VI
Le béret américain
La fin de l’entrevue entre le juge et le colonel fut presque solennelle et il n’y eut pas que Maigret, qui se tenait à l’écart, à le remarquer. Le regard du commissaire rencontra celui du substitut au procureur de la République et y lut le même sentiment.
Le Parquet était rassemblé dans la salle du Café de la Marine. Une des portes donnait sur la cuisine, où on devinait des heurts de casseroles. L’autre porte, vitrée, couverte de transparents-réclames pour des pâtes à fourneaux et du savon minéral, permettait d’entrevoir les sacs et les caisses de la boutique.
Devant la fenêtre passait et repassait le képi d’un agent et les curieux étaient massés plus loin, silencieux, mais obstinés.
Une chopine qui contenait encore un peu de liquide était restée, près d’une flaque de vin, sur une des tables.
Le greffier écrivait, assis sur un banc sans dossier, le visage maussade.
Quant au cadavre, les constatations terminées, il avait été déposé dans le coin le plus éloigné du poêle et recouvert momentanément d’une toile cirée brune prise sur une table qui montrait maintenant ses planches disjointes.
L’odeur persistait : épices, écurie, goudron, vinasse.
Et le juge, qui passait pour un des magistrats les plus désagréables d’Epernay – un Clairfontaine de Lagny, fier de ses particules – essuyait son lorgnon, le dos au feu.
Dès le début, il avait dit, en anglais :
— Je suppose que vous préférez employer votre langue…
Il la parlait lui-même correctement, avec, peut-être, un rien d’affectation, une torsion de la bouche commune à ceux qui veulent en vain adopter l’accent.
Sir Lampson s’était incliné, avait répondu lentement à toutes les questions, tourné vers le greffier qui écrivait, attendant de temps à autre que celui-ci l’eût rattrapé.
Il avait répété, sans plus, ce qu’il avait dit à Maigret lors de leurs deux entrevues.
Pour la circonstance, il avait revêtu un complet de croisière bleu marine d’une coupe presque militaire, dont la boutonnière était ornée d’un seul ruban : celui de l’ordre du Mérite.
Il tenait à la main une casquette à large écusson doré portant les armes du Yacht Club de France.
C’était tout simple. Un homme qui questionnait. L’autre qui s’inclinait chaque fois imperceptiblement avant de répondre.
N’empêche que Maigret admirait, en même temps qu’il ressentait une certaine humiliation au souvenir de ses intrusions, à lui, à bord du Southern Cross.
Il ne possédait pas assez l’anglais pour saisir toutes les nuances. Il comprit du moins le sens des dernières répliques.
— Je vous demanderai, sir Lampson, disait le juge, de vous tenir à ma disposition jusqu’à ce que ces deux affaires soient éclaircies. Je me vois forcé, en outre, de refuser quant à présent le permis d’inhumer de lady Lampson…
Une inclinaison de tête.
— Ai-je l’autorisation de quitter Dizy avec mon bateau ?
Et, du geste, le colonel désignait les badauds attroupés dehors, le décor, le ciel même.
— Ma maison est à Porquerolles… Il me faut une semaine rien que pour atteindre la Saône…
Ce fut au tour du juge de s’incliner.
Ils ne se serrèrent pas la main, mais ce fut tout juste. Le colonel regarda autour de lui, parut ne pas voir le médecin qui avait l’air ennuyé, ni Maigret qui détourna la tête, salua le substitut.
L’instant d’après il traversait le court espace séparant le Café de la Marine du Southern Cross.
Il ne pénétra même pas dans la cabine. Vladimir était sur le pont. Il lui donna des ordres, s’installa à la barre.
Et, à la grande stupeur des mariniers, on vit le matelot en chandail rayé descendre dans la chambre du moteur, mettre celui-ci en marche, faire sauter, du pont et d’un geste précis, les amarres de leurs bittes.
Quelques instants plus tard, un petit groupe s’éloignait en gesticulant vers la grand-route où attendaient les voitures : c’était le Parquet.
Maigret restait seul sur la berge. Il avait pu enfin bourrer sa pipe et il enfonçait ses mains dans ses poches d’un geste plébéien, plus plébéien que d’habitude, tout en grommelant :
— Autant !…
Est-ce que tout n’était pas à recommencer ?
Des opérations du Parquet, il ne ressortait que quelques points dont on ne pouvait encore apprécier l’importance.
D’abord le corps de Willy Marco portait, outre les traces de strangulation, des meurtrissures aux poignets et au torse. Selon le médecin, il fallait écarter l’idée de guet-apens et admettre la thèse d’un combat avec un adversaire d’une force exceptionnelle.
D’autre part, sir Lampson avait déclaré qu’il avait rencontré sa femme à Nice où, bien que divorcée d’avec un Italien du nom de Ceccaldi, elle portait encore son nom.
Le colonel n’avait pas été précis. Ses phrases volontairement ambiguës laissaient supposer qu’à cette époque Marie Dupin, dite Ceccaldi, était dans un état proche de la misère et vivait de la générosité de quelques amis, sans tomber complètement dans la galanterie.
Il l’avait épousée lors d’un voyage à Londres et c’est alors qu’elle avait fait venir de France un extrait d’acte de naissance au nom de Marie Dupin.
— C’était une femme tout à fait charmante…
Maigret revoyait le visage gras, digne et coloré du colonel, tandis qu’il prononçait ces paroles, sans affectation, avec une simplicité grave que le juge avait paru apprécier.
Il dut reculer pour laisser passer la civière qui emportait le corps de Willy.
Et brusquement, haussant les épaules, il pénétra dans le café, se laissa tomber sur un banc, commanda :
— Un demi !…
Ce fut la fille qui le servit, les yeux encore rouges, le nez luisant. Il la regarda avec intérêt et, avant qu’il l’eût questionnée, elle murmura en s’assurant qu’on ne pouvait l’entendre :
— Est-ce qu’il a beaucoup souffert ?
Elle avait un visage fruste, des chevilles épaisses, de gros bras rouges. C’était néanmoins le seul être à s’inquiéter de l’élégant Willy qui, peut-être par jeu, la veille, lui avait pincé la taille – s’il l’avait fait !
Cela rappelait à Maigret la conversation qu’il avait eue avec le jeune homme à demi étendu sur le lit défait, là-haut, fumant cigarette sur cigarette.
On réclamait la fille ailleurs. Un marinier lui lançait :
— Paraît que t’es toute retournée, Emma…
Et elle essayait de sourire, en regardant Maigret d’un air complice.
Le trafic était interrompu depuis le matin. Il y avait sept bateaux, dont trois moteurs, en face de la Marine. Les femmes venaient aux provisions et chaque fois tintait la grêle sonnerie de la boutique.
— Quand vous voudrez déjeuner… dit le patron à Maigret.
— Tout à l’heure !
Et, du seuil, il regarda l’endroit où le matin encore le Southern Cross était amarré.
Dans la soirée, deux hommes en étaient sortis, bien portants. Ils s’étaient dirigés vers le pont de pierre. S’il fallait en croire le colonel, ils s’étaient séparés après une discussion et sir Lampson avait poursuivi son chemin sur la route déserte, toute droite, longue de trois kilomètres, qui conduit aux premières maisons d’Epernay.
Nul n’avait revu Willy vivant. Quand le colonel était revenu, en taxi, il n’avait rien remarqué d’anormal.
Aucun témoin ! Personne n’avait rien entendu ! Le boucher de Dizy, qui habitait à six cents mètres du pont, prétendait que son chien avait aboyé, mais, comme il ne s’en était pas inquiété, il ne pouvait dire à quelle heure.
Le chemin de halage, avec ses flaques, ses mares, était trop piétiné par les hommes et les chevaux pour qu’on pût y relever des traces précises.
Le jeudi précédent, Mary Lampson, bien portante, elle aussi, dans un état en apparence normal, quittait le Southern Cross où elle se trouvait seule.
Auparavant – selon Willy – elle avait remis à son amant un collier de perles, le seul bijou de valeur qu’elle possédât.
Et l’on perdait sa trace. Nulle part on ne la revoyait en vie. Deux jours s’écoulaient sans qu’on l’aperçût.
Le dimanche soir, elle était étranglée, enfouie sous la paille d’une écurie de Dizy, à cent kilomètres de son point de départ, et deux charretiers ronflaient près de son cadavre.
C’était tout ! Sur l’ordre du juge, on allait placer les deux corps dans une glacière de l’Institut médico-légal !
Le Southern Cross venait de partir, vers le Midi, vers Porquerolles, vers le Petit Langoustier qui avait vu tant d’orgies.
Maigret, tête basse, contournait les bâtiments du Café de la Marine. Il repoussa une oie furieuse qui avançait vers lui, son bec ouvert dans un râle de colère.
A la porte de l’écurie, il n’y avait pas de serrure, mais un simple loquet de bois. Et le chien de chasse qui rôdait dans la cour, la panse trop nourrie, se jetait en tournoyant de joie au-devant de tous les visiteurs.
La porte ouverte, le commissaire se trouva en tête à tête avec le cheval gris du propriétaire qui n’était pas plus attaché que les autres jours et qui profita de l’occasion pour aller se promener dehors.
La jument couronnée était toujours couchée dans son box, l’œil triste.
Maigret poussait la paille du pied, comme s’il eût espéré trouver quelque chose qui eût échappé à son premier examen des lieux.
A deux ou trois reprises, il répéta avec mauvaise humeur :
— Autant !…
Et il était presque décidé à retourner à Meaux, voire à Paris, à refaire pas à pas le chemin parcouru par le Southern Cross.
Il traînait de tout : de vieilles longes, des morceaux de harnais, un bout de bougie, une pipe cassée…
De loin, il vit quelque chose de blanc qui dépassait d’un tas de foin et il s’approcha sans confiance. L’instant d’après, il avait à la main un calot de marin américain pareil à ceux de Vladimir.
Le tissu était souillé de boue et de fumier, déformé comme si on l’eût tiraillé dans tous les sens.
Mais c’est en vain qu’aux alentours Maigret chercha un autre indice. De la paille fraîche avait été jetée à l’endroit où on avait découvert le corps, afin que ce fût moins sinistre.
— Est-ce que je suis prisonnier ?
Il n’eût pu dire pourquoi cette phrase du colonel lui revenait à la mémoire tandis qu’il marchait vers la porte de l’écurie. En même temps il revoyait sir Lampson, à la fois aristocratique et dégradé, avec ses gros yeux toujours humides, son ivresse latente, son flegme étonnant.
Il évoquait son court dialogue avec le magistrat guindé, dans cette salle d’auberge aux tables couvertes de toile cirée brune que la magie de quelques intonations, de quelques attitudes, avait transformée un moment en salon.
Et il tripotait ce bonnet, méfiant, le regard sournois.
— Soyez prudent ! lui avait dit M. de Clairfontaine de Lagny en lui touchant la main.
L’oie, féroce, suivait à la piste le cheval qu’elle agonissait d’injures. Et l’autre laissait pendre sa grosse tête, reniflait les détritus qui encombraient la cour.
De chaque côté de la porte il y avait une borne de pierre et le commissaire s’assit sur l’une d’elles, sans lâcher le béret, ni sa pipe éteinte.
Devant lui il n’y avait qu’un énorme tas de fumier, puis une haie trouée par endroits et, au-delà, des champs où il ne poussait encore rien, la colline aux traînées noires et blanches sur laquelle semblait peser de tout son poids un nuage dont le centre était tout noir.
D’un bord jaillissait un rayon de soleil oblique, qui mettait des étincelles sur le fumier.
— Une charmante femme… avait dit le colonel en parlant de Mary Lampson.
— Un vrai gentleman ! avait dit Willy du colonel.
Seul Vladimir n’avait rien dit, s’était contenté d’aller et venir, d’acheter des provisions, de l’essence, de remplir les réservoirs d’eau potable, d’écoper le youyou et d’aider son maître à s’habiller.
Des Flamands passaient sur la route en parlant haut. Soudain Maigret se pencha. La cour était pavée de pierres inégales. Or, à deux mètres de lui, entre deux d’entre elles, quelque chose venait d’être atteint par le soleil et brillait.
C’était un bouton de manchette en or, traversé par deux filets de platine. Maigret avait vu des boutons pareils, la veille, aux poignets de Willy, alors que le jeune homme était étendu sur son lit, lançait vers le plafond la fumée de ses cigarettes et discourait avec nonchalance.
Dès lors, il ne s’occupa plus du cheval, ni de l’oie, ni de rien de ce qui l’entourait. Un peu plus tard, il tournait la manivelle du téléphone.
— Epernay… La morgue, oui !… Police !…
Un des Flamands, qui sortait du café, s’arrêta pour le regarder avec étonnement, tant il était animé.
— Allô !… Ici, le commissaire Maigret, de la P.J… On vient de vous amener un corps… Mais non ! Il ne s’agit pas de l’accident d’auto… Le noyé de Dizy… Oui… Voyez tout de suite au greffe, parmi ses effets… Vous devez trouver un bouton de manchette… Vous me direz comment il est… J’attends, oui !…
Trois minutes après, il raccrochait, renseigné, tenant toujours à la main le béret et le bouton.
— Votre déjeuner est prêt…
Il ne se donna pas la peine de répondre à la fille rousse qui lui disait pourtant cela aussi gentiment que possible. Il sortit, avec la sensation qu’il tenait peut-être un bout du fil, mais aussi avec l’angoisse de le lâcher.
— Le béret dans l’écurie… Le bouton de manchette dans la cour… Et l’insigne de l’Y.C.F. près du pont de pierre…
C’est dans cette direction qu’il se mit à marcher, très vite. Des raisonnements s’esquissaient et fondaient tour à tour dans son esprit.
Il n’avait pas parcouru un kilomètre qu’il regardait devant lui avec stupeur.
Le Southern Cross, parti une bonne heure plus tôt d’un air pressé, était amarré à droite du pont, dans les roseaux. On ne voyait personne dehors.
Mais, quand le commissaire n’en fut plus qu’à une centaine de mètres, sur l’autre rive, une auto arrivant d’Epernay stoppa près du yacht et Vladimir, toujours en tenue de matelot, assis à côté du chauffeur, sauta par terre, se dirigea vers le bateau en courant.
Il ne l’avait pas atteint que l’écoutille s’ouvrait et que le colonel se montrait le premier sur le pont, tendait la main à quelqu’un se trouvant à l’intérieur.
Maigret ne se cachait pas. Il ne put savoir si le colonel le vit ou non.
La scène fut rapide. Le commissaire n’entendait pas les paroles prononcées. Mais les mouvements des personnages lui donnèrent une idée assez précise de ce qui se passait.
C’était la Negretti que sir Lampson aidait à sortir de la cabine. Pour la première fois, on la voyait en tenue de ville. Même de loin, on comprenait qu’elle était en colère.
Vladimir avait saisi deux valises qui étaient prêtes et les portait dans la voiture.
Le colonel tendit la main à sa compagne pour traverser la passerelle, mais elle refusa, s’élança si brusquement qu’elle faillit tomber tête première dans les roseaux.
Et elle marcha sans l’attendre. Il la suivait à quelques pas, impassible. Elle se jeta dans l’auto avec la même rage, montra un instant sa tête animée à la portière, cria quelque chose qui devait être une injure ou une menace.
Sir Lampson, pourtant, au moment où la voiture se mettait en route, s’inclinait galamment, la regardait s’éloigner et revenait vers son bateau en compagnie de Vladimir.
Maigret n’avait pas bougé. Il eut la sensation très nette d’un changement qui se produisait chez l’Anglais.
Il ne souriait pas. Il restait aussi flegmatique qu’à son ordinaire. Mais, par exemple, au moment de gagner la cabine de commandement, il toucha, tout en parlant, d’un geste cordial, voire affectueux, l’épaule de Vladimir.
Et la manœuvre fut magnifique. Il n’y avait plus que les deux hommes à bord. Le Russe amena la passerelle, d’un seul effort, fit sauter la boucle des amarres.
L’avant du Southern Cross était engagé dans les roseaux. Une péniche arrivait derrière, cornait.
Lampson se retourna. Il dut presque fatalement voir Maigret, mais il n’en laissa rien paraître. D’une main, il embraya. De l’autre, il donna deux tours à la roue de cuivre et le yacht glissa en arrière, juste de quoi se dégager, évita l’étrave de la péniche, stoppa à temps et repartit en laissant derrière lui un bouillonnement d’écume.
Il n’avait pas fait cent mètres qu’il lançait trois coups de sirène pour avertir l’écluse d’Ay de son arrivée.
— Ne perdez pas de temps… Suivez la route… Si c’est possible, rejoignez cette voiture…
Maigret avait arrêté la camionnette d’un boulanger qui passait dans la direction d’Epernay. On apercevait l’auto occupée par la Negretti à un kilomètre à peu près, mais elle roulait assez lentement, car le macadam était gras, glissant.
Dès que le commissaire avait décliné son titre, le livreur l’avait regardé avec une curiosité amusée.
— Vous savez, il ne me faudrait pas cinq minutes pour les rattraper…
— Pas trop vite…
Et c’était au tour de Maigret de sourire en voyant son compagnon prendre des poses qu’on voit aux poursuivants dans les films policiers américains.
Il n’y eut aucune manœuvre périlleuse à faire, aucune difficulté à surmonter. Dans une des premières rues de la ville, la voiture stoppa quelques instants, sans doute pour permettre à la voyageuse de conférer avec le chauffeur, puis elle repartit, s’arrêta trois minutes plus tard devant un hôtel assez luxueux.
Maigret quitta sa camionnette à cent mètres de là, remercia le boulanger qui ne voulut pas accepter de pourboire mais qui, bien décidé à en voir davantage, alla se ranger à proximité de l’hôtel.
Un chasseur transporta les deux valises. Gloria Negretti traversa vivement le trottoir.
Dix minutes plus tard, le commissaire se présentait au gérant.
— La dame qui vient d’arriver ?…
— Chambre 9… Je me suis douté qu’il y avait quelque chose… Je n’ai jamais vu quelqu’un d’aussi agité… Elle parlait avec une vitesse folle, en truffant son discours de mots étrangers… J’ai cru comprendre qu’elle ne voulait pas être dérangée et qu’on devait lui monter des cigarettes et du kummel… Il n’y aura pas de scandale, au moins ?
— Rien du tout ! affirma Maigret. Un renseignement à lui demander…
Il ne put s’empêcher de sourire en approchant de la porte marquée du numéro 9. Car il y avait dans la chambre un véritable vacarme. Les hauts talons de la jeune femme frappaient le parquet à une cadence désordonnée.
Elle allait et venait en tous sens. On l’entendait fermer la fenêtre, bousculer une valise, faire couler l’eau d’un robinet, se jeter sur le lit, se lever et envoyer enfin promener un soulier à l’autre bout de la pièce.
Maigret frappa.
— Entrez !…
Et la voix vibrait de colère, d’impatience. La Negretti n’était pas là de dix minutes et pourtant elle avait eu le temps de changer de tenue, de mettre ses cheveux en désordre et de reprendre en somme, en plus déjeté, l’aspect qu’elle avait à bord du Southern Cross.
Quand elle reconnut le commissaire, il y eut un éclair de colère dans ses yeux bruns.
— Qu’est-ce que vous me voulez ?… Que venez-vous faire ici ?… Je suis chez moi !… Je paie cette chambre et…
Elle continua en langue étrangère, sans doute en espagnol, déboucha un flacon d’eau de Cologne dont elle se versa la plus grande partie sur les mains avant d’en humecter son front brûlant.
— Vous me permettez une question ?…
— J’ai dit que je ne voulais voir personne… Partez !… Vous entendez ?…
Elle marchait sur ses bas de soie et sans doute n’avait-elle pas de jarretières, car ils commençaient à glisser le long de ses jambes, dévoilant déjà un genou empâté et très blanc.
— Vous feriez mieux de poser vos questions à ceux qui pourraient y répondre… Mais vous n’osez pas, hein !… Parce qu’il est colonel… Parce que c’est sir Lampson… Un joli sir… Ha ! ha ! Si seulement je racontais la moitié de ce que je sais…
» Tenez !…
Elle fouillait fébrilement son sac dont elle tira cinq billets de mille francs chiffonnés.
— Voilà ce qu’il vient de me donner !… Et il y a deux ans, n’est-ce pas ? que je vis avec lui, que…
Elle jeta les billets sur le tapis puis, se ravisant, les ramassa, les remit dans le sac.
— Naturellement, il a promis de m’envoyer un chèque… Mais on sait ce qu’elles valent, ses promesses… Un chèque ?… Il n’aura pas seulement assez d’argent pour aller jusqu’à Porquerolles… N’empêche qu’il se saoulera au whisky tous les jours…
Elle ne pleurait pas et pourtant il y avait des larmes dans sa voix. C’était une agitation toute spéciale que celle de cette femme que Maigret avait toujours vue confite dans une paresse béate, dans une atmosphère de serre chaude.
— C’est comme son Vladimir… Il a osé me dire, en essayant de me baiser la main :
» — Adieu, madame…
» Ha ! ha !… Ils ont ce toupet… Mais quand le colonel n’était pas là, Vladimir…
» Cela ne vous regarde pas !… Pourquoi restez-vous ici ?… Qu’est-ce que vous attendez ? Est-ce que vous espérez que je vais vous dire quelque chose ?
» Rien du tout !…
» Et pourtant, avouez que ce serait mon droit…
Elle circulait toujours, saisissait des objets dans sa valise, les posait quelque part pour les reprendre ensuite et les placer ailleurs.
— Me laisser à Epernay !… Dans ce sale trou pluvieux… Je l’ai supplié de me conduire au moins à Nice, où j’ai des amis… C’est à cause de lui que je les ai quittés…
» Il est vrai que je devrais être contente qu’il ne m’ait pas tuée…
» Je ne dirai rien, vous entendez !… Vous pouvez partir… La police me dégoûte !… Autant que les Anglais !… Si vous en êtes capable, allez l’arrêter…
» Mais vous n’oserez pas !… Je sais si bien comment cela se passe…
» Pauvre Mary !… Elle était ce que l’on voudra. Bien sûr qu’elle avait mauvais caractère, qu’elle aurait tout fait pour ce Willy que je n’ai jamais pu sentir…
» Mais mourir ainsi…
» Ils sont partis ?… Qui allez-vous arrêter, en fin de compte ?… Peut-être moi, au fait ?… Non ?…
» Eh bien ! Écoutez… Je vais vous dire une chose, oui !… Une seule !… Vous en ferez ce que vous voudrez… Ce matin, quand il s’habillait pour se présenter au juge – car il faut qu’il impressionne les gens, qu’il sorte ses insignes, ses décorations ! –, quand il s’habillait, Walter a dit à Vladimir, en russe, parce qu’il croit que je ne comprends pas cette langue…
Elle parlait si vite qu’elle finissait par manquer de souffle, s’embrouillait dans ses phrases, y mêlait à nouveau des termes espagnols.
— Il lui a dit d’essayer de savoir où se trouve La Providence… Comprenez-vous ?… C’est un bateau qui était près de nous, à Meaux…
» Ils veulent le rejoindre et ils ont peur de moi…
» J’ai fait semblant de ne pas entendre…
» Mais je sais si bien que vous n’oserez pas…
Elle regarda ses valises bouleversées, la chambre qu’en quelques minutes elle était parvenue à mettre en désordre et à imprégner de son âpre parfum…
— Est-ce que vous avez seulement des cigarettes ?… Qu’est-ce que cet hôtel ?… J’en ai commandé, et du kummel…
— Vous avez vu, à Meaux, le colonel en conversation avec quelqu’un de La Providence ?
— Je n’ai rien vu du tout… Je ne m’occupais pas de ça… J’ai seulement entendu, ce matin… Pourquoi s’inquiéteraient-ils d’une péniche, autrement ?… Est-ce qu’on sait seulement comment est morte la première femme de Walter, aux Indes ?… Si l’autre a divorcé, c’est qu’elle avait ses raisons…
Un garçon frappait, apportant cigarettes et liqueur. La Negretti prit le paquet et l’envoya rouler dans le couloir en criant :
— J’ai dit des Abdullah !
— Mais, madame…
Elle joignit les mains d’un geste qui laissait prévoir la crise de nerfs et râla :
— Oh !… Ces gens !… Ces…
Elle se tourna vers Maigret qui l’examinait avec intérêt, lui lança :
— Qu’est-ce que vous attendez encore ?… Je ne dirai plus rien ! Je ne sais rien ! Je n’ai rien dit… Vous entendez ?… Je ne veux pas qu’on m’ennuie avec cette histoire !… C’est déjà assez malheureux que j’aie perdu deux ans de ma vie à…
Le garçon, en se retirant, lança une œillade au commissaire. Et tandis que la jeune femme se jetait sur son lit, à bout de nerfs, il sortit à son tour.
Dans la rue, le boulanger attendait toujours.
— Eh bien ? Vous ne l’avez pas arrêtée ? questionna-t-il, dépité. Je croyais…
Maigret dut marcher jusqu’à la gare pour trouver un taxi et se faire reconduire au pont de pierre.