27 Ce qui doit être fait

Le vannage eut lieu sur la rive orientale enneigée de la rivière, exposée au glacial vent du nord. Les citadins transportaient les sacs sur les ponts dans des chariots à quatre chevaux et des charrettes à bras. D’habitude, les acheteurs amenaient leurs chariots devant les entrepôts, ou, au pire, on apportait les sacs jusqu’à la jetée, mais Perrin n’avait pas l’intention de faire entrer ses cochers dans So Habor. Ni personne d’autre, d’ailleurs. Ce qu’il émanait de la ville était peut-être contagieux. Et les cochers étaient déjà assez mal à l’aise comme ça, fronçant les sourcils sur les habitants crasseux, qui ne parlaient jamais, mais qui riaient nerveusement quand ils croisaient par hasard un autre regard. Les marchands lugubres qui surveillaient le travail ne valaient pas mieux. Dans le Cairhien natal des cochers, les marchands étaient des individus propres et respectables, au moins extérieurement, qui ne sursautaient pas à chaque fois que quelqu’un bougeait à la périphérie de leur champ visuel. Entre les marchands qui regardaient avec méfiance tous ceux qu’ils ne connaissaient pas, et les gens de la ville qui repassaient les ponts en traînant les pieds, répugnant visiblement à rentrer dans leurs murs, les cochers étaient sur les nerfs. Pâles, habillés en noir, ils étaient rassemblés en petits groupes, serrant la poignée de leurs dagues, et regardant les habitants comme s’ils avaient été des fous meurtriers.

Perrin circulait lentement à cheval, surveillant le vannage, examinant la file de charrettes s’étirant à perte de vue, sur le point d’être chargées, ou les chariots et les brouettes de la ville roulant sur les ponts. Il faisait en sorte d’être visible pour tous. Le voir ainsi déambuler, feignant l’insouciance, semblait calmer les gens. Pour quelle raison ? Il l’ignorait. Personne ne quittait son poste, même s’ils continuaient à lorgner de travers les habitants de So Habor. Ils gardaient leurs distances, et c’était aussi bien. Si jamais leurs cervelles de Cairhienins apprenaient que certains étaient des morts, la moitié fouetteraient leurs attelages pour fuir sur-le-champ. Ce genre d’histoire pouvait faire tourner toutes les têtes, la nuit venue. Le pâle soleil, presque caché par des nuages gris, n’était pas encore à mi-chemin de son zénith, mais il était de plus en plus évident qu’ils devraient passer la nuit ici. Et peut-être même plus longtemps. Il avait la mâchoire tétanisée par ses efforts pour ne pas grincer des dents, et même Neald se mit à éviter ses yeux furibonds. Il ne tança personne. Pourtant, il en avait envie.

Le travail du vannage se révéla difficile. Chaque sac devait être ouvert et vidé dans de grands paniers plats en osier, chacun exigeant deux personnes pour remuer le grain ou les haricots. Le vent glacial emportait les charançons en une pluie de points noirs, et des hommes et des femmes, armés de grands éventails maniés à deux mains, ajoutaient leur vent aux rafales. Le courant rapide entraînait tout ce qui tombait dans la rivière. Bientôt, la neige sur les rives fut piétinée et la gadoue pleine d’insectes morts ou mourants de froid, avec une bonne couche d’orge et d’avoine parsemée de haricots rouges. Une nouvelle couche venait toujours remplacer celle que les pieds enfonçaient dans la terre. Ce qui restait dans les paniers semblait plus propre. On remit les céréales dans les grossiers sacs de jute, qui avaient été retournés et battus vigoureusement par des enfants pour en chasser la vermine. Les sacs de nouveau remplis allaient directement dans les charrettes des Cairhienins dès qu’ils étaient fermés. La pile de sacs vides augmentait à un rythme prodigieux.

Appuyé sur le pommeau de sa selle, Perrin tentait de calculer si deux pleines charrettes venant des entrepôts équivalaient une seule des siennes, quand Berelain arrêta sa jument blanche près de lui, fermant étroitement sa cape écarlate d’une main gantée de rouge pour se protéger du vent. Annoura tira sur ses rênes à quelques pas, son visage éternellement jeune, lisse et indéchiffrable. L’Aes Sedai feignait de rester discrète, mais elle était assez proche pour entendre tout ce qui se dirait, même sans utiliser le Pouvoir. Son nez en bec d’aigle lui donnait un air prédateur. Ses tresses emperlées ressemblaient à une étrange crête d’aigle aplatie.

— Vous ne pouvez pas secourir tout le monde, lui dit calmement Berelain.

Loin de la puanteur de la ville, il percevait son odeur frisant la colère.

— Parfois, il faut choisir. So Habor est sous la responsabilité du Seigneur Cowlin. Il n’avait pas le droit d’abandonner les siens.

Il en déduisit qu’elle n’était pas en colère contre lui.

Perrin fronça les sourcils. Pensait-elle qu’il se sentait coupable ? Comparé à la vie de Faile, les ennuis de So Habor le laissaient totalement froid. Il tourna son alezan vers les murailles grises de l’autre côté de la rivière, pour ne plus voir les enfants aux yeux creux qui empilaient les sacs vides. Un homme fait son devoir comme il le peut.

— Annoura a-t-elle une idée de ce qui s’est passé ici ? grogna-t-il.

Il avait parlé doucement, mais il était sûr qu’Annoura avait entendu.

— Je n’ai pas grande idée de ce que pense Annoura, répliqua Berelain, sans aucun effort pour baisser la voix. Elle est plus réservée qu’elle ne l’était. C’est à elle de raccommoder ce qu’elle a déchiré.

Sans regarder l’Aes Sedai, elle se détourna et s’éloigna.

Annoura resta en arrière, regardant Perrin sans ciller.

— Vous êtes ta’veren, certes, mais vous n’êtes qu’un fil dans le Dessin, comme moi. Même le Dragon Réincarné ne représente qu’un fil à tisser dans le Dessin. Même un fil ta’veren n’est qu’un élément minuscule, inséré de façon aléatoire dans le tissage où il disparaît.

— Ces fils sont des êtres humains, dit Perrin avec lassitude. Il arrive parfois que ces êtres humains n’aient pas envie d’être tissés dans le Dessin sans avoir leur mot à dire.

— Et vous croyez que ça change quoi que ce soit ?

Sans attendre la réponse, elle leva ses rênes et talonna sa jument brune aux fines attaches pour suivre Berelain en un galop qui fit flotter sa cape derrière elle.

Elle n’était pas la seule Aes Sedai à vouloir parler à Perrin.

— Non, dit-il fermement à Seonid après l’avoir écoutée, flattant l’encolure de Steppeur.

Pourtant, c’était le cavalier qui avait besoin d’être rassuré. Il avait envie d’être loin de So Habor.

— J’ai dit non, et je le pense.

Elle resta très raide sur sa selle, pâle petite silhouette taillée dans la glace. Sauf que ses yeux étaient des braises brûlantes, et qu’elle empestait une fureur à peine contenue. Seonid était douce comme le lait avec les Sagettes, mais Perrin n’était pas une Sagette. Derrière elle, le visage sombre d’Alharra était de marbre. Wynter était rouge au-dessus de ses moustaches en croc. Ils devaient accepter ce qui se passait entre leur Aes Sedai et les Sagettes, mais Perrin n’était pas… Le vent fouettait leurs capes de Liges, libérant leurs mains pour saisir l’épée, si besoin était. Ondulant au vent, leurs couleurs passaient du gris au brun, du bleu au blanc.

— S’il le faut, j’enverrai Edarra vous chercher, l’avertit Perrin.

Le visage froid et le regard brûlant, un frisson la parcourut, faisant osciller la petite gemme blanche qui ornait son front. Non qu’elle craignît le sort que lui réserveraient les Sagettes s’il fallait la ramener au camp manu militari ; elle frissonnait juste de l’offense que lui faisait subir Perrin, et qui faisait ressembler son odeur à une épine acérée. Il offensait de plus en plus souvent les Aes Sedai.

— Et vous ? demanda-t-il à Masuri. Vous voulez aussi rester à So Habor ?

La mince Aes Sedai avait la réputation de ne pas mâcher ses mots, directe comme une Verte bien qu’elle fût Brune. Cependant elle dit calmement :

— Ne m’enverriez-vous pas chercher par Edarra, moi aussi ? Il y a bien des façons de servir, et nous ne pouvons pas toujours choisir celle qui nous plairait.

Ce qui, à la réflexion, était vrai. Il ne savait toujours pas pourquoi elle rendait secrètement visite à Masema. Soupçonnait-elle qu’il savait ? Le visage de Masuri restait impassible. Kirklin arborait un air blasé depuis qu’ils étaient sortis de So Habor. Il paraissait avachi alors qu’il se tenait très droit sur sa selle, sans un souci au monde et sans une idée dans la tête. Mais croire cela de Kirklin revenait à acheter chat en poche.

Les habitants de So Habor travaillaient avec acharnement tandis que le soleil montait dans le ciel, comme pour les aider à oublier quelque temps leurs soucis. Perrin se dit qu’il se méprenait peut-être au sujet de cette ville, mais il pensait quand même avoir raison. Au-delà des remparts, l’air paraissait trop sombre, comme si un grand nuage pesait au-dessus de la ville.

À midi, les cochers déblayèrent la neige sur la pente vers la rivière, pour pouvoir allumer de petits feux et faire du thé avec les mêmes feuilles infusées déjà plusieurs fois. Il n’y avait pas de thé en ville. Certains cochers regardaient les ponts, comme s’ils pensaient pouvoir trouver à manger en ville. Un coup d’œil aux vanneurs crasseux leur indiqua qu’il fallait aller chercher leurs petits sacs de farine d’avoine et de glands moulus. Au moins, ils savaient que ces mixtures étaient propres. Certains lorgnaient les sacs chargés sur les charrettes. Il fallait faire tremper les haricots et moudre le grain dans les grands moulins à bras qu’ils avaient laissés au camp.

Perrin n’avait pas faim, mais buvait du thé dans un gobelet cabossé en étain quand Latian le trouva. En fait, le Cairhienin ne s’approcha pas. Au lieu de ça, le petit homme à la tunique noire à rayures passa lentement à cheval devant le maigre feu près duquel Perrin se tenait, puis tira sur ses rênes en fronçant les sourcils. Il démonta, souleva le pied antérieur de son hongre et se rembrunit. Il leva les yeux deux fois, pour voir si Perrin approchait.

En soupirant, Perrin rendit le gobelet bosselé à la petite femme trapue qui le lui avait prêté, une cochère grisonnante qui déploya sa jupe pour faire la révérence, et grimaça un sourire en branlant du chef. Elle était si maladroite que Neald, accroupi près du feu, tenant à deux mains une chope en étain, se mit à rire aux larmes. Peut-être commençait-il à devenir fou. Par la Lumière, cette ville engendrait vraiment des idées joyeuses !

Latian se redressa suffisamment pour saluer Perrin et dire :

— Je vous vois, mon Seigneur.

Ensuite, il se pencha de nouveau comme un imbécile pour reprendre le pied de sa monture.

Une jambe de cheval ne devait jamais être soulevée de cette façon, à moins de vouloir recevoir un coup de pied. Mais il faut dire que Perrin n’en attendait pas moins de lui. Parfois, Latian s’amusait à imiter un Aiel, avec ses cheveux frôlant ses épaules, liés sur la nuque en une pâle imitation de la coiffure des Aiels, et à présent, il se prenait pour un espion. Perrin posa la main sur l’encolure du hongre pour prévenir toute réaction intempestive, et arbora un air concentré pour examiner un sabot auquel il n’y avait absolument rien à redire, excepté une encoche dans le fer qui se romprait dans quelques jours s’il n’était pas remplacé. Ses mains le démangèrent de s’emparer des outils du maréchal-ferrant. Il avait l’impression de n’avoir pas changé un fer à cheval ou travaillé dans une forge depuis des années.

— Maître Balwer vous envoie un message, mon Seigneur, dit Latian sans lever la tête. Son ami fait sa tournée pour vendre ses produits, mais il sera de retour demain ou après-demain. Il demande si vous seriez d’accord pour que nous vous rattrapions à ce moment-là.

Jetant un coup d’œil sous le ventre du cheval, il regarda les vanneurs près de la rivière et ajouta :

— Mais sans doute que vous ne partirez pas avant que tout soit fini.

Perrin considéra le vannage, fronçant les sourcils sur la file de charrettes attendant encore leur tour pour être chargées sur la demi-douzaine qui avaient déjà leurs bâches de toile solidement attachées. L’une d’elles contenait du cuir pour raccommoder les bottes, des chandelles et d’autres produits. Mais pas d’huile. À So Habor, l’huile de lampe était aussi rance que l’huile de cuisine. Et si Gaul ou les Vierges avaient des nouvelles de Faile ? Peut-être l’avaient-ils vue ? Il donnerait n’importe quoi pour parler à quelqu’un qui l’aurait vue et pourrait lui dire qu’elle allait bien. Et si les Shaidos décidaient brusquement de lever le camp ?

— Dites à Balwer de ne pas s’attarder trop longtemps, grogna-t-il. Quant à moi, je serai parti dans l’heure.

Il tint parole. La plupart des charrettes et des cochers durent rester en arrière pour rentrer au camp par leurs propres moyens, ce qui leur prendrait une journée, avec Kireyin et les soldats casqués de vert pour assurer leur protection, et l’interdiction pour tous de traverser les ponts. Le regard froid, apparemment totalement remis de ses émotions, le Ghealdanin l’assura qu’il avait bon pied bon œil, et qu’il était prêt. Il retournerait sans doute dans So Habor juste pour se prouver qu’il n’avait pas peur. Perrin ne perdit pas son temps à tenter de l’en dissuader. Pour commencer, il fallait trouver Seonid. Ayant appris son départ imminent, elle ne s’était pas vraiment cachée, mais elle avait confié son cheval à ses Liges et aux yeux de tous. Elle avait tenté de s’esquiver à pied, dissimulée par des charrettes. Mais la pâle Aes Sedai n’avait pas cherché à masquer son odeur, ne sachant pas qu’elle aurait dû le faire. Elle fut surprise qu’il la retrouve rapidement, et indignée quand il la ramena à sa monture devant Steppeur. Malgré tout, à peine une heure plus tard, il quittait So Habor, avec les Gardes Ailés établissant leur cercle d’armures rouges autour de Berelain, les hommes des Deux Rivières entourant les huit charrettes chargées cahotant derrière les trois bannières restantes, et Neald souriant jusqu’aux oreilles. Sans parler de ses efforts pour engager la conversation avec les Aes Sedai. Perrin ne savait pas ce qu’il ferait si l’Asha’man devenait fou. Dès que le promontoire eut caché So Habor derrière eux, il sentit se dénouer un nœud entre ses épaules, dont il n’avait pas réalisé la présence. Il en restait tout de même dix autres, plus un nœud d’impatience qui lui tordait le ventre. La sympathie évidente de Berelain ne pouvait rien pour les dénouer.

Le portail de Neald les ramena dans la petite clairière couverte de neige de l’aire de Voyage au milieu des grands arbres. Ils avaient ainsi parcouru quatre lieues en un pas. Perrin n’attendit pas que les charrettes soient passées. Il crut entendre Berelain faire une remarque contrariée quand il talonna Steppeur vers le camp au trot. À moins que ce ne fût une Aes Sedai. Ce qui était beaucoup plus vraisemblable.

Le silence le frappa quand il s’engagea entre les tentes et les huttes des hommes des Deux Rivières. Le soleil n’était pas encore trop bas sur l’horizon, mais il n’y avait pas de marmites sur les feux, et peu d’hommes s’étaient rassemblés autour des feux de camp, serrant leurs capes et fixant intensément les flammes. Quelques-uns étaient assis sur les grossiers tabourets que Ban Crawe savait fabriquer ; les autres se tenaient debout ou accroupis. Aucun ne leva les yeux, ni n’accourut pour prendre son cheval. Ce n’était pas le silence qu’il sentait. C’était plutôt la tension ; l’odeur lui évoqua un arc tendu. Il l’entendait presque craquer.

Comme il démontait devant la tente à rayures rouges, Dannil apparut, venant des tentes des Aielles et marchant d’un bon pas. Sulin et la Sagette Edarra le suivaient, restant facilement à sa hauteur sans paraître se presser. Le visage de Sulin était hâlé par le soleil. Celui d’Edarra, à peine visible sous le châle enroulé autour de sa tête, était l’image du calme. Malgré ses jupes volumineuses, elle faisait aussi peu de bruit que la Vierge aux cheveux blancs, sans le moindre cliquetis de ses bracelets et colliers d’or et d’ivoire. Dannil mâchonnait l’extrémité de son épaisse moustache, dégainant distraitement d’un pouce son épée puis la rengainant violemment. Dégainer et rengainer… Il prit une profonde inspiration avant de parler.

— Les Vierges ont ramené cinq Shaidos, Seigneur Perrin. Arganda les a emmenés dans les tentes des Ghealdanins pour les soumettre à la question. Masema est avec eux.

Perrin ignora la présence de Masema au camp.

— Pourquoi avez-vous laissé Arganda les emmener ? demanda-t-il à Edarra.

Dannil n’aurait pas pu l’arrêter, mais pour les Sagettes, c’était une autre histoire.

Edarra ne semblait guère plus âgée que Perrin, mais ses yeux bleus semblaient en avoir déjà vu plus qu’ils n’en verraient jamais. Elle croisa les bras dans un grand cliquetis de bracelets, et avec une nuance d’impatience.

— Même les Shaidos savent comment embrasser la souffrance, Perrin Aybara. Il faudra des jours pour que l’un d’entre eux se mette à parler. Il n’y avait pas de raison d’attendre.

Si les yeux d’Edarra étaient froids, ceux de Sulin étaient glacés.

— Mes sœurs de la Lance et moi, dit-elle, nous l’aurions fait plus rapidement. Mais Dannil Lewin a dit que vous ne vouliez pas qu’on les frappe. Gérard Arganda est un homme impatient, et il se méfie de nous.

— Dans tous les cas, vous n’apprendrez pas grand-chose. Ce sont des Chiens de Pierre. Ils mettront du temps à parler, et ils en diront le moins possible. Dans ces cas-là, il faut toujours glaner des informations ici et là pour se faire une idée d’ensemble.

Embrasser la souffrance. Il y en avait toujours quand on subissait la question. Jusque-là, il n’avait pas laissé cette pensée se former dans sa tête. Mais pour retrouver Faile…

— Faites étriller Steppeur, dit-il à Dannil d’un ton bourru en lui jetant les rênes.

La partie du camp occupée par les Ghealdanins n’avait rien à voir avec le fouillis des abris plus ou moins sommaires plantés n’importe où par les hommes des Deux Rivières. En effet, parfaitement rectilignes, des rangées de tentes pointues s’alignaient, devant lesquelles se dressaient des faisceaux de lances et flanquées de chevaux sellés attachés sur le côté, prêts à partir. Dans cet univers si parfaitement agencé, les seuls éléments qui paraissaient anarchiques, c’étaient les queues des chevaux et les longs rubans des lances qui voletaient au gré du vent. Les allées entre les tentes avaient toutes la même largeur, et on aurait pu tracer une ligne droite entre les feux de camp. Tout était net et ordonné.

Une odeur de porridge et de glands bouillis flottait dans l’air, et quelques hommes en tuniques vertes raclaient du doigt leur assiette en étain pour en récupérer les dernières miettes ; d’autres récuraient déjà les marmites. Aucun ne manifestait le moindre signe de tension. Ils mangeaient, c’est tout, et s’acquittaient de leurs corvées. C’étaient des choses qu’il fallait faire.

Un groupe important formait un cercle près des pieux acérés marquant la limite extérieure du camp. Guère plus de la moitié d’entre eux portaient les tuniques vertes et les plastrons polis des lanciers ghealdanins. D’autres tenaient une lance ou avaient une épée à la ceinture sur leur tunique fripée. On pouvait toujours reconnaître les hommes de Masema, même de dos.

Une autre odeur lui parvint quand il approcha du cercle. Celle de la viande rôtie. Il perçut un son étouffé qu’il s’efforça de ne pas entendre. Quand il commença à se frayer un passage à travers le cercle, les soldats se retournèrent sur lui et s’écartèrent à contrecœur. Les hommes de Masema reculèrent, marmonnant au sujet des yeux jaunes et des Engeances de l’Ombre.

Quatre hommes de grande taille, roux et pâles dans leur cadin’sor gris et brun, étaient allongés par terre, les poignets attachés aux chevilles. Des branches solides avaient été passées derrière leurs coudes et leurs genoux. Le visage tuméfié, ils avaient des bâillons entre les dents. Un cinquième homme était nu, attaché en croix à quatre chevilles enfoncées dans le sol. On l’avait tellement étiré que ses tendons saillaient. Il se débattait autant que le lui permettaient ses liens, et hurlait dans les chiffons fourrés dans sa bouche des beuglements étouffés d’agonie. Un petit tas de braises sur son ventre émettait quelques volutes de fumée. C’était donc l’odeur de chair brûlée que Perrin avait sentie. Les braises collaient à sa peau, et chaque fois que ses soubresauts en faisaient tomber une, un soldat souriant et crasseux s’accroupissait près de lui, la remplaçait par une autre puisée avec des pincettes dans un pot qui faisait fondre la neige sous lui. Perrin le connaissait. Il s’appelait Hari, et il aimait collectionner les oreilles qu’il enfilait sur un cordon de cuir. Oreilles d’hommes, de femmes, d’enfants, tout était bon pour Hari.

Sans réfléchir, Perrin s’avança et donna un coup de pied dans les braises que l’homme avait sur le ventre. Certaines atteignirent Hari, qui recula d’un bond avec un râle étonné, qui se transforma en hurlement quand sa main atterrit dans le pot. Il s’effondra sur le flanc, tenant sa main brûlée et foudroyant Perrin.

— Cette brute joue la comédie, Aybara, dit Masema.

Perrin n’avait même pas remarqué sa présence. Il se tenait là campé sur ses jambes, le visage hargneux sous son crâne rasé. L’odeur de sa folie sinuait à travers la puanteur de la chair brûlée.

— Je les connais. Ils font semblant d’avoir mal, mais, je vous le répète, c’est de la comédie. Ils sont durs et coriaces comme des pierres.

Arganda, debout près de Masema, serrait si fort la poignée de son épée que sa main tremblait.

— Peut-être acceptez-vous de perdre votre femme, Aybara, dit-il d’un ton grinçant. Mais moi, je refuse de perdre ma reine !

— On ne peut pas faire autrement, enchaîna Aram, mi-suppliant, mi-exigeant.

Il était de l’autre côté de Masema, serrant les bords de sa cape verte comme pour empêcher ses mains de tirer son épée. Ses yeux étaient presque aussi brûlants que ceux de Masema.

— Vous m’avez enseigné qu’un homme doit faire ce qui doit être fait.

Perrin s’efforça d’ouvrir ses poings. Ce qui devait être fait, pour Faile.

Berelain et les Aes Sedai se frayèrent un chemin dans la foule, Berelain fronçant un peu le nez à la vue de l’homme aux chevilles entravées. À leur expression, les trois Aes Sedai auraient pu contempler un morceau de bois. Edarra et Sulin étaient avec elles, tout aussi impassibles. Certains soldats ghealdanins froncèrent les sourcils sur les deux Aielles et marmonnèrent entre leurs dents. Les hommes de Masema, en haillons et crasseux, foudroyaient de la même façon les Aielles et les Aes Sedai. La plupart s’écartèrent des trois Liges, et ceux qui ne bougèrent pas furent tirés en arrière par leurs compagnons. Même certains imbéciles connaissent les limites de la stupidité. Masema foudroya Berelain de ses yeux brûlants, avant de décider de feindre qu’elle n’existait pas. Même certains imbéciles ne connaissent pas de limites.

Se penchant, Perrin dénoua le bâillon de l’homme étendu par terre et enleva les chiffons de sa bouche. Il parvint de justesse à sauver sa main d’une morsure vicieuse de Steppeur.

Aussitôt, l’Aiel rejeta la tête en arrière et se mit à chanter d’une voix grave et claire :

Lave les lances tandis que le soleil monte dans le ciel

Lave les lances pendant que le soleil décline

Lave les lances ; qui craint de mourir ?

Lave les lances ; personne que je connais !

Masema éclata de rire au milieu du chant. Les cheveux de Perrin se dressèrent sur sa nuque. Jusque-là, il n’avait jamais entendu rire Masema. Ce n’était pas un son agréable.

Comme il ne voulait pas perdre un doigt, il détacha sa hache de sa ceinture et s’en servit pour refermer la bouche du prisonnier. Ses yeux de la couleur du ciel se levèrent vers lui dans un visage hâlé par le soleil, dénué de peur. L’homme sourit.

— Je ne vous demande pas de trahir votre peuple, dit Perrin, la gorge douloureuse de rage contenue. Les Shaidos ont capturé plusieurs femmes. Tout ce que je veux savoir, c’est comment les récupérer. L’une s’appelle Faile. Elle est aussi grande que vos femmes, avec des yeux noirs en amande, un nez puissant et une bouche intrépide. C’est une très belle femme. Si vous l’avez vue, vous ne l’aurez pas oubliée. L’avez-vous vue ?

Écartant sa hache, il se redressa.

Le Shaido le fixa un moment, puis leva la tête et se remit à chanter, sans quitter Perrin des yeux. C’était un chant joyeux, sur un rythme entraînant :

Un jour, j’ai rencontré un homme loin de chez lui.

Ses yeux étaient jaunes et son esprit, de pierre.

Il m’a demandé de tenir la fumée dans ma main,

Et dit qu’il pouvait me montrer une terre pleine d’eau.

Il mit sa tête sur le sol et ses pieds en l’air,

Et dit qu’il pouvait danser comme une femme belle.

Il dit qu’il pouvait rester debout jusqu’à devenir pierre.

Quand j’ai cligné des yeux, il a disparu.

Laissant sa tête retomber en arrière, le Shaido rit, d’un gloussement grave et vibrant. Il aurait tout aussi bien pu se trouver étendu sur un confortable matelas de plume.

— Si… si vous ne supportez pas l’interrogatoire, dit Aram, au désespoir, alors allez-vous-en. Laissez-nous faire.

Ce qui doit être fait. Perrin regarda les visages qui l’entouraient : Arganda le foudroyait haineusement, lui autant que les Shaidos, Masema empestait la folie et le mépris. Si ces hommes étaient durs comme des pierres, il fallait vouloir et pouvoir blesser une pierre. Edarra, les bras croisés, avait le visage aussi indéchiffrable que celui d’une Aes Sedai. Les Shaidos savaient comment embrasser la souffrance. Cela prendrait des jours. Sulin, la cicatrice de sa joue livide dans son visage parcheminé, avait le regard assuré, l’odeur implacable. Ils céderaient peu à peu. Berelain dégageait une odeur de justice, en souveraine qui avait déjà condamné à mort sans en perdre le sommeil pour autant. Ce qui devait être fait. Embrasser la souffrance. Oh, Lumière, Faile…

Il leva sa hache, légère comme une plume dans sa main, et l’abattit comme le marteau sur l’enclume, sur le poignet gauche du Shaido.

L’homme grogna de douleur, puis se redressa convulsivement avec un grondement sauvage, arrosant délibérément le visage de Perrin du sang jaillissant de son moignon.

— Guérissez-le, ordonna-t-il aux Aes Sedai en s’écartant.

Il ne tenta pas de s’essuyer le visage. Le sang dégoulinait dans sa barbe. Il se sentait vide. Il n’aurait pas pu lever sa hache une seconde fois, sa vie en eût-elle dépendu.

— Vous êtes fou ? dit Masema avec colère. Vous ne pouvez pas lui rendre sa main !

— J’ai dit, Guérissez-le ! gronda-t-il.

Seonid s’avançait déjà, soulevant ses jupes pour glisser sur le sol et s’agenouiller à la tête de l’homme. Il mordait son moignon, dans un effort inutile pour arrêter l’hémorragie par la pression de ses dents. Mais il n’y avait aucune peur dans ses yeux. Ni dans son odeur. Aucune.

Seonid prit la tête du Shaido dans ses mains, et soudain, il se convulsa de nouveau, agitant les bras en tout sens. Le jet de sang diminua, puis s’arrêta quand il retomba sur le sol, le visage grisâtre. Tremblant, il souleva son bras pour regarder la peau bien lisse qui recouvrait maintenant le moignon. S’il y avait une cicatrice, Perrin ne la vit pas. L’homme lui montra les dents. À son odeur, il n’avait toujours pas peur. Seonid s’affaissa comme si elle avait outrepassé ses limites. Alharra et Wynter firent un pas en avant, et elle les écarta de la main, se relevant avec un profond soupir.

— On m’a dit que vous étiez capables de résister pendant des jours sans parler, dit Perrin, d’une voix qui sonnait trop fort à ses oreilles. Vous voulez me montrer comme vous êtes coriaces et braves, je sais que vous l’êtes et je n’ai pas de temps à perdre. Mais ma femme est prisonnière depuis trop longtemps. On va vous séparer et vous interroger pour savoir si vous les avez vues, elles et ses compagnes, et où. C’est tout ce que je veux. Plus de charbons ardents ni rien d’autre, juste des questions. Mais si l’un de vous refuse de répondre, ou si vos réponses sont trop différentes, chacun perdra quelque chose.

Il fut surpris de constater qu’il pouvait relever sa hache. La lame en était maculée de sang.

— Deux mains et deux pieds, dit-il froidement.

Par la Lumière, il était de glace !

— Ce qui signifie que vous aurez quatre occasions de répondre à la même question. Et si vous vous taisez tous, je ne vous tuerai pas. Je vous abandonnerai dans un village où l’on vous laissera mendier, où les enfants jetteront une pièce à de féroces Aiels sans pieds ni mains. Réfléchissez, et décidez si ça vaut la peine de me priver de ma femme.

Même Masema le regardait comme s’il voyait pour la première fois l’homme qui se tenait devant lui avec sa hache. Quand il se retourna pour partir, les hommes de Masema, comme les Ghealdanins, s’écartèrent comme s’il était une armée de Trollocs à lui tout seul.

Il partit vers la palissade, et la forêt une centaine de pas plus loin, mais il poursuivit son chemin et, la hache à la main, il marcha jusqu’au moment où il fut entouré d’arbres immenses, laissant l’odeur du camp loin derrière lui. Celle du sang, qu’il transportait avec lui, forte et métallique. Impossible de la fuir.

Il n’aurait su dire combien de temps il marcha. Il remarqua à peine le changement d’inclinaison des rayons transperçant la pénombre du sous-bois. Le sang commençait à sécher sur son visage, dans sa barbe. Combien de fois avait-il dit qu’il ferait n’importe quoi pour retrouver Faile ? Un homme faisait ce qu’il avait à faire. Pour Faile, c’était n’importe quoi.

Brusquement, il leva sa hache à deux mains au-dessus de sa tête et la lança de toutes ses forces. Elle tournoya dans l’air et s’enfonça dans le tronc d’un chêne avec un bruit mat.

Avec un soupir qui sembla purger ses poumons, il se laissa tomber sur un rocher aussi haut et large qu’un banc, et posa les coudes sur ses genoux.

— Vous pouvez vous montrer maintenant, Elyas, dit-il avec lassitude. Je sens votre odeur.

Elyas sortit légèrement de l’ombre, ses yeux jaunes luisant sous le large bord de son chapeau. Comparés à lui, les Aiels étaient bruyants. Rengainant son long couteau, il s’assit près de Perrin sur le rocher. Pendant un moment, il se contenta de passer les doigts dans la toison striée de gris qui recouvrait sa poitrine. Il montra de la tête la hache plantée dans le tronc du chêne.

— Je vous ai dit un jour de la garder jusqu’à ce que vous commenciez à trop aimer vous en servir. Ce moment est-il arrivé ?

Perrin secoua vigoureusement la tête.

— Non ! Pas ça ! Mais…

— Mais quoi, mon fils ? Je crois que vous avez presque fait peur à Masema. Sauf que vous sentez la peur, vous aussi.

— Enfin il a peur, marmonna Perrin, haussant les épaules, mal à l’aise.

Certaines choses étaient difficiles à exprimer. Mais le moment était peut-être venu de parler.

— La hache. Je ne l’ai pas remarqué la première fois ; seulement en y repensant après. C’était le soir où j’ai rencontré Gaul et que les Blancs Manteaux ont essayé de nous tuer. Plus tard, combattant les Trollocs aux Deux rivières, je n’étais pas sûr. Mais aux Sources de Dumai, je l’étais. Je suis effrayé pendant une bataille, Elyas, effrayé et triste, peut-être parce que je ne reverrai plus jamais Faile.

Son cœur se serra douloureusement, à lui faire mal à la poitrine. Faile.

— Sauf que… j’ai entendu Grady et Neald parler de ce qu’ils ressentent, quand ils embrassent le Pouvoir Unique. Ils disent qu’ils se sentent plus vivants. Moi, au cours d’une bataille, je suis trop effrayé pour cracher par terre, mais je me sens plus vivant que jamais, sauf quand je tiens Faile dans mes bras. Je ne crois pas que je le supporterais si j’en arrivais à ressentir la même chose pour ce que je viens de faire là-bas. Je ne pense pas que Faile voudrait encore de moi.

Elyas grogna.

— Je ne crois pas que vous avez cela en vous, mon fils. Le danger affecte les hommes de façons différentes. Certains sont froids comme des horloges, mais vous ne m’avez jamais paru froid. Quand votre cœur s’accélère, il vous réchauffe le sang. Il paraît logique qu’il aiguise aussi vos sens. Qu’il vous rende plus conscient. Peut-être que vous mourrez dans quelques minutes, ou d’ici un battement de cœur, mais vous n’êtes pas mort pour le moment, et tout votre corps le sait, de la pointe des dents jusqu’aux orteils. C’est ainsi. Mais vous n’êtes pas obligé d’aimer ça.

— J’aimerais le croire, dit simplement Perrin.

— Vivez aussi longtemps que moi, dit Elyas avec ironie, et vous le croirez. Jusque-là, n’oubliez pas que je vis depuis plus longtemps que vous, et que j’étais là avant vous.

Assis sur le rocher, ils contemplèrent la hache. Perrin désirait y croire. À présent, le sang avait noirci sur la lame. Il n’avait jamais paru si noir. À quand remontait la scène ? D’après la lumière filtrant à travers les arbres, le soleil déclinait.

Ses oreilles perçurent le crissement de sabots dans la neige, venant vers lui. Quelques minutes plus tard, Neald et Aram apparurent, l’ancien Rétameur montrant des traces dans la neige, et l’Asha’man branlant du chef, impatient. La piste était nette, mais en vérité Perrin n’aurait pas parié sur Neald pour la suivre. C’était un homme de la ville.

— Arganda pense que nous devons attendre que vous ayez repris votre sang-froid, dit Neald, se penchant sur sa selle et observant Perrin. Moi, je crois qu’il ne peut pas refroidir davantage.

Il hocha la tête, une nuance de satisfaction sur les lèvres. Il était habitué à faire peur aux gens, à cause de sa tunique noire et de ce qu’elle représentait.

— Ils ont parlé, dit Aram, et ils ont tous donné les mêmes réponses.

Son froncement de sourcils indiquait que ces réponses ne lui plaisaient pas.

— Je crois que la perspective de devenir des mendiants les a plus effrayés que votre hache. Mais ils disent qu’ils n’ont jamais vu Dame Faile. Ni aucune autre. On pourrait de nouveau essayer les braises. Peut-être que ça leur rafraîchirait la mémoire.

Était-il impatient ? De retrouver Faile ou d’utiliser les braises ?

Elyas grimaça.

— Ils vous redonneront les mêmes réponses. Ils vous diront ce que vous voulez entendre. Il y avait peu de chances de toute façon. Il y a des milliers de Shaidos et des milliers de prisonniers. Un homme peut passer toute sa vie au milieu de tant de gens, et se souvenir de quelques centaines, au plus.

— Alors, il faut les tuer, dit sombrement Aram. Sulin dit que les Vierges ont eu soin de les capturer alors qu’ils étaient désarmés, pour pouvoir les soumettre à la question. Ils n’accepteront pas d’être des gai’shains. Si un seul s’évade, il préviendra les Shaidos de notre présence, et ils nous poursuivront.

Perrin se leva, les articulations rouillées et douloureuses. Il ne pouvait pas libérer les Shaidos.

— On peut les garder prisonniers, Aram.

La précipitation lui avait déjà presque fait perdre Faile, et il avait de nouveau agi avec précipitation. Une belle formule pour dire qu’il avait tranché en vain la main d’un homme… Il s’était toujours efforcé de réfléchir et d’agir avec prudence. À présent, il devait réfléchir, sachant que toute réflexion le faisait souffrir. Faile était perdue dans une mer blanche de prisonniers.

— Peut-être que d’autres gai’shains sauraient où elle est, marmonna-t-il, se retournant vers le camp.

Mais comment mettre la main sur des gai’shains ? Ils n’étaient jamais autorisés à sortir du camp, sauf sous bonne garde.

— Et ça, mon fils ? demanda Elyas.

Perrin sut de quoi il parlait sans même regarder la hache.

— Je la laisse pour celui qui la trouvera, dit-il d’une voix dure. Peut-être qu’un imbécile de ménestrel en fera une histoire.

Il partit vers le camp à grands pas, sans regarder en arrière. Avec sa boucle vide, son large ceinturon était trop léger. Tout ça pour rien…


Trois jours plus tard, les charrettes revinrent de So Habor, lourdement chargées, et Balwer entra dans la tente de Perrin avec un homme de haute taille, pas rasé, vêtu d’une tunique de drap crasseuse, et portant une épée beaucoup mieux entretenue que lui-même. D’abord, Perrin ne le reconnut pas derrière sa barbe. Puis il reconnut son odeur.

— Je ne pensais pas vous revoir un jour, dit-il.

Balwer cligna des yeux, ce qui équivalait chez lui à rester bouche bée de surprise. Sans doute que le petit homme-oiseau s’était réjoui à l’idée de lui faire cette surprise.

— J’ai cherché… Maighdin, dit Tallanvor d’un ton brusque, mais les Shaidos se déplaçaient plus vite que moi. Maître Balwer dit que vous savez où elle est.

Balwer lança un regard pénétrant au jeune homme, mais sa voix resta aussi sèche et neutre que son odeur.

— Maître Tallanvor est arrivé à So Habor juste avant mon départ, mon Seigneur. Je l’ai rencontré tout à fait par hasard. Sans doute un heureux hasard. Il a peut-être des alliés pour vous. Je lui laisse la parole.

Tallanvor fronça les sourcils sur ses bottes et se tut.

— Des alliés ? l’encouragea Perrin. Seule une armée pourrait m’être utile, mais j’accepterai toute aide que vous pourrez m’apporter.

Tallanvor regarda Balwer, qui réagit en s’inclinant avec un sourire encourageant. Le barbu prit une profonde inspiration.

— Quinze mille Seanchans, à peu près. La plupart sont Tarabonais, mais ils se battent sous la bannière des Seanchans. Et… Et ils ont au moins une douzaine de damanes.

Sa voix se fit pressante, et il accéléra son débit, de crainte que Perrin ne l’interrompe.

— Je sais que c’est un peu comme accepter de l’aide du Ténébreux, mais ils pourchassent les Shaidos, eux aussi, et je suis prêt à accepter l’aide du Ténébreux pour libérer Maighdin.

Un moment, Perrin fixa les deux hommes, Tallanvor tripotant nerveusement la poignée de son épée, Balwer comme un moineau attendant de quel côté un cricket va sauter. Des Seanchans. Et des damanes. Oui, ça revenait à accepter l’aide du Ténébreux.

— Asseyez-vous et parlez-moi de ces Seanchans, dit-il.

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