L’os s’écarta quelque peu, juste assez pour laisser passer les paroles.

— Je crois, fit Gni, qu’il n’est point nécessaire d’aller chercher des arguments dans les livres. Ils sont tous là, dans mon assiette : la bouche est faite pour manger, c’est l’évidence même. Tout le reste est malice.

Ing hocha la tête.

— Mon bon ami, ce n’est pas dans les rogatons qu’on va chercher des arguments. Pourquoi vois-tu là de la malice ?

— Parce que, répliqua Gni après avoir englouti une bonne pinte de vin, si toi et moi ne mangions ni ne buvions, il y a longtemps que la mort nous aurait séparés, moi au paradis, toi en enfer. Avoue qu’à pareille distance, il te serait difficile de me questionner, et qu’il me serait bien vain de te répondre.

— Je plains les anges – Nig intervint dans la dispute en frisant la moustache qui surmontait sa lèvre charnue et purpurine-s’il leur faut un jour hisser cette carcasse jusqu’aux sphères célestes. Ne comprends-tu pas, pauvre niais, que sans baisers il n’est point de naissances ? Et si personne ne naît, qui donc y aura-t-il pour mourir ? Tu saisis ?

Ing leur coupa à tous deux la parole sans cacher un sourire condescendant.

— Tu as raison, Nig, mais en cela seulement que tu affirmes que Gni a tort. En quoi les lèvres d’une traînée valent-elles mieux qu’une assiette de rogatons ? Essayons de raisonner en bonne logique : pour qu’il y ait baiser, il faut à la bouche une autre bouche, ainsi apparaît la catégorie de l’autre, l’altérité, το ετερον, comme dirait Platon. Cela ne fait que déplacer le problème au lieu de le résoudre. Procédons par ordre : sans absorption de nourriture, il n’y a pas de vie, d’accord ; mais sans les baisers, il n’y aurait pas naissance, c’est tout aussi vrai. Et enfin, écoutez attentivement, si le Seigneur n’avait pas dit « que soit », la naissance même ne serait pas née, il n’y aurait ni vie ni mort, et l’univers serait, le diable seul sait où… J’affirme donc – et l’orateur asséna un coup de poing sur la table – que la vocation véritable de la bouche n’est pas de faire la moue, ni d’engloutir mangeaille et vinasse, mais bel et bien de proférer les paroles qui nous sont un don du Très Haut.

— Mais alors, s’obstinait Gni, pourquoi est-il écrit que l’homme est souillé par ce qui sort de sa bouche et non par ce qui y entre ? Qu’as-tu à répondre à ça ?

Ing et Nig parlèrent en même temps et la controverse aurait pu durer jusqu’à l’aube, n’eût été le sommeil qui leur ferma les yeux avec des rêves et la bouche avec des ronflements.

Ing vit en songe un monstre à trois bouches qui remuait ses six lèvres sans relâche. Ing tenta de lui démontrer qu’il n’existait pas, mais l’immonde créature, argumentant de ses trois bouches en même temps, ne se laissait pas convaincre. Ing se réveilla, inondé de sueur froide. La première ligne rouge de l’aurore se dessinait déjà au-dehors. Il réveilla ses camarades. Avant même d’avoir ouvert les yeux, Nig demanda où était Ignota. Pensant qu’il s’agissait d’un mets, Gni grommela : « On l’a mangé. » Nig éclata de rire, expliqua qu’il s’agissait de sa compagne de la veille et ajouta :

— Plus exactement, c’est elle qui nous a mangés. C’était joliment demandé, en tout cas. Sérieusement, qu’est-elle devenue ?

— Disparue comme un fantôme. Si j’en crois mes rêves, ton Ignota en sait trop. Après tout, ce n’est peut-être pas une fille, mais un succube, un spectre, une ombre.

— Diable, ricana Nig. Cette ombre m’a écrasé les genoux. Raconte-moi tes rêves.

Du fond du rêve, la dispute revint dans la réalité, comme si, elle aussi, avait repris des forces en dormant. Trois bouches jacassaient à qui mieux mieux au sujet de la vocation véritable de la bouche.

— Manger.

— Allons donc ! Baiser, je vous dis.

— Vous délirez tous les deux. Parler, voilà sa vocation.


Là, voyez-vous, je lâche les rames et je me laisse aller au fil de l’eau. Jugez vous-mêmes : pourquoi me mettrais-je en frais d’imagination, pourquoi m’épuiserais-je à ramer du moment que j’ai rejoint le puissant courant qui enverra de lui-même mon sujet avec ceux qui parlent de vérité et de mensonge, des brahmanes errants du Panchatantra et tant d’autres encore. Ce que je veux dire, c’est que Ing, Nig et Gni, faute de pouvoir trancher le débat, s’en vont errer de par le monde, obéissant aux lois du développement des sujets, en demandant aux voyageurs qu’ils croisent sur leur chemin de les départager. L’illogisme de ces controverses itinérantes, leur incongruité dans un monde quotidien, ne devraient pas troubler celui qui sait que le développement du sujet et le développement de la vie, s’ils se croisent parfois, ne coïncident jamais. Le sujet sème ces discussions comme la plante sème des spores – dans l’espace où elles germeront. Je vogue donc au fil de l’eau…

— Vous voguez en effet. – Dans un mouvement de colère, Zez asséna un coup de pincettes sur les tisons et les étincelles, en réponse, jaillirent. – Mais ne voguez-vous pas à bord d’une bibliothèque bourrée de lettres en vrac ? Je dois vous dire, mes chers amis, que depuis quelque temps vos idées puent l’encre d’imprimerie : l’un prend des livres bourrés de lettres comme « personnages » de ses récits, l’autre, voyez-vous, « part au fil de l’eau » (soit dit en passant, imagine-t-on métaphore plus galvaudée, plus usée sur toutes les presses à imprimer ?) aussitôt happé par le torrent d’encre du sujet qui bouillonne, à ce train-là nous allons bientôt…

Les veines du cou de Tev se gonflaient :

— Vous avez bien trop peur d’une couverture de livre. Mais, sur moi, elle ne risque pas de se refermer parce que moi, je ne suis pas… une souris. Je n’ai jamais été, comme certains, dans la peau d’un auteur célèbre, l’alphabet n’est pas pour moi un appât, alors que…

D’un geste, Zez imposa le silence et se tourna vers moi :

— Je suggère de soumettre notre débat au jugement de notre hôte : le recul le rendra plus perspicace, il aura moins de mal à être impartial.

Tous les regards étaient fixés sur moi. J’ai répondu :

— Ce faisant, vous faites de votre discussion une de ces « controverses itinérantes » qu’il y a un instant, vous jugiez intolérables…

— Gambit refusé ! Bien joué. Ôte-toi du chemin, Zez, et cède le pas à mes trois héros, qu’ils puissent aller là où ils sont depuis longtemps attendus.


La bande rouge de l’aube s’élargit. Dans quelques instants, l’aubergiste viendra réclamer son dû pour la nuitée et la vaisselle brisée. Or, il n’y a pas un sou dans les poches. Ing, Nig et Gni ont quitté Les Trois Rois sur la pointe des pieds. Le bourg dormait encore derrière ses volets clos ; un moine mendiant vint à leur rencontre, avec sa sacoche et son bâton à grelot. Il leur tendit sa besace sonnaillante, mais en guise d’aumône n’obtint qu’une question :

— À quelle fin Dieu t’a-t-il donné une bouche ? Pour manger, embrasser ou parler ?

Le moine cessa de secouer son sac, le grelot se tut, il se taisait aussi. Nig jeta un coup d’œil sous le capuce.

— C’est un carme. Nous tombons d’emblée sur un vœu de silence. Te voilà mal parti, Ing. C’est quasiment une réponse : la sainteté n’a pas besoin de paroles.

— Oui, mais elle s’impose aussi des jeûnes. Je pense en outre que les baisers aux ribaudes ne sont pas le meilleur moyen de gagner le salut éternel. À ce compte-là, la bouche n’est qu’un trou parfaitement inutile au milieu du visage, qu’il faudrait ravauder au plus vite, et puis vivre sans chercher plus loin que le bout de son nez. Il y a là quelque chose qui cloche. On continue.

Le grelot poursuivit son chemin, nos trois amis aussi. Aux portes de la ville, Ing, Nig et Gni croisèrent une vieille femme sourde. Ils eurent beau brailler leur question à une, à deux puis à trois bouches hurlantes, la vieille n’avait qu’une chose à leur dire :

— Elle a une tache noire sur le front. Ma vache. Vous ne l’auriez pas vue ? Une tache noire sur le front. Ma vache.

— Chacun ses soucis, soupira Ing.

Au même moment, les portes de la ville s’ouvrirent dans un grincement rouillé. Mes trois bonshommes entamèrent leur errance.

Au bout d’une ou deux lieues ils croisèrent une carriole brinquebalante. Un grand gaillard, les jambes pendant au-dehors, réglait son compte à une miche de pain. Ing lui cria la question fatidique, mais le fracas des roues empêcha le garçon de l’entendre, l’eût-il même entendue que sa bouche était trop pleine pour qu’il puisse répondre.

Vers midi, ils avisèrent un homme au milieu des blés que le vent faisait danser. Il avait un sac sur l’épaule, un bâton à la main, son visage, poudreux et hâlé, respirait la gaieté, et il dialoguait en sifflotant avec les perdrix ; peut-être était-ce l’un de ces clercs errants, (il avait le visage rasé avec soin) peut-être même s’agissait-il de votre père François.


Le narrateur se tourna vers Tud et leva la main droite pour lui faire un signe de connivence. Tud lui répondit d’un geste en souriant. Deux thèmes, comme deux vaisseaux qui se croisent en haute mer, échangèrent un salut, et Tev poursuivit.


— Pourquoi l’homme a-t-il une seule bouche au lieu de trois ? Nig interrogea le clerc après l’avoir salué.

Le clerc s’arrêta et examina les trois voyageurs. Il se rinça la bouche avec le contenu de la gourde qui pendait à sa ceinture, fit un clin d’œil et parla :

— Mes enfants, êtes-vous bien certains que la grâce du Seigneur soit toujours de n’avoir qu’une seule et unique bouche ? Quand je serai parti, déculottez-vous et voyez si ce n’est pas plutôt deux qu’une. Et si vos pas vous conduisent jusqu’au bordel le plus proche, n’importe quelle fille vous prouvera que la bonne réponse est trois. Bonne chance, mes amis.

Actionnant ses longues jambes bottées haut de cuir, le père François disparut promptement du paysage et du récit.

— Le curaillon a voulu nous couillonner, suggéra Gni en se grattant la nuque.

— Et il a drôlement réussi. Nig cracha avec acrimonie.

— Couillonner, c’est un amusement pour couillons, répliqua Ing. Les esprits sont devenus grossiers et plats, comme ce champ-là ; il est plus facile de se gausser que de réfléchir. Où sont donc les syllogismes du grand Stagyrite, les définitions d’Averroès et la hiérarchie des idées de Jean Scot Érigène ? Les hommes ont désappris le commerce des idées ; au lieu de regarder une idée dans les yeux, ils s’escriment à l’explorer sous la queue.

Tous les trois poursuivirent leur chemin en silence.

Ils croisaient de loin en loin des paysans de retour des champs, des marchands à dos de mule, sommeillant au son des grelots. Après la rencontre avec le moine, ils avaient décidé d’être plus prudents et de ne pas poser leur question au premier venu. Au terme d’une journée de marche, les murailles crénelées d’une ville parurent au-dessus des oliviers courbés vers la terre. La poussière et la chaleur retombaient. Dans les herbes, le chant des cigales se faisait plus fort, l’éclat du soleil moins violent. Tout près des portes, dans un pré verdoyant attenant à la route, les voyageurs aperçurent une femme assise dans l’herbe qui avait dans les bras un nourrisson emmailloté. La femme tarda à répondre au salut de nos compères, elle était trop occupée ; sortant un sein de son corsage, elle offrait le téton rose à la bouche de l’enfant. Aussitôt, celui-ci se mit à remuer avidement les lèvres, tandis qu’elle se penchait en souriant sur le minois joufflu.

— Tudieu ! gronda Gni. Emmaillotez-moi vite, j’ai comme une grosse envie de lait.

Nig se passa la langue sur les lèvres tandis que Ing, hochant la tête, disait :

— Cet enfant vient de nous révéler les deux tiers de la vérité, sinon la vérité tout entière : voyez plutôt cette bouche minuscule, encore sans dents. Il lui a été donné ce qui nous est refusé : la possibilité de manger et d’embrasser en même temps. Cet être encore insignifiant m’oblige, mes amis, à me transporter en pensée de ces mots indigents et poussiéreux vers les frondaisons luxuriantes du jardin d’Éden où tout était donné à l’homme d’un coup, en un seul morceau, et non par miettes. Mais le jardin d’Éden a perdu ses fleurs et une seule bouche ne peut plus, hélas, abriter trois sens en même temps. Dites-moi, ma mie, à qui est cet enfant ?

— Je suis au service de la femme du juge. Ma maîtresse s’appelle Félicia, répondit la nourrice.

Elle se releva, fit un salut aux étrangers et s’éloigna en direction de la ville. Nig lui envoya un baiser. Les amis décidèrent de souffler un peu dans ce pré avant de gagner la ville. Gni mâchonnait une touffe d’herbe odorante. Nig soufflait le duvet d’un pissenlit. Ing, les bras noués autour des genoux poussait de gros soupirs en marmonnant.

— Qu’est-ce que tu racontes ? s’enquit enfin Gni, que la faim commençait à tourmenter sérieusement.

— Ah, fit Ing avec encore un soupir. Je me souviens des paroles que je lui ai dites.

— À la nourrice ?

— Non, à sa maîtresse. Heureux les hommes qui ont trouvé leur port d’attache. Moi aussi, j’aurais pu, au lieu de traîner avec vous de bivouac en bivouac, me chauffer à mon propre foyer, mes poches seraient lourdes de thalers et j’aurais autour de moi une marmaille piaillante… Mais oui, mais oui, ne riez pas. Écoutez plutôt l’histoire que je vais vous conter.

Nous étions jeunes en ce temps-là, Félicia et moi. Elle était la fille de négociants fortunés qui demeuraient non loin d’ici, dans une des villes de la côte. Les parents étaient riches en sacs d’or, la fille en soupirants. Les jours de fête, bellement vêtus, ils s’asseyaient en cercle autour de Félicia et la mangeaient des yeux en silence, immobiles et stupides comme des ballots de foin. Tous ces damoiseaux ne savaient que rester bouche bée, alors que moi je connaissais un autre usage de cette cavité. Je parlais à la jeune fille de pays où je n’étais jamais allé, de livres que je n’avais pas ouverts, d’étoiles et de lucioles, du paradis et de l’enfer, du passé des différents peuples et de notre avenir à nous, Félicia et moi. Elle aimait bien m’écouter, dressant son oreille rose et entrouvrant ses lèvres de corail : un beau jour, toute rougissante, elle m’a conseillé de parler à ses parents. Avec eux, c’était beaucoup plus difficile. Lorsque j’ai tenté, à grand renfort de citations d’Horace et de Catulle, d’expliquer au vieil avaricieux les droits imprescriptibles de la passion, il s’est contenté de siffloter et de me tourner le dos.

Alors, sur le conseil de Félicia, j’ai voulu accéder au bonheur par des voies détournées. Félicia avait une vieille nourrice que nous avons réussi à gagner à notre cause. Le plan était celui-ci : une nuit, Félicia et la nourrice viendraient chez moi. La nourrice resterait dehors à faire le guet, tandis que Félicia… bref, au matin nous placerions les vieilles ganaches devant le fait accompli, après quoi le prêtre serait bien obligé de nous unir par les liens du mariage, et les grippe-sous, de dénouer les liens de leurs sacs d’or. Le soir convenu, j’ai entendu frapper à la porte et l’instant d’après, nous étions seuls, Félicia et moi, dans le noir, à l’abri d’une porte close.

— Et alors, et alors ? Nig s’appuyait sur son coude pour se rapprocher du conteur et ne se tenait pas d’impatience.

— Et alors, je lui ai chuchoté des choses sur la grandeur et l’importance de cette nuit, que nous étions enfin seuls, que les étoiles elles-mêmes baissaient les yeux et qu’il n’y avait plus que Dieu…

— Imbécile, grommela Nig qui regagna sa place, toujours sur le coude.

— Je lui ai parlé des amants célèbres du temps passé, de Léandre et de Hero, de Pyrame et de Thisbé, de Phaon et de Sapho. Au demeurant, me suis-je soudain ravisé au moment où ses doigts effleuraient mes lèvres, si les exemples païens lui semblent peu convaincants ou dangereux pour le salut de l’âme, il me reste à évoquer les personnages de l’Ancien Testament, et je me suis remémoré, livre après livre, Ruth et Booz… J’en étais à Booz, justement, quand un bruit, du côté de la porte, m’a interrompu. Je l’ai entrebâillée et j’ai aperçu la vieille nourrice qui s’était assoupie, l’oreille collée à la serrure, et ronflait doucement. Je l’ai réveillée et je suis revenu à Félicia pour continuer mon histoire.

— Abruti, gémit Nig qui se boucha les oreilles et se coucha, face contre terre.

Gni acheva de mâcher son herbe avant de s’enquérir :

— Et ça ne vous a pas mis en appétit ?

— Non, je débordais à tel point de poèmes d’amour enflammés, de métaphores et d’hyperboles raffinées que je n’ai pas vu le temps passer. Le ciel virait au gris lorsque j’en suis arrivé au passionnant Art d’aimer d’Ovide, en essayant de restituer la suprême élégance érotique de cette œuvre, de cet art unique de capter l’instant fugitif, de voler des bribes de bonheur, de lutter pour un baiser, pour une étreinte, pour… Je la voyais, dans la pénombre du petit jour, assise, les lèvres sévèrement pincées, et presque détournée de moi. Je lui ai demandé ce qu’il lui arrivait. Sans me répondre, Félicia est allée à la porte pour la cribler de coups de poing.

— Allons-nous-en, a-t-elle dit à la nourrice, et sa voix tremblait d’une colère dont je ne comprenais pas la cause. Nous pourrons peut-être rentrer sans qu’on nous remarque. Dépêchons-nous.

— Attendez ! me suis-je écrié, complètement affolé, comment allez-vous prouver que vous avez passé la nuit chez moi ?

Mais Félicia ne répondit pas, comme si mes paroles avaient perdu toute signification et même toute sonorité.

— Vite ! a-t-elle crié, et si je réussis à regagner mon lit sans être vue, je fais vœu de prendre pour mari le plus taciturne de tous mes prétendants !

Elles ont plongé dans la pénombre de l’aube, sans se retourner à mes cris désespérés. Et nous ne nous sommes jamais revus.

— Tu vois, dit Nig avec quelque malice. Si tu avais compris la véritable destination de la bouche, ton histoire ne se serait pas achevée aussi piteusement.

— Elle n’est pas terminée, a répliqué Ing en se relevant. Le dénouement m’attend là, derrière ces portes.

Et nos trois drilles entrèrent dans la ville.

Ils passèrent la nuit à la belle étoile. L’auberge était envahie de pèlerins des villes voisines venus faire leurs dévotions à une sainte miraculeuse qui avait rendu ce bourg célèbre. De surcroît, ils avaient l’escarcelle vide et leurs estomacs criaient famine.

Le jour venu, ils virent défiler des théories de pèlerins : Ing tenta bien de leur barrer la route en les questionnant au sujet des bouches, mais ils étaient plongés dans leurs prières, les mains ficelées de chapelets. Alors, tous trois se joignirent à la procession pour se retrouver bientôt devant les ors étincelants et les gemmes qui ornaient l’image sainte. Nig déposa un baiser sur l’image, Gni se pencha sur elle, et d’un coup de dents habile, en détacha la plus grosse pierre précieuse. Ce que voyant, Ing dit bien haut en se donnant de grands coups de poing dans la poitrine : « Mea culpa, mea culpa, mea maxima culpa ! » Deux ou trois heures plus tard, des pièces d’or garnissaient miraculeusement les poches de Nig, d’Ing et de Gni.

Il est facile de commencer à boire, c’est de finir qui est difficile. Très vite, autour des trois étrangers, les bouchons sautèrent et le vin coula à flots. D’abord, ils buvaient eux-mêmes, puis ils régalaient les autres, puis les autres les régalaient et ainsi de suite, jusqu’à ce que les étoiles s’allument dans le ciel et que retentisse la crécelle du veilleur de nuit. Lorsqu’il y eut davantage de monde sous les bancs que dessus, Gni se mit à quatre pattes pour essayer de verser du vin dans les gueules béantes et ronflantes. Nig, lui, échangeait des baisers avec une tirette de poêle et un trou de serrure, tandis que Ing, riant aux éclats et avec force grimaces désopilantes, racontait la transmutation miraculeuse de la pierre en or. L’histoire eut du succès et on se la transmit bien au-delà de la salle du cabaret. Le lendemain matin, en se réveillant, Ing, Nig et Gni ne purent même pas se frotter les yeux, leurs mains étant emprisonnées dans de lourds bracelets de fer.

Le juge devant qui ils eurent à répondre du vol de la pierre précieuse était l’homme le moins bavard du pays : il les toisa du regard, plongea le nez dans ses papiers et dévisagea, toujours en silence, les inculpés. N’entendant point de question, Ing échangea un regard avec ses camarades et parla :

— Monsieur le Juge, Votre Honneur, quelque inquiétude que puissent nous inspirer les circonstances qui nous ont amenés à comparaître devant vous, il est une question qui nous tourmente tous les trois encore davantage : pour quoi la bouche est-elle faite ? L’un d’entre nous affirme que c’est pour embrasser. L’autre prétend qu’elle sert à manger. Je pense, pour ma part, qu’elle a vocation à articuler des mots. Nous sommes venus de très loin dans l’espoir d’obtenir une réponse. Notre liberté et nos vies sont entre vos mains, mais avant de mourir, nous voudrions savoir à quelle fin les hommes ont été dotés d’une bouche ?

Le juge remua les lèvres, se gratta le nez avec sa plume et se replongea dans ses grimoires. Au bout d’une minute, la trompette du héraut sonna, le greffier se leva et, de sa voix la plus solennelle, donna lecture de l’arrêt :

« Les accusés sont reconnus coupables, mais remis en liberté et placés sous la surveillance de quiconque voit et entend. Au condamné nommé Ing interdiction est faite de parler ; au condamné nommé Nig, d’embrasser ; au condamné nommé Gni, de manger. Quiconque aura constaté une transgression de ces interdits sera tenu d’en aviser immédiatement qui de droit, à la suite de quoi, le transgresseur devra être arrêté et mis à mort. Le verdict entre en vigueur dès le moment de sa proclamation. Il est sans appel. »

Les malheureux furent délivrés de leurs fers et relâchés. Ils se virent aussitôt environnés de centaines de sourires méchants. Ils marchaient côte à côte, bouches cousues, sans répliquer aux quolibets et aux invectives des citadins.

— Que dis-tu de tout cela ? demanda enfin Nig en se tournant vers Ing, inhabituellement silencieux. Et aussitôt, il ravala son propos.

Ing jeta un regard effrayé autour de lui, ses lèvres tressaillirent, mais il les serra fort et, résigné, baissa la tête. Ils entrèrent dans une taverne. Sur un signe de Gni on leur servit un plat de viande fumante : Ing et Nig saisirent leurs cuillers et les reposèrent aussitôt ; le malheureux Gni leur tournait le dos, assis à une extrémité du banc, il avalait convulsivement sa salive. L’espace d’un instant, il leva les yeux, ils débordaient de larmes.

Une vie commença qui ne ressemblait que peu à la vie. Il ne manquait pas en ville de filles avenantes et compatissantes qui avaient pour le beau garçon Nig des soupirs de sympathie : ses lèvres étaient crevassées par la soif amoureuse, ses joues s’étaient creusées et ses yeux étaient troubles ; il passait en essayant de ne pas apercevoir les fleurs écarlates des bouches féminines et en marmonnant lamentations et malédictions. Ing, le bavard par excellence, ne pouvait pas même se plaindre, sa langue lui démangeait sous l’effet des innombrables paroles qu’il devait avaler en même temps que la maigre pitance qu’il partageait avec Nig. Ils avaient scrupule à manger en présence d’un Gni affamé. Avant de se partager un croûton de pain sec, Nig et Ing allaient se cacher dans un coin ou derrière une porte pour n’être pas vus de Gni et pour ne pas le voir. L’état de celui-ci empirait de jour en jour : de faiblesse et d’épuisement il ne pouvait plus marcher et ses deux amis lui tenaient les coudes et l’aidaient à déplacer les jambes. Le malheureux tomba bientôt dans une sorte de torpeur, mêlant rêve et réalité ; il voyait dans son délire des jambons somptueux, des charcuteries rissolant dans des poêles gigantesques, des poulardes piquées d’ail et d’autres victuailles qui rôtissaient à la broche, devant son regard intérieur, en dégageant un fumet alléchant.

Ing, lui, n’avait même pas la ressource de délirer : il ne fermait quasiment pas l’œil de la nuit, par peur de parler dans son sommeil.

Nig tenait le coup mieux que ses camarades. Refusant de s’abandonner au désespoir, il se lançait, au moment jugé propice, dans des conversations avec les sentinelles qui gardaient les portes de la ville. À l’issue du second entretien, Nig prit Ing à part et lui dit :

— Écoute-moi, gros bavard, il est peut-être possible d’ouvrir les portes de la ville, mais avec une clef d’or. Il n’y a pas un instant à perdre. Gni est dans une mauvaise passe, de compagnon de voyage il s’est transformé en fardeau, mais, de toute façon, il faut bien le sauver, et nous sauver aussi, par la même occasion. Tu as passé ta vie à bavarder, le moment est venu de travailler, mon bonhomme. Je veux parler de la femme du juge. Achève ton histoire, sinon nous sommes tous fichus. Qui ne dit mot consent. Il va faire nuit. J’ai repéré la fenêtre de la dame du juge, elle est toujours ouverte à cette heure-ci. Personne dans les parages. Viens, et je vais te prouver, à l’aide de ta propre bouche, pauvre gros nigaud, que tu te trompais au sujet de sa vocation.

Ing laissa échapper un mugissement de souffrance, comme un sourd-muet ou un homme à la langue coupée, et s’en fut docilement sauver les siens, encouragé par les bourrades de son ami.

Les ultimes recommandations lui furent prodiguées en dessous de la fenêtre, grande ouverte sur la nuit.

— N’oublie pas : tu agis à coups de baisers. Autre chose : si tu profères un seul mot, je serai le premier à te dénoncer, et on te coupe le cou. Je vais faire le guet sous la fenêtre. Je ne suis pas la vieille nourrice, ne compte pas sur moi pour m’endormir. Allez, grimpe sur mon dos.

Les talons du malheureux se détachèrent du sol, prirent appui sur les épaules de Nig, remontèrent vers la fenêtre pour enfin retomber bruyamment sur le plancher de la chambre. Un cri de femme se fit entendre, suivi de chuchotements précipités. Dressé sur la pointe des pieds, l’oreille collée au mur, Nig écoutait avidement. Le chuchotement féminin adopta le mode indigné, pour remonter sur des notes aiguës et interrogatives, mais personne ne répondit. Suivit un bref silence, des récriminations mêlées de sanglots. Puis un silence un peu plus prolongé. Et soudain, un baiser assourdi, à peine audible. Nig ôta son chapeau et se signa. Les baisers se faisaient plus intelligibles et plus nombreux. Nig se boucha les oreilles avec les mains tout en passant la langue sur ses lèvres desséchées.

D’abord, ce fut la sacoche qui tomba dans un léger tintement. Ensuite, il vit les talons d’Ing qui cherchaient désespérément dans le vide. Nig leur offrit ses épaules et l’instant d’après ils allaient, rasant les murs, en direction de la poterne où les attendait un chargement bien humain qu’ils avaient déposé là auparavant : Gni.

Gni et le sac de pièces d’or avaient laissé intra muros la moitié de leur poids, si bien que les fuyards n’eurent pas trop à peiner sous le faix. Dès avant le jour, ils arrivèrent à une cabane perdue dans la forêt où quelques rondelles d’or leur assurèrent une relative sécurité ainsi que le repos. Nig commença par échanger une grimace éloquente avec l’hôtesse rubiconde ; on se mit en devoir de retaper Gni en le bourrant de mangeaille comme on bourre une paillasse. Quant à Ing, celui de tous qui avait le plus travaillé, il ne fut pas possible de le faire taire et prendre du repos : lancée à toute allure, sa langue refusait de se lover paisiblement dans la bouche, tant il est vrai que le silence est un sujet inépuisable de bavardage.

Mais à mesure que les trois reprenaient des forces, une quatrième en faisait autant : la discussion. À l’évocation des événements récents, chacun prétendait en tirer une glose à son avantage ; les opinions sont comme les clous, plus fort on les martèle, et plus profondément on les enfonce. Après que chacune des trois bouches eut été pour un temps séparée l’une des baisers, l’autre des paroles, la troisième de la nourriture, aucune des trois têtes ne voulut renoncer à ce qui était son sens et que la souffrance avait, comme un clou, enfoncé jusqu’à la tête. Dans la forêt déserte seul répondait l’écho, alors on résolut d’aller de l’avant.


— Mais pour nous, chers trouveurs d’idées, le temps est venu de rebrousser chemin. Car à partir de cet endroit, l’itinéraire n’est plus tracé qu’en pointillé ; l’enchaînement des rencontres peut être prolongé ou abrégé, le sujet de la controverse itinérante souffre un libre développement ; il a beau se dérouler du départ à l’arrivée, comme la corde d’un lasso, une seule chose importe : le lancer jusqu’à son extrémité fuyante et le capturer dans le nœud coulant. À mon avis, le dénouement devrait, grosso modo, être le suivant.


Guidés par leur dispute, les trois vont leur chemin jusqu’à ce que la mer leur fasse obstacle. Ils suivent la frange de la côte et arrivent dans un port où les vaisseaux accostent et d’où ils appareillent. Mais c’est le calme plat, pas la moindre risée, les voiles pendent piteusement, et la controverse, pour poursuivre ses pérégrinations, doit attendre le vent favorable.

Une dizaine de pièces sonnaient encore dans le sac d’Ing. Ils entrèrent donc dans une gargote. Lorsque le vin eut délié les langues, Ing apostropha les matelots, de robustes gaillards tannés par le sel, qui avaient été ses compagnons de bouteille.

— D’après vous, quel sens la bouche peut-elle avoir ? Et il leur proposa de choisir entre les trois réponses. Les hommes se grattaient le chef en se regardant fort embarrassés.

— Pourquoi ? Est-ce que ces trois différents… sens, ne pourraient pas se loger dans une seule bouche ? suggéra enfin l’un des matelots qui guignait avec quelque méfiance du côté des étrangers.

Avec un sourire condescendant, Ing se mit en devoir de l’éclairer.

— Il y a sens et sens. Les causes, dit Duns Scot, peuvent être pleines ou exhaustives, et incomplètes… Disons vides pour faire plus simple. Prenez ces trois bouteilles : deux vides et une pleine. Tu les vois ?

— Oui, admit le gars, le front plissé sous l’effort intellectuel.

— Très bien. Place-les devant un voyant et dis-lui de choisir. Il va sans dire qu’il tendra la main vers celle qui est pleine de vin. C’est bien ça ?

— C’est bien ça, fit le gars en écho, et la sueur perla à son front.

— Et maintenant, ferme les yeux.

Le matelot s’exécuta, et Ing changea les bouteilles de place, promptement et sans bruit.

— Prends-en une. Vite.

Le gars tendit la main et empoigna le col d’une bouteille vide. Un rire énorme salua son geste. Les yeux plongés dans les yeux contrits du marin, Ing conclut :

— C’est pareil avec le sens. Les gens sont aveugles et c’est pour cela qu’ils n’ont qu’un sens vide. Et rares sont ceux qui ne boivent pas dans une bouteille vide.

Un silence respectueux s’installa jusqu’à ce que le plus vieux des matelots dise, avec un grand soupir consterné :

— Nous sommes des gens simples et sans instruction, nous serions bien en peine de répondre à vos questions. Mais les vents soufflent dans tous les azimuts. Le calme plat cessera et j’emmènerai un fret de poisson salé ; sur le rivage d’en face je l’échangerai contre du raisin de Smyrne et des pistaches. Venez avec moi, peut-être qu’on vous échangera aussi vos questions contre des réponses…

Entre-temps, l’aurore avait lavé de lumière les vitres noires. Les trois amis payèrent leur écot et sortirent. Non loin de la porte, une femme était assise, adossant au mur son corps décharné. Ses joues étaient peintes aux couleurs du levant, mais personne n’avait eu recours à ses services pour cette nuit-là, et seule la froidure du petit matin, quoique n’ayant rien payé, insinuait ses doigts glacés sous les haillons de la ribaude.

— Elle grelotte, la pauvre, dit Nig. Mais la passion n’y est pour rien. Qu’attend-elle ?

— Tes baisers, répondit Ing en lui envoyant son coude dans les côtes. Le chancre qu’elle a aux lèvres n’attend que toi.

— Ah non. Dis-lui plutôt quelques mots réconfortants.

Ing, compatissant, se pencha sur la femme.

— Ma fille. Qui n’a pas connu la pourriture sur terre, au ciel ne s’épanouira point.

Gni ne le laissa pas terminer son homélie. L’écartant d’une ruade, il s’approcha de la créature transie, fouilla dans sa poche sans souffler mot, en tira un quignon de pain qu’il fourra dans la bouche de la malheureuse. Les mains osseuses de la femme se saisirent du pain et le poussèrent avec hâte entre les dents qui avaient subitement réappris à mâcher.

— Dis-moi, mon enfant – Gni souriait en observant le travail des mâchoires – n’est-il pas vrai que le Seigneur a fait un trou au milieu du visage non pour débiter de belles phrases ou pour coller de stupides baisers, mais pour que l’homme, par son intermédiaire, connaisse les joies de la nourriture ?

Un long moment, le morceau de pain empêcha la femme de répondre. Enfin, les trois amis entendirent :

— Je ne sais vraiment pas. Dans notre métier, qui ne donne pas de baisers ne mange pas ; ce n’est pas moi que vous devez interroger. Suivez ce sentier le long de la côte, il vous conduira à une grotte. Elle n’est pas vide, vous y trouverez un sage, un ermite ; lui, il sait tout, c’est d’ailleurs pour cela qu’il a tout quitté.

— C’est vrai, nous n’avons pas encore essayé les ermites.

Et la controverse itinérante poursuivit son chemin sur les méandres du sentier. À la tombée du jour, Gni qui marchait devant, passa la tête dans l’obscurité de la grotte et demanda :

— Qu’est-ce qui convient le mieux à la bouche : le baiser, la parole ou la nourriture ?

La réponse jaillit des ténèbres :

— D’où vient la rosée, de la terre ou du ciel ?

— Du ciel, à ce qu’on dit.

— Du ciel, confirmèrent Ing et Nig.

Éberlué, Gni insinua une nouvelle fois sa tête dans le noir ; aussitôt quelque chose de pesant le frappa au front, lui fit perdre pied et roula au-dehors, à l’entrée de la grotte : c’était un vulgaire pot de fer. Les amis l’examinèrent au-dedans et à l’extérieur sans trouver de réponse à leur interrogation.

— À vous maintenant, fit Gni en tenant à deux mains son crâne meurtri. J’en ai mon saoul.

Ils s’écartèrent de l’entrée de la caverne avec l’intention de passer la nuit sur place pour repartir le lendemain matin. Le pot resta tel quel, renversé sur l’herbe.

Gni fut le premier à se réveiller, et cela par la faute de la bosse qui lui ornait le front. Dans l’éclat du jour, il aperçut un inconnu assis à ses côtés ; celui-ci le salua d’un sourire amical et s’enquit :

— Vous venez voir l’ermite ?

— Euh, oui. Vous aussi ?

L’inconnu ne répondit pas. Souriant dans sa barbe blanche, il admirait les gouttes de rosée que les rayons de l’aurore faisaient étinceler sur les piques des touffes d’herbe.

— Si vous aussi vous voulez voir l’ermite, je ne vous le conseille pas.

— Pourquoi ?

— Parce que vous n’obtiendrez que ça en guise de réponse. Plus exactement, un coup de ça, et Gni, furieux, décocha un coup de pied au pot de fer. Celui-ci roula à quelque distance, et Gni, stupéfait, aperçut sur les brins d’herbe qui se dissimulaient jusque-là sous le pot, de superbes gouttes de rosée qui s’irisaient de soleil.

— Mille diables ! s’écria Gni. Comment ont-elles fait pour tomber du ciel jusque sous la marmite ?

L’inconnu parla.

— Pour expliquer ce qui se passe à l’intérieur d’une marmite, il n’est point nécessaire d’escalader le ciel, la réponse est là, au ras du sol. Pour expliquer ce qui se passe dans la tête, point n’est besoin de courir le monde, la réponse est là, sous le crâne, à côté de la question. L’énigme procède toujours de la solution, les réponses – il en a toujours été et il en sera toujours ainsi – sont antérieures aux questions. Ne réveille pas tes compagnons, laisse-les se reposer, le chemin du retour promet d’être long et difficile…

Et le vieil homme disparut dans les ténèbres de la grotte, la marmite sous le bras.

Le jour même, les trois amis s’engagèrent sur la route du retour.

La tradition exige, quand on construit un sujet, de raconter l’aller au pas et le retour au galop. Supposons donc que mes trois gaillards, ayant usé chacun une bonne douzaine de paires de semelles, touchent au but, leur bourg natal les accueille : l’enfant de chœur, retroussant son aube, zigzague entre les mares et vient saluer cérémonieusement Ing ; une fille au ventre proéminent, avisant Nig, laisse choir ses seaux dans la boue ; les habitués des Trois Rois se bousculent aux fenêtres et saluent Gni à grands cris ; mais les trois hommes, n’ayant garde de lâcher leur bâton, passent leur chemin, guidés par Nig. Il les conduit vers Ignota.

Les voilà rendus. La cour est déserte, rien que des ornières profondes et toutes fraîches dans la boue, et des branches de sapin, du portail jusqu’au seuil de la demeure. Ils frappent à la porte : rien. Nig pousse la porte qui s’ouvre brusquement. Ils entrent. « Elle est là. » La porte de la chambrette d’Ignota est ouverte elle aussi ; le châlit est garni de paille défraîchie, une odeur d’encens flotte dans l’air, mais il n’y a pas âme qui vive. Nig se découvre, les deux autres l’imitent. Les voyageurs sortent en silence et vont, se guidant sur les branches vertes étalées par terre, vers le cimetière. Personne parmi les croix. De loin, le bruit mou d’une pelle retournant la terre visqueuse. Ils se dirigent vers le bruit. Si des gens ont suivi l’enterrement, ils sont déjà partis. Le fossoyeur est seul à faire sa besogne ; la terre, détrempée, résiste à la pelle.

— Ignota est ici ? demanda Nig.

— Oui. Mais si vous avez besoin d’elle, il faudra revenir plus tard, quand l’éternité sera terminée.

— Non, nous n’avons besoin de rien, sauf d’une réponse à une question.

— Notre métier, c’est d’enterrer les morts, pas de déterrer les questions. Les morts, vous ne l’ignorez pas, ne sont guère causants, vous avez beau leur poser des questions, ils ne desserrent pas les dents. Au fait, je dis des bêtises – le fossoyeur fit un clin d’œil malicieux –, il leur arrive d’ouvrir la bouche, comme s’ils avaient envie de dire un dernier mot, mais on les en empêche, on commence par leur attacher les mâchoires avec une cordelette et après on leur remplit la bouche de terre, ce qui fait que personne n’a jamais entendu la parole des morts. C’est dommage, je serais curieux de savoir…

— Ignorant, marmonna Ing.

— Pourquoi n’y a-t-il pas de croix ? fit Gni.

— On n’en met pas à des comme elle, grommela le fossoyeur avant de reprendre sa pelle.

Tous les trois alors arrangèrent leurs bâtons et les attachèrent de façon à faire une croix. Lorsqu’elle eut étendu ses bras de bois au-dessus de la tombe d’Ignota, Ing parla :

— Oui, le pays des questions ne cesse de grandir et d’accroître ses richesses, le pays des questions est chaque jour plus florissant et plus épanoui, tandis que le pays des réponses est désert, misérable et aride comme ce cimetière. Voilà pourquoi…

— … nous allons boire un coup. Amen, suggéra Gni.

Et les trois terminèrent l’histoire là où elle avait commencé, à l’auberge des Trois Rois. Ouf ! C’est tout.


La respiration de Tev était rauque et oppressée. Ses yeux avaient plongé en arrière, dans la graisse. Le président mit quelque temps à rompre le silence.

— Soit, il se trouvera bien, pour votre histoire aussi, une place dans notre bibliothèque inexistante. – Il plongea les doigts dans le vide noir des rayonnages, comme pour choisir l’endroit où pourrait s’abriter le livre non écrit. – À ce qu’il me semble, votre thème est une sorte de joyeux catafalque : les roues tournent gaiement, les flammes des flambeaux dansent, le catafalque saute, et cahote dans les ornières, bousculant les accessoires funéraires. Il reste que ce n’est jamais qu’un catafalque et que son voyage s’achève au cimetière. Vous pouvez me considérer comme un vieux ronchon, mais vous vous efforcez tous, chers trouveurs d’idées, de précipiter la fin de vos histoires dans une même fosse commune. Ce n’est pas ce qui convient. L’art du dénouement, en littérature, demande plus de subtilité et une plus grande diversité d’images. Il est facile de tomber dans le trou, il est plus difficile d’en sortir, surtout si le trou est profond. Et si nous avons abandonné la plume, ce n’est pas pour la remplacer par une pelle de fossoyeur.

Tev hocha la tête.

— Vous avez peut-être raison. C’est vrai, nous passons plus souvent d’une case blanche sur une noire que l’inverse, je ne sais pas pourquoi d’ailleurs. Nos conclusions ne sont pas satisfaisantes parce qu’elles sont… insatisfaisantes. Mais puisqu’on en est là, je suis prêt à démontrer que je suis capable de nager à contre-courant. Ce ne sera pas long : je pousserai l’exposition de mon thème dans la fosse, tout au fond, et je vous demanderai de le regarder remonter, tout là-haut, vers la vie.

— Pourquoi pas, sourit Zez en rapprochant son fauteuil du narrateur. Plongez.

Tev renversa la tête, comme s’il faisait un effort de mémoire : du plafond, des reflets violets glissèrent sur ses joues gonflées comme des bulles.


— Cette idée a commencé à s’agiter en moi il y a bien des années. J’étais alors plus disponible et plus curieux, j’éprouvais encore l’attirance des espaces et je voyageais beaucoup. Voici comment les choses se sont passées. Au cours d’un de mes séjours à Venise, me promenant dans les calle et les vicoletti chauffés à blanc par le soleil de midi, j’ai obliqué, pour satisfaire un besoin naturel, vers un de ces aménagements de marbre qui sortent là-bas de chaque mur ou presque et qui dégagent une forte odeur d’ammoniaque. Autour de la rigole d’évacuation, le mur était constellé d’adresses de vénérologues. Un peu à l’écart, sous une croix noire, un avis carré et net, séparé du monde et de la pègre ammoniaquée par un mince cadre noir et ses lettres compassées, noires sur blanc, questionnaient : « N’avez-vous pas oublié de prier pour les cent mille qui vont mourir aujourd’hui ? »

Ce n’était pas grand-chose, juste une donnée statistique brute, captée habilement par le carré noir et qui était un rappel poli, mais seulement un rappel.

Je n’ai pas prié pour les cent mille âmes appelées à mourir, mais lorsque je suis sorti de l’ombre du mur et me suis retrouvé en plein soleil, des milliers et des milliers d’agonies m’ont caché la lumière du jour ; les milliers de gens qui devaient périr aujourd’hui m’ont entouré, des milliers de soleils ont été engloutis par les ténèbres. J’ai vu d’innombrables visages devenir cireux et effilés, des yeux blancs exorbités. La pourriture douceâtre, s’infiltrant dans les narines et dans le cerveau ne me laissait ni penser ni vivre ; j’en étais transpercé quasi physiquement. Je me suis installé devant une table de restaurant, on m’a mis un couvert et au même instant je les ai vus, ils étaient des milliers sur les tables, les bouches affaissées, refroidissant lentement, impuissants et terrifiants, exclus de l’aujourd’hui et chassés vers le jamais. Je n’ai pas goûté au potage qui tiédissait et ma pensée s’épuisait en efforts fébriles pour échapper au maudit carré noir. C’est alors que mon thème est venu à mon secours. Il a déferlé en moi d’un seul coup. Empoigné par lui, je me suis levé d’un mouvement mécanique, j’ai réglé mon addition…


À ce moment, le bruit d’un fauteuil brutalement repoussé a fait tourner la tête au narrateur et à tous les autres. J’ai été surpris de voir Rar sortir du cercle des trouveurs d’idées ; il tenait à la main la clef qui se trouvait l’instant d’avant, sur la cheminée.

— Je m’en vais, a-t-il annoncé.

La clef claqua dans la serrure, la porte rebondit contre le seuil, et le bruit des pas de Rar fut arrêté net par le coup sourd du portail qui, en bas, se refermait.

Nous nous sommes tous regardés avec perplexité.

— Qu’est-ce qui lui arrive ? Pos s’est levé, comme s’il avait l’intention de courir après Rar.

— Je vous rappelle à l’ordre – c’était la voix sèche de Zez –, asseyez-vous. Ou plutôt, puisque vous êtes debout, refermez la porte. C’est à Tev de poursuivre.

— Non. Tev a terminé, coupa celui-ci en gonflant ses joues de colère.

— Parce qu’il y en a un qui est parti ?

— Non, mais parce qu’avec lui, c’est l’autre, le thème, qui est parti.

— Vous tenez sans doute à dépasser Rar en matière d’extravagance. Soit. Admettons que la séance est levée. Mais convenons du programme de samedi prochain. C’est le tour de Pos. Je suggère qu’il saute du tremplin installé par Tev. Vous m’entendez, Pos ? Qu’il s’imagine au pied du mur, devant le papier au liseré noir, qu’il s’imagine supportant des myriades d’agonies, à l’instar de Tev, après quoi, je lui souhaite de bondir du noir sur le blanc.

Pos écarta de son front une mèche rebelle.

— Ce sera fait. Plus encore, pour prendre mon élan du tremplin, comme vous dites, je vais utiliser le premier thème de la réunion d’aujourd’hui. Ce sera comme une course en sac. Mais j’ai une semaine devant moi. Espérons que ça me suffira pour arriver au but.



V I

À mesure que passaient les jours qui me rapprochaient du samedi suivant, je m’embrouillais toujours davantage dans mes hypothèses et mes suppositions. Comment devais-je comprendre le « je m’en vais » de Rar ? Était-ce simplement une manifestation dirigée contre Tev ou une protestation beaucoup plus forte et visant beaucoup plus loin ? Peut-être était-ce une ferme résolution, peut-être aussi un caprice passager ; de qui voulait-il se tenir à distance, des cent mille ou des six ? Le visage pâle refermé sur lui-même, le pas mal assuré qui s’estompait au loin me sont revenus en mémoire. Peut-être avait-il besoin de mon aide ? Et je ne me demandais plus s’il fallait ou non que j’y aille. Au surplus, la séduction des samedis, la force d’attraction des rayonnages vides, la tentation noire des livres absents commençaient, selon toute apparence, à agir sur moi.

Le jour et l’heure venus, j’arrivai au Club des tueurs de lettres. Au-dessus de la neige piétinée tremblaient les premières tiédeurs du printemps, et les stalactites de glace suspendues aux toits criblaient le pavé de leurs larmes sonores. Lorsque la porte me livra passage dans la chambre des réunions, la première chose que je vis fut le fauteuil vide de Rar. Tous étaient venus sauf lui.

Comme toujours, la clef claqua une fois puis une autre, isolant du reste du monde la pièce aux rayons vides, et je ressentis un coup bref et chaud qui m’atteignait au cerveau.

Pos dont c’était le tour de parler jetait lui aussi des regards anxieux sur ce fauteuil, veuf d’occupant. Après un signe du président, il se tourna vers le trou noir de la cheminée (le printemps proche l’avait éteinte), fit un effort pour se concentrer et commença.


— Le corps de Marcus Licinius Septus fut découvert sur le seuil du tabularium plongé dans la pénombre ; il gisait, sans vie, au milieu des rouleaux.

Les esclaves du défunt, Manlius et le vieillard boiteux Assidius, déposèrent le corps sur le banc de pierre du tabularium, le revêtirent avec hâte de sa plus belle toge bordée de pourpre, lavèrent le visage et la bouche souillée d’écume, desserrèrent les mâchoires soudées par le spasme de la mort, glissèrent dans la bouche l’obole rituelle et vaquèrent aux préparatifs funèbres.

Deux vieilles pleureuses, alertées par un flair infaillible, étaient déjà suspendues au heurtoir de bronze de l’atrium ; sous le jaillissement et le chuchotis de la fontaine, Assidius marchandait ferme avec les vieillardes aux voix glapissantes dans l’espoir d’économiser quelques sesterces : le défunt n’était pas riche, il fallait donc faire au plus juste.

Sans perdre de temps, Manlius était allé commander les accessoires funéraires et les aromates, engager les porte-flambeaux et prévenir deux ou trois amis du défunt. Marcus Septus vivait chichement, au milieu des papyrus et des tablettes, et fuyait la société de ses semblables. Manlius comptait bien en avoir terminé avant le coucher du soleil.

Mais il n’était pas question de laisser le cadavre sans surveillance : les larves et autres ombres malfaisantes ne manqueraient pas d’en profiter.

— Fabia, Fabia, où es-tu ? Encore à polissonner dans la rue, petite coquine ! Viens ici. Mets-toi sur ce petit banc, aux pieds du maître. Ce n’est pas parce qu’il est tout blanc et qu’il ne bouge pas que tu dois avoir peur. Simplement, le maître est mort. Bon, c’est trop compliqué pour toi. Reste ici et sois sage en attendant qu’Assidius en ait fini avec les vieilles. Moi aussi, je reviens bientôt.

Âgée de six ans, la petite Fabia avait autre chose à faire ; n’eussent été les injonctions sévères de son père, elle ne serait certainement pas restée dans la pièce sombre ; dehors, au carrefour, le marchand de figues, de raisins secs et de dattes avait installé son éventaire. Rien qu’à le regarder, c’était un vrai plaisir. Tandis que là…

Fabia, recroquevillée sur son petit banc, tendit l’oreille : pas un bruit dans le tabularium, à part une grosse mouche bleue qui bourdonna un peu avant de disparaître. À travers les murs parvenait la voix du marchand : « À qui mes belles dattes, belles dattes, une obole la ficelle ! Une obole seulement… »

« Ah, si je pouvais… », le petit cœur battait très fort et Fabia pourlécha ses lèvres purpurines.

Marcus Licinius Septus gisait, l’obole serrée entre ses lèvres déjà durcies ; il écoutait, lui aussi : son ouïe, affinée par la mort, le guidait au-delà des gémissements des pleureuses, des cris du marchand de sucreries, encore plus loin, au-delà de la rumeur de la rue, des discours du cercle terrestre : il discernait clairement le clapotis lointain des rames de Charon et les tristes chuchotements des ombres qui l’appelaient vers les eaux noires de l’Achéron. Septus mort percevait le pas des étoiles sur leurs orbites, et le bruissement des lettres grouillant dans les rouleaux de papyrus qui traînaient par terre, et aussi les méditations de l’Hadès, et les pensées de la petite Fabia, la fille de l’esclave qui le veillait, assise à son chevet. Dans les pupilles vitreuses, à travers le voile embrumé, bleuissaient les yeux de l’enfant aux cils battants, la vie. Et aussitôt les pupilles s’estompèrent derrière un voile de brume.

La rame de Charon clapota tout près.

— Dattes douces, dattes séchées, une obole, rien qu’une obole.

— Ô, souveraine Junon, si je pouvais… chuchota Fabia.

Infligeant à ses muscles presque pétrifiés un terrible et ultime effort, Licinius Septus desserra les dents (sous l’effort, le voile s’épaissit, dissimulant Fabia, les murs de la pièce et tout le cercle terrestre), et l’obole flambant neuve, s’échappant des lèvres atterrit en tintant aux pieds de Fabia stupéfaite. Les jambes ramenées sous la banquette, elle haletait. Le silence régnait. Le maître immobile lui souriait de son visage blanc et diaphane. Fabia tendit la main vers la pièce de monnaie.

Les dattes étaient succulentes. Et Marcus Licinius Septus fut mis en terre sans son obole, personne ne s’en aperçut.

L’heure de Septus était venue. Élevé au-dessus de la terre, il glissait au milieu des ombres gémissantes vers la demeure des morts. Derrière lui : les lamentations et les cris poussés à intervalles réguliers par les pleureuses qui avaient fini par faire affaire avec Assidius ; devant lui : le clapotis des eaux noires de l’Achéron.

Voici la berge. Un bruit de rames. Toujours plus près. Encore plus près. L’esquif racla la rive. Le bruit fit accourir des ombres chancelantes, Septus était du nombre. Charon le nocher planta le pied sur la rive. Les éclairs sanglants laissaient voir son visage ravagé : la mâchoire en galoche, envahie par une barbe blanche hirsute, l’éclat rapace des yeux. D’un geste routinier, de sa main osseuse et tremblante, il palpait les bouches des morts et les oboles s’écoulaient, ruisselet tintinnabulant dans la sacoche du vieillard. Ses doigts se saisirent de la mâchoire de Septus.

— L’obole ? s’enquit le nocher. Où est l’obole pour le passage ?

Septus ne répondait pas. Alors, Charon, d’un coup de rame repoussa la barque chargée d’ombres qui s’éloigna. Septus resta seul sur le rivage désert de la rivière des Morts.

Sur terre, jour et nuit se succédaient. Mais sur les eaux noires de l’Achéron ce n’était que nuit et nuit, nuit et nuit. Sans aube, sans midi, sans crépuscule. Mille fois la barque du nocher accosta, mille fois elle repartit, mais Marcus Septus restait seul, entre la vie et la mort. À chaque fois qu’il entendait le clapotis de l’embarcation, il se rapprochait du bruit des vagues, et chaque fois le cupide Charon lui barrait la route, à lui qui n’avait pas payé son obole. Ainsi errait Septus, le mauvais payeur, au bord des eaux noires : il avait quitté la vie, mais la mort le rejetait.

Aux ombres qui accouraient, il demandait une obole, mais celles-ci, serrant plus fort entre leurs lèvres mortes le tribut de la Terre à l’Hadès, passaient outre. Et les ténèbres se refermaient sur elles. Septus comprit que ses supplications étaient vaines ; se tournant vers la terre, il attendit, année après année, que vienne à l’Achéron celle à qui il avait donné son obole des morts.

Les dattes étaient succulentes, assurément, mais la vie était amère et sans joie. La petite Fabia, la fille de l’esclave, fut vendue quatre fois après la mort de son maître. Lorsqu’elle se fut épanouie en une belle fille aux yeux bleus, ses lèvres furent accablées de baisers, son corps de caresses. Ainsi passa-t-elle de mains en pattes, de pattes en tentacules. Le temps roulait d’une année à l’autre, comme une obole usée tombée à terre. Le dernier acheteur de son corps, le vieux proconsul Caïus Rigidius Priscus, était un maître généreux. Fabia couchait sur un lit de marbre, dans la fumée des cassolettes, au milieu des esclaves maniant des éventails. Mais à trois reprises un rêve étrange et obsédant l’avait visitée : elle voyait les vagues d’une rivière noire, un visage familier et infiniment cher, à la bouche pétrifiée, douloureusement desserrée, et un chuchotement qui l’appelait de loin, de très loin : « Rends-moi mon obole, mon obole des morts. »

Fabia en avait distribué des poignées aux mendiants et aux temples, mais le songe persistait.

Le proconsul Rigidius trépassa, Fabia faisait partie de l’héritage, parmi d’autres biens. Lorsque les serviteurs de l’héritier vinrent prendre possession d’elle, personne ne répondit derrière le rideau de pourpre.

Ils entrèrent. Fabia, immobile sur le lit de marbre, avait les bras écartés comme pour une étreinte. Force fut donc de biffer de l’inventaire d’héritage l’objet figurant sous le numéro cinq. Le cimetière des suicidés accueillit le cadavre.

Marcus Septus reconnut l’ombre qui s’approchait : elle glissait dans le défilé des morts, la tête rejetée en arrière, ses bras diaphanes écartés comme pour une étreinte. Entre les lèvres livides luisait le cuivre de l’obole. L’embarcation accosta. Septus se plaça sur le chemin de Fabia.

— Tu m’as reconnu ?

— Oui.

— Voilà des années que j’attends, à mi-chemin de la vie et de la mort. Rends-moi l’obole, l’obole des morts. » Alors…


Le récit s’interrompit soudain, comme si on lui eût barré la route.

— Alors, répéta Pos, et ses yeux parcoururent le cercle de ses auditeurs. Qu’auriez-vous fait de cet « alors », vous, par exemple, Hiz ?

L’étonnement de l’intéressé ne dura pas plus d’une seconde. Braquant au-devant des questions les pointes de son menton et de ses coudes, il se mit à plaquer mot contre mot :

— Votre « alors » ne nécessite pas de « quand ». Superflu. Vous avez égaré le thème dans un brouillard mystique où il est plus facile de perdre le commencement que de trouver la fin. Débrouillez-vous. Visiter les rivages de l’Achéron ? Très peu pour moi.

— Et vous, Daj ? s’obstinait Pos. On pouvait se demander s’il plaisantait ou parlait sérieusement.

Les verres ronds s’agitèrent dans toutes les directions :

— Mon cher Pass, je veux dire Pos, pardonnez-moi, voilà comment je m’en serais tiré avec vos ombres : une obole pour deux. C’est tout de même mieux que rien. Ainsi payé, Charon laisse monter et Fabia et Septus dans sa barque. Mais arrivé au milieu de l’Achéron, à égale distance des deux rives, de la vie et de la mort, le divin rapiat leur dit : « Vous m’avez payé la moitié du trajet. » Et vos héros, menacés par l’aviron de l’infernal nocher sont obligés de débarquer au milieu du fleuve : rejoignant ainsi les grenouilles achéroniennes, divinement coassantes, chantées par Euripide et Aristophane. Ils ne méritent pas mieux.

Pos remercia d’un hochement de tête et s’adressa au suivant :

— Tev ?

— Celui dans les poumons de qui s’est installé un des batraciens de l’Achéron, n’aura peut-être pas envie de rire quand il verra le fond de la rivière de la mort. Une chose encore : votre histoire m’a laissé un goût de cuivre sur les lèvres. Passez au suivant.

Mais le suivant, qui était Tud, n’attendit pas d’être appelé. Rapprochant ses genoux de ceux de Pos, il parla avec quelque précipitation :

— Je crois deviner votre, enfin, notre dénouement. Et alors… Un moment… et alors Fabia rapprocha de Septus l’obole qui luisait entre ses lèvres. Septus tendit vers elle sa bouche torturée. D’abord, les lèvres s’unirent, puis les âmes. Tandis que l’obole tombait et allait se perdre dans les eaux noires de l’entre-deux-mondes. La barque partit sans eux. Ces deux-là sont restés entre la mort et la vie, parce que l’amour est précisément… Vous saisissez ? J’aimerais entendre Zez sur ce sujet.

— Je vous dirai, fit celui-ci d’une voix assourdie, qu’au lieu d’imaginer une fin, mieux vaudrait repenser le commencement : j’aurais construit tout ça différemment…

— Pourquoi ?

— Je ne sais pas. Peut-être parce que je suis un homme… un homme qui tient solidement l’obole entre ses dents. Mon histoire de samedi prochain rendra mon propos parfaitement clair pour tout le monde.



V I I

Rentré chez moi, je me suis longuement remémoré toutes les péripéties de la soirée avant d’aller me coucher. De temps à autre, m’apparaissait l’image du fauteuil vide et silencieux de Rar. Comment aurait-il résolu, lui, le problème de l’obole des morts ? Et puis, j’ai pensé aux raisons qui l’avaient incité à manquer la réunion. Bizarrement, l’anxiété qui m’avait tourmenté tout au long de la semaine écoulée s’était apaisée. L’éventualité d’un hasard était écartée. De toute évidence, Rar avait rompu avec le cercle. Tant mieux. Mon plan était le suivant : assister encore à une réunion des trouveurs d’idées, m’assurer une nouvelle fois de la décision de Rar et me procurer avec prudence son vrai nom et, dans la mesure du possible, son adresse.

Cette semaine-là, légèrement souffrant, j’ai gardé la chambre. Au-dehors, l’hiver agonisait ; la neige noircissait et mollissait ; des grumeaux sales émergeaient de l’eau croupie des mares ; sur les branches des arbres dénudés, des corbeaux engoncés dans leurs plumes semblaient attendre la putréfaction, des gouttes psalmodiaient leur mélodie sur la tôle des auvents.

À six reprises mon calendrier effeuilla les jours avant que j’y retrouve le mot samedi.

À la tombée du jour, à l’heure habituelle, je me suis donc rendu à la réunion. J’allais lentement, à pas mesurés, tout en me demandant qui et en quels termes je devais questionner au sujet de Rar. En arrivant à l’immeuble où se tenaient nos assemblées, j’ai vu un homme qui dévalait les marches du perron. Sous la pèlerine flottante et le chapeau à larges bords enfoncé sur les yeux, j’ai deviné la silhouette de Tud, j’allais pour le héler, mais je ne savais comment. Lui, entre-temps, avait tourné l’angle de la rue. Perplexe, j’ai gravi les marches et sonné. La porte s’est aussitôt ouverte laissant paraître le visage circonspect de Zez. Comme j’allais entrer, il me barra la route.

— La réunion n’aura pas lieu. Vous êtes au courant pour Rar ?

— Non.

— Mais si, voyons. Un canon de revolver entre les dents… Et demain on le met dans le trou.

Je restai hébété, incapable de proférer une parole. Le visage de Zez se rapprocha :

— Ce n’est pas grave. Il va falloir interrompre nos réunions pour une semaine ou deux, pas plus. Une visite de la police est à craindre. Aucune importance : personne n’a jamais rien pu trouver en perquisitionnant le vide. Vous me paraissez ému ? Allons donc ! Quoi qu’il arrive, l’important est de tenir bien serrée son obole entre les dents. Rien de plus.

Et la porte se referma bruyamment.

J’ai d’abord pensé sonner une nouvelle fois, et puis je me suis ravisé. Rentré chez moi, j’ai mis longtemps à sortir de mon hébétude. J’ai rapproché mon fauteuil de la table et j’ai longuement contemplé la nuit au-dehors, d’un œil hagard et stupide. Au mur, le balancier de la pendule tictaquait en mesure.

Je ne les attendais pas, ils sont venus d’eux-mêmes, les cinq samedis, l’un après l’autre. Je les chassais de ma mémoire, mais ils refusaient de s’en aller. Alors, j’ai tendu la main vers l’encrier et le couvercle a fait son déclic en s’ouvrant. Les samedis ont hoché la tête : bien, bien ; leurs lèvres ont remué et la dictée a commencé. J’avais du mal à suivre l’allure de ma plume, sous son bec se bousculaient les mots qui jaillissaient de cinq bouches. Faméliques et précipités, ils avalaient avidement l’encre et m’entraînaient à bride abattue à travers les lignes. Le vide des rayonnages noirs se mit soudain à grouiller et j’avais toutes les peines du monde à maîtriser les images qui m’assaillaient.

La quatrième nuit touche à son terme. Le stock de mots s’épuise. Ma carrière d’écrivain, commencée de façon pour moi tellement inattendue, mourra à peine née. Sans résurrection possible. Littérairement parlant, je suis manchot, c’est vrai ; je ne maîtrise pas les mots, ce sont eux qui me maîtrisent, ils m’ont loué en tant qu’instrument de vengeance. Maintenant que leur volonté a été exaucée, je peux être jeté aux orties.

Oui, ces feuillets à moitié séchés m’ont beaucoup appris : les mots sont méchants et ils ont la vie dure, et quiconque s’en prend à eux sera tué plus tôt qu’il ne les tuera.

C’est tout, j’arrive au bout. Et je me retrouve sans mots, à jamais. Les extases de quatre nuits m’ont vidé, totalement. Et pourtant, fût-ce fugitivement, fût-ce pour de pauvres instants, j’ai réussi à rompre l’orbite et à sortir du « moi ».

Voilà, je rends les mots, tous les mots sauf un : la vie.

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