Cinquième partie Devinez un peu

1990 apr. J.C.

Les éclairs zébrant le ciel new-yorkais étaient si lumineux qu’ils faisaient oublier l’éclairage public. Le tonnerre, lui, était encore trop lointain pour étouffer le bruit de la circulation ; le vent et la pluie ne tarderaient pas à se joindre aux réjouissances.

Everard s’obligea à regarder en face l’énigme qui venait de s’asseoir chez lui. « Je croyais que la question était réglée, déclara-t-il.

— Un certain degré d’insatisfaction subsistait encore, répondit Guion dans un anglais au pédantisme trompeur.

— Ouais. J’admets avoir tiré quelques ficelles, usé de mon influence et rappelé certains services rendus. Mais je suis un agent non-attaché, et j’ai jugé en mon âme et conscience que punir Tamberly pour avoir agi conformément à la morale ne ferait que nous coûter un agent de valeur. »

Guion conserva une voix posée. « Sur le plan de la morale, choisir son camp dans un conflit entre deux entités étrangères constitue une initiative discutable. Et vous êtes bien placé pour savoir que notre mission n’est pas d’amender la réalité mais de la défendre. »

Everard serra le poing. « Et vous êtes encore mieux placé que moi pour savoir que ce n’est pas toujours vrai », repartit-il. Puis, décidant qu’il valait mieux ne pas envenimer le débat : « Je lui ai dit que je ne serais sans doute pas parvenu à mes fins si des instructions en ce sens n’étaient pas venues d’en haut. Je me trompe ? »

Guion éluda la question d’un sourire et dit : « Si je suis venu vous voir ce soir, c’est avant tout pour vous assurer personnellement que l’affaire était définitivement classée. Vous ne trouverez plus trace d’un quelconque ressentiment chez vos collègues, pas plus que d’insinuations de favoritisme. Ils conviennent désormais que vous avez agi comme il le fallait. »

Everard ouvrit des yeux étonnés. « Hein ? » Suivit une pause de plusieurs battements de cœur. « Comment diable avez-vous fait ? Avec leur indépendance d’esprit franchement endémique…

— Contentez-vous de savoir que ce résultat est acquis sans que ladite indépendance n’ait eu à en souffrir. Et arrêtez de vous tourmenter. Dites à votre conscience de paysan du Middle-West de se mettre en veilleuse.

— Eh bien… euh… enfin, c’est fort aimable à vous… Hé ! je suis en dessous de tout. Voulez-vous boire quelque chose ?

— Je ne dirais pas non à un scotch and soda. »

Everard quitta son siège d’un bond pour foncer sur l’armoire à liqueurs. « Je vous suis reconnaissant de votre intervention, croyez-le.

— N’en parlons plus. J’ai moins agi par compassion que pour les nécessités du service. Vous avez atteint une position d’importance au sein de la Patrouille, vous savez. Ainsi que vous l’avez prouvé à maintes reprises, vous êtes un agent trop précieux pour que nous souhaitions vous voir handicapé par la mauvaise volonté de vos pairs. »

Everard s’affaira à préparer la boisson de son invité. « Moi, précieux ? Au risque d’être taxé de fausse modestie, je suis sûr que la Patrouille a recruté bien des types plus compétents que moi ; après tout, elle dispose d’un million d’années pour trouver des candidats acceptables.

— Je pourrais en dire autant. Mais il arrive que certains individus aient une signification qui transcende de loin leur valeur intrinsèque. Non que nos personnalités ne comptent pour rien, la vôtre comme la mienne. Mais si vous voulez un exemple concret, prenez le cas de… eh bien, du capitaine Alfred Dreyfus. C’était un officier compétent et consciencieux, un fleuron de l’armée française. Mais l’affaire associée à son nom a eu des conséquences dépassant sa personne. »

Grimace d’Everard. « Vous voulez dire qu’il était un… un instrument de la destinée ?

— Vous savez parfaitement que la destinée est un concept vide de sens. Seule compte la structure du plénum, qu’il est de notre devoir de préserver. »

Ouais, sans doute, se dit Everard. Quoique cette structure ne soit pas seulement changeable dans l’espace et le temps. Elle semble plus subtile, plus complexe qu’on ne daigne nous l’enseigner à l’Académie. Une coïncidence est parfois plus qu’un simple accident. Peut-être que Jung a entrevu cette vérité lorsqu’il parlait de synchronicité… je n’en sais rien, en fait. Ce n’est pas à des types comme moi qu’il appartient de comprendre l’univers. Je ne fais que bosser dedans. Il se servit une Heineken, accompagnée d’un petit verre d’akvavit et apporta les rafraîchissements sur un plateau.

Comme il se rasseyait, il murmura : « Je suppose qu’on a également effacé l’ardoise de la spécialiste Tamberly.

— Qu’est-ce qui vous fait dire cela ? demanda Guion d’un ton faussement détaché.

— Il a été question d’elle lors de votre précédente visite et elle m’a dit avoir passé une soirée en votre compagnie alors qu’elle se trouvait à l’Académie. Il m’étonnerait fort que vous… ou ceux qui vous envoient… s’intéressent autant à une recrue qui ne sortirait pas de l’ordinaire. »

Guion opina. « Sa ligne de vie, tout comme la vôtre, semble en affecter quantité d’autres. » Un temps. « J’ai bien dit : semble. »

À nouveau mal à l’aise, Everard attrapa sa pipe et sa blague à tabac. « Que diable se passe-t-il, au juste ? demanda-t-il. Que signifie tout ce cirque ?

— Rien d’extraordinaire, du moins nous l’espérons.

— Qu’espérez-vous exactement ? »

Guion regarda Everard droit dans les yeux. « Je ne peux le dire précisément. Peut-être est-ce inconnaissable.

— Dites-moi quelque chose, nom de Dieu ! »

Soupir de Guion. « Nos moniteurs ont observé des variations anormales dans la réalité.

— Ne le sont-elles pas toutes ? » Et si peu d’entre elles ont une importance. Le cours des événements a une gigantesque inertie, pourrait-on dire. Si un chrononaute cause une altération, ses effets ont tôt fait de s’estomper. Ils sont compensés par d’autres occurrences.

Phénomène de rétroaction négative. Combien de petites fluctuations se produisent-elles, ici et là, hier et demain ? Quel est le degré de réel de la réalité ? C’est là une question sans réponse précise, et peut-être sans signification aucune.

Sauf que, de temps à autre, on a affaire à un nexus, un incident clé qui détermine l’avenir sur une grande échelle, pour le meilleur ou pour le pire.

Un frisson le parcourut lorsque Guion reprit calmement : « Celles-ci n’ont aucune cause connue. Du moins, aucune source chronocinétique que nous ayons pu identifier. Par exemple, l’Asiniria de Plaute est représentée pour la première fois en 213 av. J.C., et, en 1196 apr. J.C., Stefan Nemanja, le zhupan de Serbie, abdique en faveur de son fils pour se retirer dans un monastère. Je pourrais vous citer plusieurs autres occurrences à peu près aux mêmes époques, dont certaines survenues fort loin de l’Europe, notamment en Chine. »

Everard vida son verre de liqueur et but une gorgée de bière pour le faire passer. « Ne prenez pas cette peine, répliqua-t-il. Les deux que vous venez de mentionner ne me disent strictement rien. Qu’est-ce qu’elles ont d’étrange, elles et les autres ?

— Leurs dates précises ne correspondent pas à celles qu’ont retenues les érudits de leurs avenirs respectifs. Sans parler d’autres détails mineurs, comme le texte de telle pièce ou la représentation de tel objet sur telle peinture de Ma Yuan. » Guion sirota son verre. « Rien que de très mineur, je le répète. Rien qui n’altère la structure des événements ultérieurs, ni même la vie quotidienne de quiconque, du moins dans des proportions sortant de l’ordinaire. Néanmoins, tout cela témoigne d’une instabilité dans ces sections de l’histoire. »

Everard réprima un frisson. « Vous avez dit 213 av. J.C. ? » Mon Dieu. La Deuxième Guerre punique. Il bourra sa pipe avec frénésie.

Guion hocha la tête. « C’est en grande partie à vous qu’on doit d’avoir prévenu cette catastrophe[18].

— Combien de catastrophes semblables a-t-on recensées ? » répliqua-t-il d’une voix éraillée.

Posée en anglais, cette question ne signifiait rien. Avant qu’il ait pu passer en temporel, Guion répondit : « C’est un problème insoluble par essence. Réfléchissez un peu. »

Everard s’exécuta.

« La Patrouille, l’humanité telle qu’elle est et les Danelliens eux-mêmes vous sont redevables suite à l’épisode carthaginois, reprit Guion au bout d’un temps. Vous êtes libre de considérer les démarches récemment effectuées en votre faveur comme une petite récompense.

— Merci. » Everard alluma sa pipe et aspira la fumée. « Mais je n’agissais pas uniquement par altruisme, vous savez. Moi aussi, je voulais retrouver mon monde à moi. » Il se raidit. « Quel rapport ces anomalies ont-elles avec moi-même ?

— Très probablement aucun.

— Et avec Wanda… avec la spécialiste Tamberly ? Pourquoi vous intéressez-vous tellement à nous ? »

Guion leva la main. « Je vous en prie, inutile d’éprouver un quelconque ressentiment. Je sais quel prix vous attachez à votre intimité ; pour vous, cela relève même d’un droit.

— Il en va ainsi dans mon milieu d’origine », grommela Everard. Il avait le rouge aux joues.

« Mais si la Patrouille doit veiller sur l’évolution des ères, ne doit-elle pas aussi veiller sur elle-même ? En vérité, vous êtes devenu l’un des agents les plus importants parmi ceux qui opèrent dans le cadre des trois derniers millénaires. De ce fait, que vous en ayez ou non conscience, vous jouissez d’un rayonnement nettement supérieur à celui de vos collègues. Notamment, comme cela est inévitable, par le truchement de vos amis. Tamberly a exercé un effet catalytique sur un milieu qu’elle était censée étudier sans l’altérer. Lorsque vous l’avez protégée des conséquences de son acte, vous vous êtes impliqué dans celles-ci. Il n’en est rien résulté de néfaste et nous estimons que ni elle ni vous-même n’êtes susceptibles de nuire sciemment et délibérément ; mais comprenez qu’il est légitime que nous en sachions davantage sur vous. »

Everard sentit les cheveux se dresser sur sa nuque. « « Nous », vous dites, murmura-t-il. Qui êtes-vous, Guion ? Ou, plus précisément : qu’êtes-vous ?

— Un agent comme vous, au service de la Patrouille, mais affecté à ce que vous appelleriez les affaires internes. »

Everard insista. « De quelle époque venez-vous ? Celle des Danelliens ? »

Guion se décomposa. « Non ! » Il leva la main comme pour parer un coup. « Je n’en ai même jamais vu un ! » Il détourna les yeux. Son visage aristocratique se tordit de douleur. « Vous avez eu ce privilège, mais je… Non, je ne suis personne. »

Tu veux dire que tu es humain, comme moi, songea Everard. Nous sommes aux Danelliens ce que l’Homo erectus – voire l’australopithèque – est à nous-mêmes. Mais vu que tu es né dans une civilisation plus tardive et plus raffinée que la mienne, tu en sais sûrement davantage à leur sujet que je ne pourrai jamais en apprendre. Suffisamment pour vivre dans la terreur ?

Guion recouvra sa contenance, but une gorgée d’alcool et déclara : « J’accomplis mon devoir. Point final. »

Pris d’une soudaine compassion, et d’une envie irrationnelle de le réconforter qui était en elle-même revigorante, Everard murmura : « Et donc, pour le moment, vous cherchez à clore un dossier le plus proprement du monde, rien de plus.

— Je l’espère. De tout mon cœur. » Guion inspira. Il sourit. « Cette façon si terre à terre que vous avez de dire les choses, comme si elles allaient de soi – c’est rassérénant. »

Everard sentit sa tension se dissiper. « Bon. On a failli déraper pendant une minute, hein ? En fait, je ne devrais pas m’inquiéter autant à propos de Wanda. »

En dépit de son impassibilité apparente, Guion semblait lui aussi soulagé. « C’est précisément ce que j’étais venu vous dire. Votre conflit avec l’agent Corwin et ses collègues n’aura aucune conséquence. Vous pouvez l’oublier et vous remettre au travail.

— Merci. A votre santé. » Ils levèrent leurs verres.

Pour se détendre tout à fait, ils avaient encore besoin de bavarder quelques minutes – la pluie et le beau temps, les problèmes de boulot, voire une pincée de ragots. « Il paraît que vous préparez une nouvelle mission », fit remarquer Guion.

Everard haussa les épaules. « Rien de sensationnel. L’affaire Altamont. Ça ne vous intéresserait sûrement pas.

— Au contraire, je suis curieux d’en savoir davantage.

— Eh bien, pourquoi pas ? » Everard se carra dans son siège, tira sur sa pipe, savoura une nouvelle gorgée de bière. « Nous sommes en 1912. La Première Guerre mondiale se prépare. Les Allemands pensent avoir trouvé un espion capable de s’infiltrer chez l’ennemi, un Américain d’origine irlandaise du nom d’Altamont. Il s’agit en fait d’un agent britannique, qui va les prendre à leur propre piège avec beaucoup d’habileté[19]. L’ennui, de notre point de vue, c’est qu’il est bien trop malin et bien trop observateur. Il a remarqué certaines allées et venues des plus suspectes. Du coup, il risque de découvrir les spécialistes militaires que nous avons introduits dans ce milieu. L’un d’entre eux me connaît et m’a demandé d’imaginer un leurre pour détourner son attention. Rien de transcendant. L’essentiel est de lui présenter la chose afin qu’il ne voie pas qu’il a levé un gibier hors du commun. Ça devrait être amusant.

— Je vois. Vos missions ne relèvent pas toute de l’aventure échevelée.

— Il y a intérêt ! »

Ils devisèrent ainsi pendant une heure, puis Guion prit congé. Une fois seul, Everard se sentit soudain oppressé. La climatisation l’étouffait. Il alla ouvrir une fenêtre. La goulée d’air qu’il aspira avait un parfum d’orage. Le vent tonitruant lui fit l’effet d’un coup de poing.

De nouveau, ce sinistre pressentiment. De toute évidence, ce type est un haut gradé. La hiérarchie de l’avenir lui confierait-elle une mission aussi anodine que celle qu’il m’a exposée ? Et si elle redoutait ce qu’il m’a décrit à mots couverts, un chaos impossible à démêler et par conséquent à prévenir ? Serait-elle en train de prendre des précautions en cas de malheur ?

L’éclair qui envahit le ciel évoquait une oriflamme flottant au-dessus des tours environnantes. L’humeur d’Everard s’altéra. Arrête de gamberger comme ça. On vient de t’assurer que tout allait pour le mieux, qu’est-ce qu’il te faut de plus ? Il décida de se consacrer tout entier à sa prochaine mission, puis de profiter des plaisirs qui étaient à sa portée.

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