I
— Des bulles au-dessus d’un noyé.
— Pardon ?
En un glissando rapide, l’ongle triangulaire parcourut les reliures renflées qui nous toisaient du haut des rayonnages.
— Je dis : des bulles au-dessus d’un noyé. Il suffit de plonger la tête la première dans une eau profonde pour que la respiration fasse des bulles qui enflent et viennent crever à la surface.
Celui qui parlait passa une nouvelle fois en revue les livres muets qui se pressaient le long des murs.
— Vous me direz que même une bulle est capable de capter le soleil, l’azur du ciel, le vert balancement du rivage, je veux bien. Mais qu’importe à celui qui a déjà la bouche collée au fond de la rivière !
Soudain, comme s’il avait buté sur un mot, il se leva et, les mains crispées sur ses coudes ramenés derrière son dos, il se mit à arpenter l’espace entre les rayonnages et la fenêtre, ses yeux fouillant de temps à autre les miens.
— Retenez bien ceci, mon ami : quand il y a un livre en plus sur un rayon de bibliothèque, c’est que, dans la vie, il y a un être humain en moins. Et s’il faut choisir entre les bibliothèques et le monde, c’est le monde que je préfère. Les bulles là-haut à l’air libre et moi là, au fond de l’eau ? Merci, sans façon.
— Mais enfin, ai-je timidement tenté de protester, vous-même avez donné tant de livres aux hommes ! Nous avons tous l’habitude de lire vos…
— J’en ai donné. Mais je n’en donne plus. Plus une seule lettre depuis deux ans.
— D’après ce qu’on dit ou qu’on peut lire, vous nous préparez quelque chose de nouveau et de grand.
Il avait cette habitude de ne pas écouter jusqu’au bout ce qu’on lui disait.
— Grand ? Je ne sais pas. Nouveau, oui. Seulement, ceux qui disent et qu’on peut lire, cela au moins je le sais, n’obtiendront plus de moi le moindre caractère d’imprimerie. C’est clair ?
De toute évidence, je n’avais pas l’air très éclairé. Après un instant d’hésitation, il s’est dirigé vers son fauteuil vide, l’a approché de moi et s’est assis, ses genoux touchant presque les miens, en me dévisageant. Le silence faisait douloureusement durer les secondes.
Son regard cherchait quelque chose en moi, comme on cherche dans une pièce un objet oublié qui vous appartient. Je me suis levé avec brusquerie.
— J’ai remarqué que vos samedis soirs sont occupés. Le jour décline. Je m’en vais.
Ses doigts durs ont agrippé mon coude et m’ont fait rasseoir.
— C’est vrai. Le samedi, je… je veux dire nous, nous nous enfermons à clef pour ne pas être dérangés. Mais aujourd’hui, je vais vous le dévoiler, notre samedi. Restez. Ce qui va vous être montré demande quelques éclaircissements préalables. Tant que nous sommes encore seuls, je vais vous résumer ça. Vous ignorez probablement que tout jeune, j’ai été à l’école de la misère. Mes premiers manuscrits dévoraient mes derniers sous consacrés à l’envoi de colis qui me revenaient invariablement et atterrissaient dans les tiroirs de mon bureau, fripés, maculés et roués de coups de tampons postaux. Outre le bureau qui faisait office de cimetière des fictions, ma chambre était meublée d’un lit, d’une chaise et d’une étagère à livres – quatre longues planches occupant tout un mur et qui ployaient sous le faix des lettres. Ordinairement, le poêle n’avait rien à brûler et moi rien à manger. Mais j’avais pour ces livres une vénération quasi religieuse, comme d’autres pour des icônes. Les vendre… cette idée ne m’effleurait pas jusqu’au jour où elle me fut imposée par un télégramme : « Mère décédée samedi. Présence indispensable. Venez. » Le télégramme s’était abattu sur mes livres dans la matinée ; le soir même, les rayonnages étaient vides et je fourrais dans ma poche la bibliothèque métamorphosée en trois ou quatre billets de banque. La mort de celle qui vous a donné la vie est un événement grave, très grave. C’est toujours, et pour chacun, un coin noir enfoncé dans la vie. Une fois acquittées les obligations funèbres, je m’en suis retourné vers mon misérable logis à mille verstes de là. Le jour du départ, je ne voyais rien de ce qui m’entourait, et c’est seulement à mon retour que l’effet produit par les rayonnages vides a pénétré mon esprit. Après m’être déshabillé et installé à la table, j’ai tourné les yeux vers le vide suspendu aux quatre planches noires. Quoique délivrées du poids des livres, les planches avaient conservé leur courbure, comme ployées sous la charge du vide. J’ai bien essayé de regarder ailleurs, mais, comme je l’ai déjà dit, il n’y avait dans la chambre que les rayonnages et le lit. Je me suis déshabillé et couché dans l’espoir que le sommeil chasserait la dépression. Eh bien non, après un bref répit, la même sensation m’a réveillé. J’étais couché le visage tourné vers les rayonnages et je voyais un reflet de lune tressauter le long des planches dénudées, comme si une vie à peine perceptible était en train de naître – à touches timides – là-bas, dans l’absence des livres. Bien sûr, tout cela n’était que coup d’archet sur des nerfs trop tendus, et quand le jour les eut relâchés, j’ai tranquillement examiné la béance des planches baignées de soleil et je me suis installé à mon bureau pour reprendre ma besogne habituelle. J’eus besoin d’un renseignement et ma main gauche, d’un geste quasi automatique, alla vers les rangées de livres pour ne rencontrer que le vide. Et puis encore une fois, et encore. Dépité, j’ai scruté la non-bibliothèque envahie d’un essaim de poussières de soleil, en faisant un effort de mémoire pour revoir la page et la ligne requises. Mais les lettres imaginaires que renfermait la reliure imaginaire bondissaient dans tous les sens, et au lieu de la ligne que je cherchais, j’obtenais un papillotement bigarré de mots, les lignes se brisaient et formaient des dizaines de combinaisons nouvelles. J’en ai choisi une que j’ai précautionneusement insérée dans mon texte.
En fin d’après-midi, pour me délasser, j’aimais bien m’allonger sur mon lit avec un épais volume de Cervantès et caracoler d’un épisode à l’autre. Le livre n’était plus là ; je me rappelle fort bien qu’il avait sa place au fond à gauche sur la planche du bas, son cuir noir à coins jaunes jouxtait le maroquin rouge des autos de Calderón. Les yeux fermés, j’ai essayé de l’imaginer ici, près de moi, entre main et œil (ainsi les amants délaissés demeurent-ils en compagnie de l’être aimé par la grâce des yeux clos et d’une concentration de la volonté). Et j’y suis parvenu. En pensée j’ai tourné une page, puis une autre, et ma mémoire a laissé choir des lettres qui se sont mélangées et ont fui. J’ai essayé de les rappeler : certains mots revenaient, d’autres pas ; alors j’ai décidé de combler les blancs en y insérant des mots à moi. Fatigué de ce jeu, j’ai ouvert les yeux : la nuit emplissait la chambre, et son noir épais avait envahi tous les coins de la pièce et des rayonnages.
Disposant en ce temps-là d’abondants loisirs, j’ai renouvelé de plus en plus fréquemment mes jeux avec les planches dé-livrées. Jour après jour, elles se garnissaient de fantasmes confectionnés avec des lettres. Je n’avais ni les moyens ni l’envie d’aller pêcher des lettres aux étalages des bouquinistes ou dans les boutiques des libraires. J’extrayais désormais lettres, mots et phrases, à pleine poignées, de moi-même ; je prenais mes idées, je les imprimais en pensée, je les illustrais, je les habillais de reliures soignées et je les alignais, idée contre idée, fantasme contre fantasme, comblant le vide docile qui absorbait, au-dedans de ses planches noires, tout ce que je lui offrais. Et un beau jour, au visiteur venu me rendre un livre emprunté et qui prétendait le replacer sur l’étagère, j’ai dit :
— Occupé.
Mon hôte était, comme moi, un pauvre hère, il savait que l’unique droit concédé aux poètes miséreux est celui d’être un farfelu… Il me considéra sereinement, posa le livre sur le bureau et me demanda si j’accepterais d’entendre un poème de son cru.
Ayant refermé la porte sur lui et son poème, j’exilai ledit volume le plus loin possible : les caractères vulgairement dorés de son dos renflé perturbaient le jeu des idées qui commençait tout juste à prendre tournure.
Parallèlement, je continuais de travailler sur mes manuscrits. À mon très sincère étonnement, une nouvelle liasse, adressée aux mêmes destinataires ne m’était pas revenue : les manuscrits avaient été acceptés et furent publiés. Ce que des livres faits de papier et d’encre n’avaient pu m’apprendre avait été réalisé au moyen de trois mètres cubes d’air. Je savais désormais comment procéder : je les retirais l’un après l’autre, mes livres fantasmatiques qui remplissaient les vides entre les planches noires de la vieille étagère, et je trempais leurs caractères invisibles dans l’encre la plus banale, ce qui avait pour effet de les transformer en livres, et les livres en argent. Peu à peu, année après année, mon nom grossissait, les rentrées d’argent augmentaient, mais ma bibliothèque de fantasmes tarissait : je gaspillais trop hâtivement le vide de mes planches, vide qui, si je peux m’exprimer ainsi, s’exacerbait et se muait en air ordinaire.
Mon misérable galetas, comme vous pouvez le constater, s’était transformé en un appartement confortablement meublé. Ces belles bibliothèques vitrées avaient pris place de part et d’autre de ma vieille étagère dont j’avais regarni de livres le vide usé. La force de l’inertie jouait en ma faveur : mon nom suffisait à drainer des droits d’auteur toujours plus substantiels. Mais je savais trop bien que tôt ou tard, je devrais payer pour le vide vendu. Au fond, les écrivains sont des dresseurs de mots professionnels, et les mots qui font les funambules sur les lignes, s’ils étaient des êtres vivants, redouteraient et haïraient à coup sûr le bec fendu de la plume comme les animaux savants haïssent le fouet qui les menace. Ou mieux encore : savez-vous comment on confectionne la fourrure appelée breitschwantz ? Les pelletiers spécialisés ont un vocabulaire à eux : ils détectent par des procédés sophistiqués le décor et la bouclure de la peau d’un agneau non encore né, puis, ils guettent l’apparition d’un décor approprié et tuent l’agneau avant sa naissance, cela s’appelle dans leur jargon « fixer le décor ». Nous en usons de même avec les idées – nous sommes des industriels et des tueurs.
Bien entendu, je n’étais pas naïf et je n’ignorais pas que je me transformais en un tueur d’idées professionnel. Mais qu’y pouvais-je ? Autour de moi des mains se tendaient. Je leur jetais des poignées de lettres. Elles en redemandaient. Abreuvé d’encre jusqu’à l’ivresse, j’étais prêt à conquérir de nouveaux thèmes, et cela à n’importe quel prix. Mais mon imagination épuisée ne m’en fournissait plus un seul. C’est alors que je me suis décidé à la stimuler artificiellement en usant d’un moyen depuis longtemps éprouvé. J’ai fait vider une des pièces de l’appartement… mais venez donc, il vaut mieux que je vous fasse voir.
Il s’est levé, je lui ai emboîté le pas à travers une enfilade de pièces. Un seuil, encore un seuil, un corridor, il m’a amené devant une porte verrouillée, dissimulée derrière une portière de la même couleur que les murs. Une clef tinta dans la serrure, un interrupteur fit son déclic. Je me suis retrouvé dans une pièce carrée ; au fond, face à la porte, une cheminée ; devant la cheminée, en demi-cercle, sept lourds fauteuils de bois sculpté ; le long des murs, tapissés de drap sombre, des rangées de rayonnages noirs parfaitement vides, appuyées contre la grille de la cheminée des pincettes de fonte. Et c’était tout. Foulant un tapis sans motifs qui étouffait le bruit de nos pas, nous nous sommes approchés du demi-cercle de fauteuils. Le maître de céans a fait un geste d’invite :
— Asseyez-vous. Vous vous demandez pourquoi il y a sept fauteuils ? Au début, il n’y en avait qu’un. Je venais ici pour converser avec le vide des rayonnages. À ces cavernes de bois noir je demandais des idées. Patiemment, tous les soirs, je m’enfermais ici en compagnie du silence et du vide et j’attendais. Luisant d’un éclat noir, mortes et hostiles, elles refusaient de me répondre. Et moi, qui avais fini par devenir un dresseur professionnel de mots, je m’en retournais à mon écritoire. Le moment était proche où je devais honorer deux ou trois contrats littéraires et je n’avais rien à écrire. Ô, comme je les haïssais, en ce temps-là, ces gens qui éventraient avec un coupe-papier la livraison fraîchement parue d’une revue littéraire, qui encerclaient de dizaines de milliers d’yeux mon nom martyrisé et traqué ! Un fait insignifiant me revient à l’esprit : dans la rue, par un froid sibérien, un gamin vend à la criée des lettres dorées pour marquer les bottillons de caoutchouc. Et voilà que l’idée s’impose, ses lettres et les miennes sont vouées au même sort : orner des semelles.
Oui, j’avais le sentiment que moi-même et ma littérature étions piétinés, privés de sens, et n’eût été la maladie, la situation serait restée sans doute sans remède. Subit et pénible, un mal m’a exclu pour longtemps de toute activité littéraire ; mon inconscient a pu se reposer, gagner du temps et se recharger de sens. Lorsque, encore affaibli et à peine revenu à la réalité, j’ai poussé la porte de cette chambre obscure pour la première fois depuis bien longtemps, je me suis installé dans ce fauteuil et j’ai à nouveau inspecté l’absence de livres, eh bien, figurez-vous que, certes tout bas, ce vide a accepté, d’une voix à peine intelligible, de me parler comme autrefois, en une époque que je croyais irrémédiablement révolue. Comprenez, cela fut pour moi une telle…
Ses doigts heurtèrent mon épaule et il les retira précipitamment.
— Au demeurant, ni vous ni moi n’avons le loisir de nous livrer à des effusions lyriques. On va venir d’un moment à l’autre. Revenons-en aux faits. Je savais désormais que les idées exigent de l’amour et du silence. Naguère gaspilleur de fantasmes, je les ai amassés en les soustrayant aux regards curieux. Je les ai tous enfermés ici même à clef, et ma bibliothèque invisible a réapparu : fantasme contre fantasme, ouvrage contre ouvrage, exemplaire contre exemplaire, ils ont recommencé à garnir ces rayonnages. Regardez par ici, non, plus à droite, sur la planche du milieu, vous ne voyez rien, n’est-ce pas, tandis que moi…
Involontairement j’ai eu un mouvement de recul : une jubilation dure et intense tremblait dans ses pupilles acérées.
— C’est alors que j’ai arrêté irrévocablement ma décision : rabattre le couvercle de mon encrier et regagner le royaume des idées pures, irréalisées, libres. Il arrivait qu’une vieille habitude profondément enracinée me poussât vers la feuille de papier, certains mots réussissaient parfois à s’insinuer sous la pointe de mon crayon, mais je mettais aussitôt à mort ces avortons et je tordais le cou à mes vieux tics d’écrivain. Avez-vous entendu parler des giardinetti di San Francesco, les jardinets de saint François ? J’en ai beaucoup vu en Italie, de ces minuscules parterres d’une planche ou deux, pas plus d’un mètre carré, clos par de hautes murailles… il y en a dans presque tous les monastères franciscains. Aujourd’hui, et ce au mépris de la tradition de saint François, on est autorisé à y jeter un coup d’œil moyennant quelques sous, mais seulement à travers une grille. Autrefois, même cela était interdit ; selon le testament de saint François, les fleurs y devaient pousser non pour les autres, mais pour elles-mêmes, il n’était pas question de les cueillir ou de les repiquer hors du cloître ; un laïc n’avait pas le droit d’effleurer du pied ni même du regard une terre vouée aux fleurs ; à l’abri de tout attouchement, protégées des regards et des sécateurs, elles pouvaient s’épanouir et embaumer pour elles-mêmes.
J’ai donc résolu – ne vous en étonnez point – de planter mon propre jardin secret, environné de silence et de mystère, dans lequel toutes les idées, les fantasmes les plus sophistiqués et les élucubrations les plus monstrueuses pourraient croître, à l’abri des regards, et fleurir pour eux-mêmes. Je hais la peau grossière des fruits qui pendent lourdement, qui tourmentent, qui épuisent les branches, je veux voir dans mon minuscule jardinet un épanouissement perpétuel des sens et des formes, sans défloraison ni nouaison. Ne croyez pas que je sois un égoïste, incapable de sortir de son « moi », haïssant les hommes et les idées qui ne seraient pas siennes. Non, il n’y a au monde qu’une seule chose que je haïsse : les lettres. Et que quiconque désireux et capable de vivre, de travailler ici sur le parterre des pures idées, s’initie au secret et me soit un frère.
L’espace d’un instant, il s’est tu en examinant avec attention les dossiers en chêne des fauteuils qui se tenaient autour de lui en demi-cercle et semblaient prêter une oreille attentive à ses propos.
— Peu à peu, quelques rares élus, venus du monde des écrivants et des lisants se sont assemblés ici, dans l’absence des lettres. Le jardin des idées n’est pas ouvert au tout-venant. Nous sommes peu nombreux, et nous le serons encore moins. Parce que le poids des rayons vides est accablant. Pourtant…
J’ai hasardé une objection :
— C’est non seulement vous-mêmes que vous privez de lettres, comme vous dites, mais c’est aussi les autres. Je voudrais vous rappeler les mains tendues…
— Oh ça, vous savez… Goethe a dit un jour à Eckermann que Shakespeare est un arbre démesurément grand, étouffant depuis deux cents ans toute la littérature anglaise ; et une trentaine d’années plus tard, Borne disait à son tour de Goethe : « Un cancer qui envahit monstrueusement le corps de la littérature allemande. » Ils avaient raison tous les deux : car si nos compositions lettresques s’étouffent entre elles, si les écrivains s’empêchent mutuellement de produire, les lecteurs eux, sont privés de toute possibilité d’invention. Le lecteur n’a, pour ainsi dire, pas le loisir d’avoir des idées, il est dépossédé de ce droit par les professionnels du verbe, plus forts et plus expérimentés en ce domaine ; les bibliothèques ont écrasé l’imagination du lecteur, l’écriture professionnelle d’une poignée d’écrivains a bourré jusqu’à plus soif les rayonnages et les têtes. Les excédents de lettres devraient être détruits, sur les rayonnages comme dans les têtes. Il faut libérer un peu de l’espace occupé par les autres pour faire place à ce qui n’est qu’à soi ; tout le monde a droit à l’idée, professionnels comme dilettantes. Je vais vous apporter un huitième fauteuil.
Il a quitté la pièce sans attendre ma réponse.
Resté seul, j’ai une nouvelle fois étudié ce lieu de claustration noir, avec ses rayonnages destinés au vide, et qui étouffait les pas et les mots. Chaque instant qui passait aiguisait en moi un sentiment de perplexité et de méfiance ; c’est sans doute ce qu’éprouve un animal qui subit une vivisection. En quoi puis-je lui, ou leur être utile ? Qu’est-ce qu’ils attendent de moi ? Et j’ai aussitôt résolu de tirer la situation au clair. Mais lorsque la porte s’ouvrit, ils étaient deux sur le seuil : le maître de maison et un type à lunettes, dont la tête ronde était garnie de cheveux roux en brosse ; faisant peser tout le poids de son corps mou et comme désossé sur sa canne, il me dévisageait à travers ses lunettes rondes.
Le maître de maison me le présenta :
— Daj.
Je me présentai à mon tour.
Un troisième parut sur le pas de la porte, un petit homme sec aux traits mobiles, aux yeux en épingles et à la bouche fine et pincée. Le maître de maison se tourna vers le nouveau venu :
— Ah, Tud !
— Oui, c’est moi, Zez.
Voyant ma mine éberluée, celui qu’on avait appelé Zez partit d’un grand éclat de rire.
— Après notre conversation, vous comprendrez sans peine que des noms d’écrivains seraient déplacés ici. Qu’ils restent donc sur les pages de titre. En remplacement, chaque membre de la confrérie se voit attribuer une « syllabe dénuée de sens ». Un savant éminent, le professeur Ebbinghaus, qui étudiait les lois de la mémorisation, avait recours au système des « syllabes dénuées de sens » comme il les appelait : il prenait une voyelle, n’importe laquelle, et la plaçait entre deux consonnes ; de la série des syllabes ainsi fabriquées étaient éliminées celles qui pouvaient contenir la moindre parcelle de sens. Celles qui restaient étaient utilisées par le mnémologue Ebbinghaus pour étudier le processus de la mémorisation, alors que nous autres, nous en usons surtout pour… mais bon, cela se passe de commentaires. Au fait, où sont donc nos trouveurs d’idées ? Il serait temps…
On frappa comme en réponse. Deux hommes sont entrés, Hiz et Pos. Peu après est apparu dans l’encadrement de la porte un certain Tev, asthmatique et transpirant. Un seul fauteuil demeurait vide. Le dernier est enfin arrivé, un homme au profil doux et au front abrupt.
— Vous arrivez en retard, Rar, lui a fait observer le président. L’autre a levé les yeux : il avait comme un regard absent et détaché de tout.
I I
Un silence s’installa, qui dura une minute. Tous regardaient Pos, à croupetons, qui faisait du feu dans la cheminée. Suivant ses gestes lents, presque rituels, j’eus le loisir de le dévisager. Il était de loin le plus jeune de l’assistance ; les reflets qui dansèrent bientôt sur son visage accentuaient la ligne capricieuse de sa bouche volontaire et ses narines dilatées et frémissantes. Lorsque le feu eut pris, avec force craquements et étincelles, Zez, le président, saisit les pincettes et en frappa les chenets.
— Votre attention ! Je déclare ouvert le soixante-treizième samedi du Club des tueurs de lettres.
Faisant durer le rituel, il est allé à pas lents vers la porte, un double déclic s’est fait entendre. L’acier ouvragé brilla dans sa main tendue.
— Rar, la clef et la parole.
Après une pause, Rar commença :
— Mon idée tient en quatre actes. Elle a pour titre Actus morbi1.
Le président s’inquiéta :
— Je vous demande pardon. C’est une pièce de théâtre ?
— Oui.
Les sourcils de Zez tressaillirent nerveusement :
— J’en étais sûr. On dirait que vous faites exprès de déroger aux traditions du Club. Théâtraliser, c’est vulgariser. Si une idée est destinée au théâtre, c’est la preuve qu’elle est anémique, insuffisamment… féconde. Vous avez toujours tendance à vous sauver par le trou de la serrure, à sauter des braises de la cheminée aux feux de la rampe. Méfiez-vous de la rampe ! Cela dit, nous vous écoutons.
Le visage de celui qui avait entamé son récit ne montrait aucun trouble. Interrompu, il a attendu calmement la fin de la tirade qui lui était infligée et a poursuivi :
— Le personnage universellement connu de Shakespeare qui se demandait s’il était aussi facile de jouer de la flûte que de l’âme, abandonne la flûte et laisse l’âme. Pour moi. Mais il y a tout de même entre les deux une certaine similitude : pour extraire de la flûte le ton le plus profond, il faut en obturer tous les trous, toutes les lucarnes qui donnent sur le monde ; pour extraire de l’âme toute sa profondeur, il faut également en obturer toutes les fenêtres, boucher toutes ses ouvertures sur le monde. C’est ce que tente de faire ma pièce ; pour user de la terminologie adoptée par Hamlet, mon Actus morbi n’est pas divisé en actes mais en « positions ».
Quelques mots sur la fabrication de mes personnages. Toujours dans Hamlet, il y a un personnage double qui m’intrigue depuis longtemps parce qu’il fait penser à une cellule pas tout à fait divisée et formant, comme les appellent les biologistes, deux cellules-filles. Je veux parler de Guildenstern et de Rosencrantz, de ces deux personnages qui ne se conçoivent pas l’un sans l’autre et qui ne sont à proprement parler qu’un seul et unique rôle transcrit en deux cahiers. J’essaie de pousser plus avant le processus de division entamé il y a trois siècles. À l’instar de ce tragédien de province qui, pour impressionner son public, casse en deux la flûte de Hamlet, je prends par exemple Guildenstern et je casse ce demi-personnage en deux nouvelles moitiés : Guilden et Stern, ce qui fait déjà deux personnages. Ou encore, le nom d’Ophélie, avec le sens qu’il contient, je le prends soit en tragédie : Phélie, soit en comédie : Félie. Comprenez-vous, selon que l’on tresse une couronne de rue ou des papillotes de papier, on obtient, là encore, un doublé.
Ainsi donc, dès le début du jeu, pour la première position de la pièce, nous disposons d’ores et déjà de quatre pions : en les poussant sur une scène imaginaire, comme un joueur qui joue sans regarder l’échiquier, j’obtiens ceci…
Rar s’interrompit un instant. Ses doigts qu’il avait longs et blancs, presque diaphanes, palpaient quelque chose dans l’air, comme pour tester le moelleux d’une étoffe.
— Comme on dit en pareil cas : « l’action se déroule… ». Bref…
Le jeune acteur Stern s’est enfermé en compagnie de son rôle. Sans qu’il soit besoin de monologue, celui-ci se devine. Sur le dossier du fauteuil, un manteau noir ; sur une table, au milieu d’un fatras de livres et de portraits du prince de Danemark, un béret noir orné d’une plume brisée. Et aussi une veste et des bretelles. Stem, le visage mangé par une barbe de trois jours et marqué par l’insomnie, agace de la pointe de son épée le rideau de la fenêtre.
Stern. – Une souris.
On frappe à la porte. De la main gauche, sans quitter des yeux le rideau agacé, il tire le verrou. Paraît Félie.
— Nous voyons son joli minois à fossettes : c’est une personne qui, dans les pièces de théâtre, est toujours aimée de deux hommes et dont la psychologie est réduite au seul fait de choisir entre les deux.
Mais Stern n’aperçoit pas la nouvelle venue et reprend son manège :
Stern. – Une souris !
Félie, effrayée, retrousse sa jupe. Dialogue.
Stern (sans se retourner au cri de Félie). –
Silence ! Cessez de vous tordre les mains !
Asseyez-vous que je vous torde le cœur !
(Il écarte le rideau. Au lieu de Polonius, on voit sur l’appui de la fenêtre un réchaud à pétrole et deux bouteilles vides.)
Roi de chiffon et de haillons,
Niais et bavard,
Viens, il faut qu’avec toi j’en finisse.
Sur le pas de la porte, il se heurte à Félie.
Félie. – Où vas-tu ? Dans la rue, sans veston ? Tu rêves !
Stern. – Toi ? Oh, Félie, si tu savais !
Félie. – Je sais mon rôle sur le bout des doigts. Mais toi, tu es drôle, tu mélanges tout. Arrête de parler en vers, nous ne sommes pas sur scène.
Stern. – En es-tu bien sûre ?
Félie. – Ne commence pas à m’embrouiller, je t’en prie. S’il y avait des spectateurs, je ne ferais pas ça (elle se hausse sur la pointe des pieds et l’embrasse). Alors, même ça, ça ne te réveille pas ?
Stern. – Chérie…
Félie. – Enfin un mot qui n’est pas dans le texte.
— Là-dessus j’arrête la rengaine amoureuse. Il faut que vous sachiez qu’à l’heure actuelle, Phélie est plus proche de Stern que de Guilden, son rival et sa doublure, qu’elle lui souhaite de triompher dans la lutte pour le rôle. Quoi qu’il en soit, et en anticipant sur le dialogue, j’atteste que, se développant, celui-ci rapproche un pion de l’autre et Stern de Félie. D’où l’indication : ouvrez la parenthèse, un baiser, point, fermez la parenthèse – c’est encore Stern qui reçoit le baiser, cette fois-ci en vrai et non pas à travers son rôle. Et maintenant, regardez légèrement à gauche.
La porte restée entrebâillée s’ouvre toute grande. Sur le seuil : Guilden.
Guilden (avec un sourire hargneux). – Les spectateurs sont de trop. Je me retire.
Bien entendu, les amoureux retiennent Guilden. Une minute de silence gêné.
Guilden (il passe en revue les livres épars). – Je vois que le rôle n’est pas aussi commode que… (un regard du côté de Phélie). « Shakespeare », « À propos de Shakespeare ». Mmm… Encore et toujours Shakespeare. Tout à l’heure dans le tramway, un quidam qui avait repéré le rôle qui dépassait de ma poche, m’a apostrophé, voulant m’être agréable : « Il y en a qui disent que ce Shakespeare n’a même pas existé, et pourtant, il en a laissé, des pièces !… Mais alors, s’il avait vraiment existé, peut-être bien que ces pièces, qui sait… » Et il me regardait d’un air curieux et un peu bête.
Félie rit, Stern reste de marbre.
Stern. – Et qu’est-ce que tu lui as répondu ?
Guilden. – Rien du tout. Le tramway s’est arrêté et je suis descendu.
Stern. – Vois-tu, Guilden, récemment encore, ta petite histoire m’aurait tout simplement fait rire. Mais maintenant que je me suis débattu pendant près de trois semaines pour exister dans la non-existence, pour rendre vivant un rôle qui n’a pour ainsi dire pas de vie propre, je me méfie de ces « être » et « ne pas être ». Entre les deux, il n’y a guère que le « ou », et c’est à chacun de faire son choix. D’aucuns l’ont déjà fait : les uns luttent pour l’existence, les autres pour la non-existence. Après tout, la ligne de la rampe est semblable à une frontière : pour la franchir, pour pouvoir se trouver de l’autre côté de ses feux, il faut acquitter des droits de douane.
Guilden. – Je ne comprends pas.
Stern. – Ce n’est pas tout que de comprendre. Encore faut-il choisir.
Phélie. – Et toi, tu… ?
Stern. – Oui. J’ai choisi.
Guilden. – Tu es un drôle de type. Si on racontait ça à Taïmer, il rirait bien. Jusqu’à présent, pourtant, notre patron ne se montre pas spécialement gai. Hier, quand tu as, une nouvelle fois, manqué la répétition, il a fait un vrai scandale. Je suis venu pour te prévenir que si tu « inexistes » encore une fois, Taïmer a menacé de…
Stern. – Je sais. Ça m’est égal. Vois-tu, je n’ai rien à apporter, ou plutôt, je n’ai personne à amener aux répétitions. Tant que le rôle ne viendra pas à moi, tant que je ne l’aurai pas vu comme je te vois là, je n’aurai rien à faire à vos assemblées.
Phélie lance un regard suppliant à Stem, mais celui-ci, comme englouti en lui-même, ne voit ni n’entend rien.
Guilden. – Mais enfin, il faut bien qu’il y ait un regard extérieur, d’abord l’œil du metteur en scène, puis celui du public…
Stern. – Bêtises. Le public… Vois-tu, si on décrochait les manteaux du vestiaire pour les installer dans les fauteuils et, qu’à l’inverse, on accrochait les spectateurs aux patères, l’art n’y perdrait rien. Le metteur en scène, l’œil du metteur en scène, c’est ce que tu as dit, je crois ? eh bien, je le crèverais. À la porte ! Au diable ! Le comédien a besoin du regard de son personnage. Uniquement. Tenez, si en ce moment précis Hamlet en personne se présentait ici et me disait, les yeux dans les yeux : Ne m’en veuillez pas mes amis, mais j’ai du travail en retard. Un jour ou l’autre, de toute façon, je finirai par le faire venir, et alors… Partez.
Guilden. – Dis donc, Félie, tu n’as pas l’impression qu’il nous traite vraiment comme s’il était un prince ? Il ne nous reste qu’à nous en aller. D’autant que la répétition commence dans un quart d’heure.
Phélie. – Stern, mon chéri, viens avec nous.
Stern. – Laissez-moi. Je vous en prie… Pour moi aussi, ça va commencer…
Resté seul, Stern demeure quelque temps immobile, tout comme moi, ici. Puis…
Rar tendit brusquement la main vers le vide obscur des rayonnages, les yeux de l’assistance se tournèrent dans la même direction
… puis, il s’empare d’un livre, le premier venu. Je résume le monologue :
Stern. – Donc, essayons. Acte II, scène 2. Si je lui adressais à nouveau la parole ?… (À moi :) Que lisez-vous, mon prince ? – Des mots, des mots, des mots. Oh, s’il nous était donné de savoir quels mots ce livre contenait !… Si seulement… car c’est là que les sens se nouent ! Mais de quoi parlent-ils ? Avec qui ?
En cet instant – le remarquez-vous ? – dans la pénombre crépusculaire, sans bruit sur le pas de la porte, paraît le Rôle ; il reproduit fidèlement, mais comme dans un miroir de mauvaise qualité, l’apparence du comédien. Stern, qui tourne le dos à la porte, ne remarque pas le Rôle jusqu’au moment où celui-ci s’approche de lui et, tendant la main, lui touche l’épaule.
Le Rôle. – Écoutez, vous avez voulu connaître les mots du livre que j’ai coutume de feuilleter, depuis bientôt trois cent vingt ans, à la scène II du second acte. Ma foi, ces mots pourraient vous être cédés, mais pas sans contrepartie, cela va sans dire.
Le fantôme noir s’est glissé sans bruit dans le fauteuil vide qui faisait face à Stern. Le Comédien et le Rôle se dévisagent durant une longue minute.
Stern. – Non. Ce n’est pas ça. Mon Hamlet, je me le représente autrement. Pardonnez-moi, mais vous êtes terne et décati. Je voudrais autre chose.
Le Rôle (flegmatique). – Et pourtant, c’est bel et bien comme ça que vous allez me jouer.
Stern (dévisageant son double avec une intensité douloureuse). – Mais je ne veux pas, comprenez-vous, je ne veux pas être comme vous.
Le Rôle. – Peut-être que moi non plus je ne veux pas être, comme vous. Après tout, je suis simplement poli : on m’appelle, j’arrive. J’arrive et je demande pourquoi.
Les doigts de Rar palpaient l’air comme s’il y voletait une réplique invisible. Au moment même où ils semblaient l’avoir saisie, ils s’ouvrirent. Rar suivit d’un regard attentif le mot envolé.
— C’est là, chers trouveurs d’idées, que je vais essayer d’obturer le premier trou de la flûte. Stern doit se heurter à ce « pourquoi ». C’est un comédien, c’est-à-dire quelqu’un dont le métier consiste à dire les mots des autres, comment trouverait-il les siens pour expliquer à son reflet sa nature de reflété ? Tout cela me paraît assez simple : tout être tridimensionnel se dédouble deux fois en se reflétant au-dehors et en dedans. Les deux reflets sont faux ; le simulacre froid et plat que nous renvoie le banal miroir de verre est faux parce qu’il n’est pas en trois dimensions, il est plat ; l’autre reflet renvoyé au-dedans, et qui s’insinue dans le cerveau par les nerfs centripètes, ce reflet qui est un ensemble compliqué d’auto-sensations est faux, lui aussi, parce qu’il a plus de trois dimensions.
Or, ce que le malheureux Stern a voulu objectiver, ramener du fond de son âme à la périphérie, susciter par le jeu et attirer dans le rôle, c’est justement l’autre simulacre de soi, celui du dedans ; un autre reflet a répondu à l’appel : le reflet vitreux, mort, caché sous la surface, le reflet extériorisé. Il n’en veut pas, il cherche à exorciser le fantôme importun, et par là même lui confère une existence objective, en dehors de lui. Ce dont je parle se passe également en dehors des pièces de théâtre, c’est quelque chose qui arrive et qui arrivera encore. Prenez par exemple Ernesto Rossi, il raconte dans ses Mémoires sa visite aux ruines d’Elseneur. Voilà en peu de mots ce que ça donne. Un peu avant d’arriver au château, Rossi descend de sa calèche et se dirige à pied vers les ruines. Dans la pénombre qui s’épaissit, il marche à pas lents vers le château. Il revit l’histoire immortelle du prince de Danemark. À mesure qu’il se rapproche de la silhouette noire du pont-levis, il se met à réciter, d’abord à mi-voix, puis de plus en plus fort, la scène du premier acte où Hamlet apostrophe le spectre de son père. Il se prend au jeu, déclame son texte jusqu’à la réplique du Spectre et, comme toujours en cet endroit, il lève la tête. Et il le voit. Sortant du château, avançant sans bruit, le Spectre s’approche du pont-levis ; la réplique lui appartient. Rossi raconte ensuite qu’il a tourné le dos à son partenaire, a couru à toutes jambes vers sa voiture, y est monté et a ordonné au cocher de rentrer à bride abattue. Ainsi le comédien a fui, en l’occurrence il a fui devant le rôle qui est venu à lui. Mais il aurait pu aussi bien rester sur le pont-levis qui reliait un monde à l’autre. Stern, lui, sera bien obligé de rester, point n’est besoin pour cela de talent, la volonté suffit. Mais relançons plutôt la pièce. Notre personnage nous attend depuis longtemps, je lui ai imposé une pause trop longue. Reprenons…
Stern. – C’est donc ainsi qu’on me verra ? Comme toi ?
Le Rôle. – Oui.
Stern (rêveusement). – Bien. Encore une question : d’où viens-tu ? Et autre chose encore : d’où que tu viennes, il faudra bien que tu repartes. Je refuse le rôle.
Le Rôle (se levant). – Comme tu voudras.
Stern (le rattrape). – Attends. On pourrait te voir, j’en ai peur. Je ne voudrais pas que quelqu’un d’autre que moi… tu comprends.
Le Rôle. – Ne m’intégrez pas trop vite dans l’espace. Disons qu’il n’est pas… obligatoire de me voir. Nous existons, mais ce n’est qu’une convention. Nous verra qui voudra, et qui ne voudra pas… C’est autoritaire et plutôt de mauvais goût d’être obligatoirement réel. Et si chez vous, sur terre, cela n’est pas encore tombé en désuétude…
Stern. – Attends, attends. Mais c’est que je voulais vraiment en voir un autre.
Le Rôle. – Je ne sais pas. On s’est peut-être trompé de feuille de route. Ce sont des choses qui arrivent quand on passe d’un monde à l’autre. En ce moment, il y a une énorme demande de Hamlets… Hamletbourg est quasiment déserté.
Stern. – Je ne saisis pas.
Le Rôle. – C’est pourtant simple. Vous avez déposé la demande aux archives, mais on vous a livré sur le stock courant.
Stern. – Alors, comment débrouiller l’affaire ?
Le Rôle. – Tout simplement. Je vous emmène à Hamletbourg, et une fois sur place, vous cherchez ce qu’il vous faut.
Stern (interloqué). – Mais où est-ce ? Et comment y parvenir ?
Le Rôle – Où, dites-vous ? Au Pays des Rôles. Parfaitement, ça existe. Comment y parvenir ? Ce n’est ni racontable, ni montrable. Je pense que les spectateurs nous pardonneront si nous… si nous faisons ça derrière le rideau baissé.
Rar nous regarda tous sereinement.
— Au fond, c’est le Rôle qui a raison. Avec votre permission, je baisse le rideau. Maintenant poursuivons. Deuxième position. Essayez de voir la perspective fuyante bornée de hautes murailles et surmontée d’arcs gothiques en ogive. Les parois de ce tunnel fantastique sont recouvertes de bas en haut de carrés de papier colorés sur lesquels est écrit, en différents caractères et en différentes langues, un seul et même mot : Hamlet, Hamlet, Hamlet. À l’intérieur, sous les lettres s’étirant en ligne de fuite de ces affiches polyglottes : deux rangs de fauteuils qui vont se perdre au loin. Dans ces fauteuils, des Hamlets enveloppés de manteaux noirs. Chacun d’eux a un livre entre les mains. Tous sont penchés sur le volume ouvert, les visages blêmes sont recueillis, les regards ne se détachent pas des lignes imprimées. Çà et là, bruit une page tournée, et on entend une rumeur, douce et continue :
— Des mots, des mots, des mots.
— Des mots, des mots.
— Des mots.
Je vous invite une nouvelle fois, chers trouveurs d’idées, à scruter cette lignée de fantômes. Sous les bérets noirs des princes mélancoliques, vous reconnaîtrez ceux qui vous ont initiés au problème de Hamlet, qui vous ont menés dans ce long corridor noir et étroit qui traverse l’univers entier. Ainsi, de là où je suis, je peux parfaitement identifier le Hamlet de Salvini, les sourcils froncés sur un texte qu’il est seul à voir. Plus loin, à droite, sous les plis d’une lourde étoffe noire, une silhouette frêle qui ressemble à Sarah Bernhardt ; les doigts fins et faibles ont peine à retenir un épais volume à fermoirs de bronze, mais les yeux s’accrochent aux signes et aux sens dissimulés dans le livre. Plus près de nous, sous la tache rouge d’une affiche, le visage tourmenté et bouffi de Rossi ; la joue molle appuyée sur la main, le coude sur le bois sculpté du fauteuil, les muscles sont tendus, les tempes battantes. Plus loin, au fond du tunnel, je vois les traits délicats, presque féminins de Campbell, les pommettes saillantes et les lèvres serrées de Kean et loin là-bas, à peine visible, tour à tour surgissant et s’effaçant dans un tremblement de reflets et d’ombres, le masque ironique de Richard Burbage, renversé en arrière, un sourire arrogant sur les lèvres, les yeux mi-clos. J’ai peine à distinguer d’ici, c’est loin, mais il me semble qu’il a refermé le livre : lu de la première à la dernière lettre, les pages serrées, celui-ci repose, immobile, sur ses genoux. Je reviens en arrière, certains visages se sont estompés, d’autres se sont détournés. Je reviens d’ailleurs aussi à l’action.
La porte du fond se lève comme un rideau de théâtre, laissant entrer un flot de lumière vive et deux personnages : le Rôle, faisant office de cicérone, suivi de Stern qui jette autour de lui des regards inquiets. Un collant noir gaine ses jambes, les lacets de ses souliers traînent par terre, une veste courte a été hâtivement jetée sur ses épaules. D’un pas lent, très lent, ils passent entre les rangées de Hamlets plongés dans leur lecture.
Le Rôle. – Vous avez de la chance. Nous arrivons juste à la scène qu’il vous faut. Choisissez : de Shakespeare à nos jours.
Stern (il indique quelques fauteuils vides). – Pourquoi ceux-ci ne sont-ils pas occupés ?
Le Rôle. – C’est qu’ils sont destinés aux Hamlets à venir. Ainsi, à supposer que vous m’ayez joué, il se serait trouvé une petite place pour moi, sur le côté, un strapontin, un tabouret. Alors que maintenant, malgré tout le trajet qu’on a fait, d’un monde à l’autre, on en est réduits à rester debout. Écoutez : et si maintenant nous quittions le pays des réalisations pour celui des idées ? Là-bas, il y a autant de places qu’on veut.
Stern. – Non. C’est ici qu’il faut chercher. Qu’est-ce que c’est ?
Tout en haut, sous les voûtes, de longs bruits crépitants passent puis s’évanouissent.
Le Rôle. – Un vol d’applaudissements. Il leur arrive de passer ici, comme des oiseaux migrateurs, quand ils vont d’un monde à l’autre. Mais je ne peux pas rester plus longtemps, on finirait par remarquer mon absence au bureau des idées. Vous devriez venir avec moi, je vous assure.
Stern fait non de la tête, son guide s’en va ; il reste seul au milieu des mots, dans les mots. Avec l’avidité d’un mendiant collé à une vitrine, il scrute l’enfilade des rôles. Il fait un pas, puis un autre. Il hésite. Il fouille la pénombre des yeux et finit par distinguer, immobile dans le fond, la superbe silhouette de Richard Burbage.
Stern. – Celui-là.
Mais, a ce moment, un des Hamlets qui, délaissant son livre, dévisageait le nouveau venu depuis longtemps, se lève, soudain, et lui barre le chemin. Surpris, Stern bat en retraite, mais le Rôle lui-même est troublé, effrayé presque. Passant de la pénombre à la lumière, il laisse voir les trous et les pièces d’un manteau mal coupé qu’il a visiblement emprunté à quelqu’un ; sur son visage mal rasé, un sourire obséquieux.
Le Rôle. – Vous venez de là-bas ? (Stern acquiesce d’un signe de tête). Ça se voit. J’aimerais bien qu’on me dise pour quelle raison on ne me joue plus. Vous n’êtes pas au courant ? Bien sûr, il est de notoriété publique que le tragédien Zamtoutyrski est un poivrot et une crapule. Mais enfin, tout de même ! Tout d’abord, il ne m’a pas appris. Vous imaginez comme c’est agréable de n’être pas appris, on ne sait même plus si on est ou si on n’est pas… Dans ce fameux « êtrounepazêtre », à l’acte III, on s’est si bien empêtrés que si le souffleur n’avait pas été là… Et après, pas une seule fois devant les feux de la rampe. Pas un rappel ! Pouvez-vous me dire ce qui est arrivé à Zamtoutyrski ? Il a sombré dans l’alcool ou il a changé d’emploi ? Si jamais vous retournez là-bas, faites-lui honte. Ce ne sont pas des manières ; maintenant qu’il m’a engendré, il doit me jouer… (Stern écarte la Parodie et essaie de passer, mais elle s’obstine.) Pour ma part, si je peux vous être utile…
Stern. – Je cherche le livre de l’acte II. Il faut que je trouve son sens.
Le Rôle. – Il fallait le dire. Eh bien, le voici. Mais n’oubliez pas de me le rendre. Zamtoutyrski était comme vous, il avait tout construit sur ce livre ; de moi, il n’avait rien appris, pas un mot, il déambulait sur le plateau, et hop, le nez dans le bouquin… Puisque au II, Hamlet peut consulter son livre, pourquoi pas au III ou au V, par exemple ? Et s’il ne se venge pas, c’est par manque de temps : parce que c’est un dévoreur de livres, un érudit, un homme occupé, un intellectuel, toujours à lire, à lire, pas une minute à lui, même pas le temps de tuer son homme. Alors, si ça vous intéresse, veuillez vous reporter à la traduction russe de Polévoï, éditée par Pavlenkov.
Stern se débarrasse du rôle collant de Zamtoutyrski et se dirige vers le fond où se dessine la silhouette fièrement cambrée de Burbage. Il reste planté devant lui sans oser lui adresser la parole. Burbage ne le remarque d’abord pas, puis ses paupières se soulèvent lentement.
Burbage. – Que vient faire ici cet être qui projette une ombre ?
Stern. – Il voudrait que tu le prennes pour ombre.
Burbage. – Qu’as-tu à dire, étranger ?
Stern. – Que je suis un humain qui, de sa propre ombre est envieux : elle est capable de rapetisser et de grandir, alors que moi, je suis toujours égal à moi-même, je suis toujours le même en pouces, en jours, en pensées. Depuis longtemps déjà, je n’ai plus besoin de la lumière des soleils, j’ai choisi les feux de la rampe, et j’ai passé toute ma vie à chercher le Pays des Rôles, mais il refuse de m’accueillir parce que je ne suis qu’un trouveur d’idées et que je ne suis pas capable de réaliser quoi que ce soit : les lettres cachées sous les fermoirs de ton livre, ô grand personnage, resteront à jamais, pour moi, indéchiffrées.
Burbage. – Qui sait ! Voilà trois siècles que je demeure ici, loin des rampes éteintes. C’est un délai suffisant pour épuiser toutes les pensées. Vois-tu, il vaut mieux être un figurant là-bas, sur terre, qu’un premier rôle ici, dans le monde des jeux achevés. Mieux vaut être une lame émoussée et rongée de rouille qu’un fourreau précieux mais vide ; bref, mieux vaut être, fût-ce médiocrement, que ne pas être, fût-ce superbement ; aujourd’hui, je ne perdrais pas mon temps à méditer pour trancher ce dilemme. Et si tu veux vraiment…
Stern. – Oui, je le veux !
Burbage. – Alors, changeons de place. Pourquoi le Rôle ne jouerait-il pas un comédien jouant un rôle ?
Ils échangent leurs manteaux. Absorbés par leur lecture, les Hamlets n’ont pas remarqué que Burbage, adoptant instantanément la démarche et les gestes de Stern, les traits dissimulés sous un béret rabattu, se dirige vers la sortie.
Stern. – Je vous attends. (Il se tourne vers le fauteuil vide de Burbage où ne reste que le livre aux fermoirs luisants.) Il a oublié son livre. Trop tard. Il est parti. (Il s’assied sur le bord du fauteuil et examine d’un œil curieux les fermoirs du livre. De toutes parts, le bruissement des pages a repris, et le murmure : « Des mots, des mots, des mots ! ») J’attendrai.
Troisième position : les coulisses. À l’entrée, Félie, sur une banquette basse. Elle a un cahier sur les genoux. Les mains sur les oreilles, elle se balance doucement d’avant en arrière en apprenant son rôle.
Félie. – J’étais à coudre dans ma chambre lorsque,
soudain
Hamlet est entré, tout courant…
Guilden entre.
Guilden. – Stern n’est pas là ?
Félie. – Non.
Guilden. – Tu l’as prévenu ? S’il manque encore une fois la répétition, c’est à moi que reviendra le rôle.
Burbage (paraît sur le pas de la porte, derrière les personnages qui dialoguent. En aparté). – C’est vrai qu’il est revenu, le rôle, mais ce n’est pas à toi qu’il reviendra.
Guilden sort par la porte de côté, Félie se penche de nouveau sur son cahier.
Félie. —
J’étais à coudre dans ma chambre lorsque, soudain Hamlet entre, tout courant, le pourpoint déchiré Tête nue, les chausses sales et délacées tombent sur Les talons ; il est pâle comme un mur ; ses genoux Plient, ses yeux luisent d’un feu étrange,
Comme s’il était venu d’un autre monde,
Pour nous en raconter les affres,
Tel…
Burbage (reprenant). – Tel il m’est apparu. C’est bien cela ? Les genoux plient. Parbleu ! Il est venu de si loin. Mais ce serait trop long à raconter.
Phélie (dévisageant, stupéfaite, le nouveau venu). – Comme tu es bien entré dans le rôle, mon aimé.
Burbage. – Votre aimé, c’est ailleurs qu’il est entré. Phélie. – Ton rôle, on voulait te le reprendre ; j’ai écrit une lettre hier. Elle a donc été reçue !
Burbage. – J’ai bien peur que les lettres n’arrivent pas là-bas. D’ailleurs, comment enlever un rôle à un comédien lui-même enlevé ?
Phélie. – Ton propos est étrange.
Burbage. – Cet étrange,
Accueille-le, comme un étranger, dans ta
demeure.
Entrent Taïmer, Guilden et quelques comédiens qui interrompent ce dialogue.
— Taïmer, metteur en scène. Nous n’allons pas lui inventer un physique, il n’a qu’à ressembler à n’importe qui, à moi, par exemple, les amateurs peuvent ainsi juger sur pièces, précisa Rar, souriant à l’assistance.
J’ai été, je pense, le seul à lui renvoyer son sourire ; le cercle des trouveurs d’idées, hermétiquement clos, n’exprima d’aucune façon son avis sur cette histoire.
— Taïmer m’apparaît comme un expérimentateur, un faiseur de calculs opiniâtres, adepte des méthodes de mise en scène ; il a besoin des hommes qu’il insère dans ses schémas, comme le mathématicien a besoin de chiffres ; lorsque le tour de ce chiffre passe, il biffe le signe usé. Voyant maintenant celui qu’il prend pour Stern, Taïmer n’est pas surpris, ni même fâché.
Taïmer. – Ah, vous voilà. Mais le rôle est parti. Trop tard. C’est Guilden qui joue Hamlet.
Burbage. – Vous faites erreur, c’est le comédien qui est parti, non le rôle. À votre service.
Taïmer. – Je ne vous reconnais pas, Stern. Vous avez toujours, semble-t-il, évité de jouer, notamment de jouer avec les mots. Soit. Deux acteurs par rôle ? D’accord. Voyez plutôt : je prends un rôle et je le déchire en deux. Ce n’est pas difficile, il suffit de déterminer à l’avance la ligne de déchirure. Au fond, Hamlet c’est le combat du oui et du non. Ils feront office de centrosomes, ceux qui divisent la cellule en deux cellules nouvelles. On essaye : qu’on apporte deux manteaux, un blanc et un noir. (Il annote promptement les brochures des rôles, il en donne une à Burbage, avec le manteau blanc, et l’autre à Guilden, avec le manteau noir.) Acte III, scène 1. Préparez-vous. Un, deux, trois, le rideau se lève.
Hamlet I
(Manteau blanc)
Hamlet II
(Manteau noir)
— Être
— Ou ne pas être, voilà la question.
— Que vaut-il mieux ?
— Qu’est-ce qui est plus noble ?
— Souffrir les foudres et les flèches de l’adversité ? Oh, non.
— Ou s’opposer à l’océan des maux. Y faire face en combattant ?
— Mourir
— Non, seulement dormir.
— Pas davantage ?
— Oui, et savoir que ce sommeil mettra un terme à tout. Et aux mille blessures…
— Lot des vivants…
— Un tel dénouement ne peut, qu’avec ferveur, être désiré.
— Mourir ?
— Dormir.
— Dormir… Rêver peut-être. Quels rêves animeront le sommeil mortel. Lorsque nous aurons rejeté les vanités d’ici-bas ?
— Oui, voilà qui nous arrête et rend éternelle notre misère. Qui pourrait supporter les coups et les risées du siècle, l’impuissance du droit, l’arbitraire des tyrans, l’injure de l’arrogant et l’angoisse de l’amour oublié…
— Le mépris du mérite chez les âmes méprisables…
— Oui, nous pouvions d’un coup accéder à la paix. Oui, seule la peur de quelque chose après la mort de ce pays inconnu d’où aucun voyageur n’est jamais revenu…
— C’est faux ! il est revenu !
Tous, surpris, se tournent vers Burbage qui a interrompu le monologue qui allait se scinder en dialogue.
Taïmer. – Cela ne fait pas partie de votre rôle.
Burbage. – Non. Cela vient du Royaume des Rôles. (Il a repris sa pose de tout à l’heure : au-dessus du manteau, blanc comme un suaire, un masque plâtreux est renversé en arrière ; les yeux sont clos ; sur les lèvres, un sourire de bouffon.) Il y a trois cents ans de cela, Willy jouait le Spectre, moi le Prince. Il avait plu toute la journée et le parterre était constellé de flaques. Pourtant, le public était nombreux. Vers la fin de la scène, quand je déclamais « le siècle est sorti de ses gonds », un petit tire-laine s’est fait pincer dans la foule. J’ai terminé l’acte sur fond de clapotis de pieds pataugeant dans les flaques et une rumeur sourde : « voleur, voleur, voleur ». Comme c’était chez nous la coutume, le pauvre bougre a été traîné sur la scène et attaché au pilori. Tout au long du second acte, il paraissait mal à l’aise, et détournait la tête pour essayer d’échapper aux doigts qui se tendaient vers lui. Mais, à chaque scène, le voleur prenait de plus en plus d’assurance, il s’impliquait dans l’action, se montrait de plus en plus effronté, allant jusqu’à faire des grimaces, ou même à lâcher des observations et des conseils, au point que nous le détachâmes du poteau et le chassâmes du plateau. (Se tournant brusquement vers Taïmer.) J’ignore qui ou quoi t’a attaché à ce jeu. Mais si tu crois que tes misérables idées volées – un penny pièce ! – sont capables de me rendre plus riche, moi pour qui ces vers ont été écrits, dans ce cas, empoche tes sous et quitte le jeu !
Il jette son texte à la tête de Taïmer. Confusion.
Phélie. – Calme-toi, Stern !
Burbage. – Mon nom est Richard Burbage. Et moi aussi, fripouille, je te délie ! Hors du Royaume des Rôles !
Taïmer (blême, mais calme). – Merci, puisque mes mains sont déliées, je vais en profiter pour… Mais attachez-le donc, vous voyez bien qu’il a perdu la raison !
Burbage. – Hommes, j’ai accepté de m’abaisser jusqu’à vous, du haut de ce qui est infiniment supérieur à votre raison, mais vous m’avez rejeté…
On se jette sur Burbage pour tenter de le ligoter. Dans les soubresauts de cette lutte, il crie, comprenez-vous, il leur crie à tous… attendez, je vais…
Marmonnant des paroles confuses, le narrateur enfonça rapidement la main dans sa poche : quelque chose se froissa sous le revers noir de sa jaquette. Il s’interrompit aussitôt, regardant fixement l’auditoire. Des cous inquiets se tendirent. Des sièges remuèrent. Le président se dressa d’un bond et, d’un geste impérieux, mit fin au brouhaha.
— Rar, martela-t-il, vous avez apporté des lettres ici ? En cachette ? Donnez-moi le manuscrit. Immédiatement.
Rar semblait hésiter. Enfin, dans le silence général, son poignet émergea de sous le revers de sa jaquette : un cahier blanc, plié en quatre, tremblait entre ses doigts. Le président s’empara du manuscrit, son regard erra quelques instants sur les caractères : il tenait le cahier d’un air dégoûté, du bout des doigts, comme s’il craignait de se souiller au contact des lignes tracées à l’encre. Puis, il se retourna vers la cheminée, le feu s’était presque éteint, quelques braises, virant au violacé, achevaient de se consumer sur la grille.
— En vertu de l’article V des statuts, le manuscrit est mis à mort, sans effusion d’encre. Des objections ?
Personne ne bougea.
D’un geste brusque, Zez jeta le cahier sur les braises. Comme vivant, celui-ci tordit douloureusement ses feuillets blancs, chuinta, une spirale de fumée bleutée s’éleva, puis le feu prit et trois minutes plus tard, le président Zez pulvérisa à coups de pincettes ce qui, l’instant d’avant, avait été une pièce de théâtre. Il reposa les pincettes, se tourna vers le narrateur et dit :
— Poursuivez.
Le visage de Rar mit quelque temps à reprendre son expression habituelle ; de toute évidence, il avait du mal à se maîtriser. Il parla pourtant.
— Vous m’avez traité comme mes personnages ont traité Burbage. Après tout, c’est bien fait pour moi et pour lui. Je continue, ou plutôt, comme les mots que j’avais l’intention de lire ne sont plus lisibles – il glissa un regard rapide vers la cheminée où mouraient les dernières braises –, je saute la fin de la scène.
Il est évident que Phélie, épouvantée de ce qui est arrivé à la pièce, passe, avec le rôle, du côté de Guilden.
La quatrième et dernière position nous ramène à Stern.
Stern, qui est resté dans le Royaume des Rôles, attend le retour de Burbage. Son impatience grandit d’instant en instant. Là-bas, sur terre, se déroule déjà, peut-être, le spectacle dans lequel un rôle génial se joue lui-même à sa place. Un vol bruyant d’applaudissements passe sous les voûtes en ogive.
— C’est pour moi ?
Très ému, Stern tente de parler aux Hamlets qui l’entourent, plongés dans leurs livres. Des interrogations le torturent. Il se penche vers son voisin et demande :
— Vous devriez me comprendre. Parce que vous savez ce que c’est que la gloire.
En réponse :
— Des mots, des mots, des mots.
Le questionné refermant son livre s’éloigne. Stern s’adresse à un autre :
Pour vous tous, je suis un étranger. Mais bientôt, vous m’apprendrez à être vous.
L’autre Hamlet, le regard dur, referme son livre.
— Des mots, des mots.
À un troisième :
— Là-bas, sur terre, j’ai laissé une jeune fille qui m’aime. Elle me disait…
— Des mots…
À chaque question, comme en réponse, les Hamlets se lèvent, referment leurs livres et se retirent, l’un après l’autre.
— Et si Burbage ? Et si soudain, il refusait de revenir ? Comment alors retrouver le chemin qui mène là-bas, en arrière ? Et vous, pourquoi me quittez-vous ? Tous m’ont oublié, et elle aussi, peut-être, comme les autres. Elle m’avait pourtant juré…
Une fois encore :
— Des mots…
— Non, pas des mots ; les mots ont été brûlés, je les ai vus détruits à coups de pincettes, vous entendez ?
Rar se passa la main sur le front.
— Pardonnez-moi. Tout se mélange. Cela arrive… Permettez-moi quelques coupures.
Ainsi donc, la ribambelle des Hamlets a abandonné Stern ; à leur suite, rampent les taches bigarrées des affiches ; même les lettres bondissent hors des lignes et prennent la fuite. La perspective fantastique du Royaume des Rôles se métamorphose à chaque instant. Mais le livre oublié par Burbage est resté entre les mains de Stern. Il n’y a plus à tergiverser ; le moment est venu de conquérir le sens par la force, de violer le secret. Le livre est muni de solides fermoirs métalliques. Stern tente de tordre la reliure, le livre résiste et serre ses pages. Fou de colère, les doigts en sang, Stern défonce enfin la cachette des mots. Sur les pages desserrées :
— Actus morbi. Dossier médical. Patient n°… Schizophrénie. Évolution normale. Crises. Température. Rechute. Objet du délire : un certain « Burbage ». Digestion normale. La maladie tend à devenir chronique. Incurab…
Stern lève les yeux : un long couloir d’hôpital aux voûtes hautes. Une rangée de portes numérotées, à droite et à gauche, des fauteuils pour le personnel de garde et les visiteurs. Au fond du corridor, un infirmier, tout de blanc vêtu, plongé dans un livre. Il ne remarque pas qu’au bout du couloir, une porte s’ouvre pour laisser entrer un homme et une femme. L’homme se tourne vers sa compagne :
— Il avait beau être au plus mal, il fallait au moins me laisser le temps de me démaquiller et de quitter mon costume.
Attiré par les voix, l’infirmier s’étonne : sous les manteaux qu’ils viennent d’ôter, les visiteurs portent les costumes de Hamlet et d’Ophélie.
— Je te l’avais bien dit qu’on nous regarderait comme des bêtes curieuses ; pourquoi fallait-il se précipiter ?
— Imagine que nous soyons arrivés trop tard, mon chéri. Car si jamais il refusait de me pardonner…
— Sottises !
L’infirmier est abasourdi. Mais Stern, rayonnant, se lève au-devant des nouveaux venus.
— Burbage, enfin ! Et toi, mon unique ! Oh, comme je vous attendais, tous les deux ! Dire que j’ai osé avoir des soupçons ! Toi, Burbage, j’ai cru que tu me l’avais volée avec le rôle, j’ai voulu confisquer tes mots, et ils se sont vengés en me traitant de fou. Mais ce ne sont que des mots, les mots du rôle – et s’il faut jouer le fou, soit, je le jouerai. Mais pourquoi brusquement ce changement de décor ? Celui-là vient d’une autre pièce, je ne sais trop laquelle. Peu importe. Nous passerons de rôle en rôle, de pièce en pièce, toujours plus loin, au plus profond de ce Royaume des Rôles qui n’a pas de limites. Pourquoi ne portes-tu pas ta couronne de fleurs, Ophélie ? Tu sais bien que pour la scène de la folie il te faut du romarin et de la rue. Où sont-ils ?
— Je l’ai ôtée, Stern.
— Vraiment ? Ou peut-être t’es-tu noyée et ignores-tu que tu n’es plus, et ta couronne flotte entre les roseaux et les lis d’eau et personne n’entend…
— Je crois que je vais m’en tenir là. Sans fioritures superflues. Rar se leva.
— Permettez ! Les lunettes rondes de Daj s’avancèrent sur celui qui venait de parler. Finalement, meurt-il, oui ou non ? Et puis, il y a quelque chose qui m’échappe…
— Et alors… ! J’ai bouché tous les trous de la flûte, voilà tout. Le flûtiste n’en demande pas plus, il sait ce qu’il a à faire. En général, au-delà de l’essentiel, il reste forcément un reste. Là-dessus, je ne suis pas en désaccord avec Hamlet. « Le reste est silence. » Rideau.
Rar est allé à la porte, il a tourné deux fois la clef dans la serrure, nous a salués de loin et s’est éclipsé. Les trouveurs d’idées se séparèrent en silence. Le maître de céans a retenu ma main dans la sienne, s’excusant du fâcheux contretemps qui avait gâché la soirée, et me rappelant qu’il y aurait réunion le samedi suivant.
Une fois dehors, j’ai aperçu, loin devant, le dos de Rar avant qu’il ne disparaisse dans une petite rue latérale. Je marchais à grands pas, de place en place, essayant de débrouiller mes sensations. Il me semblait que cette soirée était comme un coin noir enfoncé dans ma vie. Il fallait l’extirper, mais comment ?
I I I
Le samedi suivant, à la tombée du jour, je me suis retrouvé au Club des tueurs de lettres. Tout le monde était là lorsque je suis entré. J’ai cherché Rar des yeux : il occupait la même place que la fois précédente, son visage paraissait plus aigu, ses yeux s’étaient enfoncés un peu plus dans les orbites.
Cette fois-ci, la clef et la parole revenaient à Tud. Il a longuement examiné le panneton d’acier de la clef, comme pour y découvrir, entre les découpes, un sujet, puis il a reporté son attention sur la parole, il a détaché les mots avec précaution l’un après l’autre, les examinant et les soupesant tout aussi méticuleusement. D’abord lents, les mots ont rapidement pris de la vitesse, se dépassant et se bousculant presque, si bien que des taches rouges parurent sur les pommettes mobiles du conteur. Tous les visages s’étaient tournés vers lui.
— La Fête de l’Âne. C’est le titre. Je l’imagine volontiers comme une nouvelle. Le thème date d’environ cinq siècles. Le lieu ? Mettons un village dans le Midi de la France. Une cinquantaine de maisons, une vieille église au milieu et tout autour, des vignobles et des champs opulents. Je vous rappelle que c’est précisément et à cette époque et dans cette région qu’est née et s’est enracinée la coutume de célébrer la Fête des Ânes ou Festa asinorum – on doit cette appellation latine à l’Église, sous les auspices et avec la bénédiction de laquelle la Fête de l’Âne se déplaçait de ville en ville et de village en village. Voici son origine : le samedi des Rameaux, lorsque l’on jouait, pour l’édification des foules, le Mystère de la Passion du Christ, on faisait venir, en chantant des antiennes, un âne, emprunté à un paysan, qui devait évoquer l’animal célébré dans l’Évangile, lequel, à grand renfort de références à la Loi et aux Prophètes, avait été élu pour son rôle providentiel. On peut supposer qu’au début, le brave bestiau, intégré quelque peu étrangement à la célébration eucharistique, manifestait sans doute un rien d’inquiétude et le désir de regagner au plus tôt son étable. Très vite, cependant, la Fête de l’Âne s’est muée en une sorte de messe à l’envers, que sont venus agrémenter blasphèmes et débordements orgiaques. Entouré d’une foule de villageois hilares, affolé par les hurlements et les coups de bâtons, le malheureux baudet ruait et brayait tout ce qu’il pouvait. Les enfants de chœur, accrochés aux oreilles et à la queue de l’âne évangélique, le tramaient de force à l’autel. Derrière, la foule braillait des chansons paillardes sur des airs de l’antiphonaire. Les encensoirs, bourrés d’immondices, emplissaient l’église de fumées nauséabondes. Les vases sacrés servaient à d’abondantes libations de cidre et de vin, on se colletait, on blasphémait et on riait à gorge déployée lorsque l’âne révéré crottait de peur sur les marches de l’autel. Et puis tout s’arrêtait net, la fête déménageait et les villageois, assouvis de blasphèmes, recommençaient à faire pieusement leurs dévotions, à donner leurs pauvres sous pour l’embellissement de l’église, à brûler des cierges aux saints, à faire humblement pénitence et à vivre tout aussi humblement, et cela jusqu’à l’asinorum suivant.
La toile est apprêtée. Poursuivons.
Françoise et Pierre s’aimaient d’un amour pur et fort. Pierre était un robuste gaillard qui travaillait les vignes des alentours ; Françoise, elle, ressemblait davantage aux saintes auréolées d’or, peintes sur les murs de l’église, qu’aux filles du voisinage. Nulle auréole ne nimbait sa charmante tête, car elle était seule à aider sa mère aux besognes ménagères, et cet attribut de sainteté n’eût pas manqué de la gêner dans son labeur. Françoise était aimée de tous et même le vieux curé Paulin, chaque fois qu’il la voyait, disait avec un bon sourire : « Que voilà une âme par Dieu enflammée ! » Une seule fois, le curé Paulin n’a pas parlé d’âme, ce fut lorsque Françoise et Pierre lui annoncèrent leur intention de se marier.
La première proclamation des bans s’est faite après la messe du dimanche : Françoise et Pierre côte à côte attendaient près de l’entrée, le cœur battant. Le vieux prêtre a gravi lentement les marches de l’ambon, il a ouvert son missel, longuement cherché ses lunettes et c’est alors seulement que les paroissiens ont entendu les deux noms prononcés à la suite, à travers un voile d’encens et de soleil.
La deuxième proclamation a eu lieu pendant les vêpres de mercredi. Pierre n’avait pas pu quitter son travail, mais Françoise était là. La pénombre de l’église était déserte, abstraction faite de deux ou trois miséreuses à l’entrée ; de nouveau, le vieux père Paulin fit grincer les marches de l’ambon comme pour se rapprocher des voûtes, tira son missel, retrouva ses lunettes dans la vaste poche de son surplis et réunit les noms de Pierre et de Françoise.
La troisième publication avait été fixée au samedi. Mais c’est ce jour-là précisément que la Fête de l’Âne a fait irruption avec ses tumultes et ses clameurs. Sur le chemin de l’église, Françoise entendit de loin monter vers elle le déferlement des voix avinées et hurlantes. Devant les marches du parvis, elle s’arrêta, vacillant comme une flamme au vent. La Fête de l’Âne vomissait son chœur désordonné de hurlements d’hommes et de bêtes. Françoise allait rebrousser chemin lorsque Pierre accourut ; le brave garçon refusait d’attendre plus longtemps ; ses mains, habituées à la bêche et à la houe, désiraient Françoise. Il découvrit le curé Paulin qui se protégeait derrière ses volets de la folie hurlante de l’église, et le supplia, certes un rien embarrassé mais avec insistance, de ne pas retarder la dernière proclamation, fût-ce d’une heure. Le vieux prêtre l’écouta sans souffler mot, sourit des yeux à Françoise et, toujours silencieux, se dirigea rapidement vers le portail ouvert, suivi des deux promis. Au moment d’entrer dans l’église, Françoise voulut retirer sa main de celle de Pierre, mais il ne la lâcha pas ; les rugissements de la foule entassée, les rires de centaines de gorges et les cris de souffrance presque humains de l’âne assourdirent Françoise. À travers la fumée des encensoirs nauséabonds, ses pupilles dilatées ne distinguèrent d’abord que les poings brandis, les gueules béantes, les yeux exorbités et injectés de sang. Et puis, le visage calme et recueilli du ministre de Dieu, s’élevant pas à pas, marche après marche, vers les voûtes. À sa vue, il y eut soudain un moment de silence. Surplombant l’océan de têtes, le curé Paulin ouvrit son missel et chaussa ses lunettes avec placidité. Le silence se prolongeait.
— Troisième proclamation. Au nom du Père… – un grondement sourd, comme dans un chaudron en ébullition, s’opposait à la voix faible mais claire du prêtre –… unis par les liens du mariage, Françoise…
— Et moi.
— Et moi. Et moi.
— Et moi… Et moi… Et moi, bramaient d’innombrables gosiers. Le chaudron avait fait sauter son couvercle et vomissait son bouillon d’yeux exorbités qui hurlait, glapissait et mugissait :
— Et moi… Et moi…
Jusqu’à l’âne qui, tournant vers la fiancée ses naseaux écumants, se mit soudain à braire de toutes ses dents :
— Et mohaaa…
On emporta Françoise évanouie sur le parvis. Pierre, effrayé et perdu, s’affairait pour essayer de lui faire reprendre ses esprits.
Et puis, ma foi, les choses ont suivi normalement leur cours et les amoureux furent enfin mariés. C’est, pourrait-on croire, la fin de notre histoire. Eh bien non, ce n’est que le commencement.
Les jeunes époux vécurent quelques mois dans une parfaite harmonie des âmes et des corps. Le labeur les séparait dans la journée, la nuit les rendait l’un à l’autre. Leurs rêves mêmes, qu’ils se racontaient à l’aube, se ressemblaient.
Mais voilà qu’une fois, un peu après minuit, juste avant le second chant du coq, un bruit réveilla Françoise, qui avait le sommeil léger. Dressée sur les coudes, elle prêta l’oreille : le bruit, d’abord sourd et lointain, grandissait et se rapprochait ; comme si le vent eût porté à travers la nuit une rumeur entrecoupée de cris de bête perçants ; une minute plus tard, il devint possible d’entendre distinctement des voix criant à tue-tête, un instant encore et les vagues successives devinrent perceptibles : « Et moi… Et moi… » Françoise, soudain glacée, glissa sans bruit au bas de son lit, alla vers la porte, pieds nus, en chemise, et colla l’oreille au vantail : oui, c’était bien elle, la Fête de l’Ane, Françoise en était sûre. Des centaines, des milliers de prétendants qui s’étaient glissés comme des voleurs dans la nuit, braillaient, exigeant ou implorant leur « et moi… et moi… » Des myriades de noces asines se déchaînaient autour de la maison ; des centaines de poings cognaient impatiemment les murs ; des fumées enivrantes transpiraient à travers les planches disjointes et derrière la porte, une voix douce et suppliante répétait : « Et moi, Françoise, et moi… »
Françoise ne comprenait pas comment Pierre pouvait dormir d’un sommeil aussi profond. Une terreur mortelle l’envahit à l’idée qu’il pourrait se réveiller et apprendre la vérité. Elle ne savait pas encore au juste en quoi consistait cette vérité lourde de tourment et de péché ; le loquet céda, la porte s’ouvrit et elle marcha, nue ou presque, au-devant de la Fête de l’Âne. D’un seul coup, le silence se fit autour d’elle, mais pas en elle. Elle allait, pieds nus dans l’herbe, sans savoir ni où ni vers qui. Non loin de là, un piétinement de sabots se fit entendre, un étrier tinta, quelqu’un lui adressa la parole d’une voix douce : peut-être était-ce un chevalier errant, égaré dans la nuit sans lune, ou un trafiquant qui avait choisi cette nuit si noire pour passer sa contrebande ? Le fiancé de la nuit est anonyme et, dans les ténèbres, il s’empare de ce qui est plus obscur que la plus obscure des nuits ; comme un voleur, il surgit, dérobe l’âme, et comme un voleur se volatilise. Bref, un étrier tinta de nouveau, de nouveau des sabots claquèrent, et au matin, quand son mari partit travailler, Françoise le regarda avec tant de tendresse, ses bras demeurèrent si longtemps enlacés autour de son cou que Pierre, sa houe sur l’épaule et sifflotant un refrain joyeux, garda de longs instants un sourire béat aux lèvres.
Une fois encore, il sembla que la vie avait repris son train coutumier. Les jours et les nuits passaient… jusqu’à ce que cela surgisse de nouveau. Françoise avait juré de ne plus céder à la tentation maléfique. Elle demeurait longuement agenouillée sur les dalles froides, devant les faces sombres des images de piété ; et son chapelet avait égrené bien des prières. Mais lorsque la Fête de l’Âne, violant son sommeil, se remit à danser sa ronde sauvage dont le cercle se rétrécissait sans cesse autour d’elle, elle perdit à nouveau toute volonté, se leva et marcha, sans savoir ni où ni vers qui. À un croisement plongé dans la nuit noire, elle fit la rencontre d’un mendiant ; il se leva pour aller au-devant de la vision blanche qui lui apparaissait à travers les ténèbres ; ses mains étaient rugueuses et ses haillons exhalaient une âcre odeur de pourri ; sans comprendre, sans y croire, il la prit avidement, et puis des piécettes tintèrent au fond d’un baluchon, une béquille cogna et le fiancé nocturne, rasant les murs, effrayé, ahuri, s’évanouit dans les ténèbres.
De retour au logis, Françoise écouta longuement la respiration égale de son époux et, penchée sur lui, les dents serrées, elle pleura silencieusement de dégoût et de bonheur. Des mois passèrent, des années peut-être, les époux s’aimaient de plus en plus fort. Et de nouveau, aussi inopinément, la chose se produisit. Cette nuit-là, Pierre, absent, était à une dizaine de lieues du village. Appelée par les voix, Françoise franchit le seuil de sa demeure : dans l’obscurité, entre les silhouettes imprécises des arbres, une lumière glissait au ras du sol, semblable à un grand œil jaune ; Françoise, sans pouvoir détacher son regard de cet œil, marcha à la rencontre de son destin. L’instant d’après, l’œil jaune se métamorphosait en une vulgaire lanterne de verre et de fer ; au-dessus de l’anse, des doigts décharnés émergeaient de la manche d’une soutane et, un peu plus haut, le reflet flou de la flamme éclairait la face flétrie et finement ridée du curé Paulin ; vers minuit, il avait été appelé au chevet d’un agonisant ; ayant promis le ciel à l’âme en détresse, il s’en retournait chez lui. Il ne s’étonna pas de rencontrer Françoise, seule et nue, en pleine nuit. Il leva sa lanterne, illumina son visage, considéra le tremblement des lèvres et le voile trouble des yeux. Puis, il souffla la flamme de sa lanterne et Françoise entendit :
— Rentre chez toi. Habille-toi convenablement et attends.
Le vieux prêtre marchait sans hâte, à petits pas traînants, s’arrêtant pour reprendre péniblement son souffle.
Il entra dans la demeure de la femme, elle était assise, immobile, sur un banc ; elle avait les mains jointes, paume contre paume, et sous l’étoffe de la robe, un frisson parfois la parcourait, comme si elle avait froid. Le curé Paulin la laissa pleurer tout son saoul et ne parla qu’ensuite :
— Âme chrétienne, soumets-toi à Celui qui t’a enflammée. Les Écritures et les Prophètes l’ont dit : ce n’est que sur un âne, cet animal stupide et malodorant, qu’il est possible d’entrer dans la cité de Jérusalem. Je te le dis, ce n’est qu’ainsi, par cette voie-là, que l’on accède au Royaume des Royaumes.
La jeune femme, surprise, leva ses yeux remplis de larmes.
— Oui. Pour toi aussi, mon enfant, le temps est venu de connaître ce qui n’est pas donné à tous de savoir : le mystère de l’Âne. Si les fleurs s’épanouissent et embaument, c’est parce que leurs racines plongent dans le fumier, dans la fange et la puanteur. De l’humble prière à la grande oraison, le passage par le blasphème est inévitable. Le pur, le sublime doit nécessairement se souiller et déchoir, fût-ce l’espace d’un instant. Comment saurait-on, autrement, que le pur est pur et le sublime sublime ? Si Dieu, ne serait-ce qu’une fois dans l’éternité, s’est fait chair et a adopté la loi des hommes, pourquoi l’homme mépriserait-il la loi et la chair de l’âne ? Ce n’est qu’en insultant et bafouant les plus sacrées des choses sacrées, les plus précieuses des choses précieuses, que nous pouvons en devenir dignes, car ici, sur cette terre, il n’est point de voies hors de la souffrance.
Le vieil homme se leva et entreprit d’allumer sa lanterne.
— Notre Église a ouvert ses sanctuaires à la célébration de l’Âne ; fiancée du Christ, elle désire être offensée et raillée parce qu’elle connaît le grand secret. Et si tous participent à la fête, à la joie, à la liesse et aux ris, seuls quelques élus vont plus loin. En vérité je te le dis : il n’est point de voies hors de la souffrance.
Sa lanterne allumée, le vieillard alla pour sortir. La femme posa les lèvres sur ses doigts osseux et demanda :
— Je dois donc me taire ?
— Oui, mon enfant. Car comment le mystère de l’Âne pourrait-il être révélé à… des ânes ?
Le curé Paulin sourit, comme il l’avait fait à la troisième proclamation des bans et sortit, refermant soigneusement la porte derrière lui.
Son récit terminé, Tud resta silencieux, tapotant de la clef d’acier l’accoudoir de son fauteuil, le visage tourné vers la porte d’entrée.
Le président Zez brisa le silence.
— Admettons. Il y a là une idée fondée sur quelques dizaines de briques. Nous avons l’habitude de nous passer de ciment. Donc, et puisque nous avons du temps devant nous, ne consentiriez-vous pas à assembler les éléments du récit dans un ordre différent ? Disons, la première brique – l’époque – pourrait rester là où elle est ; au centre de l’action, nous pourrions mettre le prêtre au lieu de la femme ; après quoi, vous enrichiriez le personnage central en lui ajoutant des éléments puisés dans la Fête de l’Âne : on peut toujours lui couper, disons… les racines en ne prenant que les fleurs, et enfin…
— … et enfin, l’interrompit le gros Tev en regardant le narrateur d’un œil ironique, faire aboutir le tout non pas à la vie mais à la mort.
— J’aimerais aussi qu’on rafraîchisse quelque peu le titre, gloussa Hiz dans son coin.
Sous les taches rouges qui marquaient le visage de Tud, les muscles tressaillirent ; il se pencha en avant, comme pour bondir ; sa silhouette courte et sèche, mobile et nette, avait quelque chose de la concision, de la rapidité et de la précision des nouvelles parmi lesquelles, selon toute apparence, il vivait. Il se mit brusquement debout, marcha le long des rayonnages noirs et pivota sur les talons pour faire face au demi-cercle des six.
— Très bien. Je commence. Titre : Le Sac du goliard. Voilà qui me permet de rester dans la même époque. Les goliards, ou « gais clercs » comme on les appelait alors, étaient – comme vous le savez tous, je présume – des moines errants, égarés en quelque sorte entre l’église et les tréteaux forains. Aujourd’hui encore, on s’interroge sur les origines de cet étrange mélange de bouffonnerie et de sacerdoce ; l’explication la plus plausible est qu’il s’agissait de curés de paroisses indigentes ; celles-ci ne nourrissant pas leur homme, ou ne le nourrissant qu’à demi, ils étaient contraints de gagner leur vie en faisant les saltimbanques, métier qui n’exigeait pas qu’on fasse partie d’une corporation. Le héros de mon récit, le père François (qu’il me soit permis d’en user avec les noms comme avec le reste, c’est-à-dire de les intervertir) était un de ceux-là. Chaussé de hautes bottes de cuir souples, un solide bâton à la main, il arpentait les chemins poussiéreux, allant de maison en maison, alternant psaumes et chansons, facéties gauloises et apophtegmes latins, carillons d’angélus et grelots de marotte. Son baluchon, qu’il tenait par-dessus l’épaule avec une ficelle, abritait côte à côte, serrés comme mari et femme et soigneusement pliés, un manteau d’arlequin garni de sonnailles et une antique soutane usée jusqu’à la corde. Une gourde de vin pendait à son côté au bout d’une courroie, un chapelet aux grains noirs était enroulé en trois rangs autour de son poignet droit. Le père François était un joyeux lascar : par pluie battante et sous soleil de plomb, il s’en allait à travers les blés mûrs ou les chemins enneigés en sifflant quelque chansonnette ; de temps en temps, il saisissait sa gourde pour baiser les lèvres de verre, comme il disait ; personne n’avait jamais vu le père François embrasser quelqu’un d’autre.
Mon moine errant n’était certes pas un personnage inutile : lui demandait-on de célébrer un office qu’il sortait sa vieille soutane, l’endossait ou déroulait son chapelet, dénichait au fond de son sac un crucifix et voilà qu’il était armé pour, d’un air grave, lier ou délier ; fallait-il au contraire faire la fête, jouer un interlude ou apprendre le rôle du diable, trop difficile à retenir pour les comédiens amateurs d’une guilde quelconque, et le manteau d’arlequin jaillissait du baluchon pour envelopper les larges épaules du père François ; bien malin qui eût trouvé plus habile que notre goliard à imaginer mille pitreries et à faire rire aux larmes.
Nul ne savait s’il était jeune ou vieux : un hâle de bronze recouvrait sa face glabre, et le sommet dénudé de son crâne valait tout aussi bien tonsure que calvitie. Il arrivait que des filles, après s’être esclaffées à ses facéties ou avoir versé des larmes de dévotion à la messe, dévisagent François avec insistance, mais notre homme était un vagabond ; une fois jouée la farce et célébrée la messe, il remettait manteau et soutane dans son baluchon, refaisait le nœud, et partait ; ses mains ne serraient que son bâton de pèlerin, ses lèvres ne touchaient que les lèvres de verre. Certes, alors qu’il allait à travers champs, il aimait échanger quelques propos sifflés avec des oiseaux de passage – mais les oiseaux aussi sont des vagabonds, et un mot leur eût suffi pour dialoguer avec les humains : « Passons ! » Là, au milieu des champs, dans le vent et le babil des oiseaux, le clerc conversait volontiers avec son baluchon : il libérait sa bouche, muselée par un bout de ficelle, étalait au soleil habit noir et habit coloré, et débitait quelques plaisanteries :
— Suum cuique, amici mei2☺! Retiens bien cela, toi, le tout noir et toi, le tout bigarré. Et d’ailleurs, s’il y avait sur terre un rire en noir et des messes en couleur, il ne vous resterait plus qu’à échanger vos places, mes bons amis ; en attendant, à l’un l’odeur de l’encens, à l’autre les taches de vin…
Et, les battant tous deux pour en faire sortir la poussière, il les renfonçait dans son baluchon et repartait, par les chemins tortueux, sifflotant à l’unisson des perdrix.
Une fois, à la tombée du jour, alors qu’il était las et couvert de poussière, le père François aperçut des lumières. C’était un petit village d’une quarantaine de foyers, avec en son centre une église et des vignes tout autour. Juste avant d’y arriver, il croisa un homme avec qui il échangea quelques propos : Qui es-tu ? D’où viens-tu ? Où vas-tu ? Pour quoi ? À peine le père François s’était-il installé dans une taverne à l’enseigne de L’As coupe tout qu’on l’appela au chevet d’un agonisant. Non sans avoir ingurgité en toute hâte un verre ou deux, il endossa sa soutane et se précipita, tout en la boutonnant, au-devant de la pauvre âme qui attendait de lui les derniers secours.
Ayant donné l’absolution au mourant, il s’en retourna là où l’attendait sa gourde. La nouvelle de sa venue avait fait le tour des quarante logis. À L’As coupe tout, quelques vieux paysans l’attendaient. Le lendemain étant jour de foire, ils le prièrent d’amuser les gens de l’endroit par quelques facéties corsées, voire gaillardes. On trinqua et notre gai clerc accepta l’invite.
Tard dans la soirée, alors qu’il était en quête d’un abri pour la nuit, il croisa un homme porteur d’une lanterne. L’œil jaune le dévisagea ; à travers la lumière qui l’aveuglait, il distingua une main vigoureuse qui tenait l’anse de la lanterne, puis le visage large et souriant à pleines dents d’un jeune gars.
— N’auriez-vous pas croisé le père François ? demanda-t-il. Je le cherche.
— Eh bien, cherchons-le ensemble. Tu as un miroir sur toi ?
— Un miroir, pour quoi faire ?
— Comment verrais-je le père François sans miroir ? Comment t’appelles-tu ?
— Pierre.
— Et ta fiancée ?
— Pauline. Comment savez-vous que j’ai une fiancée ?
— Bien. Demain, avant l’angélus. Si vous tenez à vous coller l’un à l’autre jusqu’à devenir une seule et même chair, il n’est pas de meilleure colle que celle que j’ai dans mon sac. Bonne nuit.
Le moine souffla la lanterne du gars éberlué et s’en alla, le laissant plongé dans l’obscurité et la stupéfaction.
Le lendemain matin, le père François se mettait à l’ouvrage ; il aspergeait d’eau bénite des enfants malades, marmonnait des prières purificatrices au chevet d’une accouchée, après quoi, échangeant promptement sa soutane contre l’accoutrement de saltimbanque, il serra ses habits sacerdotaux dans son baluchon qu’il confia aux bons soins du valet de l’aubergiste, un grand échalas à large bouche, et se rendit sur la place du marché pour amuser les paysans venus des villages environnants. De chanson en chanson, de pitreries en calembredaines, le temps passait, le bon peuple riait à gorge déployée et refusait de laisser partir le bateleur. Entendant sonner l’angélus, les paysans se découvrirent, tandis que le père François, retenant son manteau à sonnailles rentrait en courant à son auberge pour se changer et ne pas rater le mariage.
Le valet de l’auberge, la mine contrite, l’accueillit sur le pas de la porte. Il avait entre les mains le baluchon du moine étrangement plat et flasque.
— Voyez-vous, monsieur, balbutia le grand échalas, moi aussi j’avais envie de vous entendre débiter vos gaudrioles, quelqu’un en a profité pour vider votre sac. Qui aurait pu croire…
Le moine fouilla son baluchon.
— Vide ! clama-t-il au comble du désespoir. Vide autant que ta tête, grand nigaud ! Comment vais-je célébrer ce mariage, alors que j’ai tout perdu, sauf mon latin ?
On eût été bien en peine de trouver la réponse à cette interrogation sur la face niaise du valet. Le père François, empoignant son sac et sonnaillant de plus belle, courut vers l’église. En cours de route, il explora une nouvelle fois le vide du baluchon : tout au fond, ses doigts découvrirent une croix que le voleur avait négligé d’emporter. Le père François l’enfila par-dessus son vêtement de bouffon, déroula son chapelet et proclama, aussitôt entré dans l’église :
— In nomine…
— Cum spiritu tuo, reprit l’enfant de chœur, fixant avec ahurissement le saltimbanque qui gravissait les degrés du maître-autel. La confusion fut aussitôt générale : les enfants de chœur battirent précipitamment en retraite, une vieille paysanne laissa échapper son cierge allumé, la mariée pleurait de honte et d’effroi ; quant au vigoureux marié, accompagné de deux ou trois de ses amis, il jeta le mécréant hors de l’église, le roua de coups et le laissa pour mort sur le parvis.
La fraîcheur nocturne lui fit reprendre ses esprits. Le père François se releva, fit l’inventaire de ses bleus et bosses, puis de son baluchon qui gisait à côté de lui, mais celui-ci était obstinément vide, ce qui ne l’empêcha pas de le fermer d’un double nœud ; il le jeta par-dessus son épaule d’un mouvement familier, empoigna son bâton et quitta le village endormi. Il alla ainsi à travers la nuit, en faisant tintinnabuler ses sonnailles. Au petit jour, il croisa des gens qui s’écartèrent précipitamment devant ce fantôme bariolé dont la place était sur des tréteaux de foire et non au milieu des sillons noirs d’un champ labouré. Arrivé en vue d’un village, il décida de le contourner ; il passa derrière les maisons et les jardins en marchant le plus doucement possible afin que le tintement de ses grelots n’attirât pas l’attention. Mais un chien pelé avisant la bigarrure ambulante, aboya éperdument, ameutant la population. Très vite, le bouffon cheminant à travers champs entraîna derrière lui une ribambelle de gamins dans un concert de quolibets et de sifflets.
Un paysan occupé à réparer sa clôture ne répondit pas au salut du fantôme saltimbanque, des femmes qui traversaient la route, portant des cruches d’eau, refusèrent de sourire à ses mines cocasses et passèrent leur chemin, les yeux baissés. C’était une dure journée de labeur, et les gens occupés et dégrisés n’avaient pas le temps de rire ; ils avaient plaisanté tout leur saoul, rangé leurs habits du dimanche au fond des coffres, revêtu leurs tenues de travail et entamaient une nouvelle série de six journées au visage gris. Ce passant incongru était un jour de fête égaré en semaine, une aberration qui semait le désordre dans leur fruste calendrier ; les regards se détournaient de lui, il ne rencontrait que sourires méprisants ou dos indifférents. Il comprit alors combien solitaire et rejeté est le rire, cet assemblage pur et séraphique de lambeaux multicolores que des aiguilles pointues cousent ensemble, d’un fil ténu. Il aurait pu voler jusqu’au soleil, mais ne dépassait pas le perchoir ; il avait une âme d’aigle, mais des ailes de poule caquetante et domestique, les sourires de la fête, tout comme dans la cage, étaient comptés et enfermés. Non ! Suffit ! Notre homme pressait le pas, foulait déjà le sentier qui, de la terre, l’éloignerait ; mais la terre, sombre et visqueuse lui collait aux semelles, les herbes et les ronces s’accrochaient à ses vêtements et le vent chargé de sueur et d’odeur de fumier faisait furieusement sonner les grelots et les pendeloques du manteau qui s’éteignait dans la pénombre du crépuscule. Comme une rivière lui barrait la route, il posa son baluchon, défit le nœud qui le fermait et lui parla une dernière fois :
— Saint Jérôme écrit que notre corps n’est pas autre chose qu’un vêtement. S’il en est ainsi, donnons-le à laver.
Le sac avait ouvert sa bouche toute grande qui le faisait ressembler au benêt de l’auberge de L’As coupe tout. Depuis la berge abrupte, le joyeux clerc essaya de toucher le fond de la rivière avec son bâton. Ce fut peine perdue. Non loin de là, une grosse pierre moussue gisait, enfoncée dans le sol. François l’en extirpa et la fourra dans son sac. Puis il y mit la tête et enroula solidement la corde autour de son cou. Le bord de la berge était à un pas. Je peux affirmer que ce pas fut, pour le père François, le dernier.
Tud avait terminé. Il se tenait adossé au chambranle. Il semblait que les vantaux noirs de la porte, comme les volets d’un jouet mécanique allemand, allaient s’ouvrir dans un claquement de ressort, engloutir la silhouette courtaude de poupée pour se refermer automatiquement sur Tud et ses histoires.
Mais le président ne laissa pas s’installer le silence :
— L’eau a tout emporté. Ce sont des choses qui arrivent.
— Sinon, je n’aurais pas mené mon récit à bon port : il n’aurait pas abouti à la mort, a riposté Tud.
— Tev n’exprime pas le contraire : c’est une belle fin. Mais au milieu vous avez mélangé les cubes, et je ne pense pas que ce soit par ignorance. N’est-ce pas ? Permettez-moi de tenir votre sourire pour une réponse. En conséquence de quoi, vous nous devez une amende sous forme d’une histoire. Claire et concise autant que faire se peut. Je ne crois pas que nous ayons besoin d’une suspension de séance. Nous vous écoutons.
Tud eut un mouvement irrité des épaules. Visiblement, il était fatigué. Il se détacha de la porte, regagna son fauteuil devant la cheminée, son regard erra quelques instants sur les gerbes d’étincelles et la danse des flammèches bleutées.
— Soit. Comme il est malaisé d’improviser à propos d’êtres humains, parce que, même imaginés, ils sont vivants, et qu’il leur arrive de dépasser le schéma de l’auteur, voire même de le contrarier, il me faut avoir recours à des héros constants ; bref, je vais vous parler de deux livres et d’un homme, d’un seul, ce qui est à la mesure de mes forces.
Nous trouverons le titre de ce récit ensemble, à la fin, mais je vais vous donner ceux de mes livres-personnages : Notker le Bègue et Les Quatre Évangiles. Le troisième personnage, humain celui-là, n’appartient pas aux hommes-sujets mais aux hommes-thèmes ; les hommes-sujets causent à l’auteur bien du tracas, leurs vies sont pleines de rencontres, d’actions et de hasards… Qu’ils se retrouvent dans un récit, et ils le distendent en roman ! Les hommes-thèmes, eux, ont une existence immanente, leurs vies hors sujet se déroulent à l’écart des sentiers battus, ils sont attachés à une idée, ils sont taciturnes et inactifs. Mon héros était un de ceux-là : toute sa vie fut prise, comprimée entre les deux livres dont je vais maintenant vous parler.
Cet homme (peu importe son nom) donnait l’impression d’être orphelin bien que ses parents fussent en vie, et il avait une réputation d’original. Dès sa tendre enfance, il s’était pris de passion pour le clavier du piano et passait des journées entières à rechercher de nouvelles combinaisons de sons et de rythmes. Mais s’il arrivait que quelqu’un réussisse à l’entendre, ce n’était qu’exceptionnellement, à travers murs et portes closes. Un jour, un éditeur de musique vit avec étonnement débarquer dans son bureau un jeune homme fluet qui, sans un regard, tira d’un porte-documents un cahier de musique portant comme titre Commentaire au silence. L’éditeur glissa ses ongles rongés à l’intérieur du cahier, le feuilleta, poussa un soupir, relut le titre et rendit le manuscrit.
Quelque temps après, le jeune homme verrouilla son clavier et s’essaya à transformer les notes en lettres ; mais il se heurta là aussi à un obstacle encore moins surmontable : il était – je le répète – un homme-thème, alors que notre littérature est entièrement construite à partir de sujets ; il était, comprenez-vous, incapable de se diviser, de développer des idées, il était, comme il sied à un homme-thème, une aspiration vivante non de l’un vers le multiple, mais du multiple vers l’un. Il arrive que, dans un plumier, on tombe sur une plume qui n’est pas fendue ; elle est comme toutes les autres convenablement taillée, seulement voilà, elle n’écrit pas.
Or, notre adolescent, devenu entre-temps un jeune homme de vingt-cinq ans, avec l’opiniâtreté d’une nature entière et qui ne pouvait se diviser, décida d’acquérir à force de volonté cette fameuse multiplicité ; certes, il désignait la chose bien autrement, mais un instinct très sûr lui conseilla de partir en voyage, méthode grâce à laquelle tant de gens ont été métamorphosés et qui permet de redonner couleur et forme à ce que notre expérience peut avoir de relativement plat et incolore. À cette époque, il avait fait un héritage et des trains l’emmenèrent, de gare en gare, à travers un monde kaléidoscopique et polyglotte. Les carnets du candidat-écrivain se gonflaient de notes et de plans, sans que pour autant surgisse une œuvre authentique, une œuvre qui tiendrait tout entière entre les lettres. À l’intérieur des sujets que traquait son crayon, il se sentait comme chacun de nous dans une chambre d’hôtel où tout est étranger et indifférent : elle peut nous convenir comme elle peut convenir à n’importe qui d’autre.
Enfin, après de longs mois d’errance, l’homme et le thème se rencontrèrent. La rencontre eut lieu dans la bibliothèque de l’abbaye de Saint-Gall, au creux d’un vallon suisse. C’était, je crois savoir, un jour de pluie ; l’ennui avait conduit mon héros jusqu’aux rayonnages d’une bibliothèque peu fréquentée. C’est ici, dans la poussière dérangée des grimoires que fut découvert Notker le Bègue3. Notker n’était le fruit d’aucune imagination, il avait eu loisir d’exister il y a de cela très exactement mille ans ; pourtant, hormis son nom, qui d’emblée intrigua notre collectionneur de sujets, il ne restait presque rien de lui, sinon quelques renseignements apocryphes qui avaient survécu à l’épreuve du millénaire : c’est justement ce qui permettait de le recréer, de l’arracher à la poussière. Et notre écrivain jusque-là malchanceux se mit énergiquement en devoir de redonner vie à Notker. Les livres et les manuscrits de l’abbaye lui contèrent l’histoire de l’école ancienne, aujourd’hui tombée dans l’oubli, des musiciens de Saint-Gall. Longtemps avant les contrapontistes néerlandais, les moines de Saint-Gall, retranchés dans leur solitude montagnarde, s’étaient livrés à de mystérieuses expériences de polyphonie. Notker le Bègue avait été l’un d’entre eux. On rapporte qu’un jour, alors qu’il marchait le long d’un ravin, il entendit le grincement d’une scie, des coups de marteau et des voix. Le musicien se dirigea vers le bruit ; à un détour du sentier, il vit une équipe d’ouvriers qui mettaient en place les poutres d’un pont destiné à enjamber le précipice ; sans approcher davantage, hors de la vue des ouvriers, il observa et écouta – ainsi le prétend la tradition – ces hommes qui, suspendus au-dessus de l’abîme, maniaient la hache avec dextérité et chantaient gaiement. De retour dans sa cellule, il se mit sans tarder à la composition d’un choral : In media vitae, mors4. Notre héros compulsa les volumes jaunis de la bibliothèque monastique, en quête de neumes carrées qui parleraient de la mort enchâssée dans la vie, mais le choral demeurait introuvable ; néanmoins, avec l’autorisation du Père supérieur, il emporta dans sa chambre d’hôtel une liasse de partitions qui tombaient en poussière et il passa la nuit entière à enfoncer dans le clavier d’un piano mis en sourdine les chants anciens de Saint-Gall. Une fois déchiffrées toutes les partitions, il mit son imagination au travail, tentant de recréer la sonorité du choral introuvable. Et la nuit, il le rêva, majestueux et funèbre, dans la lenteur du mode lydien. Au matin, alors qu’il tentait de retrouver sur le clavier le choral de son rêve, il décela, à son grand étonnement, une ressemblance entre le In media de Notker et son propre Commentaire au silence. En explorant sans relâche les manuscrits de Saint-Gall, notre chercheur apprit aussi que ce compositeur de musique des temps anciens, au sobriquet étrange de Bègue, ou Balbulus, avait passé sa vie à assortir consciencieusement lettres et sons, textes et musiques. Curieusement, alors qu’il était plein de respect pour les assemblages de sons, il ne montrait que dédain pour ce qu’on appelle le discours humain articulé ; on lisait dans l’une des notes autographes de Notker le Bègue : « Je me suis parfois interrogé, en mon for intérieur, sur la façon de fixer mes combinaisons de sons afin qu’elles échappent à l’oubli, fût-ce aux dépens des mots. » De toute évidence, les mots n’étaient pour lui que des fanions de couleur, des symboles mnémoniques, qui fixaient dans l’esprit les figures musicales. Parfois, lassé de l’ordonnance des mots et des syllabes, il s’attardait sur un alléluia qu’il modulait sur des dizaines d’intervalles variés, vidant les syllabes de tout sens direct pour laisser libre cours aux sens transmentaux. Les exercices de Notker en matière de ce qu’on appelle l’« atextalis » intéressèrent particulièrement notre chercheur. La quête des neumes de Notker le Bègue le mena à la bibliothèque du British Muséum, puis à la San Ambrosio de Milan. C’est là que se situe la seconde rencontre, celle de deux livres qui, non contents d’avoir leur propre destin, comme le leur accorde le vieil adage, ont prétendu se faire destinée. Dans sa recherche inlassable de documentation pour son ouvrage sur le moine musicien de Saint-Gall, mon héros poussa un beau jour la porte d’un bouquiniste milanais ; rien d’intéressant, un fatras ordinaire… Pour ne pas avoir fait perdre son temps au bouquiniste qui lui avait fait les honneurs de son échoppe pendant une heure d’horloge, il pointa le doigt sur le premier volume venu : « celui-ci ! » Le livre acheté au hasard rejoignit aussitôt dans sa serviette son propre ouvrage, dont les brouillons épars prenaient lentement la consistance d’un livre. Les deux restèrent blottis, collés l’un à l’autre au fond du sac, feuillet contre feuillet – Notker le Bègue et Les Quatre Évangiles (le volume acheté à l’aveuglette contenait le récit des quatre porteurs de la Bonne Nouvelle, habillé d’antiques caractères latins). Un jour qu’il examinait son emplette d’un œil distrait, et alors qu’il s’apprêtait à la remiser sur un rayon, l’attention de mon explorateur de l’atextalis fut attirée par une inscription notée à l’encre dans la marge et tracée d’une écriture du dix-septième siècle : Sum.
— Syllabe dénuée de sens, grommela Tev dans son coin.
— Ce fut aussi la première idée qui vint à l’esprit de l’homme qui feuilletait les Évangiles. Mais le tiret qui séparait le S du um l’intrigua. Comme son regard glissait sur les marges de la vulgate, il remarqua un trait à l’encre qui isolait deux versets du contexte : « Voici Mon Serviteur que j’ai élu, mon Bien-Aimé qu’il m’a plu de choisir… » et la suite, jusqu’à : « Il ne cherchera pas de querelles, Il ne poussera pas de cris, et personne n’entendra sa voix sur les places. » Envahi par un obscur pressentiment, le lecteur se fit plus attentif et examina les marges, page après page. Deux chapitres plus loin, il découvrit une marque à peine visible, faite avec l’ongle : « Seigneur, fils de David, vois ma fille, qu’un démon cruellement tourmente. Et Lui ne répondit pas un mot. » Suivaient des marges apparemment vides. Mais l’auteur du Commentaire au silence était bien trop intéressé pour renoncer à sa recherche ; examinant chaque feuillet à contre-jour, il découvrit encore quelques marques d’ongles à demi effacées. Elles distinguaient par exemple les phrases suivantes : « Aux accusations que les grands prêtres et les anciens portaient contre Lui, Il ne répondit rien. Alors, Pilate Lui dit : Tu n’entends pas tous ces témoignages contre Toi ? Il ne lui répondit sur aucun point, de sorte que le gouverneur était fort étonné », ou bien : « … penché bien bas, il écrivait avec le doigt sur le sable, sans leur accorder la moindre attention. » En certains cas, les marques ne pouvaient se voir qu’à la loupe, parfois, au contraire, elles signalaient un verset avec force et netteté. Soit elles étaient plus courtes que le tiret classique et ne concernaient que quelques mots, par exemple : « Mais Il se retirait en un lieu désert… » ou bien : « Jésus se taisait » ; soit, au contraire, elles signalaient plusieurs versets à la suite, des épisodes tout entiers, mais toujours il s’agissait de questions laissées sans réponses, et du silence du Christ. Ce dont les antiques neumes de Saint-Gall parlaient comme en bégayant – mais parlaient – était ici inscrit et gravé dans la totalité de son sens, hors les mots. Une chose était claire désormais : la Bonne Nouvelle qui s’annonçait, à côté des quatre autres, dans les marges jaunies du vieux grimoire, n’avait pas besoin de mots, et c’était un cinquième Évangile qui se révélait dans les marges vides : l’Évangile selon le silence. Ainsi s’expliquait le S-um à l’encre, ce n’était jamais qu’un Silentium concentré. Est-il possible de parler du silence sans le troubler, est-il possible de commenter ce qui… bref, le livre avait tué le livre, d’un seul coup, et je ne vais pas vous décrire l’embrasement du manuscrit de mon homme-thème. Supposons que cela se passa comme pour…
D’un mouvement brusque, Tud se tourna vers Rar. Lequel se déroba à son regard. Les yeux cachés sous sa main en visière, il restait assis, frappé d’immobilité, sans paraître écouter ni entendre.
— Pour ce qui est du titre, Tud s’était mis debout, je pense que le mot qui conviendrait ici est…
— Autobiographie, coupa Rar du tac au tac.
Tud leva la tête comme un coq de combat, il ouvrit la bouche pour parler, mais des rires violents, faits de ricanements, de gloussements, de halètements et de piailleries, noyèrent sa voix. Nous n’étions que trois à ne pas rire : Rar, Tud et moi-même.
Les trouveurs d’idées se dispersaient. Rar fut un des derniers à sortir. J’allai pour lui emboîter le pas, mais je fus arrêté par la pression d’une main familière sur mon coude.
— Deux-trois questions.
L’hôte des samedis m’emmena à l’écart pour m’interroger sur mes impressions. Je lui répondis sans réfléchir et avec quelque brusquerie, je voulais me libérer au plus vite pour rattraper Rar. Les doigts et l’interrogatoire se desserrèrent enfin et je me précipitai pour rejoindre ceux qui partaient. Sous la pluie de lumière des lampadaires, à une centaine de pas, j’ai aperçu un dos qui s’éloignait. Je l’ai rattrapé, sans remarquer la canne qui tâtait le trottoir devant les pas de l’inconnu.
— Excusez-moi de vous déranger…
L’homme que j’avais pris pour Rar s’est retourné et m’a fixé en silence de ses verres ronds et étincelants.
Désarçonné, j’ai bafouillé de vagues excuses tandis que je battais en retraite. La question qui m’avait tourmenté toute cette semaine devrait attendre le samedi suivant.
I V
Le samedi suivant, ce fut au tour de Daj de disséquer les idées. Je suis entré dans la pièce aux planches vides au moment où le récit devait commencer. Pour essayer d’échapper aux lunettes cerclées qui se tournaient vers moi, j’ai placé mon fauteuil devant la cheminée qui tiraillait les ombres noires des hommes figés dans l’immobilité, et je me suis fait muet, et immobile comme les autres.
Daj, le menton posé sur le pommeau de sa canne dont il usait de temps à autre pour marquer points et tirets, égratigna l’air de sa tignasse rousse et entama son récit.
— Les ex, c’est ainsi que l’on nommait, ou plutôt que l’on nommera un jour, les machines dont je vais essayer de vous parler. En fait, elles étaient connues des scientifiques sous des dénominations plus complexes et plus longues : idéomoteurs différentiels, appareils mécano-éthiques, extériorisateurs, que sais-je encore… Mais les gens avaient condensé et abrégé ces noms et les appelaient simplement les ex. Donc, procédons par ordre…
On peut considérer comme perdue la date du jour où l’idée des ex a fait irruption, pour la première fois, dans le cerveau d’un homme. Il semble que cela remonte au milieu du XXe siècle, ou même encore plus loin. Au croisement de deux rues, dans une grande ville passablement bruyante et encombrée, par une matinée ensoleillée et venteuse, se tenaient plusieurs vendeuses de soutiens-gorge, criant à qui mieux mieux devant la vitrine d’un magasin. Le vent leur arrachait des mains leur marchandise, tirait les bretelles et gonflait les bonnets de dentelle. Les gens passaient, pressant le pas et se bousculant, sans prêter attention aux facéties du vent et aux sollicitations des vendeuses. Un homme seulement, qui traversait la rue pleine de vacarme à ce moment-là, ralentit le pas et fixa les formes qui flottaient dans l’air. Remarquant son regard, les vendeuses le convièrent avec force gestes à les rejoindre : « Chez moi ! Pas chez elle ! Chez moi ! N’achetez pas chez eux ! Les miens sont moins chers ! » Une automobile freina brusquement, manquant de renverser le piéton perdu dans ses pensées et que le chauffeur, furieux, criant à travers la vitre, menaçait de transformer en crêpe. Mais l’homme, subitement, détachant ses yeux de la dentelle et ses semelles du bitume, poursuivit son chemin, sans s’être transformé ni en crêpe ni en acheteur. Et si le jeune homme affairé qui, prenant apparemment notre passant pour quelqu’un d’autre, l’avait d’un bond accosté et aussitôt délaissé, avait été capable de lire ce qu’il avait derrière les yeux, il aurait compris une fois pour toutes : chacun prend toujours chacun pour quelqu’un d’autre.
Mais ni le jeune homme ni le chauffeur ni les vendeuses dont le regard s’était arrêté sur l’étrange passant n’avaient vu ni soupçonné que c’était en cet instant précis et dans cette tête précise qu’avait fait irruption l’idée de l’ex. Dans le cerveau du mystérieux piéton qui ne laisserait à la postérité que quelques feuillets brouillonneux et anonymes, les associations d’idées se faisaient à peu près ainsi : « Vent égale arrachement et gonflement des formes extérieures, vent éthérique égale arrachement, objectivation, gonflement des formes intérieures ; idées égalent vibrations, vibrogrammes à l’intérieur du crâne ; donc, si on les soumet aux assauts du vent éthérique, tous les “moi” seront précipités à l’extérieur, dans le monde, et au diable les bretelles ! » Après quoi, le vol libre des associations se retrouva pris dans un étau, la logique se mit à fonctionner et l’expérience accumulée depuis des décennies entra en mouvement.
« Il est indispensable de socialiser les psychismes ; s’il est possible, par la force d’un coup d’air, de m’arracher le chapeau de la tête et de le faire rouler devant moi, pourquoi ne pas arracher, ne pas souffler hors du crâne par un mouvement orienté de l’éther tous les contenus psychiques dissimulés à l’intérieur des têtes ? Pourquoi, mille tonnerres, ne pas muer tous nos in en ex ? »
L’homme assailli à l’improviste par l’idée des ex était un idéaliste, un rêveur ; son érudition quelque peu disparate et émiettée n’était pas capable de concrétiser des idées, de mettre un harnais au rêve. La légende dit que cet anonyme, ayant légué à la postérité ses brouillons de génie, est mort dans la misère et l’obscurité, et que ses formules et ses dessins, souvent naïfs et pratiquement inopérants, sont longtemps passés de mains en mains avant de tomber entre celles de l’ingénieur Tutus. Pour ce dernier, la pensée s’identifiait à la modélisation et prenait appui sur les choses comme le vent sur les voiles. Déjà, tout jeune, il s’était passionné pour le vieux principe de l’idéomotorité à laquelle il avait aussitôt trouvé un modèle d’application, l’idéomoteur, c’est-à-dire une machine substituant à la contraction physiologique musculaire une contraction mécanique extérieure (émanant d’une machine) actionnant le muscle. Il avait développé et perfectionné les expériences classiques du tétanos de la grenouille, avant même d’avoir pris connaissance des brouillons de l’Anonyme, au moyen de manipulations hardies et rigoureuses. Comme, par exemple, le branchement du tissu musculaire entourant l’œil sur le réseau de son idéomoteur. Tutus faisait bouger l’œil dans telle ou telle direction, l’arrêtait au moyen de la même machine, pour qu’il fixe n’importe quel objet, et provoquait une émission de larmes, le relèvement ou l’abaissement des paupières. Pourtant, même ces expériences assez rudimentaires, visant à créer ce que Tutus appelait un « spectateur artificiel », étaient peu probantes et ne cernaient que partiellement le phénomène. En effet, l’innervation physiologique, celle qui dépend des centres nerveux, continuait de fonctionner, interférant avec l’innervation artificielle issue de la machine. La révélation des projets de l’Anonyme élargissait l’horizon de Tutus et donnait une tout autre envergure à ses expériences. Il comprit qu’il fallait obliger la machine à intégrer les mouvements et les contractions musculaires humaines ayant une valeur sociale clairement définie. Les notes de l’Anonyme indiquaient que, « plus une réalité est composée de termes s’additionnant, plus la somme est réduite ». Ce n’est qu’en privant d’influx les systèmes nerveux épars, agissant en ordre dispersé, et en le confiant à un innervateur central unique – tel était l’enseignement de l’Anonyme – qu’il est possible d’organiser la réalité de façon cohérente et d’en finir une fois pour toutes avec les « moi » anarchisants. En remplaçant les pulsions des volontés par celles d’une « machine éthique » conçue selon les derniers acquis de la morale et de la technique, on peut obtenir que tous donnent tout, ce qui serait en quelque sorte le summum de l’ex.
Auparavant déjà, alors qu’il mettait au point son idéomoteur dont il ignorait qu’il avait été préfiguré, Tutus avait réussi à inclure dans le rayon d’action de celui-ci les principaux muscles reliés au système centrifuge du cerveau. Mais un cas quelque peu déplaisant avait pour longtemps arrêté et perturbé ses travaux. Voici de quoi il s’agissait. Tutus avait eu à faire la connaissance d’un homme public important, personnage autoritaire et doté d’une volonté forte, mais affligé d’un mal aux étranges complications : ce mal avait commencé par une banale hémiplégie qui s’était ensuite étendue à tout le corps et avait atrophié la presque totalité du système musculaire gouverné par la volonté. La maladie avait progressivement « démuselé » cet homme ; le moindre mouvement de la main, le plus petit pas, l’articulation d’un mot lui coûtaient des efforts chaque jour grandissants ; à mesure que sa volonté se durcissait, se renforçait sans cesse dans la lutte pour sa survie, son champ d’action, lui, chaque jour se rétrécissait, son corps se démuselait et s’affaiblissait, jusqu’à ce que l’esprit de cet homme se fût retrouvé ligoté, prisonnier au fond d’un sac de peau et de graisse, flasque et quasiment inerte. En désespoir de cause, le malheureux fit appel à Tutus, lequel se mit en devoir de réveiller l’activité. Tous les jours, le clavier de l’innervateur, contractant et relâchant les muscles du malade, obligeait son corps à se déplacer du mur à la porte et vice-versa, à remuer les bras et à articuler les mots que lui, le clavier, lui transmettait. Mais l’activité impulsée au patient était extrêmement limitée : traînant derrière lui des torsades de fils, le corps du notable se mouvait comme au bout d’une corde, par à-coups mécaniques, obéissant aux touches du clavier. Cependant, le patient était encore capable de tracer lentement et péniblement, sans l’aide de la machine, des pattes de mouche dressant le programme des séances. Un beau jour, après trois semaines de tentatives pour revenir dans la vie, le sac de peau et de graisse, hermétiquement ficelé, fit mouvoir sur le papier ses doigts amollis entre lesquels était glissée une mine de plomb, pour griffonner quelque chose comme « suicidez ». Après réflexion, Tutus décida de faire du programme du jour une manière d’experimentum crucis ; même dans le cas de ce sujet presque totalement dépourvu de muscles, le travail de l’innervateur mécanique était entravé par les pattes de mouche incontrôlables de la volonté consciente qui s’emmêlaient dans la partition rigoureuse de la machine. Il était difficile de prévoir toutes les possibilités de résistance de la conscience, et dans l’expérience du suicide, il convenait d’attendre le point critique du conflit entre les volontés de la machine et celles de l’homme. L’expérimentateur opéra de la façon suivante : ayant vidé de sa poudre une cartouche de revolver, il renfonça la balle dans la douille, il entra dans le champ de vision de son sujet, lui montra la cartouche et l’enfonça, sous ses yeux, dans l’alvéole du barillet d’acier, puis il arma le chien et plaça l’instrument de la mort entre les doigts gourds et sans vie. Ensuite, la machine entra en action : les doigts du suicidaire tressaillirent et saisirent la crosse du revolver ; l’index eut un faux réflexe. Tutus s’approcha et replaça le doigt récalcitrant sur la courbure de la détente. Une autre touche fut enfoncée, la main plia dans un soubresaut et, par un mouvement complémentaire, porta le canon de l’arme à la tempe. Une nouvelle fois, Tutus s’approcha du sujet pour l’examiner attentivement : les muscles faciaux, en position correcte, ne manifestaient pas de résistance ; certes, les cils avaient tressailli et les pupilles s’étaient élargies en grosses taches noires… « Très bien », marmonna Tutus et il fit demi-tour pour enfoncer la dernière touche, mais, bizarrement, elle résista. L’expérimentateur accentua alors la pression et un déclic sec se fit entendre près de la tempe du sujet. Tutus vérifia d’abord la machine, enfonçant et relevant la touche qui, maintenant, jouait librement. Puis, il actionna un interrupteur et soudain le sac humain, se manifestant avec une incompréhensible violence, glissa à bas du fauteuil, battit des bras et des jambes comme un oiseau touché en plein vol et s’aplatit au sol. Tutus se précipita : le sujet était mort.
Les brouillons de l’Anonyme ramenant, comme je l’ai déjà dit, notre ingénieur aux expérimentations, l’incitèrent tout d’abord à abandonner le système désuet de fils, de pinces et de colliers auxquels son esprit modélisateur, craignant toujours les ruptures de matière, avait été longtemps attaché, désireux qu’il était de fixer les liaisons directes entre émetteurs et récepteurs du comportement. C’est en parcourant les feuillets décolorés de l’obscur rêveur que Tutus ressentit pour la première fois le souffle de ce « vent éthérique » dont rêvait son enthousiaste prédécesseur. Je suis trop ignorant en matière d’énergie pour suivre Tutus dans les détails techniques de ses nouveaux idéomoteurs sans fil. Mais l’inventeur lui-même, semble-t-il, s’égara bien vite dans le domaine, qu’il connaissait pourtant bien, des technologies énergétiques.
Car, de fait, l’innervation physiologique résistait avec encore plus de fermeté aux impulsions qui ne passaient plus par les fils mais étaient diffusées dans l’éther. Au bord du désespoir et après avoir refait une multitude d’expériences, Tutus comprit enfin que pour connecter totalement les actes, autrement dit le comportement, à un idéomoteur, il était nécessaire de protéger les réseaux musculaires des influx provenant du système nerveux des sujets de l’expérience, de les dissocier, en quelque sorte. C’est à cette époque que lui parvint la nouvelle des expériences des Netetti, les bactériologistes italiens. Netetti l’Ancien, bien avant les travaux de Tutus, avait découvert ce qu’on appela les parasites de l’encéphale. Auparavant la science avait déjà partiellement établi l’existence des myélophages, ces éléments qui se nourrissent de la substance molle des nerfs et favorisent le développement des névrites. Il est permis de penser que Netetti, qui avait à sa disposition tout l’arsenal de la microscopie et, plus particulièrement, les méthodes d’hémotaxie, a pour la première fois constaté l’existence d’une faune extrêmement complexe du cerveau échappant le plus souvent aux ultra-microscopes les plus puissants. Plus encore, imitant en cela la patience et la persévérance des jardiniers, ainsi qu’il aimait à le dire, Netetti avait créé artificiellement des espèces et sous-espèces de bactéries cérébrales qu’il conservait sous forme de banales solutions gélatineuses dans les éprouvettes scellées de sa collection. Il ne pouvait agir avec son élevage bactérien comme naguère Mendel avec son pollen, tout d’abord parce que les bactéries étaient infiniment plus petites que les grains de pollen et en second lieu, parce que tout croisement eût été, en l’occurrence, inopérant, les micro-organismes étant asexués. Il disposait, en revanche, d’un avantage : les bactéries, par exemple, qui avaient colonisé les éléments de Ranvier, segments les plus ténus des neurofibrilles, produisaient en vingt-quatre heures à peu près autant de générations que l’humanité depuis Jésus-Christ. De la sorte, l’expérimentateur, disposant d’un temps plus compact, comme disait Netetti, pouvait modifier progressivement les paramètres thermiques et chimiques, et obtenir, dans le monde des bactéries, des résultats qui, avec des animaux domestiques, lui eussent pris des millénaires. Bref, il avait réussi à créer une espèce particulière de micro-organismes parasites du cerveau, qu’il avait baptisés vibrophages. Ces derniers, injectés sous les méninges, se mettaient aussitôt à proliférer et à attaquer, comme des chenilles sur les branches des arbres fruitiers, les ramifications nerveuses en se concentrant sur les points de sortie du cortex. Les vibrophages n’étaient à proprement parler ni des parasites ni des saprophytes : ces minuscules prédateurs, en s’insinuant à l’intérieur de la neurilemme, dévoraient non pas la matière mais l’énergie, c’est-à-dire qu’ils se nourrissaient des vibrations, des décharges énergétiques des cellules nerveuses. En bloquant toutes les issues, en obturant toutes les fenêtres du cerveau sur le monde extérieur, les bactéries interceptaient en quelque sorte les signaux et les décharges émis par le cerveau et transformaient les vibrations des ondes nerveuses en mouvements de leurs corps microscopiques. Cette découverte avait permis à Netetti l’Ancien d’entreprendre enfin l’expérience à laquelle il s’était préparé toute sa vie. Il faut que vous sachiez que cet homme, doté d’un cou de taureau et d’une voix d’eunuque, avait depuis toujours caressé l’idée d’une justification expérimentale de la légende philosophique, pourtant enterrée et oubliée depuis belle lurette, des « idées innées ». « Il suffit, pensait-il, de lancer sur un cerveau nouveau-né l’armée de mes vibrophages, devançant les premières sensations, pour que, sans léser la substance matérielle du cerveau et de ses ramifications, elles bloquent le monde extérieur pénétrant dans le cerveau par les terminaisons nerveuses. Il faut pour cela immuniser autant que possible les nerfs moteurs, surtout l’appareil articulatoire, et c’est alors que l’âme vous confiera ses ideae innatae. »
Ce cruel original (la plupart de ces originaux-là sont cruels), découvreur de choses invisibles, était aveugle aux évidences : ajoutant foi aux spectres vétustes de Descartes, il effectua ses expérimentations sur les enfants du centre de vaccination auquel son laboratoire était rattaché. Il en résulta un procès incongru et « horrifiant » comme l’écrivirent les journaux de l’époque. Le vieux savant se vit reprocher la mort de dizaines d’enfants ; il avait commencé dans un laboratoire, il finit en prison. Les travaux du bactériologiste, entachés du sang des victimes, furent abandonnés et voués à l’oubli.
Netetti le Jeune, soucieux de réhabiliter le nom hérité de son père, se lança, presque à son corps défendant, dans des expérimentations a contrario : le père s’était efforcé d’obturer les entrées du cerveau, le fils, lui, s’employa à en interdire, par des bouchons bactériens, toutes les sorties. C’était à croire que Netetti le Jeune, obsédé par l’acte déshonorant de son père, cherchait à en finir une fois pour toutes avec tous les actes. Il n’y avait pas, semblait-il, de personne plus étrangère aux idées de l’Anonyme qui prônait l’enrichissement de la réalité par les actes, et pourtant, c’était exactement l’homme qu’il fallait pour mettre en œuvre ses idées !
Netetti le Jeune obtint assez vite une variété nouvelle de vibrophages : ils ne parasitaient que le système moteur des réseaux nerveux, s’insinuant en quelque sorte entre la volonté et le muscle. Ce n’était pas assez pour l’opiniâtre chercheur : en étudiant les processus chimiques à l’intérieur des fibres nerveuses motrices, Netetti établit une distinction, pourtant difficile à déceler, entre l’hémotaxie des différents troncs nerveux. À la surprise du chercheur lui-même, un phénomène parfaitement stupéfiant se manifesta : les fibres qui gouvernaient les mouvements conscients de l’homme produisaient des réactions chimiques quelque peu différentes de celles générées par les fibres du système sympathique et, plus généralement, des innervateurs exclus de la sphère de l’effort volontaire. Le vieux Netetti, friand des schémas philosophiques d’autrefois, aurait certainement cherché à étayer expérimentalement les doctrines, depuis longtemps abandonnées, relatives au libre arbitre. Mais son fils, peu soucieux de réminiscences métaphysiques, allait plus loin, dédaignant tous les schémas préétablis. S’appuyant toujours sur la méthode de l’hémotaxie, il attirait en quelque sorte les vibrophages dans le système nerveux dit conscient, et lorsque les propriétés de cette nouvelle sous-espèce eurent été établies, il attribua à cette micro-culture originale le nom d’« actiophages » ou, comme il les désigna ultérieurement, celui de « mangeurs de faits ». Désormais, il était possible, sans risquer la prison, d’injecter la culture des « mangeurs de faits » dans les fibrilles du système nerveux. Mais le souvenir de son père et, peut-être, le seul fait d’approcher le problème de la liquidation des actes, imposaient à Netetti le Jeune une extrême prudence. Ayant accompli le trajet ordinaire qui va des lapins et des cobayes à l’homo sapiens, face à ce sapiens, il hésita.
Au cours d’une de ses méditations crépusculaires, on vint annoncer au bactériologiste qu’une personne venue de très loin demandait à le voir. « Faites entrer. » Le visiteur franchit le seuil du cabinet de travail, s’approcha en trois longues enjambées de l’italien courtaud, serra fermement la main replète entre ses phalanges fines, pencha ses plombages étincelants sur le visage levé et perplexe de Netetti, et déclara :
— Tutus, ingénieur. Vous possédez les ailes du moulin, moi, le vent. On partage la mouture moitié moitié. D’accord ?
— Quelle mouture ? Netetti tentait de desserrer l’étau des phalanges qui emprisonnait sa main.
— Humaine. Cela va de soi. Permettez que je m’asseye. Et le visiteur encastra son long corps osseux dans un fauteuil. Donnez-moi vos bactéries, je vous donne en échange mon vent éthérique qui insuffle dans les muscles compression et décompression ; ainsi nous reconstruirons, de fond en comble, toute l’activité humaine, vous comprenez ? Nous avons chacun creusé un bout du tunnel, et voilà que nous nous rejoignons, pioche contre pioche. Il y a longtemps que je surveille vos travaux, même si vous êtes avare de publications. Moi aussi, d’ailleurs. Mais je pressens que si l’on unit votre tout à mon tout, ils balaieront tout… Voilà les schémas – et Tutus attira à lui la serviette qu’il avait apportée. Mais ex contre in. Alors, laissez-moi voir vos bacilles.
Netetti essaya de s’en tirer par une boutade :
— Vous savez, ils ne sont pas faciles à voir…
— À comprendre, ils sont encore plus difficiles. Mais, voyez-vous, moi, je vois tout et je sais tout…
— Il y a un risque, rétorqua timidement le bactériologiste.
— Je prends tout sur moi, trancha Tutus en tapant sa serviette sur la table. Voici la liste des muscles qu’il convient d’émanciper du système nerveux. On pourrait laisser aux humains l’innervation des processus végétatifs et peut-être quelques éléments de l’appareil des automatismes psychiques. Tout le reste doit être soumis au vent éthérique : je ferai toutes les pales, toutes les ailes de moulin dans le sens qui me conviendra. Ô, mes ex produiront une mouture parfaitement pure !
— Mais il faudra des capitaux…
— Nous en aurons à ne savoir qu’en faire. Vous verrez.
Une sorte de concordat fut établi.
Peu de temps après, les gouvernements des grandes puissances furent saisis – en urgence et sous le sceau du secret – d’un bref mémorandum de Netetti-Tutus. Chiffres et schémas à l’appui, les auteurs proposaient de lancer la construction d’ex et faisaient valoir les avantages exceptionnels – tant financiers que moraux – que ne manqueraient pas de générer ces installations. Le projet ne parvint pas jusqu’à certains destinataires parce qu’il resta bloqué dans les bureaux des ministères, d’autres le rejetèrent purement et simplement, mais il se trouva des gouvernements (ceux surtout dont la devise était chancelante, la dette publique grandissante et à qui le moindre fétu de paille semblait une planche de salut) pour soumettre le projet à des commissions, l’étudier en toute hâte et le mettre en discussion. Tutus se vit simultanément convoqué dans deux capitales, si bien qu’un des gouvernements fut obligé de patienter. Au cours de réunions à huis clos, après audition de rapports, il fut décidé d’appliquer l’idée de l’innervation mécanique au traitement des maladies mentales. Il faut savoir qu’à l’époque dont je vous parle, le nombre de malades mentaux croissait de façon inquiétante. En dépit de ses efforts, la science ne parvenait pas à maîtriser ce fléau trop étroitement lié à la multiplication des surcharges psychiques et aux aléas de la vie quotidienne. Le danger était d’autant plus grand que le taux de morbidité grimpait à une allure effrayante pour les psychoses les plus antisociales : l’isolation des fous furieux atteints de kleptomanie, de psychoses érotiques, de folie meurtrière, généralement incurables, exigeait des moyens énormes et grevait lourdement les budgets des États. L’État, lisait-on dans l’argumentaire du projet, est obligé, pour soigner les millions de bras immobilisés par la maladie, de mobiliser des centaines de milliers de personnes et de dépenser des sommes chaque année croissantes pour la construction de nouveaux isolateurs, pour les frais de personnel, etc. Mais au lieu d’isoler les individus malades de ceux qui ne l’étaient pas, ne vaudrait-il pas mieux isoler la maladie de la santé, à l’intérieur même de l’organisme du malade mental ? En effet, dans les cas d’aliénation mentale, seul le système nerveux est affecté, alors que le système musculaire est indemne. Si l’on injecte à l’organisme du malade mental exclu du champ des activités sociales les bactéries découvertes par le professeur Netetti, le système musculaire, dérobé en même temps que le cerveau à la société, reviendra à son propriétaire légitime. Il suffit de mettre en place un ex pour que les muscles de tous les malades mentaux, débranchés des centres nerveux inopérants et même dangereux pour la société et rattachés à un innervateur central unique du type « Tutus-A2 », entrent en action à titre parfaitement gracieux pour le bien de la société et de l’État. La construction relativement peu onéreuse de l’ex non seulement permettra à l’État d’alléger le budget de frais importants, mais fournira de la main-d’œuvre en quantité considérable.
Très vite, l’ex commença de sortir de terre sous forme de longues pailles de verre. Des câbles et des fils de métal vitreux, paraissant se dissoudre dans l’air, s’étiraient hors des tubulures transparentes de l’appareil. Le jour de l’inauguration du premier ex, lorsque la foule endimanchée se rua sur les barrières métalliques qui entouraient l’extériorisateur géant, elle ne vit rien qu’un vide brumeux (le temps était au brouillard). Aussitôt, la rumeur fit état d’argent détourné par les ingénieurs, d’entreprises factices et de budgets gonflés. Le Premier ministre monta à la tribune, ôta le gibus qui dissimulait sa calvitie, et montrant le vide, parla longuement et d’abondance. Les paroles s’échappaient de lui comme la poussière d’une vieille carpette, et tout en évoquant une improbable ère nouvelle, l’orateur ne quittait pas de ses yeux myopes le vide clôturé. Soudain, à contre-pied de ses propres mots, une idée le transperça : Et si c’était vrai que l’ex n’existait pas ? Par la suite, l’ex prit sa revanche sur le Premier ministre en le transformant au fil des événements, en ex-Premier ministre.
La foule, ayant écouté le discours, déçue et ironique commençait à se disperser quand, soudain, un bruit sembla sortir de l’air : un tintinnabulement doux et fin, un écho de cristal qui montait, montait toujours, comme le chant d’une corde qu’on eût sans cesse tendue : l’ex avait commencé à fonctionner.
Le lendemain, de bon matin, les citadins qui se hâtaient de rejoindre leurs bureaux remarquèrent dans les rues des passants un peu incongrus : vêtus comme tout le monde, ces passants se déplaçaient bizarrement, à un rythme saccadé de métronome, deux pas à la seconde très exactement. Ils avaient les coudes soudés au corps, la tête comme enfoncée à coups de marteau entre les épaules et leur front surplombait des pupilles immobiles elles aussi et vissées sur leur visage. Courant à leurs affaires, les gens mirent quelque temps à deviner que c’était là un premier groupe d’aliénés, libérés des asiles, dont les muscles, selon la méthode Netetti, avaient été isolés, puis inclus dans le rayon d’action de l’ex n°1.
Les organismes de cette première série avaient été préalablement soumis aux vibrophages ; le réseau musculaire de chacun de ces hommes nouveaux, isolé du cerveau de façon parfaitement indolore, constituait une antenne naturelle qui captait la volonté éthérique d’un gigantesque innervateur et produisait une activité mécanique, la même pour chacun d’eux.
Dès la tombée du jour, l’histoire des créatures mues par le vent éthérique avait fait le tour de la ville. Massés aux carrefours, en proie à une agitation joyeuse, les habitants saluaient à grands cris les gens de l’ex rentrant de leur travail. Mais ceux-ci ne montraient pas l’ombre d’une réaction et marchaient à la même allure mécanique deux pas à la seconde – les coudes soudés au corps. Les femmes cachaient leurs enfants – sait-on jamais avec les fous ! On s’empressait de les rassurer : c’était du travail proprement fait.
L’un des carrefours fut le théâtre d’une scène inattendue : une vieille femme avait reconnu, en l’un des hommes nouveaux, son propre fils qui, deux ans auparavant, ligoté dans une camisole de force, avait été emmené dans un asile. Avec un grand cri de joie, sa mère se précipita vers lui, l’appelant par son nom. Mais la créature incluse dans le champ de l’ex passa son chemin, marquant le pas sur le bitume, aucun muscle de son visage ne tressaillit, aucun son ne filtra entre ses lèvres serrées ; le vent éthérique soufflait où bon lui semblait. On emporta la vieille femme en plein délire nerveux.
La première série des ex-humains, comme quelqu’un, en plaisantant, les avait baptisés, n’était capable que de mouvements extrêmement rudimentaires qui s’additionnaient pour produire la marche à pied, l’abaissement et le relèvement d’une manette – pas davantage. Mais au bout de deux ou trois semaines, par l’introduction graduelle d’un « module différentiel », le contingent des asiles d’aliénés bénéficia d’un traitement plus complexe : la vie organisée selon le système Netetti-Tutus gagnait en ampleur et en complexité. Ainsi vit-on apparaître des cireurs de bottes qui maniaient leurs brosses méthodiquement, « à la ex » – un coup en haut, un coup en bas, un coup en haut, un coup en bas… Dans un des palaces de la ville, le portier, mû par l’ex, devint objet de curiosité et attira les foules : du matin jusqu’au soir, la main posée sur la poignée, il ouvrait et refermait la porte par petits coups saccadés et brusques. Mais les constructeurs du premier innervateur n’avaient pas envisagé toutes les éventualités. À preuve l’épisode que voici. Un jour, le célèbre publiciste Tummins, sortant de sa chambre d’hôtel, descendait le grand escalier ; il se déplaçait avec lenteur, scrutant les visages et les objets qui l’entouraient en quête d’un nouveau sujet d’article. Tout à fait par hasard, ses pupilles accrochèrent celles du portier qui, de son geste d’automate, lui ouvrait la porte et ces pupilles le firent sursauter : il eut un mouvement de recul, se retrouva le dos au mur et articula, sans détacher les yeux du phénomène : « Mon sujet ».
Peu après paraissait un article, signé par ce très populaire écrivain, intitulé : « Défense de l’in. » Avec un brio impressionnant, il y décrivait le choc de deux paires de pupilles : l’une d’ici, l’autre de là-bas. Tummins recommandait à tous les citoyens, et aux constructeurs d’ex en tout premier, de regarder plus souvent dans les yeux des hommes mécanisés ; alors, écrivait-il, chacun comprendra qu’il n’est pas permis de tenter de faire ce que font les ex. Il n’est pas possible de loger de force dans l’homme une vie fabriquée qui lui soit étrangère. L’homme est un être libre. Même les fous ont droit à leur folie. Il est dangereux de transférer à une machine les fonctions de la volonté. Nous ne savons rien de ce que peut vouloir cette volonté mécanique. L’article enflammé s’achevait sur un cri de guerre : « in contre ex. »
En réponse à l’article de Tummins, le journal officiel publia un éditorial que la rumeur publique attribua à Tutus. Il était inopportun, affirmait l’auteur, de se répandre en clameurs hystériques au sujet d’on ne sait quelles pupilles alors qu’il y allait du salut de l’organisme social dans sa totalité. Les phrases sur le « libre arbitre », poursuivait l’éditorialiste, retardaient de plusieurs siècles et étaient plutôt ridicules à l’époque où le déterminisme fondé scientifiquement a déjà fait ses preuves. S’agissant des volontés d’aliénés socialement dangereux, il était urgent de leur octroyer non pas la liberté de choix (qu’il eut d’ailleurs fallu créer artificiellement faute de la trouver dans la nature) mais bel et bien le choix de la liberté vis-à-vis de volontés dirigées contre la société. Le gouvernement entendait persévérer inlassablement dans cette voie en incluant de plus en plus d’individus dans les champs d’action des ex.
Mais Tummins n’en démordait pas : aux arguments, il opposait des arguments ; la polémique journalistique lui paraissant insuffisante, il entreprit d’organiser une Société pour le bon vieux cerveau, ainsi avait-il nommé un groupe de ses disciples qui se retrouvaient à des meetings de protestation et arboraient à la boutonnière des insignes représentant les deux hémisphères du cerveau avec, en travers, cette devise : « In contra ex. » Lorsque le gouvernement mit en chantier, dans le voisinage de l’ex n°1, un nouveau et puissant extériorisateur n° 2, les adeptes du Bon vieux cerveau marchèrent en foule sur le chantier dont ils menacèrent de détruire les équipements. On envoya l’armée sur le lieu de la manifestation, et comme pour démontrer l’aptitude de l’ex à se défendre, des détachements d’exons armés descendirent dans la rue, martelant méthodiquement leurs deux pas à la seconde.
On attendait une nouvelle vague de répression et l’arrestation de membres de l’organisation Tummins, mais rien ne se passa. Réunis dans le plus grand secret, les ministres, après avoir entendu un rapport de Tutus, lequel détenait un pouvoir sans cesse grandissant, adoptèrent une décision dont l’application reposait sur les ex. Subitement, Tummins disparut deux ou trois jours, pour ensuite opérer une stupéfiante volte-face, du contra au pro. On prétendit alors qu’il avait été soudoyé, menacé de mort, etc. Rien de tout cela n’était vrai : Tummins avait simplement été inclus dans l’ex. Un différentiateur perfectionné ayant pris le contrôle de l’articulation du grand orateur ainsi que des mouvements de sa plume, avait en quelque sorte fait faire à ses mots un tête à queue. En son for intérieur, Tummins exécrait toujours autant les ex, mais ses muscles, déconnectés de son psychisme, se livraient à une propagande enflammée en faveur de la construction de nouvelles machines éthiques. Au début, les admirateurs du grand idéologue, refusant de croire à la trahison de leur maître, parlèrent de faux, de substitution de manuscrits, mais les autographes de Tummins, photographiés et exposés dans les vitrines de l’hôtel de ville, firent taire les sceptiques les plus endurcis. Décapité, le parti s’en alla progressivement en miettes, d’autant plus que les perspectives offertes par la construction de nouvelles machines semblaient à beaucoup séduisantes. Ainsi le gouvernement avait-il promis d’exempter la population saine du service militaire pour le réserver aux ex aliénés mentaux, arguant que du point de vue de l’éthique sociale et de l’hygiène, il était plus rationnel de sacrifier des inaptes que des aptes. De ce fait, et pour de nombreuses personnes saines, la dénomination « éthiques » attribuée aux machines, qui avait d’abord paru spécieuse et dérisoire, se trouvait justifiée et dotée d’une signification n’ayant plus rien ni de dérisoire ni de spécieux.
La cité des ex grandissait, grandissait toujours. On eut pu croire le moment venu de se demander pourquoi il en fallait tant, si l’on se préoccupait des seuls aliénés. Mais tout le monde se passionnait pour le chantier. Comme si le vent éthérique, outrepassant toutes les limites, avait balayé scepticisme et critiques.
— J’ai bien peur qu’il ne balaie mes mots par la même occasion.
Cessant subitement de marquer à coups de canne les points et les tirets, Daj montra quelque agitation et posa sur nous un regard inquiet à travers les verres ronds de ses lunettes.
— J’ai bien failli rater un aiguillage : ici, le thème comme je le vois, se scinde en deux variantes. Il est possible de perfectionner les ex de façon à transformer le souffle éthérique en une tornade contre laquelle toutes les innervations physiologiques naturelles seraient impuissantes et alors… Mais là, il me faudrait abandonner le thème annexe des « mangeurs de faits ». Ça ne va pas : quand un thème a été introduit, il doit exister jusqu’au bout du récit. La structure du sujet est semblable à celle de l’ex : on peut y inclure tout ce qu’on veut, mais jamais rien en exclure. Je vais donc essayer de traverser le thème en serrant la voile. Nous disions donc…
Les travaux du laboratoire de bactériologie de Netetti se poursuivaient sans interruption. S’en remettant à ses collaborateurs pour obtenir la variété de vibrophage la plus résistante, le savant s’était attelé à un problème majeur : y avait-il une immunité possible contre les mangeurs de faits ? Au bout d’un temps assez court, les deux tâches furent grosso modo accomplies. D’une part, on avait mis au point une variété extrêmement robuste, capable de résister à la dessiccation et aux fluctuations de température, et aussi de conserver – pour un temps assez court, il est vrai – sa viabilité en dehors du cerveau et dans n’importe quel milieu. De l’autre, Netetti avait découvert un composé chimique nouveau qu’il avait baptisé « inite » et qui, injecté dans le sang, pénétrait dans le cerveau et, sans lui causer le moindre mal, tuait les vibrophages. Après quoi, l’organisme restait immunisé à jamais. Des expérimentations de l’inite furent effectuées : après introduction de la substance dans le sang de quelques fous furieux inclus dans le champ de l’ex, la maladie quitta leur cerveau pour regagner les muscles ; les sujets, écumants et secoués de convulsions, furent supprimés et l’expérience fut considérée comme réussie. Sur les instances de Tutus, le professeur Netetti se consacra à la fabrication de l’inite. Au cours d’une des multiples réunions secrètes du Conseil Suprême de Gouvernement, Tutus étincelant de tous ses plombages, put déclarer :
— Je me tiendrais moi-même pour fou si j’acceptais de limiter l’usage du vent éthérique aux seuls aliénés. La forêt invisible des ex s’étend de jour en jour. J’ai renoncé depuis longtemps à ma méthode mécaniste de régulation des systèmes musculaires. En fait, tout réseau musculaire, si on l’isole du cerveau, peut être inclus dans une innervation de fréquence déterminée. Chaque ex construit est réglé sur une fréquence donnée ; une fois mis en marche, il inclura toute une série d’humains qui, d’eux-mêmes en quelque sorte, se brancheront sur ladite fréquence exclusivement. À condition, bien entendu, que leurs récepteurs musculaires soient isolés de l’innervation intérieure, c’est-à-dire, encore une fois, – que le diable l’emporte ! – de ce « bon vieux cerveau » qui nous a déjà causé et nous causera encore beaucoup d’ennuis. Résumons-nous. Personne n’ignore que notre pays met sur le marché mondial des conserves, des fruits secs, des aliments déshydratés et pressés. La nouvelle variété de vibrophage est assez vivace pour résister au pressage, à la dessiccation, etc., puis s’introduire dans les organismes de nos consommateurs étrangers, et, par les réseaux sanguins, pénétrer jusqu’au cerveau… Il va sans dire que nous garderons l’inite pour notre usage propre. Pour vous, qui êtes des hommes d’État, point n’est besoin de s’appesantir sur les avantages que tout cela va nous procurer, sur l’équilibre mondial inédit qui doit s’instaurer entre l’ex et l’inite.
Peu après, d’innombrables cultures de vibrophages, compressées dans des cubes de bouillon, séchées et congelées à l’intérieur de divers aliments, soudées dans des millions de boîtes de conserves, s’en allèrent au-devant de millions de bouches qui, confiantes, se dévorèrent elles-mêmes, si vous me passez l’expression. Quant aux premiers grammes d’inite, fabriqués avec une extrême lenteur par Netetti en personne, sans l’aide du moindre laborantin, ils ne sortirent pas du cercle étroit des gouvernants et de leur entourage. Ces hommes, qui avaient livré tous les aliénés en pâture aux ex, avaient décidé de protéger en priorité de la machine les plus raisonnables, c’est-à-dire eux-mêmes. Il va de soi que par la suite, à mesure que de nouveaux grammes et onces d’inite étaient obtenus, il fut prévu de la distribuer, du centre du pays à sa périphérie, à tous les citoyens à part entière, aux frais de qui, d’ailleurs, étaient construits les ex… Mais voilà que Netetti mourut sans crier gare : on le trouva, le cou tuméfié, les yeux exorbités, gisant au milieu de la verrerie de son laboratoire secret. Il ne laissait aucune note, ni aucune formule de fabrication de l’inite. On ne retrouva pas la fiole contenant les quelques grammes d’inite que le savant portait toujours sur lui (seuls Tutus et les membres du Conseil secret en étaient informés). Tutus lui-même était inquiet et désemparé. En séance extraordinaire du Conseil, lui qui, d’ordinaire se contentait de répondre ou de ne pas répondre, posa pour la première fois une question :
— Que faire ?
C’est alors que se leva le benjamin de l’assemblée, un dénommé Zes.
— Pourquoi pas Zez ? s’exclama le président en nous souriant d’un air perplexe. Les trouveurs d’idées se regardèrent.
Mais Daj continuait de marteler ses points et ses virgules.
— Je disais donc qu’un dénommé Zes s’était levé, qui, jusque-là, ne s’était jamais fait remarquer. C’était un homme intelligent, mais cruel, le scélérat traditionnel en quelque sorte dont ne peut se passer un récit fantastique où l’on est tenu de remplacer les caractères par des poncifs. Voilà. Et la réponse arriva :
— Faisons tourner tous les ex. Immédiatement.
Un mouvement agita l’assemblée. Tutus émit une objection :
— Mais voyons, le plan d’immunisation n’a pas encore été mis en œuvre. Cela signifie que les machines risquent d’inclure…
— Tant mieux. Moins il y a de dirigeants et plus grandes sont les possibilités de diriger. Autre chose : l’assemblée a-t-elle pris en compte le fait que l’inite avait disparu ? Nos idées ainsi que le secret de l’inite, pourraient tomber, si ce n’est déjà fait, entre des mains étrangères. Tandis que nous tergiversons, le bruit de nos projets franchira la frontière ; mais auparavant, nos concitoyens, s’ils ont conservé une parcelle de bon sens, auront réglé leurs comptes aux ex comme à nous. Pensez-vous donc qu’ils nous pardonneront notre immunité ?
— Certes… Tutus hésitait. La mise en marche des ex serait pourtant prématurée. Les bacilles n’ont pas encore pénétré dans tous les cerveaux de la planète. De plus, je ne suis pas certain que nos ex surpuissants, même s’ils se mettent à tourner tous en même temps, puissent inclure dans leur champ d’action plus de, disons, plus des deux tiers de l’humanité. Il peut y avoir des écarts individuels de système musculaire, tout le monde n’est pas fait en série, sur le même modèle.
— Parfait, reprit Zes, les deux tiers de la musculature du monde, c’est plus qu’il n’en faut pour exclure de la vie les non-inclus. Définitivement. Je propose donc une solution concrète : mettre sur le marché intérieur les conserves « à bacilles ». Et au prix le plus bas. Deuxièmement : quoi qu’il en coûte, on achève dans les jours qui viennent la construction du dernier ex superpuissant. Troisièmement : dès qu’il sera achevé, nous passerons en quelque sorte de la science à la politique.
Mais les événements se précipitaient, et plus rapidement que ne l’avait prévu Zes, qui partageait l’avis de Tutus selon lequel les bacilles s’insinueraient dans le cerveau plus vite que les idées. Le matin qui suivit la réunion extraordinaire, les ouvriers ne se présentèrent pas au chantier de l’extériorisateur ; une agitation inquiétante régnait dans les rues ; des tracts fraîchement imprimés circulaient ; un meeting tumultueux se tenait dans un des faubourgs de la ville, et l’unité militaire dépêchée pour le disperser refusait d’obéir aux ordres. Comprenant que chaque minute comptait, Zes ne perdit pas de temps à réunir le Conseil et, suivi d’une dizaine de ses proches, il se précipita vers la cité invisible où se dressaient les pylônes transparents des innervateurs. Personne ne les arrêta, le personnel ayant préféré assister au meeting.
La foule ameutée par les tracts était massée, épaules contre épaules, dans une vaste combe qui s’amorçait juste à la sortie de la ville. Perchés sur les arbres, des orateurs discouraient avec des voix perçantes d’oiseaux : les uns parlaient d’un complot à moitié découvert ; d’autres s’indignaient du gaspillage des deniers publics, les troisièmes criaient à la trahison, les quatrièmes réclamaient vengeance et châtiment. Dans cette fourmilière grouillante se dressaient des poings et des gourdins, retentissaient des hymnes et des imprécations. Ce tumulte empêcha d’entendre les sons finement cristallins qui, soudain, avaient vrillé les airs. Tout aussi soudainement, quelque chose d’étrange se mit en mouvement ; une partie de la foule, faisant sécession, se détacha du meeting pour refluer dans les rues adjacentes. Perchés sur leurs arbres, les orateurs crurent que c’étaient les mots qu’ils prononçaient qui incitaient à l’action, mais ils se trompaient : c’était l’œuvre des premiers ex mis en marche. La foule se tut. On perçut alors avec netteté les tintements entrelacés des innervateurs. Un autre son se fit entendre, perçant et suraigu, et une nouvelle procession s’ébranla à angle droit de la première, attirant les gens comme l’aimant la limaille et vidant le meeting. Même un tout jeune agitateur, juché sur sa branche de chêne, comprit clairement que ce n’est pas ainsi que l’on marche à la vengeance et à la dévastation : tous ceux qui venaient s’indure dans le défilé avançaient les coudes étrangement plaqués au corps, d’un pas martelé et automatique. Alors que le jeune harangueur, pleurant presque de désespoir et de colère, tentait par ses cris de retenir les partants, quelque chose d’invisible prit soudain possession de ses muscles, décrispa ses mains et lui plaqua les coudes au corps ; le jeune homme perdit l’équilibre, tomba par terre, mais il n’eut plus le loisir de crier ; la chose invisible lui souda les mâchoires, bloqua son cri ; actionnant les charnières de ses jambes meurtries, elle les contraignit, pliant et dépliant les genoux, à rejoindre la procession ; le cœur du jeune homme bouillait de haine et de rage impuissante. « Si seulement je pouvais rentrer à la maison, prendre les armes… et là, on verrait ce qu’on verrait ! » fulminait le cerveau, mais les muscles, eux, conduisaient le corps dans la direction opposée à celle de ladite maison. « Où vais-je comme ça ? » questionnait la pensée isolée, tandis que les pas, comme s’ils apportaient la réponse, menaient lentement – à raison de deux par seconde – le propriétaire des pensées à la clôture métallique de la cité invisible. « Tant mieux, soliloquait l’agitateur, ravi, c’est justement vous que je cherchais. » Et il éprouva une sorte de volupté à s’imaginer fracassant les câbles transparents, sapant le pylône de verre et brisant les fils des rotors souterrains. Comme pour abonder dans son sens, ses pas le conduisirent aux entrelacs du dernier extériorisateur ultra-puissant, encore en chantier ; le garçon banda toutes ses forces – il avait l’impression de bénéficier d’une aide mystérieuse – et se saisit d’un tube de verre, à moitié vissé. C’est alors que ses mains, dérapant involontairement sur la surface glissante, se mirent à achever, lentement mais méthodiquement, de visser le pylône ; ce n’est qu’à ce moment-là que le malheureux comprit qu’avec tous les autres, automatiquement répartis sur toute la surface de la cité, il œuvrait à la construction des ex.
Le vent éthérique, soufflant depuis la cité invisible, jetait bas les constitutions des États jouxtant le pays qui avait accueilli l’idée de Netetti et de Tutus. En quelques bourrasques éthériques s’accomplirent quelques révolutions ; Zes les avait nommées « révolutions ex machina ». Cela se faisait le plus simplement du monde : en tirant sur les muscles des hommes comme sur les ficelles de marionnettes, l’ex, opérant dans un rayon donné, les entassait dans les capitales, investissait de pantins les institutions et les palais et obligeait les foules à articuler -comme un seul homme – un slogan simple de deux ou trois mots. À ceux qui avaient échappé à l’innervateur, il ne restait plus qu’à fuir, le plus loin possible des tentacules éthériques de la machine. Très vite cependant, un ex super-puissant qui pouvait atteindre les muscles par-delà les océans, fut achevé et mis en service. Rassemblés dans le plus complet désordre, les fuyards tentaient d’organiser la résistance ; ils disposaient de certains avantages : une fluidité et une complexité de mouvement que ne possédaient pas les hommes nouveaux qui se mouvaient par à-coups, en ligne droite et étaient incapables de s’orienter. Alors commença l’extermination méthodique, secteur par secteur, des non-inclus. Les rangs, tirés au cordeau, des hommes nouveaux avançaient, comme des faucheurs dans un champ de blés mûrs, balayant toute vie sur leur passage. Étreints d’une angoisse mortelle, les gens se cachaient dans les forêts, s’enfouissaient dans le sol ; d’autres, imitant les mouvements mécaniques des « nouveaux », se joignaient aux colonnes, avec la seule idée de garder la vie sauve. Le travail d’élimination des déchets humains, comme s’était un jour exprimé notre Zes, était supervisé à l’échelon local par des observateurs choisis parmi les deux ou trois centaines d’immunisés pour qui les ex travaillaient. Lorsque le balai éthérique eut achevé sa besogne, tous les territoires furent réunis en un seul État mondial auquel fut attribué un nom évoquant à la fois la machine et l’antidote : l’Exinie.
Après quoi, le dictateur Zes annonça le passage à l’édification pacifique. En priorité, il fallait mettre en place un appareil humain capable de desservir, avec une précision suffisante et les automatismes appropriés, les appareils du système Tutus. Pendant la période du coup d’État et des affrontements, les machines avaient été actionnées par un même petit nombre d’immunisés ; le fonctionnement des ex exigeait un système sophistiqué de mouvements et la prise en compte d’une signalisation non moins sophistiquée. L’ultime création de Tutus – l’ex capable de gouverner tous les ex – fut enfin installée. Elle dispensa les oligarques d’un travail épuisant – nerveusement et physiquement – de gestion de l’innervation. La seconde réforme fut la liquidation de l’instruction publique en Exinie ; il était en effet parfaitement superflu d’apprendre aux gens ceci ou cela, si les innervateurs étaient tout à fait capables d’accomplir le ceci ou le cela en question. Les postes budgétaires destinés à l’instruction furent réaffectés au perfectionnement d’un système nerveux centralisé et unique, concentré dans la cité invisible. Ensuite, l’ex de chaque humain – son potentiel musculaire – fut recensé. Installé devant le clavier de l’ex central, Zes connaissait très exactement la somme de forces musculaires, la réserve de travail qui pouvait à tout moment être affectée à telle ou telle tâche, répartie et redistribuée au gré du manipulateur. Les villes d’Exinie se dotèrent peu après de constructions grandioses, d’une ampleur cyclopéenne, érigées selon un plan unique, en fonction des lignes de force des ondes éthériques : des rues droites comme des pistes de bowling et reliant les unités d’habitation aux usines furent tracées parallèlement aux méridiens et aux lignes des longitudes. Les travailleurs que les innervateurs vidaient de leurs forces furent logés dans des palais clairs et spacieux, et abondamment nourris, sans que personne ne sache si cela les rendait vraiment heureux. Leur psychisme, coupé du monde extérieur, isolé dans leur cerveau qui était lui-même dissocié des muscles, ne donnait aucun signe d’existence.
Tout en appliquant scrupuleusement son plan d’exification totale de la vie, le gouvernement se préoccupait de prolonger celle-ci. L’organisation planifiée de l’amour avait nécessité la création d’un ex dit Coïtal lequel, opérant avec une certaine périodicité, précipitait les hommes sur les femmes par de violentes et brèves pulsions éthériques, les appariait de telle sorte que le maximum de conceptions fût produit dans le minimum de temps. Soit dit en passant, l’un des immunisés, secrétaire personnel de Zes, un jeune homme pourvu d’une mèche de cheveux comme celle de notre ami Pos – pour ne pas chercher trop loin, appelons-le Pass…
— Vous avez une façon un peu cavalière de fabriquer des noms – Pos s’agitait dans son fauteuil – et je vous conseillerais de…
— Je vous rappelle à l’ordre, s’interposa le président de séance. Moi seul ici ai le droit de faire des observations. Poursuivez votre récit.
— Or donc, ce Pass longtemps avant toute exification, avait soupiré pour une dame qui, dédaignant ses mérites, le traitait par le mépris. Ledit Pass franchit alors le pas suivant : recourir aux offices de l’ex. La machine voulait bien, peu lui importait. À l’heure fixée, elle amena la dame au lieu convenu, mais ne se retira pas, si bien que le jeune homme, nerveux et anxieux, ressentait sa présence au cœur même de l’amour. Avec une netteté hallucinatoire, il entendait le tournoiement des pales d’acier des rotors, le va-et-vient des flux vibratoires, le tout sur fond de sifflements ténus et lancinants. Oui, mes amis, le vent – souvenez-vous du tout premier jour ! – qui tirait les bretelles des bonnets en demi-sphères, ne pouvait les remplir que d’air, et les ex, quant à eux, étaient capables de fabriquer n’importe quoi, sauf des émotions. Bref, le lendemain matin notre pauvre Pos… pardonnez-moi, je voulais dire Pass, était triste et taciturne ; et lorsque son patron qui l’aimait bien affirma, en se frottant les mains, que, pour ainsi dire, l’on pouvait considérer la refonte du monde comme achevée, il ne rencontra que le silence d’un regard noir.
Survinrent alors des mois et des années d’une réalité mesurée sur compteurs, rigoureusement dosée et distribuée ; l’histoire, calculée à l’avance, comme en astronomie, se transformait en une sorte de science naturelle, s’articulant autour de deux classes : les inites qui gouvernaient et les exons qui étaient gouvernés. Rien, semblait-il, n’eût jamais dû troubler la Pax Exinia, et pourtant…
Les premiers « ratés du plan », ainsi étaient-ils nommés dans les protocoles du Conseil Suprême, pouvaient faire penser à des exceptions fortuites dans l’univers des inclus. Ainsi, au lieu de franchir les ponts dans le sens de la longueur, certains exons – sans doute incorrectement innervés – se mirent à les franchir dans celui de la largeur ; il fallut donc radier du stock musculaire un certain nombre de spécimens déficients, d’où un coefficient excessif d’amortissement des ex. Des défaillances furent relevées dans le fonctionnement de la machine coïtale : la production d’humains ne fut pas à la hauteur des espérances, le taux de natalité étant plutôt bas. Tout cela n’eût été que demi-mal, mais la situation devint préoccupante lorsque furent constatées des anomalies imprévues dans l’innervateur qui actionnait tout l’appareil exinien. Assailli de questions, Tutus hocha pensivement la tête et finit par déclarer :
— Pour vérifier la machine il n’existe qu’un moyen : l’arrêter.
Après de longues délibérations il fut décidé, à titre expérimental, d’arrêter l’ex n°1. Premièrement parce que, mis en service avant tous les autres, c’est lui qui présentait le maximum de dysfonctionnements, deuxièmement parce que, vous vous en souvenez, on y avait inclus les aliénés mentaux. On jugea donc que le plus humain était de les sacrifier eux.
Au jour et à l’heure dits, l’ex n°1 suspendit les fournitures d’innervation ; du même coup, plusieurs millions de personnes, telles des voiles privées de vent, s’affaissèrent, mollirent, tombèrent et s’immobilisèrent au sol. Certains inites, qui eurent l’occasion d’approcher les exons radiés des listes virent des yeux bouger dans les carcasses immobiles, des cils trembler et des narines palpiter (on avait laissé à la disposition des hommes quelques petits muscles sans importance dans la mesure où ils ne pouvaient nuire à la société) ; au bout de trois ou quatre jours, quiconque passait devant cette chair humaine dévitalisée et déjà pourrissante devait se boucher le nez ; l’inspection des machines n’étant pas achevée, force fut – pour des motifs d’hygiène sociale – de jeter dans des fosses ces carcasses aux cils battants, et de les recouvrir de terre.
Entre-temps, l’examen prolongé et minutieux de l’ex n°1 réduit en pièces détachées, produisait des résultats parfaitement inattendus.
— L’innervateur a été et demeure dans un état impeccable, déclara fièrement Tutus, nommé expert en chef. Je considère les accusations portées contre la machine sans fondement. Mais si les causes des excès ne sont pas dans les ex, il faut bien les chercher dans les exons, dans l’isolement de leur psychisme incontrôlé. J’ai récemment observé un cas élémentaire et, pour cette raison, significatif : un exon posté devant la manette d’un appareil et formé pour l’actionner de droite à gauche, la manœuvrait en réalité de gauche à droite comme si deux innervations contraires se fussent affrontées dans ses muscles. En effet, quand nous avons privé leurs cerveaux d’accès au monde extérieur, nous avons, du même coup, perdu les moyens de surveiller leur psychisme. Si une porte est fermée à clef, on ne peut en franchir le seuil ni du dedans ni du dehors. Il va sans dire que je ne m’intéresse absolument pas à ces appendices pseudo-spirituels qui prétendaient, aux époques barbares du passé, à l’appellation absurde d’« univers intérieur »…
— Mais ils ne vous intéressent pas davantage, Daj – la voix claire de Pos cogna contre la phrase. Le visage enflammé tourné vers celui qu’il venait d’interrompre et dédaignant les gestes d’apaisement du président, Pos lançait contre le récit des mots qu’il avalait presque dans sa précipitation : Oui, ni vous, ni votre Tutus ni votre Zes ne vous intéressez à la seule chose qui compte dans cette fantasmagorie : le problème du psychisme démuselé, de l’esprit privé de sa capacité d’agir ; vous pénétrez dans les faits de l’extérieur et non de l’intérieur ; vous êtes pire encore que vos bactéries : elles, elles dévorent les faits et vous, leur sens même. Racontez-nous non pas l’histoire des ex, mais celle des exons, et alors…
— Figurez-vous que mon Pass était du même avis. Au cours de la réunion dont je vous parle, après le discours de Tutus, au vif étonnement du patron, il bondit, les yeux étincelants, et commença à dire que… mais Pos me dispense de répéter ce « que ». Ce dont je le remercie. Poursuivons. Il faut que vous sachiez que ce Pass dont j’ai raconté la vie ici, à cette assemblée, consacrait ses loisirs à écrire de petites histoires. En secret, bien entendu, et, bien entendu, pour lui-même, car à l’époque des ex, la littérature avait été totalement isolée en même temps que les univers intérieurs et, je le répète, elle ne pouvait évidemment pas parvenir aux autres. Une des nouvelles de Pass, intitulée L’Exclu, si j’ai bonne mémoire, racontait l’histoire d’un penseur, un homme de science soi-disant génial qui, au moment où la cité invisible opérait son coup d’État, mettait la dernière main à un système qui révélait des sens nouveaux et grandioses. Brusquement intégré dans la cohorte des automates, il effectuait avec eux une besogne rudimentaire, chaque jour identique, n’exigeant pas plus de cinq ou six mouvements, et était donc dans l’incapacité de lancer à l’humanité son idée salvatrice : dans un monde où l’action et la pensée, l’idée et sa mise en œuvre étaient dissociées, il n’était, voyez-vous, qu’un exclu.
Une autre nouvelle avait pour sujet une certaine dame, belle depuis le fond de l’âme jusqu’au bout des ongles (la biographie se manifeste parfois là où on ne l’attend pas), une dame donc, que la machine attribuait à celui à qui précisément elle avait donné son cœur ; mais le problème, c’était que lui, comprenez-vous, n’en savait rien et n’en pourrait jamais rien savoir. Il y avait dans ce texte beaucoup de ratures et de pâtés d’encre, si bien que je ne me hasarderai pas à l’analyser en détail.
Et enfin, le « talent prometteur » de notre auteur s’était exercé sur le thème d’une vie, happée simultanément par l’existence et par la machine ; l’histoire d’un enfant qui grandit, se mue en adolescent, et lorsque sa conscience s’éveille, il est déjà inclus dans l’ex. Pour cet être-là, le monde n’existe pas en dehors de l’ex ; l’ex est pour lui transcendantal, et en même temps ses propres actes lui apparaissent comme extérieurs, comme le sont pour nous les objets et les corps du monde environnant ; l’enfant perçoit son propre corps décalé par rapport à sa conscience et nullement relié à celle-ci. Bref, le fonctionnement de la machine qui conditionne tout ce qui s’accomplit objectivement lui apparaît comme une troisième catégorie kantienne de la perception, ayant les mêmes droits que celles du temps et de l’espace. La pensée exoïdienne de cet être qui ignore la possibilité du passage de la volonté à l’acte, de l’idée à la réalisation, le conduit naturellement à reconnaître l’existence du monde de l’idée et du vouloir en soi, c’est-à-dire à un spiritualisme exacerbé. Et pourtant, Pass amène pas à pas son héros à rompre le cercle, il lui fait chercher et trouver un ex échappant à la logique exienne. À cette fin, l’auteur – ainsi qu’il l’avait ébauché dans son récit précédent – utilise une coïncidence fortuite (et d’ailleurs rarissime, mais qu’importe) entre le désir, qui naît à l’intérieur de l’âme, et l’acte, suscité du dehors, par l’ex. L’observation de ces moments d’harmonie privilégiés incite l’exon à rêver un univers différent, concevable, dans lequel ces exceptions deviennent la règle et… je m’en tiens là, parce que Pass lui non plus, n’était pas allé plus loin : un télégramme de Zes réclamait sa venue immédiate.
Quand il se présenta chez son patron, Pass le trouva en compagnie – même si le mot « compagnie » ne convient guère en la circonstance – disons plutôt qu’il le trouva planté devant deux exons qu’on avait installés dans des fauteuils.
— Si je vous ai bien compris lors de la dernière assemblée, vous désiriez faire une incursion dans l’autre monde. Fermez la porte. Bien. Et maintenant, je vais découvrir pour vous les âmes de ces deux-là. Asseyez-vous et observez.
— Mais je ne comprends pas, balbutia Pass.
— Vous allez comprendre. Il y a exactement deux heures et quarante minutes, je leur ai injecté à chacun près d’un gramme d’inite. Dans cette éprouvette, il en reste encore assez pour deux ou trois expérimentations. L’inite fait son effet au bout de trois heures. Attention.
— Mais alors… Netetti… Sa mort – et Pass sentit que son regard s’égarait entre les pantins assis dans les fauteuils, Zes et la petite fiole posée sur la table.
— Laissez donc, ce sont des bêtises. Regardez, il y en a un qui commence à bouger. Il y a quelques minutes, j’ai donné l’ordre de les exclure du champ de l’ex. Vous comprenez donc…
De fait, l’un des pantins fut secoué d’une bizarre convulsion, bomba le torse et serra les poings. Ses yeux restaient clos. Puis, une légère écume commença de filtrer entre les lèvres, il ouvrit soudain des yeux qui ne cillaient point et fixa un regard trouble sur les gens qui se tenaient devant lui. On eût dit que son cerveau, séparé des muscles depuis de longues années, cherchait à tâtons le chemin qui le ramènerait vers eux ; subitement, le contact se rétablit : avec un rugissement de fauve, l’exon se jeta sur Zes qui se tenait à deux pas. Une fraction de seconde et déjà ils roulaient par terre, heurtant les pieds de la table, renversant les chaises. Pass se précipita vers les corps noués et avec l’anneau de la clef qu’il avait gardée au poing porta un coup violent à la tempe de l’exon. Libéré, Zes se releva, aspirant péniblement l’air de ses lèvres sanguinolentes. Ses premières paroles furent :
— Achevez-le. Et ligotez l’autre. Immédiatement.
Alors que Pass attachait avec une corde les mains du second exon, celui-ci bougea, comme quelqu’un qui émerge d’un sommeil profond.
— Les jambes aussi, ordonna Zes, crachant du sang. Une bagarre me suffit.
L’homme qui avait pieds et poings liés ouvrit enfin les yeux. Les convulsions qui lui traversaient le corps n’étaient pas celles d’un fou agité ; il ne criait pas et se contentait de gémir doucement et plaintivement, comme un chien blessé ; des larmes coulaient de ses yeux bleus et vides. Zes reprenait peu à peu ses esprits, il rapprocha son fauteuil et considéra l’homme ligoté avec un sourire mélancolique.
— Je les ai connus tous les deux avant qu’ils ne deviennent exons. Celui-là, qui est encore vivant, je l’ai aimé presque autant que je vous aime. C’était un jeune homme admirable, philosophe et un peu poète. Vous l’avouerai-je ? Pour mes expériences de libération, j’ai fait un choix partial ; à des êtres qui m’avaient été proches, j’ai voulu rendre leur vie pré-mécanique, leur restituer leur liberté. Vous voyez ce que ça donne. Mais laissons cela. La conclusion s’impose. Si ces deux-là, qui furent avant l’innervation des humains au psychisme absolument sain et à la pensée vigoureuse, n’ont pas supporté d’être séparés de la réalité, nous avons tout lieu de croire que les autres psychismes n’ont pas davantage résisté à l’exification. Bref, nous voilà environnés de folie, de millions d’aliénés, d’épileptiques, de maniaques, d’idiots et de débiles. Les machines les tiennent en respect, mais il suffirait de les libérer pour qu’ils se jettent sur nous et nous mettent en pièces, nous et notre civilisation. Ce serait la fin de l’Exinie. J’en profite pour vous apprendre, mon romantique ami, qu’en entreprenant ces expérimentations je croyais pouvoir rapprocher l’avènement d’une époque nouvelle, celle de l’initie. Je me suis demandé si je n’avais pas commis une erreur en excluant Netetti et quelques autres ; les uns de la vie, d’autres de la liberté. Mais je vois maintenant… Bref, la fiole contenant les derniers grammes d’inite a été brisée dans la bagarre à point nommé.
Quand il se retrouva dehors, Pass tourna le coin et enfila les rues sans savoir lui-même où il allait. C’était l’heure où les séries rentraient du travail ; happé par une colonne qui marchait méthodiquement et lentement – deux pas à la seconde – notre poète, sans même s’en apercevoir, se soumit à son rythme net et précis et se surprit à goûter sans déplaisir le vide léger et sans âme que lui insufflaient les poussées mécaniques ; après ce qui venait de se passer dans le bureau de Zes, il avait envie de ne penser à rien le plus longtemps possible, de gagner du temps sur la pensée, et comme s’il participait à une sorte de jeu, il collait ses coudes contre son corps copiant ceux qui l’entouraient ; les yeux fixés sur la nuque de l’exon qui le précédait, il se dit : « Faire comme lui, tout faire comme lui, c’est beaucoup plus facile. » La nuque, sans cesser son balancement mesuré, obliqua à gauche au carrefour. Pass aussi. Dans la droite ligne de l’avenue, la nuque se dirigea vers le dos d’âne du pont d’acier. Pass aussi. Ils marchèrent sur le tablier sonore, entre les parapets de pierre. Soudain, telle une boule cognant contre la bande, la nuque heurta le parapet de droite, puis sa trajectoire suivit l’angle de réflexion jusqu’au parapet de gauche. Pass aussi. La nuque, ronde et rouge, se pencha par-dessus la rambarde et plongea : plouf. Pass aussi : plouf.
Lorsque Zes, à l’occasion du rapport quotidien d’innervation, apprit la mort du secrétaire, il se contenta de froncer nerveusement les sourcils avant de lever les yeux sur l’inite qui avait interrompu la lecture.
— Continuez.
La suite était inquiétante : les cas d’insubordination se multipliaient et risquaient de revêtir un caractère massif. Les exons bureaucrates desservant l’ex central qui exigeait des décharges musculaires extrêmement précises et complexes, durent être relevés et liquidés : ils devenaient trop dangereux. Comme au temps de la lutte pour l’Exinie, les inites reprirent possession des claviers de tous les appareils. Des jours difficiles et noirs survenaient ; les oligarques épuisés avaient désappris à travailler, ils se virent obligés de marteler nuit et jour une vie artificielle sur les touches du gigantesque instrument. Mais l’harmonie, cette harmonie d’autrefois, rigoureusement mesurée et calculée, ne se reproduisait pas : les touches semblaient se bloquer, les impulsions des innervateurs se dispersaient dans l’éther sans atteindre les muscles : refusant soudain d’obéir, les faits ne se connectaient plus selon la partition établie. Les pylônes transparents de la cité invisible retentissaient encore du bourdonnement ténu des guêpes de verre, mais leur sagace harmonie se brisait en vagues d’ondes éthériques battant les unes contre les autres, et la fameuse Pax Exinia en était perturbée et distordue.
On trouvait chaque jour, sur les barbelés dont s’était entourée la cité invisible qui rassemblait désormais tous les inites, des cadavres d’exons qui avaient tenté de rompre le cercle d’acier. La plupart des observateurs inites de la périphérie avaient péri de mort violente, les autres s’étaient réfugiés dans le centre. Il n’était pas possible d’en assurer la relève, la cité étant isolée et prisonnière des barbelés, de la folie, des ténèbres.
Les cadavres des désinclus étaient autopsiés, leurs cerveaux et leurs systèmes neuromoteurs méticuleusement disséqués. On constata dans le cerveau la présence d’une substance jusqu’à présent ignorée des savants : elle était sécrétée en quantités infinitésimales à l’intérieur des tissus nerveux ; il semblait que ce fût une sécrétion interne de défense qui s’accumulait progressivement dans l’organisme des désinclus, et qui était apparemment liée au processus de désengagement du champ de l’ex. Zes avait convoqué le directeur du laboratoire de chimie pour lui demander de décrire le phénomène avec précision. Après avoir entendu son rapport, il tira de sous un presse-papiers quelques fins feuillets jaunis et les poussa sous les yeux du chimiste. « L’écriture de Netetti » marmonna celui-ci, évitant soudain de regarder les lignes.
— Je vous croyais chimiste et non graphologue. Revenons à l’essentiel. Est-ce que cela coïncide avec la formule de la sécrétion qui vient d’être découverte ?
— En tous points.
— Je vous remercie. Nous tiendrons donc pour acquis que vous avez redécouvert la substance et que moi j’en ai inventé le nom : l’inite.
À la dernière réunion du collège des dirigeants, Zes résuma, après avoir entendu les points de vue des uns et des autres :
— Donc, l’in s’est insurgé contre l’ex. L’issue de la lutte de l’inite contre les vibrophages ne fait aucun doute. Mais tant que les vibrophages n’ont pas engagé le combat, tant que des millions de folies ne se sont pas rués sur les muscles, nous sommes encore capables de faire match nul. Je propose de débrancher les ex. Immédiatement, et tous en même temps.
Au moment de voter, la proposition se heurta à l’abstention générale. À l’exception de Zes dont la seule voix s’avéra suffisante pour faire taire toutes les voix de la cité invisible. Le bourdonnement des ex oscilla dans l’air, s’apaisa doucement en montant dans les aigus et disparut, comme un essaim de guêpes chassées par la fumée. Et au même instant, des dizaines de millions d’êtres humains recouvrirent la terre de leurs corps immobiles ou à peine tressaillants.
Un détachement d’inites sortit de sa prison de barbelés. Tout en marchant, ils se scindèrent en groupes, et avancèrent entre les corps expirants. Au troisième jour de l’exode, certains groupes se frayaient encore un chemin dans les miasmes cadavériques ; d’autres étaient déjà parvenus à des lieux sans personne, plus exactement sans cadavres. Au demeurant, les forêts et les cavernes où les inites s’abritèrent n’étaient pas vraiment sans personne ; elles étaient déjà habitées par des êtres humains, rassemblés en clans et en hordes, se terrant dans les fourrés et les broussailles, bannis de la culture et chassés par le premier vent éthérique. Ils cherchaient refuge loin de l’orée des forêts, ils s’enterraient dans le sol, vivant dans la peur perpétuelle d’être inclus dans la volonté des innervateurs invisibles. Ils avaient depuis longtemps remplacé leurs vêtements de citadins par des peaux de bêtes et des écorces, et faisaient peur à leurs enfants, élevés dans la forêt, en évoquant le nom du méchant dieu Ex. Les inites, peu nombreux, ou bien trouvèrent la mort, ou bien se mêlèrent à cette faune humaine. La roue de l’histoire, ayant accompli un tour complet, poussa derechef ses lourds rayons. Mais si le personnage caché sous le nom d’« Anonyme » – et qui avait failli passer ce jour-là, rappeliez-vous, au tout début de mon récit, sous les roues banales d’une banale automobile -s’était réellement fait écraser avec son idée, qui sait, peut-être les choses auraient-elles tourné différemment. Encore que…
Daj ôta ses verres, les saisissant par leurs antennes d’acier et se pencha pour les essuyer avec un mouchoir marron. Ses pupilles subitement émoussées, enfoncées entre des paupières rouges clignotantes, avaient cessé, semblait-il, de voir le thème.
L’étau du silence mit quelque temps à se desserrer. Puis, il y eut un bruit de fauteuils repoussés. Rar fut le premier à marcher vers la porte. Je craignais qu’une nouvelle fois le président ne me barre la route avec ses questions, mais Zez, le regard fixé sur la cheminée éteinte, paraissait exclu, perdu dans une méditation difficile. Je suis donc sorti sur les pas de Rar, sans qu’on me remarque ni qu’on m’interpelle.
Je l’ai rattrapé à la grande porte et nous sommes partis ensemble dans la nuit de la rue presque déserte.
— J’ai peur de m’empêtrer dans les mots. Vous pouvez ne pas me répondre, mais je ne peux pas ne pas demander. Et précisément à vous. Vous êtes le seul, parmi eux, dont je pense qu’il soit homme. Je peux ?
— Je vous écoute, dit Rar sans tourner la tête. Nous marchions, coude à coude, le long du trottoir vide.
— Quand je suis parmi vous, les trouveurs d’idées, comme vous dites, j’éprouve un sentiment d’étrangeté, de malaise. Je suis, tout simplement… bon, tandis que vous… Bref, je ne voudrais pas être un exon au milieu des inites. Que me voulez-vous ? Tuez vos lettres si cela vous chante, mais moi je n’en ai pas… ni lettres ni idées. Je répète, je refuse d’être un exon !
— Votre instinct ne vous trompe pas : « exon » ce n’est pas mal. Je n’ai pas le droit de vous répondre, mais je vais tout de même le faire. Tout est entièrement de la faute de l’inite que je suis. Rar s’est légèrement tourné vers moi pour m’examiner avec un gentil demi-sourire.
— De votre faute ?
— Oui. Si je n’avais pas engagé cette discussion avec Zez au sujet de l’aiguille et du fil, il n’y aurait pas eu de huitième fauteuil devant la cheminée.
— De l’aiguille et du fil, dites-vous ?
— Mais oui. C’était une semaine avant que vous ne fassiez votre apparition. Lors d’une séance du samedi, j’ai affirmé que nous ne sommes pas des trouveurs d’idées, mais tout bêtement des originaux, inoffensifs parce qu’isolés. Une idée qui n’est pas écrite, disais-je, c’est comme une aiguille qui n’est pas enfilée : ça pique, mais ça ne coud pas. Je leur ai reproché, à eux ainsi qu’à moi-même, d’avoir peur de la matière. Autant que je m’en souvienne, j’ai forgé le mot matériophobie. Ils me sont tombés dessus, Zez en tête. Pour ma défense, j’ai déclaré : « Je doute que nos idées soient réellement des idées, elles n’ont pas été vérifiées au soleil. – Les idées et les plantes poussent dans l’obscurité, en l’occurrence la botanique et la poésie se passent de lumière, a argumenté Tud pour soutenir Zez. – Dans ce cas, s’il vous plaît de m’assommer à coups d’analogies, ai-je répondu, un jardin sans soleil ne peut donner naissance qu’à une végétation étiolée. » Je leur ai parlé des expériences de culture des fleurs hors de toute lumière. Curieusement, cela donne toujours une plante très longue et ramifiée ; mais qu’on expose cet exemplaire étiolé à la lumière, à côté de fleurs ordinaires, de celles qui vivent dans l’alternance des nuits et des jours, et aussitôt apparaît combien est fragile, facilement défraîchi et pâle tout ce qui a grandi dans l’obscurité. En un mot, notre discussion a mis l’accent sur une question : nos idées sont-elles capables de résister à l’épreuve de la lumière, sont-elles valables hors des limites de notre salon noir ? Il fut décidé de brancher provisoirement une paire d’oreilles extérieures, un lecteur moyen imprégné de culture lettresque. Le vide de nos rayonnages se révélera-t-il suffisamment visible ? C’est alors que Tev montra quelque inquiétude. « L’obscurité, a-t-il dit, transforme les hommes en voleurs, c’est naturel. Que se passera-t-il si ce petit malin à qui nous aurons nous-mêmes bourré la tête d’idées réussit à en extraire pour les échanger contre l’argent et la gloire ? » Zez l’a rassuré : « Rien à craindre. Je connais un homme qui convient parfaitement. Nous pouvons tranquillement exposer en sa présence tous les thèmes des samedis. Il n’en touchera pas un seul. – Mais pourquoi ? – Pour la bonne raison qu’il n’a pas de mains : c’est celui que Fichte appelle “le lecteur pur”, on ne trouvera pas mieux pour les idées pures. » Voilà. Je crois que c’est tout. Adieu.
Il m’a serré la main et a tourné l’angle de la rue. Je suis resté quelques instants perplexe, décontenancé. Rar était parti, mais ses paroles voltigeaient encore autour de moi et je ne savais comment m’en débarrasser. Quand j’ai eu un peu repris mes esprits, j’ai compris quelle erreur j’avais commise en ne le questionnant pas sur l’essentiel : la rue noire et étroite serpentait devant moi comme un fil échappé de son aiguille.
V
Sur le moment j’avais résolu de ne plus assister aux samedis du Club des tueurs de lettres. Mais vers la fin de la semaine, le souvenir de Rar m’a incité à changer d’avis. Dès la première soirée, ce personnage tout à fait unique et original m’avait semblé nécessaire et important : jusqu’à son nom, qui, quelque effort qu’il fît pour n’être qu’une syllabe sans signification, était le seul de leurs noms à tous susceptible de faire sens. Mais le bureau de renseignements ne m’aurait pas donné son adresse en échange. J’avais impérieusement besoin de revoir Rar, ne fût-ce qu’une fois, et de tout lui dire : il n’était pas des leurs, mais des nôtres, pourquoi fallait-il qu’il reste parmi des tueurs et des falsificateurs ? D’abord, le manuscrit, et ensuite… Il fallait absolument que je rencontre Rar. Cette rencontre ne pouvant avoir lieu que là-bas – au milieu du quadrilatère noir des rayonnages vides – j’ai décidé, le samedi venu – ce serait la dernière fois, me disais-je – d’assister à la réunion du Club.
Quand je suis entré dans le cercle, Rar, déjà installé à sa place habituelle, a levé des yeux étonnés sur moi. J’ai bien essayé de retenir son regard, mais il s’est aussitôt détourné, manifestant exclusivement indifférence et détachement.
Une fois remplies les formalités rituelles, la parole a été donnée à Tev. Un éclat rusé scintilla dans les petits yeux de Tev qui trouvaient difficilement leur chemin entre les plis adipeux. Il remua dans son fauteuil qui craqua sous le poids de la graisse et des muscles.
— Mon asthme – commença Tev en aspirant péniblement des goulées d’air sifflotantes – n’aime guère que je me lance dans de longs discours. C’est pourquoi je me contenterai de vous exposer l’esquisse, ébauchée par moi depuis longtemps déjà, de Y Histoire des trois bouches. Voici, en résumé, de quoi il s’agit.
Trois hommes buvaient leur dernier thaler au cabaret des Trois Rois. Trois lettres me suffisent pour vous donner leurs noms : Ing, Nig et Gni. Il était minuit passé, l’heure où les bouteilles se vident et les cœurs débordent. Les trois amis s’amusaient, chacun à sa façon, en faisant tinter leurs verres. Ing était le parleur par excellence ; en trinquant bruyamment, il prononçait des toasts et des speeches, citait les Pères de l’Église et racontait des histoires de toutes les couleurs. Nig, lui, était amateur de baisers et s’y connaissait comme pas un ; en ce moment, il avait peine à répondre aux questions et aux toasts, ses lèvres étant en plein travail. La grosse fille qu’il avait sur les genoux, l’eût-on payée à la pièce, serait devenue, à la fin de la soirée, une demoiselle bien dotée. Gni n’avait besoin ni de phrases ni de baisers ; ses joues gonflées étaient luisantes de graisse, sa bouche collée à un énorme os de gigot qu’il dépouillait à belles dents avec persévérance et assiduité.
La fille parla soudain, entre deux baisers de Nig.
— Pourquoi les gens n’ont-ils pas trois bouches ?
— Pour pouvoir en embrasser trois à la fois ? demanda Nig avec un rire énorme en tendant à nouveau ses lèvres.
— Attends, fit Ing, flairant un sujet digne d’effusions rhétoriques, tu devrais finir tes phrases avant de l’embrasser…
— C’est bien ce que je dis, reprit la compagne de Nig. Si chacun de vous avait trois bouches pour causer, manger et embrasser en même temps, ce serait…
— Fadaises ! coupa Ing en dressant un doigt sentencieux, ce n’est pas sous un jupon qu’il faut rechercher des syllogismes. Tais-toi. Questionnons plutôt la sainte Tradition et aussi la logique formelle. Augustin, le bienheureux, nous enseigne que l’homme, à la différence de l’animal dénué de raison, dispose de la possibilité de choisir. N’est-ce pas là-dessus que se fonde le liberum arbitrium, le libre arbitre, l’aptitude à choisir le meilleur dans la multiplicité ? Aristote, lui, nous apprend à faire la différence entre l’état de perfection, Pentéléchie, et les états fortuits ou subalternes. Thomas d’Aquin, lui, va plus loin quand il distingue le sens de la substance, intérieur, de celui de l’événement, extérieur. La bouche, os, aurait-il dit, est en corrélation avec la nourriture, le baiser et la parole, mais en quoi consiste sa qualité principale ? Qu’en penses-tu, mon bon Gni ? Ôte ton os de ta bouche et réponds.