneur. »

Il lui sourit, lui étreignit le bras et lui dit : « Ne crains rien, Zoé. Je veillerai à ce que tout aille pour le mieux.

— Je sais. » Elle se retira. Il la suivit un moment du regard. Si seulement les siècles de domination musulmane n’avaient pas transformé les femmes en créatures soumises, toutes religions confondues ! Quelle compagne elle aurait fait ! Mais elle accomplissait ses devoirs avec sérieux, sa famille l’aidait grandement dans son négoce et… il lui était interdit de partager les secrets de son époux avec quiconque.

Après avoir traversé deux pièces encore meublées dans le style sarrasin, austère mais relativement aéré, il atteignit celle qui était réservée à son usage exclusif. Il n’en fermait jamais la porte à clé – cela lui aurait valu d’être soupçonné de sorcellerie, à tout le moins. Mais il est normal qu’un négociant conserve quelque part ses dossiers confidentiels, ses coffres-forts et autres documents privés. Il actionna la clenche, plaça un tabouret devant une armoire, s’assit dessus et pressa dans un certain ordre les feuilles sculptées qui la décoraient.

Un rectangle lumineux se matérialisa devant lui. Humectant ses lèvres sèches, il murmura en temporel : « Résumé de la campagne du roi Roger en Italie depuis… euh… depuis le début du mois dernier. »

Un texte apparut. Ses souvenirs lui permirent d’en combler les lacunes. Un an auparavant, Lothaire III, souverain du Saint Empire romain germanique, avait traversé les Alpes afin d’aider le pape Innocent II dans le conflit qui l’opposait à Roger II, souverain de Capoue, d’Apulie et de Sicile. Parmi leurs alliés figurait Rainulf d’Alife, le propre beau-frère de Roger. Leur campagne les mena jusqu’au sud de l’Italie, et, à la fin du mois d’août de l’an de grâce 1137, ils jugèrent que la victoire leur était acquise. Rainulf fut couronné duc d’Apulie et reçut pour mission de protéger le Sud contre les Siciliens. Lothaire laissa sous ses ordres huit cents chevaliers et, sentant que sa mort était proche, repartit vers son empire. Innocent entra dans Rome bien qu’Anaclet, l’antipape qui lui était opposé, occupât toujours le château Saint-Ange.

Au début de ce mois d’octobre, Roger avait opéré un retour en force. Après avoir débarqué à Salerne, il avait ravagé la contrée qui avait trahi son allégeance ; même en cette époque brutale, sa sauvagerie avait choqué les esprits. À la fin du mois, il avait affronté l’armée de Rainulf à Rignano, au nord de l’Apulie.

Et il avait été vaincu. Sa première charge, menée par son fils aîné le duc Roger, fracassa les rangs ennemis. Mais la seconde, dont il prit lui-même la tête, fut un échec retentissant. Le duc Rainulf, un chef aussi courageux qu’apprécié de ses féaux, jeta toutes ses forces dans le combat. La panique s’empara de l’armée royale qui s’enfuit sans demander son reste, laissant trois mille morts sur le champ de bataille. Roger conduisit alors son ost à Salerne.

Mais cette victoire devait être de courte durée. Roger disposait d’importantes réserves. Son armée assiégea Naples, reprit Bénévent et le grand monastère du mont Cassin. Peu après, les possessions du nouveau duc d’Apulie se trouvèrent réduites à cette région. Innocent, ainsi que son célèbre allié Bernard de Clairvaux, durent accepter que Roger règle la querelle les opposant à Anaclet. Bien que l’antipape comptât au nombre de ses partisans, Roger déclara que l’affaire était trop complexe pour qu’il s’estimât en droit de la trancher. Qu’un nouveau concile soit organisé à Palerme !

Ce concile n’eut jamais lieu. L’empereur Lothaire périt en décembre, alors qu’il regagnait sa capitale. En janvier 1138, ce fut au tour d’Anaclet de quitter ce monde. Roger fit élire un nouveau pape, mais celui-ci mit un terme au schisme en renonçant à son titre. Après un triomphant retour à Rome, Innocent entreprit de détruire le souverain qu’il avait déjà excommunié. Mais il n’y réussit point. Rainulf, le dernier de ses alliés, succomba à une mauvaise fièvre au printemps 1139 ; peu de temps après, Roger père et fils surprenaient les troupes pontificales et capturaient Innocent en personne.

Au temps pour le Moyen Age, période bénie où tous les hommes étaient de dévoués serviteurs de l’Église, railla le luthérien qu’il avait jadis été. Choqué, il se rappela : Mais j’ai débordé sur l’avenir proche alors que nous ne sommes qu’en novembre 1137.

Cela dit, ça colle. Il faut un certain temps pour que la capitale de Roger apprenne que non seulement il a subi un revers à Rignano, mais qu’en outre il n’y a pas survécu.

Que devient donc le futur où il devait jouer un rôle si important ?

Il interrompit le défilement du texte. L’espace d’un instant, une sueur glacée le recouvrit de la tête aux pieds. Puis il reprit ses esprits. S’il était – du moins le pensait-il – le seul chrononaute présent sur l’île, il y en avait bien d’autres de par le monde.

Il n’était pas responsable d’une base importante. Son devoir était d’observer les événements et d’assister les voyageurs de passage. Lesquels étaient fort rares. L’apogée du Royaume normand de Sicile était encore à venir ; par la suite, cet État serait conquis par les souverains du continent. C’était à Rome que se trouvait le QG de ce milieu, établi en 1198 alors qu’Innocent III accédait au Saint-Siège. Mais l’Europe entière était en proie à l’agitation, l’Europe et le monde dans son ensemble. Si peu nombreux soient-ils, des agents de la Patrouille s’efforçaient de suivre le fil de son histoire.

Avec l’aide de sa banque de données, Volstrup fit mentalement le tour de la planète. En ce moment précis, Lothaire était en route pour la Germanie ; sa mort allait déclencher une querelle de succession qui déboucherait sur une guerre civile. Louis VII venait d’hériter de la couronne de France et d’épouser Aliénor d’Aquitaine ; son règne ne serait qu’une succession d’erreurs catastrophiques. En Angleterre, le conflit opposant Mathilde l’Impératrice à Étienne de Blois devenait de plus en plus violent. En Espagne, on venait de contraindre un ancien moine à devenir roi d’Aragon, mais il ne tarderait pas à abdiquer en faveur de son gendre, ce qui entraînerait l’union de l’Aragon et de la Catalogne ; pendant ce temps, Alphonse VII de Castille se proclamait roi de tous les Espagnols et poursuivait la Reconquista. Le Danemark, gouverné par un seigneur hélas trop faible, subissait les ravages des païens d’au-delà de la Baltique…

Jean II Comnène régnait avec sagesse sur l’Empire romain d’Orient ; il faisait campagne en Asie Mineure, espérant reprendre Antioche aux croisés. Le Royaume franc de Jérusalem résistait à une offensive musulmane. Mais le Califat d’Égypte demeurait divisé, l’Arabie s’était morcelée en une myriade de royaumes et la Perse était en proie à une guerre de succession.

Les principautés de Kiev étaient également dressées les unes contre les autres. Plus à l’est, la conquête de l’Inde par les musulmans s’était interrompue, tandis que la famille de Mahmud affrontait les princes afghans. En Chine, la dynastie Jin régnait sur le Nord, la dynastie Song sur le Sud. La querelle entre les clans Taira et Minamoto déchirait le Japon. En Amérique…

Un coup à la porte. Volstrup se leva d’un bond pour aller l’ouvrir. Michael se tenait devant lui, tremblant. « C’est bien vrai, maître Geoffrey, dit l’apprenti. Le roi Roger et son fils ont péri au combat dans un lieu nommé Rignano, en Apulie. On n’a pas retrouvé leurs corps. L’armée a envoyé des courriers porter la nouvelle jusqu’à nous. Ils disent que toutes les régions qu’ils ont traversées sont prêtes à se rendre au duc Rainulf. Est-ce que vous vous sentez bien, maître ?

— C’est le chagrin, mon petit, bredouilla Volstrup. Retourne à ton établi. Je descends tout de suite. Nous devons reprendre le cours de nos vies. »

Le pouvons-nous vraiment ?

Une fois seul, il ouvrit un coffre verrouillé. Il abritait deux objets métalliques en forme d’obus, de la longueur de son avant-bras. Il s’agenouilla et pianota sur le clavier du premier. Son scooter temporel était planqué hors les murs de la cité, mais ces tubes pouvaient transmettre des messages où et quand il le souhaitait.

Si tant est que le récepteur existe encore. Il récita les nouvelles dans le micro. « Veuillez m’informer de la situation exacte et me donner des instructions », conclut-il. Il programma le tube pour qu’il se rende au QG de Rome, ce même jour en l’an 1200. À ce moment-là, le personnel de l’antenne avait dû surmonter le choc et se familiariser avec le nouveau contexte, et il n’était pas encore mobilisé par l’offensive des croisés sur Constantinople.

Il pressa un bouton. Le cylindre s’évanouit. Il y eut un bref appel d’air. Reviens vite, je t’en supplie. Apporte-moi le réconfort.

Le cylindre réapparut. Les mains de Volstrup tremblaient trop pour pouvoir activer le système. « R… rapport oral », bredouillai-La voix synthétique confirma son cauchemar. « Aucun établissement en mesure de me recevoir. Aucun signal sur les canaux de communication de la Patrouille. Conformément à la procédure, je suis revenu ici.

— Je vois. » Sa voix sonnait étrangement creux à ses propres oreilles. Il se leva. La Patrouille du temps ne garde plus l’avenir. Elle ne l’a jamais gardé. Mes parents, mes frères, mes sœurs, mes vieux amis, mon premier amour, ma patrie, rien de ce qui m’a façonné n’existera jamais. Je suis un Robinson du temps.

Puis : Non. Les Patrouilleurs qui se trouvaient en amont de l’heure fatale sont toujours là, tout comme moi. Nous devons nous retrouver, rassembler nos forces et chercher un moyen de restaurer ce qui a été détruit.

Mais comment ?

Un embryon de résolution frémit dans son esprit engourdi. Il avait encore ses communicateurs. Il pouvait contacter ses collègues en poste dans le présent. Ensuite… Pour le moment, il ne voyait pas comment agir. Cela dépassait les compétences d’un agent ordinaire. Il faudrait un Danellien pour traiter ce problème. Ou, faute de Danelliens, un agent non-attaché – si tant est qu’il en reste…

Emil Volstrup s’ébroua, comme un nageur qui aurait failli être englouti par les rouleaux, puis se mit au travail.

1765 av. J.C. 15 926 av. J.C. 1765 av. J.C.

Un souffle d’automne déferlait sur les collines. La fraîcheur matinale imprégnait les ruisseaux dévalant les coteaux et déposait du givre sur l’herbe. La forêt s’était dissociée en bosquets, grands ou petits ; si les sapins demeuraient noirs, les frênes viraient au jaune et les chênes se tachetaient d’ocre. Des armées d’oiseaux filaient dans le ciel : cygnes, oies sauvages et autres volatiles. Les cerfs se défiaient en combat singulier. Au sud, le Caucase murait le ciel de ses sommets enneigés.

L’agitation régnait dans le camp des Bakhri. Les hommes démontaient les tentes, chargeaient les chariots et y attelaient les bœufs, réunissaient les chevaux tractant les chars, pendant que les jeunes garçons rassemblaient les troupeaux avec l’aide des chiens. Ils se préparaient à passer l’hiver dans la plaine. Mais le roi Thuliash avait décidé d’accompagner Denesh, l’étranger, afin de lui faire ses adieux en privé.

« Tu gardes un secret par-devers toi, je n’en doute pas, ce qui prouve que tu es investi de certains pouvoirs », lui déclara-t-il d’un air grave. C’était un homme de haute taille, aux cheveux et à la barbe auburn, moins basané que la plupart de ses sujets. Vêtu d’une tenue ordinaire – tunique, culottes et jambières bordées de fourrure –, il tenait calée sur son épaule une hache de combat à la lame de bronze et au manche cerclé d’or. « Mais, en outre, j’ai appris à t’apprécier et regrette que tu ne puisses demeurer plus longtemps parmi nous. »

Denesh sourit. De carrure athlétique, avec un visage étroit, des cheveux gris et des yeux noisette, il rendait une bonne tête à son interlocuteur. Toutefois, il n’appartenait visiblement pas au peuple des Aryens, qui avaient conquis les tribus de la région quelques générations plus tôt. Et jamais il n’avait prétendu pareille chose. En fait, il ne disait rien sur lui, hormis qu’il voyageait en quête de sagesse. « Mon séjour a été fort agréable et je t’en remercie, répondit-il, mais ainsi que je te l’ai dit, à toi et aux sages de ta tribu, mon dieu m’appelle une nouvelle fois. »

Thuliash se signa en témoignage de respect. « Alors je prie Indra, le Seigneur du Tonnerre, afin qu’il ordonne à ses Maruts de veiller sur toi tant que tu resteras dans leur domaine ; et je chérirai les présents que tu m’as faits, les contes que tu nous as narrés, les chansons que tu nous as chantées. »

Denesh brandit sa hache pour répondre au compliment. « Que ta vie soit prospère, ô roi, et aussi celle de tes enfants et petits-enfants. »

Il monta sur son char, qui avançait à leurs côtés. Son cocher était déjà à son poste, un jeune homme sans doute originaire de la région – carrure d’athlète, nez camus, forte pilosité –, qui s’était montré plutôt taciturne pendant que son maître séjournait chez les Bakhri. Obéissant à son ordre, les deux chevaux partirent au petit trot, gravissant le coteau en biais pour se diriger vers les montagnes.

Thuliash regarda le char s’éloigner jusqu’à ce qu’il ait disparu à la vue. Les deux hommes n’avaient rien à redouter dans les highlands. Le gibier y était abondant, les habitants hospitaliers, et ils étaient trop bien armés pour craindre les bandits. En outre, même si Denesh était fort discret sur ses pouvoirs, c’était de toute évidence un sorcier. Si seulement il était resté… les Bakhri auraient pu changer d’avis et franchir les montagnes… Poussant un soupir, Thuliash soupesa ses armes et regagna le camp. Les conflits ne manqueraient pas durant les années à venir. Les tribus qui lui devaient allégeance devenaient trop importantes eu égard à leurs pâturages. Il comptait conduire la moitié d’entre elles de l’autre côté de la mer intérieure, puis plus loin vers l’est, pour conquérir de nouveaux territoires.

Les deux passagers du char étaient fort peu bavards. C’était sans problème qu’ils compensaient les cahots de leur course, mais leur esprit était avant tout préoccupé de souvenirs et de regrets accumulés durant les mois écoulés. Au bout d’une heure de route, ils arrivèrent sur une crête, une hauteur solitaire et battue par les vents. « Ça devrait suffire », dit Keith Denison[20] en anglais.

Agop Mikelian tira les rênes. Les chevaux épuisés stoppèrent sans renâcler. Si léger fût le char, ils se fatiguaient vite à le tracter sur un terrain aussi difficile, ne bénéficiant ni de licol, ni d’étriers ni même de fers – autant d’inventions appartenant encore à l’avenir. « Pauvres bêtes, on aurait dû s’arrêter plus tôt, dit le cocher.

— Il fallait être sûr que personne ne nous suivait, lui rappela Denison en sautant à terre. Ah ! ça fait presque autant de bien que de rentrer chez soi. » Il vit la grimace de son assistant. « Pardon. J’avais oublié.

— Ce n’est pas grave, dit l’autre en l’imitant. Je sais où aller, moi aussi. » La Patrouille l’avait recruté en 1908, juste après le massacre de Van. C’était avec joie qu’il plongeait dans le passé, enthousiaste à l’idée de reconstituer l’origine du peuple arménien. Il se fendit d’un sourire optimiste. « La Californie des années 1930, par exemple, pour profiter de la popularité de William Saroyan. »

Denison opina. « C’est vrai, vous m’en avez déjà parlé. » Ils n’avaient guère eu le temps de faire connaissance, si prenante était leur mission. Les agents – ou plutôt les hommes-années – n’étaient pas en nombre suffisant pour étudier dans les détails l’ensemble des migrations des premiers Indo-Européens. Mais c’était néanmoins une tâche vitale. Sans une description précise de tels événements historiques, comment la Patrouille pouvait-elle préserver la course du monde et l’émergence de l’avenir ? Denison et son assistant s’activèrent.

Mikelian s’était révélé un auxiliaire intelligent et digne de confiance. Vu l’expérience qu’il avait acquise, il jouerait sans nul doute un rôle plus important lors de leur prochaine expédition.

« Où est-ce que vous comptez aller, au fait ? demanda l’Arménien.

— Paris, 1980. J’y ai rendez-vous avec mon épouse.

— Pourquoi à ce moment-là ? Je croyais qu’elle était attachée à son époque d’origine, plus proche du milieu du XXe siècle. »

Denison s’esclaffa. « Vous oubliez les petits tracas de la longévité. Une personne sur qui les années n’ont aucune prise finit par attirer la curiosité de ses amis et voisins. Lorsque je suis parti pour cette mission, Cynthia était en train de mettre nos affaires en ordre avant de déménager. Elle doit activer sa nouvelle identité en 1981 – le nom reste le même, mais le domicile change. Sa nouvelle identité et la mienne, bien sûr – celle d’un mari anthropologue saisi par la bougeotte à intervalles réguliers. Et le meilleur moyen de nous couler dans un milieu postérieur au nôtre, c’est encore d’y prendre une année de vacances – et pourquoi pas à Paris ? »

Et je les aurai sacrement méritées, ces vacances. Et elle aussi, oui. Notre séparation aura duré moins longtemps pour elle, et elle aura eu de quoi s’occuper avec son travail pour la Patrouille et les préparatifs de notre déménagement, sans parler de toutes nos connaissances new-yorkaises dont il fallait endormir la méfiance. Toutefois, je suis sûr qu’elle se sera fait du souci et qu’elle aura pesté contre la règle lui interdisant de sauter quelques semaines en aval pour vérifier que je suis bien rentré. (Même une boucle causale aussi infime peut avoir des conséquences calamiteuses. C’est peu probable, d’accord, mais nous prenons assez de risques comme ça sans que ce soit la peine d’en rajouter. Je suis bien placé pour le savoir. Oh ! que oui.) Quant à moi, j’ai passé plus d’un trimestre parmi ces nomades.

Le soleil, les étoiles et les feux de camp, la pluie, le tonnerre et une rivière en crue, les loups, les troupeaux de vaches paniques par les chasseurs, les chants, les sagas et les épopées ancestrales, les naissances, les morts et les sacrifices, les camarades, les défis et les amantes… Cynthia se gardait bien de lui poser des questions indiscrètes. Quoiqu’elle se montrât peu loquace, elle savait sûrement qu’il avait dû abandonner un être cher dans une Perse antique dont l’histoire avait été subtilement altérée. Pourtant, il n’avait pas ménagé ses efforts pour oublier Cassandane. Mais au bout de plusieurs mois passés loin de chez lui…

Et s’il avait décliné l’offre de Thuliash, il aurait eu plus de peine à gagner sa confiance, ce qui était d’une nécessité vitale pour sa mission, et… Que la petite Ferya ait une vie aussi heureuse que pouvait l’être une vie de nomade, que cette seconde lune de miel à Paris le rapproche un peu plus de Cynthia, une femme aussi aimante que vaillante, l’Éternel lui en soit témoin…

Son exubérance l’avait quitté. Il leva la hache qui l’identifiait comme un guerrier, un interlocuteur digne d’un chef de tribu. C’était aussi un communicateur. « Ici le spécialiste Keith Denison, j’appelle le QG de Babylone, dit-il en temporel. Allô, allô. Parlez librement ; mon équipier et moi sommes seuls. »

On entendit un grésillement. « Salut, agent ! Ravi d’avoir de vos nouvelles. Nous commencions à nous inquiéter.

— Oui, j’avais prévu de partir un peu plus tôt, mais ils souhaitaient que je participe à leur rite équinoxial et je ne pouvais guère refuser.

— Équinoxial ? Une société pastorale suivant le calendrier solaire ?

— Eh bien, cette tribu-ci observe les jours sacrés, ou plutôt leurs équivalents – sans aucun doute une donnée des plus importante. Pouvez-vous venir nous chercher ? Nous avons un char et deux chevaux. Des haras de la Patrouille.

— Tout de suite, agent. Le temps d’enregistrer vos coordonnées spatio-temporelles. »

Mikelian esquissa un pas de danse. « Vite, à la maison ! »

Un fourgon de transport apparut, un cylindre antigrav flottant à quelques centimètres du sol. Il avait voyagé uniquement dans l’espace. En émergèrent quatre hommes en tenue mésopotamienne au goût du jour, barbe frisottée comprise, qui s’empressèrent de charger le char et son attelage. Une fois que tout le monde eut embarqué, le pilote reprit les commandes et le Caucase s’évanouit.

Il fut remplacé sur l’écran par une plaine où l’herbe poussait à perte de vue. Non loin de là se trouvaient des bâtiments en rondins et un enclos ombragé. Deux femmes vêtues comme des paysannes coururent à la rencontre des nouveaux venus. Elles prirent en charge les chevaux de Denison. C’était en toute sécurité que la Patrouille maintenait un ranch en Amérique du Nord, bien avant l’arrivée des humains. Mikelian fit ses adieux aux deux bêtes avec force caresses. Peut-être les retrouverait-il lors de sa prochaine mission.

Le fourgon effectua un nouveau saut. Il émergea dans une cave secrète de Babylone, durant le règne d’Hammourabi.

Le directeur de l’antenne vint à la rencontre des deux anthropologues et les invita à dîner. Ils resteraient ici durant deux ou trois jours, le temps d’enregistrer les données qu’ils avaient collectées. Dans leur immense majorité, celles-ci n’avaient qu’un intérêt purement scientifique, mais la mission de la Patrouille était de servir l’humanité de toutes les façons possibles. Dommage que le savoir qu’elle emmagasinait ainsi ne pût être rendu public qu’après la date de l’invention du voyage dans le temps, songea Denison. Combien d’érudits gaspilleraient leur existence à étudier de pauvres résidus archéologiques, qui les conduisaient souvent sur de fausses pistes… Mais ils ne travailleraient pas en vain. Leur labeur constituait un socle permettant aux spécialistes de la Patrouille de mieux orienter leurs recherches.

Pendant le dîner, il fit part au directeur de celles de leurs découvertes qu’il jugeait signifiantes pour ses opérations. « Thuliash et sa confédération ne franchiront pas les montagnes. Ils vont plutôt migrer vers l’est. Donc, il ne renforcera pas les troupes de Gandash, et je pense que cela explique pourquoi les Kassites ne remporteront qu’une victoire partielle sur les Babyloniens dans dix-neuf ans, ainsi qu’il est écrit dans l’histoire.

— Du coup, la situation politico-militaire que nous devons surveiller est moins complexe que je ne le craignais, répliqua le directeur. Excellent. Vous avez fait du bon travail. » De toute évidence, il pensait aux hommes-années qu’il allait pouvoir affecter à la surveillance d’autres points chauds.

Il fournit à ses hôtes un guide et des vêtements appropriés afin qu’ils puissent visiter la cité. Pour Mikelian, c’était une première, et quant à Denison, Babylone ne manquait jamais de l’intéresser. Mais ils étaient impatients de regagner leurs milieux respectifs et poussèrent un soupir de soulagement en rentrant à l’antenne.

On leur coupa la barbe et les cheveux. S’il n’y avait pas de vêtements du XXe siècle en stock, leur tenue de travail ferait l’affaire en attendant mieux – elle était solide et confortable, et encore imprégnée d’une odeur de grand air évoquant d’agréables souvenirs. « J’aimerais bien conserver la mienne, dit Mikelian.

— Elle vous resservira sûrement, lui dit Denison. A moins que notre prochaine mission ne nous conduise dans un autre milieu, ce qui m’étonnerait beaucoup. Vous êtes prêt à rempiler avec moi, au moins ?

— Avec joie, monsieur ! » Le jeune homme avait les larmes aux yeux. Après lui avoir serré la main, il bondit sur un scooter, lui fit un geste d’adieu et disparut.

Denison choisit un véhicule parmi ceux qui attendaient sous la lueur crue des néons. « Que Dieu soit avec vous, agent », lui dit le responsable de la maintenance. C’était un Irakien du XXIe siècle. La Patrouille s’efforçait d’affecter ses agents en fonction de leur ethnie, laquelle évoluait moins vite que le langage ou la religion.

« Merci, Hassan. Pareillement. »

Une fois en selle, Denison s’abandonna un moment à la songerie. Il allait arriver dans une cave semblable à celle-ci, enregistrer son passage, se procurer des vêtements, de l’argent et un passeport, puis sortir de l’immeuble de bureaux dissimulant l’antenne de la Patrouille, descendre le boulevard Voltaire en ce 10 mai 1980, au cœur du printemps parisien qui est la plus belle des saisons… La circulation allait être pénible, mais la ville n’avait pas encore atteint le statut de monstrueuse mégapole qui serait le sien un peu plus tard… L’hôtel où Cynthia leur avait réservé une chambre se trouvait sur la Rive gauche, une maison au charme un peu désuet où les croissants du petit déjeuner étaient préparés sur place et dont le personnel bichonnait les amoureux en goguette…

Il entra les coordonnées de sa destination et pressa le levier principal.

1980α apr. J.C.

La lumière du jour l’aveugla.

La lumière du jour ?

Sous le choc, ses mains restèrent collées au guidon. Comme à la lueur d’un éclair déchirant la nuit, il découvrit une rue étroite, des murs couronnés de pignons, une foule qui s’écartait de lui en hurlant de panique, avec des femmes coiffées de châles et toutes de noir vêtues, des hommes en manteaux et pantalons bouffants de couleur terne, avec dans l’air une odeur de fumée et de porcherie… Il comprit aussitôt qu’aucune cave secrète ne l’attendait et que sa machine, conçue pour éviter d’émerger dans un bloc de matière solide, l’avait amené à la surface d’un lieu qui n’était pas son Paris…

Fous le camp, vite !

Peu entraîné aux missions de combat, il réagit avec une demi-seconde de retard. Un homme vêtu de bleu lui sauta dessus, lui enserra la taille, l’arracha à sa selle. Par réflexe, Denison se rappela le bouton à presser en cas d’urgence. Un scooter temporel ne devait jamais tomber entre les mains de personnes étrangères au service. Le sien s’évapora. Son agresseur et lui churent sur le pavé.

« Lâchez-moi, bon sang ! » L’entraînement aux arts martiaux faisait partie de la formation de base des Patrouilleurs. L’homme en bleu menaçait de l’étrangler. Il lui décocha un atémi à la gorge, juste sous le maxillaire. L’autre poussa un hoquet et s’effondra sur lui. Denison avala une goulée d’air. Son champ visuel s’éclaircit. Il se dégagea, se releva.

Encore trop tard. Si les civils s’empressaient de lui faire de la place – il crut entendre au sein du brouhaha des insultes ressemblant à « Sorcier* ! » et « Juif vengeur* ! » –, un second homme en bleu venait de faire son apparition, monté sur un cheval qui fendait la foule pour foncer sur lui. Denison entrevit des bottes, une cape, un casque… oui, un gendarme ou un policier. Il vit aussi une arme de poing braquée sur lui. Et, dans les yeux qui luisaient au sein de ce visage glabre, la terreur qui pousse les hommes à tuer. Il leva les mains.

Le gendarme porta un sifflet à ses lèvres et l’actionna à trois reprises. Puis il ordonna aux passants de faire silence. Denison ne suivait ses propos qu’avec difficulté. Rien à voir avec le français qu’il connaissait : ce dialecte était fortement accentué et parsemé de vocables anglais, mais il ne s’agissait pas non plus de franglais* : « Du calme ! Contrôlez-vous ! Je l’ai arrêté… Les saints… Dieu tout-puissant… Sa Majesté…»

Je suis pris au piège, se dit Denison, le cœur battant. Et c’est encore pire que la Perse de Cyrus. Au moins n’avais-je pas quitté l’histoire réelle. Mais ceci…

La foule se calma avec une rapidité surprenante. Les badauds cessèrent de s’agiter et le fixèrent des yeux. Ils se signaient et priaient à voix basse. L’homme que Denison avait frappé reprit conscience en grognant. D’autres gendarmes à cheval firent leur apparition. Deux d’entre eux étaient armés d’une carabine, d’un type que le chrononaute n’avait jamais vu de sa vie. Ils l’encerclèrent. « Déclarezz vos nomm, aboya l’un d’eux, qui portait un écusson d’argent représentant un aigle. Qui êtes-vous ? Faites quick* ! »

La gorge de Denison se serra. Je suis perdu, Cynthia est perdue, le monde est perdu. A peine s’il parvint à marmonner. Saisissant la matraque passée à sa ceinture, l’un des gendarmes le frappa violemment au creux des reins. Il chancela. L’officier prit une décision et lança sèchement un ordre.

Raides et muets, les gendarmes lui firent signe d’avancer. Ils parcoururent environ quinze cents mètres. Reprenant peu à peu ses esprits, Denison s’efforça d’observer ce qui l’entourait. Les chevaux qui le serraient de près l’empêchaient d’avoir une vision détaillée de son environnement, mais celui-ci prenait néanmoins forme. Des rues étroites et tortueuses, mais pavées avec soin. Pas de gratte-ciel en vue, rien que des bâtiments de six ou sept étages au maximum, la plupart vieux de plusieurs siècles et présentant encore colombages et vitres en verre plombé. Si les passants de sexe masculin étaient aussi exubérants que les Français dont il se souvenait, les femmes paraissaient étrangement silencieuses. Les enfants étaient rares – étaient-ils tous scolarisés ? Une fois qu’il se fut éloigné du lieu de son apparition, le groupe n’attira plus guère les regards, et seuls de rares piétons esquissaient un signe de croix à son passage – voyait-on tous les jours des prisonniers ainsi escortés par la gendarmerie ? En guise de véhicules, il ne voyait que des chariots et quelques carrosses, tractés par des chevaux laissant derrière eux un sillage de crottin. Arrivé sur les bords de la Seine, il découvrit des barges remorquées par des galères à vingt bancs.

Il aperçut aussi Notre-Dame. Mais ce n’était pas la cathédrale dont il se souvenait. On eût dit qu’elle occupait la moitié de l’île de la Cité, une montagne de pierre noircie par la suie se hissant vers le ciel, un empilement de tours et de flèches qui évoquait une ziggourat à la mode chrétienne de trois cents mètres de haut. Quelle ambition démesurée avait remplacé le chef-d’œuvre de l’art gothique par cette monstruosité ?

Il oublia la cathédrale lorsque l’escadron le conduisit devant un autre édifice, une forteresse surplombant le fleuve. Au-dessus de sa porte était sculpté un crucifix grandeur nature. A l’intérieur régnaient la pénombre et la froidure, et ils croisèrent de nouveaux gendarmes ainsi que des hommes en robe noire et capuchon, portant rosaire et croix pectorale, qu’il jugea être des moines ou des frères lais. En dépit de ses efforts de concentration, il ne réussissait à capter que des images floues. Ce fut seulement lorsqu’il se retrouva dans une cellule qu’il commença à reprendre pied.

Il se tenait dans une minuscule pièce sombre, aux murs de ciment ruisselants d’humidité. Une chiche lumière lui parvenait depuis le couloir, à travers les barreaux de la porte fermée à double tour. En guise de meubles, il avait droit à une paillasse jetée à même le sol et à un pot de chambre. À sa grande surprise, il vit que cet ustensile était en caoutchouc. Trop mou pour servir d’arme, devina-t-il. Une croix était gravée au plafond.

Bon Dieu que j’ai soif ! Si seulement je pouvais boire un peu d’eau. Il agrippa les barreaux, se colla à la porte, lança un appel d’une voix rauque. Pour toute réponse, il reçut des insultes d’un autre prisonnier : « Tu peux toujours espérer ! Ferme donc ton clapet ! » Il s’exprimait dans un anglais à l’accent étrange. Denison lui répondit dans cette langue, mais l’autre se contenta d’un grognement inarticulé.

Il se laissa choir sur sa couche. Ça s’annonçait plutôt mal. Bon, au moins avait-il le temps de réfléchir, de se préparer à l’interrogatoire qu’il allait forcément subir. Ne perdons pas de temps. Prendre cette décision lui redonna des forces. Quelques secondes plus tard, il s’était levé et arpentait sa cellule.

Deux heures avaient passé lorsque la porte s’ouvrit sur deux gardes armés de pistolets et accompagnés d’un ecclésiastique en robe noire. C’était un vieillard au visage ridé mais aux yeux encore vifs. « Loquerisque latine ? » demanda-t-il.

Est-ce que je parle le latin se dit Denison. Oui, c’est sûrement une langue véhiculaire dans un tel monde. Hélas, la réponse est non. Vu mon boulot, je n’ai jamais jugé utile de l’apprendre à fond et tout ce qui me reste du lycée, c’est « rosa, rosa, rosam ». Soudain, l’image de la vieille Miss Walsh lui apparut en esprit : Je vous l’avais bien dit, gronda-t-elle. Refoulant un fou rire, il secoua la tête. « Non, monsieur, je regrette, bafouilla-t-il.

— Ah ! vo parlezz alorss fransay ? »

Denison répondit en s’efforçant de détacher ses syllabes : « Il semble que je parle un autre français que vous, mon père. Je viens d’un lieu très lointain. » Pour se faire comprendre, il dut se répéter à deux reprises, en substituant des synonymes à certains mots.

Les lèvres parcheminées du vieillard esquissèrent un sourire sans joie. « Cela est clair, puisque vous ne reconnaissez point en moi le frère que je suis. Frère Matiou, de l’ordre des Dominicains et de la Sainte Inquisition. »

Denison sentit la peur lui nouer les tripes quand il comprit ces mots. Il s’efforça de rester impassible et poursuivit tant bien que mal : « Il s’est produit un malencontreux accident. Je puis vous assurer que mes intentions sont pacifiques, bien que ma mission soit de la plus haute importance. Je suis arrivé au mauvais endroit et au mauvais moment. Il est compréhensible que cela ait suscité la crainte et nécessité des mesures de précaution. Mais si vous voulez bien me conduire à votre plus haute autorité…» Le roi, le pape, qui d’autre ? «… je ferai de mon mieux pour lui exposer la situation. »

Plusieurs redites furent nécessaires avant que Matiou ne réplique sèchement : « Vous vous expliquerez ici et maintenant. Et n’allez pas croire que vos arts démoniaques vous seront d’un quelconque secours dans la forteresse du Christ. Votre nom ! »

Le Patrouilleur avait pigé. « Keith Denison, mon p… mon frère. » Pourquoi ne pas le lui dire ? Quelle importance ? Plus rien n’avait d’importance désormais.

Matiou lui aussi s’adaptait à son parler, et il n’avait pas son pareil pour déduire des termes de leur contexte. « Ah, vous venez d’England ? » Avant que Denison ait pu réagir à cette appellation, il poursuivit : « Nous pouvons faire venir quelqu’un qui parle votre patois*, si cela doit vous encourager à répondre plus vite.

— Non, mon pays s’appelle… Mon frère, je ne puis livrer mes secrets qu’à votre autorité suprême. »

Regard noir de Matiou. « Vous allez parler et me dire toute la vérité. Devons-nous vous soumettre à la question extraordinaire ? Alors, croyez-moi, vous bénirez le boutefeu quand vous monterez sur le bûcher. »

Il dut répéter trois fois sa menace avant qu’elle soit comprise. La question extraordinaire ? Je suppose que l’ordinaire est une affaire de routine. Cet interrogatoire n’est qu’une mise en bouche. La terreur imprégnait la cervelle de Denison. Lui-même fut surpris par la fermeté de sa voix : « Avec tout le respect que je vous dois, mon frère, le serment que j’ai fait devant Dieu m’interdit de révéler certaines choses à quiconque excepté le souverain. Si ce savoir était connu du public, ce serait une véritable catastrophe. Imaginez des enfants jouant avec le feu. » Il coula vers les gardes un regard lourd de sens. Malheureusement, comme il dut se répéter, cela gâcha un peu l’effet escompté.

La réponse qu’on lui fit était sans ambiguïté : « L’Inquisition sait garder un secret.

— Je n’en doute pas. Mais je ne doute pas non plus que votre maître sera fâché si des propos à lui seul destinés finissent par être criés sur les toits. »

Rictus de Matiou. Voyant qu’il hésitait, Denison poussa son avantage. Chacun d’eux maîtrisait de mieux en mieux le français de l’autre. Il s’efforçait de parler comme un Américain n’ayant de cette langue qu’une connaissance livresque et cela l’aidait grandement.

« Qu’entendez-vous par « le souverain » ? s’enquit Matiou. Le saint-père ? Pourquoi en ce cas n’êtes-vous pas allé à Rome ?

— Eh bien, le roi…

— Le roi ? »

Denison comprit qu’il avait gaffé. Apparemment, le monarque – si tant est qu’il y en ait un – ne représentait pas le pouvoir suprême. « Le roi, allais-je dire, serait un interlocuteur naturel dans certaines contrées.

— Oui, chez les barbares russes, par exemple. Ou bien dans les dominions du noir Mahound où l’on ne reconnaît aucun calife. » Matiou pointa sur lui un index noueux. « Où vous rendiez-vous vraiment, Keith Denison ?

— À Paris, en France. Nous sommes bien à Paris ? Je vous en prie, laissez-moi finir. Je recherche la plus haute autorité ecclésiastique de… de ce domaine. Me suis-je trompé ? Se trouve-t-elle bien ici ?

— L’archicardinal ? » souffla Matiou tandis que les gardes prenaient un air franchement impressionné.

Denison opina avec vigueur. « L’archicardinal, bien sûr ! » Qu’est-ce que c’était que ce titre à la noix ?

Matiou détourna les yeux. Les grains de son rosaire cliquetèrent entre ses doigts. Alors que son silence menaçait de s’éterniser, il dit sèchement : « Nous verrons. Conduisez-vous avec prudence. Vous resterez placé sous observation. » Puis il fit demi-tour dans un froissement de tissu et s’en fut.

Denison se laissa choir sur sa paillasse, totalement lessivé. Enfin, j’ai gagné un peu de répit avant de passer sur le chevalet, s’ils n’ont rien inventé de mieux depuis le Moyen Age. A moins que je n’aie tout simplement atterri en… Non, c’est impossible.

Lorsqu’un geôlier escorté de gardes armés vint lui apporter du pain, de l’eau et du ragoût, il lui demanda la date du jour. « Aujourd’hui est la fête de saint Antoine, en l’an de grâce mil neuf cent quatre-vingts. » C’était comme si on achevait de clouer son cercueil.

Mais son désespoir évolua en une froide détermination. Il pouvait toujours se passer quelque chose, des agents envoyés à son secours ou… Non, envisager l’oubli était non seulement inutile mais risquait en outre de le paralyser. Mieux valait continuer de vivre, en restant prêt à saisir la moindre chance passant à sa portée.

Tout en frissonnant sous sa couverture trop mince, il s’efforça d’échafauder des plans. Leurs fondations étaient bien fragiles. Première chose à faire : se placer sous la protection du grand ponte, du dictateur, bref de l’archicardinal – quoi que signifie ce terme. Il devait donc le convaincre que, loin de représenter un danger pour lui, il pouvait se révéler un auxiliaire précieux ou, au pire, une source de divertissement. Pas question cependant de révéler son statut de chrononaute. Le conditionnement de la Patrouille lui paralyserait la langue. De toute façon, personne en ce monde ne pourrait comprendre un tel concept. Problème : il ne pouvait nier être apparu comme par enchantement, même s’il avait le loisir de broder sur la fragilité des témoignages. D’après certains propos de Matiou, on croyait dur comme fer à la magie dans ce monde, même dans les milieux censément instruits. Cela dit, s’il optait pour une explication dans ce registre, il lui faudrait se montrer très prudent. Cette société était dotée d’une technologie suffisamment avancée pour produire des armes à feu, et sans aucun doute de l’artillerie lourde. Le pot de chambre en caoutchouc témoignait d’échanges économiques avec le Nouveau Monde, ce qui impliquait à tout le moins des connaissances en astronomie et en navigation… Et un visiteur martien, est-ce qu’ils avaleraient ça ?

Denison étouffa un gloussement. Cela dit, ce bobard semblait plus prometteur que d’autres. Il fallait creuser la question.

« Permettez-moi de m’enquérir humblement de l’idée que se font les savants au service de Votre Sainteté (?). Peut-être que ceux de ma nation ont fait des découvertes qui leur restent inconnues…» Feindre des difficultés de communication, observer de fréquentes pauses pour assimiler le sens de telle ou telle phrase… autant de manœuvres qui lui donneraient le temps de réfléchir et de compenser d’éventuels faux pas*…

Il sombra dans un sommeil agité et peuplé de rêves.

Le matin venu, peu après qu’on lui eut servi un gruau infâme, un prêtre escorté de gardes vint le chercher. L’aperçu qu’il eut de la cellule voisine lui glaça les sangs. Mais on le conduisit dans une pièce aux murs carrelés où l’attendait une baignoire pleine d’eau chaude et on lui ordonna de se laver. Cela fait, il reçut un ensemble de vêtements masculins qu’il se hâta d’enfiler, après quoi on lui passa les menottes et on le conduisit dans un bureau où l’attendait frère Matiou, assis en dessous d’un crucifix.

« Remerciez le Seigneur et votre saint patron, si toutefois vous en avez un, car sa Vénérable Seigneurie, l’archicardinal Albin Fil-Johan, grand-duc des Provinces du Nord, consent à vous recevoir, déclara le frère d’une voix solennelle.

— Que grâce leur soit rendue, répondit Denison en se signant des deux mains. Je leur adresserai les offrandes qui leur sont dues dès que j’en aurai la possibilité.

— Comme vous êtes un étranger, bien davantage semble-t-il qu’un païen venu du Mexique ou de Tartarie, je vais commencer par vous donner certaines instructions afin que vous ne fassiez pas perdre trop de temps à Sa Vénérable Seigneurie. »

La voilà, ma chance ! Denison écouta le frère avec la plus grande attention. Durant l’heure qui suivit, il eut maintes fois l’occasion d’admirer l’habileté avec laquelle Matiou lui soutirait des informations, mais cela ne le dérangeait pas, bien au contraire, car il en profitait pour peaufiner sa couverture.

Puis on le fit monter dans un carrosse aux rideaux tirés, qui le conduisit dans un palais érigé sur une colline en laquelle il reconnut Montmartre ; après avoir traversé de somptueux corridors, gravi les degrés d’un splendide escalier et frôlé une porte de bronze ornée de bas-reliefs bibliques, il se retrouva dans une vaste salle, au plafond haut et aux murs blancs, où les rayons de soleil filtrés par les vitraux inondaient de lumière un superbe tapis d’Orient au bout duquel se tenait un trône sur lequel était assis un homme en robe de pourpre et d’or.

Conformément à ses instructions, Denison se prosterna. « Vous pouvez vous asseoir », lui dit une voix de basse. Quoique âgé, l’archicardinal demeurait plein de vigueur. La conscience du pouvoir semblait gravée sur chacun de ses traits. Ses besicles ne diminuaient en rien sa dignité. Toutefois, il était visiblement intrigué par son visiteur, prêt à l’écouter et à le questionner.

« Je remercie votre Vénérable Seigneurie. » Denison s’assit dans un fauteuil placé à quelque six mètres du trône. Pas question de courir des risques lors de cette audience privée. Près de la main droite du prélat était posée une clochette.

« Vous pouvez m’appeler lord, lui dit Albin. Nous avons beaucoup de choses à nous dire, vous et moi. » Sévère : « Ne cherchez pas à user de ruses et de subtilités. Les soupçons qui pèsent sur vous sont déjà assez lourds. Sachez que le Grand Inquisiteur, le supérieur du frère avec qui vous vous êtes entretenu, me presse de vous envoyer sur-le-champ au bûcher, avant que vous ne commettiez quelque mal. Il est d’avis qu’un magicien tel que vous ne peut être qu’un Juif vengeur. »

Denison avait suffisamment compris pour articuler, en dépit de sa gorge soudain sèche : « Un… un quoi, milord ? »

Albin haussa les sourcils. « Vous ne connaissez point ce terme ?

— Non, milord. Croyez-moi, je viens d’une contrée si éloignée que…

— Mais vous parlez un peu notre langue et prétendez être porteur d’un message à moi destiné. »

Ouais, je n’ai pas affaire à un demeuré. « Un message de bonne volonté, milord, dans l’espoir de nouer des relations plus étroites. La connaissance que nous avons de vous est limitée et résulte des visions de nos prophètes, ceux d’hier et d’aujourd’hui. Malheureusement, vous me voyez naufragé parmi vous. Non, je ne suis aucunement un Juif vengeur, quoi que signifient ces mots. »

Albin comprit l’essentiel de son discours, sinon tous ses détails. Ses mâchoires se serrèrent. « Les Juifs sont des artisans fort ingénieux, à tout le moins, et il est également possible qu’ils pratiquent la magie noire. Ce sont les descendants de ceux qui ont pu fuir l’Europe lorsque nos ancêtres l’ont purifiée de leur engeance. Ils se sont réfugiés chez les adorateurs de Mahound et voici à présent qu’ils leur apportent aide et assistance. Ne savez-vous donc pas que l’Autriche est tombée aux mains de ces païens ? Que les légions hérétiques de l’empereur de Russie sont aux portes de Berlin ? »

Et pendant ce temps, l’Inquisition s’active dans l’Occident chrétien. Bon Dieu ! Et moi qui croyais que mon XXe siècle était sinistre !

18 244 av. J.C.

I.

Par la suite, Manse Everard se dirait que le fait que ce soit lui qui ait été choisi, sans parler du lieu et du moment où cela lui était arrivé, aurait été fort ironique si la coïncidence n’avait pas été aussi absurde. Un peu plus tard, il se rappellerait ses conversations avec Guion et se perdrait en conjectures.

Mais lesdites conversations étaient totalement sorties de sa mémoire lorsqu’il reçut l’appel. Wanda et lui prenaient des vacances dans les chalets que la Patrouille avait construits dans les Pyrénées du pléistocène. Le dernier jour, ils se livrèrent à une tout autre activité que le ski ou l’escalade, ou encore les virées en aéro qui leur avaient permis de contempler les splendeurs de l’ère glaciaire et de jouir de l’hospitalité des hommes de Cro-Magnon établis plus au nord. Ils se contentèrent d’une promenade sur les pistes balisées, durant laquelle ils contemplèrent la montagne et savourèrent le silence, le leur et celui du paysage.

Le couchant bariolait d’or les pics et les crêtes enneigés. Les chalets se trouvaient à une altitude peu élevée, mais le domaine des neiges éternelles était plus étendu qu’à leur époque. La forêt autour d’eux était omniprésente et son vert sombre contrastait avec celui des alpages, plus vif et parsemé de taches de couleur par les fleurs estivales. Un peu plus haut, des bouquetins les observaient, les cornes levées vers le ciel, méfiants mais nullement apeurés. Le ciel, qui virait au vert à l’ouest, passant à l’azur au zénith puis tournant au pourpre à l’est, était envahi d’oiseaux migrateurs. Leurs cris descendaient jusqu’à eux dans l’air glacial. Pour le moment, les chasseurs humains n’avaient guère altéré les équilibres naturels ; ils jouaient le même rôle que le loup et le lion des cavernes. L’air embaumait la pureté.

Le bâtiment principal se dressait dans l’obscurité, masse ténébreuse découpée en fenêtres éclairées. « C’était génial, déclara Everard en anglais. Du moins pour moi.

— Pas mieux, répliqua Tamberly. C’est vraiment sympa de prendre une bleusaille par la main pour l’aider à profiter de ses vacances dans un tel lieu.

— Ah ! tout le plaisir était pour moi. Et puis, c’est toi la naturaliste. Tu m’as fait découvrir tout un tas de trucs dont j’ignorais jusqu’à l’existence. » Notamment comment traquer les mammouths, les rennes et les chevaux sauvages avec un appareil photo plutôt qu’un fusil. Vu son milieu d’origine, Wanda n’appréciait guère la chasse et les chasseurs. Everard était issu d’un autre contexte.

Non que ce genre de détail ait une importance pour des Patrouilleurs. Sauf que… Elle avait vingt et un ans quand nous avons fait connaissance, et elle n’en a pas vieilli de cinq ou six en temps propre. Et moi, combien en ai-je pris ? Traitement antisénescence ou pas, Everard n’avait pas envie de se consacrer à ce genre de décompte.

« J’aimerais…» Elle déglutit et détourna les yeux. Puis, à toute vitesse : « J’aimerais pouvoir rester ici. »

Il sentit son cœur faire un bond. « Tu n’es pas obligée de partir, tu sais.

— Si, il faut vraiment que j’y aille. Je n’ai que trop peu de jours à consacrer à ma famille. » Ses parents et sa sœur, qui jamais ne sauraient qu’elle voyageait à travers les âges et dont les années ne dépasseraient jamais la centaine, sans s’écarter de la ligne droite allant de la conception à la décomposition. « Et puis il faudrait… je devrais vraiment appeler Steve. » Son oncle, un Patrouilleur en poste dans l’Angleterre victorienne. « Avant de reprendre le collier. » Elle aurait pu rester en vacances pendant des années, se présentant ensuite à son supérieur quelques minutes à peine après l’avoir quitté ; mais un Patrouilleur n’agit jamais de la sorte. Il ou elle doit au service une proportion raisonnable de sa ligne de vie. Et puis, quand on néglige son travail un peu trop longtemps, on perd sa vivacité et cela peut se révéler fatal, pour soi-même ou – pire – pour un camarade.

« Okay, je comprends », soupira Everard. Il osa poser la question que tous deux avaient soigneusement évitée jusque-là. « Est-ce qu’on pourra se revoir ? »

Elle éclata de rire et le prit par la main. Comme sa main était chaude ! « Mais bien sûr. » Ses yeux se tournèrent vers lui. La pénombre était telle qu’il ne pouvait distinguer le bleu de leurs iris. Mais l’ossature de son visage était nettement visible et ses cheveux coupés court étaient teintés d’ambre. Elle était à peine plus petite que lui, et c’était un colosse. « A vrai dire, je l’espérais bien. Mais je ne voulais pas m’imposer. Ne me dis pas que tu es timide !

— Eh bien… euh…» Jamais il n’avait été un beau parleur. Comment pouvait-il lui expliquer ? Ce n’était même pas clair à ses propres yeux. L’écart entre nos grades respectifs, je suppose. J’ai peur de lui paraître condescendant, ou, a contrario, trop dominateur. Les femmes de sa génération ont grandi avec une fierté qui frise la susceptibilité. « Je suis du genre vieux garçon, rappelle-toi. Et toi, tu n’as que l’embarras du choix si tu as envie d’aller par là. » Elle s’était montrée ouvertement flattée par les attentions des autres agents de sexe masculin. Et ceux-ci étaient fort exotiques à ses yeux, voire séduisants et spirituels, alors qu’il n’était qu’un Américain du XXe siècle, un peu balourd et même quelconque, affublé d’un visage marqué par les épreuves.

« Peuh ! fit-elle. Je suis sûre que tu as déjà ravagé plus de cœurs que je n’en pourrai jamais conquérir. Ne le nie pas. Tu ne serais pas un homme normal si tu n’avais pas saisi ce genre d’occasions quand elles se présentaient à toi. »

Et de ton côté ?… Non, ça ne me regarde pas.

« Non que tu aies jamais abusé de la situation, s’empressa-t-elle d’ajouter. Cela ne te ressemble pas, je le sais. J’ai été surprise et… et ravie quand tu n’as pas coupé les ponts après la Béringie. Bon sang, tu ne croyais quand même pas que je ne voulais plus te voir ? »

Il faillit la prendre dans ses bras. Est-ce ce qu’elle le souhaite ? C’est fort possible, nom de Dieu ! Mais non. Ce serait une erreur.

Elle était trop entière. Qu’elle commence par mettre de l’ordre dans ses sentiments. Oui, et que lui-même commence par y voir plus clair dans ses désirs et ses besoins.

Pour l’instant, fiston, contente-toi de ce que tu as eu, à savoir ces quinze derniers jours. Il serra le poing de sa main libre et marmonna : « Bien, bien. Où aimerais-tu aller ensuite ? » Pour que nous fassions plus ample connaissance.

Elle aussi semblait vouloir se réfugier dans la banalité. « Oh ! il faut que je réfléchisse. Tu as des idées ? »

Voilà qu’ils arrivaient devant le bâtiment principal, entraient dans sa véranda et gagnaient la salle commune. Un grand feu crépitait dans la cheminée de pierre. Au-dessus du manteau étaient accrochés des bois de mégacéros. Sur le mur d’en face, un bouclier de cuivre frappé d’un sablier stylisé. C’était l’emblème de la Patrouille, celui qui ornait l’uniforme que les agents ne portaient que rarement. Les vacanciers attendaient l’heure du souper en buvant un verre, en devisant, en jouant au go ou aux échecs, ou encore en écoutant une pianiste qui interprétait un scherzo de Chopin.

Le plus souvent, les Patrouilleurs prenant des vacances dans ces chalets se regroupaient en fonction de leur époque d’origine. Mais cette pianiste était née au XXXIIe siècle apr. J.C., sur une lune de Saturne. Parfois, un agent était curieux de rencontrer des collègues d’une autre époque et tombait sous le charme de telle ou telle de leurs caractéristiques.

Everard et Tamberly ôtèrent leurs parkas. Elle alla faire ses adieux à la compagnie. Lui s’attarda près de la pianiste. « Vous comptez rester ici ? lui demanda-t-elle en temporel.

— Oui, pour quelques jours encore.

— Bien. Moi aussi. » Elle baissa ses yeux topaze. Son crâne chauve et d’une blancheur d’albâtre – fruit d’une ingénierie génétique perfectionnée – se pencha au-dessus des touches. « Si vous avez besoin de vous soulager le cœur, j’ai le Don de Quiétude.

— Je sais. Merci. » Il pensait que quelques randonnées en solitaire lui suffiraient, mais il lui était reconnaissant de son offre.

Tamberly revint près de lui. Il l’accompagna jusqu’à sa chambre. Pendant qu’il l’attendait dans le couloir, elle enfila des vêtements appropriés à la Californie de l’été 1989 et acheva de boucler ses valises. Ils descendirent ensemble au sous-sol. Sous une lueur d’un blanc cru étaient alignés des scooters temporels, pareils à des motocyclettes d’un futur qui aurait oublié la roue. Elle chargea ses bagages sur celui qu’on lui avait attribué.

Puis, se retournant : « Eh bien, au revoir*, Manse. Rendez-vous au QG de New York, le 10 avril 1987 à midi, d’accord ? » C’était l’heure et le lieu dont ils étaient convenus.

« D’accord. Je… euh… j’aurai des billets pour Le Fantôme de l’opéra. Prends soin de toi.

— Et toi aussi, mon grand. » Elle se jeta sur lui. Leur baiser fut long et passionné.

Il s’écarta d’elle. Le souffle court, un peu échevelée, elle monta en selle, sourit, fit un signe de la main, pianota sur la console. Elle disparut avec son véhicule. Il n’entendit même pas l’appel d’air qui suivit.

Il resta immobile durant une ou deux minutes. Elle comptait accomplir une mission de trois mois avant de le retrouver pour de nouvelles vacances. Il ignorait combien de temps se serait écoulé pour lui. Cela dépendrait de ses activités. Il n’avait reçu aucun ordre de mission, mais cela ne tarderait guère, car la Patrouille devait surveiller un bon million d’années d’histoire humaine, avec des effectifs horriblement réduits.

Soudain, il pensa à ce qui lui arrivait et éclata de rire. Après toutes ces années passées à bourlinguer dans le continuum – il en avait perdu le compte –, était-il victime du retour d’âge ? Retombait-il en enfance, ou plutôt en adolescence ? Les sentiments qui l’agitaient n’auraient pas été déplacés chez un gamin de seize ans, et cela n’avait aucun sens. Il était tombé amoureux plus souvent qu’à son tour. En règle générale, il n’avait pas donné suite, car il en aurait résulté du mal et non du bien. Et peut-être était-ce à nouveau le cas. C’était même probable, nom de Dieu ! Mais peut-être pas. Il le saurait bien assez tôt. Petit à petit, ils se rapprocheraient l’un de l’autre, et soit ils feraient les sacrifices nécessaires pour sauver leur histoire, soit ils se sépareraient bons amis. En attendant… Il se dirigea vers la sortie.

Un nouveau bruit se fit entendre derrière lui. Il le connaissait bien. Il s’arrêta, se retourna et vit qu’un véhicule venait d’émerger. Son pilote était une femme, mesurant plus de deux mètres de haut et pourvue de membres positivement arachnéens. Sur son crâne poussait une crête de cheveux bleu nuit, d’une nuance caractéristique des Asiatiques, mais jamais Mongole n’avait eu une peau aussi jaune ; ses yeux étaient immenses et du même bleu délavé que les siens, son visage étroit et son nez aquilin. Il ne reconnaissait pas son ethnie. Sans doute était-elle originaire d’un avenir fort lointain.

Le temporel sonnait bizarrement dans ses lèvres pulpeuses. « Agent non-attaché Komozino, s’identifia-t-elle. Vite, dites-moi : y a-t-il d’autres agents de mon rang à ces coordonnées ? »

Ce fut comme un coup de poignard en plein cœur : Un gros pépin. Elle avait plus de connaissances que lui, et sans doute un cerveau plus développé. Son entraînement militaire, qui datait de la Seconde Guerre mondiale, lui revint presque par réflexe. « Moi, déclara-t-il. Manson Emmert Everard.

— Bien. » Elle mit pied à terre et s’approcha. Bien qu’elle s’efforçât de contrôler sa diction, la tension qui l’habitait était presque palpable. « Les données auxquelles j’ai accédé me permettaient d’espérer votre présence. Écoutez, Manson Emmert Everard. Il s’est produit une catastrophe, une sorte de séisme temporel. Pour autant que j’aie pu le déterminer, celui-ci est survenu aux alentours du jour 2 137 000, calendrier julien. À partir de ce moment-là, les événements divergent. Et il n’existe plus aucune antenne de la Patrouille en aval de ce point. Nous devons rassembler les forces qui nous restent. »

Elle fit halte et attendit. Elle sait quelle m’a fichu un sacré choc, songea-t-il au fond de son esprit. J’ai besoin d’une minute pour me ressaisir.

La date qu’elle lui avait donnée… Ça correspondait au Moyen Âge, non ? Il fallait qu’il fasse le calcul… non, il allait lui demander un chiffre plus précis. Wanda est partie pour la Californie du XXe siècle. « Maintenant », elle va arriver dans un milieu tout différent. Et elle n’est pas entraînée pour gérer les situations comme celle-ci. Aucun de nous ne l’est – notre boulot est précisément de les prévenir –, mais, pour elle, ce ne sera qu’un vague souvenir de cours. Elle sera encore plus secouée que moi. Mon Dieu, que va-t-elle faire ?

II.

Le réfectoire du bâtiment principal avait la capacité nécessaire pour accueillir l’ensemble des hôtes et des membres du personnel, à condition qu’ils acceptent de se serrer un peu. L’assemblée était éclairée par une lumière gris argent, conséquence de la masse nuageuse qui occultait le ciel, et ses débats ponctués par les coups de tonnerre d’un vent automnal. Même si ce n’était qu’un effet de son imagination, Everard sentait un frisson glacé s’insinuer jusqu’à eux depuis le dehors.

Ce qui n’était rien comparé au poids des regards posés sur lui. Il se tenait face à l’assemblée, debout sous une fresque représentant des bisons, œuvre d’un artiste local exécutée quelque cinquante ans plus tôt. Impassible, Komozino demeurait à ses côtés. Elle lui avait confié le soin de diriger les débats. Son milieu d’origine, ses souvenirs, sa mentalité, tout cela le rapprochait des membres de l’assemblée. En outre, son expérience le rendait plus qualifié que quiconque pour attaquer le problème en cours.

« Nous avons passé toute la nuit ou presque à discuter, quand nous n’étions pas occupés à envoyer des messages dans l’espoir de nouer de nouveaux contacts et d’obtenir de nouvelles données, dit-il au cœur du silence terrifié qui avait suivi son annonce. Pour l’instant, nous ne savons pas grand-chose. Nous avons de bonnes raisons de penser que l’événement clé s’est produit en Italie au milieu du XIIe siècle. Un Patrouilleur affecté dans la Palerme de cette époque a appris que le roi avait péri lors d’une bataille sur le continent. Ce qui est contraire à l’histoire connue. D’après sa base de données, le roi en question devait vivre vingt ans encore et exercer une influence cruciale sur ses contemporains. Notre homme a réagi de façon intelligente et envoyé un message à son QG en aval. Le tube est revenu et lui a appris que l’antenne locale avait disparu, spurlos versenkt, qu’elle n’avait même jamais existé. Il a contacté des antennes contemporaines de la sienne, qui ont sondé leurs avenirs respectifs – avec toute la prudence requise, à une ou deux décennies en aval, pas davantage. Plus aucune trace des bases de la Patrouille. Ce détail mis à part, l’avenir proche n’était guère altéré, naturellement. Il n’était pas censé l’être, sauf peut-être en Europe du Sud. Les conséquences d’un changement se propagent à une vitesse variable, en fonction de la distance, des facilités de déplacement et de la nature des relations liant deux pays donnés. L’Extrême-Orient risque d’être touché plus ou moins vite, mais l’Amérique ne sera pas affectée avant plusieurs siècles, sans parler de l’Australie et de l’Océanie. Et même pour ce qui est de l’Europe, les premiers changements constatés seront surtout de nature politique. Et… bref, nous allons voir naître une nouvelle histoire politique, sur laquelle nous ne savons encore rien.

» Naturellement, nos antennes du XIIe siècle ont pris contact avec leurs équivalents en amont. Ce qui les a amenées à alerter l’agent non-attaché Komozino. » Everard désigna l’intéressée d’un geste. « Celle-ci se trouvait en Égypte… euh… à l’époque de la XVIIIe Dynastie, c’est ça ?… où elle traquait une expédition partie de son époque en quête d’inspiration culturelle et qui s’était égarée… Non, je vous rassure, ses mésaventures n’ont eu aucune influence perceptible sur l’histoire… Elle a aussitôt endossé la responsabilité de l’opération de sauvetage, en attendant que se manifestent des agents d’un rang supérieur au sien. Mon nom a fait surface à l’issue d’une procédure d’analyse et de recherche et elle est venue en personne pour me contacter. » Everard rassembla ses forces. « À moins qu’un Danellien ne nous rejoigne pour prendre la direction des opérations, c’est nous, mes chers collègues, qui aurons pour tâche de sauver l’avenir.

— Nous ? » répéta un jeune homme. Everard le connaissait un peu – un Français originaire du siècle de Louis XIV et affecté à sa période natale, comme l’immense majorité des Patrouilleurs. Vu son milieu d’origine, il devait être très brillant. La Patrouille recrutait rarement avant la Première Révolution industrielle, quasiment jamais dans les sociétés préscientifiques. Il était rare qu’une personne élevée dans un tel contexte puisse appréhender le concept de voyage dans le temps. Mais ce garçon avait néanmoins du mal à cerner la situation. « Sire, reprit-il, il y a des centaines, des milliers de nos collègues affectés avant la date de cette crise. Ne pourrions-nous pas les rassembler tous ? »

Everard secoua la tête. « Non. On a déjà assez d’ennuis comme ça. Les vortex que nous pourrions créer…

— Peut-être suis-je en mesure de clarifier la situation, coupa Komozino. Oui, il est probable que la majorité des Patrouilleurs se manifestent lors de la période prémédiévale, ne serait-ce que pour prendre des vacances comme vous l’avez fait. Ils sont présents ici et maintenant, pour ainsi dire. Et souvent deux fois plutôt qu’une. L’agent Everard, par exemple, a effectué des missions dans des milieux aussi variés que la Phénicie antique, la Perse des Achéménides, la Bretagne postromaine et la Scandinavie de l’ère viking. Et il a séjourné ici même à plusieurs reprises à des périodes distinctes de son existence, en aval comme en amont de la date d’aujourd’hui. Pourquoi ne pas battre le rappel de tous ces Everard ? Deux agents non-attachés, ce n’est pas suffisant pour encadrer le contingent que nous formons.

» Mais nous n’en avons rien fait. Et nous n’en ferons rien. Car, si nous avions agi ainsi, cela aurait entraîné des altérations en cascade, d’une complexité telle qu’il aurait été impossible de les comprendre, sans parler de les maîtriser. De même, si nous survivons à l’épreuve qui nous attend, si nous la surmontons, jamais nous ne pourrons revenir en aval pour nous aviser nous-mêmes de ce qui nous attend. Jamais, vous dis-je ! Essayez donc si ça vous chante, et vous constaterez que le conditionnement qui vous en empêche est encore plus puissant que celui qui vous interdit de révéler l’existence du voyage dans le temps à une personne non autorisée.

» La Patrouille a précisément pour mission de préserver le déroulement ordonné de l’histoire, de la cause et de l’effet, de la volonté et de l’action humaines. Cela entraîne souvent des tragédies, et la tentation d’intervenir dans le cours des événements est presque irrésistible. Mais nous devons y résister. Car sinon régnera le chaos.

» Et si nous voulons accomplir notre devoir, il faut que nous nous imposions d’agir de la façon la plus linéaire possible. N’oublions jamais que le paradoxe représente un danger pire que mortel.

» En conséquence de quoi, je me suis assurée que l’immense majorité de notre personnel ne serait pas informée de la crise en cours. Mieux vaut que la résolution de celle-ci soit confiée à des agents triés sur le volet, assistés d’individus en permission comme vous. Perturber davantage la structure normale des événements signifierait risquer l’oubli et l’oblitération. »

Ses épaules se voûtèrent. « La tâche a été dure », murmura-t-elle. Everard se demanda combien de temps elle y avait consacré. Elle ne s’était pas contentée de sauter d’une antenne à l’autre, transmettant l’information ici et l’étouffant là. Elle devait savoir ce qu’elle faisait. Sans doute avait-elle passé des journées entières dans les archives, les bases de données, les évaluations d’individus et d’époques sélectionnés. Et prendre des décisions bien souvent déchirantes. Est-ce qu’il lui avait fallu des semaines, des mois, des années pour venir à bout de sa mission ? Il se rendit compte avec stupéfaction qu’une telle prouesse était hors de sa portée.

Mais il possédait des qualités qui lui étaient propres. Il prit le relais : « Ne l’oubliez pas, mes amis : la Patrouille ne se contente pas de veiller à l’intégrité du temps. C’est là la mission des officiers spécialisés et, si importante soit-elle, elle ne constitue pas le plus gros de notre activité. La plupart d’entre nous sont des flics, affectés à des tâches de police. » Donner des conseils, régler la circulation, arrêter les criminels, aider les voyageurs en détresse, et parfois offrir notre épaule à ceux qui ont besoin de pleurer. « Nos camarades sont déjà assez occupés. Si nous les arrachions à leurs tâches, le continuum partirait à vau-l’eau. » Le temporel ne disposait malheureusement pas d’une expression aussi imagée. « Donc, on leur fiche la paix, d’accord ?

— Mais comment allons-nous nous y prendre ? demanda un Nubien du XXIe siècle.

— Nous avons besoin d’un quartier général, répondit Everard. Ce site fera l’affaire. Nous pouvons le sceller pendant une période limitée sans trop affecter les autres. Cela serait impossible à l’Académie, pour prendre un exemple. Nous allons faire venir des agents et de l’équipement, et nous opérerons à partir d’ici. Quant à nos tâches prioritaires… eh bien, primo, nous devons nous faire une idée précise de la situation, et secundo, élaborer une stratégie. En attendant, on reste planqués quelques jours. »

Un sourire, ou plutôt un rictus, se peignit sur les lèvres de Komozino. « Le fait que l’agent Everard soit impliqué dans cette opération et qu’il la mène depuis ce lieu est soit grotesque, soit parfaitement approprié, déclara-t-elle.

— Pourrions-nous avoir des éclaircissements sur ce dernier commentaire ? » demanda un Babu originaire de l’Inde du XIXe siècle.

Komozino se tourna vers Everard. Celui-ci grimaça, haussa les épaules et répondit d’une voix lasse : « Peut-être est-il souhaitable que vous en soyez avisés. J’ai déjà eu à régler un problème de ce genre dans mon temps propre[21]. Je séjournais ici même avec un ami. Plusieurs années en aval, dans le calendrier du site. Vous savez à quel point il peut être compliqué de réserver un séjour. Mais peu importe. Nous avions décidé de finir notre permission dans mon milieu d’origine, la New York du XXe siècle, et nous avons sauté là-bas. Tout avait changé de fond en comble. Nous avons fini par découvrir que Carthage avait battu Rome durant les guerres puniques. »

Un hoquet monta de l’assemblée. Quelques Patrouilleurs firent mine de se lever, puis se rassirent en tremblant. « Que s’est-il passé ? » lui lancèrent plusieurs voix.

Everard glissa sur les dangers qu’il avait courus. Cet épisode était encore douloureux. « Nous avons gagné le passé pour monter une expédition et rallié le point critique, à savoir une certaine bataille. Nous avons repéré dans le camp carthaginois deux chrononautes hors la loi armés de pistolets énergétiques. Ils avaient monté toute cette histoire pour vivre comme des dieux dans le monde antique. Nous les avons éliminés avant qu’ils n’aient pu accomplir leur acte décisif et… l’histoire a repris le cours dont nous nous souvenions, celui qui avait abouti au monde où nous étions nés. » Et j’ai condamné au néant un monde tout entier, des milliards d’êtres humains parfaitement innocents. Ils n’ont jamais existé. Rien de ce que j’avais vécu parmi eux ne s’est jamais produit. Mon esprit porte encore les cicatrices de mon acte, mais elles n’ont aucune cause.

« Je n’ai jamais entendu parler de cette histoire ! protesta le Français.

— Bien sûr que non, répliqua Everard. Nous n’ébruitons pas les incidents de ce type.

— Vous m’avez sauvé la vie, monsieur.

— Épargnez-moi votre gratitude. Elle n’a pas de raison d’être. Je n’ai fait que mon devoir. »

Un Chinois, ancien taïkonaute de son état, plissa les yeux et s’enquit d’une voix traînante : « Votre ami et vous étiez les seuls Patrouilleurs à avoir sauté en aval dans cet univers indésirable ?

— Sûrement pas, répondit Everard. La plupart de ceux qui l’ont fait se sont empressés de revenir à leur point de départ. Quelques-uns n’y sont pas parvenus ; on ne les a vus réapparaître nulle part ; nous ne pouvons que supposer qu’ils ont été capturés ou tués. Mon ami et moi avons eu du mal à nous évader. Parmi tous ceux qui y ont réussi, nous étions les seuls en mesure de prendre les choses en main et d’organiser les opérations de secours – ce qui était la simplicité même, d’ailleurs, sinon nous ne nous en serions jamais sortis, du moins avec les effectifs dont nous disposions. Lorsque nous avons eu redressé la situation, eh bien, ce monde post-carthaginois n’avait tout simplement jamais existé. Les gens qui retournaient dans le futur y trouvaient « toujours » le monde qu’ils s’attendaient à trouver.

— Mais vous avez conservé le souvenir de l’autre !

— Comme tous les Patrouilleurs qui avaient pu le visiter, ainsi que tous ceux que nous avions avisés de la situation. Les expériences que nous avons eues, les actes que nous avons accomplis, rien de tout cela ne pouvait être effacé de notre esprit.

— Vous dites que certains agents se sont rendus dans cet avenir parallèle mais n’ont pu s’en extraire. Que sont-ils devenus une fois qu’il a été… aboli ? »

Les ongles d’Everard se plantèrent dans la paume de ses mains. « Eux non plus n’avaient jamais existé, dit-il d’une voix monocorde.

— Apparemment, ils n’étaient pas très nombreux. Comment cela se fait-il ? Après tout, si l’on tient compte de toutes les époques balisées par la Patrouille…

— Ces agents avaient eu le malheur d’effectuer un déplacement vers l’aval durant le laps de temps où s’est déroulée l’opération de sauvetage menée par la Patrouille. Dans le cas qui nous occupe aujourd’hui, nous avons affaire à une portion d’histoire plus importante, avec la densité de circulation qui en découle, si bien que le problème est encore plus grave. J’espère que vous comprenez ce que je suis en train de vous dire. Moi, je n’y pige que dalle.

— Pour comprendre ce phénomène, il faut maîtriser un métalangage et une métalogique qui ne sont pas à la portée de tous les intellects », intervint Komozino. Sa voix se fit plus sèche encore. « Nous n’avons pas le loisir de pinailler sur la théorie. L’intervalle de temps durant lequel nous pouvons utiliser cette base sans faire trop de dégâts est limité. Il en va de même du personnel et des années-hommes à notre disposition. Nous devons tirer parti de nos ressources avec le maximum d’efficience.

— Que proposez-vous ? lança la pianiste de Saturne.

— Pour commencer, annonça Everard à l’assemblée, je vais me rendre dans le milieu de ce fameux roi et collecter le maximum d’informations. Ce boulot est du ressort d’un agent non-attaché. »

Et pendant ce temps – concept futile s’il en fut –, Wanda est prise au piège dans un avenir autre. Il n’y a pas d’autre explication. Sinon, pourquoi ne m’est-elle pas revenue ? Où se réfugierait-elle sinon ici et maintenant ?

« Ce monde post-carthaginois n’est sûrement pas le seul de son espèce à s’être manifesté, fit remarquer le Babu.

— Peut-être. On ne m’a pas informé de cas similaires, mais… je n’étais pas censé l’être, après tout. Pourquoi risquer d’autres altérations ? Cela aurait pu déclencher un nouveau vortex temporel. Et d’ailleurs, conclut Everard, c’est à une nouvelle réalité que nous avons affaire aujourd’hui. »

S’agit-il encore d’une altération délibérée ? Les Neldoriens, les Exaltationnistes et leurs émules, ces criminels animés par le fanatisme ou la cupidité… La Patrouille leur a réglé leur compte. Parfois non sans difficulté. Comment avons-nous pu être terrassés par ce nouvel ennemi ? Et qui est-il ? Comment pouvons-nous le vaincre ?

Le chasseur qui sommeillait en lui se réveilla. Un frisson glacé lui parcourut l’échine, jusque dans son cuir chevelu et au bout de ses doigts. L’espace d’un instant de félicité, il réussit à oublier sa douleur et à se concentrer sur son objectif, sur son action, sur sa vengeance.

1989α apr. J.C.

Un banc de brume flottant à l’ouest accrochait la lumière du soleil, parant de blancheur l’azur du ciel. Une brise fraîche venue de l’océan invisible commençait doucement à le réduire en lambeaux. Les feuilles des houx de Californie bruissaient en sourdine. Non loin de là, une haie de cyprès rayonnait d’un éclat vert foncé. Deux corbeaux s’envolèrent en croassant d’un chêne de Virginie.

La première réaction de Wanda Tamberly fut la stupéfaction. Qu’est-ce qui se passe ? Où diable ai-je atterri ? Comment ai-je fait mon compte ? Reprenant son souffle, elle jeta un regard circulaire sur les lieux et ne vit aucune trace de présence humaine. Le soulagement l’envahit. L’espace d’un instant, elle avait craint que don Luis[22]… Mais non, c’était absurde : la Patrouille avait renvoyé le conquistador dans son siècle d’origine. Et puis, elle ne se trouvait pas au Pérou. Elle reconnaissait la menthe verte à ses pieds, sentait même le parfum des pousses écrasées par son scooter. Yerba buena, l’appellation espagnole de cette plante, avait donné son nom à la colonie qui était devenue San Francisco…

Son cœur s’accéléra. « Cool, ma fille », murmura-t-elle, et elle examina la console derrière le guidon. L’écran de contrôle affichait la date, l’heure locale, la latitude et la longitude… oui, exactement les données qu’elle avait entrées, à la fraction de seconde près, sauf que les secondes s’étaient remises à défiler. La cible superposée à la carte régionale confirmait elle aussi sa position. Elle pianota le clavier de ses doigts tremblants, ouvrant une carte détaillée des environs. Le point d’émergence était bien à sa place, chez le bouquiniste du quartier de Cow Hollow qui servait de base à la Patrouille.

Et là-bas se dressaient Nob Hill et Russian Hill. Sauf que ?… Ces deux collines auraient dû être couvertes d’immeubles et non de buissons. De l’autre côté, la silhouette de Twin Peaks lui semblait familière ; mais où était passée l’antenne relais ? Sans parler du reste. Elle ne s’était pas matérialisée dans une cave mais à la surface du sol, apparemment seule au monde.

L’instinct reprit le dessus. Un coup de pédale, et son engin gagna les hauteurs. La friction de l’air fit hurler le champ de force. Comprenant qu’elle paniquait, elle recouvra son self-control et s’immobilisa à deux mille pieds d’altitude. Un pop dans ses oreilles. Ça faisait mal. La réalité s’imposa à elle : ce n’était pas un mauvais rêve, mais bien une crise qu’elle devait résoudre.

Est-ce que je fais une connerie en restant visible aux yeux de Dieu et des radars ? Ben, il n’y a personne pour me reluquer, pas vrai ?Absolument personne…

Plus de San Francisco, plus de Treasure Island, plus de Golden Gâte, plus de Bay Bridge, plus de banlieue est, plus de navires ni d’avions, plus rien hormis le vent et le monde. De l’autre côté du détroit, les collines du comté de Marin moutonnaient dans les ocres, tout comme la plaine par-delà Oakland, Berkeley, Albany Richmond… autant de villes qui avaient cessé d’exister. L’océan était une prairie d’argent écumant à l’ouest comme au nord, par-delà les ombres bleutées du banc de brume. A la lisière de ce dernier, elle distinguait les dunes de sable qui avaient pris la place du Golden Gâte Park.

C’est comme avant la venue de l’Homme blanc. Quelques campements indiens çà et là, sans doute. Est-il possible que mon scooter ait déconné et que j’aie émergé bien en amont du XXe siècle. Je n’ai jamais entendu parler d’un pépin de ce genre, mais, d’un autre coté, je ne connais aucune machine high-tech qui ne soit pas capricieuse. Comme si une main apaisante se posait sur son front, elle se rappela que la Patrouille du temps disposait d’une infinité d’antennes à tous les points de l’espace-temps ou quasiment.

Elle activa son communicateur. Les fréquences radio étaient muettes. A l’altitude où elle planait, le vent soufflait plus fort qu’à la surface. Elle commençait à avoir froid. La tenue qu’elle avait adoptée était franchement estivale. Ce véhicule n’était pas équipé pour effectuer des transmissions sophistiquées, genre modulation neutrinique, mais la Patrouille utilisait la radio sans problème avant la naissance de Marconi – ou celle de Hertz, ou encore de Maxwell, peu importe. Peut-être que personne n’émettait en ce moment précis. « Allô, allô, ici la spécialiste Wanda Tamberly, répondez… Je vous en prie, répondez…» N’était-elle pas censée se caler sur un émetteur ? Et si celui-ci était trop éloigné de sa position actuelle ? Impossible : les scientifiques de ce milieu parvenaient à détecter des signaux de quelques watts en provenance des confins du système solaire. Mais elle n’avait rien d’une radio-amatrice…

Jim Erskine ! Un type capable de faire danser le fandango aux électrons. Ils étaient sortis ensemble quelque temps quand ils étudiaient à Stanford. Si Jim était à ses côtés… Mais elle avait définitivement coupé les ponts avec les gens comme lui le jour où elle avait intégré la Patrouille. Ainsi qu’avec toute sa famille, l’oncle Steve excepté ; oh ! elle continuait à voir ses parents, endormant leur méfiance avec des bobards sur son fantastique boulot qui l’obligeait à être par monts et par vaux. Cependant… La morsure de la solitude était plus cruelle encore que celle du vent.

« Mieux vaut aller quelque part au chaud et faire le point, marmonna-t-elle. En particulier si je peux boire un bon grog dans ce quelque part. » Si lamentable fût-elle, cette saillie lui remonta le moral. Elle ordonna à son engin de survoler la baie.

Pélicans et cormorans se comptaient par milliers. Sur les récifs se prélassaient des myriades de lions de mer. Elle se réfugia parmi les séquoias poussant sur la rive est, au sein d’ombrages mouchetés de taches dorées où gazouillait un ruisseau peuplé de truites bondissantes. La désolation est un concept subjectif, songea-t-elle.

Elle mit pied à terre, ôta ses sandales et piqua un cent mètres sur le sol moussu. Une fois échauffée, elle ouvrit les sacoches du scooter pour faire le point sur ses ressources.

Pas terrible. Trousse de premiers secours, casque, étourdisseur, batterie isotopique, lampe torche, lampe au sodium, gourde, barres protéinées, boîte à outils et tout le toutim. Sac de voyage avec fringues de rechange, brosse à dents, peigne, et cætera ; elle n’avait pas emporté sa garde-robe en vacances, le chalet recelant de quoi contenter ses visiteurs. Un sac à main, avec le viatique classique d’une jeune femme du XXe siècle. Deux bouquins pour lire à ses moments perdus. Comme la plupart des agents affectés loin de leur milieu d’origine et n’y disposant pas de pied-à-terre, elle avait droit à un casier à l’antenne locale, où elle conservait de l’argent et autres produits de première nécessité. Elle avait eu l’intention d’y prélever une petite somme puis de prendre un taxi pour gagner le domicile de ses parents, car ceux-ci ne pouvaient pas venir l’attendre à l’aéroport, ce qui tombait assez bien. Dans le cas contraire, elle aurait eu besoin de concocter un bobard pour les en dissuader.

Oh ! papa, maman, Susie… Et les chats aussi…

La sérénité du paysage lui fit bientôt oublier son désespoir. La meilleure chose à faire, décida-t-elle, ce n’était pas de retourner illico dans le pléistocène – pourtant, ça lui aurait fait un bien fou de retrouver Manse, l’incarnation même de la compétence tranquille –, ni d’effectuer des sauts dans le temps en restant dans cette région. Vu qu’elle ne pouvait plus se fier au déplacement temporel, autant se déplacer dans l’espace, vers l’est par exemple. Peut-être tomberait-elle sur des colonies européennes, et sinon elle traverserait carrément l’Atlantique ; mais elle finirait tôt ou tard par contacter un agent de la Patrouille.

Elle enfila son vieux blouson de rando, ce qui éveilla en elle des souvenirs qui lui serrèrent le cœur, puis chaussa des bottes solides et confortables. Le casque bouclé sur sa tête, l’étourdisseur passé à sa ceinture, elle se sentait prête à affronter tous les dangers. Remontant sur selle, elle décolla et se faufila entre les arbres gigantesques pour s’élever dans le ciel.

La Sacramento River et la San Joaquin River étaient toutes deux bordées de verdure ; le reste du paysage défilant en contrebas se partageait entre l’ocre et le fauve – pas la moindre trace d’irrigation, d’agriculture, d’aménagement urbain. Elle s’impatienta. Bien qu’elle volât à la vitesse d’un avion à réaction, c’était encore trop lent à son goût. Même si elle passait en mode supersonique, il lui faudrait des heures pour parvenir à destination et elle se devait d’économiser son énergie. Après avoir hésité un long moment, elle activa les contrôles de vol spatial.

Les pics de la Sierra se dressaient en dessous, le désert s’étendait à l’horizon, le soleil était bien plus haut qu’elle ne l’aurait cru. Elle pouvait foncer. « Yippee ! »

Progresse par petits bonds… Une plaine verdoyante à perte de vue, ondoyant sous la caresse du vent. Des nuages noirs se massant au sud. La radio demeurait muette.

Tamberly se mordit les lèvres. Elle n’aurait pas dû. Comme il était agréable de voguer au-dessus des prairies ! Les oiseaux se comptaient par milliers, mais le monde était étrangement désert. Elle aperçut une harde de chevaux sauvages, puis un troupeau de bisons. Ils étaient si nombreux que la terre virait au noir sur des kilomètres…

Un plumet de fumée sur la rive droite du Missouri. Elle s’immobilisa au-dessus de lui, activa son viseur et agrandit l’image. Oui, des hommes, ils avaient des chevaux, ils vivaient dans des huttes, ils cultivaient la terre aux alentours…

Impossible ! Dès qu’ils avaient dompté le cheval, les Indiens des plaines étaient devenus des guerriers et des chasseurs nomades, vivant sur le dos des bisons jusqu’à ce que les hommes blancs les exterminent en un rien de temps. Était-elle tombée sur une période de transition, en 1880 par exemple ? Non, car sinon elle aurait vu des signes de colonisation : voies ferrées, villes champignons, ranches, exploitations agricoles…

Un souvenir lui revint. Les barbares à cheval ne vivaient pas non plus en harmonie avec la nature. Sans prédateurs pour les arrêter, ils auraient eux aussi exterminé les bisons, plus lentement que les chasseurs blancs mais tout aussi sûrement.

Non. Je vous en supplie. Faites que je me trompe.

Tamberly fila vers l’est.

1137 apr. J.C.

Passer de la France de l’ère glaciaire à la Sicile médiévale via la Germanie de la même époque… de prime abord, Everard ne voyait rien de comique à cet itinéraire. Lorsqu’il y repensa, son petit rire sonnait creux. Le voyage dans le temps vous jouait souvent des tours comme celui-ci, et les chrononautes en étaient parfois les premiers surpris.

L’antenne de Palerme à cette époque n’était gérée que par un seul agent, occupant un bâtiment entièrement dévolu à son commerce et à sa famille. Impossible d’y aménager un garage souterrain. Et il n’était pas question qu’Everard se matérialise dans les airs aux commandes son scooter, suscitant moult commentaires des témoins étonnés. Il faudrait attendre 1140, et la montée en puissance du Royaume normand de Sicile, pour que la Patrouille agrandisse cette base. Sauf que cela n’arriverait jamais, puisque le roi Roger II venait de périr, entraînant du même coup l’annihilation de la Patrouille.

Mayence était depuis longtemps une des plus grandes cités du Saint Empire romain germanique, de sorte qu’on y avait établi le QG de ce milieu. A l’époque considérée, l’empire en question était une confédération plutôt lâche et assez agitée occupant un territoire qui, au XXe siècle, recouvrirait plus ou moins l’Allemagne, les Pays-Bas, la Suisse, l’Autriche, la Tchécoslovaquie et une partie de l’Italie du Nord et des Balkans. Everard se rappela le mot de Voltaire, selon lequel « ce corps » n’était « ni saint, ni romain, ni empire[23] ». Cela dit, l’appellation était un peu moins usurpée au XIIe siècle qu’au XVIIIe.

Le jour où Everard arriva à Mayence, l’empereur Lothaire se trouvait en Italie, où il défendait sa cause et celle du pape Innocent II contre le camp de Roger II et de l’antipape Anaclet II. Sa mort serait suivie d’une période de troubles, qui prendrait fin avec l’avènement de Frédéric Ier Barberousse. Pendant ce temps, c’est à Rome que se déplacerait le centre de l’action, et la Patrouille y établirait son QG en 1198 – sauf qu’elle n’en ferait rien, car plus aucune Patrouille n’était là pour prendre cette décision.

En ce jour, toutefois, Everard trouverait à Mayence ce dont il avait besoin.

Le directeur l’attendait au rez-de-chaussée. Ils se retirèrent dans son bureau privé. C’était une belle pièce aux lambris sculptés, fort bien meublée pour l’époque ; on y trouvait même deux fauteuils, ainsi que des tabourets et une table basse. Une vitre en verre plombé laissait entrer un peu de lumière. Une seconde fenêtre, aux volets ouverts sur l’été, permettait au jour d’inonder les lieux. Grâce à elle, les bruits de la cité leur parvenaient aux oreilles : ça grondait, ça grinçait, ça trottait, ça bavardait, ça sifflait, ça bourdonnait. Et leur arrivaient aussi une myriade d’odeurs : feux de cheminée, crottin de cheval, latrines et cimetière. De l’autre côté de l’étroite ruelle crasseuse et noire de monde, Everard aperçut une splendide maison à colombages ; par-delà son toit se dressaient les flèches majestueuses de la cathédrale.

« Bienvenue, Herr Freiagent, bienvenue. » Otto Koch désigna les deux gobelets et la carafe de vin sur la table. « Voulez-vous boire quelque chose ? C’est un très bon cru. » Né en 1891 en Allemagne, il étudiait l’histoire médiévale lorsqu’il avait été mobilisé dans l’armée du IIe Reich en 1914 ; la Patrouille l’avait recruté après la Première Guerre mondiale, alors qu’il se languissait dans l’amertume. Les années qui avaient passé dans sa ligne de vie l’avaient transformé en riche bourgeois plein d’assurance, avec une tendance à l’embonpoint. Mais les apparences sont trompeuses, et un agent ne parvenait pas au rang qui était le sien sans démontrer sa compétence.

« Merci, mais pas tout de suite, répondit Everard. Puis-je fumer ici ?

— Du tabac ? Oh ! oui. Personne ne viendra nous déranger. » Il désigna un bol en s’esclaffant. « C’est mon cendrier. Les gens savent que j’aime bien faire brûler un bois venu d’Orient pour dissiper les miasmes de la cité. Un riche marchand peut se permettre un tel luxe. » Il attrapa un cigare dans une boîte ayant l’aspect d’un portrait de saint.

Everard déclina l’offre. « Je préfère ma bouffarde, si ça ne vous dérange pas. » Il sortit sa pipe de bruyère et sa blague à tabac. « Euh… je suppose que vous ne pouvez pas pétuner[24] tous les jours.

— Eh non ! J’ai déjà assez de peine à faire mon vrai boulot. Mon personnage public me prend tout mon temps ou presque, vous savez. Les exigences de la guilde, celles de l’Église… Enfin. » Koch alluma son cigare et se carra dans son fauteuil. Inutile de se soucier des conséquences sur sa santé. La Patrouille, dont les médecins n’en étaient plus à des procédés primitifs comme la vaccination, immunisait ses agents contre le cancer, l’artériosclérose et toutes les maladies infectieuses de l’histoire. « Que pouvons-nous faire pour vous ? »

La mine sombre, Everard lui expliqua la situation. L’horreur se peignit sur le visage de Koch. « Quoi ? Cette année… une annulation ? Mais c’est… c’est sans précédent !

— Pour vous, sans doute. Et vous devez garder la chose secrète, c’est compris ? »

Cédant aux réflexes de son personnage, Koch se signa à plusieurs reprises. A moins qu’il n’ait été un fervent catholique.

« N’ayez pas peur », lui dit Everard avec fermeté.

La colère qui s’empara de son interlocuteur lui fit oublier son angoisse. « Il est tout naturel que je m’inquiète du sort de mes collègues, de mes camarades… et même des personnes de cette époque qui me sont proches !

— Aucun d’eux ne risque de s’évaporer au moment critique. Vous cesserez de recevoir des visiteurs de l’avenir et aucune nouvelle antenne ne sera créée après cette année. »

Koch sembla prendre conscience de l’énormité de la catastrophe. Il s’effondra sur son siège. « L’avenir, murmura-t-il. Mon enfance, mes parents, mes frères, tous les êtres qui m’étaient chers… Je ne pourrai plus aller les voir ? Je leur rends souvent visite. Ils pensent que je suis allé vivre en Amérique et que je reviens régulièrement au pays, du moins jusqu’à la prise du pouvoir par Hitler, après quoi je ne… Ils le pensaient, je veux dire. » Il s’exprimait en allemand du XXe siècle. Seul le temporel possédait une grammaire tenant compte du voyage dans le temps.

« Vous pouvez m’aider à restaurer ce qui a été perdu », dit Everard.

Koch se ressaisit avec une rapidité étonnante. « Très bien. Mettons-nous au travail. Pardonnez mon ignorance. Ça fait des années que j’ai étudié la théorie à l’Académie, et uniquement de façon superficielle vu que ce genre de chose n’était pas censé se produire. La Patrouille est là pour l’empêcher, non ? Qu’est-ce qui a foiré ?

— C’est ce que j’espère découvrir. »

Une fois vêtu de la tenue adéquate, Everard fut présenté à la maisonnée comme un marchand venu d’Angleterre. Cela expliquait sa gaucherie occasionnelle. Personne ne l’avait vu entrer dans la demeure, mais celle-ci était vaste et affairée, et seuls les grands de ce monde employaient des valets. De toute façon, presque personne ne le vit pendant les trois jours que dura son séjour. On en conclut que le maître et lui avaient besoin de s’isoler pour discuter de questions confidentielles. Les cités devenaient de plus en plus puissantes, prospères et florissantes, ce qui encourageait les entreprises commerciales.

Les pièces secrètes du QG de Mayence abritaient une base de données bien fournie et l’équipement nécessaire pour une électro-imprégnation. Everard acquit une connaissance encyclopédique des événements récents. La mémoire humaine était incapable de contenir tous les détails des lois et mœurs contemporaines, soumises à de fortes variations géographiques, mais il en assimila suffisamment pour être sûr d’éviter de gaffer. Il enrichit en outre son stock de langages. Il possédait déjà le latin et le grec médiévaux. L’allemand, le français et l’italien présentaient eux aussi des variations problématiques ; il se contenta d’acquérir les versions les plus répandues. L’arabe passa à la trappe ; si jamais il avait besoin de s’entretenir avec un Sarrasin, raisonna-t-il, celui-ci maîtriserait sûrement une lingua franco européenne.

Il mit sur pied un plan et entama ses préparatifs. La première chose à faire était d’aller voir le Patrouilleur de Palerme, peu après qu’il eut appris la mort de Roger, afin de discuter avec lui et de se faire une meilleure idée du milieu. Rien ne vaut l’expérience directe. Il devrait donc entrer dans la ville sans se faire remarquer et avoir une raison plausible de s’y rendre. Par ailleurs, il devait disposer d’une force d’appui.

Ce fut un officier détaché de son poste qui vint ajouter aux siennes sa force et ses capacités. En 1950, Karel Novak fuyait la répression du gouvernement tchécoslovaque. L’ami qui l’hébergeait lui proposa de se soumettre à de bien étranges tests, ce dont il n’eut qu’à se féliciter : il s’agissait d’un agent recruteur de la Patrouille qui l’avait repéré depuis quelque temps. Novak avait servi dans plusieurs milieux avant d’être affecté dans la Mayence impériale. Il accomplissait pour l’essentiel un travail de police, apportant aide et assistance aux chrononautes, allant parfois jusqu’à les empêcher de commettre des bévues et les tirer des guêpiers où ils s’étaient fourrés. Son personnage public était celui d’un homme à tout faire au service de Maître Otto, qu’il escortait lors de ses voyages commerciaux. Il connaissait assez bien la région, moins que les indigènes, mais, après tout, il était censé être originaire d’un coin perdu de Bohême. Quant à la façon dont il avait échoué à Mayence, en une époque où les manants ne quittaient presque jamais leur village natal, c’était un récit haut en couleur et difficile à vérifier qui faisait la joie de ses compagnons de beuverie. Trapu et râblé, il avait les cheveux noirs, un nez épaté et de petits yeux vifs.

« Vous êtes sûr qu’il est le seul que nous devons aviser de la situation ? » s’enquit Koch alors qu’Everard se préparait à prendre congé de lui.

L’Américain hocha la tête. « Respectez la consigne, sauf s’il se présente quelqu’un qui doit être informé par nécessité de service. On a suffisamment d’emmerdes comme ça sans courir le risque de déclencher des effets de bord. Ceux-ci pourraient avoir des conséquences impossibles à maîtriser. Donc, pas la moindre allusion à vos associés, ni à un chrononaute qui débarquerait ici dans le cadre de sa mission.

— Mais vous m’avez dit que je n’en verrais plus dans quelque temps.

— Plus de voyageurs en provenance de l’avenir, en effet. Mais quelques-uns peuvent venir du présent ou du passé, pour une raison qui leur est propre.

— Mais, dans tous les cas, les visites finiront par s’espacer. Mes employés ne manqueront par de s’en rendre compte, et ça fera jaser.

— Tâchez de les rassurer. Écoutez, si nous résolvons cette crise et restaurons le cours de l’histoire, ce hiatus ne se sera jamais produit. Aux yeux des Patrouilleurs affectés dans ce milieu, tout aura toujours été normal. » Si tant est que les lignes tortueuses du temps puissent être qualifiées de normales.

« Mais j’aurai eu une tout autre expérience !

— Jusqu’au point de divergence, qui interviendra un peu plus tard cette année. À ce moment-là, si nous avons du pot, un agent débarquera ici pour vous dire que tout va bien. Vous ne vous rappellerez plus rien de ce que vous aurez fait avant, car « à présent », vous ne ferez plus rien de semblable. Au lieu de cela, vous poursuivrez vos activités comme vous le faisiez avant ce jour.

— Vous voulez dire que tout ce que je risque de voir et de faire à partir de maintenant peut ne jamais s’être produit par la suite ?

— Cela voudra dire que nous avons réussi. Je sais que c’est pénible pour vous, mais, après tout, il n’y aura pas mort d’homme. Nous comptons sur vous pour faire votre devoir.

— Oh ! ne vous inquiétez pas pour ça, mais… Brr !

— Il se peut que nous échouions, l’avertit Everard. Dans ce cas, vous rejoindrez les autres survivants de la Patrouille quand ils se réuniront pour décider de la phase suivante. » Assisterai-je à cette réunion ? Il est bien possible que non. Peut-être aurai-je péri au combat. J’en viendrais presque à l’espérer. Un monde sans Patrouille serait pour nous un cauchemar.

Il chassa ceux de ses souvenirs qui n’avaient plus aucune assise dans la réalité. Et il ne devait pas non plus penser à Wanda. « Je suis parti, dit-il. Souhaitons-nous bonne chance à tous les deux.

— Que Dieu soit avec nous », répondit Koch dans un murmure. Ils se serrèrent la main.

Je passe sur les prières. Je suis assez déboussolé comme ça.

Everard retrouva Novak au garage et enfourcha le scooter derrière lui. Le Tchèque s’affairait à étudier des cartes sur l’écran de contrôle. Il entra les coordonnées de leur destination et activa l’engin.

1137α apr. J.C.

Aussitôt après, le scooter se retrouva en altitude, maintenu en position par son système antigravité. Dans le ciel se pressait une foule d’étoiles, comme on en voit rarement au-dessus des cités du XXe siècle. En contrebas, le disque du monde se partageait entre des eaux miroitantes et une terre rugueuse envahie par les ténèbres. L’atmosphère était d’un silence exceptionnel : pas un moteur ne souillait encore la surface de la Terre.

Novak régla ses optiques sur amplification et grossissement moyens et scruta la surface terrestre. « Le site est pratiquement désert, monsieur », estima-t-il. Il avait déjà effectué une reconnaissance sur place.

Everard étudia le site à son tour. Il s’agissait d’une ravine au cœur des montagnes qui entouraient la plaine sur laquelle était bâtie Palerme. Un terrain encaissé, rocailleux, où ne poussaient que de rares broussailles, donc vraisemblablement évité par les bergers comme par les chasseurs. « Vous m’attendez ici ? demanda-t-il, un peu inutilement.

— Oui, monsieur, sauf si vous me donnez d’autres instructions. » Bien évidemment, Novak avait la possibilité de faire un saut ailleurs pour manger et dormir un peu, réapparaissant au bout de quelques minutes, tout comme il pouvait s’évaporer au cas où quelqu’un se pointerait quand même dans ce coin inhospitalier. Il serait alors de retour le plus vite possible.

« Très bien, soldat. » Oui, un soldat exemplaire, discipliné et gardant pour lui ses questions embarrassantes. « Commencez par me déposer au bord de la route. Et volez à basse altitude : je veux pouvoir regagner votre planque en cas de besoin. »

Au cas où il ne pourrait pas utiliser son communicateur, par exemple. Celui-ci était enchâssé dans un médaillon pendu à son cou et dissimulé par ses vêtements. Sa portée était en principe suffisante, mais on n’est jamais sûr de rien. (Et on n’ose pas sauter en aval pour vérifier.) Outre l’étourdisseur standard dont était équipé tout scooter de la Patrouille, Novak trimbalait sur lui un arsenal respectable. Mais Everard ne pouvait pas en faire autant, sous peine d’attirer l’attention des autorités locales. À tout le moins convenait-il d’être discret. Comme tous les hommes de ce milieu, il possédait un couteau qui servait d’arme et d’instrument de travail, plus un bâton de pèlerin et une solide expérience des arts martiaux. Aller plus loin aurait risqué d’éveiller les soupçons.

Le scooter s’éleva deux mètres au-dessus du sol puis longea le flanc de la montagne, survolant des sentiers tracés par l’homme ou par la chèvre, montant subitement dans les airs pour éviter un village de paysans. Les chiens risquaient de s’affoler et d’éveiller les braves gens endormis. En ces temps où l’éclairage public était absent, l’homme avait encore une excellente vision nocturne. Everard enregistra mentalement plusieurs points de repère. Novak redescendit pour longer la route côtière. « Permettez-moi de sauter jusqu’à l’aube, monsieur. À deux kilomètres à l’ouest se trouve une auberge, dite du Coq et du Taureau. Si quelqu’un vous aperçoit, il supposera que vous y avez passé la nuit et que vous êtes parti de bon matin. »

Everard étouffa un rire. « Que voilà un nom bien choisi[25] !

— Pardon ?

— Rien. D’accord. »

Novak activa les contrôles. Le ciel pâlit à l’est. Everard descendit d’un bond. « Bonne chasse, monsieur.

— Merci. Auf Wiedersehen. » Le chrononaute et son engin s’évanouirent. Everard se mit en marche vers le soleil levant.

La route en terre battue était infestée d’ornières et de nids-de-poule, mais les pluies hivernales ne l’avaient pas encore transformée en bourbier. Aux premières lueurs de l’aube, il vit que des taches de verdure commençaient à agrémenter les montagnes et les champs ocre. Dans le lointain, la mer étincelait devant lui et sur sa gauche. Au bout d’un temps, il distingua sur les flots quelques voiles minuscules. En général, les marins préféraient voyager de jour en se limitant au cabotage, et ils évitaient les longs parcours à cette époque de l’année. Mais, en Sicile, on n’était jamais très loin d’un port et les Normands avaient chassé les pirates de la région.

La campagne semblait tout aussi prospère. Au milieu des champs cultivés se dressaient maisons et dépendances, de jolis bâtiments aux murs en torchis et au toit de chaume, peints au blanc de chaux et décorés de couleurs gaies. On trouvait partout des vergers en abondance : oliviers, figuiers, citronniers, noisetiers et pommiers, et même des palmiers dattiers introduits par les Sarrasins du temps où ils occupaient l’île. Il passa devant des églises et aperçut au loin ce qui devait être un monastère, voire une abbaye.

Plus il avalait les kilomètres, plus la route s’animait. La plupart des gens qu’il croisait étaient des paysans, les hommes en tunique et pantalon ajusté, les femmes en robe grossière dissimulant jusqu’à leurs chevilles, les enfants en tenues diverses, tous chargés de paquets quand ils n’avaient pas d’âne pour les porter. Dans leur immense majorité, ils étaient petits, noirauds et exubérants, les descendants des tribus originelles, des colons phéniciens et grecs, des conquérants romains et maures, ou parfois des marchands et des guerriers récemment débarqués d’Italie et de Normandie, du sud de la France et de l’est de l’Espagne. Nombre d’entre eux étaient sans nul doute des serfs, mais aucun ne semblait exploité. Ils ne cessaient de bavarder, de rire et de gesticuler, lâchant parfois des bordées de jurons furibards pour retrouver aussitôt leur jovialité. On apercevait à l’occasion des colporteurs proposant leurs articles et des ecclésiastiques égrenant leur chapelet, plus quelques individus plus malaisés à identifier.

L’annonce de la mort du roi n’avait guère assombri les esprits. Peut-être n’était-elle pas parvenue à tout le monde. De toute façon, les souverains et leurs conflits vivaient dans un autre monde aux yeux de ces petites gens qui, le plus souvent, ne s’éloignaient jamais de plus d’un jour de marche de leur lieu de naissance. L’histoire n’était pour eux qu’une source de malheurs : guerres, pirates, épidémies, impôts, tributs, travaux forcés… toutes ces vies soudain gâchées sans raison apparente.

L’homme du XXe siècle avait une vision plus complète, sinon plus profonde, de son monde ; mais avait-il pour autant son mot à dire dans la marche de celui-ci ?

Everard s’avançait au sein d’une foule où sa présence ne passait pas inaperçue. Vu sa haute taille, il apparaissait comme un géant visiblement étranger. Si la coupe et le tissu de ses vêtements ne différaient guère de ceux d’un voyageur ou d’un citadin – longue tunique et chausses, bonnet dont la longue pointe lui retombait dans le dos, bourse et couteau passés à la ceinture, robustes chaussures de marche, le tout de couleur passe-partout –, ils ne correspondaient en rien au style régional. Il tenait dans sa main droite son bâton de pèlerin ; sur son épaule gauche reposait un baluchon contenant ses objets personnels. Comme on ne se rasait guère dans ce milieu, ses joues étaient raisonnablement hirsutes, mais ses cheveux marron étaient coupés fort court.

Tous autour de lui commentaient son apparence. Certains le saluaient. Il leur répondait d’une voix affable, avec un accent à couper au couteau, sans même ralentir le pas. Personne ne tenta de l’arrêter. Cela aurait pu être risqué. En outre, il ne semblait nullement suspect : un étranger débarqué à Marsala ou à Trapani et en route vers l’Orient, très probablement un pèlerin. On en voyait souvent par ici.

Le soleil monta dans le ciel. Les fermettes laissaient peu à peu la place aux grandes propriétés foncières. Il aperçut à l’intérieur de leurs enceintes des terrasses, des jardins, des fontaines, de vastes demeures semblables à celles que leurs concepteurs avaient érigées en Afrique du Nord. Les domestiques étaient nombreux, avec parmi eux quantité de Noirs et même d’eunuques, vêtus de robes colorées et coiffés de turbans. Si la terre avait changé de mains, les nouveaux propriétaires avaient eu vite fait d’adopter les façons des anciens, à l’instar des croisés en Palestine.

Everard mit chapeau bas et s’écarta au passage d’un seigneur normand sur son cheval d’apparat. Sa tenue à la mode européenne était rehaussée de broderies chamarrées, une chaîne en or pendait à son cou et ses doigts étaient couverts de bagues. Sa dame – chevauchant un palefroi, les jupes relevées mais les jambes protégées par des pantalons – était aussi altière, aussi hautaine que lui. Ils étaient suivis de deux domestiques et de quatre gardes à cheval. Ces derniers étaient des soldats normands typiques, larges d’épaules et durs de visage, coiffés d’un casque conique avec protège-nez, portant un haubert impeccablement briqué, une épée droite à la hanche, un écu contre le flanc de leur monture.

Un peu plus tard passèrent un gentilhomme sarrasin et ses serviteurs. Ceux-ci n’étaient pas armés, mais le groupe qu’ils formaient n’en était pas moins impressionnant. Contrairement à Guillaume le Conquérant, les Normands ici s’étaient montrés généreux avec leurs ennemis défaits. Bien que les musulmans des campagnes aient été condamnés au servage, ceux des cités avaient conservé leurs biens et n’étaient soumis qu’à des taxes raisonnables. Ils continuaient à vivre selon leurs propres lois, sous l’administration de leurs propres juges. Leurs muezzins n’étaient autorisés à lancer l’appel à la prière qu’une fois par an, mais ils avaient toute liberté de pratique religieuse et commerciale. Les lettrés sarrasins étaient très demandés et certains occupaient des positions enviées à la cour. On trouvait également quantité de fantassins sarrasins dans l’armée. Certains vocables arabes entraient dans le langage courant – le mot « amiral », par exemple, dérivait de « émir ».

Les Grecs et les chrétiens orthodoxes bénéficiaient du même principe de tolérance. Et les juifs également. Les citadins vivaient côte à côte, échangeaient des biens et des idées, formaient des alliances, s’embarquaient dans des entreprises sans craindre de se voir spoliés de leurs profits. En conséquence, le royaume traversait une période de richesse matérielle et de rayonnement culturel, une Renaissance en miniature qui portait en germe l’avènement d’une nouvelle civilisation.

Celle-ci ne durerait pas plus d’une demi-douzaine de générations, mais son héritage infuserait l’avenir tout entier. Du moins selon les banques de données de la Patrouille. Mais celles-ci affirmaient également que le roi Roger II vivrait encore vingt ans, durant lesquels la Sicile atteindrait son apogée. Et voilà que Roger gisait sans doute dans une fosse commune, quelque part sur un champ de bataille.

Palerme lui apparut enfin. Les plus splendides de ses édifices appartenaient encore à l’avenir, mais elle resplendissait déjà derrière ses murailles. Si quelques flèches d’églises se dressaient vers le ciel, elles étaient moins nombreuses que les dômes ornés de dorures ou de mosaïques. Après avoir franchi sans problème une porte gardée mais ouverte, Everard découvrit des rues bondées, bruyantes, pleines d’une vie kaléidoscopique… et plus propres et moins puantes que celles qu’il avait déjà visitées dans l’Europe médiévale. Bien que la saison de la navigation fût passée, nombre de navires mouillaient dans l’anse qui servait de port en cette époque : grands cargos, petits bateaux à voile latine, galères, toutes sortes de navires de type méditerranéen, mais aussi du nord de l’Europe. Tous n’étaient pas démâtés pour l’hiver. On s’activait autour des entrepôts, dans les magasins d’accastillage, mais aussi dans les boutiques et les échoppes de la cité.

Grâce à la carte dont il s’était imprégné mentalement, le Patrouilleur se fraya un chemin parmi la foule. Ce n’était pas chose facile. Sa taille et sa carrure lui permettaient de forcer le passage, mais il n’avait pas le tempérament à cela, contrairement au commun des indigènes. En outre, il ne voulait pas d’ennuis. Mais, bon sang ! il mourait de faim et de soif. Le soleil commençait à descendre vers les montagnes à l’ouest, les ombres s’allongeaient dans les ruelles et il avait beaucoup marché.

Un dromadaire chargé d’un lourd fardeau s’insinuait entre deux murs. Des esclaves portaient sur une litière un couple imposant, lui avec l’allure d’un gros ponte de sa guilde, elle avec celle d’une courtisane de prix. Des bonnes femmes bavardaient de retour du marché, un panier en équilibre sur la tête, un ou plusieurs enfants accrochés à leurs jupes, voire un bébé à leur sein. Assis en tailleur dans son échoppe, un marchand de tapis juif cessa de vanter ses marchandises pour saluer un rabbin à la mine sévère et à la barbe grise, que flanquaient deux jeunes écoliers portant des livres. On entendait dans une taverne des voix avinées chanter en grec. Un potier sarrasin avait cessé de faire tourner sa roue pour se prosterner sur le sol, estimant que c’était l’heure d’une des cinq prières quotidiennes. Un artisan costaud transportait ses outils sur son dos. Devant les églises, les mendiants faisaient l’aumône aux fidèles qui entraient et sortaient, mais ils se gardaient de harceler les ecclésiastiques. Dans un parc, un jeune homme chantait en s’accompagnant à la harpe, écouté par une demi-douzaine de personnes subjuguées ; elles jetèrent des pièces dans sa coupelle. Sans doute n’était-il pas un troubadour, se dit Everard, mais il chantait néanmoins en langue d’oc* et avait sans doute appris son art en Provence, d’où étaient originaires ses admirateurs. Les immigrants français et italiens étaient désormais plus nombreux que les Normands originels, dont le sang se diluait dans celui de la population.

Il poursuivit sa route.

Sa destination se trouvait dans Al-Qasr, près de la muraille aux neuf portes qui entourait ce quartier de souks et de marchés. Après être passé devant la grande mosquée, il arriva devant une maison de style mauresque aménagée en boutique. Comme il était d’usage, le marchand y demeurait avec sa famille. La porte ouverte donnait sur une vaste salle. Des rouleaux de soie y étaient exposés sur de grandes tables. Nombre d’entre eux étaient de splendides exemples de tissage. Dans le fond, les apprentis découpaient, pliaient et cousaient. Ils ne travaillaient pas à un rythme frénétique. Au Moyen Âge, l’ouvrier avait des journées longues mais peu intensives ; et il jouissait de périodes de congé bien plus nombreuses que son descendant du XXe siècle.

Les regards se tournèrent vers le colossal visiteur. « Je cherche Maître Geoffrey de Jovigny », déclara Everard en dialecte normand.

Un petit homme aux cheveux châtains, vêtu d’une robe richement ouvragée, s’avança vers lui. « C’est moi. Comment puis-je vous servir…» Sa voix manqua se briser. «… messire ?

— J’ai besoin de m’entretenir avec vous en privé. »

Volstrup comprit tout de suite à qui il avait affaire. Un message venu de l’amont l’avait prévenu de la visite d’un agent. « Certainement. Veuillez me suivre. »

Une fois à l’étage, dans la pièce abritant un ordinateur et un communicateur, Everard confia à son hôte qu’il était affamé. Volstrup s’absenta une minute pour aller chercher des rafraîchissements. Ce fut son épouse qui apporta un plateau avec du pain, du fromage de chèvre, de l’huile d’olive, du poisson fumé, des figues et des dattes sèches, du vin et de l’eau. Lorsqu’elle eut pris congé, le Patrouilleur attaqua son en-cas avec l’enthousiasme d’un croisé. Ce faisant, il mit son hôte à jour de la situation.

« Je vois, murmura Volstrup. Qu’avez-vous l’intention de faire ensuite ?

— Cela dépend de ce que j’apprendrai ici. Je veux passer quelque temps à me familiariser avec ce milieu. Vous y êtes sans doute tellement habitué que vous ne savez pas à quel point on souffre de ne pas connaître toutes ces petites nuances ignorées des bases de données… sans parler des surprises qu’elles vous réservent parfois…»

Volstrup sourit. « Oh ! mais je n’ai pas oublié mes débuts dans cette ville. J’avais beau avoir bûché le milieu durant ma formation, quand j’ai débarqué ici, j’ai cru me trouver sur une autre planète.

— De toute évidence, vous vous êtes bien adapté.

— J’ai bénéficié de l’appui de la Patrouille, bien entendu. Tout seul, jamais je ne serais arrivé à construire mon personnage.

— Si mes souvenirs sont bons, vous vous êtes fait passer pour un Normand, le fils cadet d’un marchand qui voulait lancer sa propre entreprise et disposait d’un petit capital suite à un héritage. C’est cela ? »

Volstrup acquiesça. « Oui. Mais la complexité de cette société et de ses organisations – l’administration, l’Église, les sociétés commerciales… sans parler des usages. Je croyais savoir tout ce qu’il y avait à savoir sur le Moyen Âge. Comme je me trompais ! Je n’en avais jamais fait l’expérience.

— Réaction classique. » Everard prenait son temps pour faire connaissance avec l’agent, s’efforçant en même temps de le mettre à son aise. Cela ne pouvait que faciliter les choses. « Vous êtes originaire du Danemark du XIXe siècle, je crois bien.

— Je suis né à Copenhague en 1864. » Possesseur d’un talent intuitif pour appréhender la personnalité de son prochain, Everard avait déjà remarqué que son hôte n’avait rien du Danois épicurien modèle XXe siècle. Il était d’une politesse un tantinet rigide et donnait l’impression d’un homme un rien coincé. Mais les tests psychologiques avaient dû déceler en lui un goût pour l’aventure, sans quoi il n’aurait jamais été recruté. « En plein milieu de mes études, j’ai attrapé la bougeotte et j’ai passé deux ans à bourlinguer dans l’Europe en me faisant ouvrier itinérant. A l’époque, cela ne choquait personne. À mon retour à l’université, je me suis concentré sur l’histoire des Normands. Je m’attendais à finir dans la peau d’un professeur. Puis j’ai été recruté peu après avoir décroché ma maîtrise. » Il eut un frisson. « Mais ma petite personne n’a guère d’importance comparée à ce qui s’est passé.

— Comment en êtes-vous venu à étudier cette époque ? »

Volstrup se fendit d’un nouveau sourire et haussa les épaules. « Par romantisme. J’ai vécu durant la période romantique tardive, rappelez-vous. Et, contrairement à ce que prétend la Heim-skringla, les Scandinaves qui ont colonisé la Normandie ne venaient pas de Norvège. La nomenclature des lieux et des personnes prouve qu’ils étaient originaires du Danemark. Après quoi, ils ont poursuivi leurs conquêtes, des îles Britanniques jusqu’à la Terre sainte. »

— Je vois. » Durant les minutes qui suivirent, Everard repassa les faits en revue.

Robert de Hauteville, dit Guiscard, et son frère Roger, accompagnés de quelques-uns de leurs cousins, étaient arrivés en Italie du Sud durant le siècle précédent. Leurs compatriotes étaient déjà bien présents dans la région, où ils affrontaient les Sarrasins et les Byzantins. Le pays traversait une période agitée. Un chef de guerre rejoignant l’une ou l’autre faction pouvait connaître une ruine ou une réussite également retentissantes. Robert avait fini comte puis duc d’Apulie. Roger, quant à lui, était devenu comte de Sicile, une île où il parvint à se tailler un fief avec plus de facilité que sur le continent. Par ailleurs, une bulle papale avait fait de lui le légat apostolique de ce territoire, ce qui lui conférait un pouvoir considérable au sein de l’Église.

Roger était mort en 1101. Les plus âgés de ses fils légitimes l’avaient précédé dans la tombe. Il légua donc son titre à Simon, âgé alors de huit ans, le fils de sa dernière épouse, Adélaïde, qui était à demi italienne. Durant la période de régence, elle écrasa une révolte des barons et, lorsque la maladie emporta le petit Simon, transmit à son second fils, qui devait devenir Roger II, une autorité qui n’était en rien entamée. Lorsqu’il prit les rênes du pouvoir en 1122, il entreprit de reconquérir l’Italie du Sud pour la maison des Hauteville. Le royaume de Robert Guiscard, en effet, ne lui avait pas survécu. Le pape Honorius II, cependant, voyait d’un mauvais œil l’avènement d’un souverain fort et ambitieux dans les domaines voisins des siens ; Robert II de Capoue et Rainulf d’Alife, le cousin et le beau-frère de Roger, lui étaient également hostiles ; et le peuple lui-même s’opposait à sa venue, car il rêvait de Cités-États autonomes et d’un gouvernement républicain.

Honorius alla jusqu’à prêcher une croisade contre Roger. Il dut se rétracter lorsqu’une armée de Normands, de Sarrasins et de Grecs venue de Sicile triompha de sa coalition. À la fin de l’année 1129, Naples, Capoue et le reste de la région reconnaissaient Roger comme duc légitime.

Pour renforcer sa position, il devait être couronné roi. Honorius mourut au début de 1130. Comme c’était arrivé par le passé – et comme cela arriverait encore à l’avenir –, l’entrelacs des questions religieuse et politique eut pour effet l’élection de deux prétendants au trône de saint Pierre. Roger soutenait Anaclet II. Innocent II s’enfuit en France. Anaclet paya sa dette à Roger en édictant une bulle le proclamant roi de Sicile.

La guerre s’ensuivit. Le principal partisan d’Innocent au sein de l’Église, Bernard de Clairvaux, qui serait canonisé dès 1174, fustigea le « roi à demi païen ». Louis VI le Gros, roi de France, Henri Ier Beauclerc, roi d’Angleterre, et Lothaire II, empereur germanique, soutinrent Innocent. Menée par Rainulf, l’Italie du Sud se révolta une nouvelle fois. Bientôt la guerre ravagea cette contrée.

En 1134, Roger semblait sur le point de prendre le dessus. Mais la perspective d’un puissant royaume normand inquiétait jusqu’à l’empereur grec de Constantinople, qui apporta son aide au camp d’Innocent, imité en cela par les Cités-États de Pise et de Gênes. En février 1137, Lothaire marchait sur le Sud à la tête de son armée, Innocent dans ses bagages. Rainulf et ses forces opérèrent la jonction avec lui. En août, à l’issue d’une campagne triomphale, le pape et l’empereur firent de Rainulf le duc d’Apulie. Puis l’empereur rentra chez lui.

L’indomptable Roger lança une nouvelle offensive. Il mit Capoue à sac et obligea Naples à le reconnaître comme souverain. Puis, à la fin du mois d’octobre, il affronta Rainulf en un lieu dénommé Rignano…

« Vous êtes bien installé, à ce que je vois, reprit Everard.

— J’ai appris à aimer cette époque, répondit Volstrup à voix basse. Pas dans sa totalité, non. Elle a son content d’atrocités. Mais c’est vrai de toutes les époques, n’est-ce pas ? Avec le recul, quand je repense à mon milieu natal, je vois à quel point nous autres, victoriens si policés, fermions les yeux sur le malheur des autres. À leur façon, les gens d’ici sont merveilleux. J’ai une femme aimante et de beaux enfants. » La douleur se peignit sur son visage. Jamais il ne pourrait se confier à eux. Il allait devoir les regarder s’étioler et mourir de vieillesse – dans le meilleur des cas ; peut-être connaîtraient-ils un sort pire encore. Un Patrouilleur ne scrute jamais son propre avenir, ni celui de ses proches. « Il est fascinant d’observer le développement de ce pays. Je vais bientôt vivre l’âge d’or du Royaume normand de Sicile. » Il se tut, déglutit, acheva : « Si nous pouvons rectifier ce désastre.

— Exact. » Everard estima que cela lui ferait du bien de se mettre au travail sans tarder. « Vous avez eu des nouvelles depuis votre premier rapport ?

— Oui. Je ne les ai encore transmises à personne, car elles sont incomplètes. Mieux valait assembler un tableau plus cohérent, ai-je supposé. » Il supposait à tort, mais Everard le laissa dire.

« Je ne m’attendais pas à voir aussi vite un… un agent non-attaché. »

Volstrup se redressa sur son siège et raffermit sa voix. « Un groupe d’hommes au service de Roger a pu fuir le champ de bataille, gagner le port de Reggio, traverser le détroit en bateau et arriver jusqu’ici. Leur officier a fait son rapport au palais. Je dispose bien entendu de quelques espions parmi les domestiques. Il semble que le triomphe de Rainulf, et la mort du roi et du prince, tout cela soit l’œuvre d’un seul homme, un jeune chevalier d’Anagni nommé Lorenzo de Conti. Mais ce n’est qu’une rumeur, vous comprenez. Cet officier n’a fait que répéter un renseignement de deuxième ou de troisième main dont il n’a eu connaissance qu’après les faits, alors que ses hommes et lui fuyaient dans une contrée en pleine agitation, au sein d’une populace qui les détestait. Peut-être que cette information est sans valeur. »

Everard frotta son menton hirsute. « En tout cas, elle mérite d’être examinée de plus près, dit-il d’une voix traînante. Un récit aussi précis a forcément un fond de vérité. Il faudra que je sonde ce fameux officier. Vous pouvez m’arranger une rencontre sans que ça soit trop voyant ? Et s’il apparaît que ce Lorenzo est la clé de toute l’histoire…» Il sentit à nouveau le frisson de la chasse lui parcourir l’échine et lui hérisser les poils. « Alors je ferai de mon mieux pour l’avoir en ligne de mire. »

1138α apr. J.C.

Par une belle journée d’automne, un cavalier approchait de la colline où se dressait Anagni, à une quinzaine de lieues de Rome. Il attirait force regards, car c’était un colosse juché sur un cheval de belle taille ; équipé d’une épée et d’un bouclier, mais ne portant pas d’armure, il avait l’apparence d’un noble ; une mule le suivait, transportant ses bagages, mais il voyageait seul. Les gardes en faction aux portes de la cité lui répondirent d’un ton respectueux lorsqu’il fit halte devant eux et les salua en mauvais toscan. Après leur avoir demandé conseil, il se rendit dans une auberge réputée. Là, il déchargea ses bagages et mena ses bêtes à l’écurie pour qu’elles soient nourries et bouchonnées, puis il savoura une chope de bière et bavarda avec l’aubergiste. C’était un homme fort aimable, un peu jovial à la manière des Germains, et l’on avait plaisir à répondre à ses questions. Il donna la pièce à un grouillot et lui confia un message ainsi libellé : « Sire Manfred von Einbeck, de Saxe, témoigne de son respect à sire Lorenzo de Conti, le héros de Rignano, et sollicite auprès de lui l’honneur d’une audience. »

Durant les XIXe et XXe siècles que connaissait Manse Everard, on brassait à Einbeck une excellente bière. Cette petite note d’humour l’aidait à oublier un temps les spectres qui le hantaient.

Le terme honorifique qu’il utilisait, équivalent du « signor » italien ou du « Herr » germanique, n’avait pas encore acquis le sens précis qui serait le sien lorsque l’institution de la chevalerie viendrait à être codifiée. Néanmoins, il désignait déjà un guerrier de noble naissance, et cela suffisait. Au fil des siècles, il finirait par devenir l’équivalent de « monsieur »… à moins qu’il n’évolue différemment dans l’étrange monde en aval.

Le garçon accourut pour lui apprendre qu’on le priait de venir au plus vite. Les étrangers étaient toujours les bienvenus car on était friand de nouvelles fraîches. Everard changea de tenue, revêtant une robe à laquelle un technicien de la Patrouille avait donné un aspect usagé des plus réalistes, et suivit son guide à pied. Une récente averse avait nettoyé les rues, dont la pente naturelle favorisait l’évacuation des immondices. Étroites et bordées de hauts murs et d’encorbellements, elles étaient plutôt obscures, mais une trouée lui permit d’apercevoir la cathédrale dressée au sommet de la colline, que les feux du couchant paraient d’un éclat écarlate.

Sa destination n’était pas si haut perchée, mais se trouvait non loin des arcades du Palazzo Civico. Les Conti et les Gaetani étaient les principales familles d’Anagni et leur importance s’était encore accrue durant les dernières générations. La demeure Conti était vaste et le calcaire de sa façade n’avait pas encore subi les altérations de l’âge qui finiraient par l’oblitérer. Une élégante colonnade et des vitres claires atténuaient son aspect sévère. En découvrant les domestiques en livrée bleu et jaune, tous italiens et tous chrétiens, Everard se rappela qu’il était loin de la Sicile, et pas seulement dans l’espace et le temps. Un valet de pied le guida dans une série de salons et de corridors sommairement meublés. Lorenzo était un fils cadet, riche de son seul honneur et encore célibataire, qui demeurait ici parce que Rome n’était pas à sa portée. Si décatie fût la ville éternelle, les grands propriétaires nobles des États pontificaux, une nation rétrograde et en majorité agricole, préféraient vivre dans leurs palais romains et ne visitaient que rarement leurs domaines.

Lorenzo avait élu domicile dans une suite de deux pièces, plus facile à chauffer que les grandes salles. Dès qu’il l’aperçut, Everard fut frappé par sa vivacité. Même assis et au repos, cet homme semblait animé d’un feu intérieur. Il quitta son banc avec la souplesse d’une panthère. Les expressions se succédaient sur son visage, aussi fugaces que des jeux de lumière sur une eau agitée par la brise. Il avait des traits bien dessinés, d’une beauté presque classique, avec de grands yeux qui semblaient passer en un instant de l’or à la rouille ; s’il paraissait plus vieux que ses vingt-quatre ans, il était néanmoins difficile de lui donner un âge. Ses boucles noires tombaient en cascade, sa barbe et sa moustache étaient taillées en pointe. Plutôt grand pour l’époque, il avait de larges épaules et une taille mince. Pour se vêtir, il préférait à la robe d’intérieur une chemise, une tunique et des chausses, comme s’il se tenait prêt à passer à l’action.

Everard se présenta. « Au nom du Christ Notre Seigneur et de cette maisonnée, je vous souhaite la bienvenue, sire, déclara Lorenzo d’une voix de baryton. C’est un honneur que vous nous faites.

— Tout l’honneur est pour moi, sire, et je vous remercie de votre grâce », répondit Everard avec la même politesse.

Son hôte se fendit d’un sourire éclatant. D’aussi bonnes dents étaient rares en ce temps. « Parlons franchement, voulez-vous ? Je suis impatient d’évoquer voyages et batailles. Pas vous ? Allez, mettez-vous à votre aise. »

Une jeune femme plantureuse, occupée à se réchauffer les mains au brasero qui réussissait à tenir le froid à l’écart des lieux, prit la cape d’Everard et servit du vin dans les gobelets posés sur la table. On avait placé à côté de la carafe des noix et des sucreries. Obéissant à un geste de Lorenzo, la jeune femme s’inclina, courba la tête et se retira dans la pièce voisine. Everard y aperçut un berceau. La porte se referma derrière elle.

« Elle doit rester ici, expliqua Lorenzo. L’enfant est malade. » De toute évidence, il s’agissait de sa maîtresse du moment, une jeune paysanne des environs, qui lui avait donné un rejeton. Everard hocha la tête mais se garda d’exprimer un quelconque espoir pour sa guérison. Celui-ci aurait été infondé. Pour investir son amour dans un enfant, un homme attendait d’ordinaire qu’il ait survécu à ses deux premières années.

Ils s’assirent face à face. Le soir ne tarderait pas à tomber, mais trois lampes de cuivre assuraient l’éclairage. Leur lueur mouvante semblait animer les guerriers de la fresque derrière Lorenzo – une scène de l’Iliade, devina Everard, ou peut-être de l’Enéide. « Vous revenez de pèlerinage, je vois », commença Lorenzo. Everard avait pris soin d’accrocher à son cou une croix de pèlerin.

« Je me suis rendu en Terre sainte pour expier mes péchés », répondit-il.

Soudain excité : « Et comment se porte le royaume ? Nous recevons d’inquiétantes nouvelles.

— Les chrétiens résistent toujours. » Et ils résisteraient encore quarante-neuf ans, jusqu’à la prise de Jérusalem par Saladin… à moins que ce pan de l’histoire ne soit lui aussi condamné. Un torrent de questions déferla sur le Patrouilleur. Il s’était préparé à un tel examen, mais son interlocuteur était si pointu qu’il se retrouva parfois en difficulté. Lorsqu’il ne pouvait admettre son ignorance de crainte de perdre sa crédibilité, il inventait des réponses plausibles.

« Par le corps du Christ, si seulement je pouvais aller là-bas ! s’exclama Lorenzo. Un jour, j’espère, si Dieu le veut. J’ai déjà beaucoup à faire en ce pays.

— Si j’en crois ce que l’on m’a dit un peu partout en Italie, vous avez déjà accompli de grandes choses, enchaîna Everard. L’année dernière…»

Lorenzo le fit taire d’un geste de la main. « Que Dieu et saint Georges aident notre cause ! Nous avons quasiment fini de chasser ces Siciliens. Alphonse, leur nouveau roi, est un fieffé coquin, mais il n’a ni la ruse ni l’audace de son père. Nous l’aurons bientôt renvoyé dans son île, et notre croisade sera achevée. Mais, pour le moment, les choses ne bougent guère. Avant de reprendre l’offensive, le duc Rainulf veut affermir son pouvoir sur l’Apulie, la Campanie et les terres de Calabre que nous avons conquises. Par force, je suis revenu au bercail où je m’ennuie à mourir. Quel plaisir de faire votre connaissance ! Parlez-moi un peu de…»

Et Everard se lança dans les exploits de sire Manfred. Le vin, fort savoureux, lui délia la langue, tempéra son impatience et l’aida à enjoliver son récit. Après avoir visité les lieux saints et s’être baigné dans le Jourdain, et cætera, et cætera, Manfred s’était un peu frotté aux Sarrasins, avait assouvi son penchant pour le vin et les femmes, puis il avait embarqué pour regagner son pays. Son navire l’avait déposé à Brindisi, où il avait poursuivi sa route à cheval. L’un de ses serviteurs avait succombé à la maladie, l’autre à une attaque de bandits de grand chemin ; car le roi Roger avait ravagé la contrée au fil des ans et poussé les paysans à se livrer au brigandage.

« Ah ! nous aurons tôt fait de nettoyer tout cela, affirma Lorenzo. J’avais envisagé de passer l’hiver dans le Sud pour traquer les malandrins de leur espèce, mais comme les voyageurs sont rares en cette saison, ils se retirent dans leur tanière et… Je n’aime guère pendre les gens sans raison expresse, si nécessaire soit parfois cette tâche. Poursuivez, je vous en prie. »

Sire Manfred n’avait pas subi d’autres attaques, ce qui se comprenait vu sa carrure. Il avait décidé de gagner Rome pour visiter ses lieux saints et y recruter de nouveaux serviteurs. Anagni se trouvait sur son chemin ou presque, et comme il brûlait du désir de rencontrer l’illustre sire Lorenzo de Conti, dont l’exploit lors de la bataille de Rignano…

« Hélas, mon ami, je crains que vous n’alliez au devant de graves dangers, soupira l’Italien. Ne traversez surtout pas les Alpes sans escorte.

— J’ai entendu des rumeurs dans ce sens. Pouvez-vous m’en dire davantage ? » Cette requête n’avait rien que de très naturel.

« Comme vous le savez sans doute, notre vaillant allié Lothaire est mort en décembre dernier alors qu’il regagnait son empire, expliqua Lorenzo. Une querelle de succession a éclaté, débouchant malheureusement sur une guerre civile. Je crains que l’empire ne subisse des troubles pendant un long moment. »

Jusqu’à ce que Frédéric Barberousse restaure enfin l’ordre, se dit Everard. A condition que l’histoire n’ait pas trop divergé en aval.

Lorenzo retrouva sa belle humeur. « Mais la cause de la vertu triomphe sans son appui. À présent que ce diable de Roger est tombé, son royaume s’effondre comme un château de sable sous la pluie. Que son fils aîné le prince Roger ait péri avec lui, voilà qui manifeste clairement la volonté divine. Il aurait fait un adversaire tout aussi redoutable. Son frère Alphonse… mais j’ai déjà dit ce que je pensais de lui.

— Ah ! cette journée sera fameuse entre toutes, reprit Everard, et c’est à vous qu’on le doit. Comme il me tarde d’entendre de votre bouche le récit de votre exploit ! »

Lorenzo lui concéda un sourire mais ne changea pas pour autant de sujet. « Rainulf, ainsi que je vous l’ai dit, s’affaire à consolider ses duchés du Sud ; il n’aura bientôt plus aucun rival digne de ce nom. Et c’est un véritable fils de l’Église, fidèle au saint-père. En janvier dernier… le saviez-vous ?… le faux pape Anaclet est mort, et plus personne ne dispute son trône à Innocent. » Dans l’histoire que je connais, Roger II a fait élire un nouvel antipape, mais celui-ci a abdiqué au bout de quelques mois. Toutefois, Roger conservait le pouvoir politique et militaire nécessaire pour tenir tête à Innocent, qu’il a fini par capturer. Dans cette histoire, Alphonse a été incapable de dénicher un pontife concurrent, si faible soit-il. « Le nouveau roi de Sicile continue à se prétendre légat apostolique, mais Innocent a dénoncé cette malencontreuse bulle et prêché une nouvelle croisade contre la maison Hauteville. Nous les jetterons à la mer et rendrons cette île à la chrétienté ! »

Et à l’Inquisition quand elle sera créée. Pour qu’on y persécute les juifs, les musulmans et les orthodoxes. Pour qu’on y brûle les hérétiques.

Et pourtant, dans le contexte de son époque, Lorenzo apparaissait comme un honnête homme. Le vin l’avait enflammé. Il se leva d’un bond et se mit à faire les cent pas en agitant les bras, prenant des accents de plus en plus triomphants.

« Et nous devons aussi aider nos frères chrétiens d’Espagne à chasser les derniers Maures de leurs terres. Nous devons fortifier le royaume de Jérusalem pour l’éternité. Roger avait réussi à prendre pied en Afrique ; ces territoires vont sans doute nous échapper, mais nous les reconquerrons et étendrons notre emprise. Car cette terre aussi était jadis chrétienne, vous savez. Elle le redeviendra. Ensuite, il faudra soumettre l’empereur hérétique de Constantinople et restaurer pour les fidèles la véritable Église. Oh ! quelle gloire attend les combattants du Christ ! Pauvre pécheur que je suis, j’espère bien me faire un nom à la hauteur de celui de… non, je n’oserai parler ni d’Alexandre ni de César, mais… de Roland, le premier des paladins de Charlemagne. Mais, bien entendu, c’est notre récompense céleste qui doit nous importer, l’éternelle récompense qui échoit aux fidèles serviteurs du Seigneur. Je sais qu’elle ne s’obtient pas uniquement sur le champ de bataille. Nous sommes entourés de miséreux, d’affligés et d’opprimés. Ils auront droit au réconfort, à la justice et à la paix. Oh ! si j’avais le pouvoir de leur donner ce qui leur est dû ! »

Il se pencha vers Everard, lui posa les mains sur les épaules et l’implora : « Restez avec nous, Manfred ! Je sais reconnaître un homme de valeur. Vous devez être fort comme dix ! Ne retournez pas dans votre patrie tourmentée. Pas encore. Vous êtes un Saxon. Je ne doute point de votre loyauté envers le duc de Saxe, qui est un ardent défenseur de la cause papale. Vous êtes mieux à même de l’aider ici. Charlemagne est né dans votre pays, Manfred. Préparons-nous à devenir les chevaliers d’un nouveau Charlemagne ! »

En fait, rectifia mentalement le Patrouilleur, Charlemagne était un Franc, et il a massacré les Saxons de son époque avec un acharnement digne de Staline. Mais le mythe carolingien a fini par prendre. La Chanson de Roland n’a pas encore été composée, et les gestes appartiennent à un avenir encore plus éloigné. Mais il circule déjà des contes et des ballades. Lorenzo n’a pu manquer de les apprécier. J’ai affaire là à un rêveur, à un romantique… doublé d’un guerrier parmi les plus redoutables de son époque. Un mélange détonant. On a presque l’impression que l’aura de la destinée lui nimbe la tête.

Cette image ramena le Patrouilleur à sa mission. « Eh bien, nous pouvons toujours en discuter », dit-il d’un air prudent. Vu sa corpulence, il était moins gris que son interlocuteur, et son esprit bien entraîné l’aidait à résister au vin qui lui chauffait les veines. « Mais j’aimerais en savoir davantage sur vos hauts faits. »

Lorenzo s’esclaffa. « Oh ! n’ayez crainte. Ma vanité fait le désespoir de mon confesseur. » Il se remit à arpenter la pièce. « Restez ici. Partagez notre souper. » Il s’agissait d’un dîner des plus léger, qu’on ne tarderait pas à servir. Le déjeuner constituait le principal repas de la journée et, vu le caractère rudimentaire de l’éclairage, on ne veillait pas longtemps après la tombée du soir. « Vous n’avez rien à faire dans cette misérable auberge. Qu’allez-vous penser de mon hospitalité ? Un lit vous est réservé chez moi pour toute la durée de votre séjour. Je vais envoyer mes gens quérir vos bêtes et vos bagages. » Comme ses parents demeuraient à Rome, il se conduisait en maître de maison. Il se rassit vivement et s’empara de son gobelet. « Demain, nous irons chasser avec mes faucons. Nous parlerons plus librement au grand air.

— Je vous assure de ma joie et de ma gratitude. » Un frisson parcourut Everard. C’est le moment de passer à l’attaque. « J’ai entendu sur votre compte des choses extraordinaires. Notamment à propos de Rignano. On raconte qu’un saint vous est apparu. On dit que seul un miracle peut expliquer votre bravoure au moment de la charge décisive.

— Ah ! que ne dit-on pas quand on ne sait tenir sa langue ! ricana Lorenzo. Bobards de manants que tout cela. » Vivement : « Certes, c’est au Seigneur que nous devons notre victoire, et nul doute que saint Georges et mon saint patron n’aient veillé sur moi. J’ai fait brûler quantité de cierges en leur honneur et, quand j’en aurai les moyens, j’ai bien l’intention de leur consacrer une abbaye, à tout le moins. »

Everard se raidit. « Mais personne n’a vu quoi que ce soit de… de surnaturel… ce jour-là ? » C’est ainsi que l’intervention d’un chrononaute apparaîtrait à des témoins médiévaux.

Lorenzo secoua la tête. « Non. En tout cas, je n’ai rien observé de la sorte, et nulle personne de conséquence ne m’a rapporté de telles fariboles. Certes, il est normal que la confusion règne sur le champ de bataille ; mais votre propre expérience a dû vous apprendre à vous méfier de délires comme celui-ci.

— Rien de remarquable, donc ? »

Lorenzo gratifia Everard d’un regard intrigué. « Non. Si les Sarrasins au service de Roger ont tenté de nous ensorceler, la volonté de Dieu a déjoué leurs efforts. Pourquoi insistez-vous tellement sur ce point ?

— J’ai entendu des rumeurs, marmonna Everard. En tant que pèlerin, je guette les signes envoyés par le Ciel… ou par l’enfer. » Il s’ébroua, but une gorgée de vin et réussit à sourire. « Et en tant que soldat, je m’intéresse au déroulement de la bataille. Celle-ci n’avait rien d’ordinaire, m’a-t-on dit.

— Certes. En vérité, j’ai senti la main de Dieu se poser sur moi lorsque j’ai abaissé ma lance et chevauché vers l’étendard du prince. » Lorenzo se signa. « Mais, en toutes choses ou presque, cette journée était bien de ce monde, tout en tumultes et tourments, sans un seul instant pour comprendre et encore moins pour réfléchir. Demain, c’est avec joie que je vous relaterai les souvenirs que j’en conserve. » Sourire. « Mais pas maintenant. Cette histoire a fini par lasser ma maisonnée. En fait, je préférerais moi-même évoquer l’avenir plutôt que le passé. »

Ne t’inquiète pas, je vais te harceler de questions, toi et ton entourage, et c’est seulement lorsque je serai satisfait que sire Manfred décidera à regret que le devoir lui commande de retourner en Saxe. Peut-être, peut-être qu’un indice me permettra de repérer un chrononaute surgi du temps pour bouleverser le destin. Mais j’en doute. Cette pensée fit naître en lui un frisson glacé.

30 octobre 1137 apr. J.C. (calendrier julien)

Sous un ciel livide, les quelques bâtisses formant le village de Rignano se blottissaient près de la route reliant les montagnes de l’ouest à la ville de Siponto, au bord de l’Adriatique. Une brume matinale flottait au-dessus des chaumes, des bosquets et des vergers aux arbres effeuillés, brouillant l’horizon au nord. L’air était immobile et glacial. Dans un camp comme dans l’autre, bannières et fanions pendaient mollement sur leurs hampes, leur tissu saturé d’humidité.

Quinze cents mètres de terre plus ou moins nue séparaient les deux armées, avec la route en plein milieu. Des plumets rectilignes montaient des rares feux de camp. Les tintements des armes et les cris des soldats brisaient le silence.

La veille, le roi Roger et le duc Rainulf avaient tenu des pourparlers. Bernard de Clairvaux en personne, cet abbé si respecté, souhaitait éviter un bain de sang. Mais Rainulf était résolu à en découdre et Roger se targuait déjà de nombreuses victoires. Par ailleurs, Bernard était un partisan du pape Innocent.

Il y aurait bien bataille.

Le roi s’avança, vêtu de son haubert étincelant, et tapa du poing dans sa paume. « Sus à l’ennemi ! » exulta-t-il de sa voix léonine. Tout aussi léonin était son visage à la barbe noire ; mais le bleu de ses yeux évoquait les vikings. Il se tourna vers l’homme qui avait partagé sa tente, et dont les récits l’avaient charmé alors qu’il peinait à trouver le sommeil à l’issue de l’ultime conseil de guerre. « Quoi ? Toujours d’humeur lugubre en ce jour de gloire ? lança-t-il, jovial. J’aurais cru qu’un djinn comme vous… Craignez-vous que ce prêtre là-bas vous renvoie dans votre bouteille ? »

Manson Everard se força à sourire. « Que ce soit alors une bouteille chrétienne, avec un peu de vin dedans. » Cette saillie fut lancée d’une voix tendue.

Roger le considéra durant quelques instants. Le roi n’était pas un gringalet, bien au contraire, mais son compagnon le dominait de la tête et des épaules. Et ce n’était pas là son seul signe distinctif.

Le récit qu’il faisait de sa vie n’avait rien d’anormal. Fils bâtard d’un chevalier anglo-normand, Manson Everard avait jadis quitté l’Angleterre pour chercher fortune. Comme la plupart de ses compatriotes, il avait rejoint la Garde varègue au service de l’empereur de Constantinople, luttant vaillamment contre les Petchenègues, mais ce bon catholique n’avait pas accepté que les forces byzantines attaquent les domaines des croisés. Démobilisé et détenteur d’un bon pécule, il était reparti vers l’Ouest pour débarquer à Bari, tout près d’ici. Pendant qu’il y prenait un peu de repos, il avait entendu parler du roi Roger, dont le troisième fils, Tancrède, venait d’être couronné prince de la cité. Apprenant que Roger traversait les Apennins après avoir soumis les rebelles de Naples et de Campanie, Manson était venu à sa rencontre pour lui proposer son épée.

Le parcours banal d’un aventurier, d’un soldat de fortune. Mais ce n’était pas seulement la carrure de Manson qui avait attiré l’attention du roi. Il pouvait lui apprendre bien des choses, notamment à propos de l’Empire d’Orient. Un demi-siècle auparavant, Robert Guiscard, l’oncle de Roger, avait été bien près de prendre Constantinople ; les Grecs et leurs alliés vénitiens ne l’avaient repoussé que de justesse. À l’instar de nombre de grandes familles d’Europe, la maison de Hauteville n’avait pas renoncé à ses ambitions levantines.

Mais le récit de Manson présentait de curieuses lacunes ; par ailleurs, il affichait une mine fort lugubre, comme s’il était rongé par quelque péché ou quelque chagrin caché…

« Peu importe, décida Roger. Partons moissonner. Voulez-vous chevaucher à mes côtés ?

— S’il plaît à mon seigneur, je pense que je serai plus utile auprès de son fils le duc d’Apulie, répondit le chevalier errant.

— Comme il vous plaira. Rompez. » Le roi devait se concentrer sur autre chose.

Everard se fraya un chemin dans la foule de soldats. Indifférent au décret pontifical, l’ost avait dit ses prières à l’aube ; à présent, ce n’étaient que jurons, ordres et aboiements divers, lancés dans une bonne demi-douzaine de langages. Les porte-étendard agitaient leurs hampes pour marquer leur position. Les hommes d’armes se mettaient en formation, brandissant piques et haches vers le ciel. Archers et frondeurs suivaient le mouvement ; l’arc long anglais n’avait pas encore relégué l’infanterie au second plan. Les chevaux geignaient, les armures étincelaient, les lances oscillaient comme roseaux sous la tempête. Il y avait là des Normands, des Siciliens, des Lombards et d’autres Italiens, des Français et des soudards venus de la moitié de l’Europe. Drapés de blanc par-dessus leur cuirasse, silencieux mais tendus comme des fauves élancés, les redoutables fantassins sarrasins attendaient de frapper.

Aidé par ses deux serviteurs engagés à Bari, Manson avait dressé son camp sur la plaine, jusqu’à ce que le roi le convoque la veille, après son retour des pourparlers. On pensait que c’était également en ville qu’il avait acheté ses bêtes, un destrier et un cheval de bât, un grand barbe qui battait du sabot au rythme des trompes et des cors. « Vite, aidez-moi à mettre mon armure, ordonna Everard.

— Vous êtes vraiment obligé d’y aller, m’sieur ? lui demanda Jack Hall. C’est foutrement risqué, si vous voulez mon avis. Pire que contre les Indiens. » Il scruta le ciel. Invisibles depuis le sol, des Patrouilleurs en scooter surveillaient le champ de bataille à l’aide d’instruments assez puissants pour compter les gouttes de sueur sur le visage d’un soldat. « Ils ne pourraient pas éliminer d’un coup d’étourdisseur le type que vous recherchez ?

— Obéissez et que ça saute ! cracha Everard. Et la réponse est non, crétin – on est suffisamment exposés comme ça. »

Hall piqua un fard et Everard se rendit compte qu’il s’était montré injuste. On ne peut pas demander à un sous-off réquisitionné à la va-vite de maîtriser les subtilités de la théorie des crises. Cet homme exerçait le métier de cow-boy lorsque la Patrouille l’avait recruté en 1875. Comme l’immense majorité des agents, il opérait dans son milieu d’origine, sans même avoir besoin d’adopter une identité d’emprunt. Sa tâche était de servir d’informateur, de guide et de protecteur aux chrononautes qui en faisaient la demande. En cas de problème dépassant ses compétences, il était tenu de faire appel à ses supérieurs. Le hasard avait voulu qu’il prenne des vacances dans le pléistocène, en quête de gros gibier et de filles faciles, et qu’Everard ait besoin d’une personne sachant s’y prendre avec les chevaux.

« Je vous prie de m’excuser, lui dit-il, mais je suis à la bourre. Les réjouissances débutent dans moins d’une demi-heure. » Exploitant les renseignements qu’il avait ramenés d’Anagni, la Patrouille avait « déjà » reconstitué le déroulement dévié de la bataille. Il allait tenter de remettre celle-ci sur les rails.

Jean-Louis Broussard s’affaira lui aussi, expliquant à son camarade : « Voyez-vous, mon ami, notre mission est déjà assez dangereuse en soi. Un authentique miracle, observé par des témoins dignes de foi, alors qu’il ne fait l’objet d’aucune chronique, ni dans notre histoire ni dans celle que nous souhaitons éviter… cela représenterait un nouveau facteur de perturbation. » C’était un érudit né au XXIVe siècle mais affecté à la France du Xe siècle, en tant qu’observateur plutôt qu’homme d’action. Faute de chroniqueurs sérieux, quantité d’informations précieuses tombaient dans l’oubli avec les siècles, d’autant plus que les livres périssaient parfois eux aussi. Si la Patrouille devait veiller sur le flot du temps, elle avait intérêt à bien le connaître. Ses scientifiques de terrain étaient aussi vitaux que ses agents chargés de missions de police.

Des scientifiques comme Wanda. « Dépêchez-vous, bon sang ! » Chasse-la de ton esprit. Oublie-la, cesse de penser à elle, du moins pour le moment.

Hall s’activa sur le destrier. « Si vous voulez, mais moi, je dis que vous êtes trop précieux pour qu’on vous envoie au front. C’est comme si le général Lee était monté en première ligne. »

Everard ne lui répondit que dans son for intérieur. C’est moi qui l’ai exigé. J’ai fait valoir mon rang. Ne me demande pas de l’expliquer, car j’en serais bien incapable, mais c’est moi qui dois porter ce coup-là et personne d’autre.

« Nous avons aussi notre rôle à jouer, rappela Broussard à Hall. Nous sommes les réserves au sol, et c’est à nous d’intervenir en cas de pépin. » Il s’abstint de préciser que si l’opération échouait, le vortex causal atteindrait probablement une force irrépressible.

Everard avait dormi en chemise et en pantalon. Il enfila pardessus une tunique matelassée, une coiffe assortie et une paire de bottes à éperons. La cotte de maille coula sur lui pour l’envelopper des épaules aux genoux, l’ouverture pratiquée au niveau de la taille lui permettant d’enfourcher son destrier. Souple et peu encombrante, elle était moins lourde qu’on aurait pu le craindre ; son poids était expertement réparti. On le coiffa ensuite d’un Spangenhelm, un casque de type germanique pourvu d’un protège-nez. Pour compléter la panoplie, il disposait d’un ceinturon avec épée à gauche et dague à droite, que la Patrouille lui avait fabriqué sur mesure. Comme il s’était fait un devoir d’acquérir une science du combat proprement encyclopédique, il n’avait eu besoin que d’une rapide remise à niveau.

Il mit le pied à l’étrier et monta en selle. Dans l’idéal, un destrier était élevé auprès de son maître dès sa naissance ou presque. Mais cet étalon sortait des haras de la Patrouille et jouissait d’une intelligence supérieure au commun des chevaux. Broussard tendit son bouclier à Everard. Il le passa à son bras gauche et saisit ensuite ses rênes. L’héraldique n’était pas encore une science, mais certains chevaliers décoraient leur écu et il avait choisi pour le sien un animal fabuleux – à savoir un dindon. Hall lui tendit sa lance. Elle aussi était plus maniable que ne le laissait présager sa longueur. Il salua ses camarades en levant le pouce et s’en fut au petit trot.

L’agitation diminuait à mesure que les escadrons se formaient. Porté par un jeune écuyer, le gonfalon bariolé du prince Roger était placé à la tête des troupes. C’était lui qui devait mener la première charge.

Everard s’arrêta à son niveau et leva sa lance pour le saluer. « Bonjour, mon seigneur, lui dit-il. Le roi m’a prié de me joindre à votre avant-garde. Il me semble que je serais mieux placé sur votre flanc gauche. »

Le duc le gratifia d’un bref signe de tête, impatient d’aller au combat. Quoique âgé de dix-neuf ans à peine, il avait déjà la réputation d’un guerrier vaillant et audacieux. Dans l’histoire telle que la connaissait la Patrouille, il devait périr onze ans plus tard sans laisser d’héritier, ce qui serait préjudiciable au royaume car il était le plus compétent des fils de Roger II. Mais dans cette histoire, ce jour serait le dernier pour ce beau jouvenceau si hardi.

« Comme il vous plaira, Manson, dit-il dans un rire. Ça devrait être calme de ce côté-là ! » Un officier supérieur du futur aurait été consterné par une telle désinvolture, mais, pour le moment, les armées européennes se montraient peu rigides en matière de doctrine et d’organisation. La cavalerie normande était la meilleure du monde, hormis sans doute celles de l’Empire byzantin et des deux califats.

C’était sur le flanc gauche que frapperait Lorenzo. Everard gagna sa position et examina les lieux avec attention.

De l’autre côté de la route, l’ennemi était lui aussi en position. Le fer étincelait, la masse des hommes et des chevaux rayonnait de couleurs vives. Les chevaliers de Rainulf n’étaient que quinze cents à peine, mais ils étaient appuyés par une infanterie qui compensait amplement cette infériorité numérique : des citadins et des paysans d’Apulie, armés de serpes et de piques et bien décidés à se défendre contre un envahisseur ayant déjà ravagé nombre de terres fertiles.

Ouais, même les contemporains de Roger le jugent trop sévère avec les rebelles. Mais il ne fait que suivre l’exemple de Guillaume le Conquérant, qui a soumis le nord de l’Angleterre en le transformant en désert ; et, contrairement à Guillaume, il gouverne la paix venue dans un esprit de justice, de tolérance et même de miséricorde… Et au diable les excuses vaseuses. Ce qu’il a créé dans mon histoire, c’est ni plus ni moins que l’ancêtre du royaume des Deux-Siciles, lequel, sous une forme ou une autre, a survécu à sa dynastie pour perdurer jusqu’au XIXe siècle, devenant le creuset de l’unité italienne, une évolution qui devait être lourde de sens pour le reste du monde. Je me trouve à un pivot de l’Histoire… Mais je me félicite de ne pas avoir dû le rencontrer avant la traversée des montagnes. J’aurais fort mal dormi après l’avoir vu à l’œuvre en Campanie.

Comme toujours lorsqu’un combat était imminent, Everard perdit toute angoisse. Ce n’était pas qu’il ignorât la peur : il avait autre chose à faire, voilà tout. Son œil devenait acéré, son oreille percevait le moindre son au sein du brouhaha comme s’il était seul au cœur de la nuit, chacun de ses sens s’affûtait, mais les battements de son cœur et la puanteur de sa transpiration cessaient d’être captés par son esprit devenu aussi froid qu’un calculateur.

« Ça va démarrer dans une minute », dit-il à voix basse. Le médaillon glissé sous son armure, reposant à même sa peau, reçut le message délivré en temporel et l’émit en direction du ciel. Sa batterie ne tiendrait pas très longtemps s’il le conservait en mode actif, mais l’escarmouche en préparation ne durerait guère, quelle que fût son issue. « Vous avez Lorenzo dans vos optiques ?

— Deux d’entre nous sont calés dessus », répondit une voix, qui parvenait à ses oreilles via un module de transmission sonore par vibration intégré à son casque.

« Ne le perdez pas de vue. Je veux savoir où il se trouve à tout instant lorsque nous approcherons l’un de l’autre. Et alertez-moi si quelqu’un d’autre s’intéresse à moi, évidemment.

— Bien reçu. Bonne chasse, monsieur. » Sous-entendu : Oui, pourvu que la chasse soit bonne. Pourvu que nous sauvions Roger père et fils, et ramenions ainsi au réel nos amours et nos maîtres.

Nos parents. Nos amis. Nos patries. Notre carrière. Tout cela, oui. Mais pas Wanda.

Le duc Roger tira son épée du fourreau. La lame se dressa vers le ciel. « Haro ! » hurla-t-il, et il talonna son destrier.

Ses féaux poussèrent à leur tour un cri de guerre. Les sabots de leurs chevaux firent trembler le sol, suscitant un véritable tonnerre à mesure qu’ils passaient du trot au petit galop et pour finir au galop tout court. Les lances s’agitaient en cadence.

Comme la distance se réduisait entre les deux osts, elles s’abaissèrent, évoquant les multiples crocs d’un dragon.

Wanda est perdue dans cet avenir que nous devons annihiler. C’est la seule explication possible ; elle n’est pas revenue. Je ne pouvais pas partir à sa recherche, ni moi ni personne d’autre, notre premier devoir n’est pas de sauver un individu, si cher soit-il à notre cœur, mais un univers tout entier. Peut-être a-t-elle péri, peut-être est-elle piégée, je ne le saurai jamais. Lorsque cet avenir cessera d’exister, elle connaîtra le même sort. Son courage, son rire ne seront plus présents qu’au XXe siècle, pendant son enfance et son adolescence, et dans ce lointain passé où elle a travaillé et… Je ne dois plus aller la voir, plus jamais. Sa ligne de vie s’achève à l’instant où elle a quitté l’âge de glace pour sauter vers l’aval. Il lui sera même refusé de se dissocier en atomes, comme il en va de toute créature vivante au moment du trépas, son sort sera le néant plutôt que la décomposition.

Everard refoula ce sombre savoir dans les profondeurs de son esprit. Il ne pouvait pas se permettre de faire autrement. Plus tard, plus tard, une fois seul, il s’autoriserait à souffrir, et peut-être à pleurer.

La poussière lui bouchait les narines, lui piquait les yeux, lui brouillait la vue. Les troupes de Rainulf lui apparaissaient comme une masse floue. Ses muscles se tendirent, sa selle trembla.

« Lorenzo fonce sur son flanc droit à la tête d’une vingtaine d’hommes, l’informa la voix neutre dans son casque. Ils tentent un mouvement tournant. »

Oui. Le chevalier d’Anagni et ses vaillants camarades allaient frapper Roger sur son flanc gauche, ouvrir une brèche, tuer le jeune duc et arrêter la charge d’un coup, d’un seul. L’arrière-garde sicilienne sombrerait alors dans la panique. Dès qu’il aurait regroupé son escadron, Lorenzo prendrait la tête de la contre-offensive lancée par Rainulf, et ce serait au tour du roi Roger de se faire occire.

Tout cela sans l’intervention d’un chrononaute, qu’il s’agît d’un historien gaffeur, d’un renégat ambitieux ou tout simplement d’un dément. La cause se résumait à une fluctuation de l’énergie spatio-temporelle, à un saut quantique, à un hasard insensé. Personne ne pouvait être rendu responsable de la disparition de Wanda.

De toute façon, elle est perdue. Je dois l’accepter, si nous voulons sauver le reste de l’humanité.

« Attention, agent Everard ! Votre taille fait de vous une cible tentante… L’un des chevaliers de Lorenzo s’est écarté de son escadron. On dirait qu’il a jeté son dévolu sur vous. »

Merde ! Le temps que je m’occupe de ce gêneur…

Eh bien, il faut réduire ce temps au strict minimum.

Everard repéra l’homme et sa lance. « Allez, Blackie, par ici, on va se le faire », dit-il à sa monture. Réagissant à la pression de ses genoux, l’étalon fonça droit devant. Everard se retourna vers le groupe de Roger pour lui lancer un cri, puis abaissa sa lance et se tassa sur sa selle.

Il ne se livrait pas à une joute, face à un gentilhomme séparé de lui par une barrière et ne cherchant au pire qu’à le désarçonner. Les tournois étaient une invention d’un prochain siècle. Ici, le but était de tuer l’adversaire.

Je n’ai pas passé ma vie à pratiquer cet art. Mais je me débrouille pas mal, j’ai l’avantage du poids et je chevauche un magnifique destrier… C’est parti !

Son cheval s’écarta d’un rien. La pointe qui visait sa gorge heurta son bouclier et dérapa dessus. S’il échoua lui aussi à porter un coup mortel, Everard frappa l’autre en plein torse et accentua l’impact d’une poussée des épaules. L’Italien tomba de sa selle, mais son pied gauche resta coincé dans l’étrier. Son cheval partit au galop, le traînant derrière lui.

Le duel avait attiré l’attention des Siciliens chevauchant à proximité. Repérant l’escadron ennemi, ils se détachèrent aussitôt de la charge pour suivre le Patrouilleur. Le malheureux cavalier ennemi périt sous les sabots de leurs chevaux.

Everard lâcha sa lance et tira son épée du fourreau. Si la bataille virait au combat rapproché, il allait pouvoir faire usage de certaines armes déconseillées en temps ordinaire. Il continua de foncer sur l’ennemi.

« Une heure », dit la voix. Il guida Blackie dans la direction voulue et reconnut la bannière de Lorenzo.

Elle lui était familière. Il avait partagé le pain de cet homme, il avait fait voler ses faucons, il avait chassé le cerf sur ses terres, il avait échangé avec lui des récits et des chants, il avait ri et trinqué en sa compagnie, il était allé à l’église et à la fête, il avait reçu ses confidences et feint de lui en faire en retour, jour après jour et nuit après nuit, un an après cette bataille. A l’heure de son départ, Lorenzo avait versé des larmes et l’avait appelé frère.

Les chevaliers s’entrechoquèrent.

Les hommes qui taillent et encaissent, les chevaux qui poussent et se cabrent. Leurs cris qui se confondent. Le fracas du fer frappant le fer. Le sang qui gicle et arrose le sol. Les corps qui s’effondrent, se convulsent une seconde, deviennent sous les sabots une charpie de sang et d’os. La mêlée qui soulève une poussière aussi épaisse que de la fumée. Everard avançait en son sein sans fléchir. Chaque fois qu’un danger le menaçait, les observateurs dans le ciel l’en avertissaient à temps pour qu’il pare le coup de son bouclier, lève sa lame pour riposter. Puis il s’enfonçait un peu plus au cœur de la violence.

Lorenzo se tenait devant lui. Il avait également renoncé à sa lance. Il balayait l’air de son épée. Des gouttes de sang s’envolaient de la lame. « En avant, en avant ! exhortait-il. Pour saint Georges, pour Rainulf… pour le saint-père…»

Il vit Everard émerger du chaos. Il ne le reconnut pas, bien entendu, car il ne l’avait jamais vu avant ce jour, mais il lui adressa un sourire carnassier et lança son cheval à la rencontre de ce colossal adversaire.

Au diable l’esprit sportif ! Everard pointa son épée sur lui et pressa le bouton logé dans le pommeau. Un rayon étourdisseur jaillit de la lame. Les yeux de Lorenzo se révulsèrent. Son épée lui échappa de la main. Il s’affaissa sur sa selle.

Mais il ne tomba point. Ses bras se refermèrent autour de l’encolure de sa monture, qui renâcla et changea de direction. Les réflexes de ce diable d’homme lui permettaient-ils de rester en selle même lorsqu’il était inconscient ? Dans ce cas, il ne tarderait pas à se réveiller en pleine forme. Sans doute conclurait-il qu’on lui avait asséné un coup sur la tête que son casque et sa cotte de mailles avaient été incapables d’amortir.

Everard l’espérait.

Pas le temps de faire du sentiment. « Allez, Blackie, on fiche le camp d’ici. Et fissa. » Il avait la langue aussi sèche qu’un bout de bois.

De toute façon, le combat perdait en intensité. Ce n’était en fait qu’une escarmouche, passée inaperçue du gros des troupes dans les deux camps. Les Siciliens achevèrent leur charge en dispersant les hommes de Rainulf, ouvrant une brèche dans leurs rangs.

Everard traversa au petit trot un champ où gisaient des cadavres désarticulés, où gémissaient les blessés, où les chevaux mutilés se cabraient en poussant des cris déchirants. Comme il jetait un coup d’œil derrière lui, il vit le duc Roger et ses chevaliers poursuivre plusieurs centaines d’hommes sur la route de Siponto. Il vit aussi que Rainulf regroupait ses forces tandis que le roi Roger conservait sa position.

S’il avait une vision aussi complète des hostilités, c’était surtout grâce à sa connaissance de l’histoire – de l’histoire telle qu’elle était censée se dérouler. Car, en vérité, il ne voyait autour de lui que chaos, violence et confusion, cette suprême absurdité qu’est la guerre.

Un peu plus loin se dressait un talus couronné d’arbres. Une fois qu’il l’eut dépassé, il était hors de vue. « C’est bon, dit-il dans son médaillon. Venez me chercher. »

Tous ses sens demeuraient en éveil. Peut-être devrait-il en profiter pour survoler toute l’étendue du champ de bataille, vérifier que les événements avaient repris leur cours normal.

Un fourgon se matérialisa près de lui, suffisamment grand pour embarquer son cheval en plus de quelques auxiliaires. L’étalon se retrouva bien vite dans un box. Everard le complimenta, caressa sa crinière maculée de sueur et de poussière, flatta ses naseaux de velours. « Il préférerait un morceau de sucre », dit une petite femme blonde, de type finlandais, qui joignit le geste à la parole. Elle parvenait à peine à contrôler sa joie. En ce jour, elle avait contribué à restaurer le monde qui lui avait donné vie, du moins pouvait-elle le croire.

Le fourgon sauta en altitude. Le ciel l’entourait de toutes parts. La terre se réduisait à une mosaïque d’ocre et de bleu. Everard s’assit devant un écran de visée. Il régla le grossissement et examina la scène. A une telle distance, la mort et la souffrance, la furie et la gloire devenaient irréelles – un théâtre de marionnettes, un récit de chroniqueur.

Si doué fût-il, avec une rudesse de Normand tempérée de subtilité orientale, le roi Roger n’avait rien d’un tacticien de génie. Il devait ses victoires à ses troupes d’élite, à sa détermination sans faille et au manque d’organisation de ses ennemis. A Rignano, il se montra un peu trop lent et perdit l’avantage que lui avait donné la charge initiale menée par son fils. Lorsqu’il passa à l’attaque, son armée se fracassa comme une vague sur une falaise. Puis Rainulf jeta toutes ses troupes dans la mêlée. La contre-offensive du prince ne servit strictement à rien. Pris de panique, les Siciliens s’égaillèrent dans tous les sens. Les soldats de Rainulf les traquèrent sans faire de quartier. À la tombée du jour, trois mille cadavres jonchaient la plaine. Ralliant à eux quelques survivants, les deux Roger parvinrent à se dégager et à fuir vers les montagnes, et de là vers Salerne.

C’était ainsi qu’avait tourné la bataille dans le monde de la Patrouille. Le triomphe de Rainulf serait de courte durée. Roger rassembla bientôt des troupes fraîches pour reconquérir ce qu’il avait perdu. Rainulf mourut d’une mauvaise fièvre en avril 1139. La période de deuil qui suivit fut aussi émouvante que futile. En juillet de la même année, à Galuccio, les deux Roger tendaient une embuscade à l’armée pontificale, dont les nobles commandants prirent la fuite tandis que leurs soldats se noyaient par milliers dans le Garigliano ; et le pape Innocent devint un prisonnier de guerre.

Oh ! le roi Roger le traita avec le respect qui lui était dû. Il s’agenouilla devant le saint-père et lui jura allégeance. En retour, il reçut l’absolution et vit acceptées toutes ses revendications. Après, il ne lui restait plus qu’à faire un peu de ménage. Au bout du compte, Bernard de Clairvaux lui-même proclama que ce roi-là était un seigneur vertueux, et les relations entre les deux parties devinrent franchement affectueuses. L’avenir leur réservait d’autres crises : les conquêtes africaines de Roger, la deuxième croisade à laquelle il consentit à peine à prendre part, l’offensive qu’il lança contre Constantinople, de nouveaux conflits avec la papauté et le Saint Empire romain… mais il ne devait cesser de consolider le Royaume normand de Sicile, encourageant la croissance de cette civilisation hybride qui allait engendrer la Renaissance.

Everard s’affaissa sur son siège. L’épuisement menaçait de l’engloutir. Dans sa bouche, la victoire avait un goût de cendres. Vite ! qu’il dorme un peu, qu’il oublie un temps ce qu’il avait perdu.

« Ça a l’air d’aller, dit-il. On retourne à la base. »

1989α apr. J.C.

Les premiers signes d’occupation européenne n’apparurent qu’au-delà du Mississippi. De modestes avant-postes éparpillés dans la nature, de simples fortins en bois reliés par des pistes plutôt que des routes. Des comptoirs commerciaux, devina Tamberly. Ou peut-être des missions, tout simplement ? Pas un enclos qui n’abrite une tour ou une flèche, en général surmontée d’une croix et dominant de sa taille tous les autres bâtiments. Elle ne s’arrêta pas pour les examiner de près. Le silence radio la poussait vers l’avant.

Elle découvrit des colonies dignes de ce nom à l’est des Alleghenies. Il s’agissait de villes fortifiées, entourées de champs et de pâtures dessinant de longues bandes sur le paysage. Aux alentours, on trouvait des villages formés de cottages quasiment identiques. Quelques-uns d’entre eux avaient en leur centre une place, servant sans doute à accueillir un marché, où se dressait un crucifix ou une construction proche du calvaire breton. Chaque hameau était pourvu de sa chapelle, chaque ville était centrée sur son église. Tamberly ne vit aucune ferme isolée. Cet agencement lui rappela ce qu’elle avait pu lire sur le Moyen Âge. Ravalant ses larmes et ses terreurs, elle se remit à filer vers l’est.

Plus elle s’approchait de la côte, plus les villes gagnaient en importance. La moitié de Manhattan était entièrement construite. À côté de la cathédrale qui y était érigée, la Saint-Patrick de ses souvenirs paraissait ridicule. Bâti dans un style qu’elle ne reconnut pas, l’édifice à plusieurs niveaux lui apparut aussi massif que menaçant. « De quoi filer les jetons à Billy Graham », commenta-t-elle d’une voix tremblante.

Plusieurs navires étaient ancrés dans le port et, grâce à ses instruments optiques, elle put étudier l’un d’entre eux, au mouillage dans le détroit des Narrows. Ce large trois-mâts aux voiles carrées ressemblait à un cargo du début du XVIIe siècle, tel qu’elle en avait vu sur certaines gravures, mais même son œil peu exercé repérait quantité de différences. Le pavillon flottant à sa hampe était frappé de fleurs de lis sur fond bleu. Sur celui qui flottait à son grand mât, on distinguait deux clés entrecroisées sur fond jaune et blanc.

Les ténèbres envahirent son esprit. Elle était en pleine mer lorsqu’elle réussit à les dissiper.

Vas-y. Hurle.

Cela lui fit un bien fou. Pas question de se laisser aller trop longtemps, de crainte de sombrer dans l’hystérie, mais elle avait besoin de se soulager si elle voulait retrouver ses pouvoirs de réflexion. Elle détendit ses mains serrées sur le guidon, effectua quelques mouvements pour assouplir ses muscles dorsaux, et elle commençait déjà à analyser la situation lorsqu’elle s’aperçut avec un petit rire qu’elle avait oublié de décrisper ses mâchoires.

Le scooter continuait son vol. L’immensité désertique de l’océan se déployait au-dessous d’elle, une myriade de verts, de gris et de bleus mouvants. L’air qu’elle fendait sifflait et grondait. Le champ de force la protégeait du vent comme du froid.

Plus aucun doute n’est permis. Il s’est produit une catastrophe. Quelque chose a changé le passé, et le monde que je connaissais… le mien, celui de Manse, d’oncle Steve et de tous les autres… ce monde a disparu. La Patrouille du temps a disparu. Non, je raisonne de travers. Elle n’a jamais existé. J’existe bien, moi, mais je n’ai ni parents, ni grands-parents, ni patrie, ni histoire, je n’ai aucune cause, je ne suis qu’un objet aléatoire ballotté par le chaos quantique.

Impossible de saisir ce concept. Même si elle le formulait en temporel, une langue dont la grammaire était conçue pour accommoder les chronoparadoxes, il refusait de devenir concret comme pouvait l’être à ses yeux quelque chose d’aussi trapu que la biologie évolutionnaire. Une telle situation défiait toute logique et transformait la réalité en spectacle d’ombres.

Oui, d’accord, on nous a expliqué la théorie à l’Académie, mais seulement de façon superficielle, comme le cours de sciences obligatoire auquel ont droit les littéraires au lycée. Ma classe n’était pas censée recevoir une formation au travail de police, après tout. On allait faire de nous des scientifiques de terrain, affectés à la préhistoire qui plus est, une période où les humains sont rares et où il est quasiment impossible de déclencher des altérations irréversibles. Nous étions dans la même situation que Stanley partant explorer le Continent noir. Que faire, que faire ?

Retourner dans le pléistocène, je présume. Aussi loin en amont, on n’a sans doute rien à craindre. Et Manse devrait encore s’y trouver. (Non, « encore », ça ne veut rien dire, pas vrai ?) Il va s’occuper de tout. Si j’ai bien saisi ses sous-entendus, il a déjà (« déjà ») rencontré ce genre de problème. Peut-être qu’il va enfin consentir à me donner des détails. (Et peut-être que je pourrai lui dire que je sais qu’il est tombé amoureux de moi, ce gros nounours. Je me suis montrée trop timide, ou trop effrayée, ou trop hésitante… Nom de Dieu, espèce de nunuche, arrête de gamberger comme ça !)

Un troupeau de baleines passa en contrebas. L’une d’elles fit un bond hors de l’eau, faisant naître en y retombant une titanesque fontaine, qui arrosa ses puissants flancs d’un blanc étincelant.

Tamberly sentit son sang s’échauffer. « C’est cela, oui, railla-t-elle à voix haute, va te réfugier dans les bras du mâle dominant et remets-t’en à lui pour arranger les choses afin que la petite princesse puisse dormir tranquille. » Tant qu’elle était sur place, pourquoi ne pas se faire une idée plus précise de ce monde et revenir avec un rapport détaillé plutôt que des sanglots ? Quelques heures de reconnaissance, rien de plus. Comme Manse lui-même ne cessait de le ressasser : « Dans notre boulot, on n’a jamais trop d’information. » Ses observations risquaient de l’orienter vers la source de ce désastre.

« Bref, le mot d’ordre est : résistance », déclara-t-elle. Sa résolution se raffermit ; l’espace d’un instant, elle se vit sonner la Cloche de la Liberté à peine coulée. Une minute de réflexion, et elle régla les contrôles du scooter pour faire un saut à Londres.

L’heure était fort tardive mais, à cette latitude, le jour éclairait encore la cité. Celle-ci s’étendait sur les deux rives de la Tamise et un nuage de fumée la recouvrait. Elle en estima la population à un million d’habitants. La Tour de Londres était bien là, ainsi que l’abbaye de Westminster, qu’elle n’était cependant pas sûre de reconnaître, et on distinguait quantité de vieilles églises parmi les maisons ; mais sur la colline de Saint-Paul était bâti un monstrueux édifice. Usines et banlieues grises brillaient par leur absence. La campagne était toute proche, parée d’or et de vert par les feux du couchant. Dommage qu’elle ne soit pas en état d’apprécier le spectacle.

Et ensuite ? Où aller ? A Paris, je suppose. Nouveau réglage.

Paris était plus étendue que Londres, environ deux fois plus. Quantité de routes pavées rayonnaient de la cité. On y observait un trafic intense, ainsi que sur le fleuve : piétons, cavaliers, carrosses, chariots à bœufs ou à mules, barges, voiliers, galères armées de canons étincelants. Elle remarqua parmi les maisons ce qui ressemblait à des forteresses, avec tourelles et remparts. Bien plus agréables à l’œil étaient la demi-douzaine de palais, qui lui rappelèrent ceux qu’elle avait pu voir à Venise. L’île de la Cité abritait l’un d’eux, qu’avoisinait un temple encore plus titanesque que son équivalent londonien. Le cœur de Tamberly battit un peu plus fort. C’est ici que ça se passe, bien plus qu’outre-Manche. Voyons ça de plus près.

Elle décrivit une spirale pour observer les faubourgs de la ville à mesure qu’elle s’éloignait de son centre. Quiconque aurait levé les yeux dans ces rues tortueuses n’aurait aperçu qu’un point brillant dans le ciel qui virait à l’indigo. Elle ne vit ni l’Arc de triomphe, ni les Tuileries, ni le bois de Boulogne, ni les terrasses des cafés…

Versailles. Ou à peu près. Un village bâti au bord de la route, aux maisons plus variées et moins serrées les unes contre les autres que dans les communautés paysannes, et, à trois ou quatre kilomètres de là, une sorte de château au sein d’un parc peuplé de pelouses et de jardins. Tamberly se dirigea vers lui.

À l’origine, ce devait être un château fort, une forteresse même ; quelques pièces d’artillerie décoraient encore l’arrière-cour. Il avait été remodelé au fil des siècles, se voyant agrémenté d’ailes gracieuses et spacieuses, pourvues de fenêtres et vraisemblablement conçues à usage d’habitation. Mais des sentinelles montaient toujours la garde autour des bâtiments. Elles étaient vêtues d’un uniforme rouge à parements dorés et coiffées de casques extravagants, mais les fusils qu’elles portaient à l’épaule avaient sûrement servi. Un drapeau flottait à un mât, frémissant sous la brise vespérale. Elle reconnut les clés entrecroisées qu’elle avait aperçues dans le port de Manhattan.

Un personnage important demeure ici… Un instant ! A l’horizon ouest, le soleil inondait des prés où se croisaient paons et chevreuils, ainsi qu’un jardin à la française entouré de tonnelles croulant sous les roses. Qu’est-ce que c’est que cette lueur que j’aperçois ?

Tamberly descendit. Si quelqu’un la repérait, que pourrait-il lui faire ? Hé ! prudence, n’oublie pas leurs tromblons. Elle s’immobilisa à une altitude de quinze mètres pour mieux examiner les tonnelles. Grossissement optique… Oui, chacune d’elles abritait un soldat. Qu’est-ce qu’ils peuvent bien garder, planqués comme ça parmi les roses ?

Elle sauta à une altitude élevée, se plaça directement à l’aplomb de sa cible et braqua ses instruments sur le sol. Une vision lui apparut. Elle sursauta. « Non, c’est impossible ! »

Et pourtant, c’était vrai. « Arrête de trembler comme ça ! » s’ordonna-t-elle en pure perte. Mais son esprit ne perdit rien de son acuité. En un éclair, il s’y forma toute une chaîne dont les maillons tenaient de la logique, de l’intuition, de l’espoir et de la terreur.

Près du palais, le plan des jardins était plus ou moins conforme à celui du Versailles de ses souvenirs : une grille rigide, avec allées gravillonnées, haies, massifs de fleurs, arbres écimés, fontaines et statues. La parcelle qu’elle avait sous les yeux était l’une des plus petites, à peu près de la taille d’un terrain de football. Jadis, elle avait sans doute été semblable aux autres, ainsi qu’en témoignait la maçonnerie. Mais aujourd’hui, les pavés qui bordaient les massifs dessinaient un symbole reconnaissable entre tous. Un écu frappé d’un sablier. Le tout entouré d’un cercle et barré d’un trait oblique de couleur rouge.

L’emblème de la Patrouille du temps.

Non. Pas tout à fait. Ce cercle et cette barre… Une coïncidence ? Impossible. Je cherchais à capter un signal radio, mais c’est un signal visuel qu’on m’a envoyé.

Tamberly vit que sa main était figée au-dessus du bouton qui la ferait descendre. Elle l’en écarta comme si elle redoutait de se brûler. Non ! Si jamais tu te pointes… pourquoi ces gardes sont-ils là, à ton avis ?

Elle frissonna. Comment interpréter ce cercle et cette barre ? Eh bien, pour une personne originaire du XXe siècle, ils signifient une interdiction. Verboten. Danger. Défense de stationner. Défense de fumer. Défense d’entrer. Foutez le camp. Ne vous approchez pas.

Sauf que je ne peux pas faire ça, hein ? C’est l’emblème de la Patrouille, bon sang !

L’ombre coula sur le monde. Une girouette dorée luisit un instant sur le toit du palais puis s’assombrit. Même à l’altitude où elle planait, le soleil sombrait derrière l’horizon. Les premières étoiles apparurent, frémissantes. La température baissa encore. Le vent était tombé et le silence devenait oppressant.

Ô mon Dieu, comme je me sens seule ! Je ferais mieux de regagner l’âge de pierre pour y faire mon rapport. Manse organisera sûrement une expédition de secours.

Elle se raidit. « Niet ! » lança-t-elle aux étoiles. Pas avant qu’elle ait épuisé toutes ses options. Si le monde de la Patrouille avait été détruit, alors les Patrouilleurs survivants avaient plus urgent à faire que de récupérer un camarade naufragé. Ou deux. Ai-je le droit de faire irruption en pleurs parmi eux et de les détourner de leur devoir ? Ne serais-je pas mieux inspirée de faire tout mon possible pour sauver ce naufragé ?

Elle déglutit. Je… je suis susceptible d’être sacrifiée, moi aussi.

Et si elle revenait victorieuse auprès de Manse…

Son sang s’échauffa à nouveau, chassant la froidure nocturne. Elle s’installa sur sa selle et cogita.

C’était un chrononaute – pas nécessairement un Patrouilleur – qui avait agencé ou fait agencer ce jardin. Forcément pour envoyer un signal à un autre chrononaute débarquant dans les parages. Le ou la naufragé n’aurait pas pris cette peine s’il ou elle disposait d’un véhicule ; son communicateur aurait fait l’affaire.

Par conséquent, notre chrononaute… Disons X, par souci d’originalité, sans décider encore s’il s’agit d’un homme ou d’une femme… était bel et bien pris au piège. Comme une mouche dans une toile d’araignée… bon, on arrête les métaphores foireuses. Si X avait été libre de ses mouvements, il se serait contenté de tracer l’emblème de la Patrouille sans y ajouter de fioritures, ou alors, par exemple, une flèche désignant le lieu où il avait dissimulé un rapport écrit. Par conséquent, cette barre signifiait : « Danger. Ne pas atterrir. » Ce que confirmait la présence de gardes armés ; sans parler du château lui-même, isolé et facilement défendable. X était retenu prisonnier. Certes, il jouissait d’une certaine autonomie, voire d’une certaine influence sur ses geôliers, puisqu’il avait pu les convaincre d’agencer le jardin suivant ses désirs. Néanmoins, il était surveillé de près et tout visiteur serait aussitôt capturé, livré au bon vouloir du seigneur de ce château.

Ah bon ? C’est ce qu’on va voir.

Tamberly compta et recompta ses atouts pendant que les étoiles apparaissaient dans le ciel. Ils étaient en quantité pathétique. Elle avait le pouvoir de voler, et aussi de sauter instantanément d’un point à un autre, ce qui lui permettait de s’introduire dans une oubliette ou une forteresse – au risque toutefois de se faire cribler de balles –, mais elle ignorait tout de la topographie du château et n’aurait su localiser la cellule de X. Un coup d’étourdisseur, et elle éliminait tous les gardes à proximité, mais ça ne réglait pas le cas de l’armée de sentinelles qui, de toute évidence, était prête à lui tomber sur le râble. Peut-être que sa seule apparition suffirait à les faire fuir, mais elle en doutait, vu le dispositif de protection qui s’était mis en place autour de X, sans parler de tout ce que celui-ci avait pu apprendre au commandant en chef ; non, le jeu n’en valait pas la chandelle – autant espérer gagner le gros lot au loto de Californie. Et si elle remontait en aval pour s’introduire dans la place après avoir adopté un déguisement idoine ? Non, elle aurait dû abandonner son scooter, et il n’en était pas question.

Par ailleurs, elle ignorait tout des us et coutumes de ce pays. Et si elle parlait couramment l’espagnol, elle ne conservait du français que des souvenirs de lycée, sans compter que, dans ce monde, les langues elles aussi avaient dû diverger – le français, l’espagnol et même l’anglais.

Pas étonnant que X ait laissé une mise en garde. Peut-être qu’il souhaitait dire à tous les Patrouilleurs : « Cassez-vous. Oubliez-moi. Sauvez votre peau. »

Tamberly pinça les lèvres. C’est ce qu’on va voir, j’ai dit.

Et, comme si l’aube venait de se lever : Oui, on va voir et bien voir.

Et le soleil réapparut : midi, un an plus tôt. Les jardiniers s’affairaient autour du sablier – ça ratissait, ça élaguait, ça balayait.

Dix ans plus tôt, des hommes et des femmes en habit pimpant se promenaient le long de massifs de fleurs au dessin banalement géométrique.

Tamberly éclata de rire. « Okay, on commence à y voir plus clair. »

Et en avant pour une série de sauts, de çà, de là, par tous les temps, par toutes les saisons, à lui en donner le vertige. Mieux vaudrait ralentir. Non, elle était trop excitée. Pas besoin de vérifier tous les mois de toutes les années. Voici l’emblème. Tiens, il n’est plus là. Le revoici. D’accord : ils avaient démoli l’ancien massif en mars 1984 et le nouveau était bien entamé en juin…

Sur la fin, elle décida de vérifier jour par jour, sachant qu’elle aurait dû le faire heure par heure, minute par minute. La fatigue lui voûtait les épaules et lui fermait les paupières. Elle s’en fut, localisa une colline herbue en Dordogne, sans personne dans les parages, attaqua ses provisions de bouche, prit un bain de soleil et s’endormit.

Allez ! on retourne au turbin. Elle était d’un calme olympien, concentrée comme une championne.

25 mars 1984, 13 h 37. Un ciel gris, des nuages bas, une bise sifflante sur les champs et les arbres à peine feuillus, de brèves ondées. (Le temps était-il le même ce jour-là dans le monde détruit ? Probablement pas. Là-bas, les hommes avaient ravagé les forêts de l’Amérique, dompté ses plaines, pollué son ciel et ses rivières avec leurs produits chimiques. Mais ils avaient inventé la liberté, éradiqué la variole et envoyé des navires sur la Lune.) Deux hommes marchaient dans le jardin fraîchement retourné. Le premier était vêtu d’une robe pourpre et or, et coiffé d’une mitre aux allures de couronne. Le second portait une tunique et un pantalon bouffant que Tamberly connaissait déjà. Il était grand, mince et grisonnant. À quelque distance les suivaient six sentinelles en livrée, le fusil à la main.

Tamberly les observa durant plusieurs minutes et finit par conclure : Oui, ils sont en train de discuter des nouveaux aménagements.

C’est parti. A la grâce de Dieu.

Elle avait déjà affronté le danger. Parfois de son propre chef. La même chose lui arrivait à présent. Le temps sembla se ralentir et le monde devint une mosaïque de détails mouvants, mais elle sélectionna ceux qui lui étaient nécessaires, toute peur disparut de son esprit, et elle visa et fonça.

Cycle et cavalière apparurent à moins de deux mètres de la cible. « Patrouille du temps ! s’écria Tamberly, peut-être inutilement. À moi, vite ! » Elle activa l’étourdisseur. L’homme en robe s’effondra. Ce qui lui permit de viser les sentinelles.

L’homme grisonnant semblait paralysé. « Vite ! » répéta-t-elle. Il fonça. L’une des sentinelles épaula, visa, tira. Le coup de feu résonna dans l’air immobile. Le prisonnier chancela.

Tamberly mit pied à terre. L’homme lui tomba dans les bras. Elle le traîna vers le scooter. Une guêpe qui lui frôle la tempe. Elle cala l’homme sur la selle de devant, enfourcha celle de derrière, se pencha vers la console. Maintenant, on peut aller chercher de l’aide. Une troisième balle rebondit sur la carrosserie.

18 244 av. J.C.

Everard laissa son scooter au garage et se dirigea vers sa chambre. Quelques-uns des agents ayant participé à la mission Rignano émergeaient à leur tour. La plupart s’étaient rendus ailleurs, en un autre temps, car le nombre de places était limité dans tous les refuges. Tous avaient pour instruction d’attendre sans bouger jusqu’à confirmation du succès de l’opération. Ceux qui logeaient au pléistocène foncèrent vers la salle commune pour célébrer l’événement. Everard n’était pas d’humeur à les rejoindre. Tout ce qu’il désirait, c’était une bonne douche, un verre d’alcool bien tassé et une nuit de sommeil. Une nuit d’oubli. L’aube et son fardeau de souvenirs arriveraient bien assez tôt.

Les cris et les rires le suivirent dans le couloir. Il tourna et la vit.

Tous deux se figèrent. « J’ai cru entendre…» commença-t-elle. Puis elle se jeta sur lui. « Manse, oh ! Manse ! »

Elle faillit le faire tomber à la renverse, tellement il était épuisé. Ils s’étreignirent. Leurs lèvres se cherchèrent. Un long moment s’écoula avant qu’il ne reprenne son souffle.

« Je te croyais disparue », gémit-il en collant sa joue à la sienne. Ses cheveux avaient un parfum de soleil. « Je te croyais piégée dans ce monde altéré, je te croyais… comme si la nuit était tombée… sur mon âme.

— Je suis navrée, dit-elle d’une voix hésitante. Je n’aurais pas cru que tu te rongerais les sangs comme ça. J’ai… j’ai pensé que tu aurais besoin de temps pour comprendre la situation, organiser une contre-offensive, et que nous n’aurions fait que te gêner. Alors je… je suis revenue un mois après le moment de mon départ. Et ça fait deux jours que j’attends ton retour, si tu savais comme j’ai eu peur pour toi !

— Et moi pour toi. » Il comprit soudain ses propos. Sans lui lâcher la taille, il s’écarta pour la regarder droit dans les yeux. « Qu’entends-tu par « nous » ? demanda-t-il d’une voix traînante.

— Eh bien, Keith Denison et moi. Il m’a dit que vous étiez amis, tous les deux. Je l’ai secouru et je l’ai ramené… Manse, qu’y a-t-il ? »

Il la lâcha, se retrouvant les bras ballants. « Tu veux dire que tu as échoué dans un avenir visiblement altéré et que tu y es restée ?

— Qu’est-ce que j’étais censée faire ?

— Ce qu’on t’a appris à l’Académie ! glapit-il. Tu ne t’en souviens donc pas ? Ce que tous les autres chrononautes, les Patrouilleurs et les civils, ont eu le bon sens de faire quand ils en avaient la possibilité. Revenir sans tarder à leur point de départ, alerter la base de la Patrouille la plus proche et suivre les instructions qu’elle leur donnait. Espèce de tête de linotte ! Si tu étais restée coincée là-bas, personne ne serait venu à ton secours. Ce monde a cessé d’exister. Et tu aurais connu le même sort ! Je supposais que ta disparition était due à la malchance, pas à la stupidité ! »

Elle blêmit et serra les poings. « Je… je voulais te ramener un rapport. Des informations. Ça aurait pu t’aider, non ? Et je… j’ai sauvé Keith. Maintenant, va au diable ! »

Soudain, sa colère s’évapora. Elle frissonna, ravala ses larmes et bredouilla : « Non, je te demande pardon. Je me suis montrée indisciplinée, j’en conviens, mais ni ma formation ni mon expérience ne m’avaient préparée à…» Se raidissant : « Non. Je n’ai aucune excuse. J’ai commis une erreur. »

Il sentit sa propre colère se dissiper. « Oh ! bon Dieu, Wanda ! Tu as très bien agi, au contraire. Je n’aurais pas dû t’engueuler comme je l’ai fait. Mais je te croyais perdue et…» Il réussit à sourire. « Un officier digne de ce nom doit jeter le règlement aux orties quand un soldat s’est distingué en l’ignorant. Tu as sauvé mon vieux pote du néant ? Spécialiste Tamberly, je vais vous proposer pour une citation et une promotion.

— Je… je… Manse, il faut faire quelque chose ou je vais me mettre à pleurnicher. Tu veux aller voir Keith ? Il doit garder le lit. Une blessure légère en voie de guérison…

— Laisse-moi le temps de prendre une douche », dit-il, aussi désireux qu’elle de recouvrer une contenance. « Ensuite, tu me raconteras ce qui t’est arrivé.

— Et toi aussi, okay ? » Elle inclina la tête sur le côté. « Tu sais, on n’a pas besoin d’attendre. On peut discuter pendant que tu… Manse, mais tu rougis ! »

Il ne sentait plus la fatigue. La tentation, par contre… Non, décida-t-il. Mieux vaut ne pas précipiter les choses. Et Keith serait froissé si je le faisais attendre. « Si tu veux. »

Les agents restés au chalet avaient résumé la situation à Tamberly. Tout en se prélassant sous l’eau chaude, Everard lui cria par la porte entrouverte que l’opération Rignano avait apparemment réussi. « Pour les détails, on verra plus tard.

— J’y compte bien, lança-t-elle. Bon sang, on en a, des histoires à se raconter.

— A commencer par ta petite virée, gamine. » Pendant qu’il se frictionnait, il l’écouta relater son périple. Lorsqu’il pensa à ce qui aurait pu lui arriver, il en eut la chair de poule.

« Keith s’est fait tirer dessus avant que j’aie pu l’évacuer, conclut-elle. J’ai choisi une destination au hasard puis, une fois à l’abri, je suis revenue ici – il y a deux jours. Le toubib l’a tout de suite pris en charge. Une balle dans le poumon gauche. La Patrouille est au top question chirurgie et cicatrisation, hein ? Il en a encore pour une semaine de convalescence, mais il commence à s’agiter. Peut-être que tu arriveras à le calmer.

— J’aimerais bien recueillir ses impressions. Il a passé quatre ans dans ce monde, dis-tu ?

— Neuf à l’origine. Il a émergé en 1980 et moi en 89. Mais je l’ai extrait en 84, donc il n’a jamais vécu ces cinq ans et n’en conserve aucun souvenir. »

Il enfila les vêtements propres qu’il avait emportés dans la salle de bains. « Tsk-tsk. Une altération du temps. Tu as violé la Prime Directive.

— Bof ! Dans cet univers, qu’est-ce que ça peut faire ?

— C’est une bonne question. Pour parler franchement – et ne va pas le répéter –, il arrive que la Patrouille procède à de tels… euh… ajustements. Keith et moi avons eu à traiter un cas similaire. Peut-être qu’un jour je serai libre de t’en parler. » La souffrance de cet épisode s’est estompée. Avec elle à mes côtés, il n’y a plus place pour la souffrance.

En sortant de la salle de bains, Everard trouva Tamberly assise dans son fauteuil, un verre de scotch à la main. « Tu n’étais pas obligé de ménager ma pudeur », fit-elle remarquer.

Il sourit. « Impudente donzelle ! Sers-moi la même chose et, ensuite, on ira dire bonjour à Keith. »

Le Patrouilleur était allongé sur son lit, le dos calé sur ses oreillers, et plongé dans un livre. Il avait le visage blafard et les traits tirés. Ses yeux s’éclairèrent quand le couple entra. « Manse ! s’exclama-t-il d’une voix éraillée. Mon Dieu, que ça fait plaisir de te voir ! J’étais malade d’inquiétude.

— A propos de Cynthia, je suppose.

— Oui, mais aussi…

— Je sais. Je partageais tes sentiments. Eh bien, on peut considérer la question comme réglée. La mission est passée comme une lettre à la poste. » Pas vraiment, non. Il y a eu de la souffrance, du danger, et j’ai vu mourir des hommes courageux. Mais je suis si heureux que tout me semble merveilleux.

« J’ai entendu des vivats et je me doutais un peu… Merci, Manse, merci. »

Everard et Tamberly s’assirent de part et d’autre du lit. « Remercie Wanda », dit Everard.

Denison acquiesça. « Je n’y ai pas manqué. Elle a même allégé ma sentence de cinq ans, tu le sais ? Cinq années dont je me passe sans peine. Les quatre que j’ai vécues là-bas me suffisent amplement.

— Tu as été maltraité ?

— Non, pas exactement. » Denison exposa les conditions de sa captivité.

« Tu as le chic pour te faire capturer, pas vrai ? » taquina Everard.

Il le regretta tout de suite en voyant son ami pâlir et en l’entendant murmurer : « Oui. S’agissait-il d’une simple coïncidence ? Je ne suis pas physicien, mais j’ai lu des articles sur les champs de probabilité quantique et les nexus temporels.

— Ne te fais pas de bile pour ça », s’empressa de dire Everard. Et ne va pas te demander si le hasarda fait de toi un pistolet chargé à la gâchette sensible. Moi-même, je ne suis pas sûr de maîtriser la théorie. « Tu t’es sorti de ces deux aventures aussi frais qu’une rose, ce qui n’était pas vraiment mon cas. Demande à Wanda – elle m’a accueilli au retour avant que j’aie pris ma douche. Mais continue, je t’en prie. »

Encouragé par cette remarque, Denison s’exécuta en souriant. « L’archicardinal était un brave type, à sa façon, bien que son statut social ne lui donnât guère de latitude. Non seulement c’était un prince de l’Église, mais c’était aussi un puissant noble du beau pays de France, lequel englobait aussi les îles Britanniques. Il était souvent amené à faire brûler des hérétiques et à faire massacrer des paysans révoltés. Il n’en était pas troublé outre mesure, car il considérait que cela était de son devoir, mais il n’en jouissait pas, contrairement à certains personnages haut placés que j’ai pu croiser. Bref. Son rang ecclésiastique avait plus de poids que son titre de noblesse. Dans cette Europe, les rois ne sont… n’étaient que des fantoches, ou à tout le moins des vassaux de l’Église.

» Albin – l’archicardinal, donc – était un type instruit et intelligent. Il m’a fallu de longs mois et des litres de sueur pour le convaincre de la vraisemblance de mon histoire de visiteur venu de Mars. Il me posait des questions sacrement embarrassantes. Mais j’étais apparemment sorti de nulle part, ne l’oublions pas. Je lui ai dit que mon char volait si vite qu’il était invisible, un peu comme une balle de fusil. Il a avalé ce bobard, vu qu’il ignorait tout du bang supersonique. Dans cette civilisation, on avait inventé le télescope et on savait que les planètes étaient des globes dans le ciel. Mais l’astronomie en était restée au géocentrisme ; les savants étaient autorisés à utiliser la fiction mathématique d’un univers héliocentrique pour faciliter leurs calculs, mais… Peu importe. Tout cela peut attendre. J’ai appris tant de choses, et des plus étranges, même séquestré comme je l’étais.

» Car non seulement Albin avait confiance en moi, mais en outre il tenait à me soustraire au zèle de l’Inquisition, qui m’aurait torturé jusqu’à faire de moi une épave tout juste bonne à finir sur le bûcher. Albin estimait qu’en faisant preuve de patience, il pouvait en apprendre bien davantage de ma bouche, et il n’était pas contaminé par la crainte de la sorcellerie. Certes, il acceptait une certaine dose de magie, mais c’était à ses yeux une autre forme de technologie, avec ses propres contraintes. Donc, il m’a hébergé dans l’une de ses possessions des environs de Paris. Je n’étais pas trop à plaindre, sauf pour ce qui est de… enfin, passons. J’étais bien logé et bien nourri, et on m’autorisait les promenades dans les jardins, mais toujours sous bonne garde. Et j’avais accès à la bibliothèque du château. Albin possédait beaucoup de livres. L’imprimerie avait été inventée dans ce monde. C’était un monopole de l’Église et de l’État, tout possesseur d’une presse clandestine étant puni de mort, mais les classes supérieures avaient tous les livres qu’elles désiraient. Ce sont eux qui ont sauvé ma santé mentale.

» L’archicardinal me rendait visite chaque fois qu’il en avait la possibilité. Nous parlions durant des journées entières, et parfois même des nuits entières. C’était un interlocuteur fascinant. Je faisais de mon mieux pour le captiver. Peu à peu, je l’ai convaincu de placer un signal dans le jardin, sous la forme d’une parcelle agencée selon mes vœux. Je lui ai dit que mon char avait été frappé par un vent éthéréen. Mais mes amis martiens ne manqueraient pas de me rechercher. Si l’un d’eux passait par là, il atterrirait en apercevant ce symbole. Albin avait bien l’intention de le capturer, ainsi que son véhicule. Il ne lui aurait fait aucun mal, à condition qu’il accepte de coopérer avec lui. Le savoir des Martiens, une alliance avec les Martiens… tout cela était très tentant. Car l’Europe de l’Ouest était en péril. »

Denison s’interrompit. Il avait la gorge sèche. « Ne te fatigue pas, lui dit Everard. On peut reprendre demain. »

Denison se fendit d’un sourire. « Ce serait de la cruauté mentale. Tu meurs de curiosité, je le sais. Et Wanda aussi. Jusqu’ici, je n’étais pas d’humeur à raconter mes épreuves. Les bonnes nouvelles que tu m’apportes m’ont revigoré. Je pourrais avoir un verre d’eau ? »

Tamberly alla en chercher un. « Elle ne s’était pas trompée sur tes intentions, je suppose, dit Everard. Tu voulais signaler ta présence à un Patrouilleur mais l’inciter à la prudence et le décourager de prendre trop de risques pour te sauver. » Denison opina. « Eh bien, nous lui devons une fière chandelle, tous les deux, non seulement parce qu’elle t’a tiré de ce guêpier, mais aussi, comme tu l’as dit, parce qu’elle a allégé ta sentence de cinq ans. Ils auraient fini par te presser comme un citron. »

Tamberly revint avec un verre d’eau. Denison l’accepta, mais laissa traîner sa main sur celle de la jeune femme. « Vous guérissez vite, à ce que je vois », lança-t-elle. Il gloussa et but une gorgée.

« D’après Wanda, tu as pas mal bûché l’histoire de ce monde, reprit Everard. Un réflexe normal, je suppose. Tu espérais sans doute découvrir à quel moment elle avait divergé de la nôtre. Tu as trouvé ? »

Denison secoua la tête. « Pas précisément. L’histoire médiévale n’est pas ma spécialité. Je la connais aussi bien qu’une personne raisonnablement instruite, mais pas mieux. Tout ce que j’ai pu déduire, c’est que, durant le bas Moyen Âge, l’Église catholique a pris le dessus dans sa rivalité avec les rois et les États. Hier, on m’a expliqué ce qui était arrivé à Roger II de Sicile, et je me suis rappelé qu’il était cité dans quelques livres comme un personnage particulièrement négatif. Peut-être que tu pourrais me donner une idée des premières divergences.

— Je vais essayer. Pendant ce temps, repose-toi un peu. » Everard avait conscience du regard de Tamberly posé sur lui. « Dans le continuum que nous avons avorté, Roger et son fils aîné, qui était aussi le plus compétent, ont péri en 1137 à la bataille de Rignano. Le prince qui lui a succédé n’était pas à la hauteur. Le duc Rainulf, ennemi de Roger et allié du pape Innocent II, s’est emparé de toutes les possessions siciliennes sur le continent. Leurs conquêtes africaines ont suivi peu après. Pendant ce temps, l’antipape Anaclet II a rendu l’âme et Innocent a régné d’une main de fer. Lorsque Rainulf est mort à son tour, la papauté est devenue la puissance dominante de l’Italie du Sud, y compris hors de ses États. Cela a encouragé l’élection d’une série de pontifes plutôt agressifs. Petit à petit, ils ont conquis tout le reste de l’Italie, la Sicile incluse.

» Ces événements exceptés, l’histoire a plus ou moins suivi le cours que nous lui connaissions. Frédéric Barberousse a rétabli l’ordre dans le Saint Empire romain, mais les querelles l’opposant à la curie ont eu une issue moins favorable. Toutefois, en l’absence de schismes pontificaux et vu la montée en puissance des États du même nom, l’Empire a renoncé à ses visées sur le Sud. Il a choisi de se tourner vers l’Ouest.

» Pendant ce temps, tout comme dans notre monde, la quatrième croisade a été détournée de son objectif premier. Les croisés ont pris Constantinople et l’ont mise à sac, après quoi ils ont placé un roi latin sur le trône. L’Église orthodoxe a été contrainte de rejoindre le giron catholique.

» L’Extrême-Orient n’était guère affecté, les Amériques et le Pacifique pas du tout. J’ignore comment ont évolué les choses par la suite. Nous ne sommes pas allés plus loin que 1250, et sans trop entrer dans les détails qui plus est. Trop de choses à faire et trop peu d’agents pour le faire.

— Et vous aimeriez connaître la suite de l’histoire, tous les deux, dit Denison avec une vigueur renouvelée. D’accord, je vais vous en faire un résumé. Sans entrer dans les détails, moi non plus. Quand les choses se seront tassées, peut-être que j’écrirai un livre sur la question.

— Cela nous serait utile, déclara Tamberly d’un air grave. Nous apprendrions sur nous-mêmes des choses qui sinon nous seraient restées à jamais cachées. »

Elle a la tête sur les épaules, et dans cette tête une cervelle de premier ordre, se dit Everard. Certes, elle est encore jeune. Mais suis-je si vieux que ça ?

Denison s’éclaircit la gorge. « C’est parti. Barberousse a échoué à conquérir la France, mais il l’a tellement affaiblie que son processus d’unification s’est trouvé interrompu, et la guerre entre Capétiens et Plantagenêts – qui correspond plus ou moins à notre guerre de Cent Ans – a vu la victoire des Anglais et la création d’un État anglo-français. Ni l’Espagne ni le Portugal ne sont parvenus à sortir de son ombre. Un peu plus tôt, le Saint Empire romain avait succombé à une épidémie de guerres civiles. »

Everard opina. « Je m’y attendais un peu. Frédéric II n’avait jamais vu le jour.

— Qui ça ?

— Le petit-fils de Barberousse. Un personnage hors du commun. Il a remis sur pied son empire disparate et donné du fil à retordre au Saint-Siège. Mais sa mère était une fille posthume de Roger II qui, dans notre histoire, est mort en 1154.

— Je vois. Ça explique pas mal de choses… Dans l’autre univers, ce sont le plus souvent les guelfes qui prenaient le dessus, de sorte que la Germanie a évolué vers une réunion d’États pontificaux, de facto sinon de jure. Pendant ce temps, les Mongols envahissaient l’Europe, y pénétrant bien plus loin que dans notre monde, car les Germains étaient trop occupés par leurs querelles intestines pour les repousser. Lorsqu’ils se sont retirés, l’Europe de l’Est était en ruines, et ce sont les colons germaniques qui en ont profité. Les Italiens ont pris le contrôle des Balkans. Les Français ont peu à peu assimilé les Anglais, dont il n’est plus resté de traces hormis dans le langage…»

Denison poussa un soupir. « Au diable les détails ! Puissante comme elle l’était devenue, l’Église catholique pouvait étouffer toute dissidence. Il n’y a eu ni Renaissance, ni Réforme, ni révolution scientifique. À mesure que les États séculiers se décomposaient, ils passaient l’un après l’autre sous la coupe de l’Église. Tout a commencé lorsque les Cités-États ont placé des ecclésiastiques à la tête de leurs républiques. Le monde a traversé une période de conflits religieux, schismatiques plutôt que doctrinaux, mais Rome a fini par triompher. Au bout du compte, le pape était le souverain suprême de toute l’Europe. Une sorte de califat à la mode chrétienne.

» Comparée à la nôtre, cette civilisation était très en retard sur le plan technologique, mais elle a découvert le Nouveau Monde au XVIIIe siècle. Les colonies ne s’y sont développées que très lentement. L’Europe n’abritait aucune société capable de produire et de soutenir l’exploration et la libre entreprise, et les colons étaient maintenus dans un strict état de dépendance. Par ailleurs, le système a commencé à trembler sur ses bases au XIXe siècle : rébellions, guerres, dépressions et misère généralisée. Lorsque j’ai débarqué, les Mexicains et les Péruviens résistaient à leurs prétendus conquérants, mais leurs chefs étaient des métis le plus souvent chrétiens. Et des aventuriers musulmans commençaient à mettre leur grain de sel. Car l’islam connaissait un regain de vigueur et d’expansionnisme. Idem pour la Russie. Une fois débarrassés des Mongols, les tsars se tournaient de plus en plus vers l’Occident, voyant dans l’Europe affaiblie une proie fort tentante.

» Au moment où Wanda est accourue à mon aide, les Russes étaient au bord du Rhin et l’alliance turco-arabe faisait une percée dans les Alpes orientales. Les dirigeants comme l’archicardinal Albin s’efforçaient de dresser ces deux menaces l’une contre l’autre. Sans doute connaissaient-ils un certain succès, vu qu’elle a trouvé mon jardin intact en 1989, mais ça m’étonnerait qu’il ait survécu encore longtemps. Selon toute vraisemblance, les musulmans et les Russes auraient fini par envahir l’Europe pour s’entre-déchirer ensuite sur sa dépouille. »

Denison retomba sur sa couche, épuisé.

« Apparemment, nous avons restauré un univers meilleur », dit maladroitement Everard.

Tamberly gardait les yeux fixés sur le mur. À mesure qu’elle écoutait le récit de Denison, sa mine n’avait cessé de s’assombrir. « Mais nous avons annihilé des milliards d’êtres humains, n’est-ce pas ? dit-elle à voix basse. Ainsi que leurs rires et leurs chants, leurs amours et leurs rêves. »

Everard eut une bouffée de colère. « Ainsi que leurs serfs et leurs malades, leur ignorance et leurs superstitions, rétorqua-t-il. Ce monde n’a jamais découvert le concept de science, n’a jamais mis sa logique à l’épreuve des faits. Ça crève les yeux. Il a persisté dans son malheur jusqu’à ce que… Ou plutôt il n’en a rien fait. Nous avons empêché cela. Je refuse de me sentir coupable. Nous avons rendu les nôtres à la réalité.

— Oh ! oui, oui ! souffla Tamberly. Je ne…»

La porte de la chambre s’ouvrit. Tous trois se tournèrent vers elle. Une femme se tenait sur le seuil, d’une taille et d’une minceur également impressionnante, avec des membres longilignes, une peau dorée et un visage d’aigle. « Komozino ! s’exclama Everard en se levant d’un bond. C’est un agent non-attaché », expliqua-t-il à ses amis, passant de l’anglais au temporel.

« Oui, comme vous », dit l’intéressée. La détresse se peignit sur ses traits. « Je vous cherchais partout, agent Everard. Nous avons reçu les rapports des éclaireurs envoyés en aval. La mission a échoué. »

Il accusa le coup.

« Certes, le roi Roger survit à la bataille, poursuivit Komozino sans fléchir. Il assoit son pouvoir, conquiert de nouvelles terres en Afrique, attire à sa cour certaines des plus grandes intelligences de l’époque et meurt dans son lit en 1154, léguant la couronne à son fils Guillaume ; bref, tout se passe comme attesté. Mais nous n’avons toujours pas de contact avec l’avenir lointain. Et on ne trouve aucune antenne de la Patrouille après le milieu du XIIe siècle. Les éclaireurs nous décrivent un monde totalement étranger à celui que nous connaissons. Qu’est-ce que le chaos a encore accompli ? »

1989β apr. J.C.

Trois scooters temporels flottaient dans les hauteurs au-dessus du détroit du Golden Gâte. Une brume matinale blanchissait la côte, les eaux de la baie étincelaient, la terre fauve déroulait ses rondeurs. Sur le rivage, des empilements de roches traçaient les contours de murs, de tours et de fortins disparus depuis longtemps. Ils étaient envahis de buissons. La végétation avait quasiment reconquis les ruines des immeubles en adobe. Un village occupait le site de Sausalito et on apercevait quelques barques de pêcheurs en mer.

La voix de Tamberly était toute ténue dans les écouteurs. « Je présume que la ville ne s’est jamais remise du tremblement de terre de 1906. Peut-être qu’un ennemi en a profité pour la mettre à sac après avoir débordé ses défenses. Et depuis, personne n’a eu ni le courage ni les moyens de la restaurer. On va jeter un coup d’œil en amont pour vérifier ? »

Everard fit non de la tête. « C’est inutile et nous n’avons pas le droit de prendre des risques inconsidérés. Où allons-nous ensuite ?

— La Californie centrale devrait nous donner d’autres indices. Dans notre XXe siècle, c’était l’une des terres agricoles les plus riches du monde. » Il entendit un tremblement dans sa voix, comme un frisson dû au vent glacial.

« Okay. Choisis les coordonnées. »

Elle s’exécuta. Novak et lui les répétèrent à voix haute avant de sauter. Everard vit un reflet de soleil sur le fusil automatique que le Tchèque tenait dans sa main. Eh bien, vu la vie qu’il a eue, sans parler de ses ancêtres, la vigilance est devenue pour lui une seconde nature. Nous autres Américains avons eu plus de chance, dans ce monde où il y avait des États-Unis d’Amérique.

Il était quasiment sûr que son petit groupe ne courait aucun danger, à condition toutefois de respecter les précautions d’usage. Même avant leur départ, il ne s’inquiétait guère sur ce point. Sinon, il aurait refusé que Tamberly leur serve de guide en dépit de son insistance, et choisi de sauter au jour où Denison aurait été déclaré guéri, en dépit des difficultés qui en auraient découlé.

En était-il bien sûr ? Quoi qu’il en soit, le plus raisonnable pour lui était de faire taire ses instincts protecteurs et de l’embarquer dans l’expédition. Le but de celle-ci était de comparer cet avenir avec celui qu’ils avaient avorté. Si Denison avait fini par le connaître en profondeur, ce n’était que de seconde main. Tamberly avait pu l’examiner de visu, et Everard ne souhaitait rien faire de plus. Et Dieu sait quelle a fait la preuve de sa compétence.

Des petites fermes bordaient les rivières et ce qui ressemblait aux vestiges d’un réseau de canaux primitif. Mais la majeure partie de la Californie centrale était retournée à la nature. Des forts aux murs d’adobe montaient la garde à intervalles réguliers. Grâce à ses optiques, Everard aperçut dans le lointain un groupe de cavaliers indiens.

De gigantesques propriétés foncières occupaient le Middle-West. Nombre d’entre elles étaient en ruine, et leurs survivants – ou leurs conquérants – vivaient dans des huttes et cultivaient de misérables parcelles. D’autres élevaient des bovins ou se livraient à la polyculture. Au centre de chaque exploitation se dressaient plusieurs bâtiments de belle taille, en général protégés par une palissade. Les villes, qui n’étaient jamais devenues des centres urbains, étaient réduites à l’état de villages ou de hameaux blottis au sein des ruines.

« Économie de type seigneurial, marmonna Everard. On produit chez soi tout ce dont on a besoin, car les échanges commerciaux sont presque inexistants. »

Les vestiges d’une civilisation plus raffinée subsistaient sur la côte est, mais ici aussi on ne voyait que des villes en ruine, saignées à blanc par l’exode ou le pillage. Everard remarqua le maillage rigide de leurs rues et la présence en leur centre d’imposantes constructions. Ce qui restait de prospérité découlait de toute évidence de la pratique de l’esclavage ; il vit des convois roulant sur les routes et des groupes de forçats enchaînés surveillés par des hommes armés. Il crut distinguer parmi eux des Blancs comme des Noirs, mais la crasse et les coups de soleil ne permettaient pas d’en être sûr à cette distance. Et il ne souhaitait pas s’approcher davantage.

Dans la vallée de l’Hudson, le canon tonnait, la cavalerie chargeait, les fantassins s’entre-tuaient. « J’ai l’impression qu’un empire vient de périr et que ce sont ses fantômes qui se font la guerre », déclara Novak.

Surpris d’entendre un tel commentaire dans la bouche d’un homme qu’il jugeait plutôt prosaïque, Everard répondit : « Ouais. Un âge des ténèbres. Eh bien, allons jeter un coup d’œil au bord de mer et peut-être à l’océan. Ensuite, direction l’Europe. »

Il lui semblait sensé de retracer plus ou moins le parcours de Tamberly. La source de cette divergence devait se trouver en Europe, comme précédemment. Mieux valait l’approcher par sa périphérie, en se tenant prêt à filer au premier signe de danger. L’œil d’Everard ne quittait pratiquement jamais la batterie de détecteurs dont les données défilaient entre ses mains.

Existait-il encore un commerce transatlantique ? Les navires étaient rares, mais il en vit deux ou trois de taille à franchir l’océan. En fait, ils paraissaient plus avancés que ceux que Tamberly lui avait décrits – l’équivalent de vaisseaux du XVIIIe siècle dans le monde de la Patrouille. Mais ils étaient tous propulsés à la voile et lourdement armés, et ils se limitaient au cabotage ; pas un qui naviguât au large.

Londres évoquait les taudis du Nouveau Monde étendus aux dimensions d’une mégapole. Paris lui était étonnamment semblable. Partout la même volonté d’uniformisation : rues tracées au cordeau et sinistres bâtiments centraux. On observait encore quelques églises médiévales, mais elles étaient en piteux état. Notre-Dame de Paris était à moitié démolie. Les églises plus récentes se réduisaient à d’humbles chapelles.

La fumée et le fracas d’une nouvelle bataille montaient de ce lieu où Versailles jamais n’avait fleuri.

« Londres et Paris étaient bien plus vastes dans l’autre histoire, commenta Tamberly d’une petite voix.

— Je suppose que le pouvoir régentant celle-ci avait sa source plus au sud ou plus à l’est, soupira Everard.

— On va le vérifier ?

— Non. Ça ne servirait à rien et nous avons mieux à faire. J’ai pu confirmer mes soupçons, ce qui était le but de cette petite équipée. »

Tamberly s’anima à nouveau. « Ah bon ? Et quelle est ta conclusion ?

— Tu ne l’as pas devinée ? Pardon, j’aurais dû t’expliquer mon raisonnement. Il me paraissait évident, mais ta spécialité, c’est l’histoire naturelle. » Everard prit son souffle. « Avant de tenter à nouveau de corriger quoi que ce soit, nous devons nous assurer que ce nouvel univers ne résulte pas de l’intervention, volontaire ou non, d’un ou de plusieurs chrononautes. Nos agents dans le passé sont en train de le vérifier, bien entendu, mais j’ai pensé que nous pourrions collecter des indices parlants en effectuant une reconnaissance bien en aval. Si un intervenant basé au XIIe siècle projetait une quelconque transformation, eh bien, le monde semblerait à présent des plus étrange. En fait, tout ce que nous avons vu conduit à supposer l’existence d’une… eh bien, d’une hégémonie sur la civilisation occidentale, d’un empire qui n’a connu ni Renaissance ni révolution scientifique et qui a fini lui aussi par s’effondrer. Donc, nous pouvons raisonnablement penser que cela ne résulte pas d’une intervention volontaire ; de même, une gaffe est hautement improbable. Conclusion : nous avons de nouveau affaire au chaos quantique, au hasard à l’état pur, à des événements déviés de leur propre fait. »

Novak prit la parole, un peu mal à l’aise. « Est-ce que cela n’en rend pas notre tâche plus difficile et plus dangereuse, monsieur ? » Everard eut un rictus. « En effet.

— Que pouvons-nous faire ? demanda Tamberly d’une petite voix.

— Eh bien, quand je parle de « hasard à l’état pur », je ne veux pas dire pour autant que le cours suivi par les choses ne résulte d’aucune cause. En termes humains, les gens ont fait ce qu’ils ont fait pour des raisons qui leur étaient propres. Il se trouve qu’ils n’ont pas fait la même chose que dans notre histoire. Nous devons localiser le point de divergence – le pivot – et voir si nous ne pouvons pas réorienter l’histoire dans le sens que nous souhaitons. Allez, on rentre au bercail. »

Tamberly l’interrompit avant qu’il ne puisse réciter les coordonnées de leur destination. « Mais concrètement, qu’allons-nous faire ?

— Je vais étudier les rapports des éclaireurs et jouer un peu au détective. Quant à toi… eh bien, le mieux serait que tu regagnes ton affectation en tant que naturaliste.

— Hein ?

— Oh ! tu t’es conduite avec courage, mais…»

Ce fut comme un volcan d’indignation. « Tu veux dire que maintenant je vais me tourner les pouces quand je ne serai pas occupée à me ronger les ongles ? Eh bien, mets donc ta suffisance de macho en veilleuse, Manson Everard, et écoute ce que j’ai à te dire. »

Il obtempéra. Novak était fort déconcerté, mais basta. Elle avait deux ou trois arguments à faire valoir, et ils étaient solides. Les connaissances dont elle aurait besoin pouvaient lui être électro-inculquées. Pour ce qui était du contact avec les autres et de la conscience du danger, ce serait plus difficile ; mais elle avait fait la preuve qu’elle savait se débrouiller de ce côté-là, et ses gènes parlaient pour elle. Et puis, les orphelins de la Patrouille avaient besoin de tous les volontaires de valeur.

1137 apr. J.C.

Geoffrey de Jovigny, le marchand de soie, recevait un couple de visiteurs dans son bureau privé. L’homme était un colosse, bien mis de sa personne, la femme une beauté aux cheveux d’or qui, bien que faisant montre d’une retenue de bon aloi, n’en avait pas moins un regard vif à la limite de l’insolence. Les apprentis découvrirent avec stupéfaction qu’elle allait dormir avec les enfants de la maisonnée.

Ces deux étrangers attirèrent moins l’attention que d’ordinaire, car Palerme bruissait de quantité de rumeurs. Chaque nouvel arrivant apportait la sienne. A la fin du mois d’octobre, Roger avait été vaincu à Rignano, ne parvenant à fuir le champ de bataille que par la grâce des saints. Mais il s’était tout de suite ressaisi, assiégeant Naples une nouvelle fois et reprenant Bénévent et le mont Cassin, ce qui obligea son ennemi, frère Wibald de Stavelot, à fuir l’Italie, laissant le monastère aux mains d’un allié du roi. Désormais, seule l’Apulie résistait à ce dernier, et il était apparemment promis au rôle d’arbitre entre les deux papes. La Sicile était en liesse.

Mais dans le bureau lambrissé, Everard, Tamberly et Volstrup avaient une mine aussi triste que ce jour de décembre. « Si nous sommes venus vous voir, annonça l’agent non-attaché, c’est parce que nos bases de données font de vous le meilleur candidat à la mission que nous sommes en train de mettre sur pied. »

Volstrup cilla derrière son gobelet de vin. « Moi ? Avec tout le respect que je vous dois, monsieur, il est malséant de plaisanter quand on se retrouve confronté à une crise encore plus grave que la précédente. » De tous les habitants de la ville, il était le seul à conserver le souvenir de la précédente visite d’Everard car, durant la préparation de l’opération Rignano, on l’avait convoqué deux fois en amont à des fins de consultation.

Everard se fendit d’un sourire en coin. « Ce n’est pas un bagarreur qu’il nous faut, du moins je l’espère. J’ai besoin pour voyager dans un environnement médiéval d’une personne douée de vivacité, de tact et d’une bonne expérience de ce milieu. Mais avant de m’expliquer davantage – peut-être que mon plan n’est pas réalisable, après tout –, je voulais m’entretenir avec vous, vous poser des tas de questions et écouter vos idées. Au fil des ans, vous avez bien travaillé pour la Patrouille, non seulement dans la gestion du quotidien mais aussi en prévision de l’expansion de cette antenne…» Lorsque la Sicile entrerait dans son âge d’or, elle attirerait quantité de chrononautes – à condition que leur futur d’origine retrouve l’existence. « Et vous vous êtes bien débrouillé durant la première crise.

— Merci. Euh… mademoiselle* Tamberly ?

— Je crois que je vais me contenter de vous écouter, dit la jeune femme. Je n’ai pas fini de digérer l’encyclopédie qu’on m’a fourrée dans la cervelle.

— Nous ne disposons que d’une poignée d’agents maîtrisant la période actuelle, reprit Everard. Ou, plus précisément, cette partie du monde méditerranéen actuel. Nos spécialistes affectés en Chine, en Perse ou même en Angleterre ne nous sont pas d’un grand secours et ils ont d’autres priorités, à savoir tenir leurs antennes jusqu’à la sortie de crise. Parmi le personnel qu’on pourrait considérer comme qualifié, on trouve quantité d’hommes qui seraient incapables de mener une enquête sur le terrain et de réagir à l’imprévu. Même le plus efficace des agents de la circulation n’est pas toujours à la hauteur de… d’un Sherlock Holmes. » À en juger par son petit sourire, Volstrup avait saisi l’allusion. « Nous avons dû prendre les hommes dont nous disposions, qu’ils soient ou non formés à ce genre de tâche. Mais, comme je vous l’ai dit, je souhaiterais commencer par un entretien.

— Je vous en prie », répondit Volstrup d’une voix à peine audible. Son visage au menton en galoche était pâle dans la pénombre.

Dehors, le vent soufflait et une violente averse tombait du ciel gris loup.

« Lorsque notre échec a été rendu public, vous avez pris l’initiative de contacter d’autres agents et de subir un rafraîchissement mnémonique, déclara Everard. Cela ne peut que nous encourager à faire appel à vous. Je suppose que vous comptiez obtenir un tableau détaillé des événements, dans l’espoir de parvenir à localiser le nouveau point chaud. »

Volstrup opina. « Oui, monsieur. Non que j’aie entretenu l’illusion de résoudre le problème en solo. Et je n’agissais pas dans un but purement altruiste, je le confesse. Je souhaitais ardemment… m’orienter. » Ils le virent frissonner sous sa robe. « Ce… ce déracinement de la réalité, ça nous laisse si seuls, si terrifiés.

— On peut le dire, murmura Tamberly.

— Eh bien, vous étiez médiéviste avant même d’être recruté par la Patrouille », reprit Everard. Il conservait un ton posé et méthodique, voire un rien scolaire. Leurs nerfs à tous n’étaient que trop tendus. « Vous devez connaître sur le bout des doigts l’histoire originelle.

— Plutôt, oui. Mais même si j’ai pu examiner quantité de faits, la plupart d’entre eux se sont enfuis de ma mémoire. Quelle raison aurais-je de ne pas oublier, par exemple, que la bataille de Rignano s’était déroulée le 30 octobre 1137 ou que le pape Innocent III était né Lotario de Conti de Segni ? Mais ce sont des informations de ce genre qui peuvent se révéler d’une utilité fondamentale, vu que les bases de données qui nous restent sont effroyablement limitées. J’ai demandé à ce qu’on m’envoie un psychotechnicien pour subir une remémoration totale. » Il grimaça ; ni la procédure ni ses résultats n’étaient particulièrement agréables. Il fallait au sujet un certain temps pour retrouver son état normal. « Et j’ai comparé mes notes avec certains collègues, en profitant pour échanger des idées et des informations. C’est tout. J’étais en train de préparer un rapport détaillé lorsque vous êtes arrivés.

— Nous allons l’écouter de votre propre bouche, dit Everard. Nous n’avons pas de temps propre à perdre. A en juger par ce que vous avez déjà transmis, vous avez déniché un indice plus prometteur que tous les autres, mais j’ignore encore sa nature exacte. Je vous écoute. »

La main de Volstrup tremblait un peu lorsqu’il porta son gobelet à ses lèvres. « C’est pourtant clair, répondit-il. Le pape Célestin IV a succédé directement à Honorius III.

— Ça crève les yeux, en effet, repartit Everard. Mais, si j’ai bien compris, vous avez une explication à nous proposer. »

Tamberly s’agita sur son tabouret. « Excuse-moi, mais je ne suis pas encore arrivée à faire le tri dans tous ces noms et toutes ces dates. En me concentrant un peu, je parviens à les remettre dans l’ordre, mais leur signification demeure encore obscure. Tu pourrais éclairer un peu ma lanterne ? »

Everard lui étreignit brièvement la main – peut-être que ça le rassurait encore plus qu’elle – et avala une gorgée de vin à son tour. « Vous y arriverez mieux que moi », dit-il à Volstrup.

A mesure qu’il avançait dans sa démonstration, le petit homme reprenait vigueur et assurance. L’histoire était sa passion, après tout.

« Permettez-moi de commencer par le moment présent. Les événements semblent se dérouler comme ils le devraient, de façon sans doute identique, pendant les décennies suivantes. En 1194, l’empereur germanique Henri VI acquiert la Sicile par son mariage, et aussi grâce à sa puissance militaire. Cette même année voit la naissance de Frédéric II, son fils et héritier. Innocent III est élu pape en 1198. C’est l’un des hommes les plus énergiques à s’asseoir sur le trône de saint Pierre – et aussi l’un des plus sinistres, bien que cela ne soit pas entièrement de sa faute. On écrira de lui qu’il aura eu l’honneur de présider à la destruction de trois civilisations. Car c’est pendant son règne que la quatrième croisade s’empare de Constantinople ; et même si l’Empire byzantin retrouve par la suite un souverain grec de confession orthodoxe, ce n’est plus qu’une coquille vide. C’est ce pape qui proclamera la croisade contre les albigeois, laquelle sonnera le glas de la brillante culture née en Provence. Le long conflit qui l’oppose à Frédéric II, dit lutte du Sacerdoce et de l’Empire, sera fatal à la société normando-sicilienne, si diverse et si tolérante, au cœur de laquelle nous nous trouvons aujourd’hui.

» Il décède en 1216. Son successeur, Honorius III, est aussi énergique et décidé que lui. Il poursuit la lutte contre le catharisme, se montre actif en politique dans tous les domaines et semble en mesure de parvenir à un accord avec Frédéric. Mais cet accord tremble déjà sur ses bases lorsque Honorius meurt en 1227.

» Grégoire IX aurait dû lui succéder et régner jusqu’en 1241. Cette année-là aurait vu l’élection et le décès de Célestin IV, qui n’eut même pas le temps d’être intronisé. Aurait alors suivi Innocent IV, qui reprend de plus belle la lutte contre Frédéric.

» Sauf que Grégoire brille par son absence. Célestin succède tout de suite à Honorius. C’est un homme faible, les anti Impérialistes se voient privés de chef et Frédéric connaît un triomphe absolu. Le pontife suivant n’est que sa marionnette. »

Volstrup s’humecta le gosier une nouvelle fois. Le vent sanglotait au-dehors.

« Je vois, murmura Tamberly. Oui, ça met en perspective tout ce que j’ai pu ingurgiter. Donc, ce pape Grégoire est le chaînon manquant ?

— C’est évident, enchaîna Everard. Dans notre histoire, il n’a pas mis fin au conflit avec Frédéric mais l’a prolongé pendant quatorze ans sans jamais céder un pouce de terrain, et là est toute la différence. Un dur à cuire, ce pape. C’est lui qui crée l’Inquisition.

— Disons plutôt : qui l’institutionnalise », rectifia Volstrup d’un ton professoral. L’habitude reprit le dessus et il repassa au passé composé. « C’est au XIIIe siècle que la société médiévale a perdu la liberté, la tolérance et la mobilité sociale qui la caractérisaient jusque-là. On s’est mis à brûler les hérétiques, à parquer les juifs dans des ghettos, quand on ne se contentait pas de les expulser ou de les massacrer, et à réprimer les paysans qui revendiquaient des droits supplémentaires. Et cependant… cette histoire est la nôtre.

— Et elle a conduit à la Renaissance, ajouta vivement Everard. Ça m’étonnerait que le monde qui s’annonce soit préférable.

Mais vous… vous avez suivi ce qui est arrivé… ce qui va arriver… au pape Grégoire ?

— Je n’ai à vous offrir que des indices et des déductions, précisa Volstrup.

— Eh bien, allez-y, bon sang ! »

Volstrup se tourna vers Tamberly. Elle est nettement plus décorative que moi, songea Everard. Mais ce fut à tous deux que Volstrup s’adressa.

« Les chroniques ne sont guère disertes sur ses origines. Il avait déjà un âge avancé lors de son élection et il a vécu très vieux sans rien perdre de sa vigueur. Mais on ignore sa date de naissance. Les estimations faites par la suite ne donnent qu’une fourchette de vingt-cinq ans. La Patrouille n’a malheureusement pas jugé utile de déterminer une date plus précise. Sans doute que personne – moi y compris – n’a jugé que c’était important.

» Nous connaissons son nom de baptême, à savoir Ugolino Conti de Segni, et nous savons qu’il était noble, originaire d’Anagni et probablement apparenté à Innocent III. »

Conti ! répéta mentalement Everard en sursautant. Anagni !

« Qu’y a-t-il, Manse ? demanda Tamberly.

— Une idée, marmonna le Patrouilleur. Continuez, je vous en prie. »

Volstrup haussa les épaules. « Eh bien, j’ai pensé que nous pourrions commencer par déterminer ses origines, et j’ai lancé une série de requêtes dans ce sens. Personne n’a pu identifier un tel individu. Par conséquent, il n’a sans doute jamais vu le jour dans ce nouveau monde. Mais mon intervention a eu pour effet d’évoquer un vague souvenir à l’un des agents que j’avais contactés. Cet agent doit travailler durant le règne de Grégoire IX. Il se trouvait en congé dans le lointain passé et… Bref, avec l’aide du rafraîchissement mnémonique, il a retrouvé l’année de naissance de Grégoire ainsi que sa parentèle. Notre pape est né à Anagni en 1147, ce qui correspond aux suppositions de certains historiens. Il a donc vécu plus de quatre-vingt-dix ans. Son père se prénommait Bartolommeo, et sa mère, Ilaria de son prénom, appartenait à la famille Gaetano. » Il marqua une pause. « C’est tout ce que j’ai à vous proposer. Vous vous êtes déplacés pour pas grand-chose, j’en ai peur. »

Everard fixa les ombres qui envahissaient la pièce. La pluie coulait en sifflant sur les murs au-dehors. La froidure s’insinuait à travers les vêtements. « Non, souffla-t-il, je crois que vous avez tapé dans le mille, bien au contraire. »

Il s’ébroua. « Nous devons en apprendre davantage. Découvrir ce qui s’est passé. Par conséquent, il nous faut un ou deux agents capables de s’introduire sur la scène. Je m’y attendais et j’ai pensé à vous, tout en ignorant jusqu’ici où et quand nous devions dépêcher des éclaireurs. Ceux-ci doivent accomplir leur mission sans courir le moindre danger. Ça devrait être possible. Et j’ai bien peur…» Oh ! comme je le redoute ! «… que vous soyez les candidats les mieux placés, tous les deux.

— Je vous demande pardon ? » s’étouffa Volstrup. Tamberly se leva d’un bond. « Manse, tu parles sérieusement ?

Génial ! »

Il se leva lui aussi, mais avec lassitude. « Je pense qu’à deux vous avez de meilleures chances d’apprendre quelque chose, d’autant plus que vous attaquerez le problème suivant l’angle féminin et masculin.

— Et toi, que vas-tu faire ?

— Avec un peu de pot, vous nous rapporterez des preuves décisives, mais ce ne sera pas suffisant. Car ce seront des preuves négatives. Le Grégoire de notre histoire n’est jamais né, ou bien il est mort jeune, ou encore autre chose. À vous de le découvrir. Mais pour comprendre les conséquences de cette divergence – et pour vérifier que nous en avons trouvé l’unique facteur –, il faut que je me rende bien en aval, à l’époque où Frédéric soumet l’Église à sa volonté. »

1146 apr. J.C.

Au début du mois de septembre arriva à Anagni un courrier en provenance de Rome. Il portait une lettre destinée à Cencio de Conti, ou au chef de cette noble famille si le patriarche était absent de la région ou malheureusement décédé. Quoique d’un âge fort vénérable, Cencio était toujours présent et il manda un ecclésiastique pour lui lire le message rédigé en latin. Il n’avait guère de peine à suivre cette langue. Elle était fort proche du dialecte local et les hommes de sa famille, outre qu’ils suivaient scrupuleusement les offices religieux, aimaient à entendre des récitals de poésie lyrique ou épique.

Un gentilhomme flamand et sa dame, de retour d’un pèlerinage en Terre sainte, lui envoyaient leurs respects. Et ils lui étaient apparentés, quoique de façon éloignée. Quelque cinquante ans auparavant, un chevalier en visite à Rome avait fait la connaissance d’une demoiselle Conti, qu’il avait courtisée et dont il avait demandé la main, pour l’emmener en Flandres après leur mariage. (Cette union avait été modérément profitable aux deux familles. L’épousée était une fille cadette, sans doute promise au couvent, et à la dot par conséquent modeste. Mais les deux parties retiraient un certain prestige d’une telle alliance, sans compter certaines perspectives d’avenir à présent que se développaient en Europe des échanges tant politiques que commerciaux. En outre, on racontait que ce mariage avait été un mariage d’amour.) Depuis lors, on ne s’était guère envoyé de nouvelles, ni d’un côté ni de l’autre. Les pèlerins avaient saisi l’occasion de leur passage en Italie pour remédier à cet état de fait. Ils imploraient par avance l’indulgence de leurs hôtes, tant leur condition était modeste. Au cours de leur périple, leur escorte s’était réduite à néant du fait de la maladie, des agressions et de la désertion pure et simple ; nul doute que la pernicieuse réputation de la Sicile avait séduit le dernier de leurs domestiques. Peut-être que les Conti auraient l’amabilité de les aider à recruter du personnel pour les accompagner jusqu’en Flandres.

Cencio dicta aussitôt sa réponse – en langue vernaculaire, que le prêtre traduisit en latin. Les voyageurs seraient les bienvenus dans sa demeure. Mais qu’ils veuillent bien lui pardonner une certaine agitation. Sire Lorenzo, son fils, devait bientôt épouser Ilaria di Gaetani et les préparatifs en vue des festivités se révélaient délicats à organiser en ces temps difficiles. Néanmoins, il les invitait à venir sur-le-champ et à rester pour les noces. Le messager portant sa réponse serait accompagné de plusieurs laquais et de deux hommes d’armes, afin que ses invités puissent se déplacer dans des conditions dignes de leur rang et du sien.

Il était tout naturel qu’il agisse de la sorte. En eux-mêmes, ses cousins n’éveillaient chez lui qu’une vague curiosité. Mais ils arrivaient tout juste de Terre sainte. Sans doute leur en apprendraient-ils beaucoup sur les troubles dans cette région. Lorenzo en particulier serait impatient de les entendre. Il ne tarderait pas à partir en croisade.

Et c’est ainsi que, quelques jours plus tard, les deux étrangers arrivèrent devant la demeure des Conti.

Dès qu’on la fit entrer dans la salle aux fresques bigarrées, Wanda Tamberly oublia tout de ces lieux dont l’étrangeté ne cessait pourtant de la surprendre et de l’émerveiller. Soudain, elle n’avait plus d’yeux que pour un certain visage. Non point celui du patriarche, mais celui du jeune homme à ses côtés. Une beauté comme celle-ci attirerait les regards dans tout l’espace-temps, songea-t-elle en un éclair – des linéaments dignes d’Apollon, des yeux couleur d’ambre – et c’est Lorenzo qui en est doté. Oui, c’est forcément lui, celui qui aurait altéré le cours de l’histoire il y a neuf ans, à Rignano, si Manse n’avait pas… Hé ! le reste de son corps n’est pas mal non plus.

Ce fut dans un vertige qu’elle entendit le majordome annoncer : « Signor Cencio, puis-je vous présenter signor Emilius…» Il trébucha sur la prononciation germanique. «… van Waterloo ? »

Volstrup s’inclina. Son hôte lui rendit cette courtoisie. Il n’était pas vraiment chenu, décida Tamberly. Soixante ans à tout casser. Son sourire édenté le vieillissait bien plus que sa barbe et ses cheveux de neige. Quant au jeune homme, il avait encore toutes ses dents, et ses boucles comme sa moustache bien taillée étaient d’une nuance aile de corbeau. La trentaine, sans doute. « Soyez le bienvenu, sire, dit Cencio. Permettez-moi de vous présenter mon fils Lorenzo, dont je vous ai parlé dans ma lettre. Il est impatient de faire votre connaissance.

— Dès que j’ai vu approcher votre groupe, je me suis empressé de venir auprès de mon père, précisa le jeune homme. Mais veuillez pardonner notre étourderie. In latine…

— C’est inutile, gentil sire, lui dit Volstrup. Mon épouse et moi-même connaissons votre langue. Nous espérons que vous vous accommoderez de notre accent. » Le lombard dans lequel il s’exprimait ne différait guère de l’ombrien local.

Le soulagement du père et du fils était visible. De toute évidence, ils parlaient le latin moins bien qu’ils ne le comprenaient. Lorenzo s’inclina une nouvelle fois, mais devant Tamberly. « Une si belle dame est doublement bienvenue », roucoula-t-il. Vu le regard dont il la gratifiait, il était sincère. Apparemment, les Italiens de cette époque étaient aussi sensibles aux blondes que ceux de la Renaissance et d’après.

« Mon épouse, Walpurgis », déclara Volstrup. C’était Everard qui l’avait affublée de ce nom. Ainsi qu’elle l’avait déjà remarqué, il se laissait aller à un humour un rien décalé quand la situation devenait critique.

Lorenzo lui prit la main. Elle eut l’impression d’être traversée par une décharge électrique. Arrête ton cinéma ! D’accord, c’est bizarre que l’histoire dépende une nouvelle fois du même homme, mais il est mortel… Il a intérêt.

Elle chercha à se persuader que sa réaction n’était que l’écho de l’étonnement qu’elle avait ressenti à la lecture de la lettre de Cencio. Manse les avait préparés à leur mission de façon exhaustive, mais sans leur dire que Lorenzo risquait d’être impliqué. Pour ce qu’il en savait, le jeune guerrier avait péri au champ d’honneur. La Patrouille ne disposait que d’informations parcellaires. Ilaria di Gaetani aurait dû épouser Bartolommeo Conti de Segni, un noble des États pontificaux qui était aussi le cousin d’Innocent III. En 1147, elle aurait donné naissance à un petit Ugolino qui serait devenu Grégoire IX. Volstrup et Tamberly avaient pour mission de découvrir comment les choses avaient mal tourné.

Conformément au plan imaginé par Everard, ils devaient commencer par entrer en contact avec les Conti. Ils auraient besoin pour cela de s’introduire dans l’aristocratie et, grâce à son séjour auprès de Lorenzo en 1138 – un séjour qui n’avait jamais eu lieu pour ce dernier mais qui était resté gravé dans le cerveau du Patrouilleur –, il en avait beaucoup appris sur sa famille. Les deux hommes s’étaient liés d’amitié et avaient parlé de quantité de choses. C’est ainsi qu’Everard avait appris l’existence de lointains cousins flamands. Une excellente ouverture, semblait-il. De même, le nom de Jérusalem lui avait ouvert bien des portes, alors pourquoi ne pas récidiver dans ce sens ?

Peut-il exister une autre Ilaria di Gaetani ? Emil et moi avons évoqué cette hypothèse. Non, c’est trop improbable. Nous devrons le vérifier, mais ma religion est faite. Et je n’arrive pas à croire que c’est par l’effet d’une coïncidence que Lorenzo est à nouveau le pivot de l’histoire. C’est la main de la Destinée que tu tiens là, ma fille.

Il la lâcha, avec une lenteur qui se prêtait à toutes sortes d’interprétations, sans pouvoir cependant être jugée grossière. Pas le moins du monde. « Voilà une occasion de se réjouir, conclut-il. Je ne doute point que votre compagnie m’apporte grand plaisir. »

Est-ce le rouge que je sens monter à mes joues ? C’est ridicule ! Tamberly fouilla sa mémoire en quête des notions de politesse locale qu’on lui avait inculquées. Celles-ci étaient limitées, mais elle conclut de leur examen qu’une certaine gaucherie ne surprendrait personne de la part d’une jeune Flamande. « Allons, allons, sire », répondit-elle. Comme il lui était facile de sourire à cet homme ! « Vous avez sûrement mieux à faire, vous qui vous mariez bientôt.

— Certes, il me tarde de voir ma promise, rétorqua Lorenzo comme s’il récitait une leçon. Toutefois…» Il haussa les épaules, ouvrit les bras et leva les yeux au ciel.

« Le futur époux ne fait hélas que gêner ceux qui préparent la cérémonie, renchérit Cencio avec un petit rire. Et comme je suis veuf, je vois mes tâches redoublées, tant il importe que rien dans ces festivités ne soit préjudiciable à l’honneur de notre famille. » Il marqua une pause. « Étant donné les circonstances présentes, autant vouloir accomplir l’un des travaux d’Hercule. Et d’ailleurs, je me vois contraint de vous quitter précisément pour retourner à mes devoirs. Il sera difficile de nous faire livrer de la viande fraîche de qualité. Je vous laisse aux bons soins de mon fils, en espérant pouvoir dès ce soir boire et bavarder en votre compagnie. » Il s’en fut après les salutations d’usage.

Lorenzo arqua un sourcil. « A ce propos, s’il n’est pas trop tôt pour vous, désirez-vous boire quelque chose ou bien êtes-vous fatigués par la route ? Dans quelques minutes, les serviteurs auront porté vos bagages dans vos appartements et préparé ceux-ci. Vous pouvez vous reposer un peu si vous le souhaitez. »

L’occasion est trop belle pour la laisser passer. « Oh ! non merci, sire, répondit Tamberly. Nous avons passé une excellente nuit dans une auberge des environs. Des rafraîchissements et un peu de conversation, voilà qui serait délicieux. »

Était-il un peu déconcerté par son audace ? Faisant preuve d’un tact certain, il se tourna vers Volstrup, qui lui assura : « C’est ma foi vrai, à condition que nous n’abusions pas de votre patience.

— Bien au contraire, leur assura Lorenzo. Venez, je vais vous faire visiter le domaine. Mais ne vous attendez pas à des merveilles. Ceci n’est que notre maison de campagne. À Rome…» Un soudain rictus. « Mais vous avez vu Rome. »

Volstrup réagit au quart de tour. « Oui. C’est horrible. Ils sont allés jusqu’à frapper les pèlerins d’une taxe. »

L’année précédente, sous l’impulsion du moine puritain Arnaud de Brescia, la cité s’était affranchie de toute autorité, ecclésiastique comme séculière, pour devenir une république indépendante. À peine élu, le pape Eugène III avait dû prendre la fuite, ne revenant que le temps de proclamer la deuxième croisade avant de se faire chasser une nouvelle fois. La plupart des aristocrates avaient quitté la ville. Il faudrait attendre 1155 pour voir la république s’effondrer et Arnaud finir sur le bûcher. (À moins que, dans cette nouvelle histoire…) « Vous avez donc débarqué à Ostie ?

— Si fait, puis nous avons gagné Rome, pour y visiter les lieux saints. » Entre autres choses. Comme il était étrange de voir ces reliques de la grandeur passée entourées de mendiants, de taudis, de feux de camp et d’enclos à bestiaux. Pour mieux asseoir leur identité, ils avaient joué les touristes pendant plusieurs jours après qu’un véhicule de la Patrouille les avait déposés dans le port.

Tamberly sentait reposer sur sa gorge le médaillon qui faisait office de radio. Elle était rassurée de savoir qu’un agent se tenait sur le qui-vive non loin de là. Certes, il ne restait pas à l’écoute en permanence, car cela aurait épuisé les batteries. Et si jamais ils l’appelaient à l’aide, il ne surgirait pas instantanément. Il n’était pas question d’affecter des événements qui n’avaient peut-être pas encore altéré leur cours. Mais il trouverait certainement un moyen de les tirer d’affaire en cas de besoin.

Mais nous ne courons aucun danger. Ces gens sont fort courtois. Et tout à fait fascinants. D’accord, notre mission est vitale, mais pourquoi ne pas profiter de ce séjour comme il le mérite ?

Lorenzo attira leur attention sur les fresques. C’étaient des représentations naïves mais vivantes des dieux de l’Olympe, et il partagea avec eux l’admiration qu’elles lui inspiraient, tout en leur assurant que ses sentiments n’avaient rien de païen. Dommage qu’il ne soit pas né durant la Renaissance. Il aurait été plus à sa place à cette époque. Ces fresques relevaient d’une mode relativement récente. « Dans le Nord, nous préférons les tapisseries, fit remarquer Volstrup, mais nous en avons aussi besoin pour nous protéger de la froidure hivernale.

— C’est ce que j’ai entendu dire. Ah ! si je pouvais un jour voir votre pays par moi-même – voir dans son entier ce monde merveilleux, la Création, l’œuvre de Dieu ! » Soupir. « Comment se fait-il que vous connaissiez une langue italienne, votre épouse et vous ? »

Eh bien, voilà. La Patrouille dispose d’un gadget qui…

« Pour ma part, j’ai déjà eu à commercer avec des Lombards, répondit Volstrup. Bien qu’issu d’une noble maison et n’ayant pas été destiné au négoce, je suis un fils cadet et dois gagner ma subsistance par mes propres moyens ; comme vous le voyez, je ne suis guère fait pour la carrière des armes, et mon caractère se serait mal accommodé d’une vie au service de l’Église. Ainsi donc, j’ai pris en main la gestion de certaines propriétés familiales, notamment un domaine sis en Rhétie. » Le choix de cette région obscure était délibéré. « Quant à mon épouse, nous avons entamé notre pèlerinage par un voyage terrestre qui nous a conduits jusqu’à Bari. » Si primitives et dangereuses fussent les routes, un voyage par mer eût été plus périlleux encore. « Comme elle désirait pouvoir s’entretenir avec les gens que nous serions amenés à rencontrer, j’ai engagé un précepteur lombard pour nous accompagner ; et une fois embarqués, nous avons parlé italien dans l’intimité sachant que nous traverserions votre contrée au retour.

— Il est aussi rare qu’admirable de trouver une femme douée d’un tel esprit. Tout aussi rare de la voir s’embarquer pour un si long voyage alors que, dans son pays, elle n’a pu manquer de susciter l’émoi des jeunes hommes et l’inspiration des poètes.

— Hélas, nous n’avons pas d’enfants qui m’auraient contrainte à rester ; et je suis une bien grande pécheresse. » Tamberly n’avait pu retenir sa repartie.

Est-ce une lueur d’espoir que je vois dans ses yeux ? » Je ne puis le croire, ma dame, rétorqua Lorenzo. L’humilité est sûrement à compter au nombre élevé de vos vertus. » Sans doute se rendit-il compte qu’il allait un peu vite en besogne, car il se retourna vers Volstrup et reprit un air grave. « Un fils cadet. Je ne vous comprends que trop bien, sire. C’est aussi mon cas. Mais j’ai pris l’épée et ai acquis quelque renommée.

— Les hommes d’armes envoyés par votre père nous ont vanté votre vaillance au combat », répliqua le Patrouilleur. C’était la pure vérité. « Nous aimerions en entendre davantage.

— Ah ! une vaillance bien mal récompensée. Il y a deux ans, Roger de Sicile a remporté une victoire totale, imposant un traité valable sept ans et sans doute plus durable encore – tant que ce diable continuera à souiller ce bas monde, j’en ai peur –, et il profite aujourd’hui de la paix et de son butin. » Lorenzo s’ébroua comme pour chasser l’amertume de son corps. « Enfin, une plus noble cause nous appelle, une cause bénie entre toutes. Que vous importent ces vieilles histoires de la guerre contre Roger ? Dites-moi comment sont les choses aujourd’hui à Jérusalem ! »

Ils s’étaient promenés dans la demeure tout en conversant, pour arriver dans une pièce avec des tonnelets sur les étagères et des carafes sur la table. Lorenzo rayonna. « Nous y voilà, mes amis. Veuillez vous asseoir. » Il conduisit Tamberly devant un banc en faisant moult manières puis passa la tête par une porte pour appeler un domestique. Lorsque apparut un jeune garçon, il lui demanda de leur servir du pain, du fromage, des olives et des fruits. Mais ce fut lui-même qui remplit leurs gobelets de vin.

« Vous êtes trop aimable, gentil sire », lui dit Tamberly. Trop aimable pour ton bien. Je sais ce que tu mijotes, et la veille de ton mariage ou presque !

« Non, c’est vous dont la présence est une bénédiction, insista-t-il. Cela fait deux années que je me languis ici. Votre arrivée, et celle des nouvelles que vous apportez, c’est comme une brise venue de la mer.

— Oui, j’imagine qu’on doit souffrir de l’inaction après avoir mené une vie aventureuse comme la vôtre, acquiesça Volstrup. Euh… nous avons entendu parler de vos hauts faits à Rignano, lorsque le duc Rainulf a semé la déroute dans les troupes siciliennes. N’est-ce pas à un miracle que vous devez d’avoir eu la vie sauve ce jour-là ? »

Lorenzo se renfrogna une nouvelle fois. « Une victoire qui s’est révélée vaine, car nous avons échoué à capturer Roger. Pourquoi réveiller ce souvenir ?

— Oh ! mais il me tardait tellement d’entendre cette histoire de la bouche même de son héros, plutôt que de me contenter de simples rumeurs », roucoula Tamberly.

Lorenzo se rengorgea. « Vraiment ? Eh bien, à dire vrai, je ne me suis guère couvert de gloire. Lorsque l’ennemi a lancé sa charge, j’ai tenté une attaque sur son flanc gauche. Quelqu’un a dû me frapper par-derrière au cours de l’escarmouche, car, lorsque j’ai repris connaissance, j’avais les bras passés autour de l’encolure de mon étalon et notre attaque avait échoué. Le plus curieux dans l’histoire, c’est que je ne sois pas tombé de selle ; mais quand on a passé sa vie à cheval, le corps sait prendre soin de lui-même si l’esprit n’est plus là pour le guider. Et le coup que j’ai reçu ne devait pas être très violent, car je n’avais aucune migraine à mon réveil et j’ai pu à nouveau me jeter dans la mêlée. Et maintenant, parlez-moi un peu de vos voyages.

— Je présume que c’est la situation militaire qui vous intéresse au premier chef, dit Volstrup, mais, comme je vous l’ai dit, je n’ai rien d’un foudre de guerre. Toutefois, ce que j’ai vu et entendu ne me pousse guère à me réjouir, hélas ! »

Lorenzo l’écouta avec attention. Ses fréquentes questions montraient qu’il était bien informé. Pendant ce temps, Tamberly passa en revue tout ce qu’on lui avait inculqué.

En 1099, la première croisade avait accompli son objectif, au prix d’un massacre de civils qui aurait fait la fierté de Gengis Khan, et les conquérants s’étaient installés dans leur domaine. Ils y avaient fondé un chapelet de fiefs allant de la Palestine à ce qui correspondait à son époque au sud de la Turquie : le royaume de Jérusalem, le comté de Tripoli, la principauté d’Antioche, le comté d’Édesse. Petit à petit, ils tombèrent sous l’influence culturelle de leurs sujets. Rien à voir avec les Normands de Sicile, qui s’étaient bonifiés au contact des Arabes les plus civilisés ; on eût dit que les croisés et leurs descendants adoptaient les aspects les plus malsains de la société musulmane. Ils s’affaiblirent peu à peu et, en 1144, l’émir de Mossoul reconquérait Édesse et son fils Nur al-Din marchait sur Jérusalem. Le roi chrétien de cette ville lança alors un appel à l’aide. Bernard de Clairvaux prêcha une nouvelle croisade et le pape Eugène la proclama. Le jour de Pâques de cette année 1146, Louis VII le Jeune, roi de France, avait « pris la croix », faisant vœu de conduire cette expédition.

« Dès le début, j’ai souhaité partir en croisade, expliqua Lorenzo, mais nous autres, Italiens, nous sommes toujours montrés indécis dans ce genre d’entreprise, à notre grande honte. A quoi bon mettre mon épée au service de ces Français qui nous méprisent ? Et puis, père avait arrangé mon mariage avec dame Ilaria. C’est un très bon parti, presque trop bon pour un soldat qui n’a plus un sou vaillant ou presque. Je ne puis l’abandonner tant qu’il n’a pas consolidé sa maison, et je sais qu’il souhaite un petit-fils légitime pour éclairer ses vieux jours. »

Mais comme ces yeux d’épervier se languissent du combat ! se dit Tamberly. A sa façon, c’est un homme bon, et très certainement honorable. Doublé d’un soldat courageux et d’un tacticien doué, semble-t-il. Ouais, je parierais que c’est sa conduite en temps de guerre qui a conquis le cœur du papa d’Ilaria. Ça laisse espérer un joli butin au cas où il arriverait à partir pour la Palestine. Et si Lorenzo souhaite courir le guilledou avant la noce, eh bien, n’oublions pas que son mariage est un mariage de convenance, et je parierais qu’Ilaria n’a rien d’une beauté fatale. En plus, si j’en crois les notions que m’a inculquées la Patrouille, le fait que ces gens soient fort dévots ne les empêche pas d’avoir des mœurs plutôt libres en matière de sexualité. Les hommes comme les femmes, à condition de procéder dans la discrétion. Sans parler des gays, bien que la loi les condamne invariablement à la corde ou au bûcher. Ça ne te rappelle rien, jeune Californienne ?

« Et voilà que l’abbé prêche maintenant parmi les Germains, reprit Lorenzo de sa voix de stentor. J’entends dire qu’il a l’oreille du roi Conrad. Celui-ci a prouvé sa vaillance aux côtés de l’empereur Lothaire il y a dix ans, quand il est venu nous aider à affronter Roger. Je suis sûr qu’il prendra la croix, lui aussi. »

C’est ce qu’il ferait, en effet, à la fin de l’année. Abstraction faite de ses possessions transalpines, le Saint Empire avait des alliés dans toute l’Italie. (À noter que Conrad rencontrerait tellement de problèmes avec sa turbulente noblesse qu’il n’aurait jamais le loisir de se faire couronner empereur, mais ce n’était là qu’un détail.) Lorenzo recruterait sans peine des camarades prêts à rallier sa bannière et prendrait sans doute la tête d’une unité. Quand viendrait l’automne 1147, Conrad entamerait sa marche vers le sud en passant par la Hongrie. Lorenzo aurait amplement le temps d’engrosser son Ilaria, qui donnerait naissance à un enfant destiné à ne jamais devenir Grégoire IX…

« Je m’efforce donc de cultiver la patience, conclut-il. Mais je partirai, quelles que soient les circonstances. Cela fait trop longtemps que je combats au nom du bien et de la Sainte Église pour laisser désormais rouiller mon épée. La meilleure des choses serait que je me joigne à Conrad. »

Non, pas la meilleure : la pire. La deuxième croisade virerait en fait à la farce macabre. La maladie terrasserait encore plus d’Européens que le combat, et les survivants finiraient par fuir la queue entre les jambes. En 1187, Saladin entrerait en triomphe dans Jérusalem.

Mais toutes ces croisades, la première, la deuxième et jusqu’à la septième, sans parler de celles menées en Europe contre les païens et les hérétiques, n’étaient que des fabrications d’historiens. De temps à autre, un pape ou un quelconque dirigeant exigeait du peuple ou des grands de ce monde des efforts renouvelés, et il obtenait parfois une réponse favorable. L’essentiel était de savoir si un individu donné – idéaliste, guerrier, aventurier ou les trois à la fois – pouvait se faire qualifier de croisé. Ce mot conférait dans ce monde certains droits et privilèges, et dans l’autre la rémission de tous les péchés. Voilà pour l’aspect légal de la chose. Dans la réalité, les croisés étaient des hommes qui marchaient, chevauchaient, naviguaient, souffraient de la faim et de la soif, festoyaient, guerroyaient, violaient, incendiaient, pillaient, massacraient, torturaient, se retrouvaient malades ou blessés, mouraient dans d’atroces souffrances, devenaient riches à millions, étaient réduits en esclavage, vivotaient en terre étrangère ou bien rentraient piteusement chez eux, et cela plusieurs siècles durant. Pendant ce temps, les rusés Siciliens, Vénitiens, Génois et Pisans retiraient de leurs activités des profits fabuleux ; et les rats asiatiques s’introduisaient dans les navires voguant vers l’Europe, où avec l’aide de leurs puces ils répandaient la Peste noire…

Volstrup et Tamberly avaient assimilé suffisamment de données pour répondre aux questions que leur posait Lorenzo à propos du royaume de Jérusalem. Et ils étaient même allés y faire un tour. Oui, être Patrouilleur du temps a ses avantages. Mais, bon sang ! on a intérêt à s’endurcir vite fait.

« Mais c’est moi qui abuse de votre patience ! s’écria soudain Lorenzo. Veuillez me pardonner. Je n’ai pas vu le temps passer. Vous avez chevauché pendant des heures aujourd’hui. Ma dame doit être épuisée. Venez, je vais vous montrer vos appartements, et vous pourrez y prendre un peu de repos, vous rafraîchir et vous changer avant le souper. Vous allez rencontrer nombre d’invités, des parents venus de toute l’Italie – du moins le semble-t-il. »

Comme il sortait de la chambre en s’inclinant, il lança une œillade en direction de Tamberly. Elle laissa passer plusieurs battements de cœur avant de détourner le regard. Manse avait raison : une femme qui sait se débrouiller peut se révéler ici très utile. Elle est en mesure d’apprendre bien des choses et peut-être même de trouver une solution à la crise. Sauf que… suis-je vraiment qualifiée ? Ai-je l’étoffe d’une vamp ?

Un domestique plein de déférence leur montra où l’on avait rangé leurs bagages, leur demanda si tout allait bien et leur précisa qu’on leur apporterait de l’eau chaude dans une bassine de cuivre si le seigneur et la dame le désiraient. La propreté était de rigueur à cette époque, où l’on fréquentait les bains publics. Plusieurs siècles s’écouleraient avant que le genre humain ne se mette à empester, la déforestation ayant rendu le bois de chauffage par trop onéreux.

Et devant eux se trouvait un lit à deux places. Dans l’auberge de Rome et dans celle où ils s’étaient arrêtés en route, hommes et femmes dormaient dans des ailes distinctes, en robe de nuit parmi des inconnus.

Volstrup détourna les yeux. Il s’humecta les lèvres. Après deux ou trois tentatives ratées, il réussit à articuler : « Euh… mademoiselle* Tamberly, je n’avais pas prévu… Naturellement, je dormirai par terre, et quand nous ferons notre toilette…»

Elle partit d’un rire enjoué. « Pas question, mon cher Emil, déclara-t-elle à son grand étonnement. Vous n’avez rien à craindre pour votre vertu. Je vous tournerai le dos si vous le souhaitez. Ce matelas me semble suffisamment large. Nous dormirons paisiblement tous les deux. » Un petit frisson la parcourut : Y parviendrai-je, en sachant que Manse est parti pour un monde inconnu à cent ans en aval ? Puis, dans un tout autre registre : En plus, il faut que je réfléchisse sérieusement à propos de Lorenzo.

1245 apr. J.C.

La plaine d’Apulie s’étendait à perte de vue, hormis à l’ouest où se dressaient les contreforts des Apennins. Partout ce n’étaient que terres fertiles, avec çà et là les taches blanches des villages, les vergers vert foncé et les champs qui se doraient dans l’attente de la moisson. On remarquait aussi de nombreuses forêts et de vastes pâtures, dont les hautes herbes jaunies par l’été évoquaient les Grandes Plaines. Si les enfants des villages y menaient les troupeaux, de vaches comme d’oies, leur fonction première était de servir de chasses à l’empereur.

Celui-ci chevauchait à la tête de son cortège, en route vers Foggia, celle de ses cités qu’il préférait entre toutes. Le soleil derrière eux projetait dans l’air calme et odorant de longs rayons dorés qui paraient le paysage d’ombres indigo. Devant eux étincelaient les murailles, les tourelles, les donjons et les flèches de la cité ; le verre et les dorures renvoyaient sur les cavaliers leurs feux éblouissants. Les cloches sonnaient les vêpres dans toute la contrée, tantôt bruyantes, tantôt étouffées par la distance.

Everard, qui n’avait pas oublié certain champ de bataille tout proche, fut frappé par ce calme bucolique. Mais les morts de Rignano reposaient depuis cent huit ans. Seuls Karel Novak et lui-même se rappelaient encore ce jour de souffrance, et ils avaient sauté les générations qui le séparaient du présent.

Il s’obligea à revenir au présent en question. Ni Frédéric (Friedrich, Fridericus, Federico… son nom variait en fonction de celle de ses possessions où il se trouvait) ni sa suite ne prêtaient attention à l’appel à la prière. Les nobles poursuivaient allègrement leurs conversations ; ni eux ni leurs chevaux ne semblaient fatigués par ces heures passées au grand air. Leurs tenues composaient un véritable arc-en-ciel. Ils les avaient ornées de clochettes qui tintaient comme pour tourner en dérision les filières des faucons masqués perchés sur leurs poignets. Les dames portaient elles aussi un masque, mais c’était pour protéger leur teint ; il en résultait des jeux galants particulièrement piquants. Les domestiques suivaient derrière. Aux pommeaux des selles se trouvaient suspendus les trophées du jour : perdrix, bécasses, hérons et lièvres. Derrière les cavaliers étaient sanglées les bourriches et les coûteuses bouteilles du déjeuner sur l’herbe.

« Eh bien, Munan, que pensez-vous de la chasse en Sicile ? » demanda l’empereur. Aussi aimable que courtois, il s’exprimait en allemand – plus précisément en bas-francique –, une langue parlée par son invité. Faute de quoi ils auraient dû communiquer en latin, le voyageur venu d’Islande n’ayant pu apprendre que des bribes d’italien.

Everard se rappela que le terme de « Sicile » ne désignait pas seulement l’île portant ce nom, mais bien la totalité du royaume que Roger II avait conquis de haute lutte durant le siècle précédent. « Fort impressionnante, Votre Grâce », répondit-il. C’était ainsi qu’il convenait de s’adresser à l’homme le plus puissant d’Occident. « Certes, ainsi que tous ont pu le constater aujourd’hui, bien que vos compagnons soient trop polis pour le dire, nous n’avons guère l’occasion de pratiquer la fauconnerie dans ma misérable patrie. Depuis mon arrivée sur le continent, je n’avais assisté jusqu’ici qu’à des chasses à courre.

— Ah ! je laisse à ceux qui s’en contentent le soin de pratiquer la vénerie », railla Frédéric. Il avait utilisé le mot latin afin de renchérir par un calembour : « Je veux parler, bien entendu, de la chasse aux bêtes à cornes. L’autre passe-temps auquel je pense n’est point à leur portée, même si des cornes peuvent aussi en constituer le trophée. » Retrouvant son sérieux : « Mais la fauconnerie ne se réduit pas à un divertissement : c’est un art, et même une science.

— J’ai ouï dire que Votre Grâce avait écrit un livre sur le sujet. J’espère bien le lire.

— Je vous en ferai donner un exemplaire. » Frédéric considéra le faucon du Groenland perché sur son poignet. « Si vous avez pu me porter cet animal d’au-delà des mers sans qu’il ait souffert outre mesure, alors vous êtes naturellement doué et il ne faut pas laisser un tel don en jachère. Vous aurez d’autres occasions de pratiquer cet art.

— Votre Grâce me fait honneur. Cet oiseau s’est moins bien comporté que d’autres, j’en ai peur.

— Il n’est pas tout à fait dressé, oui. Je me ferai un plaisir de le prendre en main, si le temps me le permet. » Everard remarqua que, contrairement à un homme du Moyen Âge, Frédéric ne s’en remettait pas à Dieu.

En fait, cet oiseau provenait du ranch de la Patrouille, situé dans l’Amérique du Nord avant l’arrivée des Indiens. Le faucon est un cadeau idéal pour rompre la glace, et ce dans quantité de milieux, à condition que le récipiendaire soit d’un rang assez élevé. Un fauconnier avait pris soin de celui-ci jusqu’à ce qu’un fourgon temporel largue Everard et Novak dans les collines avoisinantes.

Il jeta vers l’ouest un coup d’œil machinal. Jack Hall était resté en faction dans un vallon inhabité et apparemment peu fréquenté. Il suffirait d’un appel radio pour le faire accourir. Et peu importe qu’il se matérialise devant témoins. La Patrouille ne souhaitait nullement préserver cette histoire, mais bien plutôt l’annihiler.

À condition que ce soit possible… Oui, il pourrait y parvenir, au prix de quelques actes et de quelques déclarations ; mais les conséquences en seraient imprévisibles. Mieux valait se montrer prudent. De deux maux, il faut choisir le moindre.

Everard avait décidé de faire une reconnaissance en l’an 1245. Cette date n’était pas tout à fait arbitraire. Frédéric était censé mourir cinq ans plus tard – dans le monde perdu. Peut-être que dans celui-ci, il ne succomberait pas à une infection gastrointestinale causée par un trop grand stress, sonnant ainsi le glas des espoirs des Hohenstaufen. Un éclaireur avait établi qu’il se trouvait à Foggia cet été là et que tout allait pour le mieux pour lui, ses grands desseins étant en passe de s’accomplir.

Nul besoin d’être grand clerc pour savoir qu’il serait ravi d’accueillir Munan Eyvindsson. La curiosité de Frédéric était proprement universelle ; elle l’avait conduit à procéder à des vivisections sur les animaux et (à en croire la rumeur) sur les humains. Les Islandais, si lointains, obscurs et misérables fussent-ils, détenaient un héritage unique. (Everard s’était familiarisé avec ce peuple lors d’une mission à l’ère des vikings. Si les Scandinaves de cette époque-ci étaient christianisés, l’Islande cultivait encore un savoir tombé dans l’oubli sur le continent.) Certes, Munan était un hors-la-loi. Mais cela signifiait ni plus ni moins que ses ennemis avaient manœuvré pour le faire condamner par l’Althing : toute personne était libre de le tuer impunément pendant une durée de cinq ans. La république était prise dans un véritable maelström de querelles opposant les grandes familles ; elle ne tarderait pas à se soumettre à la couronne norvégienne.

Comme tous les proscrits pouvant se le permettre, Munan avait quitté l’île pour la durée de sa sentence. Arrivé au Danemark, il avait acheté des chevaux et loué les talents d’un serviteur et garde du corps – Karel, un mercenaire bohémien rencontré sur la grève. Tous deux étaient descendus dans le Sud sans se presser ni courir le moindre danger. Frédéric avait imposé sa paix à l’Empire. Munan comptait bien entendu visiter Rome, mais ce n’étaient pas les lieux saints qui l’intéressaient au premier chef ; il souhaitait surtout réaliser un rêve : rencontrer le souverain que l’on avait surnommé Stupor mundi – « l’étonnement du monde ».

Son faucon n’était pas la seule chose qui avait séduit l’empereur. Celui-ci était bien plus passionné par les sagas qu’il lui récitait, les Eddas et autres chants scaldiques. « C’est un autre univers dont vous m’ouvrez les portes ! » exultait-il. Un compliment de poids dans la bouche d’un seigneur dont la cour avait accueilli des lettrés venus d’Espagne et de Damas, de l’astrologue Michael Scot au mathématicien Leonardo Fibonacci, celui-là même qui avait introduit les chiffres arabes en Europe. « Vous devez rester parmi nous quelque temps. » Dix jours avaient passé depuis.

On entendit soudain une voix fielleuse. « Le brave sire Munan craint-il d’être traqué si loin de chez lui ? Si c’est le cas, il doit avoir commis une fort vilaine action. »

L’homme qui avait prononcé ces mots, Pietro délia Vigna, chevauchait à droite de Frédéric. Peu soucieux de la mode, ce quadragénaire à la barbe grise était vêtu avec simplicité ; mais on percevait dans ses yeux une intelligence aussi vive que celle de son maître. Humaniste, latiniste, juriste, conseiller, chancelier depuis peu, il était bien plus que l’homme de confiance de l’empereur : c’était son ami intime dans cette cour grouillante de flagorneurs.

Surpris, Everard décida de mentir. « J’avais cru entendre un bruit. » Dans son for intérieur : Ce type ne m’a pas à la bonne. Qu’est-ce que je lui ai fait ? Il ne craint pas que je devienne le favori de l’empereur à sa place, tout de même !

« Tiens ! Mais vous me comprenez fort bien ! » s’exclama Pietro.

Everard pesta intérieurement. Ce salopard a parlé en italien. Et j’ai oublié que je n’étais qu’un étranger fraîchement débarqué. Il se força à sourire. « Eh bien, j’ai glané quelques bribes des langues que j’ai pu entendre. Mais je ne tenais pas à écorcher les oreilles de Sa Grâce en les pratiquant en sa présence. » Malicieusement : « J’implore votre pardon, signor. Je vais vous traduire cela en latin. »

Pietro l’en dissuada d’un revers de la main. « Je vous suis sans peine. » Un esprit aussi actif que le sien n’avait pu manquer d’apprendre l’allemand, même s’il le considérait comme un parler de cochons. Les langues vernaculaires gagnaient du terrain dans les sphères politique et culturelle. « Jusqu’ici, ce n’était pas l’impression que vous donniez.

— Je vous prie d’excuser ce malentendu. »

Pietro détourna les yeux et tomba dans un silence maussade. Me soupçonne-t-il d’être un espion ? Au service de qui ? Pour autant que nous le sachions, Frédéric n’a plus d’ennemis dignes de ce nom. Oh ! le roi de France n’est pas encore à sa botte…

L’empereur s’esclaffa. « Croyez-vous que notre visiteur tenterait de nous désarmer, Pietro ? » Il pouvait se montrer cruel, voire très cruel, même avec ses proches. « Rassurez-vous. Je ne vois pas comment notre bon Munan pourrait être à la solde de quiconque, même si ce quiconque s’appelle Giacomo de Mora. »

Les yeux d’Everard se dessillèrent. C’est ça ! Pietro s’inquiète à propos de sire Giacomo, qui s’intéresse à ma personne d’une façon effectivement un peu appuyée. Si je ne suis pas un des sbires de son rival, pense-t-il probablement, alors celui-ci a peut-être trouvé un moyen de m’utiliser contre lui. Un homme dans sa position doit voir des complots partout.

La pitié l’envahit. Quel serait le destin de cet homme dans cette histoire ? Connaîtrait-il une « nouvelle » disgrâce dans quelques années, et son seigneur lui ferait-il crever les yeux, ce qui le pousserait à se taper la tête contre le mur de sa cellule jusqu’à ce que mort s’ensuive ? L’avenir l’oublierait-il en faveur de ce Giacomo de Mora, dont le nom n’apparaissait dans aucune des chroniques connues de la Patrouille ?

Ouais, quand on approche ces intrigants, on a intérêt à marcher sur des œufs. Peut-être devrais-je éviter la compagnie de Giacomo. Sauf que… qui serait mieux placé pour me donner des indices que le brillant responsable des forces armées et de la diplomatie de Frédéric ? Qui d’autre possède une connaissance plus étendue de ce monde ? S’il a choisi de cultiver mon amitié quand il en a le loisir, je dois accepter l’honneur qui m’est fait avec reconnaissance.

Bizarre qu’il ait trouvé une excuse pour ne pas participer à la chasse d’aujourd’hui…

Les sabots des chevaux claquèrent sur le sol. On venait d’atteindre la route principale. Frédéric talonna sa monture et partit en avant-garde. Ses cheveux auburn flottaient comme une oriflamme sous son bonnet à plume. Les feux du couchant les transformaient en halo. Oui, il serait bientôt chauve, oui, il prenait du poids, oui, les rides creusaient son visage glabre. (Un visage de Germain car, entre ses deux grands-pères, il tenait davantage de Frédéric Barberousse que de Roger de Sicile.) Mais pourtant, en cet instant, il ressemblait à un dieu.

Des paysans travaillant dans un champ tout proche s’inclinèrent gauchement sur son passage. Un moine marchant vers la ville en fit autant. Ce n’était pas la seule déférence qui les inspirait. Même dans l’histoire telle que la connaissait Everard, ce souverain jouissait d’une aura confinant au surnaturel. En dépit du conflit l’opposant à l’Église, nombre de chrétiens – en particulier les franciscains – voyaient en lui une figure mystique, un rédempteur doublé d’un réformateur du monde matériel, un envoyé du Ciel. D’autres le considéraient comme l’Antéchrist. Mais de telles polémiques appartenaient au passé. Dans ce monde, la lutte du Sacerdoce et de l’Empire avait pris fin, et c’était l’Empire qui avait gagné.

Les chasseurs approchèrent la cité au petit galop. La porte principale ne serait fermée qu’une heure après le coucher du soleil. C’était là une précaution inutile, mais ainsi le voulait l’empereur dans toutes ses cités, dans toutes ses terres. La circulation devait se faire à certaines heures, le commerce s’effectuer selon certaines règles. Cette porte-ci n’avait pas la grâce exubérante de celle de Palerme, où Frédéric avait passé son enfance. À l’image des édifices dont il avait ordonné l’érection, elle était massive et carrée. Au-dessus d’elle, une bannière flottait sous la brise vespérale, frappée d’un aigle sur champ doré, l’emblème de la dynastie des Hohenstaufen.

Pour la énième fois depuis son arrivée, Everard se demanda si son histoire avait connu semblable évolution. Rares étaient les ruines subsistant encore dans son XXe siècle, et les survivants de la Patrouille avaient plus important à faire que de s’intéresser au développement de l’architecture. Peut-être que ceci ne différait guère de la Foggia médiévale « originelle ». Ou peut-être pas. Bien des choses allaient dépendre du moment exact où l’histoire divergerait.

Pour être précis, elle a divergé il y a un peu plus de cent ans, lorsque le futur pape Grégoire IX a oublié de naître – à moins qu’il ne soit mort jeune, ou qu’il ne soit jamais entré dans les ordres, peu importe. Mais les altérations temporelles ne se propagent pas à la manière d’un front d’onde. Elles résultent d’interactions infiniment complexes entre les fonctions quantiques, un processus qui me passe complètement au-dessus de la tête.

La moindre altération peut théoriquement annihiler tout un avenir, à condition que l’événement considéré soit crucial. Toujours en théorie, il existe nombre d’altérations ; mais leur effet ne se fait presque jamais sentir. Tout se passe comme si le flot du temps se protégeait lui-même, contournant les écueils sans perdre sa forme ni sa direction. Parfois, on observe d’étranges tourbillons… et c’était l’un de ceux-ci qui menaçait de devenir incontrôlable…

Mais le changement se transmet sous la forme d’une chaîne de causalité. Qui, hormis les gens du voisinage, serait informé des fortunes ou des infortunes de telle famille d’Anagni ? Il faudrait des années pour que se propagent les conséquences d’une divergence. Pendant ce temps, le reste du monde poursuivait son cours normal.

C’est ainsi que Constance, la fille du roi Roger II, vit le jour peu après la mort de son père. Elle avait trente ans sonnés lorsqu’elle épousa le deuxième fils de Frédéric Barberousse, et neuf ans avaient passé lorsque, en 1194, elle lui donna un fils baptisé Frédéric. Son époux, couronné empereur sous le nom de Henri VI, mourut peu après la naissance de son héritier. Mais il était devenu roi de Sicile par son mariage, et le jeune Frédéric hérita de ce superbe royaume hybride. Placé sous la tutelle du pape Innocent III, il grandit au sein du tumulte et des complots de toute sorte et, en 1211, son tuteur arrangea son premier mariage et encouragea une coalition germanique à le couronner roi, car l’empereur Othon IV avait envers l’Église une conduite intolérable. En 1220, la cause de Frédéric triomphait dans toute l’Europe et le nouveau pape, Honorius III, le consacrait souverain du Saint Empire romain.

Mais les relations entre l’Église et l’empereur ne cessèrent de se détériorer. Frédéric négligea ou renia toutes les promesses faites à la papauté, hormis celle de persécuter les hérétiques. Le plus grave, c’est qu’il remettait sans cesse son départ pour les croisades afin de se consacrer à la consolidation de sa puissance et à la répression de diverses révoltes. Honorius mourut en 1227…

Ouais. Pour autant que nous puissions nous en assurer vu nos ressources limitées, les choses ont plus ou moins suivi leur cours jusqu’à ce moment-là. Devenu veuf, Frédéric a épousé en 1225 Yolande de Brienne, la fille du roi de Jérusalem ou prétendu tel, comme il était censé le faire. Une manœuvre préliminaire à la reconquête de cette terre tombée aux mains des païens. Sauf qu’il repoussait toujours son départ pour le Levant, préférant asseoir par la force son autorité sur la Lombardie. Et le pape est mort en 1227.

Et ce n’est pas Grégoire IX mais Célestin IV qui lui a succédé, et le monde ressemblait de moins en moins à ce qu’il aurait dû être.

« Salut ! » rugirent les sentinelles. Elles levèrent leurs piques bien haut. L’espace d’un instant, les chasseurs perdirent leurs couleurs vives dans l’ombre du passage. Les échos des sabots de leurs chevaux roulaient sur les pierres. Puis ils entrèrent dans la lice, le vaste espace pavé séparant les fortifications des bâtiments de la cité. Everard entrevit les tours de la cathédrale par-delà les toits. Découpées en silhouette sur le ciel oriental, elles paraissaient fort sombres, comme si la nuit tombait déjà sur elles.

Un homme bien mis et un domestique attendaient les nouveaux venus. À en juger par la nervosité de leurs chevaux, cela faisait un bon moment qu’ils se trouvaient là. Everard reconnut un courtisan, qui se rapprocha de l’empereur et le salua.

« Que Votre Grâce pardonne cette intrusion, déclara-t-il. J’ai pensé que vous souhaiteriez être informé au plus vite. La nouvelle est arrivée aujourd’hui. L’ambassadeur de Bagdad a débarqué hier à Bari. Il devait en repartir aujourd’hui à l’aube en compagnie de sa suite.

— Par l’enfer ! s’exclama Frédéric. Cela signifie qu’ils arriveront demain. Je connais les cavaliers arabes. » Il parcourut les chasseurs du regard. « A mon grand regret, il me faut annuler les festivités prévues pour ce soir. Je serai trop affairé à mes préparatifs. »

Pietro délia Vigna haussa les sourcils. « Croyez-vous, sire ? Devons-nous vraiment leur rendre les honneurs ? Leur califat n’est plus que l’ombre de sa grandeur passée.

— Raison de plus pour que je l’aide à retrouver sa puissance, car j’ai besoin d’un allié sur ce flanc-là, répliqua l’empereur. Venez ! » Il s’en fut en compagnie du chancelier et du courtisan.

Déçus, les chasseurs se dispersèrent par groupes de deux ou trois en s’interrogeant sur la signification de cette nouvelle. Ceux qui demeuraient au palais suivirent leur souverain à une allure plus mesurée. C’est ce qu’Everard ferait en temps voulu. Mais il décida de prendre le chemin des écoliers afin de réfléchir en paix.

La signification de cette nouvelle… Hum. Peut-être que Fred ou son successeur réussiront à transformer le Proche-Orient en rempart contre les invasions mongoles. Ce qui chamboulerait toute l’histoire à venir !

Le Patrouilleur se remit à méditer sur le passé proche, mais c’était cette fois le passé de ce monde qui n’aurait pas dû exister, dans la mesure où il avait pu le reconstituer avec l’aide de quelques assistants.

Frêle et de santé délicate, le pape Célestin n’avait pas l’énergie d’un Grégoire, et il n’avait pas osé excommunier Frédéric lorsque celui-ci avait de nouveau refusé de prendre la croix. Tout comme dans le monde d’Everard, l’empereur avait néanmoins fini par partir pour Jérusalem, reconquérant la Ville sainte non par les armes mais par la négociation. Dans cette histoire-ci, il n’avait pas eu besoin de s’en couronner roi : c’est l’Église qui lui avait accordé ce titre, le dotant d’un moyen de pression qu’il avait exploité avec habileté. Après avoir éliminé ses rivaux, tel Jean d’Ibelin, le régent de Chypre, il avait cimenté son entente avec les dirigeants musulmans d’Égypte, de Damas et d’Iconium. L’existence d’un tel réseau d’alliances dans la région interdisait désormais aux Byzantins de renverser leurs souverains latins si détestés – lesquels se voyaient de plus en plus contraints d’obéir au souverain du Saint Empire romain.

Pendant ce temps, en Germanie, Henri, son héritier présomptif, entrait en rébellion ; dans ce monde comme dans l’autre, le père eut tôt fait de mater le fils, qui passa en prison le reste de sa courte vie. De même, la pauvre reine Yolande mourut fort jeune et le cœur brisé. Mais comme Grégoire était absent du tableau, il n’était pas là pour arranger le remariage de l’empereur, qui épousa une princesse d’Aragon et non Isabelle d’Angleterre.

La rupture avec Célestin survint lorsque le roi, enfin libre de se consacrer aux tâches qui lui tenaient à cœur, envahit la Lombardie à la tête de son armée et la soumit à sa volonté. Puis, au mépris de tous ses serments, il s’empara de la Sardaigne et maria son fils Enzio à la reine de l’île. Constatant que ses États étaient désormais pris en étau, le souverain pontife, si faible fût-il, n’eut pas d’autre choix que d’excommunier l’empereur. Mais cela le laissa totalement indifférent, ainsi que ses féaux, et, durant les années qui suivirent, ils conquirent la totalité de l’Italie.

C’est ainsi qu’il put dépêcher une puissante armée contre les Mongols quand ceux-ci envahirent l’Europe et leur infliger une série de cuisantes défaites en 1241. Lorsque Célestin décéda la même année, le « sauveur de la chrétienté » n’eut aucun mal à installer sur le trône de saint Pierre un homme tout dévoué à sa cause, qui prit le nom de Lucius IV.

Il avait annexé les contrées de Pologne où son armée avait affronté les Mongols. Avec son appui, les Chevaliers teutoniques, devenus ses vassaux, étaient sur le point de conquérir la Lituanie. En Hongrie se déroulaient des négociations en vue d’un mariage dynastique… En ensuite ? A qui le tour ?

« Oh ! je vous demande pardon ! » Everard tira sur les rênes de sa monture. Perdu dans ses pensées, il avait failli piétiner un passant alors qu’il traversait une ruelle plongée dans la pénombre. « Je ne vous avais pas vu. Est-ce que vous allez bien ? » Il n’hésita pas à s’exprimer en italien. Simple question de politesse.

« Ce n’est rien, messire, ce n’est rien. » Se drapant dans sa robe maculée de boue, l’homme s’éloigna à reculons, l’échine courbée. Everard aperçut une barbe, une calotte, une rouelle. Oui, c’était un juif. Un décret de Frédéric leur faisait obligation de porter des vêtements distinctifs, la barbe pour les hommes, plus d’autres mesures discriminatoires.

Comme il n’avait blessé personne, Everard fit taire sa conscience et poursuivit sa route, restant conforme à son personnage. La ruelle donnait sur une place, déserte vu l’heure tardive. À cette époque, les gens restaient chez eux à la tombée du soir, soit parce qu’un couvre-feu l’exigeait, soit parce qu’ils préféraient ne pas sortir. Si les coupe-jarrets étaient rares – les gardes et les bourreaux de l’empereur y veillaient –, les venelles obscures et jonchées de crottin n’étaient guère propices à la promenade. Au milieu de la place se dressait un bûcher calciné en attente de démantèlement, dont on avait à peine balayé les cendres. Everard avait ouï dire qu’une femme venait d’être condamnée pour manichéisme. Apparemment, c’était aujourd’hui qu’on l’avait brûlée.

Il serra les dents et alla de l’avant. Frédéric n’est pas vraiment un être maléfique, comme Hitler en son temps. Pas plus qu’un idéaliste pervers, ni même un politicien souhaitant entrer dans les bonnes grâces de l’Église. Il brûle les hérétiques pour la même raison qui le pousse à incendier les cités rebelles et à massacrer leurs habitants… et aussi à opprimer non seulement les juifs et les musulmans, mais aussi les saltimbanques, les putains et tous les entrepreneurs indépendants : pour les soumettre à sa volonté. Ceux qui obéissent à celle-ci n’ont aucune raison de se plaindre.

En préparant cette mission, j’ai lu à plusieurs reprises que des historiens le considéraient comme le fondateur du premier État moderne (en Europe de l’Ouest tout du moins ; et depuis la chute de Rome, pour être précis) : bureaucratie, réglementation, police de la pensée et concentration de l’autorité au sommet. Que ce bel édifice se soit effondré après sa mort dans l’histoire qui est la mienne, je ne peux pas dire que je le regrette !

Mais sur cette histoire-ci, il avait visiblement perduré. Everard avait vu le résultat sept siècles plus tard. (Hé, Wanda ! Comment tu t’en sors il y a cent ans, ma fille ?) L’Empire poursuivrait son expansion au fil des générations jusqu’à englober et remodeler l’Europe tout entière, ce qui l’amènerait à avoir sur l’Orient un impact indéniable. Le déroulement exact de cette expansion importait peu. Il supposait que l’Angleterre et l’Empire s’étaient partagé la France, après quoi l’Empire avait absorbé les îles Britanniques et la péninsule Ibérique, allant jusqu’à mordre sur les territoires russes. Ses vaisseaux atteindraient un jour l’Amérique, mais bien après 1492 ; et dans cette histoire-ci, on ne trouvait ni Renaissance ni révolution scientifique. Les colonies entameraient une vigoureuse expansion vers l’Ouest. Mais, pendant ce temps, la pourriture sèche qui est la plaie de tous les empires rongerait jusqu’au cœur de celui-ci.

Quant à l’Église, eh bien, elle ne connaîtrait pas la mort, ni même la Réforme, mais elle se réduirait à une succursale de l’État, dont elle partagerait probablement l’agonie.

A moins qu’une Patrouille bien éprouvée ne puisse étouffer dans l’œuf cette destinée, sans en engendrer une autre plus calamiteuse encore.

Arrivé devant les écuries du palais, Everard mit pied à terre et confia son cheval à un palefrenier. Pareil à une cité fortifiée enchâssée dans la ville, l’édifice dressait sa masse imposante. La fauconnerie se trouvait à l’intérieur, mais vu qu’il était considéré (à tort) comme un chasseur inexpérimenté, on ne lui avait confié aucun oiseau. La cour était pleine de monde. Pour l’éviter, il prit un chemin détourné afin de gagner la porte de service. Les gardes, dont les armes luisaient d’un éclat terne à la lumière vespérale, le reconnurent et le saluèrent d’un air enjoué. C’étaient de braves types, quels que fussent leurs crimes passés. La guerre engendre les mêmes excès à toutes les époques. Everard lui aussi avait été soldat.

Les gravillons de l’allée crissaient doucement sous ses bottes. Les parfums du jardin qu’il traversait lui chatouillèrent les narines. Il entendit les friselis d’une fontaine. Et la mélodie d’un luth, tout aussi cristalline. Dissimulé à ses yeux par les tonnelles et les buissons, un homme entonna une chanson. Sans doute une jeune fille l’écoutait-elle, car c’était une chanson d’amour. Il s’exprimait dans un dialecte de l’Allemagne du Sud. Les troubadours avaient disparu en même temps que la civilisation provençale, détruite par la croisade contre les albigeois, mais bien des ménestrels franchissaient les Alpes pour se présenter à la cour de Frédéric.

Le palais apparut devant lui. Son austérité médiévale était adoucie par les ailes de construction plus récente. Nombre de fenêtres brillaient à leurs murs. Fort différent de l’éclat des ampoules électriques derrière le verre pur – cette civilisation risquait de ne jamais connaître de tels progrès –, c’était le halo ambré des lampes à huile qui perçait derrière le verre plombé. Lorsque Everard entra dans le bâtiment, il déboucha sur un couloir éclairé par des appliques murales.

Personne en vue. Les domestiques prenaient un léger souper dans leurs quartiers avant de préparer les chambres pour la nuit. (Le principal repas de la journée avait lieu en début d’après-midi. Frédéric et sa cour ne mangeaient qu’une fois par jour.) Everard s’engagea dans un escalier. L’empereur lui faisait certes l’honneur de l’héberger dans son palais, mais il n’avait droit qu’à une chambre retirée, qu’il partageait avec son valet.

Il ouvrit la porte et entra. Dans la petite pièce, un lit à deux places, deux tabourets, un coffre et un pot de chambre se disputaient l’espace disponible. Novak se leva et se mit au garde-à-vous. « Repos ! lui dit Everard en anglais. Combien de fois faudra-t-il le dire ? En ma présence, vous pouvez vous dispenser de discipline. »

Le Tchèque parut frémir des pieds à la tête. « Monsieur…

— Un instant. » Chacun d’eux contactait Jack Hall au moins une fois toutes les vingt-quatre heures, afin que le Patrouilleur en poste près du scooter sache que tout allait bien. Pour Everard, c’était la première fois de la journée qu’il pouvait le faire sans risquer d’être surpris. Novak avait déjà attiré l’attention des curieux alors qu’il se croyait seul et appelait son camarade, mais les choses s’étaient arrêtées là. Il lui était facile de prétexter un quelconque rite religieux peu connu, car il en existait des centaines. Everard attrapa le médaillon pendu à son cou sous sa tunique, le porta à ses lèvres et pressa le bouton d’activation. « Au rapport, dit-il. De retour au palais. Rien de nouveau à signaler, hélas. Tenez bon, mon vieux. » Il devait être pénible de rester en faction dans les collines, mais la vie de cow-boy avait enseigné la patience à Jack Hall.

Comment un appareil aussi minuscule pouvait-il émettre un signal aussi puissant, Everard n’en avait pas la moindre idée. Sans doute un effet quantique, supposait-il. Il l’éteignit pour préserver la batterie et le remit en place sur son torse. « Bien, fit-il. Si vous voulez vous rendre utile, préparez-moi un sandwich et servez-moi à boire. Je sais que vous avez planqué de la bibine quelque part.

— Oui, monsieur. » Novak avait des fourmis dans les jambes. Il ouvrit le coffre et en sortit une miche de pain, un morceau de fromage, une saucisse et un flacon en terre cuite. Assoiffé comme il l’était, Everard but à même le goulot sans prendre le temps de réfléchir.

« Vino rozzo, tu parles, râla-t-il. Vous n’avez pas trouvé de bière ?

— Je croyais que vous l’aviez constaté par vous même, monsieur, répondit Novak. Même à cette époque, les Italiens sont incapables de brasser une bière correcte. Et n’oubliez pas que nous n’avons pas de frigo. » Il sortit son couteau et se mit à trancher le pain à même le couvercle du coffre. « Comment était votre journée ?

— Amusante, quoique un rien tendue… et aussi édifiante. » Rictus d’Everard. « Sauf que je n’ai pas été fichu de glaner un seul indice intéressant. Des souvenirs, encore et toujours, mais aucun qui soit assez ancien pour m’orienter sur le point de divergence. Encore huit jours et, si on n’est pas plus avancés, on arrête les frais et on rentre au bercail. » Il s’assit. « J’espère que vous ne vous êtes pas trop ennuyé.

— Au contraire, monsieur », répondit Novak en levant les yeux. Son large visage se crispa, sa voix se noua. « Je pense avoir obtenu une information très importante.

— Hein ? Accouchez !

— J’ai passé plus d’une heure à discuter avec sire Giacomo de Mora. »

Everard laissa échapper un sifflement. « Vous – un simple garde du corps, un soldat de fortune ? »

Novak semblait ravi de pouvoir travailler avec ses mains. « J’en ai été le premier étonné, monsieur. Après tout, c’est le principal conseiller de l’empereur, le général de l’armée qui a vaincu les Mongols, son ambassadeur à la cour d’Angleterre et… Bref, il m’a fait mander, il m’a reçu en privé et s’est montré très amical, compte tenu de notre différence de rang. Il affirme vouloir apprendre le plus de choses possibles sur les pays étrangers. Les propos que vous lui avez tenus l’ont fort intéressé, mais il est d’avis qu’un homme humble voit et entend des choses que son maître ne remarque jamais, et comme il n’avait rien de précis à faire aujourd’hui…»

Everard se mordit la lèvre. Il sentit son pouls s’accélérer. « Oh ! que je n’aime pas ça…

— J’ai réagi comme vous, monsieur. » Novak posa son couteau d’un geste vif et acheva de confectionner le sandwich demandé. « Mais que pouvais-je faire ? J’ai décidé de jouer les imbéciles, dans la mesure de mes moyens. Je ne suis pas très doué pour la comédie, j’en ai peur. » Il se redressa. Reprenant à un débit moins précipité : « J’ai réussi à glisser deux ou trois questions dans la conversation. Je me suis efforcé de faire passer cela pour de la simple curiosité. Il y a répondu. Il m’a donné quelques détails sur lui-même… et sur ses ancêtres. »

Il tendit le sandwich à Everard, qui le prit machinalement. « Continuez », dit-il en sentant une sueur glacée lui picoter le cuir chevelu.

Novak se remit au garde-à-vous. « J’ai eu pour ainsi dire une intuition, monsieur. Je l’ai amené à parler de sa famille. Vous connaissez l’importance que ces aristocrates accordent à leur lignée. Son père était originaire de… Peu importe. Sa mère était une Conti d’Anagni. En entendant cela, je crains d’avoir oublié un instant de paraître stupide. Je lui ai dit que j’avais entendu parler d’un célèbre chevalier, un Lorenzo de Conti qui aurait vécu il y a cent ans. Lui était-il apparenté ? Et la réponse est oui, monsieur ! s’écria Novak. Giacomo est l’arrière-petit-fils de cet homme. Lorenzo a eu un enfant légitime. Peu après sa naissance, il a participé à la deuxième croisade, mais il est tombé malade et il est mort. »

Everard fixa le mur devant lui. « Encore Lorenzo ! murmura-t-il.

— Je ne comprends pas. C’est comme s’il nous avait jeté un charme, non ? » Novak frissonna. « Ce n’est sûrement pas l’explication.

— Non, répondit Everard d’une voix atone. Il n’y a aucun risque. Mais ce n’est pas non plus une coïncidence. Le hasard aveugle, dissimulé sous cette fine pellicule que nous appelons la réalité…» Il déglutit. « La Patrouille a déjà eu affaire à des nexus, des points de l’espace-temps où il est bien trop facile de changer le cours du monde. Mais supposez qu’une personne puisse être un nexus, que ceux-ci ne se limitent pas aux événements instables ? Lorenzo était… ou est… une sorte de paratonnerre ; et la foudre qui l’a frappé exerce ses effets bien après sa mort. Pensez au rôle qu’a joué Giacomo dans la carrière de Frédéric…»

Il se leva. « Le voilà, notre indice. Et c’est vous qui l’avez trouvé, Karel. Lorenzo n’est pas mort à Rignano. Il est toujours actif durant l’année de crise où nous avons envoyé Wanda.

— Alors, nous devons la rejoindre », répliqua Novak d’un air hésitant. Apparemment, il venait seulement de prendre la mesure de sa découverte.

« Bien sûr…»

La porte s’ouvrit soudain. Le cœur d’Everard fit un bond dans sa poitrine. Novak laissa échapper un souffle sibilant.

L’homme qui leur faisait face était un chevalier âgé d’une quarantaine d’années, au visage en lame de couteau, aux cheveux noirs grisonnant sur les tempes. Son corps athlétique était paré pour l’action : pourpoint de cuir, chausses moulantes, épée nue à la main. Derrière lui, quatre hommes d’armes avec fauchons[26] et hallebardes.

Uh-oh, fit mentalement Everard. Fini de rire. « Mais c’est sire Giacomo. » Il se rappela juste à temps de s’exprimer en allemand. « À quoi devons-nous cet honneur ?

— Plus un geste ! » ordonna le chevalier dans la même langue, qu’il parlait couramment. Sa lame s’éleva, prête à frapper d’estoc comme de taille. « Ne bougez pas, tous les deux, ou vous êtes morts ! »

Évidemment, nous avons confié nos armes à l’armurier du palais. Nous ne disposons que de nos couteaux. Et de notre astuce. « Qu’est-ce que cela signifie, sire ? s’emporta-t-il. Nous sommes des invités de Sa Grâce. L’auriez-vous oublié ?

— Silence ! Tendez les mains devant vous. Sortez dans le couloir. »

Où les hommes d’armes auraient la place de manœuvrer. La pointe d’une hallebarde menaçait la gorge d’Everard. Elle le tuerait aussi sûrement qu’un coup de pistolet, et avec beaucoup moins de bruit. Giacomo recula de quelques pas. « Sinibaldo, Hermann. » Sa voix, quoique posée, résonnait avec force entre les murs de pierre. « Passez derrière eux, chacun le sien. Enlevez-leur les médaillons qu’ils portent autour du cou. » S’adressant aux captifs : « Ne tentez pas de résister, ou je vous fais tuer.

— Nos communicateurs, murmura Novak en temporel. Hall ne pourra jamais nous rejoindre, ni même nous localiser.

— Cessez ces conciliabules dans votre langue occulte ! » ordonna Giacomo. Se fendant d’un rictus qui trahissait peut-être sa peur : « Nous connaîtrons vos secrets bien assez tôt.

— Ce sont de simples reliques, dit Everard en désespoir de cause. Nous confisqueriez-vous des objets sacrés ? Prenez garde à la colère de Dieu, sire.

— Sacrés pour des hérétiques, voire des sorciers ! rétorqua Giacomo. Je vous ai surveillés de près, de plus près que vous ne le pensiez. On vous a vus marmonner des choses à ces médaillons, sur un ton qui n’était pas celui de la prière. Quel démon tentiez-vous d’invoquer ?

— C’est une coutume islandaise. » Everard sentit une main se poser sur son cou. Le médaillon glissa sur sa gorge, la chaîne fut passée autour de son crâne. Le garde s’empara aussi de son couteau, puis recula.

« Nous en aurons bientôt le cœur net. Suivez-nous. Et vite !

— De quel droit violez-vous l’hospitalité que nous a accordée l’empereur ? demanda Everard.

— Vous êtes des espions, et peut-être des sorciers. Vous avez menti sur vos origines. » Giacomo leva sa main libre. « Non, silence, j’ai dit. » Mais il repartit aussitôt à l’offensive, sans doute désireux de briser d’emblée la résistance de l’ennemi. « J’ai eu des soupçons dès le début. Votre récit ne sonnait pas tout à fait juste. Je sais certaines choses sur cette île dont vous prétendez venir, vous qui vous faites appeler Munan. Vous êtes suffisamment rusé et beau parleur pour berner quelqu’un comme Pietro délia Vigna, à moins que vous ne soyez à sa solde. J’ai donc convoqué votre compagnon pour lui faire cracher ce qu’il sait. » Petit rire triomphant. « Ce qu’il prétend savoir. Vous avez débarqué au Danemark, dites-vous, et c’est là que vous l’avez trouvé, car il y séjournait depuis quelque temps. Mais il m’a parlé d’une querelle entre le roi et son frère, entre le roi et les évêques.

— Ô mon Dieu ! gémit Novak en temporel. Quand j’ai vu où il voulait en venir, j’ai tenté de feindre l’ignorance, mais…» Avant que Giacomo ait pu lui ordonner de se taire, il se ressaisit et demanda en allemand : « Sire, je ne suis qu’un simple soldat. Que sais-je des conflits entre puissants ?

— Un mercenaire est bien placé pour savoir si une guerre se prépare. »

Il nous reste si peu de Patrouilleurs, se lamenta Everard dans son for intérieur. Nous ne pouvions pas penser à tout. On a inculqué à Karel des connaissances sommaires sur l’histoire danoise de cette époque, mais il s’agissait de notre histoire, qui a vu les fils de Valdemar II se quereller et le roi Eric IV taxer les églises pour financer la guerre civile, ce qui lui a valu la haine des évêques. Alors que dans ce monde-ci… ouais, j’imagine qu’à cause de Frédéric, qui a renforcé la puissance de la Germanie, les Danois sont restés alliés pour mieux lui résister.

Novak avait les larmes aux yeux. « Je suis navré, monsieur, bredouilla-t-il.

— Ce n’est pas votre faute », marmonna Everard. Tu t’es fait piéger par plus malin que toi, rien de plus. Après tout, on ne t’a ni recruté ni formé pour le travail de renseignement.

« J’ai décidé de vous arrêter sur-le-champ, pour prévenir tout acte criminel de votre part, reprit Giacomo. Sa Grâce est occupée, me dit-on, mais elle sera informée au plus vite et souhaitera sûrement savoir qui vous servez et dans quel but… et s’il s’agit d’une puissance étrangère. »

Toi, tu penses plutôt à Pietro délia Vigna, se dit Everard. Le plus acharné de tes rivaux. Ouais, Giacomo serait ravi de mettre Pietro en difficulté. Et peut-être que sa paranoïa est justifiée. Après tout, dans mon histoire, Frédéric a fini par accuser Pietro de l’avoir trahi.

Une nouvelle idée lui glaça les sangs : Giacomo, le descendant de Lorenzo. C’est comme si ce continuum tordu défendait son existence – en exerçant sur nous la vengeance d’outre-tombe de celui qui l’a engendré. Il fixa les yeux de Giacomo et y lut la mort.

« Nous n’avons que trop tardé, dit le noble. En avant ! »

Everard courba l’échine. « Nous sommes innocents, sire. Laissez-moi parler à l’empereur. » Ça ne servirait pas à grand-chose, hormis nous valoir des supplices supplémentaires. Et ensuite ? La corde, le billot ou le bûcher ?

Giacomo se retourna pour se diriger vers l’escalier. Everard le suivit d’un pas traînant, à côté d’un Novak à la démarche plus assurée. Ils étaient flanqués des deux gardes armés de fauchons, les deux hallebardiers fermant la marche.

Everard leva soudain le bras droit. Le tranchant de sa main frappa le garde à la gorge.

Il pivota aussitôt sur ses talons. Le hallebardier qui marchait derrière lui poussa un cri et abaissa son arme. Everard amortit le coup avec le bras, ce qui lui valut un bel hématome. Mais il s’était rapproché de l’homme. Il lui écrasa le nez de la paume de sa main. Os et cartilage craquèrent, se logeant dans la cervelle.

L’effet de surprise, ajouté à une maîtrise d’arts martiaux encore inconnus, même en Asie… Cela ne suffisait pas, hélas. Deux hommes d’armes sur le carreau, assommés, mourants ou morts. En restaient deux, plus Giacomo qui s’était mis hors de portée. Novak s’empara du fauchon, Everard tenta de ramasser la hallebarde. Celle du second garde faillit lui trancher la main. Il s’écarta d’un bond. L’acier heurta la pierre dans une gerbe d’étincelles.

« À l’aide ! s’écria Giacomo. Au meurtre ! À l’assassin ! Au secours ! » Et tant pis pour la discrétion. Deux étrangers, roturiers de surcroît, avaient frappé des soldats de l’empereur. Les deux autres gardes firent écho à ses cris.

Everard et Novak foncèrent vers l’escalier. Giacomo s’écarta en hâte. Dans le couloir, des hommes et des femmes convergeaient sur eux de toutes parts. « On ne s’en tirera pas comme ça, glissa Everard entre deux halètements.

— Fuyez, dit Novak d’une voix rauque. Je vais les occuper. »

Ils se trouvaient en haut des marches. Le Tchèque fit halte, se retourna, brandit son épée. « Vous allez vous faire tuer ! protesta Everard.

— Vous subirez le même sort si vous ne prenez pas vos jambes à votre cou, espèce d’idiot. Vous savez comment mettre fin à ce monde de damnés. Pas moi. » La sueur coulait sur ses joues, plaquait ses cheveux à son crâne, mais il souriait.

« Alors, le monde en question n’aura jamais existé. Et vous aurez cessé d’exister, vous aussi.

— Quelle différence avec une mort ordinaire ? Fuyez, vous dis-je ! » Novak se tendit. Il agita son épée. Giacomo haranguait les hommes qui rejoignaient la scène. On avait dû entendre quelque chose à l’étage inférieur. Peut-être allaient-ils hésiter une ou deux minutes, mais pas davantage.

« Que Dieu vous bénisse », hoqueta Everard, qui dévala les marches quatre à quatre. Je ne l’abandonne pas, tenta-t-il de se persuader. Il a raison : chacun de nous a un devoir bien précis, et le mien me commande de transmettre sa découverte à la Patrouille et ensuite de l’exploiter.

Puis il prit conscience d’une chose : Non ! On aurait dû y penser dès le début, mais la façon dont les choses se sont précipitées… Une fois que j’aurai rejoint Jack, on devrait arriver à secourir Karel. A condition qu’il ne se fasse pas tuer dans les cinq minutes qui viennent. Je ne peux pas réapparaître plus tôt, de peur de compromettre ma propre fuite, et j’ai vraiment un devoir à accomplir, bon sang !

Tiens bon, Karel !

La porte de service, le jardin. Au-dessus de lui, le vacarme. Il passa devant un jeune couple dans l’obscurité, peut-être le ménestrel et sa belle. « Alertez la garde, leur dit-il en italien sans cesser de courir. Une émeute par là-bas. Je vais chercher de l’aide. » Première chose à faire : accroître la confusion.

Il ralentit l’allure alors qu’il approchait de la porte. Les sentinelles n’avaient encore rien entendu. Il espéra qu’elles n’allaient pas remarquer qu’il transpirait. « Bonsoir », leur dit-il, et il s’éloigna d’un pas nonchalant, comme s’il se rendait à une fête ou portait un message.

Une fois hors de vue, il s’enfonça dans le dédale des ruelles. Le soir tombait. Avec un peu de chance, il atteindrait les portes de la cité avant l’heure de leur fermeture et trouverait un boniment à servir aux gardes afin de pouvoir sortir. S’il n’était guère malin par nature, il avait appris son content de ruses, contrairement à ce pauvre Karel. Le matin venu, on le traquerait dans toute la contrée. Il aurait besoin de tout son savoir de coureur des bois, et d’un répit de deux ou trois jours, pour ne pas se faire prendre et atteindre le vallon où l’attendait Jack Hall – probablement à demi mort d’inquiétude.

Après, se dit-il, ça va commencer à bouger pour de bon.

1146 apr. J.C.

I.

« Tamberly au rapport. Volstrup n’est pas là, il discute avec les invités de la noce, mais je suis seule dans notre chambre et j’en profite pour vous appeler. Tout va bien.

— Salut, Wanda.

— Manse ! C’est toi ? Comment ça va ? Comment ça s’est passé ? Oh ! comme je suis contente d’entendre ta voix !

— Pareil, ma chérie. Je suis auprès d’Agop Mikelian, ton contact. Tu as quelques minutes à me consacrer ?

— Oui, je crois. Attends, je verrouille la porte par acquit de conscience… Écoute, Manse, on a découvert que Lorenzo de Conti était toujours vivant et sur le point d’épouser…

— Je sais. Et j’ai confirmé en aval que c’était lui le pivot sur lequel l’histoire tourne, a tourné et tournera encore, à moins que nous n’y mettions un terme. Cette découverte a failli coûter la vie à Karel Novak.

— Oh ! non !

— Il a tenu à protéger ma fuite. Mais une fois que j’ai rejoint Jack, nous avons fait un petit saut en amont pour l’arracher aux gardes qui menaçaient de l’occire. Rien ne nous obligeait à ménager cette histoire.

— Si j’en crois le ton de ta voix… tu as failli y passer, toi aussi, n’est-ce pas, Manse ?

— Peu importe. Je suis indemne, si c’est ça qui t’inquiète. Les détails peuvent attendre. Tu as du nouveau à nous apprendre ?

— Eh bien… euh… hier, Bartolommeo Conti de Segni a rejoint les invités à la noce.

— Pardon ?

— Tu ne l’as pas oublié, quand même ? C’est toi qui m’as parlé de lui. C’est un cousin ou quelque chose comme ça. Un jeune célibataire. De fort méchante humeur. J’ai l’impression qu’il espérait épouser la fameuse Ilaria. Sa famille aurait tiré un grand profit de cette alliance.

— Ça colle. C’est sûrement lui qui l’a épousée dans notre histoire, et leur fils n’est autre que le pape Grégoire. Ce qu’il faut faire maintenant, c’est éliminer Lorenzo de l’équation. Et vite. Le mariage est prévu pour la semaine prochaine, je crois bien… Wanda ? Wanda ?

— Oui. Euh… Manse, tu n’envisages quand même pas de… de le tuer ?

— Je n’aime pas ça, moi non plus. Mais avons-nous vraiment le choix ? Ça peut être rapide et indolore, et ne laisser aucune trace ; une décharge neurale qui déclenche un arrêt cardiaque, comme si on éteignait la lumière. Tout le monde croira à une mort naturelle. On le pleurera, mais la vie continuera. La vie des nôtres, Wanda.

— Non. L’empêcher de se marier, d’accord. On devrait pouvoir y arriver. Mais l’assassiner ? Je… je n’arrive pas à croire que tu envisages une chose pareille.

— Crois bien que je le regrette.

— Alors trouve une autre solution, bon sang !

— Écoute, Wanda. Il est trop dangereux. Ce n’est pas de sa faute, mais j’ai découvert à la cour de Frédéric que c’était lui le point focal de… du chaos. Il y a tellement de lignes de vie qui dépendent de lui que… que même son arrière-petit-fils a failli faire échouer notre mission. Seule l’intervention de Karel l’en a empêché. Lorenzo doit être éliminé, point final.

— C’est toi qui vas m’écouter, Manson Everard. Si tu veux le kidnapper ou quelque chose comme ça, d’accord…

— Quelles seraient les conséquences de sa disparition ? Je te le répète : l’avenir tout entier dépend de ce qui va se passer à Anagni ce mois-ci. Dépend de ce qu’il va faire, devrais-je dire. Comme j’ignorais son importance, je ne l’ai pas tué à Rignano, et regarde ce qui en a découlé. Nous n’avons plus le droit de courir des risques inutiles. Je l’aime bien, moi aussi, rappelle-toi. L’idée de le tuer me fait horreur.

— Tais-toi. Laisse-moi finir. Vu la position qui est la mienne, je peux t’aider à régler le problème en finesse. Sans moi, jamais tu ne t’en tireras. Et sois sûr d’une chose : jamais je n’accepterai d’être la complice d’un meurtre. Il… nous ne pouvons pas faire ça.

— Hé ! Wanda, ne pleure pas…

— Je ne pleure pas, bon sang ! Je… je… Okay, Ev… Everard. C’est à prendre ou à laisser. File-moi un blâme pour insubordination si ça te chante. Quel que soit mon châtiment, je devrais disposer de pas mal d’années pour cultiver le mépris que tu m’inspires.

— Manse ? Tu… tu es là ?

— Ouais. Je réfléchissais. Écoute, je ne suis pas une mauviette, j’ai les épaules assez larges pour soulever mon fardeau de culpabilité. Mais veux-tu me croire si je te dis qu’il m’aurait été plus facile de mourir aux côtés de Karel ? Si nous trouvons un moyen de régler le problème sans engendrer une troisième réalité aberrante, eh bien, je t’en serai redevable maintenant et à jamais, dans les siècles des siècles.

— Manse, Manse ! Je savais que tu serais d’accord !

— Du calme, ma douce. Je ne te promets rien, excepté de faire tout mon possible. On va voir ce qu’on peut trouver. Des suggestions ?

— Je vais y réfléchir. Euh… il faut savoir ce qui pourrait le faire changer d’avis, c’est ça ? Donc, se faire une idée de sa psychologie. Une question d’intuition. Mais je commence à bien le connaître.

— Ah bon ?

— Oui. Il me drague comme une bête. Jamais ma vertu n’a été aussi menacée.

— Hein ?

— Tu vois, c’est pour ça que je ne peux pas accepter que… Si ce n’était qu’un cliché ambulant, je me laisserais tenter. Mais il est réel. C’est un homme honnête, courageux, loyal, même si ses pré-requis sont totalement dingues ; il n’est guère évolué selon nos critères, mais jamais je n’ai rencontré un homme aussi vivant.

— Eh bien, voyons comment exploiter au mieux toutes ses qualités, et nous retrouver tous les deux le plus vite possible.

— Manse ! Est-ce que par hasard tu serais jaloux ? »

II.

Maître Emilius van Waterloo déclara qu’il se sentait barbouillé et préférait garder le lit. Il tenait à être en état d’assister à la cérémonie nuptiale et aux festivités, dans trois jours de cela. Sire Lorenzo trouva son épouse Walpurgis en larmes dans le solarium. « Pourquoi un tel chagrin, ma dame ? lui demanda-t-il. Votre époux ne souffre que d’une légère indisposition.

— Que Dieu vous entende ! soupira-t-elle. Mais… pardonnez mon audace… j’avais tellement envie de visiter la contrée comme vous nous y aviez invités.

— Je comprends. » Il la dévora des yeux. Sa robe au tissu grossier ne parvenait à dissimuler ni ses galbes ni sa souplesse. Sous sa coiffe perçaient des mèches blondes comme les blés. « Une jeune femme comme vous, qui a tant voyagé, doit se sentir cloîtrée entre ces murs, avec des commères stupides pour seule compagnie. J’éprouve souvent de tels sentiments, moi aussi, Walpurgis. »

Elle le gratifia d’un regard implorant. « Vous me comprenez bien, messire, bien mieux que le commun des guerriers comme vous. »

Il sourit. « Eh bien, je vous emmènerai en promenade, je m’y engage.

— Hélas ! ne vous engagez point à tenir de vaines promesses. Vous devez vous marier et songer avant tout à votre devoir, alors que nous… nous ne pouvons déranger votre père trop longtemps. Dès que les noces auront été célébrées, nous repartirons vers notre pays. » Tamberly baissa les yeux. « Jamais je ne vous oublierai.

— Hum, hum ! » Il s’éclaircit la gorge. « Ma dame, arrêtez-moi si je vais trop loin, mais… peut-être m’accorderez-vous le plaisir de vous escorter, demain par exemple ?

— Oh ! vous… Vous me bouleversez, messire. » Je n’en fais pas un peu trop, là ? Comment le saurais-je ? Ça n’a pas l’air de lui déplaire. « Votre temps est sûrement trop précieux pour… Non, je crois bien que j’ai appris à vous connaître. Vous dites toujours ce que vous pensez. Oui, je demanderai la permission à mon époux, et je pense qu’il sera ravi et honoré de votre proposition. Mais pas autant que moi. »

Lorenzo se fendit d’une révérence. « Tout le plaisir et tout l’honneur sont pour moi. »

Ils devisèrent gaiement jusqu’à la tombée du soir. Elle n’avait guère de peine à lui parler, bien qu’il lui posât quantité de questions sur sa prétendue patrie et sur les contrées qu’elle avait visitées. A l’instar de tous les hommes, il arrivait à parler de lui-même sans qu’on ait besoin de l’y encourager. Mais contrairement aux autres, il le faisait de façon intéressante.

Lorsqu’elle regagna enfin ses appartements, elle trouva Volstrup abîmé dans la contemplation du plafond, qu’une seule chandelle éclairait encore. « Comment ça va ? lui demanda-t-elle en temporel.

— Je m’ennuie comme un rat mort, répliqua-t-il. C’est la première fois que je mesure l’invention de l’imprimerie à sa juste valeur. Ah ! si seulement j’avais de quoi lire ! » Redevenant sérieux : « Enfin, il faut ce qu’il faut. Je peux toujours me réfugier dans mes pensées. » Il se redressa en position assise. « Qu’avez-vous à me dire ? » demanda-t-il avec impatience.

Elle s’esclaffa. « Tout se passe comme nous l’espérions. Il m’emmène promener dans les bois demain matin. Si vous n’y voyez pas d’objection, naturellement.

— Ça m’étonnerait qu’il attende un veto de ma part. De toute évidence, j’ai acquis la réputation d’un époux… hum… indulgent. » Le petit homme plissa le front. « Mais vous, vous ne craignez rien ? Soyez prudente. La situation risque de déraper.

— Ce n’est pas ça qui me fait le plus peur. »

Avait-il rougi ? Il n’y avait pas assez de lumière pour qu’elle en soit sûre. Fille de rien, voilà ce qu’il pense. Le pauvre. Je me demande s’il a bien vécu notre cohabitation placée sous le signe de la chasteté forcée. Enfin, dans un cas comme dans l’autre, on devrait en avoir fini dés demain. Tamberly sentit sa peau la picoter. Elle saisit son communicateur pour appeler Everard. Leur conversation fut brève et sans fioritures.

Elle s’endormit sans problème, ce qui n’alla pas sans l’étonner. Et, en dépit de rêves troublants, elle se réveilla à l’aube dans une forme éblouissante. « Ça va chier des bulles ! s’exclama-t-elle.

— Pardon ? fit Volstrup.

— Rien. Souhaitez-moi bonne chance. » Lorsqu’elle fut prête à partir, une impulsion la saisit. Elle se pencha sur son compagnon et lui effleura les lèvres. « Prenez soin de vous, mon cher. »

Lorenzo l’attendait au rez-de-chaussée, devant la table du petit déjeuner, un repas d’où le café était hélas absent. « Nous mangerons mieux à midi », promit-il. Sa voix frémissait d’allégresse. Chacun de ses gestes était imprégné de la grâce et de l’extravagance propres aux Italiens. « Quelle honte que mes yeux soient les seuls à pouvoir savourer le spectacle que vous offrez ; mais je n’en suis pas non plus mécontent, si égoïste puissè-je paraître.

— Je vous en prie, messire, quelle audace ! » Une Flamande du Moyen Age est-elle censée s’exprimer comme l’héroïne d’un roman victorien ? Enfin, ça n’a pas l’air de le choquer.

« Une audace au seul service de la vérité, ma dame. »

Et, à dire vrai, Tamberly avait fait des efforts pour composer sa tenue, nouant les lacets de son corsage avec un peu trop d’insistance et soignant le drapé de ses manches, ainsi que l’agencement de ses jupes ; et le bleu était la couleur qui lui seyait le mieux. Si elle n’était pas aussi éblouissante que son cavalier – cape écarlate, tunique verte à broderies dorées, ceinturon de cuir repoussé à boucle de bronze, avec fourreau d’épée assorti, chausses de couleur ambrée (la couleur de ses yeux) et d’une coupe conçue pour faire ressortir le galbe des cuisses et des mollets, poulaines rouge vif –, elle ne passait pas pour autant inaperçue.

Une bouffée de pitié : Pauvre Ilaria. Une fille douce, timide et quelconque, promise à un mariage de convenance, à un destin de mère et de châtelaine esseulée ; et voilà que je débarque pour monopoliser son fiancé… Mais cela n’a rien de remarquable à cette époque ; et peut-être que je me fais des illusions, mais j’ai l’impression, à en juger par son attitude, que Bartolommeo est amoureux d’elle, ou à tout le moins entiché ; et… et, quoi qu’il arrive, je ne compte pas me rendre complice d’un assassinat.

Des chevaux les attendaient devant la porte. Lorenzo avait quelque peu exagéré en sous-entendant qu’ils déjeuneraient en tête à tête*. Même ici, cela aurait risqué de faire scandale. Deux domestiques, un homme et une femme, étaient à leur disposition et feraient office de chaperons. Pourtant, Tamberly aurait besoin de se retrouver seule avec le chevalier à un moment donné. S’il ne prenait pas l’initiative, elle devrait le faire et se demandait encore comment se débrouiller. Vu son caractère franc et ouvert, elle n’avait jamais eu besoin de recourir à la séduction. Mais elle ne pensait pas avoir besoin d’aller jusque-là.

Toutefois, lorsqu’elle enfourcha sa monture – on n’avait pas encore inventé les selles amazones – elle ne fit guère d’effort pour cacher ses jambes gainées de bas. Après tout, ça ne pouvait pas faire de mal.

Les sabots des chevaux claquaient sur le pavé. Dès qu’ils eurent franchi les portes de la cité, abandonnant sa puanteur, Tamberly retint son souffle. Un torrent de soleil se déversait de l’est. La contrée devant eux se partageait entre collines et vallons, ombre et lumière, et dans les vallées les rivières tissaient un manteau d’Arlequin fait de champs, de vergers et de vignobles. Les villages étaient pareils à des nids de blancheur. Elle aperçut deux châteaux dans le lointain. Et partout alentour, une profusion de fermes, de pâtures virant au jaune se mêlant au vert des bosquets, où l’on apercevait les premières rousseurs de l’automne. Dans les hauteurs volaient une myriade d’oiseaux assourdissants. L’air frais se réchauffait doucement sans rien perdre de sa pureté.

« Comme c’est beau ! s’exclama-t-elle. Nous n’avons rien de semblable dans notre plat pays. » Mais ça me rappelle ma Californie.

« Je vais vous montrer une combe où gazouille une cascade qui tombe dans un étang où les poissons filent comme des étoiles, répliqua Lorenzo. Les arbres y sont pareils à des colonnes surmontées d’arches, et l’on croit voir des nymphes à l’ombre de leurs frondaisons. Qui sait ? Peut-être se sont-elles attardées en ce lieu plein de charme. »

Tamberly se rappela une remarque d’Everard, selon laquelle les habitants de cette époque n’appréciaient guère la nature. Quand viendrait le bas Moyen Âge, ils l’auraient suffisamment domestiquée pour ne plus la craindre. Peut-être que Lorenzo était en avance sur son temps… Everard… Elle chassa de son esprit son sentiment de culpabilité. Et aussi sa tension. Restons zen. Profite de ce qui t’entoure pendant que ça dure. Que le devoir que tu vas accomplir se contente de t’aiguiser les sens. Après tout, quel défi !

Lorenzo poussa un cri. Il talonna sa monture et fonça à bride abattue. Tamberly le suivit au galop. C’était une excellente cavalière. Mais ils ne tardèrent pas à ralentir l’allure, prenant pitié des domestiques qui peinaient à tenir le rythme. Ils échangèrent un regard et éclatèrent de rire.

Les heures suivantes les virent emprunter des sentiers sinueux, dans une douce rumeur où se mêlaient leur souffle court, le grincement des lanières et le cliquetis des harnais, dans un parfum de cuir, de sueur et de forêt, au sein de paysages grandioses ou charmants, et, s’ils parlèrent peu, Lorenzo se lança à plusieurs reprises dans des chansons entraînantes : « Dans la joie et la verdure nous nous sommes allongés, « Tilirra ! » chantait le rossignol…»

Deux heures environ avaient passé lorsqu’il tira sur ses rênes. Le sentier qu’ils suivaient longeait un pré où coulait un ruisseau. « C’est ici que nous allons déjeuner », dit-il.

Tamberly sentit son pouls s’accélérer. « Mais il est encore tôt.

— Je voulais vous épargner les rigueurs de la selle. Je préfère que vous remportiez chez vous des souvenirs de notre belle contrée. »

Tamberly fit l’effort de battre des cils. « Qu’il en soit fait selon la volonté de mon guide. Vous ne m’avez jamais déçue, messire.

— Si je me montre à mon avantage, c’est parce que votre compagnie m’inspire fort. » Il quitta sa selle d’un bond et vint l’aider à mettre pied à terre. Sa main s’attarda sur la sienne. « Marco, Bianca, ordonna-t-il, préparez le repas, mais prenez tout votre temps. Je tiens à montrer à ma dame la tonnelle d’Apollon. Peut-être souhaitera-t-elle s’y reposer quelque temps.

— Nous sommes aux ordres du jeune maître », dit l’homme. La femme fit une révérence mais ne put s’empêcher de glousser. Oui, ils savaient ce que mijotait sire Lorenzo, et ils savaient aussi qu’ils avaient intérêt à fermer leur clapet.

Il tendit le bras à Tamberly. Tous deux s’éloignèrent. Elle s’efforça de prendre un ton hésitant. « La tonnelle d’Apollon, messire ? N’est-ce pas un lieu… païen ?

— Oh ! il était sans nul doute consacré à un dieu de l’ancien temps, et si ce n’était pas Apollon, eh bien, c’est fort dommage. C’est le nom que lui donnent les jeunes gens de nos jours, car on y trouve soleil et vie, beauté et bonheur. Nous devrions l’avoir pour nous tout seuls. Le prochain visiteur y trouvera sûrement une nouvelle magie. »

Il continua sa tirade tout en marchant. Elle avait entendu bien pire. Par ailleurs, il était suffisamment intelligent pour se taire de temps à autre et lui laisser apprécier l’indéniable charme du sentier. Celui-ci était fort étroit, ce qui les obligeait à se coller l’un à l’autre, et remontait le cours du ruisseau vers le sommet d’une colline. Le feuillage des arbres formait au-dessus d’eux comme un plafond à dorures. Les rayons du soleil semaient des taches de lumière sur les ombres. Si les oiseaux étaient rares à cette époque de l’année, elle apercevait quantité d’écureuils et vit même un cerf s’enfuir en courant. Le matin se réchauffait doucement ; la pente se faisait plus forte. Il l’aida à ôter sa cape et la plia sur son bras gauche.

Le murmure qu’ils entendaient depuis peu gagna en netteté. Ils débouchèrent sur une clairière. Tamberly battit des mains et poussa un cri de joie non feint. L’eau tombait en cascade du haut d’une petite falaise. Celle-ci était entourée d’arbres qui faisaient comme un toit au-dessus du pré où courait le ruisseau. Sur les berges de celui-ci poussait une herbe verte et moelleuse, bordée d’une mousse qui l’était plus encore. « Eh bien, fit Lorenzo, ai-je tenu ma promesse ?

— Mille fois plutôt qu’une !

— Entendre ces mots dans votre bouche, voilà qui me comble bien plus qu’une victoire sur le champ de bataille. Venez, buvez si vous avez soif, asseyez-vous…» Il étala sa cape sur l’herbe. «… et nous remercierons Dieu de Ses bienfaits en prenant ici notre bon plaisir. »

Il parle sérieusement, se dit-elle. Il ne pense pas qu’à la bagatelle, finalement ; oui, ce gars est plus profond qu’il n’en a l’air, et Il serait… intéressant d’explorer ses profondeurs. Elle gloussa dans son for intérieur. Toutefois, ce n’est pas un service religieux qu’il a l’intention d’observer ce jour, et ce n’est pas pour que je m’assoie dessus qu’il a étalé ma cape sur l’herbe.

Elle se tendit soudain. C’est le moment ou jamais !

Lorenzo la fixa d’un œil attentif. « Vous sentez-vous bien, ma dame ? Je vous trouve fort pâle. » Il lui prit la main. « Reposez-vous. Nous ne rentrerons pas avant plusieurs heures. »

Tamberly secoua la tête. « Non, je vous remercie, tout va bien. » S’apercevant qu’elle marmonnait, elle éleva la voix. « Veuillez m’accorder quelques instants. J’ai fait vœu durant ce voyage de prier tous les jours ma sainte patronne. » Lui coulant un regard en coin : « Si je ne le fais point tout de suite, je crains de l’oublier plus tard.

— Mais faites donc. » Il s’écarta et ôta son chapeau à plume. Pour cette sortie, elle portait son médaillon bien visible aux yeux de tous. Elle le tendit vers ses lèvres et pressa le bouton d’activation. « Ici Wanda », dit-elle en anglais. Le temporel lui aurait été trop étranger. Les battements de son cœur étouffaient le bruit de sa voix. « Je crois bien qu’on est en position, comme convenu. Nous sommes seuls dans les collines, lui et moi, et, s’il ne s’est pas encore mis à hurler comme un loup, c’est uniquement parce qu’il est trop subtil pour ça. Localise-moi et donne-moi… disons un quart d’heure pour le mettre en condition. D’accord ? » Mais Everard ne pouvait pas lui répondre sans faire capoter le plan. « Terminé. » Elle désactiva l’émetteur, remit le médaillon en place, inclina la tête et se signa. « Amen. »

Lorenzo l’imita. « Avez-vous prié dans votre langue maternelle ? demanda-t-il.

— Dans le dialecte de mon enfance. Je me sens plus à l’aise ainsi. Ma sainte patronne est un peu ma mère. » Elle rit. « En fait, je me sens suffisamment purifiée pour faire des bêtises. »

Il se renfrogna. « Prenez garde. De tels propos relèvent presque du catharisme.

— Je n’y ai mis nulle malice, monseigneur. »

Il oublia tout souci doctrinal pour se fendre d’un sourire éclatant. « Ce médaillon est fort singulier. Contient-il une relique ? Puis-je le voir ? »

Prenant son silence pour un consentement, il saisit la chaîne, effleurant sa gorge au passage, et la lui passa par-dessus la tête. Le médaillon était frappé d’une croix sur son avers, d’une crosse et d’un goupillon sur son revers. « Quel travail exquis ! murmura-t-il. Ce joyau est presque digne de son écrin. » Il l’accrocha à une branche basse.

Elle sentit une pincée d’inquiétude et tendit la main vers le médaillon. « S’il vous plaît, messire. »

Il s’interposa. « Vous ne souhaitez pas le remettre tout de suite, n’est-ce pas ? ronronna-t-il. Hé ! mais vous êtes vêtue bien trop chaudement, je vois des gouttes de sueur sur votre peau d’albâtre ; permettez-moi de vous rafraîchir un peu. »

Il lui prit le visage au creux de ses mains, qui glissèrent le long de ses joues pour lui ôter sa coiffe. « Que cet or resplendisse ! souffla-t-il en l’attirant contre lui.

— Sire, que faites-vous là ? hoqueta-t-elle comme l’aurait fait toute femme bien élevée. Pensez-vous que…» Maîtrisant son envie de faire appel aux arts martiaux, elle se contenta de résister à sa poussée. Son corps était souple et musclé. Son haleine musquée, sa moustache conquérante… elle se sentit prise de vertige. Ce type savait embrasser, aucun doute.

« Non ! protesta-t-elle d’une petite voix comme ses lèvres descendaient vers la gorge. C’est un péché mortel que vous commettez là. Laissez-moi, je vous en conjure.

— Ce n’est que chose naturelle, c’est mon destin et c’est le tien. Walpurgis, Walpurgis ! ta beauté m’a conduit aux portes du paradis. Ne me rejette pas en enfer !

— Mais je… je dois bientôt partir.

— Chérissant pour toujours le même souvenir qui m’aidera à survivre aux croisades et au restant de mes jours en ce bas monde. Ne renie pas Cupidon, ici même en son domaine. »

Combien de fois a-t-il déclamé le même discours ? Il le connaît par cœur, ça s’entend. Mais est-il sincère ? Eh bien, en partie, je suppose. Et… et je dois le faire patienter jusqu’à l’arrivée de Manse. Qu’est-ce qu’il fait, bon sang ? Je croyais qu’un quart d’heure suffirait, mais ce petit numéro est aussi périlleux qu’une descente de rapides en canoë.

Au bout d’un temps – mais le temps était tumulte –, elle cessa de le repousser. Cependant, elle veilla à l’empêcher de mettre les mains partout. Du moins elle le tenta. Soudain, elle s’aperçut qu’ils étaient allongés sur sa cape, qu’il lui retroussait les jupes et que… Eh bien, à Dieu vat ! Tant qu’à faire un sacrifice pour la cause…

Il y eut un coup de tonnerre. « Prends garde, pécheur ! rugit Everard. C’est l’enfer qui t’attend ! »

S’écartant en hâte de Tamberly, Lorenzo se releva d’un bond. Quant à elle, son premier réflexe fut de se dire : Zut. Elle s’assit, trop tourneboulée pour se mettre debout.

Everard acheva de faire atterrir son scooter, en descendit et se dressa de toute sa taille. Une aube enveloppait son corps de géant. De grandes ailes aux plumes iridescentes saillaient de ses épaules. Un halo lui nimbait le crâne. Il avait des traits un peu mal dégrossis pour un ange, concéda-t-elle ; mais peut-être que cela renforçait l’illusion, œuvre d’un tordeur de photons fourni par la Patrouille.

Le crucifix qu’il brandissait de la main droite était tout à fait solide et dissimulait un étourdisseur. Il lui avait confié qu’il n’en aurait sans doute pas besoin. À lui seul, leur petit tour d’illusionnisme suffirait amplement. Keith Denison et lui l’avaient rôdé dans la Perse antique, remettant sur les rails une histoire moins détournée que celle-ci.

« Lorenzo de Conti, toi le plus pervers des hommes, entonna-t-il en ombrien, comment oses-tu souiller l’honneur de tes invités la veille même du jour qui te verra épouser une jeune femme chaste et pure ? Sache que tu voues ainsi à la damnation bien plus que ta misérable personne. »

Le chevalier tituba, livide. « Je n’avais pas le mal à l’esprit ! gémit-il. C’est cette femme qui m’a tenté ! »

Tamberly décida que la déception était une réaction trop mesurée.

Lorenzo se força à poser les yeux sur Everard. Il ne l’avait jamais vu avant ce jour, alors que le Patrouilleur l’avait bien connu dans un temps désormais annihilé. Il serra les poings, bomba le torse, reprit son souffle. « Non. Ceci est un mensonge. La faute est mienne. Je l’ai attirée ici dans l’intention de commettre le péché. Que le châtiment pèse sur mes seules épaules. »

Tamberly en eut les larmes aux yeux. Je suis encore plus contente qu’on ait décidé de l’épargner.

« Bien dit, déclara Everard, toujours impavide. Cette franchise te sera comptée quand viendra le jour du Jugement. »

Lorenzo s’humecta les lèvres. « Mais… mais pourquoi nous… pourquoi moi ? coassa-t-il. Ce genre de chose doit se produire mille fois par jour. Pourquoi le Ciel se soucie-t-il autant de nous ? Serait-elle… serait-elle une sainte ?

— Dieu seul pourrait répondre à cette question, rétorqua Everard. Sache, Lorenzo, que si tu as commis une grave transgression, c’est parce que le Seigneur avait pour toi de grands desseins. La Terre sainte est assaillie par les païens et risque d’être perdue pour la chrétienté, car ceux qui la tiennent au nom du Seigneur se sont écartés du chemin de la foi, tant et si bien que leur seule présence profane les lieux saints. Comment un pécheur pourrait-il sauver ceux-ci ? »

Le chevalier vacilla sur ses jambes. « Vous voulez dire que je…

— Tu es appelé à partir en croisade. Tu aurais pu attendre, et préparer ton âme au sein de la quiétude conjugale, jusqu’à ce que le roi de Germanie se mette en marche. Je t’impose comme pénitence de renoncer à tes épousailles et de le rejoindre sur-le-champ.

— Oh ! non…»

Voilà qui allait bouleverser sa vie, d’autant plus qu’il ne pourrait expliquer sa décision à personne hormis à son confesseur. Pauvre Ilaria, abandonnée le jour de ses noces. Pauvre vieux Cencio. Si seulement nous avions pu procéder différemment ! Tamberly avait imaginé de contacter Lorenzo en amont afin qu’il décline dès le début la proposition de mariage. « Tu n’as donc pas compris à quel point l’équilibre des événements était fragile ? avait répliqué Everard. Ce que tu m’as convaincu de tenter là, c’est le pari le plus audacieux que pouvait accepter ma conscience. »

S’adressant à Lorenzo : « Tu as reçu tes ordres de mission, soldat. Obéis et remercie Dieu de Sa clémence. »

L’homme se figea un instant. Tamberly sentit un frisson glacé la parcourir. Il était certes le produit de son époque, mais c’était un esprit vif, bien moins naïf que le commun des mortels. « A genoux ! lui souffla-t-elle, et elle se redressa, les mains jointes en prière.

— Oui. Oui. » Il se dirigea vers l’ange en titubant. « Que le Seigneur me montre la voie ! Que le Christ arme mon bras et lui donne des forces ! »

Il tomba à genoux devant Everard, lui étreignit les jambes, posa la tête sur le tissu chatoyant de son aube.

« Il suffit, dit Everard, un peu gêné. Va et ne pèche plus. »

Lorenzo le lâcha, leva les bras comme pour implorer le Ciel. Puis il abaissa vivement sa main gauche et frappa Everard à la droite. Le crucifix lui échappa des doigts. Lorenzo se releva d’un bond, comme s’il allait s’envoler. Son épée jaillit du fourreau en sifflant. Le soleil en faisait brûler l’acier.

« Un ange ? cria-t-il. Ou un démon ?

— Que diable ? » Everard voulut ramasser son étourdisseur.

D’un bond, Lorenzo se planta devant lui. « Ne bouge pas d’un pouce, ou je te taille en pièces, gronda-t-il. Déclare… ta vraie nature… et retourne dans ton vrai royaume. »

Everard se ressaisit. « Tu oses défier le messager du Ciel ?

— Non. Ce n’est pas ce que tu es. Que Dieu ait pitié de moi, je dois en avoir le cœur net. »

Quelque chose lui a mis la puce à l’oreille, se dit Tamberly, le cœur battant. Mais quoi donc ? Attends, je me rappelle : si j’en crois ce que m’a dit Manse, on raconte que le diable se déguise souvent en ange pour tromper les mortels, en ange et parfois même en Seigneur Jésus. Si Lorenzo se doute de quelque chose…

« Il te suffit de me voir, déclara Everard.

— Je t’ai touché », répondit Lorenzo.

Uh-oh. Un ange n’a pas de sexe, n’est-ce pas ? Oui, nous avons vraiment affaire à un type brillant, et qui n’a peur de rien pardessus le marché. Pas étonnant que l’avenir dépende de lui.

Elle se mit à quatre pattes. Le crucifix se trouvait à trois mètres de là. Si Everard parvenait à capter l’attention de Lorenzo pendant qu’elle le récupérait en douce, peut-être pouvaient-ils encore sauver la situation.

« Pourquoi Satan voudrait-il te voir partir aux croisades ? argua le Patrouilleur.

— Pour m’empêcher de mieux servir ici ? Et si Roger décidait de conquérir d’autres terres que la Sicile ? » Lorenzo se tourna vers le ciel. « Ô Seigneur, suis-je dans l’erreur ? Envoyez-moi un signe. »

Et Manse qui n’a même pas le pouvoir de battre des ailes.

Everard fonça vers son scooter. Une fois en selle, il reprendrait le contrôle des événements. Poussant un cri, Lorenzo bondit sur lui et frappa de taille. Everard n’esquiva le coup que partiellement. Atteint à la poitrine et à l’épaule droite, il se mit à saigner et son aube se colora d’écarlate.

« Voilà mon signe ! glapit Lorenzo. Tu n’es ni ange ni démon. Meurs, sorcier ! »

Pris de court, Everard s’éloigna encore du scooter, sans même avoir le temps d’activer son communicateur pour appeler à l’aide. Tamberly se précipita sur l’étourdisseur. Elle l’empoigna, se leva d’un bond et constata qu’elle ignorait tout de son fonctionnement.

« Toi aussi ? hurla Lorenzo. Sorcière ! »

Il bondit sur elle. Son épée s’éleva. Un masque de rage lui déformait les traits.

Everard attaqua. Blessé à l’épaule droite, il n’eut que le temps de frapper du poing gauche. Lorsqu’il atteignit le chevalier à la gorge, ses muscles étaient animés par l’énergie du désespoir. On entendit un horrible craquement.

L’épée s’envola, aussi éclatante que l’eau de la cascade. Lorenzo fit quelques pas d’une démarche de désossé, puis s’effondra.

« Wanda, tu n’as rien ? demanda Everard d’une voix éraillée.

— Non, ça va, mais… mais lui ? »

Ils s’approchèrent de Lorenzo. Il gisait immobile, comme recroquevillé sur lui-même, les yeux tournés vers le ciel. Sa bouche béante était horrible à voir, sa langue pendait mollement sur son menton disloqué. Sa tête faisait avec son cou un angle sinistre.

Everard se pencha, l’examina, se redressa. « Mort, lui dit-il d’une voix douce. Le cou brisé. Je n’ai pas voulu cela. Mais il t’aurait tuée.

— Et il t’aurait tué. Oh ! Manse ! » Elle posa la tête sur son torse ensanglanté. Il lui passa le bras gauche autour des épaules.

Au bout d’un temps, il dit : « Il faut que je retourne à la base pour qu’on me soigne avant que je tombe dans les pommes.

— Peux-tu… peux-tu l’emmener avec toi ?

— Pour qu’on le ressuscite et le remette sur pied ? Non. Ce serait trop dangereux. Le coup qu’il nous a fait… ça n’aurait jamais dû se passer comme ça. C’est totalement insensé. Mais… il était porté par la vague… il cherchait à préserver son avenir détourné… Espérons que nous avons enfin rompu le charme. »

Il se dirigea vers le scooter d’un pas hésitant. Sa voix se faisait de plus en plus ténue, ses lèvres de plus en plus livides. « Si ça peut te consoler, Wanda… je ne te l’avais pas dit, mais dans… dans le monde de Frédéric… quand il est parti en croisade, il est mort de maladie. C’était… sans doute… son destin. La fièvre, les vomissements, les diarrhées, l’impotence… Il méritait mieux, non ? »

Elle l’aida à enfourcher la selle. Sa voix avait repris un peu de force. « Tu dois jouer le jeu jusqu’au bout. Retourne auprès des domestiques en criant tout ton soûl. Dis-leur que vous avez été attaqués par des malandrins. Mon sang… il en aura blessé un ou deux avant de succomber. En voyant que tu t’enfuyais, ils ont décidé d’en faire autant. Les habitants d’Anagni honoreront sa mémoire. Il est mort comme un chevalier, en défendant l’honneur d’une dame.

— Oui. » Et Bartolommeo va profiter de l’occasion, et dans quelque mois, il épousera la fiancée éplorée du héros. « Un instant. » Elle ramassa l’épée, en frotta la lame sur l’aube tachée de rouge. « Du sang de bandit. »

Il eut un petit sourire. « Petite futée, murmura-t-il.

— Rentre au bercail, mon gars. Et vite. » Elle déposa un bref baiser sur ses lèvres puis s’écarta. Véhicule et pilote disparurent.

Elle se retrouva seule face au cadavre en plein soleil, l’épée à la main. Je suis pas mal sanguinolente, moi aussi, songea-t-elle distraitement. Serrant les dents, elle s’infligea deux coupures superficielles au-dessus des côtes. Personne n’irait les examiner de près, pas plus qu’on ne la soumettrait à la question. La science de la détection appartenait à un avenir lointain, à son avenir – si tant est qu’il existât. Dans la demeure de Cencio, le chagrin ferait oublier la raison à tous, jusqu’à ce que la fierté dispense son sévère réconfort.

Elle s’agenouilla, plaça le pommeau de l’épée dans la main droite de Lorenzo, envisagea de lui fermer les yeux mais se ravisa. « Adieu, lui dit-elle à mi-voix. S’il y a un Dieu, j’espère qu’il te consolera de tout cela. »

Elle se releva et se dirigea vers le pré et vers les tâches qui l’attendaient encore.

1990 apr. J.C.

Il lui téléphona chez ses parents, où elle résidait durant sa permission. Elle ne tenait pas à ce qu’il lui rende visite, de crainte d’avoir à leur mentir une nouvelle fois. Ils se retrouvèrent le lendemain matin, dans l’opulence anachronique de l’hôtel Saint-Francis. L’espace d’un instant, ils demeurèrent immobiles face à face, la main dans la main, les yeux dans les yeux.

« J’ai l’impression que tu préférerais être ailleurs, dit-il enfin.

— Oui, avoua-t-elle. On ne pourrait pas aller quelque part au grand air ?

— Bonne idée. » Il sourit. « Je vois que tu t’es habillée chaudement. Moi aussi. »

Il avait garé sa voiture dans le parking d’Union Square. Ils n’échangèrent que quelques mots tandis qu’il s’extirpait des encombrements pour gagner le Golden Gâte Bridge. « Tu es complètement rétabli ? lui demanda-t-elle à un moment donné.

— Oui, oui, lui assura-t-il. Depuis un moment. J’ai passé plusieurs semaines de temps propre à réorganiser le service avant de pouvoir me permettre un petit congé.

— L’histoire a repris son cours ? En tous temps et en tous lieux ?

— C’est ce qu’on me dit, et ce que j’ai pu observer le confirme. » Everard quitta la route des yeux pour se tourner un instant vers elle. Sèchement : « Tu as remarqué des différences ?

— Non, aucune, et pourtant à mon retour j’étais sur le qui-vive… et même un peu méfiante…

— Tu redoutais que ton père ait sombré dans l’alcool, ou que ta sœur n’ait jamais vu le jour, ou quelque chose dans le genre ? Tu n’avais aucune raison de t’inquiéter. Le continuum a vite fait de reprendre sa forme originelle, jusque dans les moindres détails. » Une telle déclaration n’avait aucun sens en anglais, mais ils avaient tacitement décidé d’éviter le temporel. « Et le point de divergence – celui que nous avons éliminé – se situait huit cents ans en amont.

— Oui.

— Tu ne sembles pas réjouie outre mesure.

— Je… je te suis reconnaissante d’être venu me voir si tôt dans ma ligne de vie.

— Eh bien, tu m’avais donné la date de ton arrivée. J’ai estimé que tu aurais besoin de deux ou trois jours pour profiter de tes parents et te détendre un peu. Apparemment, je me trompais.

— On ne pourrait pas en parler un peu plus tard ? » Tamberly alluma l’autoradio et le cala sur la chaîne KDFC. Les accords de Mozart égayèrent l’espace.

On était en janvier et le ciel était couvert en ce jour de semaine. Lorsqu’ils rejoignirent la Highway One, ils étaient quasiment les seuls à rouler vers le nord. Ils s’arrêtèrent à Olema pour acheter des sandwiches et de la bière. Arrivé à Point Reyes Station, il prit la direction du Parc national maritime. Passé Inverness, la vaste étendue de lande semblait réservée à leur seul usage. Il se gara près de la côte. Ils descendirent sur la plage et marchèrent le long de l’océan. La main de Tamberly trouva la sienne.

« Qu’est-ce qui te hante ? demanda-t-il au bout d’un temps.

— Tu sais, Manse, tu es beaucoup plus observateur que tu ne le laisses deviner. »

Le vent faillit emporter ces paroles au loin, car elle les avait prononcées à voix basse. Un vent violent et tonitruant, qui étouffait le fracas des vagues, giflait leurs visages de sa froidure, leur ébouriffait les cheveux et leur salait les lèvres. Dans les hauteurs, les goélands volaient en miaulant. Le flux n’avait pas encore atteint la haute mer et ils arpentaient un sable mouillé et compact. De temps à autre, leur pied faisait crisser un coquillage, éclater une vésicule de varech. À l’horizon, sur leur droite et derrière eux, des dunes de sable lapaient les falaises. Sur leur gauche, les vagues écumantes venues de l’infini fonçaient à l’assaut du rivage. L’unique navire qu’on apercevait dans le lointain semblait bien seul. Le monde était un camaïeu de blanc et de gris argenté.

« Non, je ne suis qu’un vieux bourlingueur, dit Everard. Tu es beaucoup plus sensible que moi. » Un instant d’hésitation. « Lorenzo… c’est ça, le problème ? La première mort violente, et peut-être la première mort tout court, dont tu aies été le témoin ? »

Elle opina. Sa nuque paraissait raide.

« Je m’en doutais, fit-il. C’est toujours hideux à voir. C’est en cela que la violence au cinéma est particulièrement obscène de nos jours. Les cinéastes se complaisent dans le sang, comme les Romains regardant les gladiateurs s’entre-tuer, mais ils ignorent… ou peut-être sont-ils trop stupides pour le concevoir, à moins qu’ils n’aient pas assez de courage… ils ignorent ce que cela signifie vraiment. Une vie, un esprit, tout un monde de savoir et de sensations oblitéré à jamais. »

Tamberly frissonna.

« Néanmoins, reprit Everard, il m’est déjà arrivé de tuer et ça m’arrivera sans doute encore. Je souhaiterais que les choses puissent se passer autrement, mais ce n’est qu’un vœu pieux et je n’ai pas le loisir de me lamenter là-dessus. Et toi non plus. D’accord, tu avais fini par le trouver sympa, ce Lorenzo. Et moi aussi. Nous voulions l’épargner à tout prix. Et nous pensions pouvoir le faire. Mais la situation nous a échappé. Et notre premier devoir était envers… envers tous ceux que nous connaissons et que nous aimons. D’accord ? Alors, je sais, Wanda, tu as vécu une expérience atroce, mais tu l’as surmontée comme un bon petit soldat, et je sais que tu es trop saine pour continuer à la ressasser indéfiniment. »

Elle contempla la vaste étendue déserte devant elle. « Je sais, répondit-elle. Ce n’est pas cela qui pose problème.

— Qu’est-ce donc, alors ?

— Nous ne nous sommes pas contentés de tuer un homme… de causer sa mort… de nous impliquer dans sa mort. Nous avons renvoyé au néant plusieurs centaines de milliards d’êtres humains.

— Pour en ramener combien d’autres à la réalité ? Wanda, les mondes que nous avons vus n’ont jamais existé. Nous conservons leur souvenir, ainsi que quelques autres Patrouilleurs ; dont certains conservent aussi des cicatrices ; sans parler de ceux qui ont perdu la vie dans l’aventure. Mais néanmoins, ce dont nous nous souvenons n’est jamais arrivé. Nous n’avons pas fait avorter des avenirs distincts. Ce n’est pas le terme approprié. Nous avons empêché leur conception. »

Elle s’accrocha à sa main. « C’est cette horreur-là qui refuse de me quitter, dit-elle d’une petite voix. Avant, ce n’était qu’une théorie, un cours donné à l’Académie, et pas l’un des plus abordables. Maintenant, je l’ai senti dans ma chair. Si tout est aléatoire, si tout est dépourvu de cause… si l’univers se réduit au néant absolu, sans la moindre réalité concrète, s’il n’est qu’un spectacle d’ombres mathématique qui, si ça se trouve, ne cesse de s’altérer, encore et encore, sans même que nous en ayons conscience, si nous ne sommes que des songes…»

Sa voix montait en puissance comme pour couvrir le fracas du vent. Elle se tut, avala une goulée d’air, pressa le pas.

Everard se mordit la lèvre. « Ce n’est pas facile, je sais. Il va falloir que tu apprennes à accepter cela : nous savons très peu de choses et nous ne pouvons être sûrs de rien ou presque. »

Ils se figèrent soudain. D’où sortait cet inconnu ? Ils auraient dû le repérer depuis longtemps, lui qui longeait la grève en se dirigeant vers eux, les mains jointes, les yeux allant de l’océan au sable à ses pieds, jonché des petites reliques de la vie.

« Bonjour », leur dit-il.

Sa voix était douce et mélodieuse, son anglais d’un accent impossible à identifier. Et, à y regarder de plus près, ils n’auraient su dire si c’était bien un homme. Sa robe, dont le capuchon évoquait le moine chrétien, le jaune safran le moine bouddhiste, enveloppait un corps de stature moyenne. Son visage, s’il n’était pas efféminé – des pommettes saillantes, des lèvres pleines, les fines rides de l’âge –, aurait néanmoins pu appartenir à une femme, ainsi d’ailleurs que sa voix. Et son ethnie n’était pas davantage définie ; on eût dit un mélange harmonieux de Blanc, de Jaune et de Noir.

Everard retint son souffle. Il lâcha la main de Tamberly. Ses poings se serrèrent un instant. Puis il ouvrit les mains et adopta une position proche du garde-à-vous. « Comment allez-vous ? » dit-il d’une voix atone.

L’inconnu s’adressait-il à la jeune femme plutôt qu’à lui ? « Je vous demande pardon. » Quelle douceur dans son sourire ! « J’ai entendu votre conversation. Me permettez-vous de vous suggérer quelques pensées ?

— Vous appartenez à la Patrouille, répondit-elle dans un murmure. Sinon, vous n’auriez pu ni nous entendre, ni nous comprendre. »

Un haussement d’épaules à peine perceptible. D’une voix toujours aussi calme : « En ces temps-ci, comme en bien d’autres, le relativisme moral est la plaie des gens de bonne volonté. Ils devraient se rendre compte, pour prendre un exemple qui vous est familier, que les atrocités de la Seconde Guerre mondiale relevaient du mal pur ; ainsi que les quelques tyrannies qu’elle a engendrées ; mais il était cependant nécessaire d’anéantir Hitler et ses alliés. Les humains étant ce qu’ils sont, on trouve toujours en ce monde plus de mal que de bien, plus de chagrin que de joie ; mais cela exige de nous plus de vigueur encore pour protéger et sustenter ce qui donne de la valeur à notre vie.

» Tout compte fait, certaines évolutions sont meilleures que d’autres. Ceci est un fait, tout comme c’est un fait que certaines étoiles sont plus brillantes que d’autres. Vous avez vu une civilisation occidentale où l’Église a englouti l’État, et une autre où c’est l’État qui a englouti l’Église. Ce que vous avez restauré, c’est la tension fructueuse entre Église et État, qui a conduit… malgré quantité de mesquineries, d’erreurs, de corruptions, de farces et de tragédies… qui a conduit à l’émergence du savoir et de l’idéal de liberté. Que vos actes ne vous inspirent ni honte ni arrogance ; qu’ils vous inspirent de la joie. »

Le vent gémissait, la mer grondait, de plus en plus proche.

Jamais Tamberly n’avait vu Everard aussi secoué. Le mot qu’il prononça alors était celui qui convenait. « Rabbi… cette épreuve que nous avons traversée… était-ce vraiment un accident, un caprice du flux que nous devions corriger ?

— En effet. L’explication de Komozino était la bonne, du moins dans la mesure où vous étiez capable de la comprendre, elle comme vous. » Semblant à nouveau s’adresser à Tamberly : « Pensez, si vous voulez, au phénomène de diffraction : des ondes qui tantôt s’additionnent et tantôt s’annulent pour produire des irisations. Un phénomène incessant, mais imperceptible à l’œil humain dans des conditions normales. Lorsque ces ondes ont convergé sur la personne de Lorenzo de Conti, alors ce fut comme si une sorte de destinée se manifestait en lui. En exerçant votre libre arbitre, vous avez triomphé du sort en personne, mais n’allez pas pour autant céder à l’étonnement. »

Bien qu’elle ne sût à quoi elle avait affaire, sa nature et son éducation la poussèrent à dire : « Sensei, dites-moi. Est-ce là le sens des choses ? »

Un sourire, une gentillesse dont les linéaments étaient l’acier et la foudre. « Oui. Dans une réalité éternellement assujettie au chaos, la Patrouille constitue l’élément stabilisateur qui maintient le temps dans son cours régulier. Peut-être ce cours-ci n’est-il pas le meilleur, mais nous ne sommes pas des dieux et ne pouvons lui en imposer un autre, car nous savons que celui-ci conduit à un but qui transcende notre part animale. En vérité, laissés à leur seule inertie, les événements conduiraient inévitablement au pire. Un cosmos d’altérations aléatoires, et donc insensé et, en fin de compte, autodestructeur. On n’y trouverait nulle liberté.

» L’univers aurait-il produit des êtres conscients afin de protéger son existence et de lui donner un but ? C’est là une question à laquelle nul ne peut répondre.

» Mais réjouissez-vous. La réalité est. Vous faites partie de ses gardiens. »

Une main qui se lève. « Ma bénédiction soit sur vous. »

Everard et Tamberly se retrouvèrent seuls.

Ils n’auraient su dire lequel des deux se réfugia dans les bras de l’autre. Ils restèrent un long moment ainsi, dans le parfum salé du vent et dans la chaleur qu’ils se partageaient. Puis elle osa demander : « C’en était un ? », et il lui répondit : « Oui, sûrement. Un Danellien. Je n’en avais vu qu’un seul avant ce jour, et ce pendant une minute à peine. Tu viens d’être honorée, Wanda. Ne l’oublie jamais.

— Je ne risque pas. J’ai retrouvé… une raison de vivre, et la volonté de vivre. »

Ils se séparèrent et restèrent quelque temps silencieux, immobiles, tout près de l’océan. Puis elle rejeta la tête en arrière, éclata de rire et s’écria : « Hé ! mon gars, descendons donc de nos grands chevaux ! Nous sommes de simples humains, pas vrai ? Et si on en profitait un peu ? »

Il sentit la joie poindre en lui, encore un peu hésitante mais déjà conquérante, et s’esclaffa à son tour. « Oui, tu as raison, et j’ai une faim de loup. » Puis, soudain timide : « Qu’est-ce que tu as envie de faire après le déjeuner ? »

Elle le regarda droit dans les yeux et répondit : « Téléphoner chez moi pour dire que je compte m’absenter quelques jours. Acheter des brosses à dents et des trucs de ce genre. Hiver comme été, cette côte est splendide, Manse. J’ai envie de te la faire découvrir. »

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