9 Pièges

— Et, une fois de plus, elle s’est plainte de la timidité des autres Sagettes, termina Faile de son ton le plus docile, déplaçant le grand panier qu’elle tenait en équilibre sur une épaule, et passant d’un pied sur l’autre dans la neige fondue.

Le panier, plein de linge sale, n’était pas lourd, et le drap de sa robe blanche était épais et chaud, avec deux sous-robes en plus, mais ses bottes en cuir souple teint en blanc ne la protégeaient guère de la boue glacée.

— On m’a demandé de rapporter exactement ce que dit la Sagette Sevanna, ajouta-t-elle vivement.

Someryn, qui faisait partie des « autres » Sagettes, fit la moue quand elle entendit le mot « timidité ».

Gardant les yeux baissés, Faile ne pouvait voir que le bas du visage de Someryn, bien qu’elle s’efforçât de lire le regard de cette dernière à travers ses cils. On exigeait des gai’shains qu’ils se comportent avec humilité, surtout ceux et celles qui n’étaient pas des Aiels. Et comme Someryn était plus grande que la plupart des hommes et des Aiels, géante blonde qui la dominait de toute sa hauteur, elle voyait presque uniquement sa poitrine opulente, débordant d’une blouse ouverte jusqu’au milieu du buste, et essentiellement couverte par une collection de longs sautoirs, émeraudes, rubis et opales, colliers de grosses perles à trois rangs et chaînes d’or ouvragées. La plupart des Sagettes semblaient ne pas aimer Sevanna, « porte-parole du chef » en attendant qu’un autre chef du clan des Shaidos puisse être choisi, ce qui était peu probable dans un futur proche. Elles s’efforçaient de saper son autorité quand elles ne se chamaillaient pas entre elles ou formaient des cliques. Cependant, elles partageaient l’amour de Sevanna pour les bijoux des Terres Humides, et certaines s’étaient mises à porter des bagues, comme Sevanna. À la main droite, Someryn portait une grosse opale qui lançait des reflets rouges chaque fois qu’elle ajustait son châle, et un long saphir bleu entouré de rubis à la gauche. Toutefois, elle n’avait pas adopté les vêtements de soie. Elle était toujours habillée d’une simple blouse blanche du Désert, en adobe, et sa jupe et son châle de laine étaient aussi sombres que l’écharpe pliée qui retenait ses cheveux blonds en arrière. Le froid ne semblait pas l’incommoder le moins du monde.

Toutes les deux se tenaient debout, à l’endroit de ce que Faile considérait comme la frontière entre le camp des Shaidos et le camp des gai’shains – celui des prisonniers – non qu’il y eût vraiment deux camps. Quelques gai’shains dormaient chez les Shaidos, et les autres étaient parqués au milieu du camp, sauf quand ils exécutaient leurs tâches, tel du bétail privé de liberté par un mur de Shaidos. La plupart des hommes et des femmes qui les croisaient étaient en robes blanches de gai’shains, rarement toutefois en aussi beau drap que la sienne. Avec tant de gens à vêtir, les Shaidos utilisaient tous les tissus blancs qu’ils trouvaient. Certains portaient plusieurs épaisseurs de grossier tissu de lin, d’éponge ou de toile de tente, et la plupart des robes étaient tachées de boue ou de suie. Peu de gai’shains arboraient la haute taille et les yeux clairs des Aiels. La grande majorité était composée d’Amadiciens rougeauds, d’Altarans olivâtres, et de pâles Cairhienins, avec, par-ci par-là, quelques voyageurs et marchands de l’Illian, du Tarabon ou d’ailleurs, qui s’étaient trouvés au mauvais endroit au mauvais moment. Les Cairhienins étaient les prisonniers les plus anciens et les plus résignés, excepté la poignée d’Aiels en blanc. Ils gardaient les yeux baissés en permanence et devaient vaquer à leurs occupations aussi vite que le permettaient la neige et la boue. Faute de quoi, ils étaient rappelés à l’ordre douloureusement.

Faile aurait bien aimé se dépêcher elle aussi. Mais ses pieds glacés s’y refusaient, et la perspective de laver le linge de Sevanna ne l’y incitait guère non plus. Trop d’yeux risquaient de la voir ici à découvert avec Someryn. Malgré son visage caché par sa capuche, la large ceinture de mailles d’or et le haut col assorti la désignaient comme l’une des servantes de Sevanna. Personne ne les appelait ainsi – aux yeux des Aiels, avoir le statut de serviteur était humiliant –, c’est pourtant ce qu’ils étaient, au moins ceux des Terres Humides, corvéables à merci puisqu’ils n’étaient pas payés et avaient encore moins de droits et de libertés de mouvement que tous les domestiques qu’avait connus Faile. Tôt ou tard, Sevanna apprendrait que les Sagettes questionnaient ses gai’shaines. Sevanna avait à son service plus d’une centaine de servantes dont Faile était certaine que toutes, jusqu’à la dernière, répétaient aux Sagettes chaque mot de Sevanna.

C’était un piège d’une brutale efficacité. Sevanna était une maîtresse exigeante, plutôt aimable pourtant, jamais hargneuse, rarement en colère, mais qui sévissait au moindre écart, au plus petit faux pas. Tous les soirs, elle choisissait les cinq dont elle était le moins satisfaite ce jour-là pour les punir, allant parfois jusqu’à les laisser ligotées et bâillonnées une nuit entière après les avoir flagellées, pour encourager le zèle des autres. Faile préférait ne pas imaginer la punition qu’elle infligerait à une espionne. D’un autre côté, les Sagettes avaient décrété que celles qui ne rapportaient pas fidèlement le moindre propos entendu, ou qui seraient tentées de se taire, voire de marchander leur récolte de potins, s’exposaient à un avenir incertain, qui pouvait les conduire à la tombe. Nuire à un gai’shain, au-delà des limites permises, était une violation du ji’e’toh, le code d’honneur gouvernant la vie des Aiels, mais bon nombre de ces règles semblaient ne pas s’appliquer aux gai’shains des Terres Humides. Tôt ou tard, une des mâchoires de ce piège allait se refermer brusquement. Seule la totale indifférence de Shaidos à l’égard de leurs gai’shains – du bétail pour eux et encore traitaient-ils mieux leurs animaux de bât – empêchait l’étau de se refermer complètement. De temps en temps, un gai’shain tentait de s’évader, mais à part ça, les Shaidos se contentaient de leur fournir le gîte et le couvert, les mettaient au travail et punissaient ceux qui les mécontentaient. Même si les Sagettes exigeaient une absolue soumission, Sevanna ne pouvait évidemment pas leur demander de l’espionner, pas plus qu’on aurait demandé à un cheval de trait de se mettre à chanter. Néanmoins, tôt ou tard…

Et ce n’était pas le seul piège dans lequel Faile se trouvait prise.

— Sagette, je n’ai rien de plus à dire, murmura-t-elle comme Someryn se taisait.

À moins d’être complètement abruti, on ne quittait pas une Sagette de cette façon, on attendait qu’elle vous congédie.

— La Sagette Sevanna parle librement devant nous, mais elle ne dit pas grand-chose.

La géante garda le silence, et, au bout d’un moment, Faile s’enhardit à lever un peu les yeux. Someryn regardait par-dessus sa tête, bouche bée de stupéfaction. Fronçant les sourcils, Faile déplaça le panier sur son épaule et regarda derrière elle, ne voyant rien qui puisse justifier l’expression de Someryn, sinon les innombrables tentes du camp, celles, sombres et basses, des Aiels, et les autres, pointues ou fortifiées, la plupart aux teintes blanc sale ou brun clair, certaines aux couleurs plus éclatantes, vertes, bleues, rouges ou même rayées. Quand ils frappaient, les Shaidos emportaient tous les objets précieux, tout ce qui pouvait servir, et ils ne laissaient jamais rien derrière eux, fût-ce un bout de tissu ressemblant à une tente.

Même ainsi, ils avaient du mal à loger tout le monde. Il y avait dix tribus rassemblées ici, c’est-à-dire plus de soixante-dix mille Shaidos, et presque autant de gai’shains d’après ses estimations. Partout, c’était l’effervescence habituelle des Aiels vêtus de noir vaquant à leurs occupations au milieu des captifs affairés vêtus de blanc. Un maréchal-ferrant actionnait son soufflet devant une tente ouverte, ses outils étalés sur une peau de taureau tannée ; des enfants faisaient avancer des chèvres bêlantes à coups de badine ; une commerçante exposait sa marchandise dans un pavillon de toile jaune, depuis les bougeoirs dorés et les bols en argent jusqu’aux pots et marmites, tous fruits du pillage. Un homme svelte, menant un cheval par la bride, discutait avec une Sagette grisonnante du nom de Masalin. Sans doute cherchait-il un traitement pour son animal, à en juger la façon dont il montrait le ventre du cheval. Rien d’inhabituel pour Someryn.

Comme Faile allait se retourner pour partir, elle remarqua une Aielle brune tournée dans l’autre direction. La couleur noir corbeau de ses cheveux était très rare chez les Aiels. Même de dos, Faile la confondit avec Alarys, elle aussi Sagette. Il y en avait plus de quatre cents au camp, mais elle avait vite appris à les reconnaître. Prendre une Sagette pour une tisserande ou une cuisinière vous valait rapidement une flagellation.

Le fait qu’Alarys restât immobile comme une statue, regardant dans la même direction que Someryn, et qu’elle ait laissé son châle glisser par terre ne signifiait peut-être rien, sauf que, juste un peu plus loin, Faile reconnut une autre Sagette, le regard dirigé vers le nord et l’ouest, qui écartait d’une tape ceux qui passaient devant elle. Ce devait être Jesain, qu’on aurait qualifiée de petite même si elle n’avait pas été une Aielle, avec une masse de cheveux roux flamboyant à faire pâlir le feu lui-même, et au tempérament assorti. Masalin parlait avec l’homme au cheval, montrant l’animal de la main. Elle ne savait pas canaliser, mais trois Sagettes qui en étaient capables regardaient toutes dans la même direction. Une seule chose pouvait expliquer ce comportement : elles voyaient quelqu’un canaliser là-haut, sur la crête boisée au-delà du camp. Une Sagette canalisant ne les aurait pas fait réagir de la sorte. Est-ce que ce pouvait être une Aes Sedai ? Ou même plusieurs ? Mieux valait ne pas trop espérer. C’était prématuré.

Un coup sur la tête la fit chanceler, et elle faillit lâcher son panier.

— Ne restez pas plantée là comme une souche, grogna Someryn. Vous avez du travail. Allez, sinon je…

Faile s’éclipsa, rééquilibrant son panier d’une main, et de l’autre retroussant sa jupe pour qu’elle ne traîne pas dans la boue, marchant aussi vite que possible sans glisser et tomber dans la bouillasse. Someryn ne frappait jamais personne et n’élevait jamais la voix. Mais il valait mieux s’éloigner sans délai. Humble et docile.

L’orgueil lui disait d’adopter une attitude de défi, de refus entêté de céder, mais le bon sens l’incitait à penser que c’était le meilleur moyen pour attirer l’attention. Les Shaidos pouvaient bien considérer les gai’shains des Terres Humides comme des animaux domestiques, mais ils n’étaient pas totalement aveugles. Si elle voulait s’évader, elle devait leur faire croire qu’elle acceptait sa captivité. Le plus tôt serait le mieux. Certainement avant que Perrin ne les rattrape. Elle n’avait jamais douté que Perrin les suivait, et qu’il la retrouverait d’une façon ou d’une autre – il passerait à travers un mur s’il le décidait ! – mais elle devait s’évader avant qu’il ne parvienne jusqu’à elle. Elle était fille de soldat. Elle connaissait le nombre des Shaidos, elle savait combien d’hommes Perrin avait à sa disposition, et elle n’ignorait pas qu’elle devait le rejoindre avant qu’un affrontement ait lieu. Il s’agissait simplement de se libérer d’abord des Shaidos.

Qu’est-ce que les Sagettes shaidos regardaient tout à l’heure – les Aes Sedai ou les Sagettes qui accompagnaient Perrin ? Par la Lumière, elle espérait que non, pas encore ! Mais elle avait d’autres priorités, la lessive, par exemple. Elle emporta son panier vers ce qui restait de la cité de Malden, zigzaguant dans le flot continu des gai’shains. Ceux qui sortaient de la cité portaient des baquets pleins accrochés aux deux extrémités d’une perche posée en travers des épaules, tandis que ceux qui y entraient rapportaient les leurs, vides. Avec une telle population, il fallait de grandes quantités d’eau. Les gai’shains, qui avaient été des habitants de Malden, étaient facilement reconnaissables. À l’extrême nord de l’Altara, ils avaient la peau claire plutôt qu’olivâtre, et certains avaient même les yeux bleus. Tous chancelaient, comme hébétés, comme s’ils n’avaient toujours pas compris ce qui leur était arrivé depuis que les Shaidos avaient pulvérisé leurs défenses et pris possession de la ville en escaladant, de nuit, les murailles des fortifications.

Faile chercha du regard un visage en particulier, espérant que la femme ne serait pas porteuse d’eau ce jour-là ; elle la cherchait depuis que les Shaidos avaient dressé ici leur camp, quatre jours plus tôt. Juste hors des portes de la ville, ouvertes et repoussées contre les murailles de granit, elle la trouva, vêtue de blanc, plus grande qu’elle, avec un panier de pain sur la hanche et sa capuche juste assez repoussée en arrière pour révéler quelques mèches de cheveux roux foncé. Chiad semblait étudier les portes bardées de fer qui n’avaient pas protégé Malden, mais elle s’en détourna dès qu’elle vit Faile approcher. Elles s’arrêtèrent côte à côte, sans vraiment se regarder, tout en feignant de déplacer leurs paniers. Il n’y avait aucune raison que deux gai’shaines ne se parlent pas, mais personne ne devait se rappeler qu’elles avaient été capturées ensemble. Bain et Chiad n’étaient pas surveillées aussi étroitement que les gai’shaines qui servaient Sevanna, mais cela pouvait changer si quelqu’un se rappelait les circonstances de leur capture. Ici, il n’y avait pratiquement que des gai’shains, presque tous originaires de l’ouest du Mur du Dragon ; pourtant, trop d’entre eux avaient appris à s’attirer les faveurs des Shaidos en colportant commérages et rumeurs. La plupart des gens font ce qu’il faut pour survivre, et certains cherchent toujours à capitonner leur nid quelles que soient les circonstances.

— Elles se sont évadées le soir de notre arrivée ici, murmura Chiad. Bain et moi, nous les avons guidées jusqu’aux arbres et nous avons effacé nos traces au retour. Jusqu’ici, personne ne semble avoir remarqué leur absence. Avec autant de gai’shains, ce serait un miracle que les Shaidos s’en aperçoivent.

Faile soupira de soulagement. Trois jours. En général, lorsque les Shaidos constataient une évasion – ce qui était presque toujours le cas –, les fugitifs étaient repris dans la journée, mais plus le temps passait, plus les chances de succès augmentaient, et il semblait certain que les Shaidos lèveraient le camp le lendemain ou le jour suivant. Ils n’avaient jamais séjourné aussi longtemps au même endroit depuis que Faile était captive. Elle soupçonnait qu’ils tentaient de retourner au Mur du Dragon pour le traverser dans l’autre sens et rentrer au Désert des Aiels.

Il n’avait pas été facile de convaincre Lacile et Arrela de partir sans elle. Ce qui les avait finalement persuadées, c’est qu’elles auraient ainsi la possibilité d’informer Perrin de l’endroit où Faile se trouvait, du nombre des Shaidos, du fait que Faile avait déjà échafaudé un plan d’évasion, et que toute interférence de la part de Perrin pouvait les mettre en danger, elle et son plan. Elle était sûre qu’elle les avait convaincues de l’existence de ce plan – ce qui était d’ailleurs le cas, dans une certaine mesure. En fait, elle en avait même échafaudé plusieurs, et l’un d’eux devait réussir. Jusqu’à la dernière minute, elle s’était demandé si le poids de leurs serments à son égard, les contraignant à rester à ses côtés, allait l’emporter sur celui des Serments de l’Eau. Ces derniers étaient en principe plus contraignants que ceux d’allégeance, mais ils laissaient une grande marge de manœuvre lorsque l’honneur était en jeu. À la vérité, elle ignorait si elles retrouveraient Perrin, mais au moins, elles étaient libres. Faile n’avait plus à se soucier que de la libération de deux femmes en plus d’elle-même. Naturellement, l’absence de trois servantes de Sevanna serait très vite remarquée, en quelques heures, et les meilleurs traqueurs seraient envoyés à leurs trousses. Même si Faile connaissait bien les bois, elle savait qu’il valait mieux ne pas se mesurer aux traqueurs aiels. Pour les gai’shains « ordinaires » qui s’évadaient, être recapturés était une expérience fort désagréable. Pour les gai’shaines de Sevanna, la mort était peut-être préférable. Au mieux, elles n’auraient jamais l’occasion d’une seconde tentative.

— Alliandre, Maighdin et moi, nous aurions peut-être plus de chance de succès si vous et Bain veniez avec nous, dit-elle à voix basse.

Le flot blanc des porteurs d’eau continuait, aucun ne jetant plus d’un coup d’œil de leur côté. Mais la méfiance était devenue une seconde nature chez elle ces deux dernières semaines. Par la Lumière, elle avait l’impression que ça faisait plus de deux ans !

— Quelle différence y a-t-il entre aider Lacile et Arrêta à atteindre la forêt, et nous aider toutes les trois ?

C’était le désespoir qui parlait. La différence, elle la connaissait – Bain et Chiad étaient ses amies et lui avaient enseigné les coutumes des Aiels, le ji’e’toh, et même un peu la langue des signes des Vierges – et elle ne s’étonna pas quand Chiad tourna légèrement la tête pour la regarder avec des yeux qui ne reflétaient plus rien de la docilité des gai’shains. Et sa voix non plus, même si elle continua à parler à voix basse.

— Je vous aiderai autant que je le peux, parce que ce n’est pas normal que les Shaidos vous retiennent prisonnières. Vous ne suivez pas le ji’e’toh ; moi si. Si je renonce à mon honneur et à mes obligations juste parce que les Shaidos y ont renoncé, alors je leur permets de décider comment j’agis. Je porterai le blanc pendant un an et un jour, et ils me libéreront, ou je m’en irai, mais je ne renoncerai pas à ce que je suis.

Sans ajouter un mot, Chiad s’éloigna, entrant dans le flot des gai’shains.

Faile leva une main pour la retenir, puis la laissa retomber. Elle avait déjà posé cette question et avait reçu une réponse plus nuancée ; en la posant une deuxième fois, elle avait insulté son amie. Elle aurait à s’excuser, non pas pour conserver l’aide de Chiad – elle ne la lui refuserait jamais –, mais parce qu’elle avait son propre honneur, même si elle ne suivait pas le ji’e’toh. On ne peut pas insulter ses amies, ne plus y penser et espérer qu’elles oublient. Mais les excuses devraient attendre. Il ne fallait pas qu’on les voie parler ensemble trop longtemps.

Malden, qui avait été une cité prospère, productrice de laine de qualité et de bon vin, n’était plus maintenant que ruines à l’intérieur de ses murailles. Les maisons de pierre et de bois, aux toits d’ardoises, avaient été ravagées par les incendies pendant le pillage. La partie sud de la ville n’était plus qu’amas de poutres calcinées décorées de stalactites, de murs noircis sans toits. Qu’elles soient pavées ou en terre battue, toutes les rues étaient grises de cendres apportées par le vent et mélangées à la neige. La cité empestait le brûlé. Même si l’eau n’avait jamais manqué à Malden, les Shaidos, comme tous les Aiels, lui attribuaient une grande valeur et se trouvaient fort désarmés quand ils devaient combattre le feu – il n’y avait rien, ou si peu, à brûler dans le Désert des Aiels. D’ailleurs, ils auraient laissé toute la cité se consumer s’ils n’avaient dû protéger le butin de leur pillage. Ainsi avaient-ils longtemps tergiversé au sujet du gaspillage de l’eau avant de forcer les gai’shains, à la pointe de la lance, à faire la chaîne avec des seaux et à laisser les hommes de Malden sortir leurs chariots-pompes. Faile aurait cru que les Shaidos auraient au moins récompensé ces hommes en leur permettant de partir avec ceux qui n’avaient pas été choisis comme gai’shains, mais ces pompiers étaient jeunes et vigoureux, correspondant exactement aux standards de recrutement des Shaidos. Ces derniers conservaient certaines coutumes concernant les gai’shains – ils avaient laissé partir les femmes enceintes, les mères avec des enfants en bas âge, les jeunes de moins de seize ans et les forgerons, qui s’en étaient trouvés perplexes et reconnaissants –, mais la gratitude n’était jamais un critère de choix.

Les meubles jonchaient les rues : de grandes tables renversées, des coffres et des fauteuils ouvragés, et parfois, une tapisserie déchirée ou de la vaisselle cassée. Il y avait des vêtements partout, tuniques, chausses et robes, la plupart en lambeaux. Les Shaidos s’étaient emparés de tout ce qui était en or ou en argent, des objets incrustés de gemmes, des outils et de la nourriture. Les meubles devaient avoir été sortis dans la frénésie du pillage, puis abandonnés quand les porteurs avaient décidé que leurs dorures ou leurs motifs sculptés ne valaient pas tant d’efforts. Hormis les chefs, les Aiels n’utilisaient pas de fauteuils, et il n’y avait pas de place pour ces lourdes tables dans les charrettes et les chariots. Quelques Shaidos traînaient encore dans les ruines, fouillant les maisons, les auberges et les boutiques, à la recherche de ce qu’ils pouvaient avoir oublié, mais elle vit surtout des gai’shains portant leurs seaux. Deux Vierges la dépassèrent, poussant vers la porte du bout de leur lance un vieil homme nu, les yeux hagards, les mains liées derrière le dos. Il avait sans doute cru qu’il pouvait se cacher dans une cave ou dans un grenier jusqu’au départ des Shaidos. Quand un immense gaillard en cadin’sor d’algai’d’siswai se retrouva devant elle, elle s’écarta le plus vite qu’elle put. Un gai’shain cédait toujours le passage à un Shaido.

— Tu es très jolie, dit-il, se plantant devant elle.

C’était l’homme le plus imposant qu’elle ait jamais vu. Il rota, et elle huma des vapeurs d’alcool. Des Aiels saouls, elle en avait vu, car ils avaient trouvé beaucoup de tonneaux de vin à Malden. Mais elle n’éprouva aucune peur. Les gai’shains pouvaient être punis pour des tas d’infractions, souvent pour des transgressions que ceux des Terres Humides ne comprenaient même pas, mais la robe blanche leur assurait une certaine protection, et elle portait une autre couche de vêtements.

— Je suis gai’shaine de la Sagette Sevanna, dit-elle de son ton le plus obséquieux.

Elle réalisa qu’elle le prenait facilement maintenant, ce qui l’écœura.

— Sevanna serait mécontente de me voir bavarder au lieu de travailler.

Elle essaya de nouveau de le contourner, mais il lui saisit le bras d’une main puissante.

— Sevanna a des centaines de gai’shaines. Une en moins pendant une heure ou deux passera inaperçue.

Le panier tomba sur la chaussée quand il la souleva aussi facilement qu’il aurait ramassé un oreiller. Avant qu’elle ait le temps de réaliser ce qui lui arrivait, il la mit sous son bras, et, de sa main libre, lui pressa le visage contre son torse. Ses narines s’emplirent d’une odeur de laine humide. Elle ne voyait plus rien, sauf de la laine gris-brun. Où étaient les deux Vierges ? Des Vierges de la Lance ne pouvaient tolérer de tels agissements ! N’importe quelle Aielle interviendrait. Faile n’attendait aucune aide des gai’shains. Un ou deux iraient peut-être chercher de l’aide, si elle avait de la chance, mais la première leçon qu’apprenait une gai’shaine, c’est qu’une menace de violence pouvait vous faire pendre par les chevilles et fouetter si on hurlait. La première leçon qu’apprenaient ceux et celles des Terres Humides, en tout cas, et les Aiels le savaient déjà : l’usage de la violence était strictement interdit aux gai’shains. Ça ne l’empêcha pas pour autant de donner de violents coups de pied à son agresseur. Mais pour l’effet que ça lui fit, elle aurait aussi bien pu taper contre un mur. Il marchait, imperturbable. Elle le mordit, aussi fort qu’elle put, mais ne réussit qu’à enfourner une bouchée de laine sale, ses dents glissant sur des muscles fermes. Il semblait fait de pierre. Elle hurla, mais ses cris étouffés sonnaient comme des glapissements à ses propres oreilles.

Brusquement, le monstre qui la portait s’arrêta.

— C’est moi qui l’ai faite gai’shaine, Nadric, dit la voix grave d’un autre homme.

Avant même de l’entendre, Faile sentit le grondement du rire dans la poitrine plaquée contre son visage. Bien qu’elle continuât à se débattre, son ravisseur ignora ses gesticulations.

— Elle appartient à Sevanna maintenant, Sans-Frères, dit le géant avec dédain. Sevanna prend ce qu’elle veut, et moi aussi. C’est la nouvelle mode.

— Sevanna l’a prise, répondit l’autre avec calme, mais je ne l’ai jamais donnée à Sevanna. Je n’ai jamais proposé de la vendre à Sevanna. Renoncerais-tu à ton honneur au prétexte que Sevanna renonce au sien ?

— Elle n’est pas assez jolie pour qu’on se batte pour elle, dit finalement Nadric.

À son ton, il ne semblait pas effrayé, ni même inquiet.

Il la lâcha, la repoussant si brutalement que Faile crut laisser une ou deux dents dans la tunique de son agresseur. Elle heurta le sol sur le dos, le souffle coupé. Le temps qu’elle reprenne sa respiration et se relève, le géant s’éloignait déjà dans la ruelle, et avait presque atteint la rue. C’était un étroit passage en terre battue entre deux maisons de pierre. Personne ne l’aurait vu. Frissonnant – elle ne tremblait pas ! –, crachant le goût de laine sale et de sueur, elle foudroya le dos de Nadric. Si le couteau qu’elle cachait sur elle avait été à portée de main, elle l’aurait poignardé. Pas assez jolie pour qu’on se batte pour elle, hein ? Une partie d’elle-même savait que cette réaction était ridicule, mais elle se raccrochait à tout ce qui pouvait alimenter sa colère, juste pour se réchauffer. Pour calmer ses frissons. Elle l’aurait frappé jusqu’à ne plus pouvoir lever le bras.

Se relevant sur ses jambes chancelantes, elle explora ses dents du bout de la langue. Elles étaient solides, aucune ne branlait ni ne manquait. Son visage avait été éraflé par la grossière tunique de Nadric, et ses lèvres étaient tuméfiées, mais elle n’était pas blessée. Elle se le répéta pour s’en convaincre. Elle n’était pas blessée, et elle était libre de sortir de la ruelle. Aussi libre que quelqu’un en robe de gai’shaine pouvait l’être, en tout cas. S’il y en avait beaucoup comme Nadric, qui ne respectaient plus la protection qu’assuraient ces robes, alors le désordre n’allait pas tarder à s’installer chez les Shaidos. Certes, le camp deviendrait plus dangereux, mais il y aurait davantage d’occasions de s’évader. C’est ainsi qu’elle devait envisager la situation. Elle avait appris quelque chose qui pouvait lui être utile. Si seulement elle pouvait cesser de frissonner.

À contrecœur, elle leva les yeux sur son sauveur. Elle avait reconnu sa voix. Debout à l’écart, il la regardait calmement, sans aucun élan de sympathie. Elle se dit qu’elle crierait s’il la touchait. Rolan, légèrement plus petit que Nadric, était presque aussi large. Elle avait aussi des raisons de le poignarder. Il n’était pas Shaido, mais faisait partie des Sans-Frères, les Mera clins qui avaient quitté leur clan parce qu’ils ne voulaient pas suivre Rand al’Thor, et c’était lui, effectivement, qui l’avait « faite gai’shaine ». Certes, il l’avait empêchée de mourir de froid le soir de sa capture, en l’enveloppant dans sa propre tunique, mais elle n’en aurait pas eu besoin s’il n’avait pas commencé par lui arracher tous ses vêtements sur le corps. Pour être fait gai’shain, la première étape consistait toujours à être dépouillé de tous ses vêtements. Ça n’était pas une raison pour le lui pardonner.

— Merci, dit-elle à contrecœur.

— Je ne vous demande pas de gratitude, dit-il doucement. Ne me regardez pas comme si vous alliez me mordre parce que vous n’avez pas pu mordre Nadric.

Elle parvint à ne pas lui montrer les dents – elle n’aurait pas pu feindre la docilité en cet instant, même si elle l’avait voulu – avant de se détourner et de retourner dans la rue. Ses jambes tremblaient encore assez pour qu’elle ait l’air de tanguer. Les gai’shains qui passaient jetaient à peine un coup d’œil dans sa direction en peinant lourdement sous leurs baquets d’eau. Peu de captifs avaient envie de partager les problèmes des autres. Ils avaient assez des leurs.

Retrouvant son panier de linge sale, elle soupira. Il avait été renversé, les blouses de soie blanche et les jupes de soie noire divisées s’étaient répandues sur les cendres de la chaussée. Au moins, personne n’avait marché dessus, semblait-il. Redressant son panier, elle se mit à ramasser les vêtements, secouant la terre et les cendres qui n’étaient pas incrustées dans certains, prenant grand soin de ne pas en mettre sur les autres. Contrairement à Someryn, Sevanna s’était mise à aimer la soie. Elle ne portait plus rien d’autre. Elle était aussi fière de ses soies que de ses bijoux. Elle serait très mécontente si certains de ces vêtements ne revenaient pas propres.

Comme Faile ramassait la dernière blouse, Rolan passa près d’elle et souleva le panier d’une main. Prête à le rabrouer – elle pouvait porter seule ses propres fardeaux, merci bien ! – elle ravala ses paroles. Son cerveau était sa seule arme véritable, sans se laisser emporter par la colère. La présence de Rolan n’était pas due au hasard. Cela aurait dépassé les limites de la crédulité. Elle l’avait rencontré trop fréquemment depuis sa capture, il l’avait suivie. Qu’est-ce qu’il avait dit à Nadric ? Qu’il ne l’avait pas donnée à Sevanna, pas plus qu’il n’avait offert de la lui vendre. Bien qu’il l’ait capturée, elle pensait qu’il désapprouvait qu’on transforme ceux des Terres Humides en gai’shains – c’était l’avis de tous les Sans-Frères – mais apparemment, il revendiquait toujours ses droits sur elle.

Elle était certaine de ne pas avoir à craindre qu’il n’abuse d’elle. Rolan en avait déjà eu l’occasion, quand elle s’était retrouvée nue et ligotée, mais il l’avait regardée sans plus d’intérêt qu’un poteau. Peut-être n’aimait-il pas les femmes. En tout cas, les Sans-Frères étaient presque aussi étrangers que ceux des Terres Humides au monde des Shaidos. Aucun Shaido n’avait vraiment confiance en eux, et les Sans-Frères eux-mêmes se comportaient souvent comme des hommes qui se bouchaient les yeux, acceptant ce qu’ils considéraient comme un moindre mal, mais plus très sûrs de ce qu’était ce moindre mal. Si elle pouvait s’en faire un ami, peut-être accepterait-il de l’aider. Non pas pour l’évasion – ce serait trop demander – quoique… Après tout… La seule façon de le savoir, c’était d’essayer.

— Merci, répéta-t-elle, cette fois avec un sourire.

À sa surprise, il lui répondit d’un léger petit sourire, à peine perceptible, les Aiels n’étant généralement pas démonstratifs. Ils arboraient plutôt un visage dur comme la pierre quand on ne les connaissait pas.

Ils firent quelques pas côte à côte en silence, lui portant le panier d’une main, elle retroussant ses jupes. On aurait pu croire qu’ils se promenaient. Certains gai’shains les regardaient, surpris, puis baissaient vite les paupières. Faile ne voyait pas comment aborder la question – elle ne voulait pas qu’il pense qu’elle cherchait à le séduire ; il aimait peut-être les femmes après tout. Ce fut lui qui prit l’initiative.

— Je vous ai observée, dit-il. Vous êtes forte, farouche et vous n’avez pas peur, je crois. La plupart de ceux des Terres Humides ont une peur bleue. Ils tempêtent jusqu’à ce qu’on les punisse, et après ils pleurnichent et tremblotent. Je pense que vous êtes une femme de beaucoup de ji.

— J’ai peur, répondit-elle. J’essaie juste de ne pas le montrer. Pleurer ne sert jamais à rien.

C’est ce que croient la plupart des hommes. Les pleurs sont envahissants parfois, mais quelques larmes versées le soir peuvent vous aider à atteindre le lendemain.

— Il y a un temps pour pleurer et un temps pour rire. J’aimerais vous voir rire.

Elle rit, d’un rire sans joie.

— Je n’ai pas beaucoup de raisons de rire tant que je porte le blanc, Rolan.

Elle le regarda du coin de l’œil. Est-ce qu’elle allait trop vite en besogne ? Mais il se contenta de hocher la tête.

— J’aimerais quand même voir ça. Le sourire convient à votre visage. Le rire lui irait encore mieux. Je n’ai pas d’épouse, mais je peux faire rire une femme de temps en temps. J’ai entendu dire que vous avez un mari ?

Stupéfaite, Faile trébucha et se rattrapa à son bras. Elle retira vivement sa main, l’observant à la dérobée. Il s’arrêta, juste le temps qu’elle retrouve son équilibre, puis se remit à marcher. Il semblait modérément curieux, sans plus. Chez les Aiels (en dépit du comportement de Nadric), la coutume voulait que la femme prenne les devants, quand un homme avait suscité son intérêt. Lui faire des cadeaux était un moyen d’éveiller cet intérêt. La faire rire en était un autre.

— J’ai un mari, Rolan, que j’aime beaucoup. Vraiment beaucoup. Il me tarde de le retrouver.

— Ce qui arrive en tant que gai’shaine ne peut pas être retenu contre vous quand vous quittez le blanc, dit-il avec calme, mais vous ne voyez peut-être pas les choses ainsi, vous autres des Terres Humides. Quand même, on peut se sentir bien seul quand on est gai’shaine. Nous pourrions peut-être bavarder ensemble de temps en temps.

Il voulait la voir rire, et elle ne savait pas si elle devait rire ou pleurer. Il lui annonçait qu’il n’avait pas l’intention de renoncer à elle. Les Aielles admiraient la persévérance chez un homme. Mais si Chiad et Bain ne pouvaient pas, ne voulaient pas l’aider autrement qu’en l’accompagnant jusqu’aux arbres, Rolan était sa meilleure chance. Elle pensa pouvoir le convaincre, avec le temps. Bien sûr qu’elle le pouvait ; qui ne risque rien n’a rien ! Il était un exclu méprisé, uniquement toléré parce que les Shaidos avaient besoin de sa lance. Mais pour ça, elle allait devoir lui donner une raison de persister.

— Ça me ferait plaisir, dit-elle prudemment.

Peut-être devrait-elle lui conter fleurette. Comme elle venait de lui dire qu’elle aimait beaucoup son mari, elle ne pouvait pas jouer les aguicheuses tout de suite après. Non qu’elle eût l’intention d’aller aussi loin – elle n’était pas une Domanie ! –, pourtant, il serait peut-être nécessaire d’en passer par là. Pour le moment, un léger rappel que Sevanna avait usurpé ses « droits » serait peut-être utile.

— Mais j’ai un travail à faire maintenant, et je doute que Sevanna apprécierait que je perde mon temps à bavarder avec vous.

Rolan hocha la tête. Faile soupira. Il savait peut-être faire rire une femme, comme il le prétendait, mais il n’était pas très loquace. Elle allait avoir du travail pour le faire sortir de sa coquille et obtenir de lui autre chose que des blagues qu’elle ne comprendrait pas.

Même avec l’aide de Chiad et Bain, l’humour des Aiels lui restait incompréhensible.

Ils étaient arrivés à la grande place devant la forteresse, à la limite nord de la cité, masse imposante de pierre grise qui n’avait pas mieux protégé les habitants que les murailles. Faile crut voir la dame qui avait gouverné Malden et les terres environnantes dans un rayon de vingt miles, une veuve élégante et digne dans la force de l’âge, parmi les porteuses d’eau. La place pavée grouillait d’hommes et de femmes en blanc portant des seaux. Sur le côté est, se dressait ce qui ressemblait à une section du mur d’enceinte, grise et haute de trente pieds. C’était en réalité le mur d’une immense citerne alimentée par un aqueduc. De quatre pompes, chacune actionnée par deux hommes, jaillissait l’eau pour remplir les seaux, dont une partie se répandait sur les dalles. Faile avait envisagé la possibilité de ramper dans le conduit de l’aqueduc pour s’évader. Or comme elle n’avait rien pour protéger leurs vêtements, si elle et ses compagnes y parvenaient, elles seraient trempées et auraient plus de chances de mourir de froid que de parcourir un mile ou deux dans la neige.

Il y avait, en ville, deux autres endroits où obtenir de l’eau, tous deux alimentés par des conduits de pierre souterrains. Une longue table en bois de campêche, aux pieds en forme de pattes de lion, était placée devant le mur de la citerne. Autrefois, c’était une table de banquet, au plateau incrusté de plaques d’ivoire qui avaient été arrachées au pied-de-biche ; plusieurs lessiveuses reposaient maintenant dessus.

Deux bassines en bois se trouvaient près de la table et, à une extrémité, une marmite en cuivre bouillait sur un feu alimenté par des chaises cassées. Faile doutait que Sevanna fît laver son linge en ville pour éviter à ses gai’shaines de porter l’eau jusqu’aux tentes, mais quelle qu’en fût la raison, elle s’en félicitait quand même ; un panier de linge est moins lourd qu’un seau d’eau. Elle en avait porté assez pour le savoir. Deux paniers étaient posés sur la table, mais une seule femme à la ceinture et au collier d’or était au travail, les manches de sa robe blanche roulées aussi haut que possible, et ses longs cheveux noirs noués d’un cordon blanc pour qu’ils ne tombent pas dans l’eau de lessive.

Quand Alliandre vit Faile approcher avec Rolan, elle se redressa, séchant ses bras mouillés sur sa robe. Alliandre Maritha Kigarin, Reine du Ghealdan, Bénie de la Lumière, Défenderesse du Mur de Garen, plus une douzaine d’autres titres, avait été une femme élégante et réservée, imposante et pleine d’assurance. Alliandre la gai’shaine était toujours belle femme, mais elle avait perpétuellement l’air hagard. Avec sa robe maculée de taches d’eau et ses doigts ridés par leur longue immersion dans la bassine, elle aurait pu passer pour une jolie lavandière. Voyant Rolan poser le panier et sourire à Faile avant de s’éloigner, puis constatant que Faile lui rendait son sourire, elle haussa un sourcil interrogateur.

— C’est lui qui m’a capturée, dit Faile, sortant quelques vêtements du panier et les posant sur la table.

Même ici où il n’y avait que des gai’shains, il valait mieux travailler en parlant.

— C’est un Sans-Frères, et je pense qu’il n’approuve pas qu’on réduise à l’état de gai’shains ceux des Terres Humides. Je crois qu’il pourrait peut-être nous aider.

— Je vois, dit Alliandre, époussetant d’une main le dos de la robe de Faile.

Fronçant les sourcils, Faile se tordit le cou pour regarder par-dessus son épaule et resta interdite devant la terre et la cendre qui couvraient sa robe. Puis elle se sentit rougir.

— Je suis tombée, dit-elle vivement.

Elle ne pouvait pas raconter à Alliandre l’épisode Nadric. Elle pensait qu’elle ne pourrait jamais le raconter à personne.

— Rolan a proposé de porter mon panier.

Alliandre haussa les épaules.

— S’il m’aidait à m’évader, je l’épouserais, à sa guise. Il n’est pas vraiment beau, mais ce ne serait pas pénible, et mon mari, si j’en avais un, n’en saurait rien. S’il avait le moindre bon sens, il serait fou de joie, et ne poserait pas de questions dont il ne voudrait pas entendre les réponses.

Crispant les mains sur une blouse de soie, Faile serra les dents. Alliandre était sa femme lige, par l’intermédiaire de Perrin, et elle respectait son serment, du moins en ce qui concernait l’obéissance aux ordres, mais leurs rapports étaient devenus tendus. Elles s’étaient mises d’accord sur le fait qu’elles devaient raisonner en servantes, en adopter le comportement, pour survivre. Évidemment, cela impliquait que chacune avait vu l’autre faire des courbettes et se précipiter pour obéir aux ordres. Les punitions de Sevanna étaient dispensées par la première gai’shaine qui lui tombait sous la main, et une fois, Faile avait dû fouetter Alliandre. Pis, à deux reprises, Alliandre avait reçu l’ordre de fouetter Faile. Retenir ses coups ne servait qu’à se faire fouetter soi-même, tandis que la coupable voyait sa punition doublée, et administrée par une gai’shaine qui n’épargnait pas ses efforts.

Brusquement, Faile réalisa que la blouse qu’elle tenait avait traîné dans la boue quand le panier s’était renversé. Desserrant les mains, elle examina anxieusement le vêtement. La terre ne semblait pas s’être incrustée trop profondément. Un instant, elle fut soulagée, puis irritée de l’être. Le soulagement perdura, ce qui l’agaça davantage.

— Arrela et Lacile se sont évadées il y a trois jours, dit-elle à voix basse. Elles doivent être loin maintenant. Où est Maighdin ?

Alliandre plissa le front, soucieuse.

— Elle essaie de se faufiler dans la tente de Therava. Therava nous a dépassées avec un groupe de Sagettes, et d’après ce que nous avons entendu de leur conversation, elles semblaient se rendre chez Sevanna. Maighdin m’a passé son panier et a dit qu’elle allait essayer. Je crois… je crains qu’elle ne soit assez désespérée pour prendre trop de risques, dit-elle. Elle devrait être revenue depuis le temps.

Faile prit une profonde inspiration et expira lentement. Elles commençaient à être à bout toutes les trois. Elles avaient amassé du matériel en vue de leur évasion – couteaux et nourriture, bottes, chausses et tuniques d’hommes à peu près à leur taille, soigneusement cachés dans les chariots ; les robes blanches serviraient de couverture et de capes qui les dissimuleraient dans la neige – mais l’occasion de l’utiliser ne semblait pas plus proche que le jour de leur enlèvement. Deux semaines seulement. Vingt-deux jours pour être exact. En principe, ce n’était pas assez longtemps pour qu’elles aient changé, mais le fait de feindre être des servantes les modifiait malgré elles. Elles se surprenaient déjà à sursauter aux ordres sans discuter, à se soucier des punitions, et à se demander si Sevanna était contente d’elles. Le pire, c’est qu’elles en étaient conscientes, sachant qu’une partie d’elles-mêmes allait contre leur volonté. Pour le moment, elles pouvaient encore se dire qu’elles faisaient ce qu’il fallait pour éviter d’éveiller les soupçons jusqu’à ce qu’elles s’évadent, mais chaque jour, leurs réactions devenaient plus automatiques. Combien de temps avaient-elles encore devant elles avant que l’évasion ne soit plus qu’un rêve dans la nuit après une journée passée à se comporter comme une parfaite gai’shaine, en pensée aussi bien qu’en action ? Aucune n’avait osé formuler cette question à voix haute, jusqu’à maintenant, et Faile savait qu’elle essayait elle-même de ne pas y penser, mais la question la hantait inconsciemment. En un sens, elle craignait que la question ne disparaisse. Dans ce cas, aurait-elle déjà la réponse ?

Une vague de découragement la submergea qu’elle s’efforça de repousser. C’était le deuxième piège à éviter, et seule la volonté permettait d’y échapper.

— Maighdin sait qu’elle doit être prudente, dit-elle d’une voix ferme. Elle nous rejoindra bientôt, Alliandre.

— Et si on la surprend ?

— On ne la surprendra pas ! dit sèchement Faile.

Si on la surprenait… Non. Il fallait penser à la victoire, non à la défaite. Qui n’ose rien n’a rien.

Les vêtements de soie étaient délicats à laver, exigeant une bonne température, ni trop chaude, ni trop froide. L’eau pompée à la citerne étant glacée, il fallait la réchauffer avec des baquets d’eau bouillante puisée dans la bassine en cuivre. Et par ce froid, il n’était pas désagréable de plonger les mains dans une eau tiède, si ce n’est que le froid paraissait plus mordant chaque fois. Comme il n’y avait pas de savon, chaque vêtement devait être frotté délicatement. Puis le linge était étendu sur une serviette et roulé doucement pour l’essorer. Il était ensuite plongé dans un autre baquet, rempli d’eau additionnée de vinaigre – pour aviver les couleurs – et de nouveau roulé dans une serviette. La serviette trempée était à son tour essorée vigoureusement et mise à sécher partout où il y avait de la place, tandis que chaque pièce de soie était étendue sur une perche horizontale dressée dans un grossier pavillon de toile érigé à la limite de la place, puis lissée à la main pour effacer les plis. Avec un peu de chance, rien n’aurait besoin d’être repassé. Toutes les deux savaient comment entretenir la soie, mais le repassage exigeait une expérience qu’elles n’avaient ni l’une ni l’autre. Aucune des gai’shaines de Sevanna ne savait repasser, pas même Maighdin, bien qu’elle ait été la femme de chambre d’une dame avant d’entrer au service de Faile. Chaque fois que Faile ou Alliandre allaient suspendre un autre vêtement, elles vérifiaient ceux qui étaient déjà étendus et les lissaient de nouveau si besoin était.

Faile ajoutait de l’eau bouillante dans un baquet quand Alliandre dit d’un ton amer :

— Voilà l’Aes Sedai !

Galina, l’Aes Sedai en question, arborait un visage éternellement jeune et l’anneau en or du Grand Serpent, mais elle portait aussi une robe blanche de gai’shaine – en soie, aussi épaisse que le drap de laine des autres ! – avec une large ceinture ouvragée en or sertie de Gouttes de Feu qui lui ceignait étroitement la taille, et un haut col assorti autour du cou, des bijoux dignes d’une reine. Sa qualité d’Aes Sedai lui permettait parfois de sortir du camp seule, à cheval, mais elle revenait toujours. Elle réagissait comme les autres au moindre geste d’une Sagette, surtout avec Therava, dont elle partageait souvent la tente. En un sens, cette dernière particularité était ce qu’il y avait de plus étrange. Galina savait qui était Faile, qui était son mari, et connaissait les liens de Perrin avec Rand al’Thor. Elle menaçait de le révéler à Sevanna à moins que Faile et ses amies ne volent un objet dans la tente même où la Sagette couchait. C’était le troisième piège qui les attendait. Sevanna était obsédée par al’Thor, absurdement convaincue qu’elle pouvait l’épouser, et si elle apprenait que Faile était l’épouse de Perrin, Sevanna ne la quitterait pas des yeux, ruinant tous ses plans d’évasion. Elle serait la chèvre qui sert d’appât pour attirer le lion.

Faile avait déjà vu Galina trembler de peur et faire profil bas pour se faire oublier, mais pour le moment, elle traversait la place majestueusement, comme une reine dédaignant la piétaille, Aes Sedai jusqu’au bout des ongles. Et il n’y avait pas de Sagettes pour la faire minauder. Galina était jolie, sans être vraiment belle, et Faile ne comprenait pas ce que Therava pouvait lui trouver, si ce n’est le plaisir de dominer une Aes Sedai. Ce qui ne répondait toujours pas à la question : pourquoi restait-elle alors que Therava ne ratait pas une occasion de l’humilier ?

S’arrêtant à un pied de la table, Galina les regarda avec un petit sourire qu’on aurait pu qualifier d’apitoyé.

— Votre travail n’avance guère, dit-elle.

Elle ne parlait pas de la lessive.

C’était à Faile de répondre, mais Alliandre prit la parole, encore plus amère que tout à l’heure.

— Maighdin est partie chercher votre baguette d’ivoire ce matin, Galina. Quand consentirez-vous à nous apporter une partie de l’aide que vous nous avez promise ?

Les aider à s’évader, c’était la carotte que Galina leur avait fait miroiter, le bâton étant la menace de trahir l’identité de Faile. Jusqu’à présent, elles n’avaient vu que le bâton.

— Elle est allée dans la tente de Therava ce matin ? murmura Galina, toute pâle.

Faile réalisa que le soleil déclinait vers l’ouest, et son cœur battit douloureusement. Maighdin aurait dû être là depuis longtemps.

L’Aes Sedai semblait encore plus secouée qu’elle.

— Ce matin ? répéta Galina, regardant par-dessus son épaule.

Elle sursauta et cria quand Maighdin apparut soudain au milieu de la foule des gai’shains qui grouillait sur la place.

Contrairement à Alliandre, la servante aux cheveux d’or s’était endurcie chaque jour davantage depuis leur capture. Elle n’était pas moins désespérée, mais cela ne faisait qu’augmenter sa détermination. Comme la plupart des femmes de chambre, elle avait toujours une présence qui l’apparentait davantage à une reine qu’à une femme de chambre. Pour l’heure, elle passa près d’elles en chancelant, le regard terne, et plongea les bras dans un baquet, buvant avidement dans ses deux mains en coupe, puis s’essuyant la bouche d’un revers de manche.

— Je tuerai Therava quand nous partirons, dit-elle d’une voix rauque. J’aimerais pouvoir le faire tout de suite.

Ses yeux bleus reprirent vie, pleins de feu à présent.

— Vous êtes en sécurité, Galina, reprit-elle. Elle pensait que j’étais là pour voler. Je n’avais pas commencé à chercher. Quelque chose… il s’est produit quelque chose, et elle est partie après m’avoir ligotée. Pour plus tard.

Le feu s’éteignit dans son regard, remplacé par la perplexité.

— De quoi s’agit-il, Galina ? Même moi je l’ai senti, et j’ai pourtant si peu de capacité que ces Aielles ont décidé que je n’étais pas dangereuse.

Maighdin était capable de canaliser, mais de façon limitée et peu fiable. D’après ce que Faile avait entendu dire, la Tour Blanche l’aurait renvoyée alors qu’elle-même prétendait n’y être jamais allée. C’est pourquoi sa capacité ne les aurait guère aidées à s’évader. Faile s’apprêtait à demander de quoi elle parlait, mais elle ne lui en laissa pas le temps.

Galina était toujours très pale, bien que sereine et calme comme toute Aes Sedai. Sauf qu’elle empoigna la capuche et les cheveux de Maighdin et lui tira rudement la tête en arrière.

— Ne vous en mêlez pas, dit-elle froidement. Ça ne vous concerne pas. Occupez-vous seulement de m’obtenir ce que je veux. Mais faites-le bien.

Avant que Faile ne puisse prendre la défense de Maighdin, une autre femme portant la large ceinture et le haut col en or sur sa robe blanche s’approcha, tira Galina par la manche et la jeta par terre. Grosse et ordinaire, Aravine avait l’air triste et résigné la première fois que Faile l’avait vue, le jour où l’Amadicienne lui avait tendu la ceinture dorée qu’elle portait et lui avait dit qu’elle était maintenant « au service de Dame Sevanna ». Les jours écoulés depuis avaient endurci Aravine encore plus que Maighdin.

— Êtes-vous folle de poser la main sur une Aes Sedai ? dit sèchement Galina, se relevant péniblement.

Époussetant de la main sa robe de soie, elle dirigea toute sa fureur sur la grosse femme.

— Je vous ferai…

— Dois-je dire à Therava que vous étiez en train de maltraiter une gai’shaine de Sevanna ? l’interrompit froidement Aravine.

Elle parlait avec distinction. Elle avait peut-être été une marchande réputée, peut-être même une noble, mais elle n’évoquait jamais sa condition passée.

— La dernière fois que vous avez fourré le nez là où elle ne voulait pas, tout le monde vous a entendue gémir et supplier à cent pas à la ronde.

Galina tremblait de rage. C’était la première fois que Faile voyait une Aes Sedai dans cet état. Au prix d’un effort visible, elle se domina. Sa voix semblait ruisseler d’acide quand elle reprit la parole.

— Les Aes Sedai agissent en fonction de leurs propres motivations, Aravine, pour des raisons que vous ne pourriez pas comprendre. Vous regretterez d’avoir contracté cette dette quand je déciderai d’en exiger le paiement. Vous le regretterez jusqu’au plus profond de vous-même.

Époussetant ses jupes une dernière fois, elle s’éloigna dignement, non plus en reine dédaigneuse, mais en léopard défiant les moutons d’entraver sa marche.

Aravine la regarda s’éloigner, peu impressionnée.

— Sevanna vous demande, Faile, dit-elle seulement.

Faile ne se donna pas la peine de demander pourquoi. Elle se contenta de s’essuyer les mains, de dérouler ses manches, puis suivit l’Amadicienne, après avoir promis à Alliandre et Maighdin qu’elle reviendrait dès que possible. Sevanna était fascinée par elles trois. Maighdin, la seule vraie femme de chambre d’une grande dame parmi ses gai’shaines, semblait l’intéresser autant que la Reine Alliandre, tout comme Faile, cette femme assez puissante pour avoir une reine pour vassale. Parfois elle convoquait l’une d’elles simplement pour l’aider à changer de vêtements ou prendre un bain dans la grande baignoire en cuivre qu’elle utilisait plus souvent que la tente-étuve, ou juste pour lui servir du vin. Le reste du temps, elle leur donnait les mêmes corvées qu’aux autres, sans savoir si elles étaient déjà occupées ou non. Quoi que désirât Sevanna, Faile savait que celle-ci leur avait confié à toutes trois la responsabilité de son linge. Sevanna avait ses exigences et n’acceptait aucune excuse.

Bien que Faile n’ait pas besoin d’un guide pour trouver la tente de Sevanna, Aravine la précéda dans la foule des porteurs et porteuses d’eau jusqu’à ce qu’elles atteignent les premières tentes surbaissées, puis elle tendit le bras dans la direction opposée à celle de Sevanna et dit :

— Par là d’abord.

Faile s’immobilisa sur place.

— Pourquoi ? demanda-t-elle, soupçonneuse.

Parmi les gai’shains de Sevanna, il y avait des hommes et des femmes jaloux de l’attention que Sevanna leur accordait à toutes les trois et, bien que Faile n’ait jamais détecté cette jalousie chez Aravine, il était toujours à craindre qu’on ne leur transmît de fausses instructions pour leur créer des ennuis.

— Il faut que vous voyiez ça avant de voir Sevanna. Croyez-moi.

Faile ouvrit la bouche pour demander de plus amples explications, mais Aravine tourna les talons et s’éloigna. Faile retroussa ses jupes et la suivit.

Chariots et charrettes de toutes les sortes et de toutes les tailles se dressaient entre les tentes, les roues remplacées par des patins. La plupart étaient pleins de ballots, de tonneaux et de caisses en bois, les roues attachées sur leur chargement. Elle n’eut pas à suivre Aravine très loin avant de voir une charrette dont le plateau, totalement déchargé, n’était pas vide pour autant. Deux femmes étaient allongées sur les planches rugueuses, nues et cruellement ligotées, frissonnant dans le froid et pourtant haletant comme si elles avaient couru. Elles baissaient la tête, très abattues. Comme si elles avaient senti la présence de Faile, toutes les deux levèrent les yeux. Arrela, une Tairene basanée aussi grande que la plupart des Aielles, détourna le regard avec embarras. Lacile, mince et pâle Cairhienine, s’empourpra.

— On les a ramenées ce matin, dit Aravine, surveillant la réaction de Faile. Elles seront déliées avant la nuit, puisque c’est leur première tentative d’évasion, mais je doute qu’elles soient en état de marcher avant demain matin.

— Pourquoi vouliez-vous me montrer un tel spectacle ? dit Faile.

Ni Arrela ni Lacile, pas plus qu’elle-même, n’avaient manifesté le moindre signe de connivence.

— Vous oubliez, ma Dame, que j’étais là quand on vous a toutes contraintes à revêtir la tenue blanche des gai’shaines.

Aravine l’observa un moment, puis soudain, elle lui prit les mains et les tourna de sorte que ses propres mains étaient entre celles de Faile. Fléchissant les genoux pratiquement jusqu’au sol, elle dit rapidement :

— Sous la Lumière et sur mes espoirs de renaissance, moi, Aravine Carnel, je jure allégeance et obéissance en tout à Dame Faile t’Aybara.

À l’inverse des Shaidos qui déambulaient alentour, indifférents aux faits et gestes des deux gai’shaines, Lacile parut avoir remarqué leur manège. Faile retira brusquement ses mains.

— Comment connaissez-vous mon nom ?

Bien entendu, elle avait dû donner un nom en plus de Faile, mais elle avait choisi Faile Bashere après avoir réalisé qu’aucun Shaido n’avait la moindre idée de qui était Davram Bashere. À part Alliandre et les autres, seule Galina savait la vérité. Du moins, c’était ce qu’elle croyait jusque-là.

— Et qui vous l’a dit ?

— J’ouvre les oreilles, ma Dame. Une fois, j’ai entendu Galina vous parler, dit-elle, avec une nuance d’anxiété. Et je ne l’ai dit à personne.

Elle ne semblait pas surprise que Faile voulût cacher son nom, même si, à l’évidence, t’Aybara ne signifiait rien pour elle. Peut-être qu’Aravine Carnel n’était pas son vrai nom, ou qu’il était incomplet.

— Ici, les secrets doivent être aussi étroitement gardés qu’en Amador. Je savais que ces femmes étaient à vous, mais je ne l’ai dit à personne. Je sais que vous avez l’intention de vous évader. J’en ai été certaine dès le deuxième ou troisième jour, et rien de ce que j’ai vu depuis ne m’a convaincue du contraire. Acceptez mon serment et emmenez-moi avec vous. Je peux vous aider, et qui plus est, on peut me faire confiance. Je l’ai prouvé en gardant vos secrets. Je vous en prie.

Elle prononça cette prière d’une voix tendue, en femme peu habituée à supplier. C’était donc une femme noble, pas une marchande.

Elle n’avait rien prouvé à part qu’elle pouvait espionner des secrets, mais cela pourrait être utile. D’un autre côté, Faile connaissait au moins deux gai’shaines qui avaient tenté de s’évader et avaient été trahies par d’autres. Certains essayaient toujours d’améliorer leur condition quelles que soient les circonstances. Mais Aravine en savait déjà assez pour tout compromettre. De nouveau, Faile pensa au couteau qu’elle avait caché à un demi-mile d’ici. Une morte ne pourrait plus la trahir. Mais le couteau était hors de portée pour l’instant, et elle ne voyait pas comment dissimuler le corps. De plus, Aravine avait peut-être déjà recherché la faveur de Sevanna en lui disant que Faile projetait une évasion.

Prenant les mains d’Aravine dans les siennes, elle parla aussi vite que son interlocutrice.

— Sous la Lumière, j’accepte votre serment, je vous protégerai et défendrai vous et les vôtres dans l’enfer des batailles et des tempêtes de l’hiver, et tout ce que l’avenir nous réserve. Maintenant, connaissez-vous quelqu’un d’autre à qui on puisse faire confiance ? Pas des gens que vous croyez fiables, des gens dont vous êtes certaine qu’ils le sont.

— Pas pour une telle entreprise, ma Dame, dit sombrement Aravine.

Doutant jusqu’alors que Faile l’intégrât à ses plans d’évasion, son visage rayonnait à présent, soulagée. Cette expression d’apaisement incita Faile à lui accorder sa confiance, du moins en partie.

— La moitié des gens trahirait leur propre mère dans l’espoir d’acheter leur liberté, et l’autre moitié a bien trop peur ou est trop abrutie pour qu’on soit sûres qu’ils ne céderont pas à la panique. Il doit y en avoir quelques-uns, et j’ai l’œil sur un ou deux, mais il faut être très prudente. Une seule erreur pourrait être fatale.

— Très prudentes, acquiesça Faile. Sevanna vous a vraiment envoyée me chercher ? Sinon…

Il semblait que ce fût le cas, et Faile se rendit rapidement à la tente de Sevanna – plus rapidement qu’elle n’aurait voulu, en vérité ; c’était irritant de réagir ainsi pour éviter le mécontentement de Sevanna –, mais personne ne lui accorda la moindre attention quand elle entra et s’arrêta entre les rabats de la tente.

La tente de Sevanna n’était pas surbaissée comme celles des Aiels. Les hautes parois de toile rouge nécessitaient deux mâts centraux. Elle était éclairée par près d’une douzaine de torchères à miroirs. Deux braseros dorés émettaient une faible chaleur, et des volutes de fumée s’échappaient par les trous d’aération du toit. De riches tapis, posés sur un sol dont on avait soigneusement raclé la neige au préalable, composaient une symphonie de rouges, de verts et de bleus, de labyrinthes, de fleurs et d’animaux tairens. Éparpillés sur les tapis, des coussins à pompons, et un unique fauteuil massif aux sculptures et dorures abondantes se dressait dans un coin. Faile n’avait jamais vu personne s’y asseoir, mais sa présence était censée évoquer celle d’un chef de clan, elle le savait. Pour l’instant, elle se contenta de rester tranquillement debout, les yeux baissés. Trois autres gai’shains en ceinture et collier d’or, dont un barbu, étaient debout contre une paroi de la tente. Sevanna était là, ainsi que Therava.

Sevanna était grande, un peu plus grande que Faile, avec des yeux vert clair et des cheveux d’or. Elle aurait été très belle sans le pli cupide de sa bouche pulpeuse. Elle n’avait pas grand-chose d’une Aielle, à part ses yeux, ses cheveux et son visage halé par le soleil. Sa blouse était en soie blanche, et sa jupe divisée en soie gris foncé. Une écharpe pliée en soie retenait ses cheveux dans un embrasement de rouge et d’or. Des bottes rouges pointaient sous l’ourlet de sa jupe à chacun de ses mouvements. Des bagues serties de gemmes ornaient tous ses doigts, et ses colliers et bracelets de grosses perles, diamants et rubis taillés, gros comme des œufs de pigeon, saphirs, émeraudes et Gouttes de Feu étaient à faire pâlir ceux de Someryn. Pas un seul n’était de fabrication aielle. Therava, en revanche, était typiquement Aielle, en drap noir et algode blanc, les mains nues et avec des colliers en or et en ivoire. Pas de bagues ni de gemmes pour elle. Plus grande que la plupart des hommes, et avec des cheveux roux foncé striés de blanc, elle était tel un aigle aux yeux bleus qui semblaient prêts à vriller Sevanna comme un agneau sans défense. Faile aurait préféré mécontenter Sevanna dix fois plutôt qu’une seule fois Therava. Les deux femmes se faisaient face de chaque côté d’une table incrustée d’ivoire et de turquoises, se foudroyant mutuellement.

— Ce qui se passe aujourd’hui signifie qu’il y a « danger », dit Therava, sur le ton excédé d’une femme lasse d’avoir à se répéter.

Peut-être aussi sur le point de dégainer sa dague. Elle en caressait la poignée tout en parlant, pas tout à fait machinalement, pensa Faile.

— Il faut que nous nous en éloignions le plus possible, et rapidement. Il y a des montagnes à l’Est. Quand nous les atteindrons, nous serons en sécurité jusqu’à ce que nous ayons de nouveau rassemblé toutes les tribus. Celles qui n’auraient jamais été séparées si vous n’aviez pas été aussi sûre de vous, Sevanna.

— Vous parlez de sécurité ? dit Sevanna, éclatant de rire. Êtes-vous devenue si vieille et édentée qu’il faille vous nourrir de pain trempé dans du lait ? Regardez. Vos montagnes sont à quelle distance ? Combien de jours ou de semaines pour y arriver, alors que nous nous traînons lamentablement dans cette maudite neige ?

Du geste, elle montra une carte déployée sur la table, retenue par deux épais bols en or et un lourd chandelier d’or à trois branches. La plupart des Aiels dédaignaient les cartes, mais Sevanna les avait adoptées, avec bien d’autres coutumes des Terres Humides.

— Quoi qu’il se soit passé, Therava, c’est loin de nous. Vous en avez convenu, comme toutes les Sagettes. Cette cité regorge de nourriture, assez pour nous nourrir pendant des semaines si nous restons ici. Qui viendra nous défier, si nous restons ? Et si nous restons… Vous avez entendu les messagers. Dans deux ou trois semaines, quatre au plus, dix autres tribus nous auront rejoints. Peut-être davantage ! La neige aura fondu d’ici là, si l’on en croit les habitants de la cité. Nous avancerons vite.

Faile se demanda si l’un des habitants de la cité leur avait parlé de la boue.

— Dix tribus vous rejoindront, vous, dit Therava d’une voix neutre qui s’accentua sur le dernier mot.

Sa main se crispa sur le manche de sa dague.

— Vous parlez en qualité de chef de clan, Sevanna, et j’ai été choisie pour vous conseiller à ce titre. Je vous conseille d’aller vers l’est et de continuer toujours dans cette direction. Les autres tribus pourront nous rejoindre dans les montagnes aussi facilement qu’ici, et qu’importe si nous devons avoir faim de temps en temps en chemin ; qui de nous n’a jamais connu de privations ?

Sevanna tripota ses colliers, une grosse émeraude à sa main droite brillant d’un feu vert à la lumière des torchères. Elle pinça les lèvres, ce qui lui donna l’air affamée. Elle avait peut-être connu des privations, mais malgré le manque de chaleur dans la tente, elle n’était pas pressée de les retrouver.

— Je parle en qualité de chef de clan, en effet, et je dis que nous resterons ici.

Il y avait plus qu’une nuance de défi dans sa voix, mais elle ne donna pas à Therava l’occasion de le relever.

— Ah ! je vois que Faile est arrivée. Ma bonne et obéissante gai’shaine…

Prenant sur la table un paquet enveloppé dans un linge, elle le défit.

— Reconnaissez-vous cela, Faile Bashere ?

Ce que tenait Sevanna, c’était un couteau à lame à un seul tranchant, d’une main et demie de long, un simple outil que possèdent des milliers de paysans. Sauf que Faile reconnut le dessin des rivets sur le manche en bois, et l’ébréchure de la lame. C’était le couteau qu’elle avait volé, et caché avec tant de soin. Elle se tut. Il n’y avait rien à dire. Il était interdit aux gai’shains de posséder une arme, quelle qu’elle soit, même un couteau, sauf pour couper de la viande ou des légumes. Mais elle ne put s’empêcher de sursauter quand Sevanna poursuivit :

— Heureusement que Galina me l’a apporté avant que vous ayez pu vous en servir. Si vous poignardiez quelqu’un, je serais très en colère contre vous.

Galina ? Bien sûr. L’Aes Sedai ne leur permettrait jamais de s’évader avant qu’elles aient fait ce qu’elle leur avait demandé.

— Regardez-la, Therava, elle a l’air tétanisée ! dit Sevanna avec un rire amusé. Elle sait pourtant bien que Galina connaît parfaitement les règles qui s’appliquent aux gai’shaines, n’est-ce pas, Faile Bashere ? Bon, qu’allons-nous faire d’elle, Therava ? Voilà un conseil que vous pouvez me donner. Plusieurs des Terres Humides ont été condamnés à mort pour avoir caché des armes, mais je n’aimerais pas la perdre.

D’un doigt, Therava releva le menton de Faile et la regarda dans les yeux. Faile soutint son regard sans ciller, mais elle sentit ses genoux trembler. Elle n’essaya pas de se dire que c’était à cause du froid. Faile savait qu’elle n’était pas lâche, mais quand Therava la regardait, elle avait l’impression d’être un lapin dans les serres d’un aigle, attendant le coup de bec qui allait la déchiqueter. C’était Therava qui, dès le début, lui avait ordonné d’espionner Sevanna, et quelque circonspectes qu’aient pu être les autres Sagettes, Faile ne doutait pas que Therava lui trancherait la gorge sans le moindre scrupule si elle désobéissait à ses ordres. Inutile de prétendre que cette femme ne l’effrayait pas. Elle avait juste à contrôler sa peur. Si elle y parvenait.

— Je crois qu’elle projetait de s’évader, Sevanna. Mais je crois aussi qu’elle est capable de faire ce qu’on lui dit.

Une grossière table de bois avait été installée entre les tentes, dans l’espace découvert le plus proche de celle de Sevanna, à une centaine de pas. D’abord, Faile crut que la honte d’être exposée nue serait le pire de la punition, ça et le froid glacial qui lui donnait la chair de poule. Le soleil était bas sur l’horizon, l’air s’était encore refroidi, et se refroidirait encore d’ici le matin. Elle resterait ainsi exposée jusqu’à l’aube. Les Shaidos avaient vite su ce qui humiliait le plus ceux des Terres Humides, et utilisaient la honte comme punition. Elle pensa mourir à force de rougir chaque fois que quelqu’un passait, mais les Shaidos ne la regardaient même pas. En soi, la nudité n’était pas un sujet de honte chez les Aiels. Aravine apparut devant elle, mais elle ne s’arrêta que le temps de chuchoter :

— Courage.

Puis elle disparut. Faile comprit. Qu’Aravine fût loyale ou non envers elle, elle n’osait rien faire pour l’aider.

Bientôt, Faile ne se soucia plus de la honte. Elle avait les poignets liés derrière le dos, les jambes repliées et les chevilles attachées à ses coudes. Elle comprenait maintenant pourquoi Lacile et Arrela haletaient : respirer demandait un effort considérable dans une telle position. Le froid devint de plus en plus mordant, jusqu’au moment où elle fut agitée de tremblements incontrôlables, mais même ça lui parut secondaire au bout d’un moment. Des crampes se mirent à crisper ses jambes, ses épaules, ses flancs, contractant des muscles qui paraissaient en feu, tordus et de plus en plus durs. Elle se concentra pour ne pas hurler. Cela devint le centre de son existence. Elle… ne… hurlerait… pas. Mais, ô Lumière, que c’était douloureux !

— Sevanna a ordonné que vous restiez là jusqu’à l’aube, Faile Bashere, mais elle n’a pas dit qu’on ne pouvait pas vous tenir compagnie.

Elle dut cligner des yeux plusieurs fois avant de voir clairement. La sueur lui piquait les yeux. Comment pouvait-elle transpirer alors qu’elle était gelée jusqu’aux os ? Rolan se tenait devant elle, et, curieusement, il portait deux petits braseros en bronze, chaque pied entouré d’un linge pour protéger ses mains des brûlures. La voyant fixer les braseros, il haussa les épaules.

— Autrefois, une nuit dans le froid ne m’aurait pas gêné, mais je suis devenu frileux depuis que j’ai traversé le Mur du Dragon.

Elle faillit crier quand il posa les braseros sous la table. La chaleur monta à travers les interstices entre les planches. Elle avait toujours des crampes, mais quelle bénédiction que cette chaleur ! Elle haleta quand Rolan passa un bras sur son torse et un autre en travers de ses genoux repliés. Soudain, elle réalisa qu’il n’y avait plus de pression sur ses coudes. Il l’avait… serrée… dans ses bras. Une main se mit à masser une de ses cuisses, et elle faillit crier quand ses doigts s’enfoncèrent dans les muscles contractés. Puis elle les sentit se détendre peu à peu. Elle avait toujours mal, ce massage la faisait souffrir, mais la douleur musculaire changeait de nature. Elle ne diminuait pas, pas exactement, mais elle savait qu’elle s’atténuerait, s’il continuait.

— Ça ne vous fait rien que je m’occupe les mains tout en réfléchissant à une façon de vous faire rire ? demanda-t-il.

Soudain, elle réalisa qu’elle riait. Elle était plumée comme une oie pour le four, et sauvée pour la deuxième fois par un homme dont elle pensa qu’après tout, elle ne le poignarderait peut-être pas. Sevanna la surveillerait comme un faucon à partir de maintenant, et Therava tenterait peut-être de la tuer pour l’exemple, mais elle savait qu’elle s’évaderait. Une porte pas encore fermée et une autre qui s’ouvrait. Elle allait s’évader. Elle rit de plus belle jusqu’au moment où elle se mit à pleurer.

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