21 Une marque

Alviarin franchit le portail et le laissa se refermer derrière elle là où une brillante fente blanc-bleu s’estompait rapidement. Elle éternua presque immédiatement à cause de la poussière soulevée par ses souliers. Tout de suite après, un nouvel éternuement la secoua, puis un troisième qui lui mit les larmes aux yeux. Uniquement éclairée par le globe lumineux flottant devant elle, la cave, aux parois creusée dans le roc trois étages au-dessous de la Bibliothèque de la Tour, ne contenait rien, sauf des siècles de poussière. Elle aurait préféré de beaucoup aller directement dans ses appartements de la Tour, mais il y avait toujours le risque d’y trouver une servante. Il lui faudrait alors se débarrasser du cadavre en espérant que personne ne se souviendrait de l’avoir vue entrer chez elle. « Restez cachée et n’éveillez pas le moindre soupçon », avait ordonné Mesaana. Cela semblait bien timoré alors que l’Ajah Noire arpentait les couloirs de la Tour avec impunité depuis sa fondation. Mais lorsqu’une Élue commandait, seule une insensée désobéissait. À moins qu’il n’y ait le moindre risque d’être découverte.

Énervée, Alviarin canalisa pour forcer la poussière à se déposer par terre, avec tant de force que le sol aurait dû trembler. Elle n’aurait pas eu à le faire si la poussière avait été balayée. Depuis des années, personne n’était descendu aussi bas dans les sous-sols de la Bibliothèque ; personne ne remarquerait donc que c’était propre. Mais il y avait toujours quelqu’un pour faire ce que personne ne faisait. Elle l’effectuait souvent elle-même et n’avait pas l’intention de se faire prendre à cause d’une stupide imprudence. Elle grommela quand même entre ses dents en canalisant pour faire tomber la poudre rouge de ses souliers et des ourlets de sa robe et de sa cape. Il semblait peu probable que quiconque la reconnaisse comme étant originaire de Tremalking, la plus grande des îles du Peuple de la Mer, mais quelqu’un pourrait se demander où elle avait ramassé toute cette boue. Le parc de la Tour était couvert de neige sauf aux endroits où elle avait été déblayée, et la terre gelée était dure comme de la pierre. Toujours grommelant, elle canalisa de nouveau pour étouffer le grincement des gonds rouillés quand elle poussa la porte mal ajustée. Il y avait une façon de faire un tissage et de le dissimuler, pour qu’elle ne soit pas obligée d’étouffer ces grincements à chaque fois – elle était certaine que c’était possible – mais Mesaana refusait de la lui enseigner.

Mesaana était la vraie cause de sa contrariété. L’Élue enseignait ce qu’elle voulait, et rien de plus, faisait allusion à des merveilles, mais les gardait pour elle. Et Mesaana se servait d’elle comme d’une commissionnaire. Elle siégeait à la tête du Conseil Suprême, et connaissait le nom de toutes les Sœurs Noires. Mesaana ne pouvait pas en dire autant. Elle manifestait peu d’intérêt pour ceux à qui elle donnait des ordres, pourvu que ceux-ci soient exécutés à la lettre. Trop souvent, elle exigeait qu’ils le soient par Alviarin, elle-même, la forçant à fréquenter des hommes et des femmes qui se croyaient ses égaux juste parce qu’ils servaient aussi le Grand Seigneur. Trop d’Amis du Ténébreux se croyaient les égaux des Aes Sedai, ou même leurs supérieurs. Pire, Mesaana lui interdisait de faire un exemple. Ils se comportaient comme d’ignobles petits rongeurs, incapables de canaliser, et Alviarin devait être polie avec eux, uniquement parce que certains pouvaient être utiles à un quelconque Élu ! À l’évidence, Mesaana ne savait pas lequel avec certitude. Comme elle faisait partie des Élus, cette incertitude faisait sourire Alviarin dans la poussière des corridors.

Éclairée par la boule de lumière blafarde flottant devant elle, Alviarin avançait d’un pas glissé sur les pavés inégaux du couloir, lissant la poussière derrière elle par petites touches d’Air plumeuses, pour qu’elle ne semble pas avoir été dérangée, tout en se répétant quelques paroles choisies qu’elle aimerait dire à Mesaana. Elle n’en prononcerait aucune, naturellement, ce qui ne fit qu’attiser son irritation. Critiquer l’un des Élus même dans des termes les plus anodins, était un chemin direct vers la souffrance d’un châtiment garanti, sinon vers la mort. Presque certainement les deux, à vrai dire. Avec les Élus, ramper et obéir était la seule façon de survivre. C’était le prix de l’immortalité. Avec ça, elle pouvait acquérir tout le pouvoir qu’elle désirait, bien plus qu’aucune Amyrlin n’en avait jamais eu. Mais d’abord, il fallait survivre.

Quand elle atteignit le premier palier, elle ne se soucia plus de dissimuler ses traces. Ici, il y avait beaucoup moins de poussière, et elle était sillonnée de traces de roues de charrettes à bras et d’empreintes de pieds ; les siennes ne se remarqueraient pas. Mais elle continua à marcher vite. Le plus souvent, l’idée de vivre éternellement la réjouissait, tout comme la perspective de disposer d’autant de pouvoir par l’intermédiaire de Mesaana, qu’elle en avait maintenant par l’intermédiaire d’Elaida. Enfin, presque ; espérer amener Mesaana au même stade de soumission qu’Elaida était trop ambitieux, mais elle pouvait quand même tirer les ficelles de la femme qui assurerait son élévation. Aujourd’hui, son esprit revenait sans cesse au fait qu’elle s’était absentée de la Tour pendant près d’un mois. Mesaana ne se serait pas donné la peine de vérifier son influence sur Elaida pendant son absence, mais si cette dernière se comportait mal, l’Élue en attribuerait sûrement la faute à Alviarin. Bien sûr, Elaida était parfaitement soumise depuis leur dernière rencontre. Elle l’avait suppliée de l’exempter des pénitences privées dispensées par la Maîtresse des Novices. Bien sûr, elle était trop soumise pour s’écarter du droit chemin. Sans ralentir sa marche, Alviarin repoussa fermement Elaida de son esprit.

Un second palier l’amena à l’étage supérieur des sous-sols, où elle laissa la boule lumineuse s’évanouir et relâcha la saidar. Ici, les ombres étaient parsemées de flaques de lumière blême qui se touchaient presque les unes les autres, émises par des lampes enfoncées dans des appliques en fer sur les murs en pierre taillée. Rien ne bougeait, à part un rat qui détala, ses griffes crissant sur les pavés. Cela la fit presque sourire. Les yeux du Grand Seigneur étaient partout maintenant, même si personne n’avait remarqué que tisser des gardes ne servait plus à rien. Elle ne pensait pas que ça provenait de Mesaana ; les gardes ne fonctionnaient plus, tout simplement, comme elles étaient censées le faire. Il y avait… des lacunes. En tout cas, elle ne se souciait pas que le rat l’ait vue, mais elle s’esquiva vivement dans un étroit escalier en spirale. Il risquait d’y avoir du monde à cet étage.

Peut-être, se dit-elle en montant, pouvait-elle tâter Mesaana au sujet de cet impossible fanal de Pouvoir pendant qu’elle était… fragile. L’Élue penserait qu’elle cachait quelque chose si elle n’en parlait pas. Toute femme au monde capable de canaliser devait se demander ce qui s’était passé. Elle devait juste veiller à ne rien laisser échapper suggérant qu’elle avait visité le site. Longtemps après la disparition du fanal, naturellement – elle n’était pas assez bête pour aller se promener au milieu de ça. Pourtant Mesaana semblait penser qu’Alviarin pouvait exécuter ses corvées sans prendre un instant pour elle. Cette femme pouvait-elle croire qu’elle n’avait pas d’affaires personnelles à régler ? Il valait mieux se comporter comme tel. Pour le moment, au moins.

En haut des marches, elle s’immobilisa devant une petite porte assez grossière de ce côté, pour se ressaisir, tout en pliant sa cape sur son bras. Mesaana était une Élue, mais n’en était pas moins humaine. Mesaana commettait aussi des erreurs, et n’hésiterait pas à tuer Alviarin sur-le-champ si elle en faisait une. Ramper, obéir et survivre. Rester en permanence sur ses gardes. Elle savait cela longtemps avant de rencontrer l’un des Élus. Sortant son étole blanche de Gardienne de son aumônière, elle la mit autour de son cou et entrouvrit la porte d’un cheveu pour écouter. Le silence, comme prévu. Elle entra dans la Neuvième Réserve et referma la porte derrière elle. Du côté intérieur, la porte était tout aussi simple, mais soigneusement polie et bien cirée.

La Bibliothèque de la Tour était divisée en douze réserves, du moins à la connaissance de tous, dont la Neuvième était la plus petite, consacrée aux textes sur les différents systèmes arithmétiques. C’était malgré tout une grande salle ovale couronnée d’un dôme aplati, avec des rangées et des rangées de hautes étagères en bois, chacune entourée d’une étroite galerie quatre toises au-dessus des dalles du sol aux sept couleurs des Ajahs. De hautes échelles se dressaient le long des étagères, sur roulettes pour pouvoir être déplacées facilement, soit sur le sol, soit sur les galeries, et des torchères en cuivre à miroirs, avec des bases si lourdes qu’il fallait trois ou quatre hommes pour en déplacer une. L’éclairage était une préoccupation constante à la Bibliothèque. Les torchères étaient toutes allumées, pour faciliter la recherche d’un livre ou d’un manuscrit dans sa boîte. Une petite charrette à bras contenant trois gros volumes dans un coffret en cuir, à replacer dans les rayons, était toujours à l’endroit où elle se souvenait l’avoir vue la dernière fois qu’elle avait traversé la salle. Elle ne comprenait pas l’intérêt d’avoir plusieurs systèmes arithmétiques, ni pourquoi tant de livres avaient été écrits sur ce sujet, et, bien que la Tour se piquât de posséder la plus grande collection de livres, couvrant tous les sujets possibles, il semblait que la plupart des Aes Sedai étaient de son avis. Comme elle n’avait jamais vu une autre sœur dans la Neuvième Réserve, elle s’en servait comme issue. Devant les hautes portes voûtées grandes ouvertes, elle écouta, pour s’assurer qu’il n’y avait personne dans les couloirs, avant de se glisser dehors. N’importe qui aurait trouvé étrange qu’elle se soit prise de passion soudaine pour l’arithmétique.

Se hâtant dans les couloirs principaux, aux carreaux disposés en bandes aux sept couleurs des Ajahs qui se répétaient indéfiniment, il lui vint à l’esprit que la Bibliothèque était plus silencieuse que d’habitude, même en tenant compte du nombre réduit de sœurs qui y vivaient actuellement. On en voyait toujours une ou deux, ne fût-ce que des bibliothécaires – quelques Brunes avaient un appartement à ce niveau, en plus de leurs appartements à la Tour –, pourtant les immenses personnages sculptés dans les murs, sujets aux vêtements extravagants ou animaux étranges de dix pieds de haut ou plus, auraient pu être ses seuls habitants. Les suspensions en forme de roues suspendues dix toises au-dessus du sol grinçaient doucement au bout de leur chaîne. Le bruit de ses pas semblait étrangement fort, résonnant sous la voûte du plafond.

— Puis-je faire quelque chose pour vous ? demanda une voix féminine derrière elle.

Stupéfaite, Alviarin pivota sur elle-même, manquant lâcher sa cape, avant de se ressaisir.

— Je voulais juste traverser la Bibliothèque, Zemaille, dit-elle, immédiatement irritée.

Si elle était nerveuse au point de se justifier devant une bibliothécaire, il fallait qu’elle se reprenne en main sérieusement, avant de faire son rapport à Mesaana. Elle avait presque envie de dire à Zemaille ce qui se passait à Tremalking, juste pour tester sa réaction.

Le visage sombre et terne de la Sœur Brune ne changea pas, mais une nuance d’émotion indéchiffrable altéra sa voix. Grande et très mince, Zemaille arborait toujours ce masque réservé et distant, mais Alviarin la soupçonnait d’être moins timide et moins aimable qu’elle ne le montrait.

— C’est assez compréhensible. La Bibliothèque est reposante et c’est une triste époque pour toutes. Encore plus triste pour vous, bien sûr.

— Bien sûr, répéta Alviarin, machinalement.

Triste époque ? Pour elle en particulier ? Elle envisagea d’entraîner cette femme dans un coin discret où elle pourrait l’interroger et la supprimer, mais elle remarqua une autre Brune, femme ronde à la peau encore plus sombre que Zemaille, qui les regardait plus loin dans le couloir. Même si Aiden et Zemaille étaient toutes les deux faibles dans le Pouvoir, les supprimer toutes les deux serait difficile, voire impossible. Pourquoi étaient-elles au rez-de-chaussée ? On les voyait rarement, naviguant entre les salles des niveaux supérieurs qu’elles partageaient avec Nyein, la troisième Sœur du Peuple de la Mer, et la Treizième Réserve, où l’on conservait les archives secrètes. Toutes les trois travaillaient là, volontairement immergées jusqu’au cou dans leur travail. Elle continua à marcher, se disant qu’elle était nerveuse sans raison, mais elle avait la chair de poule entre les omoplates, et cette pensée ne fit rien pour la calmer.

L’absence de bibliothécaires à la grande entrée lui donna encore plus la chair de poule. Des bibliothécaires étaient toujours postées à toutes les entrées, pour s’assurer que pas un morceau de papier ne sortait de la Bibliothèque sans qu’elles le sachent. Alviarin canalisa pour pousser le battant sculpté d’une des grandes portes avant d’y arriver et le laissa entrouvert sur ses gonds de bronze tandis qu’elle descendait vivement les marches de marbre. La neige avait été déblayée dans la large avenue dallée bordée de chênes conduisant à la Tour Blanche. Dans le cas contraire, Alviarin aurait canalisé pour dégager la voie devant elle, et tant pis pour ce qu’en auraient pensé les autres. Mesaana lui avait exposé clairement le prix à payer au cas où elle aurait pris le risque que quelqu’un apprenne le tissage pour le Voyage, ou tout simplement son existence. Elle aurait aimé pouvoir Voyager à partir de là. Avec la Tour en vue, se dressant à travers les arbres et luisant sous le pâle soleil matinal, elle y serait arrivée en un seul pas. Au lieu de quoi, elle dut marcher à grandes enjambées, réprimant son envie de courir.

Elle ne s’étonna pas de trouver déserts les larges et hauts corridors de la Tour. Quelques domestiques affairés, portant la Flamme de Tar Valon sur le cœur, lui firent des courbettes à son passage. Ces temps-ci, les sœurs restaient dans les quartiers de leurs Ajahs dans la mesure du possible. À moins de croiser un membre de son Cœur, rencontrer une Aes Sedai qu’elle savait être de l’Ajah Noire aurait été inutile : Alviarin les connaissait, mais elles ne la connaissaient pas. De plus, elle n’allait pas révéler son appartenance à quiconque à moins d’y être obligée. Peut-être qu’un de ces merveilleux instruments de l’Ère des Légendes dont parlait Mesaana lui permettrait un jour de questionner n’importe quelle sœur, encore fallait-il que Mesaana accepte de les lui montrer un jour. Pour le moment, c’était encore des ordres codés, déposés sur des oreillers ou dans des endroits secrets. Ce qui semblait autrefois une réponse presque instantanée paraissait maintenant incroyablement différé. Un domestique chauve et trapu s’inclina en retenant sa respiration, et elle reprit son air impassible. Elle se piquait de son détachement glacial, adoptant une attitude très décontractée. D’ailleurs, traverser la Tour en fronçant les sourcils ne la mènerait nulle part.

Il y avait à la Tour une personne qu’elle savait exactement où trouver, et de qui elle pouvait exiger des réponses sans arrière-pensées. Néanmoins, elle devrait rester prudente – des questions intempestives pouvaient devenir révélatrices – mais Elaida lui dirait tout. En soupirant, elle commença à monter.

Mesaana lui avait parlé d’une autre merveille de l’Ère des Légendes qu’elle aurait bien voulu voir : l’« ascenseur ». Les machines volantes semblaient plus impressionnantes, bien sûr, mais il était beaucoup plus facile d’imaginer un engin mécanique capable de vous monter d’étage en étage. Elle n’était pas vraiment certaine que des édifices plus hauts que la Tour Blanche aient existé alors – dans le monde entier, même la Pierre de Tear ne pouvait pas rivaliser avec la Tour – mais le simple fait de connaître l’existence de ces « ascenseurs » rendait laborieuse la montée des rampes en spirale et des longs escaliers.

Elle s’arrêta au bureau de l’Amyrlin, trois étages plus haut. Comme prévu, les deux pièces étaient désertes, les tables de travail vides et polies comme des miroirs. Les pièces elles-mêmes semblaient nues, sans tapisseries ni ornements, seulement des tables, des chaises et des torchères éteintes. À présent, Elaida descendait rarement de ses appartements situés près du sommet de la Tour. Il fut un temps où cela l’isolait encore davantage du reste de la Tour. Peu de sœurs effectuaient cette ascension de bon cœur. Mais aujourd’hui, après avoir monté près de quatre-vingts toises, Alviarin envisageait sérieusement d’ordonner à Elaida de descendre.

L’antichambre d’Elaida était déserte, bien sûr, même si un dossier posé sur une table indiquait que quelqu’un était venu. Alviarin jeta sa cape sur la table et poussa la porte conduisant aux appartements, récemment sculptée de la Flamme de Tar Valon.

Elle fut surprise par le soulagement qu’elle ressentit en voyant Elaida assise derrière sa table de travail abondamment sculptée et dorée, l’étole à sept bandes – non, six maintenant – autour du cou et la Flamme de Tar Valon incrustée en pierres de lune au milieu des dorures du haut dossier. Une sourde inquiétude, dont elle n’avait pas eu conscience jusque-là, lui avait fait craindre qu’Elaida fût morte dans un stupide accident. Cela aurait expliqué le commentaire de Zemaille. Choisir une autre Amyrlin aurait pu prendre des mois, et ses jours de Gardienne auraient été comptés. Pourtant, ce qui la surprit plus que son soulagement, ce fut la présence de plus de la moitié des Députées de l’Assemblée, assises devant la table de travail dans leurs châles frangés. Elaida savait pourtant qu’elle ne devait pas recevoir de telles délégations hors de sa présence. L’immense horloge dorée contre le mur, un meuble vulgaire surchargé d’ornements, sonna deux fois pour annoncer midi. De minces silhouettes d’Aes Sedai se levèrent et s’écartèrent quand elle ouvrit la bouche pour dire aux Députées qu’elle devait parler en particulier à l’Amyrlin. Elles le firent sans trop protester. Une Gardienne n’avait pas autorité pour leur ordonner de sortir, mais elles savaient que l’autorité d’Alviarin allait au-delà de celle que lui conférait l’étole.

— Alviarin ! dit Elaida d’un ton surpris, avant qu’elle ait pu prononcer un mot.

La dureté du visage d’Elaida s’adoucit en une expression proche du plaisir. Ses lèvres frémirent, dans une grimace proche du sourire. Elaida n’avait pas eu beaucoup d’occasions de sourire depuis un certain temps.

— Restez là-bas, avec les autres, et taisez-vous jusqu’à ce que j’aie le temps de m’occuper de vous, dit-elle, désignant d’une main impérieuse un coin de la pièce.

Les Députées remuèrent les pieds et ajustèrent leur châle. La corpulente Suana gratifia Alviarin d’un regard méfiant, et Shevan, anguleuse et grande, la regarda droit dans les yeux. Les autres évitèrent de croiser son regard.

Frappée de stupeur, elle resta immobile comme une statue sur les tapis de soie multicolores. Ce ne pouvait pas être une simple rébellion de la part d’Elaida – elle n’était pas folle ! – mais, au nom du Grand Seigneur, que s’était-il passé pour lui donner une telle assurance ?

Elaida abattit la main sur la table, et fit tressauter l’une des boîtes laquées.

— Quand je vous dis d’attendre debout dans un coin, ma fille, j’entends être obéie, dit-elle d’un ton menaçant, les yeux scintillants. Ou dois-je convoquer la Maîtresse des Novices pour que ces Députées puissent assister à votre pénitence « privée » ?

Le visage d’Alviarin s’empourpra, moitié de colère, moitié d’humiliation. S’entendre dire des choses pareilles, et en public ! La peur monta en elle, et elle sentit son estomac se gonfler d’acide. Quelques mots de sa part, et Elaida serait accusée d’avoir envoyé des sœurs au désastre et à la captivité. Des rumeurs suspectes avaient commencé à circuler sur des événements survenus au Cairhien, et se faisaient plus précises de jour en jour. Quand on apprendrait qu’en plus, Elaida avait envoyé cinquante sœurs pour combattre des centaines d’hommes capables de canaliser, même la présence des sœurs rebelles hivernant au Murandy avec leur armée ne pourrait conserver l’étole autour de son cou ou sur sa tête. Impossible qu’elle ose faire ça. À moins que… À moins qu’elle ne puisse discréditer Alviarin comme appartenant à l’Ajah Noire. Cela pouvait lui faire gagner un peu de temps, une fois que les faits survenus aux Sources de Dumai et à la Tour Noire seraient connus, mais Elaida était prête à se raccrocher à des fétus de paille. Non, ce n’était pas possible, ça ne pouvait pas être possible. La fuite était assurément impossible. Pour commencer, si Elaida était prête à lancer des accusations, la fuite ne ferait que les confirmer. Ensuite, Mesaana la retrouverait et la tuerait si elle fuyait. Tout cela fulgura dans sa tête tandis que, avec des jambes de plomb, elle se dirigeait vers le coin comme une novice en pénitence. Il devait y avoir un moyen de rattraper cela, quoi qu’il fût arrivé entre-temps. Il y avait toujours un moyen de se rattraper. Écouter lui permettrait peut-être de le trouver. Elle aurait prié, si le Seigneur Noir avait écouté les prières.

Elaida l’étudia un moment, puis hocha la tête avec satisfaction. Mais ses yeux brillaient encore d’émotion. Soulevant le couvercle d’une des trois boîtes laquées posées sur son bureau, elle en sortit une petite figurine de tortue, en ivoire jauni par le temps, et la caressa. C’était une de ses habitudes quand elle avait besoin de se calmer les nerfs.

— Bien, dit-elle. Vous étiez en train de m’expliquer pourquoi je devrais participer à des négociations.

— Nous n’en demandions pas la permission, Mère, dit Suana, avançant un menton arrogant.

Elle avait un menton trop fort, carré comme une pierre, qui lui donnait un air arrogant.

— Une décision de cette nature appartient à l’Assemblée. Le sentiment y est très favorable dans l’Ajah Jaune.

Ce qui signifiait qu’elle y était favorable elle-même. Elle était le chef de l’Ajah Jaune, la Première Tisserande. Alviarin le savait parce que l’Ajah Noire connaissait presque tous les secrets des Ajahs, et que, le point de vue de Suana était celui de son Ajah.

Doesine, l’autre Jaune présente, lui lança un coup d’œil en coin. Pâle et mince comme un garçon, Doesine avait l’air de quelqu’un qui n’avait pas envie d’être là, joli garçon boudeur qu’on aurait traîné là par l’oreille. Les Députées protestaient souvent contre les pressions exercées par le chef de leur Ajah, pourtant, il n’était pas impossible que Suana l’ait convaincue.

— Beaucoup de Blanches sont également en faveur de pourparlers, dit Ferane, fronçant distraitement les sourcils sur une tache d’encre au bout d’un doigt rondelet. Compte tenu des circonstances présentes.

Elle était Première Raisonneuse, chef de l’Ajah Blanche, mais moins encline que Suana à croire que son avis était représentatif de celui de toute son Ajah. Ferane était souvent aussi vague que la pire des Brunes – les longs cheveux noirs encadrant son visage poupin avaient besoin d’un coup de peigne, et une partie des franges de son châle semblait avoir été trempée dans le thé de son petit déjeuner – mais elle repérait la moindre faiblesse dans la logique d’un raisonnement. Elle aurait pu être là toute seule, parce qu’elle ne croyait pas avoir besoin de la présence des autres Sœurs Blanches.

Elaida se renversa dans son grand fauteuil, les yeux lançant des éclairs, ses caresses sur la tortue se faisant plus rapides. Andaya prit alors vivement la parole, sans vraiment regarder Elaida, en feignant d’ajuster son châle gris sur ses épaules.

— L’idée, Mère, est de trouver un moyen pacifique de mettre fin à cette situation, dit-elle, avec un fort accent tarabonais comme chaque fois qu’elle était mal à l’aise.

Fréquemment hésitante en présence d’Elaida, elle regarda Yukiri comme pour solliciter son soutien, mais la svelte petite femme détourna légèrement la tête. Yukiri était remarquablement entêtée pour une si petite femme ; contrairement à Doesine, elle n’aurait pas cédé à la pression. Alors pourquoi était-elle là si elle n’avait pas envie d’y être ? Réalisant qu’elle était livrée à elle-même, Andaya poursuivit précipitamment.

— Nous ne pouvons pas nous permettre de créer un nouveau conflit dans les rues de Tar Valon, ou dans la Tour. Il faut tout faire pour éviter ça. Jusque-là, les rebelles semblent se contenter d’observer la cité, mais ça ne va pas durer. Elles ont redécouvert comment Voyager, Mère, et s’en sont servi pour déplacer une armée sur des centaines de lieues. Nous devons entamer des pourparlers avant qu’elles ne décident d’utiliser le Voyage pour transporter leur armée dans Tar Valon. Sinon, tout est perdu.

Les poings crispés dans ses jupes, Alviarin déglutit avec effort. Elle avait l’impression que ses yeux allaient sauter hors de sa tête. Les rebelles savaient Voyager ? Elles étaient déjà ici, à Tar Valon ? Et ces crétines voulaient parlementer ? Elle voyait les plans si soigneusement échafaudés s’évaporer comme la rosée sous le soleil d’été. Peut-être que le Seigneur Noir l’écouterait si elle priait avec ardeur.

Elaida continua à froncer les sourcils aussi fort, mais elle posa la tortue d’ivoire très doucement et sa voix redevint presque normale, avec un noyau d’acier sous la douceur des mots.

— Est-ce que les Brunes et les Vertes sont aussi en faveur de pourparlers ?

— Les Brunes…, commença Shevan, puis elle eut une moue pensive et modifia visiblement ce qu’elle allait dire.

Extérieurement, elle semblait très calme, mais elle frottait ses longs pouces contre ses index osseux sans s’en rendre compte.

— L’Ajah Brune est assez claire en ce qui concerne les précédents historiques. Vous avez toutes lu les histoires secrètes, ou vous l’auriez dû. Chaque fois que la Tour a été divisée contre elle-même, le désastre a frappé le monde. Avec la Dernière Bataille qui approche, dans un monde qui contient une Tour Noire, nous ne pouvons pas nous permettre de rester divisées un jour de plus qu’il n’est nécessaire.

Il ne semblait pas que le visage d’Elaida pût s’assombrir davantage, mais c’est pourtant ce qui arriva à la mention de la Tour Noire.

— Et les Vertes ? demanda-t-elle, contrôlant toujours sa voix.

Les trois Députées Vertes étaient là, indiquant un soutien unanime de leur Ajah, ou une forte pression de leur chef. En sa qualité de doyenne, Talene aurait dû répondre à Elaida – les Vertes respectaient leur hiérarchie – mais elle lança un coup d’œil à Yukiri pour une raison inconnue, puis à Doesine, et baissa les yeux sur le tapis et se mit à tripoter ses jupes de soie vertes. Rina s’assombrit légèrement, fronçant de perplexité son nez en trompette, mais elle portait le châle depuis moins de cinquante ans, et ce fut donc à Rubinde de répondre. Robuste, Rubinde paraissait petite et trapue à côté de Talene, et presque ordinaire malgré ses yeux couleur saphir.

— J’ai pour instruction de faire valoir les mêmes arguments que Shevan, dit-elle, ignorant le regard stupéfait de Rina.

À l’évidence, elle avait subi des pressions d’Adelorna, Capitaine-Générale des Vertes.

— La Tarmon Gai’don approche, la Tour Noire représente une menace presque aussi grande, et le Dragon Réincarné a disparu, s’il n’est pas mort. Nous ne pouvons plus nous diviser. Si Andaya peut convaincre les rebelles de revenir à la Tour, nous devons la laisser essayer.

— Je vois, dit Elaida d’un ton morne.

Mais, curieusement, elle reprit des couleurs et une ébauche de sourire atteignit ses lèvres.

— Eh bien, tâchez de les convaincre, si vous le pouvez. Mais mes édits sont toujours valables. L’Ajah Bleue n’existe plus, et toute sœur qui a suivi cette gamine d’Egwene al’Vere devra faire pénitence sous ma direction avant d’être réadmise dans n’importe quelle Ajah. J’ai l’intention de me servir de la Tour comme d’une arme lors de la Tarmon Gai’don.

Ferane et Suana ouvrirent la bouche pour protester, mais Elaida leva la main pour leur couper la parole.

— J’ai parlé, mes filles. Laissez-moi seule maintenant. Et occupez-vous de… ces pourparlers.

Les Députées n’y pouvaient rien à moins de la défier ouvertement. Ce qui était le droit de l’Assemblée était leur droit, mais l’Assemblée osait rarement empiéter sur l’autorité du Siège d’Amyrlin, à moins qu’elle ne fût unie contre l’Amyrlin. Or cette Assemblée était tout ce qu’on voulait sauf unie. Alviarin y avait veillé. Elles sortirent, Ferane et Suana raides et la bouche pincée, Andaya détalant quasiment. Aucune ne jeta un seul regard en direction d’Alviarin.

Elle attendit à peine que la porte se soit refermée.

— Cela ne change rien, Elaida, vous le comprenez sûrement. Vous devez réfléchir calmement, ne pas trébucher sur une aberration momentanée.

Elle savait qu’elle disait n’importe quoi, mais elle ne pouvait pas s’arrêter.

— Le désastre des Sources de Dumai, le désastre certain de la Tour Noire peuvent vous faire perdre votre siège. Vous avez besoin de moi pour garder la baguette et l’étole. Vous avez besoin de moi, Elaida. Vous…

Elle serra les dents avant que sa langue ne se délie complètement. Il devait encore y avoir un moyen.

— Je m’étonne que vous soyez revenue, dit Elaida, se levant et lissant ses jupes à taillades rouges.

Elle n’avait jamais renoncé à se vêtir comme une Rouge. Curieusement, elle souriait franchement en contournant la table.

— Étiez-vous cachée quelque part dans la cité depuis l’arrivée des rebelles ? Je pensais que vous vous embarqueriez dès que vous apprendriez leur présence. Qui aurait pensé qu’elles redécouvriraient le Voyage ? Imaginez ce que nous pourrons faire quand nous le saurons aussi.

Souriante, elle traversa le tapis d’un pas glissé.

— Maintenant, voyons donc. Qu’est-ce que j’ai à craindre de vous ? À la Tour, on ne parle que des histoires qui nous parviennent du Cairhien mais, même si les sœurs obéissent au jeune al’Thor, ce que personnellement je ne crois pas, tout le monde blâme Coiren. Elle avait la responsabilité de l’amener ici, et elle a pratiquement été jugée et condamnée dans l’esprit des sœurs.

Elaida s’arrêta devant Alviarin, l’acculant dans le coin. Elle ne souriait pas avec ses yeux, qui, eux, brillaient. Alviarin ne pouvait pas détacher les yeux de ce regard.

— La semaine dernière, j’ai appris beaucoup de choses sur la Tour Noire, reprit Elaida, ses lèvres frémissant de dégoût en prononçant ce nom. Il semble que les Asha’man sont encore plus nombreux que vous ne le supposiez. Mais tout le monde pense que Toveine a eu le bon sens de s’en informer avant d’attaquer. Il y a eu beaucoup de discussions à ce sujet. Si elle revient ici, vaincue et la tête basse, c’est elle qui sera blâmée. Alors vos menaces…

Alviarin s’affaissa contre le mur, clignant des paupières pour s’éclaircir la vision, avant de réaliser qu’Elaida l’avait giflée. Sa joue enflait déjà. L’aura de la saidar entourait Elaida et un écran était descendu sur Alviarin avant qu’elle ne puisse bouger, l’isolant du Pouvoir. Mais Elaida n’avait pas l’intention d’utiliser le Pouvoir. Elle ramena le poing en arrière. Toujours souriante.

Lentement, elle prit une profonde inspiration et laissa retomber son bras. Mais elle laissa l’écran en place.

— Vous en serviriez-vous vraiment ? demanda-t-elle, presque avec douceur.

Alviarin lâcha brusquement la poignée de sa dague. Elle l’avait saisie par réflexe, mais même si Elaida n’avait pas tenu le Pouvoir : la tuer alors que tant de Députées savaient qu’elles étaient ensemble équivalait à se tuer elle-même. Son visage s’empourpra quand Elaida renifla avec dédain.

— Il me tarde de vous voir la tête sur le billot pour trahison, Alviarin, mais avant d’avoir des preuves, il y a une ou deux choses que je peux faire. Vous rappelez-vous combien de fois vous avez convoqué Silviana pour m’imposer une pénitence privée ? J’espère que oui, parce que vous en subirez dix pour chacune que j’ai dû supporter. Ah, autre chose…

D’un coup sec, elle tira l’étole qu’Alviarin avait autour du cou.

— Comme personne n’a pu vous trouver à l’arrivée des rebelles, j’ai demandé à l’Assemblée de vous démettre de votre charge de Gardienne. Pas à l’Assemblée plénière, bien sûr. Vous pourriez y avoir conservé quelque influence. Mais il a été étonnamment facile d’obtenir un consensus de celles qui étaient présentes ce jour-là. Une Gardienne est censée rester proche de son Amyrlin, pas d’aller vagabonder toute seule. À la réflexion, vous n’avez peut-être aucune influence, puisqu’il se trouve que vous vous êtes cachée dans la cité pendant toute votre absence. À moins que vous ne soyez revenue en bateau pour constater le désastre, pensant que vous pouviez récupérer quelque chose dans les ruines ?

« Peu importe. Il aurait sans doute mieux valu pour vous de sauter dans le premier navire en partance. Mais je dois reconnaître que l’idée de vous voir fuir de village en village, honteuse de montrer votre visage à une autre sœur, est bien nettement moins réjouissante comparée au plaisir que je prendrai à vous voir souffrir. Maintenant, hors de ma vue avant que je ne décide que ce sera le fouet plutôt que la ceinture de Silviana.

Jetant par terre l’étole blanche, elle lui tourna le dos et relâcha la saidar, glissant vers son fauteuil comme si Alviarin avait cessé d’exister.

Alviarin s’enfuit en courant, avec l’impression de sentir dans son cou l’haleine des Chiens Noirs. Elle était à peine capable de réfléchir depuis qu’Elaida avait prononcé le mot trahison. Il résonnait dans sa tête, lui donnait envie de hurler. La trahison ne pouvait signifier qu’une chose. Elaida savait, et elle cherchait des preuves. Que le Seigneur Noir lui pardonne. Mais il ne pardonnait jamais. La miséricorde était bonne pour ceux qui avaient peur d’être forts. Elle n’avait pas peur. Elle se sentait sur le point d’éclater de terreur.

Redescendant de la Tour, elle continua à fuir. S’il y avait des domestiques dans les couloirs, elle ne les vit pas. L’horreur l’aveuglait. Arrivée au sixième niveau, elle courut à ses appartements. Enfin, elle supposa que c’étaient toujours ses appartements. Les pièces avec balcons ouvrant sur la grande place devant la Tour allaient avec l’office de Gardienne. Pour le moment, il suffisait qu’elle dispose encore de ses appartements.

Le mobilier se composait de meubles domanis laissés par la précédente occupante, en bois clair nervuré, incrustés de nacre et d’ambre. Dans la chambre à coucher, elle ouvrit l’une des armoires, et tomba à genoux, repoussant les vêtements pour fouiller dans le fond à la recherche d’un coffret de deux mains de côté qu’elle possédait depuis des années. Les motifs sculptés étaient compliqués mais maladroits, rangées de nœuds variés apparemment exécutés par un sculpteur ayant plus d’ambition que de talent. Les mains tremblantes, elle le transporta sur une table, et le posa pour essuyer ses mains moites sur sa robe. Pour ouvrir la boîte, il fallait simplement écarter les doigts le plus possible pour pouvoir presser simultanément sur quatre nœuds du bois. Le couvercle se souleva légèrement, et elle l’ouvrit tout grand, révélant son bien le plus précieux enveloppé dans un morceau d’étoffe brune pour qu’il ne cliquette pas si une servante secouait la boîte. La plupart des servantes de la Tour ne se seraient pas risquées à voler, mais il y avait quand même des exceptions.

Pendant un moment, Alviarin se contenta de contempler le paquet, son bien le plus précieux, datant de l’Ère des Légendes. Elle n’avait jamais osé s’en servir jusqu’à présent. « Seulement en cas d’extrême urgence », avait dit Mesaana, dans les situations les plus désespérées, mais quelle circonstance pouvait être plus désespérée que la sienne ? Bien que Mesaana leur ait dit que l’objet pouvait encaisser des coups de marteau sans se briser, elle le développa avec autant de précaution que si elle avait déballé un bibelot en verre soufflé, révélant un ter’angreal, une brillante baguette rouge pas plus grosse que son index, bien lisse excepté quelques lignes croisées très fines gravées en un réseau sinueux. Embrassant la Source, elle toucha ces lignes d’un très fin flux d’Air et de Terre à deux des croisements. Cela n’aurait pas été nécessaire à l’Ère des Légendes, mais quelque chose appelé « flux permanent » n’existait plus. Un monde où n’importe quel ter’angreal pouvait être utilisé par des gens incapables de canaliser semblait bizarre au-delà de toute compréhension. Pourquoi cela avait-il été autorisé ?

Pressant très fort du pouce une extrémité de la baguette – le Pouvoir Unique ne se suffisait pas – elle s’assit lourdement et se renversa contre le dossier de sa chaise, fixant l’objet dans sa main. C’était fait. Elle se sentait vide à présent. Seules, ses peurs voltigeaient dans l’obscurité comme d’énormes chauves-souris.

Au lieu d’envelopper le ter’angreal, elle le mit dans son escarcelle, et se leva le temps de remettre la boîte dans l’armoire. Jusqu’à ce qu’elle soit sûre d’être en sécurité, elle porterait toujours cette baguette sur elle. Mais, pour l’heure, tout ce qu’elle pouvait faire, c’était de rester assise et d’attendre, se balançant d’avant en arrière, les mains crispées entre ses genoux. Il lui était impossible d’arrêter de se balancer tout comme de cesser les gémissements graves qui s’échappaient de sa bouche. Depuis la fondation de la Tour, aucune sœur n’avait jamais été accusée d’appartenir à l’Ajah Noire. Certes, il y avait eu des soupçons émis par des sœurs individuellement, et de temps en temps, des Aes Sedai étaient mortes pour garantir que ces soupçons n’iraient pas plus loin, mais il n’y avait jamais eu d’inculpation officielle. Si Elaida parlait ouvertement du billot du bourreau, elle ne devait pas être loin de l’inculper. On avait aussi fait disparaître des Sœurs Noires, quand les soupçons se précisaient trop. L’Ajah Noire demeurait cachée, quel qu’en soit le prix. Elle aurait voulu pouvoir arrêter de gémir.

Soudain, la lumière baissa dans la chambre, envahie d’ombres crépusculaires tournoyantes. Le soleil semblait incapable de franchir les vitres des fenêtres. Alviarin se jeta à genoux le temps d’un souffle, les yeux baissés. Elle tremblait du désir d’exprimer ses peurs, mais avec les Élus, il fallait respecter les formes.

— Je vis pour servir, Grande Maîtresse, dit-elle.

Elle ne pouvait pas perdre un instant, et encore moins une heure, à hurler de douleur. Elle croisait étroitement les mains pour les empêcher de trembler.

— Quelle est cette extrême urgence, mon enfant ?

C’était une voix cristalline de femme. Mais le ton trahissait le mécontentement.

— Si vous pensez que je vais lever le petit doigt pour vous rendre l’étole de Gardienne, vous vous trompez lourdement. Vous pouvez toujours faire ce que je désire, au prix d’un effort supplémentaire. Et vous pouvez considérer votre pénitence aux mains de la Maîtresse des Novices comme une légère punition, en ce qui me concerne. Je vous avais avertie de ne pas pousser Elaida trop loin dans ses retranchements.

Alviarin ravala ses protestations. Elaida n’était pas une femme qui pliait sans qu’on la pousse très fort. Mesaana devait le savoir. Mais les protestations pouvaient s’avérer dangereuses avec les Élus, tout comme beaucoup choses. Quoi qu’il en soit, la ceinture de Silviana était une bagatelle comparée à la hache du bourreau.

— Elaida sait, Grande Maîtresse, dit-elle dans un souffle, levant les yeux.

Devant elle se dressait une femme d’ombre-et-lumière, vêtue d’ombre-et-lumière, noirs profonds et blancs argentés coulant les uns dans les autres, toujours changeants ; un visage sombre, des yeux d’argent aux sourcils froncés, une bouche pincée aux lèvres argentées… Ce n’était qu’une Illusion. De celles qu’Alviarin aurait tout aussi bien pu créer elle-même. Un éclair de soie verte brodée de bandes ouvragées couleur bronze fulgura quand Mesaana traversa le tapis domani de son pas glissé. Mais Alviarin ne pouvait pas voir les tissages qui créaient l’illusion, pas plus qu’elle n’avait senti ceux tramés par la femme pour arriver jusqu’à elle et plonger la pièce dans la pénombre. Malgré tout ce qu’elle pouvait sentir, Mesaana ne pouvait pas canaliser du tout ! Le désir de ces deux secrets la consumait généralement, mais aujourd’hui elle s’en apercevait à peine.

— Elle sait que j’appartiens à l’Ajah Noire, Grande Maîtresse. Elle m’a démasquée, puis elle a missionné quelqu’un pour enquêter en profondeur. Des douzaines d’entre nous sont peut-être en danger.

Mieux valait présenter la menace comme aussi générale que possible pour être sûre d’obtenir une réaction. De plus, ce pouvait être vrai.

Mesaana fit un geste dédaigneux de sa main argentée. Son visage brillait comme une lune autour de ses yeux à présent noirs comme du charbon.

— C’est ridicule. Elaida n’arrive pas à décider d’un jour à l’autre si elle doit croire à l’existence de l’Ajah Noire. Vous essayez juste de vous éviter quelques souffrances. Peut-être qu’elles vous instruiront de votre erreur.

Alviarin se mit à supplier tandis que Mesaana levait la main plus haut. Un tissage qu’elle ne se rappelait que trop bien se forma dans l’air. Il fallait qu’elle lui fasse comprendre !

Brusquement, les ombres de la pièce tressautèrent. Tout sembla glisser de côté tandis que l’obscurité s’épaississait en blocs sombres. Puis l’obscurité disparut. Stupéfaite, Alviarin se retrouva les mains suppliantes tendues vers une femme aux yeux bleus en chair et en os, vêtue de vert brodé de bronze. Cette femme, cruellement familière, semblait proche de la force de l’âge. Elle savait que Mesaana arpentait la Tour sous le vêtement d’une sœur, quoiqu’aucun des Élus qu’elle avait rencontrés n’ait jamais eu l’air d’éternelle jeunesse des Aes Sedai, mais elle ne parvenait pas à mettre un nom sur ce visage. Et elle réalisa aussi autre chose. Ce visage avait peur.

— Elle a été très utile, dit Mesaana, d’un ton serein et d’une voix qui sollicita sa mémoire. Et maintenant, je vais devoir la tuer.

— Vous avez toujours été… effroyablement prodigue, répliqua une voix dure.

Sous le choc, Alviarin tomba à la renverse devant la haute silhouette d’un homme en armure noire, toute en plates se chevauchant comme les écailles d’un serpent, debout devant une fenêtre. Mais ce n’était pas un homme. Ce visage exsangue n’avait pas d’yeux, juste une peau blanche et morte dans les orbites. Elle avait déjà vu des Myrddraals au service du Seigneur Noir, et elle était même parvenue à soutenir leur regard sans yeux sans donner libre cours à la terreur qu’ils engendraient, mais celui-là la fit reculer jusqu’à ce que son dos cogne contre un pied de la table. Les Myrddraals se ressemblaient tous comme deux gouttes d’eau : grands, minces et identiques. Celui-là faisait cependant une tête de plus que les autres, et avait une apparence terrifiante, qui pétrifiait Alviarin. Machinalement, elle voulut embrasser la Source. Et faillit hurler. La Source avait disparu ! Elle n’était pas entourée d’un écran ; il n’y avait simplement rien à embrasser ! Le Myrddraal la regarda et sourit. Les Myrddraals ne souriaient jamais. Jamais. Elle se mit à haleter.

— Elle peut encore être utile, dit le Myrddraal d’une voix grinçante. Je ne voudrais pas que l’Ajah Noire soit détruite.

— Qui êtes-vous pour défier une Élue ? demanda Mesaana avec un mépris affecté dont l’effet s’évanouit lorsqu’elle s’humecta les lèvres.

— Croyez-vous que la Main de l’Ombre soit juste un nom ?

La voix du Myrddraal n’était plus grinçante. Creuse, elle semblait résonner comme dans des cavernes, venant d’une distance inimaginable. La créature grandissait en parlant, au point que sa tête allait frôler bientôt le plafond.

— Vous avez été convoquée, et vous n’êtes pas venue. J’ai le bras long, Mesaana.

Tremblant visiblement, l’Élue ouvrit la bouche, peut-être pour supplier. Soudain un feu noir la traversa et elle hurla tandis que ses vêtements tombaient en poussière. Des bandes de feu plaquaient ses bras contre ses flancs, s’enroulaient étroitement autour de ses jambes. Une boule crépitante et noire apparut dans sa bouche, écartant ses mâchoires. Elle se contorsionnait, nue et impuissante. Alviarin faillit se souiller en voyant ses yeux révulsés.

— Voulez-vous savoir pourquoi une Élue doit être punie ?

La voix était redevenue grinçante, le Myrddraal semblait simplement trop grand. Mais Alviarin ne s’y trompa pas.

— Vous voulez regarder ? demanda-t-il.

Elle aurait dû se prosterner face contre terre, ramper pour sauver sa vie, mais elle était paralysée. Elle ne pouvait pas détacher les yeux de ce regard aveugle.

— Non, Grand Seigneur, parvint-elle à articuler, la bouche sèche comme de la poussière.

Elle savait. Le visage inondé de larmes, elle savait.

De nouveau, le Myrddraal sourit.

— Beaucoup sont tombés de très haut parce qu’ils voulaient en savoir trop.

Le Grand Seigneur, vêtu d’une peau de Myrddraal, coula près d’elle et la croisa. Il marchait, bien que « couler » fût la seule façon de décrire sa façon de bouger. La forme spectrale vêtue de noir se pencha vers elle. Elle aurait voulu crier quand il lui toucha le front d’un doigt. Elle aurait hurlé si elle avait pu émettre un son. Ses poumons étaient vides. Le contact du doigt la brûla comme du fer rouge. Vaguement, elle se demanda pourquoi elle ne sentait pas l’odeur de grillé de sa propre chair. Le Grand Seigneur se redressa, et la douleur de la brûlure diminua puis disparut. Pourtant sa terreur ne diminua pas le moins du monde.

— Vous êtes marquée comme mon bien, grinça le Grand Seigneur. Maintenant, Mesaana ne vous fera aucun mal. À moins que je ne l’y autorise. Vous allez découvrir qui menace ici mes créatures et vous les libérerez.

Il se détourna d’elle, et l’armure noire tomba sur le sol. Elle fut stupéfaite quand, au lieu de disparaître, elle heurta les dalles avec le fracas de l’acier. Il était vêtu de noir, mais elle n’aurait su dire si c’était de soie, de cuir ou d’autre chose. La noirceur du vêtement semblait boire toute la lumière de la pièce. Mesaana commença à se débattre dans ses liens, émettant des ululements stridents malgré son bâillon, qui montèrent crescendo jusqu’au hurlement de désespoir.

Alviarin ne savait pas comment elle était sortie de son appartement – elle ne comprenait pas comment elle était debout alors qu’elle avait les jambes en coton – mais elle se retrouva en train de courir dans les couloirs, jupes retroussées jusqu’aux genoux et filant aussi vite qu’elle pouvait. Soudain, un large escalier s’ouvrit devant elle, et elle eut toutes les peines du monde à s’arrêter avant de partir en vol plané. S’affaissant contre le mur, tremblant de tous ses membres, contemplant la courbe descendante des marches de marbre blanc. Mentalement, elle voyait son corps rebondissant dans l’escalier, désarticulé.

Le souffle coupé, respirant à grands halètements rauques, elle porta une main tremblante à son front. Ses idées s’entrechoquaient comme elle aurait culbuté dans l’escalier. Le Grand Seigneur l’avait marquée comme son bien. Ses doigts glissèrent sur sa peau lisse, sans cicatrice. Elle avait toujours apprécié la connaissance – le pouvoir venait de la connaissance – mais elle n’avait pas envie de savoir ce qui se passait dans les appartements qu’elle venait de quitter. Elle aurait souhaité ne pas savoir qu’il se passait quelque chose. Le Grand Seigneur l’avait marquée, mais Mesaana, le sachant, trouverait un moyen de la tuer. Le Grand Seigneur l’avait marquée et lui avait donné un ordre. Elle pouvait vivre, si elle découvrait qui pourchassait l’Ajah Noire. Se redressant avec effort, elle essuya précipitamment ses larmes avec ses paumes. Elle ne parvenait pas à détacher les yeux de l’escalier qui descendait devant elle. Elaida la soupçonnait certainement, mais si ce n’était que ça, elle pouvait toujours mettre au point une chasse à l’homme. Il suffisait de désigner Elaida comme cible. Puis la livrer au Grand Seigneur. De nouveau, elle porta des doigts hésitants à son front. Toute l’Ajah Noire était à ses ordres. Peau lisse et sans cicatrice. Talene avait été là, dans les appartements d’Elaida. Pourquoi avait-elle regardé Yukiri et Doesine de cette façon ? Talene était une Sœur Noire, mais elle ne savait pas qu’Alviarin l’était, naturellement. Une marque quelconque se verrait-elle dans un miroir ? Y avait-il quelque chose que les autres puissent voir ? Si elle devait concevoir une chasse, il faudrait peut-être commencer par Talene. Mais elle ne pouvait s’empêcher de regarder l’escalier, de voir son corps rebondir jusqu’en bas. Le Grand Seigneur l’avait marquée.

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