À deux lieues de Tarascon, sur la rive gauche du Rhône, non loin des merveilleux jardins de messieurs Audibert, on aperçoit, noirci par le temps, négligé, délabré, mais solide encore, le château de Clameran.
Là, vivaient, en 1841, le vieux marquis de Clameran et ses deux fils, Gaston et Louis.
C’était un personnage au moins singulier, ce vieux marquis. Il était de cette race, aujourd’hui presque disparue, d’entêtés gentilshommes dont la montre s’est arrêtée en 1789 et qui ont l’heure d’un autre siècle.
Attaché à ses illusions plus qu’à sa vie même, le vieux marquis s’obstinait à considérer les événements survenus depuis 89 comme une série de déplorables plaisanteries, tentatives ridicules d’une poignée de bourgeois factieux.
Émigré des premiers à la suite du comte d’Artois, il n’était rentré en France qu’en 1815, à la suite des alliés.
Il eût dû bénir le ciel de retrouver une partie des immenses domaines de sa famille, faible, il est vrai, mais très suffisante pour le faire vivre honorablement; il ne pensait pas, disait-il, devoir au bon Dieu de la reconnaissance pour si peu.
Tout d’abord, il s’était fort remué pour obtenir quelque charge à la cour. À la longue, voyant ses démarches vaines, il avait pris le parti de se retirer en son château, plaignant et maudissant tout ensemble son roi qu’il adorait, et qu’au fond du cœur il traitait de jacobin.
De ce moment, il s’était habitué sans peine à la vie large et facile des gentilshommes campagnards.
Possédant quinze mille livres de rentes environ, il en dépensait tous les ans vingt-cinq ou trente mille, puisant à même le sac, prétendant qu’il en aurait toujours assez pour attendre une vraie Restauration qui ne manquerait pas de lui rendre tous ses domaines.
À son exemple, ses deux fils vivaient largement. Le plus jeune, Louis, toujours en quête d’une aventure, toujours en partie de plaisir aux environs, buvant, jouant gros jeu; l’aîné, Gaston, cherchant à s’initier au mouvement de son époque, travaillant, recevant en cachette certains journaux, dont le titre seul eût paru à son père un pendable blasphème.
En somme, pelotonné dans son égoïste insouciance, le vieux marquis était le plus heureux des mortels, mangeant bien, buvant mieux, chassant beaucoup, assez aimé des paysans, exécré des bourgeois des villes voisines, qu’il accablait de railleries parfois spirituelles.
Les heures ne lui semblaient guère lourdes que l’été, par les chaleurs terribles de la vallée du Rhône, ou quand le mistral soufflait par trop fort.
Cependant, même en ce cas, il avait sous la main un moyen de distraction infaillible, toujours neuf bien que toujours le même, toujours vif, toujours piquant.
Il disait du mal de sa voisine, la comtesse de La Verberie.
La comtesse de La Verberie, la «bête noire» du marquis, comme il le disait peu galamment, était une grande et sèche femme, anguleuse de structure et de caractère, hautaine, méprisante, glaciale avec ceux qu’elle jugeait ses égaux et dure pour le petit monde.
À l’exemple de son noble voisin, elle avait émigré avec son mari, tué depuis à Lutzen, non dans les rangs français, malheureusement pour sa mémoire.
En 1815 également, la comtesse était rentrée en France.
Mais, pendant que le marquis de Clameran recouvrait une aisance relative, elle ne put, elle, obtenir de ses protecteurs et de la munificence royale que le petit domaine et le château de La Verberie, et sur le milliard d’indemnité deux mille cinq cents francs de rente, dont elle vivait.
Il est vrai que le château de La Verberie eût suffi à bien des ambitions.
Plus modeste que le manoir de Clameran, le joli castel de La Verberie a de moins fières apparences et de moins hautes prétentions.
Mais il est de dimensions raisonnables, commode, bien aménagé, discret, et facile pour le service comme la petite maison d’un grand seigneur.
C’est d’ailleurs au milieu d’un vaste parc qu’il ouvre au soleil levant ses fenêtres sculptées.
Une merveille pour le pays, que ce parc, qui s’étend de la route de Beaucaire jusqu’au bord du fleuve; une merveille, avec ses grands arbres, ses charmilles, ses bosquets, sa prairie et son clair ruisseau qui la traverse d’un bout à l’autre.
Là vivait, toujours se plaignant et maudissant la vie, la comtesse de La Verberie.
Elle n’avait qu’une fille unique, alors âgée de dix-huit ans, nommée Valentine, blonde, frêle, avec de grands yeux tremblants, belle à faire tressaillir dans leur niche les saints de pierre de la chapelle du village où elle allait tous les matins entendre la messe.
Même, le renom de sa beauté, porté sur les eaux rapides du Rhône, s’était étendu au loin.
Souvent les mariniers, souvent les robustes haleurs qui poussent leurs puissants chevaux moitié dans l’eau, moitié sur le chemin de halage, avaient aperçu Valentine, assise, un livre à la main, à l’ombre des grands arbres, au bord de l’eau.
De loin, avec sa robe blanche, avec ses beaux cheveux demi-flottants, elle semblait à l’imagination de ces rudes et braves gens comme une apparition mystérieuse et de bon augure. Et souvent, entre Arles et Valence il avait été parlé de la jolie petite fée de La Verberie.
Si M. de Clameran détestait la comtesse, Mme de La Verberie exécrait le marquis. S’il l’avait surnommée «la sorcière», elle ne l’appelait jamais que «le vieil étourneau».
Et cependant, ils étaient nés pour se comprendre, ayant sur le fond même des faits une opinion pareille, avec des façons différentes de les envisager, c’est-à-dire se trouvant dans d’admirables conditions pour discuter éternellement sans s’entendre ni se fâcher jamais.
Lui, se faisant une philosophie, se moquait de tout et digérait bien. Elle, gardant sur le cœur des rancunes terribles, maigrissait de rage et verdissait de jalousie.
Peu importe! Ils eussent passé ensemble des délicieuses soirées. Car enfin, ils étaient voisins, très proches voisins.
De Clameran, on voyait très bien le lévrier noir de Valentine courir dans les allées du parc de La Verberie; et de La Verberie, on voyait, tous les soirs, s’illuminer les fenêtres de la salle à manger de Clameran.
Entre les deux châteaux, il n’y avait que le fleuve, le Rhône, un peu encaissé en cet endroit, roulant à pleins bords ses flots rapides.
Oui, mais entre les deux familles, une haine existait, plus profonde que le Rhône, plus difficile à détourner ou à combler.
D’où venait cette haine?
La comtesse et le marquis auraient été bien embarrassés de le dire avec quelque exactitude.
C’est pourquoi il advint ce qui devait advenir, ce qui arrive toujours dans la vie réelle et souvent dans les romans, qui, après tout, si exagérés qu’ils soient, gardent toujours un reflet de la vérité qui les a inspirés.
Il arriva que Gaston, ayant vu Valentine à une fête, la trouva belle et l’aima.
Il advint que Valentine remarqua Gaston et ne put, désormais, se défendre de penser à lui.
Mais tant d’obstacles les séparaient!… Chacun d’eux, pendant près d’une année, garda religieusement son secret, enfoui comme un trésor, au plus profond de son cœur.
Gaston et Valentine, après ne s’être vus qu’une fois, étaient déjà tant l’un pour l’autre, quand la fatalité qui avait présidé à leur première rencontre les rapprocha de nouveau.
Ils se trouvèrent passer une journée entière chez la vieille duchesse d’Arlange, venue dans le pays pour vendre ce qu’elle y avait encore de propriétés.
Cette fois, ils se parlèrent, et comme de vieux amis, surpris de trouver en eux un écho des mêmes pensées.
Puis de nouveau, ils furent séparés des mois. Mais déjà, sans s’être entendus, ils se trouvaient, à de certaines heures, au bord du Rhône, et, d’un côté à l’autre du fleuve, ils s’apercevaient.
Enfin, un soir du mois de mai, comme Mme de La Verberie était à Beaucaire, Gaston osa pénétrer dans le parc et se présenter à Valentine.
Elle fut à peine surprise et ne fut pas indignée. L’innocence véritable n’a pas les façons et les pudeurs effarouchées dont s’affuble l’innocence de convention. Valentine n’eut même pas l’idée d’ordonner à Gaston de se retirer.
Longtemps, elle appuyée sur son bras, ils marchèrent à petits pas, le long de la grande avenue.
Ils ne se dirent pas qu’ils s’aimaient, ils le savaient; ils se dirent, les larmes aux yeux, qu’ils s’aimaient sans espoir.
Ils reconnaissaient que jamais ils ne triompheraient des haines absurdes de leurs familles; ils s’avouaient que toute tentative serait une folie. Ils se jurèrent de ne s’oublier de leur vie, et se promirent de ne se revoir jamais, non, plus jamais… qu’une seule fois encore.
Aussi le second rendez-vous ne fut pas le dernier.
Et pourtant, que d’obstacles à ces entrevues! Gaston ne voulait se confier à aucun batelier, et, pour trouver un pont, il fallait faire plus d’une lieue.
C’est alors qu’il pensa que franchir le fleuve à la nage serait bien plus court; mais il était médiocre nageur, et traverser le fleuve à cet endroit est considéré par les plus habiles comme une grande témérité.
Peu importe! il s’exerça en secret, et un soir, Valentine, épouvantée, le vit sortir de l’eau presque à ses pieds.
Elle lui fit jurer de ne plus renouveler cet exploit. Il jura, et recommença le lendemain et jours suivants.
Seulement, comme Valentine croyait toujours le voir entraîné par le courant furieux, ils convinrent d’un signal qui devait abréger ses angoisses.
Au moment de partir, Gaston faisait briller une lumière à l’une des fenêtres du château de Clameran, et, un quart d’heure après, il était aux genoux de son amie.
Valentine et Gaston se croyaient seuls maîtres du secret de leurs amours.
Ils avaient pris, ils prenaient tant et de si minutieuses précautions! Ils se surveillaient si attentivement! Ils étaient si bien persuadés que leur conduite était un chef-d’œuvre de dissimulation et de prudence!
Pauvres amoureux naïfs!… Comme si on pouvait dissimuler quelque chose à la perspicacité désœuvrée des campagnes, à la curiosité médisante et toujours en éveil d’esprits vides et oisifs, incessamment en quête d’une sensation bonne ou mauvaise, d’un cancan inoffensif ou mortel.
Ils croyaient tenir leur secret, et depuis longtemps déjà il avait pris sa volée, depuis longtemps déjà l’histoire de leurs amours, de leurs rendez-vous, défrayait les causeries des veillées.
Quelquefois, le soir, ils avaient aperçu une ombre, une barque glissant sur le fleuve, non loin du bord, et ils se disaient: c’est quelque pêcheur attardé qui rentre.
Ils se trompaient. Dans cette barque se tenaient cachés des curieux, des espions, qui, ravis de les avoir entrevus, allaient, en toute hâte, raconter avec mille détails mensongers leur honteuse expédition.
C’est un soir du commencement de novembre que Gaston connut enfin la funeste vérité.
De longues pluies avaient grossi le Rhône, le Gardon donnait: on le voyait à la couleur des eaux; on craignait une inondation.
Essayer de traverser à la nage ce torrent énorme, impétueux, c’eût été tenter Dieu.
Gaston de Clameran s’était donc rendu à Tarascon, comptant y passer le pont et remonter ensuite la rive droite du fleuve, jusqu’à La Verberie. Valentine l’attendait vers onze heures.
Par une fatalité inouïe, lui qui toujours, lorsqu’il venait à Tarascon, dînait chez un de ses parents qui demeurait au coin de la place de la Charité, il dîna avec un de ses amis à l’hôtel des Trois-Empereurs.
Après le dîner, ils se rendirent, non au café Simon, où ils allaient habituellement, mais au petit café situé sur le champ de foire.
La salle, assez petite, de cet établissement était, lorsqu’ils y entrèrent, pleine de jeunes gens de la ville. Le billard étant libre, Gaston et son ami demandèrent une bouteille de bière et se mirent à jouer au billard.
Ils étaient au milieu de leur partie, lorsque l’attention de Gaston fut attirée par des éclats de rire forcés, qui partaient d’une table du fond.
De ce moment, préoccupé de ces rires qui, bien évidemment, avaient une intention malveillante, Gaston poussa ses billes tout de travers. Si évidente devint sa préoccupation, que son ami, tout surpris, lui dit:
– Qu’as-tu donc? tu n’es plus au jeu, tu manques des carambolages tout faits.
– Je n’ai rien.
La partie continua une minute encore, mais tout à coup Gaston devint plus blanc que sa chemise, lança violemment sa queue sur le billard et s’élança vers la table du fond.
Ils étaient là cinq jeunes gens qui jouaient aux dominos en vidant un bol de vin chaud.
C’est à celui qui paraissait l’aîné, un beau garçon de vingt-six ans, aux grands yeux brillants, à la moustache noire fièrement retroussée, nommé Jules Lazet, que Gaston de Clameran s’adressa.
– Répétez donc, lui dit-il d’une voix que la colère faisait trembler, osez donc répéter ce que vous venez de dire!
– Qui donc m’en empêcherait? répondit Lazet, du ton le plus calme. J’ai dit et je répète que les filles nobles ne valent pas mieux que les artisanes, et que ce n’est pas la particule qui fait la vertu.
– Vous avez prononcé un nom.
Lazet se leva comme s’il eût prévu que sa réponse exaspérerait le jeune Clameran, et que, des paroles, on en viendrait aux voies de fait.
– J’ai, dit-il, avec le plus insolent sourire, prononcé le nom de la jolie petite fée de La Verberie.
Tous les consommateurs du café, et même deux commis voyageurs qui dînaient à une table près du billard, s’étaient levés et entouraient les deux interlocuteurs.
Aux regards provocants qu’on lui lançait, aux murmures – aux huées plutôt – qui l’avaient accueilli quand il avait marché sur Lazet, Gaston devait comprendre, et il comprenait qu’il était entouré d’ennemis.
Les méchancetés gratuites, les continuelles railleries du vieux marquis portaient leurs fruits. La rancune fermente vite et terriblement dans les cœurs et dans les têtes de la Provence.
Mais Gaston de Clameran n’était pas homme à reculer d’une semelle, eût-il eu cent, eût-il eu mille ennemis au lieu de quinze ou vingt.
– Il n’y a qu’un lâche, reprit-il d’une voix vibrante et que le silence rendait presque solennelle, il n’y a qu’un misérable lâche pour avoir l’infamie et la bassesse d’insulter, de calomnier une jeune fille dont la mère est veuve et qui n’a ni père ni frère pour défendre son honneur.
– Si elle n’a ni père, ni frère, ricana Lazet, elle a ses amants, et cela suffit.
Ces mots affreux: «ses amants…» portèrent à leur comble la fureur à grand-peine maîtrisée de Gaston, il leva le bras, et sa main retomba, avec un bruit mat, sur la joue de Lazet.
Il n’y eut qu’un cri, dans le café, un cri de terreur. Tout le monde connaissait la violence du caractère de Lazet, sa force herculéenne, son aveugle courage.
D’un bond, il franchit la table qui le séparait de Gaston, et tombant sur lui, il le saisit à la gorge.
Ce fut un moment d’affreuse confusion. L’ami de Clameran voulut venir à son secours, il fut entouré, renversé à coups de queues de billards, foulé aux pieds et poussé sur une table.
Également vigoureux, jeunes et adroits l’un et l’autre, Gaston et Lazet luttaient sans qu’aucun d’eux obtînt d’avantage marqué.
Lazet, brave garçon, aussi loyal que courageux, ne voulait pas d’intervention. Les témoignages sur ce point sont unanimes. Il ne cessait de crier à ses amis:
– Retirez-vous, écartez-vous, laissez-moi faire seul!
Mais les autres étaient bien trop animés déjà pour rester simples spectateurs du combat.
– Une couverture! cria l’un d’eux, vite une couverture pour faire sauter le marquis!
En même temps, cinq ou six jeunes gens se ruant sur Gaston le séparaient de Lazet et le repoussaient jusqu’au billard. Les uns cherchaient à le terrasser, les autres, avec une courroie, s’efforçaient de paralyser les mouvements de ses jambes.
Lui se défendait avec l’énergie du désespoir, puisant dans le sentiment de son bon droit une force dont jamais on ne l’aurait cru capable. Et tout en se défendant furieusement, il accablait d’injures ses adversaires, les traitant de lâches, de misérables bandits, qui se mettaient douze contre un homme de cœur.
Il tournait autour du billard, cherchant à gagner la porte, la gagnant peu à peu, quand une clameur de joie emplit la salle:
– Voici la couverture! criait-on.
– Dans la couverture, l’amant de la petite fée!…
Ces cris, Gaston, les devina, plutôt qu’il ne les entendit. Il se vit vaincu, aux mains de ces forcenés, subissant le plus ignoble des outrages.
D’un mouvement terrible de côté, il fit lâcher prise aux trois assaillants qui le tenaient; un formidable coup de poing le débarrassa d’un quatrième.
Il avait les bras libres; mais tous les ennemis revenaient à la charge.
Alors il perdit la tête. À côté de lui, sur la table où avaient dîné les commis voyageurs, il saisit un couteau, et par deux fois il l’enfonça dans la poitrine du premier qui se précipita sur lui.
Ce malheureux était Jules Lazet. Il tomba.
Il y eut une seconde de stupeur. Quatre ou cinq des assaillants se précipitèrent sur Lazet pour lui porter secours. La maîtresse du café poussait des cris horribles. Quelques-uns des plus jeunes sortirent en criant: «À l’assassin!»
Mais tous les autres, encore dix au moins, se ruèrent sur Gaston, avec des cris de mort.
Il se sentait perdu, ses ennemis se faisaient arme de tout, il avait reçu trois ou quatre blessures, quand une résolution désespérée lui vint. Il monta sur le billard et, prenant un formidable élan, il se lança dans la devanture du café. Elle était solide, cette devanture, pourtant il la brisa; les éclats de verre et de bois le meurtrirent et le déchirèrent en vingt endroits, mais il passa.
Gaston de Clameran était dehors, mais il n’était pas sauvé. Surpris d’abord et presque déconcertés de son audace, ses adversaires, vite remis de leur stupeur, s’étaient jetés sur ses traces.
Lui, courait à travers le champ de foire, ne sachant quelle direction prendre.
Enfin, il se décida à gagner Clameran, s’il le pouvait.
Il cessa donc ses feintes, et avec une incroyable rapidité, il traversa diagonalement le champ de foire, se dirigeant vers la levée, la levade, comme on dit dans le pays, qui met la vallée de Tarascon à l’abri des inondations.
Malheureusement, en arrivant à cette levée, plantée d’arbres magnifiques, une des plus délicieuses promenades de la Provence, Gaston oublia que l’entrée en est fermée par une de ces barrières à trois montants qu’on place devant les endroits réservés aux seuls piétons.
Lancé à toute vitesse, il alla se heurter contre, et fut renversé en arrière, non sans se faire un mal affreux à la hanche.
Il se releva promptement, mais les autres étaient sur lui.
Il fallait se dégager ou mourir.
Le malheureux! Il avait gardé à la main son couteau sanglant, il frappa; un homme encore tomba en poussant un gémissement terrible.
Ce second coup lui donna un moment de répit, fugitif comme l’éclair, mais qui lui permit de tourner la barrière et de s’élancer sur la levée.
Deux des poursuivants s’étaient agenouillés près du blessé, cinq reprirent la chasse avec une ardeur plus endiablée.
Mais Gaston était leste, mais l’horreur de la situation triplait son énergie; échauffé par la lutte, il ne sentait aucune de ses blessures, il allait, les coudes au corps, ménageant son haleine, rapide comme un cheval de course.
Bientôt il distança ceux qui le poursuivaient: le souffle de leur respiration haletante s’éloignait, le bruit de leurs pas arrivait moins distinct; enfin, on n’entendit plus rien.
Cependant Gaston courut pendant plus d’un quart de lieue encore, il avait pris les champs, franchissant les haies, sautant les fossés, et c’est lorsqu’il fut bien convaincu que le rejoindre était impossible, qu’il se laissa tomber au pied d’un arbre.
Cependant, il ne pouvait rester étendu là. Nul doute que la force armée ne fût prévenue. On le cherchait déjà. On était sur ses traces. On allait à tout hasard venir au château de Clameran, et avant de s’éloigner, peut-être pour toujours, il voulait voir son père, il voulait, une fois encore, serrer Valentine entre ses bras.
Quand, après une route affreusement pénible, il sonna à la grille du château, il était plus de dix heures.
À sa vue, le vieux valet qui était venu lui ouvrir recula, terrifié.
– Grands dieux! monsieur le comte, que vous est-il arrivé?
– Silence! fit Gaston, de cette voix rauque et brève que donne la conscience d’un danger imminent, silence! Où est mon père?
– Monsieur le marquis est dans sa chambre avec monsieur Louis; monsieur le marquis a été pris de sa goutte, ce tantôt, il ne peut bouger; mais vous, monsieur…
Gaston ne l’entendait plus. Il avait gravi rapidement le grand escalier et entrait dans la chambre où son père et son frère jouaient au trictrac.
Son aspect impressionna le vieux marquis à ce point qu’il lâcha le cornet qu’il tenait.
Et, certes, cette impression s’expliquait. Le visage, les mains, les vêtements de Gaston étaient couverts de sang.
– Qu’y a-t-il? demanda le marquis.
– Il y a, mon père, que je viens vous embrasser une dernière fois et vous demander les moyens de fuir, de passer à l’étranger.
– Vous voulez fuir?
– Il le faut, mon père, et sur-le-champ, à l’instant; on me poursuit, on me traque, dans un moment la gendarmerie peut être ici. J’ai tué deux hommes.
Le choc reçu par le marquis fut tel que, oubliant sa goutte, il essaya de se dresser. La douleur le recoucha sur son fauteuil.
– Où? quand? interrogea-t-il d’une voix affreusement altérée.
– À Tarascon, dans un café, il y a une heure, ils étaient quinze, j’étais seul, j’ai pris un couteau!
– Toujours les gentillesses de 93, murmura le marquis. On vous avait insulté, comte?
– On insultait devant moi une noble jeune fille.
– Et vous avez châtié les drôles? Jarnibleu! vous avez bien fait. Où a-t-on vu jamais qu’un gentilhomme laissât en sa présence des faquins manquer à une personne de qualité! Mais de qui avez-vous pris la défense?
– De mademoiselle Valentine de La Verberie.
– Oh! fit le marquis, oh!… de la fille de cette vieille sorcière. Jarnitonnerre! Ces La Verberie, que Dieu les écrase, nous ont toujours porté malheur.
Certes, il abominait la comtesse, mais en lui le respect de la race parlait plus haut que le ressentiment. Il ajouta donc:
– N’importe! comte, vous avez fait votre devoir.
Gaston n’était pas aussi abîmé qu’il le croyait. À l’exception d’un coup de couteau, un peu au-dessous de l’épaule gauche, ses autres blessures étaient légères.
Après avoir reçu les soins que réclamait son état, Gaston se sentit un autre homme, prêt à braver de nouveaux périls; une énergie nouvelle étincelait dans ses yeux.
D’un signe, le marquis fit retirer les domestiques.
– Et, maintenant, demanda-t-il à Gaston, vous croyez devoir passer à l’étranger?
– Oui, mon père.
– Et il n’y a pas un instant à perdre, fit observer Louis.
– C’est vrai, répondit le marquis; mais, pour fuir, pour passer à l’étranger, il faut de l’argent, et je n’en ai pas à lui donner, là, sur-le-champ.
– Mon père!…
– Non, je n’en ai pas! Ah! vieux fou prodigue que je suis, vieil enfant imprévoyant!… Ai-je seulement cent louis ici!…
Sur ses indications, son second fils, Louis, ouvrit le secrétaire.
Le tiroir servant de caisse renfermait neuf cent vingt francs en or.
– Neuf cent vingt francs!… s’écria le marquis; ce n’est pas assez. L’aîné de notre maison ne peut fuir avec cette misérable somme, il ne le peut…
Visiblement désespéré, le vieux marquis resta un moment abîmé dans ses réflexions. À la fin, prenant un parti, il ordonna à Louis de lui apporter une petite cassette de fer ciselé placée sur la tablette inférieure du secrétaire.
Le marquis de Clameran portait au cou, suspendue à un ruban noir, la clé de la cassette.
Il l’ouvrit, non sans une violente émotion, que remarquèrent ses enfants, et en tira lentement un collier, une croix, des bagues et divers autres bijoux.
Sa physionomie avait pris une expression solennelle.
– Gaston, mon fils bien-aimé, dit-il, votre vie, à cette heure, peut dépendre d’une récompense donnée à propos à qui vous aidera.
– Je suis jeune, mon père, j’ai du courage.
– Écoutez-moi. Ces bijoux que je tiens là sont ceux de la marquise votre mère, une sainte et noble femme, Gaston, qui du Ciel veille sur nous. Ces bijoux ne m’ont jamais quitté. En mes jours de misère, pendant l’émigration, à Londres, quand je donnais pour vivre des leçons de clavecin, je les conservais pieusement. Jamais l’idée de les vendre ne m’est venue, les engager même m’eût paru un sacrilège. Mais aujourd’hui… prenez ces parures, mon fils, vous les vendrez, elles valent une vingtaine de mille livres…
– Non, mon père, non!…
– Prenez, mon fils. Votre mère, si elle était encore de ce monde, vous dirait comme moi. J’ordonne. Il ne faut pas que le salut, que l’honneur de l’aîné de la maison de Clameran soit en danger faute d’un peu d’or.
Ému, les larmes aux yeux, Gaston s’était laissé glisser aux genoux du vieux marquis; il lui prit la main, qu’il porta à ses lèvres.
– Merci, mon père, murmura-t-il, merci!… Il est arrivé qu’en ma présomptueuse témérité de jeune homme, je me suis permis de vous juger, je ne vous connaissais pas, pardonnez-moi!… J’accepte, oui j’accepte ces bijoux portés par ma mère; mais je les prends comme un dépôt confié à mon honneur, et dans quelque jour je vous rendrai compte…
L’attendrissement gagnait le marquis de Clameran et Gaston, ils oubliaient. Mais l’âme de Louis n’était pas de celles que touchent de tels spectacles.
– L’heure vole, interrompit-il, le temps presse.
– Il dit vrai! s’écria le marquis, partez, comte, partez, mon fils, Dieu protège l’aîné des Clameran!
Gaston s’était relevé lentement.
– Avant de vous quitter, mon père, commença-t-il, j’ai à remplir un devoir sacré. Je ne vous ai pas tout dit: cette jeune fille, dont j’ai pris la défense ce soir, Valentine, je l’aime…
– Oh! fit M. de Clameran stupéfait, oh! oh…
– Et je viens vous prier, mon père, vous conjurer à genoux, de demander pour moi à madame de La Verberie la main de sa fille. Valentine, je le sais, n’hésitera pas à partager mon exil, elle me rejoindra à l’étranger…
Gaston s’arrêta, effrayé de l’effet que produisaient ses paroles. Le vieux marquis était devenu rouge, ou plutôt violet, comme s’il eût été près d’être frappé d’une attaque d’apoplexie.
– Mais c’est monstrueux, répétait-il, bégayant de colère, c’est de la folie!…
– Je l’aime, mon père; je lui ai juré que je n’aurais pas d’autre femme qu’elle.
– Vous resterez garçon.
– Je l’épouserai! s’écria Gaston qui s’animait peu à peu, je l’épouserai parce que j’ai juré et qu’il y va de notre honneur…
– Chansons!
– Mademoiselle de La Verberie sera ma femme, vous dis-je, parce qu’il est trop tard pour reprendre ma parole, parce que même ne l’aimant plus je l’épouserais encore, parce qu’elle s’est donnée à moi, parce qu’enfin, entendez-vous, ce qu’on disait au café, ce soir, est vrai, Valentine est ma maîtresse.
L’aîné des Clameran avait compté sur l’impression de cet aveu, que lui arrachaient les circonstances; il se trompait. Le marquis, si irrité, sembla soulagé d’un poids énorme. Une joie méchante étincela dans ses yeux.
– Ah! ah! fit-il, elle est votre maîtresse. Jarnibleu! j’en suis charmé. Mes compliments, comte; on la dit agréable, cette petite.
– Monsieur, interrompit Gaston presque menaçant, je l’aime, je vous l’ai dit, vous l’oubliez. J’ai juré.
– Ta! ta! ta! s’écria le marquis, je trouve vos scrupules singuliers. Est-ce qu’un de ses aïeux, à elle, n’a pas détourné du bon chemin une de nos aïeules à nous? Maintenant, nous sommes quittes. Ah! elle est votre maîtresse…
– Sur la mémoire de ma mère et de notre nom, je le jure, elle sera ma femme!
– Vraiment! s’écria le marquis exaspéré, vous osez le prendre sur ce ton!… Jamais, entendez-vous bien? jamais vous n’aurez mon consentement. Vous savez si l’honneur de notre maison m’est cher? Eh bien, j’aimerais mieux vous voir pris, jugé, condamné, j’aimerais mieux vous savoir au bagne que le mari de cette péronnelle.
Ce dernier mot transporta Gaston.
– Que votre volonté soit donc faite, mon père, dit-il; je reste, on m’arrêtera, on fera de moi ce qu’on voudra, peu m’importe!… Je ne veux pas d’une vie sans espoir. Reprenez ces bijoux, ils me sont inutiles désormais.
Une scène terrible allait certainement éclater entre le père et le fils, quand la porte de la chambre s’ouvrit avec fracas.
Tous les domestiques du château se pressaient dans le couloir.
– Les gendarmes! disaient-ils, voici les gendarmes!…
À cette nouvelle, le vieux marquis se dressa et réussit à rester debout. Tant d’émotions l’agitaient depuis une heure que la goutte cédait.
– Des gendarmes! s’écria-t-il, chez moi, à Clameran! Nous allons leur faire payer cher leur audace! Vous m’aiderez, vous autres!…
– Oui! oui! répondirent les domestiques, à bas les gendarmes!
Par bonheur, en ce moment où tout le monde perdait la tête, Louis conservait tout son sang-froid.
– Résister serait folie, prononça-t-il; nous repousserons peut-être les gendarmes ce soir, mais demain ils reviendront plus nombreux.
– C’est vrai, dit amèrement le vieux marquis, Louis a raison…
– Où sont-ils? interrogea Louis.
– À la grille, répondit La Verdure, un des palefreniers. Monsieur le vicomte n’entend-il pas le bruit affreux qu’ils font avec leurs sabres?
– Alors Gaston va fuir par la porte du potager.
– Gardée! monsieur! s’écria La Verdure, désespéré, elle est gardée, et la petite porte du parc aussi. Ils sont tout un régiment. Même, quelques-uns sont en faction le long des murs du parc.
Ce n’était que trop vrai. Le bruit de la mort de Lazet, aussitôt répandu, avait mis Tarascon sens dessus dessous. On avait fait monter à cheval, pour arrêter le meurtrier, non seulement les gendarmes, mais encore un peloton des hussards de la garnison.
Une vingtaine de jeunes gens de la ville, au moins, guidaient la force armée.
– Ainsi, fit le marquis, recouvrant à l’heure du péril toute sa présence d’esprit, ainsi, nous sommes cernés.
– Pas une chance d’évasion ne reste, gémit Saint-Jean.
– C’est ce que nous allons voir, jarnibleu! s’écria M. de Clameran. Ah! nous ne sommes pas les plus forts. Eh bien! nous serons les plus adroits. Attention tous! Toi, Louis, mon fils, tu vas descendre aux écuries avec La Verdure; vous monterez les deux meilleurs chevaux, vous en prendrez chacun un en main, et vous irez vous placer en faisant le moins de bruit possible, toi, Louis, à la porte du parc, toi, La Verdure, à la grille. Vous autres, vous irez vous poster chacun à une porte, prêts à ouvrir. Au signal que je donnerai, en tirant un coup de pistolet, toutes les portes seront ouvertes à la fois, Louis et La Verdure lâcheront leur cheval de main et feront tout au monde pour s’élancer dehors et attirer les gendarmes sur leurs traces.
– Je me charge de les faire courir, affirma La Verdure.
– Attendez. Pendant ce temps, le comte, aidé de Saint-Jean, franchira le mur du parc et remontera, le long de l’eau, jusqu’à la cabane de Pilorel, le pêcheur. C’est un vieux matelot de la République, un brave qui nous est dévoué, il prendra le comte dans sa barque, et une fois sur le Rhône, ils n’auront plus à craindre que Dieu!… Vous m’avez entendu, allez…
Resté seul avec son fils, le vieux marquis glissa dans une bourse de soie les bijoux que Gaston avait replacés sur la table, et ouvrant les bras:
– Venez, mon fils, dit-il d’une voix qu’il s’efforçait de rendre ferme, venez que je vous bénisse.
Gaston hésitait.
– Venez, insista le marquis, je veux vous embrasser une dernière fois. Sauvez-vous, sauvez votre nom, Gaston, et après… vous savez bien que je vous aime. Reprenez ces bijoux…
Pendant près d’une minute, le père et le fils, aussi émus l’un que l’autre, se tinrent embrassés.
Mais le bruit qui redoublait à la grille leur arrivait distinctement.
– Allons! fit M. de Clameran.
Et, prenant à sa panoplie une paire de petits pistolets, il les remit au comte en détournant la tête et en murmurant:
– Il ne faut pas qu’on vous ait vivant, Gaston.
Malheureusement, Gaston, en quittant son père, ne descendit pas immédiatement.
Plus que jamais il voulait revoir Valentine, et il entrevoyait la possibilité de lui adresser ses derniers adieux. Il se disait que Pilorel pourrait arrêter son bateau le long du parc de La Verberie.
Il prit donc, sur les quelques minutes de répit que lui laissait la destinée, une minute pour monter à sa chambre et faire briller à la fenêtre le signal qui annonçait sa venue à son amie. Il fit plus: il attendit une réponse.
– Mais venez donc, monsieur le comte, répétait Saint-Jean, qui ne comprenait rien à sa conduite, venez, au nom du Ciel!… vous vous perdez.
Enfin, il descendit en courant.
Il n’était encore que dans le vestibule, quand un coup de feu – le signal donné par le vieux marquis – retentit.
Aussitôt, et presque simultanément, on entendit le bruit de la grande grille qui s’ouvrait, le cliquetis des sabres des gendarmes et des hussards, le galop effrayé de plusieurs chevaux, et de tous les côtés, dans le parc et dans la grande cour, des cris terribles et des jurements.
Appuyé à la fenêtre de sa chambre, la sueur au front, le marquis de Clameran attendait, si oppressé qu’il pouvait à peine respirer, l’issue de cette partie dont l’enjeu était la vie de l’aîné de ses fils.
Ses mesures étaient excellentes.
Ainsi qu’il l’avait prévu, Louis et La Verdure réussirent à se faire jour et se lancèrent à fond de train dans la campagne, l’un à droite, l’autre à gauche, chacun entraînant à sa suite une douzaine de cavaliers. Montés supérieurement, ils devaient faire voir du pays à ceux qui les poursuivaient.
Gaston était sauvé, quand la fatalité – ne fut-ce que la fatalité? – s’en mêla.
À cent mètres du château, le cheval de Louis butta et abattit, engageant sous lui son cavalier. Aussitôt, entouré par des gendarmes et par des volontaires à pied, le second fils de M. de Clameran fut reconnu.
– Ce n’est pas l’assassin! s’écria un des jeunes gens de la ville; vite, revenons sur nos pas, on veut nous tromper!…
Ils revinrent en effet, et assez à temps précisément, pour voir, aux clartés indécises de la lune, dégagée pour un moment des nuages, Gaston qui franchissait le mur du potager.
– Voilà notre homme! fit le brigadier de gendarmerie; ouvrez l’œil, vous autres, et en avant, au galop!
Et tous, rendant la main à leurs chevaux, s’élancèrent vers l’endroit où ils avaient vu Gaston sauter.
Sur un terrain boisé, ou seulement accidenté, il est facile à un homme à pied, s’il est leste, s’il garde sa présence d’esprit, d’échapper à plusieurs cavaliers.
Or le terrain, de ce côté du parc, était des plus favorables au jeune comte de Clameran. Il se trouvait dans d’immenses champs de garance, et chacun sait que la culture de cette précieuse racine, destinée à rester trois ans en terre, nécessite des sillons qui atteignent jusqu’à soixante et soixante-dix centimètres de profondeur.
Les chevaux, non seulement ne pouvaient courir, mais à grand-peine ils se tenaient debout.
Cette circonstance arrêta net les gendarmes qui tenaient leurs bêtes. Seuls, quatre hussards se risquèrent. Mais leurs efforts furent inutiles. Sautant de sillon en sillon, Gaston eut vite gagné un espace très vaste, encore mal défriché, et coupé des maigres plants de châtaigniers.
La poursuite offrait alors d’autant plus d’intérêt qu’évidemment le fugitif avait des chances. Aussi tous les cavaliers se passionnaient-ils, s’encourageant, poussant des cris pour s’avertir quand Gaston quittait un bouquet d’arbres pour courir à un autre.
Pour lui, connaissant admirablement le pays, il ne désespérait pas. Il savait qu’après les châtaigniers, il rencontrerait des champs de chardons, et il se souvenait que les deux cultures étaient séparées par un large et profond fossé.
Il pensait que se jetant dans ce fossé, il y serait caché, et qu’il pourrait le remonter fort loin, pendant qu’on le chercherait encore parmi les arbres.
C’est qu’il ne songeait pas à la crue du fleuve. En arrivant près du fossé, il vit qu’il était plein d’eau.
Découragé, mais non déconcerté, il prenait son élan pour le franchir, quand, de l’autre côté, il aperçut trois cavaliers.
C’étaient des gendarmes qui avaient tourné les garancières et les châtaigniers, se disant que sur le terrain uni des champs de chardons, ils reprendraient l’avantage.
À leur vue, Gaston s’arrêta court.
Que faire?… Il sentait autour de lui se rétrécir le cercle dont il était le centre.
Fallait-il donc avoir recours au pistolet, et là, au milieu des champs, traqué par les gendarmes comme une bête fauve, se faire sauter la cervelle? Quelle mort pour un Clameran!
Non. Il se dit qu’une chance encore de salut lui restait, faible, il est vrai, chétive, misérable, désespérée, mais enfin une chance. Il lui restait le fleuve.
Il y courut rapidement, tenant toujours ses pistolets armés, et alla se placer à l’extrémité d’un petit promontoire qui s’avançait de trois bons mètres dans le Rhône.
Ce cap de refuge était formé d’un tronc d’arbre renversé, le long duquel mille débris, fagots et meules de paille, qu’entraînaient les eaux, s’arrêtaient.
L’arbre, sous le poids de Gaston, s’enfonçait, vacillait et craquait terriblement.
De là, il distinguait fort bien tous ceux qui le poursuivaient, hussards et gendarmes; ils étaient douze à quinze, tant à droite qu’à gauche, et poussaient des exclamations de joie.
– Rendez-vous! cria le brigadier de gendarmerie.
Gaston ne répondit pas. Il pesait, il évaluait ses chances de salut. Il était bien au-dessus du parc de La Verberie, pourrait-il y aborder, s’il n’était pas du premier coup roulé, entraîné et noyé? Il songeait qu’en ce moment même, Valentine éperdue errait au bord de l’eau, de l’autre côté, l’attendant et priant.
– Une seconde fois, cria le brigadier, voulez-vous vous rendre?
Le malheureux n’entendait pas. La voix imposante du torrent, mugissant et tourbillonnant autour de lui, l’assourdissait.
D’un geste violent il lança ses pistolets du côté des gendarmes, il était prêt.
Ayant trouvé pour son pied un point d’appui, solide, il fit le signe de la croix, et la tête la première, les bras en avant, il se lança dans le Rhône.
La violence de l’élan avait détaché les dernières racines de l’arbre; il oscilla un moment, tourna sur lui-même et partit à la dérive.
L’horreur et la pitié, bien plus que le dépit, avaient arraché un cri à tous les cavaliers.
– Il est perdu, murmura un des gendarmes, c’est fini; on ne lutte pas contre le Rhône; on recueillera son corps demain, à Arles.
Vrais soldats français, ils étaient maintenant de tout cœur du côté du vaincu, et il n’en est pas un qui n’eût été prêt à tout tenter pour le sauver et faciliter son évasion.
– Fichue besogne! grommela le vieux maréchal des logis qui commandait les hussards.
– Bast! fit le brigadier, un philosophe, autant le Rhône que la cour d’assises! Nous autres, demi-tour. Ce qui me peine, c’est l’idée de ce pauvre vieux qui attend des nouvelles de son fils… Lui dira la vérité qui voudra, je ne m’en charge pas.
Valentine, ce soir-là, savait que Gaston avait dû se rendre à Tarascon, pour y passer le Rhône sur le pont de fil de fer qui unit Tarascon à Beaucaire, et elle l’attendait de ce côté, à l’heure convenue la veille, à onze heures.
Mais voici que bien avant l’instant fixé, ayant par hasard jeté un coup d’œil du côté de Clameran, il lui sembla voir des lumières promenées dans les appartements d’une façon tout à fait insolite.
Un pressentiment sinistre glaça tout son sang dans ses veines, arrêtant les palpitations de son cœur.
Une voix secrète et impérieuse, au-dedans d’elle-même, lui criait qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire et de terrible au château de Clameran.
Quoi? elle ne pouvait se l’imaginer, mais elle était sûre; elle eût juré qu’un grand malheur venait d’arriver.
Son inquiétude allait grandissant, plus poignante et plus aiguë de minute en minute, quand tout à coup, à la fenêtre de Gaston, elle aperçut ce signal cher et si connu qui lui annonçait que son ami allait passer le Rhône.
Elle n’en pouvait croire ses yeux, elle voulait douter du témoignage de ses sens, et c’est seulement quand le signal eut été répété trois fois qu’elle y répondit.
Alors, plus morte que vive, sentant ses jambes se dérober sous elle, se tenant aux murs, elle descendit dans le parc et gagna le bord de l’eau.
Grands dieux!… il lui semblait que jamais elle n’avait vu le Rhône si furieux. Était-il possible que Gaston essayât de le traverser? Plus de doute, un événement affreux devait être survenu.
Pendant que les hussards et les gendarmes regagnaient tristement le château de Clameran, Gaston réalisait un de ces prodiges dont on serait tenté de douter si les plus indiscutables témoignages ne venaient l’affirmer.
Tout d’abord, lorsqu’il avait plongé, il avait été roulé cinq ou six fois et entraîné vers le fond. C’est que, dans un fleuve débordé, le courant n’est pas égal à toutes les profondeurs; là est surtout l’immense danger. Mais ce danger, Gaston le connaissait, il l’avait prévu. Loin d’user ses forces à une lutte vaine, il s’abandonna, ne songeant qu’à économiser son haleine.
Ce n’est guère qu’à une vingtaine de mètres de l’endroit où il s’était jeté qu’un vigoureux coup de reins le ramena à la surface.
Près de lui, avec la rapidité d’une flèche, filait le tronc d’arbre sur lequel tout à l’heure il était debout.
Durant quelques secondes, il se trouva empêtré au milieu de débris de toutes sortes; un remous le dégagea.
Il ne songeait pas à gagner la rive opposée. Il se disait qu’il aborderait où il pourrait. Gardant sa présence d’esprit autant que s’il se fût trouvé dans des conditions ordinaires, il employait toute sa force et toute son adresse à obliquer lentement, sans cesser de rester dans le fil de l’eau, sachant bien que c’en serait fait de lui si le courant le prenait de travers.
Ce courant épouvantable est d’ailleurs aussi capricieux que terrible; de là les bizarres effets des inondations. Selon les méandres du fleuve, il se porte tantôt à droite, tantôt à gauche, épargnant une rive, ravageant l’autre.
Gaston, qui avait une connaissance très exacte de son fleuve, savait qu’un peu au-dessous de Clameran il y avait un coude brusque, et il comptait sur le remous de ce coude pour le porter sur La Verberie.
Ses prévisions ne furent pas déçues. Un courant oblique tout à coup l’emporta sur la rive droite, et s’il ne se fût pas tenu sur ses gardes, il était roulé et coulé.
Mais le remous n’allait pas aussi loin que le supposait Gaston, et il était encore loin du bord, quand, avec la foudroyante rapidité du boulet, il passa devant le parc de La Verberie.
Il eut le temps, cependant, d’entrevoir, sous les arbres, comme une ombre blanche: Valentine l’attendait.
Ce n’est que beaucoup plus bas que, s’étant insensiblement rapproché du bord, il essaya de prendre terre.
Sentant qu’il avait pied, deux fois il se dressa, deux fois la violence du courant le renversa. Il allait être entraîné quand il réussit à saisir quelques branches de saule, qui l’aidèrent à se hisser sur la berge.
Il était sauvé.
Aussitôt, sans prendre le temps de respirer, il s’élança dans la direction de La Verberie, et bientôt fut dans le parc.
Il était temps qu’il arrivât. Brisée par l’intensité de ses angoisses, l’infortunée Valentine gisait affaissée sur elle-même, sentant la vie se retirer d’elle.
Les embrassements de Gaston la tirèrent de cette morne stupeur.
– Toi! s’écria-t-elle d’une voix où éclatait toute la folie de sa passion, toi! Dieu a donc eu pitié de nous? il a donc entendu mes prières?
– Non, murmura-t-il, non, Valentine, Dieu n’a pas eu pitié.
Ses pressentiments ne la trompaient pas, elle le comprenait à l’accent de Gaston.
– Quel malheur nouveau nous frappe! s’écria-t-elle, pourquoi êtes-vous venu ainsi, risquant votre vie qui est la mienne; que se passe-t-il?
– Il y a, Valentine, que notre secret n’est plus à nous, que nos amours sont, à cette heure, la risée du pays.
Elle recula comme foudroyée, se voilant la figure de ses mains, laissant échapper un long gémissement.
– Tout se sait, balbutia Valentine, tout se sait…
Au milieu du déchaînement des éléments, Gaston avait gardé son sang-froid, mais aux accents de cette voix aimée, son esprit s’exaltait jusqu’au délire.
– Et je n’ai pu, s’écriait-il, écraser, anéantir les infâmes qui ont osé prononcer ton nom adoré. Ah! pourquoi n’ai-je tué que deux de ces misérables!…
– Vous avez tué!… Gaston.
L’accent de profonde horreur de Valentine rendit à son ami une lueur de raison.
– Oui, répondit-il, essayant de se maîtriser, oui j’ai frappé… C’est pour cela que j’ai traversé le Rhône. Il y allait de l’honneur de mon nom. Il n’y a qu’un moment, tous les gendarmes du pays me traquaient comme une bête malfaisante. Je leur ai échappé, et maintenant je me cache, je fuis…
Il fallait à Valentine, une force d’âme peu commune pour ne pas succomber sous tant de coups inattendus.
– Où espérez-vous fuir? demanda-t-elle.
– Eh! le sais-je moi-même! où je vais, ce que je deviendrai, quel avenir m’attend?… Puis-je le prévoir! Je fuis… je vais m’efforcer de gagner l’étranger, prendre un faux nom, un déguisement. Et j’irai, jusqu’à ce que je trouve un de ces pays sans lois, qui donnent asile aux meurtriers.
Gaston se tut. Il attendait, il espérait une réponse. Cette réponse ne venant pas, il reprit avec une véhémence extraordinaire:
– Si, avant de disparaître, j’ai voulu vous revoir, Valentine, c’est qu’en ce moment où tout m’abandonne, j’ai compté sur vous, j’ai eu foi en votre amour. Un lien nous unit, ô ma bien-aimée, plus fort et plus indissoluble que tous les liens terrestres: je t’aime. Devant Dieu, tu es ma femme, je suis à toi comme tu es à moi, pour la vie. Me laisserez-vous fuir seul, Valentine? Aux douleurs de l’exil, aux regrets cuisants de ma vie perdue, ajouterez-vous les tortures de notre séparation?
– Gaston, je vous en conjure…
– Ah! je le savais bien, interrompit-il, se méprenant au sens de l’exclamation de son amie; je savais bien que je ne fuirais pas seul. Je connaissais assez votre cœur pour savoir que vous voudriez la moitié du fardeau de mes misères. Ce moment efface tout. Partons!… Ayant notre bonheur à défendre, je ne crains plus rien, je puis tout braver, tout vaincre. Venez, ô ma Valentine, nous périrons ou nous nous sauverons ensemble. C’est l’avenir entrevu et rêvé qui commence, avenir d’amour et de liberté!
Il était fou, il délirait; il avait saisi Valentine par la taille, il l’attirait, il l’emportait.
À mesure que croissait l’exaltation de Gaston, et que de plus il oubliait tout ménagement, Valentine parvenait à dominer son émotion.
Doucement, mais avec une énergie qu’il ne lui soupçonnait pas, elle se débarrassa de son étreinte et le repoussa.
– Ce que vous voulez, dit-elle du ton le plus triste et cependant le plus ferme, ce que vous espérez est impossible.
Cette froide résistance, inexplicable pour lui, sembla confondre Gaston.
– Impossible! balbutia-t-il.
– Vous me connaissez assez, continuait Valentine, pour savoir que partager avec vous la pire des destinées serait pour moi le comble des félicités humaines. Mais au-dessus de votre voix qui m’attire, au-dessus de la voix de mon cœur, qui m’entraîne, il en est une plus puissante et plus impérieuse qui me défend de vous suivre, quand même, c’est la voix sublime du devoir.
– Quoi! vous pouvez songer à rester, après l’horrible scène de ce soir, après un scandale qui demain sera public.
– Que voulez-vous dire? Que je suis perdue, déshonorée? Le suis-je plus aujourd’hui que je ne l’étais hier? Pensez-vous donc que l’ironie ou les mépris du monde me feront autant souffrir que les révoltes de ma conscience! Je me suis toujours jugée, Gaston, et si votre présence, le son de votre voix, la sensation de votre main touchant la mienne me faisaient tout oublier, loin de vous je me souvenais et je pleurais.
Gaston écoutait, immobile, stupéfait, il lui semblait qu’une Valentine nouvelle se dressait devant lui, et qu’il découvrait en son âme, qu’il croyait si bien posséder, des profondeurs qui lui avaient échappé.
– Et votre mère? murmura-t-il.
– C’est elle, ne le comprenez-vous pas, dont le souvenir m’enchaîne ici. Voulez-vous donc que, fille dénaturée, je l’abandonne pour suivre mon amant, à l’heure où, pauvre, isolée, sans amis, elle n’a plus que moi.
– Mais on la préviendra, Valentine, nous avons des ennemis, elle saura tout.
– Qu’importe! La conscience parle, il suffit. Ah! que ne puis-je, au prix de ma vie, lui épargner d’apprendre que sa fille, sa Valentine, a failli à toutes les lois de l’honneur! Il se peut qu’elle soit dure pour moi, terrible, impitoyable. Eh bien! ne l’ai-je pas mérité. Ô mon unique ami, nous nous étions endormis dans un rêve trop beau pour qu’il pût durer. Ce réveil affreux, je l’attendais. Misérables fous, pauvres imprudents, qui avons pu croire qu’il est hors du devoir des félicités durables! Tôt ou tard, le bonheur volé se paie. Courbons le front et humilions-nous.
Cette froide raison, cette résignation douloureuse rallumèrent la colère de Gaston.
– Ne parlez pas ainsi! s’écria-t-il. Ne sentez-vous pas que la seule idée d’une humiliation pour vous me rend fou?
– Hélas! je dois pourtant m’attendre à bien d’autres outrages.
– Vous!… Que voulez-vous dire?
– Sachez donc, Gaston…
Elle s’interrompit, hésita un moment, et finit par dire:
– Rien, il n’y a rien, je suis folle.
Moins abandonné aux violences de la situation, le comte de Clameran eût deviné sous les réticences de Valentine quelque nouveau malheur; mais il poursuivait son idée.
– Tout espoir n’est pas perdu, reprit-il. Mon amour et mon désespoir ont, je le crois, touché mon père, qui est bon. Peut-être mes lettres, quand je serai hors de danger, peut-être, les instances de mon frère Louis le décideront-elles à demander pour moi votre main à madame de La Verberie.
Cette supposition sembla épouvanter Valentine.
– Fasse le ciel! s’écria-t-elle, que jamais le marquis ne tente cette démarche!
– Pourquoi?
– Parce que ma mère repousserait sa demande; parce que ma mère, il faut bien que je l’avoue, en cette extrémité, a juré que je serais la femme d’un homme ayant une grande fortune, et que votre père n’est pas riche.
– Oh! fit Gaston révolté, oh!… Et c’est à une telle mère que vous me sacrifiez!
– Elle est ma mère, et c’est assez. Je n’ai pas le droit de la juger. Mon devoir est de rester, je reste.
L’accent de Valentine annonçait une résolution inébranlable, et Gaston comprit bien que toutes ses prières seraient vaines.
– Ah! s’écria-t-il se tordant les mains de désespoir, vous ne m’avez jamais aimé!
– Malheureux!… ce que vous dites, vous ne le pensez pas!
– Non, continua-t-il, vous ne m’aimez pas, vous qui en ce moment où nous allons être séparés avez l’affreux courage de raisonner froidement et de calculer. Ah! ce n’est pas ainsi que je vous aime, moi. Hors vous, que me fait la terre entière? Vous perdre, c’est mourir. Que le Rhône reprenne donc cette vie qu’il m’a miraculeusement rendue et qui maintenant m’est à charge.
Déjà il s’avançait vers le Rhône, décidé à mourir; Valentine le retint.
– Est-ce donc là ce que vous appelez aimer? Gaston était absolument découragé, anéanti.
– À quoi bon vivre? murmura-t-il; que me reste-t-il désormais?
– Il nous reste Dieu, Gaston, qui tient entre ses mains notre avenir.
La moindre planche semble le salut au naufragé; ce seul mot «avenir» éclaira d’une lueur d’espérance les ténèbres de Gaston.
– Vous l’ordonnez! s’écria-t-il soudain ranimé, j’obéis. Assez de faiblesse. Oui, je veux vivre pour lutter et triompher. Il faut de l’or à madame de La Verberie, eh bien! dans trois ans, j’aurai fait fortune ou je serai mort.
Valentine avait joint les mains, et remerciait le Ciel de cette détermination subite, qu’elle n’avait osé espérer.
– Mais avant de m’enfuir, continuait Gaston, je veux vous confier un dépôt sacré.
Il sortit de sa poche la bourse de soie qui renfermait les parures de la marquise de Clameran et la remit entre les mains de son amie.
– Ce sont les bijoux de ma pauvre mère, dit-il, seule vous êtes digne de les porter; dans ma pensée, je vous les destinais.
Et comme elle refusait, comme elle hésitait:
– Prenez-les, insista-t-il, comme un gage de mon retour. Si dans trois ans je ne suis pas venu vous les réclamer, c’est que je serai mort, et alors vous les garderez comme un souvenir de celui qui vous a tant aimée.
Elle fondait en larmes, elle accepta…
– Maintenant, poursuivait Gaston, j’ai une dernière prière à vous adresser: tout le monde me croit mort, et c’est là ce qui assure mon salut. Mais je ne puis laisser ce désespoir à mon vieux père. Jurez-moi que vous-même, demain matin, vous irez lui apprendre que je suis sauvé.
– J’irai, je vous le jure, répondit-elle.
Le parti de Gaston était pris; il sentait qu’il fallait profiter de ce moment de courage, il se pencha vers son amie pour l’embrasser une dernière fois. Doucement, d’un geste triste, elle l’éloigna.
– Où comptez-vous aller? demanda-t-elle.
– Je vais gagner Marseille, où un ami me cachera et me cherchera un passage.
– Vous ne pouvez partir ainsi; il vous faut un compagnon, un guide, et je vais vous en donner un en qui vous pouvez avoir la plus grande confiance, le père Menoul, notre voisin, qui a été longtemps patron d’un bateau sur le Rhône.
Ils sortirent par la petite porte du parc, dont Gaston avait la clé, et bientôt ils arrivèrent chez le vieux marinier.
Il sommeillait au coin de son feu, dans son fauteuil de bois blanc. En voyant entrer chez lui Valentine, accompagnée de M. de Clameran, il se dressa brusquement, se frottant les yeux, croyant rêver.
– Père Menoul, dit Valentine, monsieur le comte que voici est obligé de se cacher; il voudrait gagner la mer et s’embarquer secrètement. Pouvez-vous le conduire, dans votre bateau, jusqu’à l’embouchure du Rhône?…
Le bonhomme hocha la tête.
– Avec l’état de l’eau, répondit-il, la nuit ce n’est guère possible.
– C’est à moi, père Menoul, que vous rendrez un immense service.
– À vous! mademoiselle Valentine, alors, c’est fait, nous allons partir.
À ce moment seulement, il se crut permis de faire observer à Gaston que ses vêtements étaient trempés et souillés de boue et qu’il était tête nue.
– Je vais, lui dit-il, vous prêter des habits de défunt mon fils; ce sera toujours un déguisement, passez ici avec moi.
Bientôt le père Menoul et Gaston, presque méconnaissable, reparurent, et Valentine les suivit au bord de l’eau, à l’endroit où était amarré le bateau.
Une dernière fois, pendant que le bonhomme préparait ses agrès, les deux amants s’embrassèrent, échangeant leur âme en ce suprême adieu.
– Dans trois ans! criait Gaston, dans trois ans!…
– Adieu, mam’selle, dit le vieux patron, et vous, mon jeune monsieur, tenez-vous bien.
Et d’un vigoureux coup de gaffe, il lança le bateau au milieu du courant.
Trois jours plus tard, grâce aux soins du père Menoul, Gaston était caché dans la cale du trois-mâts américain Tom-Jones, capitaine Warth, qui le lendemain appareillait pour VALPARAISO.
Immobile sur la berge, plus froide et plus blanche qu’une statue, Valentine regardait s’enfuir cette frêle embarcation qui emportait celui qu’elle aimait. Elle glissait au gré du courant, rapide comme l’oiseau qu’entraîne la tempête, et, après quelques secondes, elle n’était plus qu’un point noir à peine visible au milieu du brouillard qui se balançait au-dessus du fleuve.
Gaston parti, sauvé, Valentine pouvait, sans crainte, laisser éclater son désespoir. Il lui était inutile, désormais, de comprimer les sanglots qui l’étouffaient.
À sa noble vaillance de tout à l’heure, un affaissement mortel succédait. Elle se sentait anéantie, brisée, comme si quelque chose en elle se fût déchiré, comme si cette barque, maintenant disparue, eût emporté la meilleure part d’elle-même, l’âme et la pensée.
C’est que pendant que Gaston gardait au fond du cœur un rayon d’espérance, elle ne conservait, elle, aucun espoir.
Écrasée par les faits, elle reconnaissait que tout était fini. Et, en interrogeant l’avenir, elle était prise de frissons et de terreur.
Il lui fallait rentrer, cependant.
Lentement elle regagna le château, passant par cette petite porte qui, tant de fois, s’était ouverte mystérieusement pour Gaston et, en la refermant, il lui semblait qu’entre elle et le bonheur, elle poussait une barrière infranchissable.
Heureusement, elle put sans encombre gagner sa chambre et s’y enfermer.
Elle avait soif de solitude, elle voulait réfléchir, elle sentait la nécessité de s’affermir contre les coups terribles qui allaient la frapper.
Assise devant sa petite table de travail, elle avait retiré de sa poche la bourse qui lui avait été donnée par Gaston, et machinalement elle examinait les bijoux qu’elle contenait.
Le jour venait; elle s’habilla.
Peu après, lorsque sonna l’Angélus matinal à l’église du village, elle se dit qu’il était temps de se mettre en route, et descendit.
Déjà, depuis longtemps, les servantes du château étaient levées. L’une d’elles, du nom de Mihonne, attachée particulièrement au service de Valentine, était occupée à passer au sable les dalles du vestibule.
– Si ma mère me demande, lui dit la jeune fille, tu lui répondras que je suis allée à la première messe.
Souvent elle se rendait à l’église à cette heure, elle n’avait donc rien à redouter de ce côté; Mihonne ne fit aucune observation.
La grande difficulté, pour Valentine, était d’être de retour à l’heure du déjeuner. Elle devait faire plus d’une lieue avant de trouver un pont, et autant pour se rendre de ce pont à Clameran. En tout, plus de cinq lieues.
Aussi, en sortant de La Verberie, se mit-elle à marcher aussi vite que possible. La conscience d’accomplir une action extraordinaire, l’inquiétude, la fièvre du péril bravé lui donnaient des ailes. Elle oubliait la lassitude; elle ne s’apercevait plus qu’elle avait passé la nuit à pleurer.
Pourtant, malgré ses efforts, il était plus de huit heures quand elle arriva à la longue allée d’azeroliers qui, de la route conduit à la grande grille du château de Clameran.
Elle allait s’y engager, quand devant elle, à quelques pas, elle aperçut Saint-Jean, le valet de chambre du marquis, qu’elle connaissait bien.
Elle s’arrêta pour l’attendre, et lui, l’ayant vue, hâta le pas. Sa physionomie était bouleversée, ses yeux étaient rouges: on voyait qu’il avait pleuré.
À la grande surprise de Valentine, il n’ôta pas sa casquette en arrivant près d’elle, et c’est du ton le plus grossier qu’il lui demanda:
– Vous allez au château, mademoiselle?
– Oui.
– Si c’est pour monsieur Gaston, répondit le domestique, soulignant son odieuse méchanceté, vous avez pris une peine inutile. Monsieur le comte est mort, mademoiselle, pour une maîtresse qu’il avait.
Valentine pâlit sous l’insulte, mais ne la releva pas. Quant à Saint-Jean, qui pensait l’atterrer, il fut stupéfait de son sang-froid et indigné.
– Je viens au château, reprit la jeune fille, pour parler à monsieur le marquis.
Saint-Jean eut comme un sanglot.
– Alors, fit-il, ce n’est pas la peine d’aller plus loin.
– Pourquoi?
– Parce que le marquis de Clameran est mort ce matin à cinq heures, mademoiselle.
Pour ne pas tomber, Valentine fut obligée de s’appuyer à l’arbre près duquel elle était debout.
– Mort!… balbutia-t-elle.
– Oui, répondit Saint-Jean avec des regards terribles; oui, mort.
Véritable serviteur de l’ancien régime, Saint-Jean avait toutes les passions de ses maîtres, leurs faiblesses, leurs amitiés, leurs haines. Il avait les La Verberie en horreur. Et pour comble, il voyait en Valentine la femme qui avait causé la mort du marquis qu’il servait depuis quarante ans, et de Gaston qu’il adorait.
– Donc, reprit-il, s’efforçant de faire de chaque mot un coup de poignard, c’est hier soir que monsieur le comte a péri. Quand on est venu annoncer au marquis que son fils aîné n’était plus, lui, robuste comme un chêne, il a été foudroyé. J’étais là. Il a battu l’air de ses mains et est tombé à la renverse sans un cri. Nous l’avons porté sur son lit, pendant que monsieur Louis montait à cheval pour aller quérir un médecin à Tarascon. Mais le coup était porté. Quand monsieur Raget est arrivé, il n’y avait plus rien à faire. Cependant au petit jour, monsieur le marquis a repris connaissance, et il a demandé à rester seul avec monsieur Louis. Peu après, il est entré en agonie; ses derniers mots ont été: «Le père et le fils le même jour, on peut se réjouir à La Verberie.»
D’un mot, Valentine pouvait calmer la douleur immense du fidèle domestique; elle n’avait qu’à lui dire que Gaston vivait, elle eut le tort de redouter une indiscrétion qui pouvait être fatale.
– Eh bien! reprit-elle, il faut que je parle à monsieur Louis.
Cette déclaration parut transporter Saint-Jean.
– Vous! s’écria-t-il, vous!… Ah! vous n’y songez pas, mademoiselle de La Verberie. Quoi! après ce qui s’est passé, vous oseriez vous présenter devant lui! Je ne le souffrirai pas, m’entendez-vous. Et même, tenez, si j’ai un conseil à vous donner, rentrez chez vous. Je ne répondrais pas de la langue des domestiques s’ils vous voyaient.
Et sans attendre une réponse, il s’éloigna à grands pas.
Que pouvait faire Valentine? Accablée, humiliée, elle reprit, se traînant à grand-peine, le chemin si rapidement parcouru le matin. À cette heure, beaucoup de cultivateurs revenaient de la ville; ils avaient appris les événements de la veille, et, partout, sur son passage, l’infortunée jeune fille recueillait des saluts ironiques et les regards les plus insultants.
Arrivée près de La Verberie, Valentine trouva Mihonne qui la guettait:
– Ah! mademoiselle, lui dit cette fille, arrivez bien vite. Madame a reçu une visite ce matin, et depuis elle vous demande à grands cris; venez, mais prenez garde à vous, madame est dans un état effrayant.
– Malheureuse! s’écriait, avec une énergie furieuse, la comtesse plus rouge qu’une pivoine, c’est donc ainsi que vous respectez les nobles traditions de notre maison. Jamais on n’avait eu besoin encore de surveiller les La Verberie, elles savaient, seules, garder leur honneur. Il vous appartenait d’abuser de votre liberté pour descendre au rang de ces dévergondées qui sont la honte de leur sexe.
Cette scène affreuse, Valentine l’avait prévue, elle l’avait attendue dans un horrible serrement de cœur. Elle la subissait, comme l’expiation juste, méritée, de coupables amours. S’avouant que l’indignation de sa mère était légitime, elle courbait la tête, comme l’accusé repentant devant ses juges.
Mais ce silence était précisément ce qui pouvait le plus exaspérer la comtesse.
– Me répondrez-vous? reprit-elle avec un geste menaçant.
– Que puis-je vous répondre, ma mère?…
– Vous pouvez me dire, malheureuse, que ceux-là en ont menti qui prétendent qu’une La Verberie a failli. Allons, défendez-vous, parlez.
Sans répondre, Valentine hocha tristement la tête.
– C’est donc vrai! s’écria la comtesse hors d’elle-même, c’est donc vrai!
– Pardon!… ma mère, balbutia la jeune fille, pardon!…
– Comment! pardon!… On ne m’a donc pas trompée, Pardon!… c’est-à-dire que vous avouez, impudente! Jour de Dieu! quel sang coule donc dans vos veines? Vous ignorez donc qu’il est de ces fautes qu’on nie, même quand l’évidence éclate! Et vous êtes ma fille! Vous ne sentez donc pas qu’il est de ces aveux ignominieux que nulle puissance humaine ne doit pouvoir arracher à une femme! Mais non, elle a des amants et elle l’avoue sans rougir. Faites-vous-en gloire, ce sera plus nouveau.
– Ah! vous êtes sans pitié, ma mère!
– Avez-vous donc eu pitié de moi, ma fille! Avez-vous songé que votre honte pouvait me tuer? Ah! bien des fois, sans doute, avec votre amant, vous avez ri de mon aveugle confiance. C’est que j’avais foi en vous comme en moi-même, c’est que je vous croyais chaste et pure comme au temps où je veillais près de votre berceau. Je croyais… et cependant, les hommes, après boire, dans les cabarets, prononcent votre nom au milieu des risées, et ensuite se battent et se tuent pour vous. J’avais remis en vos mains l’honneur de notre maison, qu’en avez-vous fait? Vous l’avez livré au premier venu.
C’en était trop. Ces mots «le premier venu» révoltèrent l’orgueil de Valentine. Elle ne méritait pas, non, elle ne pouvait mériter un pareil traitement. Elle essaya de protester.
– Je me trompe, reprit la comtesse, vous avez raison, votre amant n’était même pas le premier venu. Entre tous, vous êtes allée choisir l’héritier de nos ennemis légendaires, Gaston de Clameran. C’est celui-là qu’il vous fallait, entre tous; un lâche, qui allait publiquement se vanter de vos faveurs; un misérable qui se vengeait de l’héroïsme de nos aïeux sur vous et sur moi, sur une femme et sur une enfant.
– Non, ma mère, non, cela est faux, il m’aimait, et s’il eût pu espérer votre consentement…
– Il vous eût épousée? Ah! jamais. Plutôt vous voir, de chute en chute, rouler jusqu’au ruisseau que vous savoir la femme d’un tel homme.
Ainsi, la haine de la comtesse s’exprimait précisément comme la colère du marquis de Clameran.
– D’ailleurs, reprit-elle, avec cette férocité dont une femme seule est capable, d’ailleurs il est noyé, votre amant, et le vieux marquis est mort, à ce qu’on assure. Dieu est juste, nous sommes vengées.
Les paroles de Saint-Jean, «qu’on se réjouirait à La Verberie», se représentèrent aussitôt à l’esprit de Valentine; une joie odieuse éclatait dans les yeux de la comtesse.
Ce fut, pour l’infortunée jeune fille, le coup de grâce. Depuis une demi-heure elle faisait pour résister à ces atroces violences des efforts surhumains, ses forces trahissant son énergique volonté. Elle devint plus pâle, s’il est possible, ferma les yeux, avança les bras comme pour chercher un point d’appui et tomba, heurtant l’angle d’une console qui lui fit au front une blessure profonde.
C’est d’un œil sec que la comtesse vit sa fille étendue à ses pieds. En elle, toutes les vanités saignaient, l’amour maternel n’avait pas tressailli. Elle était de ces âmes qu’emplissent si bien la colère et la haine que nul sentiment tendre n’y peut trouver place.
Voyant que Valentine restait sans mouvement, elle sonna, et les servantes du château qui tremblaient dans le vestibule, aux éclats de cette voix redoutée, accoururent.
– Portez mademoiselle dans sa chambre, leur dit-elle, vous l’y enfermerez et vous m’apporterez la clé.
La comtesse se proposait alors de tenir pendant longtemps Valentine prisonnière et de l’empêcher de sortir.
C’est qu’elle avait de l’opinion une peur folle. C’est qu’elle savait la méchanceté – faut-il dire inconsciente et naïve? – des campagnes, où le désœuvrement de l’esprit vit des mois entiers sur le même cancan.
Cependant, Mme de La Verberie raisonnait mal. Mieux vaut l’explosion terrible et rapide d’un scandale que les rumeurs sourdes et continues de la médisance.
Mais tous les plans de la comtesse devaient être déconcertés.
Bientôt ses femmes revinrent lui dire que Valentine avait repris connaissance, mais qu’elle leur semblait bien mal.
Elle commença par dire que c’étaient là «des simagrées»; mais, Mihonne insistant, elle se résigna à monter à la chambre de sa fille, et là, elle dut se rendre à l’évidence: Valentine était en péril.
Nulle appréhension ne parut sur son visage, mais elle envoya chercher à Tarascon le docteur Raget, qui était alors l’oracle du pays, le même qui, dans la nuit, avait été mandé à Clameran pour le marquis.
Il était, celui-là, de ces hommes dont le souvenir vit longtemps encore, après qu’ils ne sont plus. Noble cœur, vaste intelligence, il avait donné sa vie à son art. Riche, il ne réclama jamais le prix d’une visite. Nuit et jour, on rencontrait par les chemins, attelé d’une jument grise, son vieux cabriolet dont le coffre renfermait toujours pour les pauvres du bouillon et du vin.
C’était alors un petit homme de plus de cinquante ans, chauve, à l’œil vif, à la lèvre spirituelle, gai, causeur, bien que zézayant un peu, et facile et bon jusqu’à l’excès.
Le commissionnaire avait eu le bonheur de le trouver, et il le ramenait.
En apercevant Valentine, le docteur Raget fronça le sourcil.
Doué d’une perspicacité profonde, aiguisée par la pratique, il étudiait alternativement Valentine et sa mère, jetant sur la vieille dame des regards si pénétrants, que son assurance en était ébranlée et qu’elle sentait le rouge monter à ses joues ridées.
– Cette enfant est bien malade! prononça-t-il enfin.
Et comme Mme la Verberie ne répondait pas:
– Je désire, ajouta-t-il, rester quelques instants seul avec elle.
Le docteur Raget, par sa réputation et par son caractère, imposait trop à la comtesse pour qu’elle osât résister. Elle sortit, non sans une répugnance visible, et alla attendre dans une pièce voisine, calme en apparence, en réalité remuant les plus sombres pensées.
Ce n’est guère qu’au bout d’une demi-heure – un siècle – que le docteur reparut. Lui qui avait vu tant de misères, consolé tant de douleurs, il semblait très ému.
– Eh bien? lui demanda la comtesse.
– Vous êtes mère, madame, répondit-il tristement, c’est-à-dire que votre cœur a des trésors d’indulgence et de pardon, n’est-ce pas? Armez-vous de courage. Mademoiselle Valentine est enceinte.
– La misérable! je l’avais deviné.
L’œil de la comtesse eut une si épouvantable expression que le docteur en fut frappé. Il posa sa main sur le bras de la vieille dame, et, la fixant jusqu’à la faire frissonner, il ajouta, appuyant sur chaque mot:
– Et il faut que l’enfant vienne bien.
La pénétration du docteur n’était pas en défaut.
En effet, une idée abominable avait traversé l’esprit de Mme de La Verberie, l’idée de supprimer cet enfant, qui serait le vivant témoignage de la faute de Valentine.
Se sentant devinée, cette femme si dure et si hautaine baissa les yeux sous le regard obstiné du vieux médecin.
– Je ne vous comprends pas, docteur, murmurait-elle.
– Mais je m’entends, moi, madame la comtesse; j’ai voulu dire simplement qu’un crime n’efface pas une faute.
– Docteur!…
– Je vous dis ce que je pense, madame. Si je me suis trompé, tant mieux pour vous. En ce moment, l’état de mademoiselle Valentine est grave, mais pas inquiétant. Des émotions trop violentes ont ébranlé sa jeune organisation, et elle est en proie à une fièvre violente, que nous calmerons vite, je l’espère.
La comtesse comprenait si bien que les soupçons du vieux médecin n’étaient pas dissipés, qu’elle essaya de l’attendrissement.
– Au moins, docteur, fit-elle, vous m’assurez qu’il n’y a aucun danger?
– Aucun, madame, répondit M. Raget avec une fine pointe d’ironie; que votre tendresse maternelle se rassure. Ce qu’il faut avant tout à la pauvre enfant, c’est un repos d’esprit que seule vous pouvez lui donner. Quelques bonnes et douces paroles de vous feront plus et mieux que toutes mes prescriptions. Mais, sachez-le bien, la moindre secousse, le plus léger ébranlement cérébral, auraient des suites funestes.
– Il est vrai, dit hypocritement la comtesse, que sur le premier moment, en apprenant que ma bien-aimée Valentine était victime d’un lâche séducteur, je n’ai pas été maîtresse de ma colère.
– Mais le premier moment est passé, madame, vous êtes mère, vous êtes chrétienne, vous savez ce qu’il vous reste à faire. Mon devoir, à moi, est de sauver votre fille et son enfant, et je les sauverai. Je reviendrai demain…
Mme de La Verberie ne pouvait laisser le docteur s’éloigner ainsi. Elle l’arrêta d’un geste, et sans réfléchir qu’elle se trahissait, qu’elle avouait, elle s’écria:
– Quoi! monsieur, prétendez-vous donc m’empêcher de faire tout au monde pour tenir secret l’affreux malheur qui me frappe! Faut-il que notre honte devienne publique, voulez-vous nous condamner à être la fable et la risée du pays!
Le docteur fut un moment sans répondre, il réfléchissait, la situation était grave.
– Non, madame, dit-il enfin, je ne saurais vous empêcher de quitter La Verberie, ce serait outrepasser mes droits. Mais il est de mon devoir de vous demander compte de l’enfant. Vous êtes libre, mais il vous faudra me donner des preuves qu’il vit, ou que du moins rien n’a été tenté contre lui.
Il sortit sur ces mots menaçants, et il était vraiment temps, la comtesse suffoquait de rage et de contrainte.
– L’insolent! s’écria-t-elle, l’impertinent! Oser faire la leçon à une femme de mon rang. Ah! si je n’étais pas à sa merci!
Mais elle y était et elle comprenait que cette fois, sans retour il lui fallait donner congé à ses chimères.
Plus de luxe à espérer désormais, plus de gendre millionnaire, plus de fortune pour la vieillesse, plus de voitures, de robes magnifiques, de fêtes où l’on joue gros jeu.
Elle mourrait ainsi qu’elle avait vécu, pauvre, besogneuse, condamnée à une médiocrité d’autant plus écœurante qu’elle n’aurait plus, pour l’aider à la subir, les perspectives d’un avenir meilleur.
Et c’était Valentine, qui la réduisait à cette extrémité. À cette idée, elle sentait s’allumer en elle contre sa fille une de ces haines qui ne pardonnent pas, que le temps avive au lieu de calmer. Elle souhaitait la voir morte, ainsi que cet enfant maudit.
Mais le regard écrasant du docteur était trop présent à sa mémoire pour penser seulement à rien tenter. Même, se décidant à monter près de sa fille, elle se contraignit à sourire, à prononcer quelques paroles affectueuses, puis la laissa à la garde de la dévouée Mihonne.
Pauvre Valentine! Elle avait été si rudement atteinte qu’il lui semblait sentir se tarir en elle les sources de la vie.
Cependant sa souffrance diminuait un peu. Aux grandes crises physiques ou morales, un engourdissement profond succède toujours, qui est presque exempt de douleurs. Quand elle avait la force de réfléchir, elle se disait: c’est fini, ma mère sait tout; je n’ai plus rien à redouter de sa colère; je ne puis qu’espérer et attendre mon pardon.
C’était là ce secret que Valentine n’avait pas voulu révéler à Gaston, comprenant bien que, le sachant, jamais il n’aurait consenti à s’éloigner d’elle. Or, elle voulait qu’il se sauvât, et la voix du devoir, en même temps, lui criait de rester. Et, à cette heure encore, elle ne se repentait pas d’être restée.
Son plus cruel souci était le souvenir de Gaston. Avait-il ou non réussi à s’embarquer? Comment le savoir? Depuis deux jours le docteur lui permettait de se lever, mais elle ne pouvait songer à sortir, à courir jusqu’à la cabane du père Menoul.
Par bonheur, le vieux patron fut intelligent, comme sait l’être le dévouement véritable.
Apprenant que la demoiselle du château était bien malade, il ne songea plus qu’au moyen de la rassurer sur le fort du fugitif. Il trouva plusieurs prétextes pour venir à La Verberie, et enfin réussit à voir Valentine. Ils n’étaient pas seuls, mais d’un regard le bonhomme fit entendre que Gaston n’avait plus rien à redouter.
Cette certitude fit plus pour la convalescence de Valentine que tous les remèdes, et peu après, le docteur, qui venait tous les jours depuis un mois et demi, déclara que la malade était en état de supporter les fatigues du voyage.
Ce moment, la comtesse l’attendait avec une indicible impatience. Déjà, pour que rien ne retardât le départ, elle avait vendu la moitié de ses rentes, et se disait qu’avec vingt-cinq mille francs, qui en étaient le prix, elle pouvait parer à toutes les éventualités. Depuis une quinzaine, elle allait répétant partout que, dès que sa fille irait mieux, elle partirait pour l’Angleterre, où la demandait un de ses parents, très vieux et encore plus riche.
Ce voyage, Valentine ne l’envisageait qu’avec terreur, et elle frissonna quand, le soir de la déclaration du docteur, sa mère lui dit:
– Nous partirons après-demain.
Après-demain!… Et Valentine n’avait trouvé nul moyen encore de faire savoir à Louis de Clameran que son frère n’était pas mort.
En cette extrémité, elle n’hésita pas à se confier à Mihonne, et la chargea d’une lettre pour Louis.
Mais la fidèle servante fit une course inutile. Le château de Clameran était désert; tous les domestiques avaient été congédiés, et M. Louis, qu’on appelait maintenant le marquis, avait quitté le pays.
Enfin on partit. Mme de La Verberie, se croyant sûre de Mihonne, se décidait à l’emmener, non sans lui avoir fait jurer sur l’Évangile, pendant la messe, au moment de l’élévation, un éternel secret.
C’est dans un petit village au-dessus de Londres que la comtesse alla s’installer avec sa fille et sa domestique, sous le nom de Mme Wilson.
Si elle avait choisi l’Angleterre, c’est qu’elle l’avait habitée longtemps, qu’elle en connaissait bien l’esprit et les mœurs, et qu’elle en parlait la langue comme la sienne.
Même, elle avait conservé des relations dans l’aristocratie, et souvent, le soir, elle sortait, dînait en ville ou allait au théâtre, prenant, en ces occasions, les précautions les plus humiliantes contre Valentine, qu’elle enfermait à double tour.
C’est dans cette triste et solitaire maison, qu’une nuit du mois de mai, Valentine de La Verberie mit au monde un fils. Il fut présenté au révérend de la paroisse, et inscrit sous les noms de Valentin-Raoul Wilson.
La comtesse avait d’ailleurs tout prévu, tout combiné.
Dans les environs du village, après bien des recherches, elle avait découvert une bonne grosse fermière qui, moyennant cinq cents livres (douze mille francs) consentait à se charger de l’enfant, promettant de l’élever comme les siens, de lui faire apprendre un état, et même de le pousser dans le monde s’il se conduisait bien.
Le petit Raoul lui fut donc livré quelques heures après sa naissance.
Cette femme ignorait le vrai nom de la comtesse, elle devait croire et elle croyait avoir affaire à une Anglaise. Il était donc plus que probable, il était certain que jamais l’enfant, devenu homme, ne parviendrait à découvrir le secret de sa naissance.
Revenue à elle, Valentine avait demandé son enfant. En elle, tressaillait et s’éveillait ce sublime amour maternel dont Dieu a déposé le germe dans le cœur de toutes les femmes.
C’est en cette circonstance que la cruelle comtesse fut vraiment impitoyable.
– Votre enfant! s’écria-t-elle, je ne sais en vérité ce que vous voulez dire, vous rêvez, j’imagine, vous êtes folle!
Et comme Valentine insistait:
– Votre enfant est en sûreté, répondit-elle, et rien ne lui manquera. Que cela vous suffise. Ce qui est arrivé, vous devez l’oublier comme on oublie un mauvais rêve. Le passé doit être comme s’il n’était pas. Vous me connaissez: je le veux.
Le moment était venu où Valentine devait, dans de certaines limites, résister au despotisme de plus en plus envahissant de la comtesse.
L’idée lui en était venue, mais non le courage.
Tant de souffrances, de regrets, de combats intérieurs devaient retarder et retardèrent, en effet, son rétablissement.
Cependant, vers la fin du mois de juin, elle était assez bien pour revenir, avec sa mère, à La Verberie.
La méchanceté, cette fois, n’avait pas eu sa lucidité accoutumée. La comtesse, qui allait partout, se plaignant de l’insuccès de son voyage, put constater que, dans le pays, personne n’avait pénétré les raisons de son absence.
Un seul homme, le docteur Raget, savait la vérité. Mais Mme de La Verberie, tout en le haïssant de tout son cœur, rendait assez justice à son caractère pour être sûre de n’avoir pas à redouter de lui une indiscrétion.
C’est pour lui, qu’en arrivant, avait été sa première visite.
Elle le surprit un matin comme il sortait de table, lui demanda un moment d’entretien, et brusquement mit sous ses yeux les pièces officielles dont elle s’était munie à son intention.
– Vous le voyez, monsieur, dit-elle, l’enfant est bien vivant, et, moyennant une grosse somme, une bonne femme s’en est chargée.
– C’est bien, madame, répondit-il après un examen attentif, et si votre conscience ne vous reproche rien, je n’ai, pour ma part, rien à vous dire.
– Ma conscience, monsieur, ne me reproche rien.
Le vieux médecin hocha la tête, et arrêtant sur la comtesse un de ses regards qui font tressaillir la vérité aux plus profonds replis de l’âme:
– Jureriez-vous, prononça-t-il, que vous n’avez pas été sévère jusqu’à la barbarie.
Elle détourna les yeux, et, prenant son plus grand air, répondit:
– J’ai agi comme le devait faire une femme de mon rang, et je suis surprise, je l’avoue, de trouver en vous un avocat de l’inconduite.
– Eh! madame, s’écria le docteur, c’est de vous que devrait venir l’indulgence; quelle pitié voulez-vous qu’espère des étrangers votre malheureuse enfant, si vous, sa mère, vous êtes impitoyable?…
La comtesse ne voulut pas en entendre davantage, cette voix de la franchise offensait son orgueil, elle se leva.
– C’est tout ce que vous avez à me dire, docteur? demanda-t-elle d’un ton hautain.
– Tout… oui, madame, et je n’ai jamais eu qu’une pensée, celle de vous épargner d’éternels remords.
Ici, le noble et bon docteur se trompait; il ne pouvait s’imaginer qu’il rencontrait une exception. Mme de La Verberie était inaccessible aux remords. Mais cette âme, insensible à tout ce qui n’était pas jouissance ou satisfaction de la vanité, devait souffrir et souffrait cruellement.
Elle avait repris son train de vie ordinaire, mais ayant perdu une partie de ses revenus, elle ne pouvait plus arriver à joindre les deux bouts.
C’était là, pour elle, un texte inépuisable de récriminations, dont, sans cesse, à chaque repas, à propos de tout et de rien, elle sacrifiait sa fille.
Car tout en ayant déclaré que le passé n’existait pas, elle y revenait continuellement comme pour y puiser de nouveaux aliments à ses colères.
– Votre faute nous a ruinées, répétait-elle à tout propos.
Si bien qu’un jour Valentine exaspérée ne put s’empêcher de répondre:
– Vous me pardonneriez donc si elle nous eût enrichies!
Mais ces révoltes de Valentine étaient rares, bien que son existence ne fût plus qu’une longue suite de tortures, ménagées avec un art infini.
La pensée même de Gaston, cet élu de son âme, était devenue une souffrance. Peut-être, découvrant l’inutilité de son courage et de son dévouement à ce qu’elle avait cru le devoir, se repentait-elle de ne l’avoir pas suivi. Qu’était-il devenu? Comment n’avait-il pas imaginé un expédient pour lui faire tenir une lettre, un souvenir, un mot? Peut-être était-il mort. Peut-être l’avait-il oubliée. Il avait juré qu’avant trois ans, il reviendrait riche; reviendrait-il jamais?
Et même lui était-il possible de revenir? Sa disparition n’avait pas éteint l’horrible affaire de Tarascon. On le supposait noyé, mais comme on n’avait, de sa mort, aucune preuve positive, force avait été à la justice de donner satisfaction à l’opinion publique soulevée.
L’affaire avait été en cour d’assises, et Gaston de Clameran avait été condamné, par contumace, à plusieurs années de prison.
Quant à Louis de Clameran, on ne savait au juste ce qu’il était devenu. D’aucuns prétendaient qu’il habitait Paris où il menait joyeuse vie.
Informée de ces dernières circonstances par sa fidèle Mihonne, Valentine se prenait à désespérer. Vainement elle interrogeait le morne avenir, pas une lueur n’éclairait le sombre horizon de sa vie.
En elle, tous les ressorts de l’âme et de la volonté étaient brisés, et à la longue elle en était venue à cette résignation passive des êtres sans cesse maltraités, à cette insouciance, à cette abnégation de soi qui trahissent le sacrifice raisonné de la vie.
Et le temps passait, et quatre ans s’étaient écoulés depuis cette soirée fatale où Gaston dans la barque du père Menoul s’était abandonné au courant du Rhône.
Ces quatre années, Mme de La Verberie les avait employées on ne peut plus mal.
Voyant que décidément elle ne pouvait vivre de ses revenus, trop niaisement fière pour vendre des terres, qui, mal administrées, ne rendaient pas deux du cent, elle s’était résignée à emprunter et à manger le capital avec les revenus.
Or, comme dans cette voie il n’y a que le premier pas qui coûte, la comtesse avait marché rapidement.
Se disant: après moi le déluge, ni plus ni moins que feu M. le marquis de Clameran, la comtesse ne songeait plus qu’à se donner ses aises.
Elle reçut beaucoup, se permit de fréquents voyages dans les villes voisines, à Nîmes, à Avignon; elle fit venir de Paris des toilettes superbes, et donna carrière à son goût pour la bonne chère. Tout ce qu’elle avait si longtemps attendu de la munificence d’un gendre amoureux, elle se l’accorda. Il faut des consolations aux grandes douleurs!…
Le malheur est que ce semblant de luxe coûtait cher, très cher.
Après avoir vendu le reste de ses rentes, la comtesse emprunta sur le domaine de La Verberie d’abord, puis sur le château lui-même.
Et, en moins de quatre ans, elle en était arrivée à devoir plus de quarante mille francs et à ne plus pouvoir payer les intérêts de sa dette.
Elle commençait à ne plus trop savoir où donner de la tête, le fantôme de l’expropriation se tenait, la nuit, au pied de son lit, quand le hasard daigna venir à son secours.
Depuis un mois environ un jeune ingénieur, chargé d’études de rectification sur le Rhône, avait fait du village qui touche La Verberie son centre d’opérations.
Comme il était jeune, spirituel, fort bien de sa personne, il avait été d’emblée accepté par la société des environs, et souvent la comtesse le rencontrait dans les maisons où elle allait le soir faire sa partie.
Ce jeune ingénieur se nommait André Fauvel.
Ayant remarqué Valentine, il l’étudia attentivement, et, peu à peu, il s’éprit de cette jeune fille au maintien réservé, aux grands yeux tristes et doux, qui, dans cette galerie d’ancêtres, resplendissait comme un rosier en fleur au milieu d’un paysage d’hiver.
Il ne lui avait pas encore adressé la parole, que déjà il l’aimait.
Il était relativement riche; une carrière magnifique s’ouvrait devant lui, il se sentait l’initiative qui fait les millionnaires, il était libre… Il se jura que Valentine serait sa femme.
C’est à une vieille amie de La Verberie, noble, autant qu’une Montmorency, et pauvre, plus que Job, qu’il confia tout d’abord ses intentions matrimoniales.
Avec la précision d’un ancien élève de l’École polytechnique, il avait énuméré tous les avantages qui faisaient de lui un gendre phénix.
Longtemps la vieille dame l’écouta, sans l’interrompre. Mais, lorsqu’il eut fini, elle ne lui cacha pas combien ses prétentions lui semblaient outrecuidantes.
Quoi! lui, un garçon qui n’était pas né, un… Fauvel, géomètre ou arpenteur de son état, il se permettait d’aspirer à la main d’une La Verberie!
Avec une véhémence particulière, elle insista sur ces considérations d’un ordre supérieur. Heureusement, ce chapitre épuisé, elle en vint au positif.
– Cependant, ajouta-t-elle, il se peut que vous ne soyez pas éconduit. La situation de la comtesse est des plus embarrassées, elle doit à Dieu et à ses saints, la chère dame, les huissiers la visitent souvent, de sorte que… vous comprenez, si un jeune homme se présentait, animé d’intentions honnêtes et ayant du bien… eh! eh! je ne sais ce qui arriverait.
André Fauvel était jeune, les insinuations de la vieille dame lui semblèrent monstrueuses.
À la réflexion, cependant, lorsqu’il eut consulté, lorsqu’il se fut, surtout, donné la peine d’étudier l’esprit de la noblesse des environs, riche exclusivement de préjugés, il comprit que des considérations pécuniaires seraient seules assez fortes pour décider haute et puissante dame de La Verberie à lui accorder la main de sa fille.
Cette certitude dissipant ses hésitations, il ne songea plus qu’à se ménager un moyen de poser adroitement sa candidature.
Ce n’est pas que la chose lui parût aisée. S’en aller chercher femme son argent à la main répugnait fort à sa délicatesse et renversait toutes ses idées. Mais il ne connaissait dans le pays personne à qui se fier et son amour était assez grand pour le faire passer, les yeux fermés, sur toutes les répugnances.
L’occasion qu’il attendait de s’expliquer, sinon catégoriquement, au moins d’une façon claire et transparente, se présenta elle-même.
Comme il entrait, un soir, dans un hôtel de Beaucaire, pour dîner, il aperçut Mme de La Verberie qui allait se mettre à table. Tout en rougissant jusqu’aux oreilles, il lui demanda la permission de s’asseoir près d’elle, permission qui lui fut accordée avec un sourire des plus encourageants.
La comtesse soupçonnait-elle l’amour du jeune ingénieur? avait-elle été prévenue par son amie? Il est permis d’en douter.
Toujours est-il que, sans laisser à André la peine d’arriver, de transitions en transitions, jusqu’au sujet qui lui tenait si fort au cœur, elle commença dès le potage à se plaindre de la dureté des temps, de la rareté de l’argent et de l’insolence et de l’âpreté au gain des gens d’affaires.
La vérité est qu’elle était venue à Beaucaire pour un emprunt, qu’elle avait trouvé toutes les caisses cadenassées, et que son notaire lui conseillait une vente amiable de ses terres.
La colère, ce secret instant des situations qui est le sixième sens des femmes de tout âge, lui déliant la langue, elle fut, avec ce jeune homme presque inconnu, plus expansive qu’avec les gens de sa société la plus intime. Elle dit l’horreur de sa situation, sa gêne, les inquiétudes de l’avenir, et par-dessus tout, la douleur qu’elle éprouvait de ne savoir comment marier sa chère fille.
Lui, écoutait ces doléances infinies avec une figure de circonstance, mais intérieurement il était ravi.
Aussi, sans laisser finir la vieille dame, se mit-il à exposer ce qu’il appela sa façon d’envisager la position.
Après avoir plaint considérablement la comtesse, il avoua qu’il ne s’expliquait aucunement ses inquiétudes.
Quoi! elle était tourmentée de l’idée de n’avoir pas de dot à donner à sa fille! Mais Mlle Valentine était de celles dont la noblesse et la beauté sont un apport des plus enviables.
Il connaissait, pour sa part, plus d’un homme qui s’estimerait trop heureux que Valentine voulût bien accepter son nom, et qui se ferait un devoir – devoir bien doux – d’enlever à sa mère tout sujet de souci.
En définitive, la situation de la comtesse ne lui semblait pas si mauvaise qu’elle voulait bien dire. Que faudrait-il, pour la libérer, pour dégrever absolument le domaine de La Verberie? Une quarantaine de mille francs, peut-être? En vérité, ce ne serait pas une somme.
D’ailleurs, ce ne serait pas un cadeau que ferait là ce gendre, mais une avance. Est-ce que le domaine et le château de La Verberie ne lui reviendraient pas, tôt ou tard, augmentés par la constante plus-value des terres?
Et ce n’est pas tout. Jamais un homme aimant Valentine ne laisserait la mère de sa femme privée du bien-être dû à son âge, à sa noblesse et à ses malheurs.
Il s’empresserait donc d’ajouter à des revenus insuffisants de quoi se procurer, non seulement le nécessaire, mais encore le superflu.
À mesure que parlait André, avec une conviction trop accentuée pour être feinte, il semblait à la comtesse qu’une rosée céleste tombait sur toutes ses plaies d’argent. Elle s’épanouissait, son petit œil fauve avait des regards plus doux que velours, un provocant et amical sourire voltigeait sur ses lèvres minces, plus pincées d’ordinaire que les bords d’une cassette d’avare.
Un seul point inquiétait le jeune ingénieur. M’entend-elle, se demandait-il; me prend-elle au sérieux?
Certes oui; elle perçait la transparence des allusions, et ses réflexions le prouvèrent.
– Hélas! fit-elle non sans un soupir, ce n’est pas avec quarante mille francs qu’on sauverait La Verberie; intérêts et frais compris, il en faudrait bien soixante mille.
– Oh! quarante ou soixante, ce n’est pas une affaire.
– Puis, mon gendre – cet homme rare de nos suppositions – comprendrait-il les nécessités de mon existence?
– Il se ferait, j’imagine, un bonheur d’ajouter tous les ans quatre mille francs aux revenus de votre domaine.
La comtesse ne répondit pas immédiatement, elle calculait.
– Quatre mille francs… dit-elle enfin, ce ne serait guère. Tout est hors de prix en ce pays. Mais avec six mille livres!… oh! avec six mille livres…
L’exigence parut bien un peu forte au jeune ingénieur; pourtant, avec l’insouciante générosité d’un amoureux, il répondit:
– Le gendre dont nous parlons aimerait peu mademoiselle Valentine, si une misérable question de deux mille francs l’arrêtait.
– Vous m’en direz tant!… murmura la comtesse.
Mais une soudaine objection lui venait à l’esprit:
– Encore faudrait-il, remarqua-t-elle, que ce gendre honnête que nous supposons eût assez de bien pour remplir ses engagements. Je tiens trop au bonheur de ma fille pour la donner à un homme qui ne m’offrirait pas – comment dit-on cela? – une caution, des garanties…
Décidément, pensait Fauvel un peu honteux, c’est un marché que nous débattons.
Et, tout haut, il poursuivit:
– Il est clair que votre gendre s’engagerait par le contrat de mariage…
– Jamais! monsieur, jamais! Et les bienséances! Que dirait-on de moi?
– Permettez… il serait spécifié que votre pension serait l’intérêt d’une somme qu’il reconnaîtrait avoir reçue.
– Comme cela, oui, en effet…
À toute force, ce soir-là, Mme de La Verberie voulut ramener André dans sa calèche. Pas un mot direct ne fut échangé entre eux le long du chemin, mais ils s’étaient compris, ils étaient fixés l’un sur l’autre.
Ils s’entendaient si bien, qu’en déposant à sa porte le jeune ingénieur, la comtesse lui tendit sa maigre main, qu’il baisa dévotement en songeant aux jolis yeux de Valentine, et l’invita à dîner pour le lendemain.
Certes, il y avait des années que Mme de La Verberie n’avait été si joyeuse, et ses servantes admirèrent sa belle humeur.
C’est que tout à coup, brusquement, d’une situation désespérée elle passait à une position presque brillante. Et elle qui affichait de si fiers sentiments, elle n’apercevait ni les hontes de cette transaction, ni l’infamie de sa conduite.
Six mille francs de pension! se disait-elle. Ce jeune géomètre est un honnête homme! et mille écus du domaine, c’est en tout neuf mille livres de rentes. Ce garçon habitera Paris avec ma fille, je les irai voir, ces chers enfants, sans trop de frais.
Jour de Dieu!… à ce prix elle eût donné non une fille, mais trois, si elle les eût eues.
Mais voilà que tout à coup une idée lui vint qui la glaça: Valentine consentira-t-elle?
Si poignante fut son anxiété que, pour en avoir le cœur net à l’instant, elle monta dans la chambre de sa fille, qu’elle trouva lisant à la lueur d’une mince chandelle.
– Ma fille, lui dit-elle brusquement, un jeune homme, qui me convient, m’a demandé ta main et je la lui ai accordée.
À cette déclaration inattendue, stupéfiante, Valentine se dressa.
– Ce n’est pas possible, balbutia-t-elle.
– Pourquoi, s’il te plaît?
– Avez-vous donc dit qui je suis, ma mère, avez-vous avoué?
– Les folies passées? Dieu m’en préserve! Et tu seras, je l’espère, assez raisonnable pour imiter mon silence.
Si annihilée que fût la volonté de Valentine par l’écrasant despotisme de sa mère, son honnêteté se révolta.
– Vous voulez m’éprouver, ma mère! s’écria-t-elle, épouser un homme sans lui tout avouer serait la plus lâche et la plus infâme des trahisons…
La comtesse avait une terrible envie de se fâcher. Mais elle comprit que cette fois ses menaces se briseraient contre une résistance encouragée par la conscience. Au lieu d’ordonner, elle pria.
– Pauvre enfant, disait-elle, pauvre chère Valentine, si tu connaissais l’horreur de notre situation, tu ne parlerais pas ainsi. Ta folie a commencé notre ruine; elle est aujourd’hui consommée. Sais-tu où nous en sommes? Nos créanciers me menacent de me chasser de La Verberie. Que deviendrons-nous après, ô ma fille? Faudra-t-il qu’à mon âge j’aille de porte en porte tendre la main? Nous sommes perdues, et ce mariage est le salut.
Et, après les prières, les raisonnements venaient.
Elle avait à son service, cette chère comtesse, des théories subtiles et étranges. Ce qu’autrefois elle appelait un crime monstrueux n’était plus qu’une peccadille. À l’entendre, la situation de Valentine se présentait tous les jours.
Elle eût compris, disait-elle, les scrupules de sa fille, si on eût pu craindre quelque révélation du passé. Mais de telles précautions avaient été prises, qu’il n’y avait rien à redouter.
En aimerait-elle moins son mari? Non. En serait-il moins heureux? Non. Dès lors, pourquoi hésiter?
Étourdie, frappée de vertige, Valentine se demandait si c’était bien sa mère, cette femme si hautaine, si intraitable, jadis, dès qu’il était question d’honneur ou du devoir, qui s’exprimait ainsi, démentant en une fois les paroles de sa vie entière.
Hélas! oui, c’était elle.
Les subtils arguments, les sophismes honteux de la comtesse ne devaient ni la toucher ni l’ébranler, mais elle ne se sentait ni la force ni le courage de résister aux larmes de cette mère, qui, voyant qu’elle n’obtenait rien, se traînait à genoux, l’adjurant à mains jointes de la sauver.
Plus émue qu’elle ne l’avait jamais été, déchirée par mille sentiments contraires, n’osant ni refuser ni promettre, redoutant les conséquences d’une décision ainsi arrachée, l’infortunée supplia sa mère de lui laisser au moins quelques heures de répit.
Ces instants de réflexions, Mme de La Verberie n’osa plus les refuser. Le coup frappé, elle se dit qu’insister serait imprudent.
– Vous le voulez, dit-elle à sa fille, je me retire. Mieux que votre esprit, votre cœur vous dira comment choisir entre un aveu inutile et le salut de votre mère.
Et sur ces mots elle sortit, indignée, mais pleine d’espoir.
Elle n’avait que trop de motifs d’espérer.
Placée entre deux obligations également impérieuses, également sacrées, mais absolument opposées, la raison troublée de Valentine ne discernait plus clairement où était le devoir.
Réduirait-elle sa mère à la plus affreuse des misères?
Abuserait-elle indignement la confiance et l’amour d’un honnête homme?
Quelle que fut sa décision, il en résultait, pour elle, une vie affreuse et d’épouvantables remords.
Autrefois, le souvenir de Gaston de Clameran eût parlé haut et dicté sa conduite, mais ce souvenir lointain n’était plus qu’un vague murmure.
Dans les romans, il est vrai, on trouve de ces héroïnes dont la vertu n’a rien d’égale que la constance; la vie réelle n’a guère de ces miracles.
Longtemps, dans la pensée de Valentine, Gaston était resté éblouissant et radieux, comme le héros de ses rêves; mais les brumes du temps, peu à peu, avaient obscurci les rayons de l’idole, et il n’était plus maintenant, au fond de son cœur, qu’une froide relique.
Cependant, lorsqu’elle se leva le matin, pâle et souffrante des angoisses d’une longue nuit sans sommeil, elle était presque résolue à parler.
Mais quand vint le soir, quand elle se trouva près d’André Fauvel, sous l’œil tour à tour menaçant et suppliant de sa mère, le courage lui manqua.
Elle se disait encore: je parlerai; mais elle se disait: ce sera demain, un autre jour, plus tard.
Aucune de ces luttes n’échappait à la comtesse, mais elle n’était plus guère inquiète.
La vieille dame le savait peut-être par expérience: quand on remet à accomplir une action difficile et pénible, on est perdu, on ne l’accomplit jamais.
Peut-être Valentine avait-elle une excuse dans l’horreur de sa situation. Peut-être, à son insu, un espoir irraisonné s’agitait en elle. Un mariage, même malheureux, lui offrait les perspectives d’un changement, d’une vie nouvelle, d’un allégement à d’insupportables souffrances.
Parfois, dans son ignorance de toutes choses, elle se disait qu’avec le temps, avec une intimité plus grande, l’horrible aveu viendrait presque naturellement, et qu’André pardonnerait, et qu’il l’épouserait quand même, puisqu’il l’aimait.
Car il l’aimait vraiment, elle ne pouvait pas ne pas s’en apercevoir. Certes, ce n’était plus la passion impétueuse de Gaston, avec ses terreurs, ses emportements, ses ivresses, mais c’était un amour calme, réfléchi, plus profond peut-être, puisant une sorte de recueillement dans le sentiment de sa légitimité et de sa durée.
Et Valentine, doucement, s’accoutumait à la présence d’André, toute surprise de ce bonheur inconnu, de ces attentions délicates de tous les instants, de ces prévenances qui allaient au-devant de ses pensées. Elle n’aimait pas encore André, mais une séparation lui eût été douloureuse, cruelle.
Pendant ce temps où le jeune ingénieur avait été admis à faire sa cour, la conduite de la vieille comtesse avait été un chef-d’œuvre.
Calculant fort juste, elle avait tout à coup renoncé aux obsessions, ne discutant plus, affirmant avec une résignation larmoyante qu’elle ne voulait pas influencer les résolutions de sa fille.
Mais elle criait misère, mais elle geignait comme si elle eût été à la veille de manquer de pain; mais elle avait pris ses mesures pour être harcelée par les huissiers. Saisies et significations pleuvaient à La Verberie, et tous ces papiers timbrés, elle les montrait à Valentine, en disant:
– Dieu veuille que nous ne soyons pas chassées de la maison de nos pères avant ton mariage, ma bien-aimée!
D’ailleurs, se sentant assez d’influence pour glacer une révélation sur les lèvres de sa fille, jamais elle ne la laissa seule une minute avec André.
Une fois mariés, pensait-elle, ils s’arrangeront.
Puis, tout autant que l’impatient André, elle pressait les préparatifs de la noce. Elle ne laissait à Valentine ni le temps de se reconnaître, ni un moment pour réfléchir. Elle l’occupait, l’envahissait, l’étourdissait de mille et mille détails. C’était une robe à acheter, quelque objet du trousseau à changer, une visite à faire, une pièce à se procurer.
Si bien qu’elle gagna ainsi la veille du grand jour, haletante d’espoir, oppressée d’anxiété, comme le joueur au moment décisif d’une grosse partie.
Ce soir-là, pour la première fois, Valentine se trouva seule avec cet homme qui allait être son mari.
La nuit tombait, elle s’était réfugiée dans le salon, tourmentée d’angoisses plus poignantes que d’ordinaire. Il entra.
La voyant en larmes, affreusement troublée, doucement il lui prit la main, et lui demanda ce qu’elle avait.
– Ne suis-je pas votre meilleur ami, disait-il, ne dois-je pas être le confident de vos chagrins, si vous en avez? Pourquoi ces larmes, mon amie?
En ce moment, elle faillit tout avouer. Mais tout à coup, elle entrevit le scandale, la douleur d’André, les colères de sa mère, elle vit son existence perdue; elle se dit qu’il était trop tard, et avec une explosion de sanglots elle s’écria, comme toutes les jeunes filles quand le dernier moment est proche:
– J’ai peur!…
Lui, aussitôt, s’expliquant ce trouble, ces craintes vagues, l’horreur de l’inconnu, les révoltes de la pudeur, s’efforça de la consoler, de la rassurer, tout surpris de voir que ses bonnes paroles, loin de la calmer, semblaient redoubler sa douleur.
Mais déjà Mme de La Verberie accourait, on allait signer le contrat. André Fauvel ne devait rien savoir.
Enfin, le lendemain, par un beau jour de printemps, eut lieu à l’église du village le mariage d’André Fauvel et de Valentine de La Verberie.
Dès le matin, le château s’était empli des amies de la jeune mariée qui venaient, suivant l’usage, présider aux derniers apprêts de sa toilette.
Elle s’efforçait de rester calme, souriante même; cependant elle était plus pâle que son voile, d’affreux remords la déchiraient. Il lui semblait qu’on devait lire la vérité sur son visage, et que cette blanche toilette n’était qu’une amère ironie, une suprême humiliation.
Elle frémit quand sa meilleure amie s’approcha pour placer sur sa tête la couronne de fleurs d’oranger. Il lui paraissait que cette couronne allait la brûler. Elle ne la brûla pas, mais une des tiges de fil de fer mal recouverte lui fit au front une légère écorchure qui saigna beaucoup, et même une goutte de sang tomba sur sa robe.
Quel présage! Valentine faillit se trouver mal.
Mais les présages sont menteurs, et la preuve, c’est qu’un an après son mariage, Valentine était, assurait-on, la plus heureuse des femmes.
Heureuse!… oui, elle l’eût été complètement si elle eût pu oublier.
André l’adorait. Il s’était lancé dans les affaires et tout lui réussissait. Mais il voulait être très riche, immensément riche, non pour lui, mais pour la femme aimée, qu’il voulait entourer de toutes les jouissances du luxe. La trouvant la plus belle, il la souhaitait la plus parée.
Dix-huit mois après son mariage, Mme Fauvel avait eu un fils. Hélas! ni cet enfant, ni un second venu un an après, ne purent lui faire oublier l’autre, le délaissé, celui que, pour une somme d’argent, une étrangère avait pris.
Aimant passionnément ses fils, les élevant comme des fils de prince, elle se disait: qui sait si l’abandonné a seulement du pain?
Si elle eût su où il était, si elle eût osé!… Mais elle n’osait pas. Parfois même elle avait été inquiète du dépôt laissé par Gaston, de ces parures de la marquise de Clameran, qu’elle craignait de ne jamais assez bien cacher.
Parfois, elle se disait: allons, le malheur m’a oubliée!
Pauvre femme! Le malheur est un visiteur qui parfois se fait attendre, mais qui toujours vient.
Louis de Clameran, le second fils du marquis, était de ces natures concentrées qui, sous des dehors froids ou nonchalants, dissimulent un tempérament de feu, d’exorbitantes passions et les plus furieuses convoitises.
Toutes sortes d’extravagantes pensées et de levains mauvais fermentaient en son cerveau malade, longtemps avant les événements qui décidèrent des destinées de la maison de Clameran.
Occupé, en apparence, de futiles plaisirs, ce précoce hypocrite souhaitait pour ses passions un théâtre plus vaste, maudissant les nécessités qui l’enchaînaient au pays, à ce vieux château qui lui semblait plus triste qu’une prison et froid comme une tombe.
Il s’ennuyait.
Il n’aimait pas son père, il haïssait jusqu’à la frénésie son frère Gaston.
Le vieux marquis lui-même, dans son imprévoyance coupable, avait allumé cette envie dévorante dans le cœur de son second fils.
Observateur de traditions qu’il prétendait les seules bonnes, il avait déclaré cent fois que l’aîné d’une maison noble doit hériter de tous les biens, et que Gaston recueillerait seul ce qu’il laisserait de fortune à sa mort.
Cette flagrante injustice des préférences non dissimulées désolait l’âme jalouse de Louis.
Souvent Gaston lui avait affirmé que jamais il ne consentirait à profiter des préjugés paternels, qu’ils partageraient tout en bons frères. Louis n’avait pas été touché de ce que, jugeant les autres d’après lui, il appelait la ridicule ostentation d’un faux désintéressement.
Cette haine dont jamais ne s’étaient doutés ni le marquis ni Gaston, s’était trahie par des actes assez significatifs pour avoir frappé les domestiques.
Ils la connaissaient à ce point, que ce soir funeste où la chute du cheval de Louis livrait Gaston à ses ennemis, ils refusèrent de croire à un accident, et tout bas murmurèrent ce mot: fratricide.
Même une scène déplorable eut lieu entre Louis et Saint-Jean, à qui cinquante ans de services fidèles donnaient une liberté dont il abusait quelquefois, et son franc-parler souvent rude et désagréable.
– Il est malheureux, avait dit le vieux serviteur, qu’un cavalier aussi habile que vous soit tombé juste au moment où le salut de votre frère dépendait de votre manière de conduire votre cheval. La Verdure, lui, n’est pas tombé.
L’allusion avait si bien atteint le jeune homme, qu’il avait pâli, et d’une voix terrible s’était écrié:
– Misérable! Que veux-tu dire?
– Vous le savez bien, monsieur le vicomte, avait insisté Saint-Jean.
– Non!… parle, explique-toi.
Le domestique n’avait répondu que par un regard, mais il était si cruellement significatif que Louis s’était précipité, la cravache levée, sur Saint-Jean, et qu’il l’eût roué de coups sans l’intervention des autres serviteurs du château.
Cette scène se passait au moment où Gaston, au milieu des garancières et des champs de châtaigniers, s’efforçait de dépister ceux qui le poursuivaient.
Bientôt les gendarmes et les hussards reparurent tristes, émus, annonçant que Gaston de Clameran venait de se précipiter dans le Rhône et que certainement il y avait péri.
Un douloureux murmure accueillit cette désolante déclaration. Seul, entre tous, Louis resta impassible, pas un des muscles de son visage ne tressaillit.
Même ses yeux eurent un éclair, l’éclair du triomphe. Une voix secrète lui criait: «Te voici maintenant assuré de la fortune paternelle et de la couronne de marquis!»
Désormais, il n’était plus le pauvre cadet, le fils dépouillé au profit d’un aîné, il était le seul héritier des Clameran.
Le brigadier de gendarmerie avait dit: «Ce n’est pas moi qui annoncerai à ce pauvre vieux que son fils est noyé!…» Louis n’eut ni les scrupules ni l’attendrissement du vieux soldat. Il monta sans hésitation chez son père, et c’est d’une voix ferme qu’il lui dit: «Entre la vie et l’honneur, mon frère a choisi… il est mort.»
Comme le chêne frappé de la foudre, le marquis, à ces mots avait chancelé et était tombé. Le médecin qu’on était allé chercher ne put, hélas! qu’avouer l’impuissance de la science. Vers le matin, Louis recueillit d’un œil sec le dernier soupir de son père.
Louis était le maître désormais.
C’est que les injustes précautions prises par le marquis, pour éluder la loi et assurer, sans conteste, toute sa fortune à son fils aîné, tournèrent contre lui.
Grâce à la coupable complaisance de ses hommes d’affaires, au moyen de fidéicommis entachés de fraude, M. de Clameran avait tout disposé de façon qu’au lendemain de sa mort Gaston pût recueillir tout son héritage; ce fut Louis qui le recueillit, et sans même qu’il fût besoin de l’acte de décès de son frère.
Il était marquis de Clameran, il était libre, il était riche aussi, relativement. Lui, qui jamais ne s’était vu vingt-cinq écus en poche, il se trouvait possesseur de bien près de deux cent mille francs.
Cette richesse subite, absolument inespérée, lui tourna si bien la tête qu’il oublia sa savante dissimulation. On remarqua sa contenance, aux funérailles du marquis. La tête baissée, son mouchoir sur la bouche, il suivait le cercueil porté par douze paysans, mais ses regards démentaient son attitude, son front rayonnait, on devinait le sourire sous les grimaces de sa feinte douleur.
La vibration des dernières pelletées de terre sur le cercueil n’était pas éteinte, que déjà Louis vendait, au château, tout ce qui se pouvait vendre: les chevaux, les harnais, les voitures.
Dès le lendemain, il renvoya tous les domestiques, pauvres gens qui s’étaient imaginés finir leurs jours sous le toit hospitalier de Clameran. Plusieurs, les larmes aux yeux, le prirent à part pour le conjurer d’utiliser leurs services, même sans rétribution; il les congédia brutalement.
Il était tout au calcul en ce moment. Le notaire de son père, qu’il avait mandé, parut. Il lui signa une procuration pour vendre toutes les terres et en reçut une somme de vingt mille francs, un premier emprunt.
Puis, à la fin de la semaine, un soir, il ferma toutes les portes du château où il se jurait de ne revenir jamais, et il en remettait toutes les clés à Saint-Jean, qui ayant une certaine aisance, possédant une petite maison près de Clameran, devait continuer à habiter le pays.
Enfin, il partit! La lourde diligence s’ébranla, et bientôt fut emportée au galop de ses six chevaux, creusant à chaque tour de roue un abîme entre le passé et l’avenir.
Enfoncé dans un des coins du coupé, Louis de Clameran savourait par avance les délices dont il allait épuiser les réalités. Au bout du chemin, Paris se levait dans la pourpre, radieux comme le soleil, éblouissant comme lui.
Car il allait à Paris… N’est-ce pas la terre promise, la cité des merveilles où chaque Aladin trouve une lampe? Là, toutes les ambitions sont couronnées, tous les rêves se matérialisent, toutes les passions s’épanouissent, il est des assouvissements pour toutes les convoitises.
Partout le bruit, la foule, le luxe, le plaisir.
Quel rêve! Et le cœur de Louis de Clameran se gonflait de désirs, et il lui semblait que les chevaux marchaient plus lentement que des tortues.
Et quand le soir, à l’heure où le gaz s’allume, il sauta de la diligence sur le pavé boueux de Paris, il lui sembla qu’il prenait possession de la grande ville, qu’elle était à lui, qu’il pouvait l’acheter.
Pénétré de son importance, habitué à la déférence des gens des environs, le jeune marquis avait quitté son pays en se disant qu’à Paris, tant par son nom que par sa fortune, il serait un personnage.
L’événement trompa singulièrement son attente. À sa grande surprise il découvrit qu’il n’y avait rien de ce qui, dans la ville immense, constitue une personnalité. Il reconnut qu’au milieu de cette foule indifférente et affairée, il passait aussi perdu, aussi inaperçu qu’une goutte d’eau au milieu d’un torrent.
Mais la peu flatteuse réalité ne pouvait décourager un garçon résolu surtout à donner coûte que coûte satisfaction à ses passions.
Le nom de ses pères n’eut qu’un privilège, désastreux pour son avenir; il lui ouvrit les portes du faubourg Saint-Germain.
Là, il connut un assez bon nombre d’hommes de son âge, tout aussi nobles que lui, dont les revenus égalaient la moitié ou même la totalité de son capital. Presque tous avouaient qu’ils ne se soutenaient que par des prodiges d’habileté et d’économie, et en réglant leurs vices et leurs folies aussi sagement qu’un bonnetier les sorties qu’il fait le dimanche avec sa famille.
Ces propos, et bien d’autres, qui stupéfiaient le nouveau débarqué, ne lui ouvrirent pas les yeux. De ces jeunes gens économiquement prodigues, il s’efforça de copier les dehors brillants, sans songer à imiter leur prudence. Il apprit à dépenser, mais non à compter comme eux.
Il était marquis de Clameran, il s’annonçait comme ayant une grande fortune, il fut bien accueilli; s’il n’eut pas un ami, il eut du moins quantité de connaissances. Au cercle où il fut présenté et reçu dès les premiers jours de son arrivée, il trouva dix complaisants qui se firent un plaisir de l’initier aux secrets de la vie élégante et de corriger ce qu’il pouvait y avoir d’un peu provincial en ses façons d’être ou de penser.
Il profita vite et bien des leçons. Après trois mois, il était lancé, sa réputation de beau joueur était établie, et il s’était fait noblement et glorieusement compromettre par une fille à la mode.
Descendu à l’hôtel tout d’abord, il avait loué près de la Madeleine un confortable entresol, avec une remise et une écurie pour trois chevaux.
Il ne garnit cette «garçonnière» que du strict nécessaire; malheureusement le nécessaire est hors de prix.
Si bien que, le jour où il fut installé, ayant essayé de faire ses comptes, il découvrit, non sans effroi, que ce court apprentissage de Paris lui coûtait cinquante mille francs, le quart de son avoir.
Et encore, il restait, vis-à-vis de ses brillants amis, dans un état d’infériorité désolant pour sa vanité, à peu près comme un bon propriétaire qui crèverait son bidet à vouloir suivre une course de chevaux anglais.
Cinquante mille francs!… Louis eut comme une velléité de quitter la partie. Mais, quoi! il abdiquerait donc! D’ailleurs ses vices s’épanouissaient à l’aise, dans ce milieu charmant. Il s’était cru prodigieusement fort, autrefois, et mille corruptions nouvelles se révélaient à lui.
Puis, la vue de fortunes subites, l’exemple de succès aussi surprenants et aussi inouïs que certains revers, enflammaient son imagination.
Il pensa que dans cette grande ville, où les millions se promènent sur le boulevard, il parviendrait infailliblement, lui aussi, à saisir son million.
Comment? il n’en avait pas l’idée, et même il ne la cherchait pas. Il se persuadait simplement qu’aussi bien que beaucoup d’autres, il aurait son jour de hasard heureux.
Encore une de ces erreurs qu’il serait temps de détruire.
Il n’est pas de hasard, au service des sots.
Dans cette course furieuse des intérêts, il faut une prodigieuse dextérité pour enfourcher, le premier, cette cavale capricieuse qui a nom l’occasion, et la conduire au but.
Mais Louis n’en pensait pas si long. Aussi absurde que cet homme qui espérait gagner à la loterie sans y avoir mis, il se disait: bast! l’occasion, le hasard, un beau mariage me tireront de là.
Il ne se présenta pas de beau mariage, mais le tour du dernier billet de banque arriva.
À une pressante demande d’argent, son notaire répondit par un refus.
Il ne vous reste rien à vendre, M. le marquis, lui écrivait-il, plus rien que le château. Il a certainement une grande valeur, mais il est malaisé, sinon impossible, de trouver un acquéreur pour un immeuble de cette importance, situé comme il l’est maintenant. Soyez sûr que je chercherai activement cet acquéreur, et croyez, etc.
Absolument comme s’il n’eût pas prévu cette catastrophe finale, Louis fut atterré. Que faire?
Ruiné, n’ayant plus rien à espérer, il était de sa dignité d’imiter les pauvres fous qui, chaque année, surgissent, brillent un moment et disparaissent soudain.
Mais Louis ne pouvait renoncer à cette vie de plaisirs faciles qu’il menait depuis trois ans. Il était dit qu’après avoir laissé sa fortune sur le champ de bataille, il y laisserait son honneur.
Il s’obstina, pareil au joueur décavé qui rôde autour des tables de jeu qui lui sont fermées, s’intéressant à une partie qui n’est plus la sienne, toujours prêt à tendre la main à ceux que favorise le sort.
Louis, tout d’abord, vécut du renom de sa fortune dissipée, de ce crédit qui reste à l’homme qui a dépensé beaucoup en peu de temps.
Cette ressource, rapidement, s’épuisa.
Un jour vint où les créanciers se levèrent en masse, et le marquis ruiné dut laisser entre les mains les derniers débris de son opulence, son mobilier, ses voitures, ses chevaux.
Réfugié dans un hôtel plus que modeste, il ne pouvait prendre sur lui de rompre avec ces jeunes gens riches qu’un moment il avait pu croire ses amis.
Il vivait d’eux, maintenant, comme autrefois de ses fournisseurs. Empruntant de-ci et de-là, depuis un louis jusqu’à vingt-cinq, ne rendant jamais. Il pariait, et, s’il perdait, ne payait pas. Il pilotait les jeunes et utilisait en mille services honteux une expérience qui lui coûtait deux cent mille francs; moitié courtisan, moitié chevalier d’industrie.
On ne le chassait pas, mais on lui faisait expier cruellement cette faveur d’être encore toléré. On ne se gênait pas avec lui, et ce qu’on pensait de sa conduite, on le disait tout haut.
Aussi, quand il se retrouvait seul, dans son taudis, s’abandonnait-il à des accès de rage folle. Il pouvait bien subir toutes les humiliations, mais non encore ne les plus sentir.
Il y avait d’ailleurs longtemps que l’envie qui le rongeait, que les convoitises qui le torturaient, avaient étouffé en lui jusqu’aux racines des sentiments honnêtes. Pour quelques années d’opulence, il se sentait prêt à tout hasarder, disposé à tenter même un crime.
Il ne commit pas de crime, cependant, mais il se trouva compromis dans une affaire malpropre d’escroquerie et de chantage.
Un vieil ami de sa famille, le comte de Commarin, le sauva, étouffa l’affaire et lui fournit les moyens de passer en Angleterre.
Quels furent, à Londres, ses moyens d’existence?
Seuls les détectives de la capitale la plus corrompue de l’univers sauraient le dire.
Descendant les derniers échelons du vice, le marquis de Clameran vécut dans un monde d’escrocs et de filles perdues, dont il partageait les chances et les honteux profits.
Forcé de quitter Londres, il parcourut successivement toute l’Europe, sans autre capital que son audace, sa corruption profonde et son adresse à tous les jeux.
Enfin, en 1865, ayant eu à Hambourg une veine heureuse, il revint à Paris, où il se disait que sans doute on l’avait oublié.
Il y avait dix-huit ans qu’il avait quitté la France.
La première pensée de Louis de Clameran, en arrivant à Paris, avant de s’y installer, avant même d’y chercher les ressources qu’il savait trouver ailleurs, fut pour son pays natal.
Ce n’est pas qu’il y eût aucun parent, aucun ami, même de qui attendre un secours, mais il se rappelait le vieux manoir pour lequel, autrefois, le notaire désespérait trouver un acquéreur.
Il se disait que peut-être cet acquéreur s’était présenté, et il était décidé à aller s’en assurer, pendant qu’une fois dans le pays, il tirerait toujours quelque chose de ce château qui, certes, dans le temps, avait coûté à bâtir plus de cent mille livres.
Trois jours plus tard, par une belle soirée d’octobre, il arrivait à Tarascon, où il s’assurait que le château était encore sa propriété, et le lendemain, de très bonne heure, il prenait, à pied, la route de Clameran.
Bientôt, à travers les arbres, il distingua le clocher du village de Clameran, puis le village lui-même, assis sur la pente douce d’un coteau couronné d’oliviers.
Il reconnut les premières maisons: le hangar du maréchal-ferrant avec sa vigne courant le long du toit, le presbytère, et plus loin l’auberge où, autrefois avec son frère Gaston, il venait pousser les billes sur l’immense billard à blouses larges comme des hottes.
En dépit de ce qu’il nommait son dédain des préjugés vulgaires, une émotion indéfinissable lui serrait le cœur. Il n’était pas maître d’un triste retour sur lui-même, et malgré lui sa pensée s’égarait dans le passé.
La porte de la maison de Saint-Jean était ouverte, il entra, et ne trouvant personne dans l’immense cuisine à cheminée monumentale, il appela.
– On y va? répondit une voix.
Presque aussitôt, à la porte du fond, un homme d’une quarantaine d’années, à la figure honnête et souriante, apparut, surpris de trouver un étranger chez lui.
– Il y a quelque chose pour votre service, monsieur? demanda-t-il.
– N’est-ce pas ici que demeure Saint-Jean, l’ancien valet de chambre du marquis de Clameran?
– Mon père est mort depuis bientôt cinq ans, monsieur, répondit l’homme, d’une voix triste.
Cette nouvelle affecta péniblement Louis, comme si le vieillard qu’il pensait retrouver eût pu lui rendre quelque chose de sa jeunesse. Il eut un soupir, et dit:
– Je suis le marquis de Clameran.
L’homme, à ces mots, poussa un grand cri de joie.
– Vous! monsieur le marquis! s’écria-t-il, vous!
Il prit les mains de Louis, et les serrant avec un affectueux respect:
– Ah! si mon pauvre père était encore de ce monde, poursuivait-il, quel ne serait pas son contentement! Ses dernières paroles ont été pour ses anciens maîtres, monsieur le marquis. Que de fois il a gémi de ne point recevoir de vos nouvelles! Il est en terre, le pauvre homme; mais moi, Joseph, son fils, je vous appartiens comme lui-même. Vous, chez moi, quel bonheur! Ah! ma femme à qui j’ai tant parlé des Clameran va être bien heureuse!…
Il s’élança dehors en même temps criant à pleins poumons:
– Toinette! Hé! Antoinette, écoute un peu ici, voir!…
Cet accueil si empressé, si cordial, remuait délicieusement Louis. Il y avait tant d’années qu’il n’avait entendu l’expression d’une affection sincère, d’un dévouement désintéressé, qu’une main vraiment amie n’avait serré la sienne!
Mais déjà, rougissante et confuse, une belle jeune femme au teint brun, aux grands yeux noirs, entrait, à moitié traînée par Joseph.
– Voilà ma femme, monsieur le marquis, disait-il. Ah! dame! je ne lui ai pas laissé le temps d’aller se faire brave [4]; c’est monsieur le marquis, Antoinette.
La belle jeune femme s’inclinait, tout intimidée, et ne trouvant rien à dire, elle tendit son front, où Louis déposa un baiser.
– Tout à l’heure, disait Joseph, monsieur le marquis verra les enfants, ils sont à l’école, je viens de les envoyer chercher.
En même temps, le mari et la femme s’empressaient autour du marquis.
Il devait avoir, disaient-ils, besoin de prendre quelque chose, étant venu à pied, il allait bien accepter un verre de vin, en attendant le déjeuner, car il leur ferait l’honneur de déjeuner chez eux, n’est-il pas vrai?
Et Joseph descendait à la cave, pendant que Toinette, dans la cour, donnait la chasse au plus gras de ses poulets.
En moins de rien, tout fut prêt, et Louis s’assit, au milieu de la cuisine, devant une table chargée de tout ce qu’on avait pu se procurer de meilleur, servi par Joseph et sa femme, qui se tenaient devant lui, l’examinant avec une sorte de curiosité attendrie.
La grande nouvelle s’était répandue dans le village, et la porte restant ouverte, à tout moment des gens se présentaient qui venaient saluer le marquis de Clameran.
– Je suis untel, monsieur le marquis, ne me reconnaissez-vous pas? Ah! je vous ai bien reconnu, moi, allez. Le défunt marquis m’aimait bien, affirmait un vieux.
– Vous souvenez-vous, disait un autre, du temps où vous me prêtiez vos fusils pour aller à la chasse?
C’est avec un ravissement intime que Louis recueillait toutes ces protestations, ces marques d’un dévouement que n’avaient pas affaibli les années.
À la voix de ces braves gens, mille souvenirs oubliés s’éveillaient en lui, et il retrouvait les fraîches sensations de sa jeunesse.
Lui, l’aventurier, chassé de partout, le héros des maisons de jeu, le spadassin, l’abject complice des escrocs de Londres, il se délectait à ces témoignages de vénération accordée à la famille de Clameran, et il lui semblait qu’ils lui rendaient quelque chose de sa considération et de son estime.
Ah! si à cette heure il eût possédé le quart seulement de cet héritage jeté au vent d’absurdes fantaisies, avec quelle satisfaction il se serait fixé dans ce village pour finir ses jours en paix!
Mais ce repos après tant d’agitations vaines, ce port après tant de naufrages, lui étaient interdits. Il ne possédait rien; comment vivre?
Ce sentiment désolant de sa détresse passée lui donna seul le courage de demander à Joseph les clés du château qu’il se proposait de visiter.
– Il n’y a besoin que de la clé de la grille, monsieur le marquis, répondit Joseph, et encore…!
C’était vrai. Le temps avait fait son œuvre, et l’héroïque manoir de Clameran n’était plus qu’une ruine. La pluie et le soleil, le mistral aidant, avaient émietté les portes et emporté les contrevents en poussière.
Au-dedans, la désolation était plus grande encore.
Tout le mobilier que Louis n’avait osé vendre était encore en place, mais en quel état! À peine restait-il quelques lambeaux d’étoffe des débris de la garniture des lits; les bois seuls avaient résisté.
C’est à peine si Louis, suivi de Joseph, osait pénétrer dans ces grandes salles où le bruit de ses pas sonnait lugubrement.
Il lui semblait que tout à coup le terrible marquis de Clameran allait se dresser en pied pour lui jeter sa malédiction, pour lui crier: «Qu’as-tu fait de notre honneur?»
Peut-être sa terreur avait-elle une autre cause, peut-être avait-il trop de raison de se souvenir de cette chute, si fatale à Gaston.
Ce n’est qu’en se trouvant en plein soleil, dans le jardin, qu’il reprit son assurance et se souvint de l’objet de sa visite.
– Ce pauvre Saint-Jean, dit-il, a eu bien tort de ne pas utiliser le mobilier laissé au château, il se trouve détruit sans avoir servi à personne.
– Mon père, monsieur le marquis, n’aurait rien osé déranger sans un ordre.
– Et il avait bien tort. Quant au château, si on n’y prend garde, il sera bientôt perdu comme le mobilier. Ma fortune, à mon grand regret, ne me permet pas de le restaurer: je suis donc décidé à le vendre pendant qu’il est encore debout. Sera-t-il bien difficile, poursuivait Louis, de vendre cette masure?
– Cela dépend du prix, monsieur le marquis; je connais un homme des environs qui en ferait son affaire, si on le lui cédait à bon marché.
– Et quel est cet homme?
– Un certain Fougeroux, qui demeure de l’autre côté du Rhône, au mas de la Montagnette. C ’est un gars de Beaucaire, qui a épousé, il y a une douzaine d’années, une servante de la défunte comtesse de La Verberie, dont monsieur le comte se souvient peut-être, une grosse, très brune, nommée Mihonne.
Louis ne se souvenait pas de Mihonne.
– Quand pourrons-nous voir ce Fougeroux? demanda-t-il.
– Aujourd’hui même, là, en traversant le Rhône dans le bateau du passeur.
– Eh bien! allons… je suis pressé.
Une génération entière avait disparu, depuis que Louis avait quitté sa province.
Ce n’était plus le vieux matelot de la République, Pilorel, qui «passait le monde», c’était son fils.
Pendant que Pilorel fils ramait de toutes ses forces, Joseph s’efforçait de mettre le marquis en garde contre les ruses de Fougeroux.
– C’est un fin renard, disait-il, trop fin même. Je n’ai jamais eu bonne idée de lui, depuis son mariage, qui n’a pas été une belle action. La Mihonne avait bien cinquante ans sonnés, quand il s’est avisé de lui faire la cour, et il n’en avait pas vingt-cinq. Vous comprenez bien qu’il en voulait à l’argent et non à la femme. La pauvre sotte a cru que le gars l’aimait et dame! elle a donné sa main et ses écus.
– Et ils ont profité, oui, interrompit Pilorel.
– Ça, c’est vrai. Fougeroux n’a pas son pareil pour faire suer l’argent. Il est riche aujourd’hui, mais il devrait bien savoir gré à Mihonne de sa richesse. Qu’il ne l’aime pas, on comprend ça, elle a l’air de sa grand-mère; mais qu’il la prive de tout et qu’il la batte comme plâtre, c’est honteux.
– Il la voudrait à six pieds sous terre, quoi! fit le passeur.
– Et il l’y mettra avant longtemps. Elle est comme expirante, la pauvre vieille, depuis que Fougeroux a installé chez lui une gourgandine dont elle est devenue la servante.
On abordait. Joseph et le marquis, après avoir prié le passeur d’attendre leur retour, prirent le chemin du mas de la Montagnette.
C’était une ferme de bonne apparence, bien tenue, entourée de cultures intelligentes.
Joseph ayant demandé le maître, un jeune garçon lui répondit que «monsieur Fougeroux» était dans les champs tout près, qu’on allait le prévenir.
Il ne tarda pas à paraître. C’était un très petit homme à barbe rouge, à l’œil inquiet et fuyant.
Bien que M. Fougeroux fît profession de détester les nobles et les prêtres, l’espoir de faire un bon marché le rendit obséquieux jusqu’à la servilité.
Il s’empressa de faire passer Louis dans «sa salle», avec force révérences et des «monsieur le marquis» à n’en plus finir.
En entrant, il s’était adressé à une vieille femme qui tremblait de fièvre au coin de l’âtre éteint et lui avait brutalement ordonné de descendre quérir du vin pour M. le marquis de Clameran.
La vieille, à ce nom, se dressa comme au contact d’une pile électrique. Elle sembla vouloir parler; un regard de son tyran renfonça les mots dans sa gorge. C’est d’un air égaré qu’elle obéit, et revint avec une bouteille et trois verres, qu’elle déposa sur la table.
Puis, elle reprit sa place près du foyer, oubliant d’écouter pour regarder le marquis.
Le marché, cependant, se débattait entre Joseph et Fougeroux. Le marchand de biens offrait un prix dérisoire, n’achetant, disait-il, que pour démolir et revendre les matériaux. Joseph, lui, énumérait les poutres et les solives, les moellons, ferrures, sans compter le terrain…
Pour Mihonne, la présence du marquis était un de ces événements qui changent l’existence.
Si jusqu’alors, la fidèle servante n’avait pas dit un mot des secrets confiés à sa probité, ils ne lui en avaient pas moins semblé lourds à porter.
N’ayant pas d’enfant, après en avoir ardemment désiré, elle se persuadait que Dieu l’avait frappée de stérilité pour la punir d’avoir prêté les mains à l’abandon d’un pauvre petit innocent.
Souvent elle avait pensé qu’en révélant tout, elle apaiserait la colère céleste et ramènerait le bonheur à son foyer. Son attachement pour Valentine lui avait donné la force de résister à d’incessantes tentations.
Mais, aujourd’hui, la présence de Louis la décidait. Réfléchissant, elle ne voyait nul danger à se confier au frère de Gaston.
L’affaire, pendant ce temps, se concluait. Il était convenu que Fougeroux donnerait cinq mille deux cent quatre-vingts francs comptant du château et du terrain, et que les débris du mobilier reviendraient à Joseph.
Le marchand de biens et le marquis échangèrent une bruyante poignée de main en prononçant les mots sacramentels: «C’est dit.»
Et aussitôt Fougeroux sortit pour aller chercher, lui-même, dans le bon coin connu de lui seul, la bouteille du marché.
L’occasion pour Mihonne était favorable. Se levant, elle alla droit au marquis, et d’une voix sourde et précipitée:
– Il faut, monsieur le marquis, dit-elle, que je vous parle sans témoins.
– À moi, ma bonne femme?
– À vous. C’est un secret de vie ou de mort. Ce soir, à la tombée de la nuit, venez sous les noyers, là-bas, j’y serai, je vous dirai tout.
Elle regagna sa place, son mari rentrait.
Gaiement Fougeroux remplit les verres et but à la santé de Clameran.
Tout en regagnant le bateau, Louis se demandait s’il viendrait à ce rendez-vous singulier.
– Que diable peut me vouloir cette vieille sorcière? disait-il à Joseph.
– Qui sait! Elle a été au service d’une femme qui fut, m’a dit mon père, la maîtresse de feu monsieur Gaston… À votre place, monsieur le marquis, j’irais. Vous dînerez chez nous, et après dîner Pilorel vous passera.
La curiosité décida Louis, et, vers les sept heures, il arrivait sous les noyers. Depuis longtemps déjà la vieille Mihonne l’attendait.
– Vous voilà donc, cher bon monsieur, fit-elle avec un accent de joie, déjà je me désespérais…
– Oui, c’est moi, ma brave femme, voyons, qu’avez-vous à me dire?
– Ah! bien des choses, monsieur le marquis, mais, avant tout, avez-vous des nouvelles de votre frère?
Louis regretta presque d’être venu, pensant que la vieille radotait.
– Vous savez bien, répondit-il, que mon pauvre frère s’est jeté dans le Rhône et qu’il y a péri.
– Quoi! s’écria Mihonne, quoi! vous aussi vous ignorez qu’il s’est sauvé! Oui, il a fait ce que personne plus ne fera; il a traversé en nageant le Rhône débordé. Le lendemain mademoiselle Valentine est allée à Clameran pour dire la nouvelle, Saint-Jean l’a empêchée d’arriver jusqu’à vous. Plus tard, je suis allée vous porter une lettre, vous étiez parti.
Ces révélations, après vingt ans, confondaient Louis.
– Ne prenez-vous pas vos rêves pour des réalités, ma bonne mère? dit-il doucement.
Mihonne secoua tristement la tête.
– Non, continua-t-elle, non. Et si le père Menoul était de ce monde encore, il vous dirait comment il a conduit monsieur Gaston jusqu’à la Camargue, et comment de là votre frère a gagné Marseille et s’y est embarqué. Mais ceci n’est rien encore: monsieur Gaston a un fils.
– Mon frère, un fils?… Décidément, ma bonne vieille, vous perdez la tête.
– Hélas! non, pour mon malheur dans ce monde et dans l’autre, il a eu un fils de mademoiselle Valentine, un pauvre innocent que j’ai reçu dans mes bras à l’étranger, et que j’ai porté à la femme qui l’a pris pour de l’argent.
Alors Mihonne raconta tout, les colères de la comtesse, le voyage à Londres, l’abandon du petit Raoul.
Avec cette sûreté de mémoire des gens qui, ne sachant ni lire ni écrire, ne peuvent se confier au papier, elle révéla les moindres circonstances, donnant les détails les plus précis, le nom du village et celui de la fermière, les noms et prénoms de l’enfant, la date exacte des événements.
Puis elle dit les misères de Valentine après sa faute, la ruine de la comtesse, et enfin le mariage de la pauvre fille avec un monsieur de Paris, riche, si riche qu’il ne connaissait pas sa fortune, un banquier nommé Fauvel.
Un cri aigu et prolongé l’interrompit.
– Ciel! fit-elle d’une voix épouvantée, mon mari m’appelle.
Et de toute la vitesse de ses vieilles jambes, elle regagna la ferme.
Elle était partie depuis un bon moment, que Louis restait encore immobile à la même place.
Au récit de Mihonne, une idée infâme, si détestable qu’elle faisait reculer son esprit prêt à tout, lui était venue, et cette idée devenait grandissante comme les vagues successives de la marée montante.
Il connaissait de réputation le riche banquier, et il songeait au parti qu’il pouvait tirer de ce qu’il venait d’entendre. Il est de ces secrets qui, bien exploités, valent une ferme en Brie.
Les terreurs d’une vieillesse misérable chassèrent ses derniers scrupules.
Avant tout, pensait-il, je dois m’assurer de la réalité des dires de cette vieille; après, je ferai mon plan.
C’est pourquoi, le surlendemain, ayant reçu les cinq mille deux cent quatre-vingts francs de Fougeroux, Louis de Clameran partait pour Londres.
Après plus de vingt années de mariage, Valentine de La Verberie, devenue Mme Fauvel, n’avait éprouvé qu’une douleur réelle, encore était-ce une de ces douleurs qui fatalement nous atteignent en nos plus chères affections.
En 1859, elle avait perdu sa mère, prise d’une fluxion de poitrine pendant un de ses fréquents voyages à Paris.
Depuis, Mme Fauvel se plaisait à le répéter, elle n’avait plus eu un sujet sérieux de chagrin, elle n’avait pas eu une occasion de verser une larme.
Qu’avait-elle à souhaiter? Après tant d’années, André restait pour elle ce qu’il était aux premiers jours de leur union. À l’amour qui n’avait pas diminué se joignait cette intimité délicieuse qui résulte d’une longue conformité de pensées et une confiance sans bornes.
Tout avait réussi au gré de ce fortuné ménage. André avait voulu être riche, il l’était bien au-delà de ses espérances; bien au-delà, surtout, de ses désirs et de ceux de Valentine.
Leurs deux fils, Lucien et Abel, beaux comme leur mère, nobles cœurs, vaillantes intelligences, étaient de ces élus qui sont la glorification de leur famille et portent au-dehors comme un reflet du bonheur domestique.
Il était dit qu’il ne manquerait rien aux félicités de Valentine. Pour les heures de solitude, quand par hasard son mari et ses fils s’éloignaient une soirée, elle avait une compagne, une jeune fille accomplie, Madeleine, élevée par elle, qu’elle aimait comme ses propres enfants, qui avait pour elle les tendresses attentives d’une fille dévouée.
Madeleine était une nièce de M. Fauvel, qui avait perdu ses parents, de pauvres honnêtes gens, quand elle était encore au berceau, et que Valentine avait voulu recueillir, peut-être en souvenir du pauvre abandonné de Londres.
Il lui semblait que Dieu, pour cette bonne œuvre, la bénirait, et que Madeleine serait l’ange gardien de la maison.
Le jour de l’arrivée de l’orpheline, M. Fauvel avait déclaré qu’il voulait lui ouvrir un compte, et en effet, il avait fait inscrire dix mille francs pour la dot de Madeleine.
Ces dix mille francs, le riche banquier s’était amusé à les faire valoir d’une façon extraordinaire. Lui qui, pour son compte, n’avait jamais risqué une spéculation douteuse, il prenait plaisir à jouer sur les valeurs les plus invraisemblables, avec l’argent de sa nièce. Ce n’était qu’un jeu, aussi y gagnait-il toujours, si bien qu’en quinze ans, les dix mille francs étaient devenus un demi-million.
Ils avaient donc raison, ceux qui enviaient la famille Fauvel.
Même à la longue, les cuisants remords et les soucis de Valentine faisaient trêve. À la bienfaisante influence de cette atmosphère de bonheur, elle avait presque trouvé l’oubli et la paix de la conscience. Elle avait si cruellement expié sa faute, elle avait tant souffert d’avoir trompé André, qu’elle se croyait comme quitte avec le sort.
Elle osait maintenant envisager l’avenir, sa jeunesse perdue dans un brouillard opaque n’était plus pour elle que le souvenir d’un songe pénible.
Oui, elle se croyait sauvée, quand, pendant une absence de son mari, appelé en province par des intérêts graves, un jour du mois de novembre, dans l’après-midi, un des domestiques lui apporta une lettre remise chez le concierge par un inconnu qui avait refusé de dire son nom.
Sans que le plus vague pressentiment fît trembler ou hésiter sa main, elle brisa l’enveloppe et lut:
Madame,
Est-ce trop compter sur la mémoire de votre cœur que d’espérer une demi-heure d’entretien?
Demain, entre deux et trois heures, j’aurai l’honneur de me présenter à votre hôtel.
Marquis de Clameran.
Par bonheur, Mme Fauvel était seule.
Une angoisse aussi affreuse que celle qui précède la mort éteignit le cœur de la pauvre femme à l’instant où, d’un coup d’œil, elle parcourut le billet.
Dix fois elle le relut à demi-voix, comme pour se bien pénétrer de l’épouvantable réalité, pour se prouver qu’elle n’était pas victime d’une hallucination.
Ce n’est qu’après bien du temps qu’elle put recueillir ses idées plus éparpillées que les feuilles d’automne après l’ouragan, qu’elle put réfléchir.
Alors elle commença à se dire qu’elle s’était alarmée trop tôt et inutilement. De qui était cette lettre? De Gaston, sans doute. Eh bien! quelle raison de trembler?
Gaston, revenu en France, voulait la revoir. Elle comprenait ce désir; mais elle connaissait assez cet homme, jadis tant aimé, pour savoir qu’elle n’avait rien à redouter de lui Il viendrait, il la trouverait mariée à un autre, vieillie, mère de famille, ils échangeraient un souvenir, un regret peut-être, elle lui rendrait le dépôt qu’il lui avait confié, et ce serait tout.
Mais elle était assaillie de doutes affreux. Révélerait-elle à Gaston qu’elle avait eu un fils de lui?
Avouer? C’était se livrer. C’était mettre à la merci d’un homme – le plus loyal et le plus honnête certainement, mais enfin d’un homme – non seulement son honneur et son bonheur à elle, mais l’honneur et le bonheur de son mari et de ses enfants.
Se taire? C’était commettre un crime. C’était, après avoir abandonné son enfant, après l’avoir privé des soins et des caresses d’une mère, lui voler le nom et la fortune de son père.
Elle se demandait quelle décision prendre, quand on vint la prévenir que le dîner était servi.
Mais elle ne se sentait pas le courage de descendre. Affronter les regards de ses fils était au-dessus de ses forces. Elle se dit très souffrante et gagna sa chambre, heureuse, pour la première fois, de l’absence de son mari.
Bientôt Madeleine, inquiète, accourut, mais elle la renvoya, disant que ce n’était rien qu’un mal de tête, et qu’elle voulait essayer de dormir.
Elle voulait rester seule en face du malheur, et son esprit s’efforçait de pénétrer l’avenir, de deviner ce qui arriverait le lendemain.
Il vint, ce lendemain qu’elle redoutait et qu’elle souhaitait.
Jusqu’à deux heures, elle compta les heures. Après, elle compta les minutes.
Enfin, au moment où sonnait la demie de deux heures, la porte du salon s’ouvrit et un domestique annonça:
– Monsieur le marquis de Clameran.
Mme Fauvel s’était promis de rester calme, froide même. Pendant sa dure insomnie de la nuit, elle s’était efforcée de prévoir et d’arranger à l’avance toutes les circonstances de cette pénible entrevue. Même, elle avait songé aux paroles qu’elle prononcerait, elle devait dire ceci, puis cela.
Mais, au moment suprême, son énergie la trahit, une émotion affreuse la cloua sur son fauteuil, sans voix, sans idées.
Lui, cependant, après s’être respectueusement incliné, restait debout au milieu du salon, immobile, attendant.
C’était un homme de cinquante ans, à la moustache et aux cheveux grisonnants, au visage triste et sévère, ayant grand air et portant avec distinction ses vêtements noirs.
Remuée d’inexprimables sensations, frissonnante, Mme Fauvel le considérait, cherchant sur son visage quelque chose des traits de l’homme qu’elle avait aimé jusqu’à l’abandon de soi-même, de cet amant qui avait appuyé ses lèvres sur les siennes, qui l’avait pressée contre sa poitrine, dont elle avait eu un fils.
Et elle s’étonnait de ne rien trouver chez l’homme mûr de l’adolescent dont le souvenir avait hanté sa vie… non, rien…
À la fin, comme il ne bougeait pas, d’une voix expirante, elle murmura:
– Gaston!
Mais lui, secouant tristement la tête, répondit:
– Je ne suis pas Gaston, madame. Mon frère a succombé aux douleurs et aux misères de l’exil; je suis Louis de Clameran.
Quoi! ce n’était pas Gaston qui lui avait écrit, ce n’était pas Gaston qui se tenait là, debout, devant elle!
Que pouvait-il donc vouloir, cet autre, ce frère en qui Gaston, autrefois, n’avait pas eu, elle le savait, assez de confiance pour livrer leur secret?
Mille probabilités plus terrifiantes les unes que les autres se présentaient en même temps à sa pensée.
Pourtant elle réussit à dompter si promptement ses défaillances que Louis les aperçut à peine. L’affreuse étrangeté de sa situation, l’imminence même du péril donnaient à son esprit une lucidité supérieure.
D’un geste nonchalant elle montra un fauteuil à Louis, en face d’elle, et du ton le plus calme, elle dit:
– Alors, monsieur, veuillez m’expliquer le but d’une visite, à laquelle j’étais loin de m’attendre.
Le marquis ne voulut pas remarquer ce changement subit. Sans cesser de tenir ses yeux obstinément fixés sur les yeux de Mme Fauvel, il s’assit.
– Avant tout, madame, commença-t-il, je dois vous demander si nul ne peut écouter ce que nous disons ici.
– Pourquoi cette question?… Je ne crois pas que vous ayez à me dire rien que ne puissent entendre mon mari et mes enfants.
Louis haussa les épaules avec une affectation visible, à peu près comme un homme sensé aux divagations d’un fou.
– Permettez-moi d’insister, madame, fit-il, non pour moi mais pour vous.
– Parlez, monsieur, parlez sans crainte, nous sommes à l’abri de toute indiscrétion.
En dépit de cette assurance, le marquis approcha son fauteuil auprès de la causeuse de Mme Fauvel, afin de pouvoir parler bas, tout bas, comme s’il eût été effrayé de ce qu’il avait à dire.
– Je vous l’ai dit, madame, reprit-il, Gaston est mort. Ainsi que cela devait être, c’est moi qui ai recueilli ses dernières pensées, c’est moi qu’il a choisi pour être l’exécuteur de ses suprêmes volontés. Comprenez-vous, maintenant?…
Elle ne comprenait que trop, la pauvre femme, mais c’est en vain qu’elle s’efforçait de pénétrer les desseins de ce visiteur fatal. Peut-être venait-il simplement réclamer le précieux dépôt de Gaston.
– Je ne vous rappellerai pas, poursuivait Louis, les funestes circonstances qui ont brisé la vie de mon frère et perdu son avenir.
Pas un des muscles du visage de Mme Fauvel ne bougea. Elle paraissait chercher dans sa mémoire à quelle circonstance Louis faisait allusion.
– Vous avez oublié, madame? reprit-il d’un ton amer, je vais essayer de m’expliquer plus clairement. Il y a longtemps, oh! bien longtemps de cela, vous avez aimé mon malheureux frère…
– Monsieur!…
– Oh! il est inutile de nier, madame; Gaston, faut-il que je vous le répète, m’a tout confié, tout, ajouta-t-il en soulignant le mot.
Mais Mme Fauvel ne devait pas s’effrayer de cette révélation. Que pouvait être ce tout? Rien, puisque Gaston était parti sans la savoir enceinte.
Elle se leva, et avec une assurance qui était bien loin de son cœur:
– Vous oubliez, ce me semble, monsieur, prononça-t-elle, que vous parlez à une femme vieille maintenant, mariée et mère de famille. Il se peut que votre frère m’ait aimée, c’est son secret et non le vôtre. Si, jeune et inexpérimentée, je n’ai pas été parfaitement prudente, ce n’est pas à vous de me le rappeler. Il ne me le rappellerait pas, lui!… Enfin, quel qu’ait été ce passé que vous évoquez, j’en ai depuis vingt ans perdu le souvenir.
– Ainsi, vous avez oublié?
– Tout, absolument.
– Même votre enfant, madame?
Cette phrase, lancée avec un de ces regards qui plongent jusqu’au fond de l’âme, atteignit Mme Fauvel comme un coup de massue. Elle se laissa retomber sur la causeuse, se disant: quoi! il sait! Comment a-t-il pu savoir?
S’il ne se fût agi que d’elle, certes elle n’eût point lutté, elle se serait rendue à discrétion. Mais elle avait le bonheur des siens à garder et à défendre, et dans le sentiment de ce devoir sacré, elle puisait une énergie dont jamais on ne l’eût crue capable.
– Je crois que vous m’insultez, monsieur! dit-elle.
– Ainsi, c’est bien vrai, vous ne vous souvenez plus de Valentin-Raoul?
– Mais c’est donc une gageure!…
Elle voyait bien maintenant que cet homme savait tout, en effet. D’où? Peu lui importait. Il savait… Mais elle était décidée, bien résolue à nier quand même, obstinément, à nier devant les preuves les plus irrécusables, les plus évidentes.
Un instant elle eut la pensée de chasser honteusement le marquis de Clameran. La prudence l’arrêta. Elle se dit qu’il fallait au moins connaître quelque chose de ses projets.
– Enfin! reprit-elle avec un rire forcé, où voulez-vous en venir?
– Voici, madame. Il y a deux ans les hasards de l’exil conduisirent mon frère à Londres. Là, dans une famille, il rencontra un tout jeune homme du nom de Raoul. La physionomie, l’intelligence de cet adolescent frappèrent à ce point Gaston qu’il voulut savoir qui il était. C’était un pauvre enfant abandonné, et, tous les renseignements pris, mon frère acquit la certitude que ce Raoul était son fils, le vôtre, madame.
– Mais c’est un roman que vous me récitez.
– Oui, madame, un roman, et le dénouement est entre vos mains. Certes, la comtesse votre mère avait pris, pour cacher votre secret, les précautions les plus minutieuses et les plus savantes; mais les plans les mieux conçus pèchent toujours par quelque endroit. Après votre départ, une des amies que votre mère avait à Londres est venue la relancer jusqu’au village où vous étiez établies. Cette dame a prononcé votre vrai nom devant la fermière qui avait été chargée de l’enfant. Tout était découvert. Mon frère a voulu des preuves, il s’en est procuré d’irrécusables, de positives.
Il s’arrêta, épiant sur le visage de Mme Fauvel l’effet de ses paroles.
À sa grande surprise, elle ne semblait ni émue, ni troublée; son œil souriait.
– Et après? interrogea-t-elle du ton le plus léger.
– Ensuite, madame, Gaston a reconnu cet enfant. Mais les Clameran sont pauvres, c’est sur un grabat d’hôtel garni que mon frère est mort, et je n’ai, moi, pour vivre, qu’une pension de mille deux cents francs. Que va devenir Raoul, seul, sans famille, sans protecteur, sans un ami? Ces inquiétudes ont torturé les derniers moments de mon frère.
– En vérité, monsieur…
– Je finis, interrompit Louis. C’est alors que Gaston m’a ouvert son cœur. C’est alors qu’il m’a ordonné de venir vers vous. «Valentine, m’a-t-il dit, Valentine se souviendra, elle ne saurait supporter cette idée, que notre fils manque de tout, même de pain; elle est riche, très riche, je meurs tranquille.»
Mme Fauvel s’était levée; cette fois, c’était bien évidemment un congé.
– Vous avouerez, n’est-ce pas, monsieur, commençat-elle, que ma patience est grande.
Cette assurance imperturbable confondait si bien Louis qu’il ne répondit pas.
– Je veux bien vous dire, poursuivit-elle, qu’autrefois, en effet, j’ai eu la confiance de monsieur Gaston de Clameran. Je vais vous en donner une preuve, en vous restituant les parures de la marquise votre mère, qu’il m’avait confiées lors de son départ.
Tout en parlant, elle avait pris sous un des coussins de la causeuse la bourse qui renfermait les bijoux, et elle la tendait à Louis.
– Voici ce dépôt, monsieur le marquis, dit-elle, permettez-moi de m’étonner que votre frère ne me l’ait jamais redemandé.
Moins maître de soi, Louis eût laissé voir quelle surprise était la sienne.
– J’avais mission, fit-il d’un ton sec, de ne pas parler de ce dépôt.
Sans répondre, Mme Fauvel étendit la main vers un cordon de sonnette.
– Vous trouverez bon, monsieur, fit-elle, que je brise un entretien accepté uniquement pour vous restituer des bijoux précieux.
Ainsi repoussé, M. de Clameran ne crut pas devoir insister.
– Soit, madame, prononça-t-il, je me retire. Je dois seulement ajouter que mon frère m’a dit encore: «Si Valentine avait tout oublié, si elle refusait d’assurer l’avenir de notre fils, je t’ordonne de l’y contraindre.» Méditez ces paroles, madame, car ce que j’ai juré de faire, sur mon honneur, je le ferai!…
Enfin, Mme Fauvel était seule, elle était libre. Enfin elle pouvait, sans craintes, laisser éclater son désespoir.
Épuisée par les efforts qu’il lui avait fallu faire pour rester calme sous l’œil de Clameran, elle se sentait brisée de corps et d’âme.
C’est à peine si elle eut la force de gagner, en chancelant, sa chambre à coucher et de s’y enfermer.
Maintenant, plus de doutes, ses craintes étaient devenues des réalités. Elle pouvait, avec certitude, sonder les profondeurs du précipice où on allait la pousser et où elle entraînerait tous les siens.
Ah! pourquoi avait-elle écouté sa mère, pourquoi s’était-elle tue!
Plus d’espoir, désormais.
Cet homme, qui venait de s’éloigner, la menace à la bouche, il reviendrait; elle ne le comprenait que trop. Que lui répondrait-elle?
Il s’en était fallu de bien peu qu’elle se trahît quand Louis avait parlé de Raoul. Ses entrailles avaient tressailli, au nom du pauvre abandonné qui expiait les fautes de sa mère.
À l’idée que peut-être il subirait les étreintes de la misère, tout son être frémissait d’une douleur aiguë.
Lui, manquer de pain, lui, son enfant! Et elle était riche, et tout Paris enviait son luxe!
Ah! que ne pouvait-elle mettre à ses pieds tout ce qu’elle possédait. Avec quelles délices elle eût épuisé les plus pénibles privations. Mais comment, sans se livrer, lui faire tenir assez d’argent pour le mettre à l’abri des difficultés de la vie!
C’est que la voix de la prudence lui criait qu’elle ne devait pas, qu’elle ne pouvait pas accepter l’entremise de Louis de Clameran.
Se confier à lui, c’était se mettre à sa merci, soi et les siens, et il lui inspirait une terreur instinctive.
Elle en était à se demander si vraiment il lui avait dit la vérité.
En repassant dans sa tête le récit de cet homme, elle y trouvait des lacunes et des invraisemblances presque choquantes. Comment Gaston, revenu en France, habitant Paris, pauvre autant que le disait son frère, n’avait-il pas redemandé à la femme le dépôt confié à la jeune fille?
Comment, redoutant l’avenir pour leur enfant, n’était-il pas venu la trouver puisqu’il la supposait riche à ce point que, mourant, il se reposait sur elle?
Mille inquiétudes vagues s’agitaient dans son esprit; elle était pleine de soupçons inexpliqués, d’indéfinissables défiances.
Elle comprenait qu’une seule démarche positive la liait à tout jamais, et alors que n’exigerait-on pas d’elle!
Un moment, elle eut l’idée de se jeter aux pieds de son mari et de lui tout avouer.
Malheureusement, elle repoussa cette pensée de salut.
Son imagination lui représentait l’atroce douleur de cet honnête homme, découvrant après plus de vingt années qu’il avait été odieusement joué.
Elle connaissait assez André pour savoir qu’il ne dirait rien et qu’il ferait tout pour étouffer cette horrible affaire. Mais c’en serait fait du bonheur de la maison. Il déserterait le foyer, les fils s’en iraient de leur côté, tous les liens de la famille seraient brisés.
Par bonheur, le banquier était absent, et les deux jours qui suivirent la visite de Louis, Mme Fauvel put garder la chambre, et personne ne s’aperçut de ses agitations.
Si, pourtant, Madeleine, avec sa finesse de femme, devina qu’il y avait autre chose que la maladie nerveuse dont se plaignait sa tante, et pour laquelle le médecin prescrivait toutes sortes de potions calmantes.
Même, elle remarqua fort bien que cette maladie semblait avoir été déterminée par la visite d’un personnage à figure sévère, qui était resté longtemps seul avec sa tante.
Madeleine pressentait si bien un secret que, le second jour, voyant Mme Fauvel plus inquiète, elle osa lui dire:
– Tu es triste, chère tante, qu’as-tu? parle-moi, veux-tu que je fasse prier notre cher curé de venir causer avec toi?
C’est avec une aigreur bien surprenante chez elle, qui était la douceur même, que Mme Fauvel repoussa la proposition de sa nièce.
Ce que Louis avait prévu arrivait.
À la réflexion, ne voyant nulle issue à sa déplorable situation, Mme Fauvel, peu à peu, se déterminait à céder. En consentant à tout, elle avait une chance de tout sauver. Elle ne s’abusait pas, elle comprenait bien qu’elle se préparait une vie impossible, mais au moins elle souffrirait seule, et dans tous les cas elle gagnerait du temps.
Cependant, M. Fauvel était de retour, et Valentine, en apparence du moins, avait repris ses habitudes.
Mais ce n’était plus l’heureuse mère de famille, la femme au visage souriant et reposé, si assurée en son bonheur, si calme en face de l’avenir. Tout en elle décelait d’horribles inquiétudes.
Sans nouvelles de Clameran, elle l’attendait, pour ainsi dire, à chaque minute du jour, tressaillant à chaque coup de sonnette, pâlissant toutes les fois que la porte s’ouvrait, n’osant sortir dans la crainte qu’il ne se présentât en son absence. Le condamné à mort qui chaque matin en s’éveillant, se dit: sera-ce pour aujourd’hui? n’a pas de plus épouvantables angoisses.
Clameran ne vint pas, il écrivit, ou plutôt, comme il était trop prudent pour préparer des armes contre lui, il fit écrire un billet, dont seule Mme Fauvel pouvait connaître le sens, et où, se disant malade, il s’excusait d’être forcé de lui donner rendez-vous pour le surlendemain chez lui, à l’hôtel du Louvre.
Cette lettre fut presque un soulagement pour Mme Fauvel. Elle en était à tout préférer à ses anxiétés. Elle était résolue à consentir à tout.
Elle brûla donc la lettre en se disant: j’irai.
Le surlendemain, en effet, à l’heure indiquée, elle mit la plus simple de ses robes noires, celui de ses chapeaux qui lui cachait le mieux le visage, glissa dans sa poche une voilette et sortit.
Ce n’est que fort loin de chez elle qu’elle osa prendre un fiacre qui la déposa devant l’hôtel du Louvre.
La chambre de M. le marquis Louis de Clameran était, lui dit le concierge, au troisième étage.
Elle s’élança, heureuse d’échapper à tous les regards qui lui semblaient s’attacher à elle; mais, en dépit de minutieuses indications, elle se perdit dans l’immense hôtel et longtemps erra dans les interminables corridors.
Enfin elle arriva devant une porte au-dessus de laquelle était le numéro indiqué: 317.
Elle s’arrêta, appuyant ses deux mains sur sa poitrine, comme pour comprimer les palpitations de son cœur qui battait à se briser.
Au moment d’entrer, au moment de risquer cette démarche décisive, une frayeur immense l’envahissait au point de paralyser ses mouvements.
La vue d’un locataire de l’hôtel qui traversait le corridor mit fin à ses hésitations.
D’une main tremblante, elle frappa trois coups bien légers.
– Entrez, dit une voix.
Elle entra.
Mais ce n’était pas le marquis de Clameran qui était au milieu de cette chambre, c’était un tout jeune homme, presque un enfant, qui la regardait d’un air singulier.
La première impression de Mme Fauvel fut qu’elle se trompait.
– Je vous demande pardon, monsieur, balbutia-t-elle, plus rouge qu’une pivoine, je croyais entrer chez monsieur le marquis de Clameran.
– Vous êtes chez lui, madame, répondit le jeune homme.
Et voyant qu’elle ne disait mot, qu’elle semblait se demander comment se retirer, comment s’enfuir, il ajouta:
– C’est, je crois, à madame Fauvel que j’ai l’honneur de parler?
De la tête, elle fit un signe affirmatif: oui. Elle frémissait d’entendre son nom ainsi prononcé, elle était épouvantée par cette certitude qu’on la connaissait, que Clameran avait déjà livré son secret.
C’est avec une anxiété visible qu’elle attendait une explication.
– Rassurez-vous, madame, reprit le jeune homme, vous êtes en sûreté ici autant que dans le salon de votre hôtel. Monsieur de Clameran m’a chargé pour vous de ses excuses; vous ne le verrez pas.
– Cependant, monsieur, d’après une lettre pressante qu’il m’a fait tenir avant-hier, je devais supposer… je supposais…
– Lorsqu’il vous a écrit, madame, il avait des projets auxquels il a renoncé pour toujours.
Mme Fauvel était bien trop surprise, bien trop troublée pour pouvoir réfléchir. Hors le moment présent, elle ne discernait rien.
– Quoi! fit-elle avec une certaine défiance, ses intentions sont changées?
La physionomie du jeune interlocuteur de Mme Fauvel trahissait une sorte de compassion douloureuse, comme s’il eût reçu le contre-coup de toutes les angoisses de la malheureuse femme.
– Le marquis, prononça-t-il, d’une voix douce et triste renonce à ce qu’il considérait – à tort – comme un devoir sacré. Croyez qu’il a longtemps hésité avant de se résigner à aller vous demander le plus pénible des aveux. Vous l’avez repoussé, vous deviez refuser de l’entendre, il n’a pas compris quelles impérieuses raisons dictaient votre conduite. Ce jour-là, aveuglé par une injuste colère, il avait juré d’arracher à l’effroi ce qu’il n’obtenait pas de votre cœur. Résolu à menacer votre bonheur, il avait amassé contre vous de ces preuves qui font éclater l’évidence. Pardonnez… un serment juré à un frère mourant le liait.
Il avait pris sur la cheminée une liasse de papiers qu’il feuilletait tout en parlant.
– Ces preuves, poursuivait-il, les voici, flagrantes, irrécusables. Voici le certificat du révérend Sedley, la déclaration de mistressi Dobbin, la fermière, une attestation du chirurgien, les dépositions des personnes qui ont connu à Londres madame de La Verberie. Oh! rien n’y manque. Toutes ces preuves, ce n’est pas sans peine que je les ai arrachées à monsieur de Clameran. Peut-être avait-il pénétré mes intentions, et voici, madame, ce que je voulais faire de ces preuves.
D’un mouvement rapide il lança dans le feu tous les papiers, ils s’enflammèrent et bientôt ne furent plus qu’une pincée de cendres.
– Tout est détruit, madame, reprit-il, l’œil brillant des plus généreuses résolutions. Le passé, si vous le voulez, est anéanti comme ces papiers. Si quelqu’un, à cette heure, ose prétendre qu’avant votre mariage vous avez eu un fils, traitez-le hardiment de calomniateur. Il n’y a plus de preuves, vous êtes libre.
Enfin, aux yeux de Mme Fauvel, le sens de cette scène éclatait, elle commençait à comprendre, elle comprenait.
Ce jeune homme qui l’arrachait à la colère de Clameran, qui lui rendait le libre exercice de sa volonté en détruisant des preuves accablantes qui la sauvaient, c’était l’enfant abandonné: Valentin-Raoul.
En ce moment elle oublia tout; les tendresses de la mère si longtemps comprimées débordèrent, et d’une voix à peine distincte elle murmura:
– Raoul!
À ce nom ainsi prononcé, le jeune homme chancela. On eût dit qu’il pliait sous l’excès d’un bonheur inespéré.
– Oui, Raoul! s’écria-t-il, Raoul qui aimerait mieux mourir mille fois que de causer à sa mère la plus légère souffrance, Raoul qui verserait tout son sang pour lui éviter une larme.
Elle n’essaya ni de lutter ni de résister; tout son être vibrait. Comme si ses entrailles eussent tressailli en reconnaissant celui qu’elles avaient porté.
Elle ouvrit ses bras et Raoul s’y précipita en disant d’une voix étouffée:
– Ma mère! ma bonne mère! sois bénie pour ce premier baiser.
C’était vrai, cependant, ce fils, elle ne l’avait jamais vu. Malgré ses prières et ses larmes on l’avait emporté sans même lui permettre de l’embrasser, et ce baiser qu’elle venait de lui donner était bien le premier.
Après tant et de si cruelles angoisses, trouver cette joie immense, c’était trop de bonheur.
Mme Fauvel s’était laissée tomber sur un fauteuil, et, plongée dans une sorte d’extase recueillie, elle considérait avidement Raoul, qui s’était agenouillé à ses pieds.
Combien il lui paraissait beau, ce pauvre abandonné! Il avait cette rayonnante beauté des enfants de l’amour dont la physionomie garde comme un reflet de félicités divines.
De la main, elle éparpillait ses beaux cheveux fins et ondés, elle admirait son front blanc et pur comme celui d’une jeune fille, ses grands yeux tremblants, et elle avait soif de ses lèvres si rouges.
– Ô mère, disait-il, je ne sais ce qu’il s’est passé en moi quand j’ai su que mon oncle avait osé te menacer. Lui, te menacer!… C’est que vois-tu, mère chérie, j’ai votre cœur à tous deux, à toi et à ce noble Gaston de Clameran, mon père. Va! quand il a dit à son frère de s’adresser à toi, il n’avait plus sa pleine raison. Je te connaissais bien, et depuis longtemps. Souvent mon père et moi nous allions rôder autour de ton hôtel, et quand nous t’avions aperçue, nous rentrions heureux. Tu passais, et il me disait: «Voici ta mère, Raoul.» Te voir! c’était notre joie. Quand nous savions que tu devais te rendre à quelque fête, nous t’attendions à la porte pour t’apercevoir belle et parée. Que de fois, l’hiver, j’ai lutté de vitesse avec les chevaux de ta voiture pour t’admirer plus longtemps.
Des larmes, les plus douces qu’elle eût versées de sa vie, inondaient le visage de Mme Fauvel.
La voix vibrante de Raoul chantait à son oreille de célestes harmonies.
Cette voix lui rappelait celle de Gaston, et elle lui rendait les fraîches et adorables sensations de sa jeunesse.
Oui, en l’écoutant, elle retrouvait l’enchantement des premières rencontres, les tressaillements de son âme encore vierge, le trouble mystérieux des sens.
Entre le moment où, un soir, elle s’était abandonnée frémissante aux bras de Gaston, et l’heure présente, il lui semblait qu’il n’y avait rien, André, ses deux fils, Madeleine, elle les oubliait, emportée dans ce tourbillon de tendresse.
Raoul, cependant, continuait:
– C’est hier seulement que j’ai su que mon oncle était allé te demander pour moi quelques miettes de ta richesse. À quoi bon! Je suis pauvre, c’est vrai, très pauvre; mais la misère ne m’épouvante pas, je la connais. J’ai mes bras et mon intelligence, c’est de quoi vivre. Tu es très riche, dit-on. Qu’est-ce que cela me fait? Garde toute ta fortune, mère chérie, mais donne-moi un peu de ton cœur. Laisse-moi t’aimer. Promets-moi que ce premier baiser ne sera pas le dernier. Personne ne saura rien; sois sans crainte; je saurai bien cacher mon bonheur.
Et Mme Fauvel avait pu redouter ce fils! Ah combien elle se le reprochait! Combien elle se reprochait aussi de n’avoir pas plus tôt volé au-devant de lui.
Elle l’interrogeait, ce fils, elle voulait connaître sa vie, savoir comment il avait vécu, ce qu’il avait fait.
Il n’avait rien à lui cacher, disait-il, son existence avait été celle des enfants des pauvres.
La fermière à qui on l’avait confié lui avait toujours témoigné une certaine affection. Même, lui trouvant bonne mine et l’air intelligent, elle avait pris plaisir à lui faire donner une certaine éducation, au-dessus de ses moyens à elle et de sa condition à lui.
À seize ans, on l’avait placé chez un banquier, et à force de travail il commençait à gagner son pain, quand un jour un homme était venu qui lui avait dit: «Je suis ton père», et l’avait emmené.
Depuis, rien n’avait manqué à son bonheur, rien que la tendresse d’une mère. Il n’avait vraiment souffert qu’une fois en sa vie, le jour où Gaston de Clameran, son père, était mort entre ses bras.
– Mais maintenant, disait-il, tout est oublié, tout. Ai-je été malheureux? Je n’en sais plus rien, puisque je te vois, puisque je t’aime.
Le temps passait, et Mme Fauvel ne s’en apercevait pas. Raoul, heureusement, veillait.
– Sept heures! s’écria-t-il tout à coup.
Cette exclamation ramena brusquement Mme Fauvel au sentiment de la réalité. Sept heures!… Son absence si longue serait peut-être remarquée?
– Te reverrai-je, ma mère? demanda Raoul au moment où ils se séparaient.
– Oh! oui, répondit-elle avec l’accent d’une tendresse folle, oui, souvent, tous les jours, demain.
C’était, depuis qu’elle était mariée, la première fois que Mme Fauvel s’apercevait qu’elle n’était pas absolument maîtresse de ses actions. Jamais encore elle n’avait eu occasion de souhaiter une liberté sans contrôle.
C’est son âme même qu’elle laissait dans cette chambre de l’hôtel du Louvre, où elle venait de retrouver un fils. Et il lui fallait l’abandonner, elle était condamnée à cet intolérable supplice de composer son visage, de cacher cet événement immense qui bouleversait sa vie.
Ayant eu quelque peine à se procurer un fiacre pour le retour, il était plus de sept heures et demie quand elle arriva rue de Provence où on l’attendait pour se mettre à table.
M. Fauvel l’ayant plaisantée de ce retard, elle le trouva commun, vulgaire et même un peu niais. Telles sont les révolutions soudaines de la passion, qu’elle le jugeait presque ridicule pour cette confiance sans bornes qu’il avait en elle.
Et c’est avec un calme imperturbable, sans trouble, presque sans efforts, qu’elle, d’ordinaire si craintive, elle répondit à ces plaisanteries.
Si enivrantes avaient été ses sensations près de Raoul, que dans son délire, elle était incapable de rien désirer, de rien rêver au-delà du renouvellement de ces émotions délicieuses.
Plus d’épouse dévouée, plus de mère de famille incomparable. C’est à peine si elle s’arrêtait à l’idée de ses deux fils. Ils avaient toujours été heureux et aimés, eux, ils avaient un père, ils étaient riches, tandis que l’autre, l’autre!… Quelles compensations ne lui devait-elle pas!
Encore un peu, et, dans son aveuglement, elle eût rendu les siens responsables des misères de Raoul.
Et nul remords, pas un tressaillement de conscience, nulle appréhension des événements. Sa folie était complète. L’avenir, pour elle, c’était le lendemain; l’éternité, les seize heures qui la séparaient d’une nouvelle entrevue. La mort de Gaston lui paraissait être l’absolution du passé aussi bien que du présent.
Mais elle regrettait d’être mariée. Libre, elle eût pu se consacrer tout entière à Raoul. Elle était riche, mais c’est avec bonheur qu’elle eût donné son luxe pour la pauvreté avec lui.
Ni son mari, ni ses fils ne soupçonneraient jamais les pensées qui l’agitaient, elle était tranquille de ce côté, mais elle redoutait sa nièce.
Il lui semblait que lorsqu’elle était rentrée, Madeleine avait arrêté sur elle des regards singuliers. Se doutait-elle donc de quelque chose? Elle l’avait depuis plusieurs jours poursuivie de questions étranges. Il fallait se défier d’elle.
Cette inquiétude changea en une sorte de haine l’affection qu’avait Mme Fauvel pour sa fille d’adoption.
Elle si bonne, si aimante, elle eut regret de l’avoir recueillie et de s’être ainsi donnée un de ces vigilants espions à qui rien n’échappe. Comment se dérober, se demandait-elle, à cette sollicitude inquiète du dévouement, à cette pénétration d’une jeune fille qui s’était habituée à suivre sur son visage la trace de ses plus fugitives émotions?
C’est avec une indicible joie qu’elle découvrit un moyen à sa portée.
Depuis deux ans bientôt, il était question d’un mariage entre Madeleine et le caissier de la maison, Prosper Bertomy, le protégé du banquier. Mme Fauvel se dit qu’elle n’avait qu’à s’occuper de cette union et à la presser autant que possible.
Madeleine mariée irait habiter avec son mari et lui laisserait la libre disposition de ses journées.
Le soir même, elle osa parler la première de Prosper et, avec une duplicité dont elle eût été incapable quelques jours plus tôt, elle arracha le dernier mot de Madeleine.
– Ah! c’est ainsi, mademoiselle la mystérieuse, disait-elle gaiement, que vous vous permettez de choisir entre tous vos soupirants sans ma permission!
– Mais, ma bonne tante, il me semble…
– Quoi! que je devais deviner? c’est ce que j’ai fait.
Elle prit un air sérieux, et ajouta:
– Cela étant, il ne reste plus qu’à obtenir le consentement de maître Prosper. Le donnera-t-il?
– Lui! ma tante. Ah! s’il avait osé!…
– Ah! vraiment, tu sais cela, mademoiselle ma nièce?…
Intimidée, confuse, toute rouge, Madeleine baissait la tête, Mme Fauvel l’attira vers elle:
– Chère enfant, poursuivait-elle, de sa plus douce voix, pourquoi craindre? N’as-tu donc pas deviné, toi, si rusée, que depuis longtemps ton secret est le nôtre? Prosper serait-il donc admis à notre foyer comme s’il était de la famille, s’il n’était d’avance agréé par ton oncle et par moi?
Un peu pour cacher sa joie, peut-être, Madeleine se jeta au cou de sa tante en murmurant:
– Merci! oh! merci, tu es bonne, tu m’aimes…
De son côté, Mme Fauvel se disait: je vais, sans retard, engager André à encourager Prosper; avant deux mois ces enfants peuvent être mariés.
Malheureusement, emportée dans le tourbillon d’une passion qui ne lui laissait pas une minute de réflexion, elle remit ce projet.
Passant à l’hôtel du Louvre, près de Raoul, une partie de ses journées, elle ne cessait de rêver aux moyens de lui préparer une position et de lui assurer une fortune indépendante.
Elle n’avait encore osé lui parler de rien.
À mesure qu’elle le connaissait mieux, qu’il se livrait davantage, elle croyait découvrir en lui tout le noble orgueil de son père et des fiertés si susceptibles qu’elle tremblait d’être repoussée.
Sérieusement elle se demandait s’il consentirait jamais à accepter d’elle la moindre des choses.
Au plus fort de ses hésitations, le marquis Louis de Clameran vint à son secours.
Elle l’avait revu souvent, depuis ce jour où il l’avait tant effrayée, et à sa répulsion première succédait une secrète sympathie. Elle l’aimait pour toute l’affection qu’il témoignait à son fils.
Si Raoul, insoucieux comme on l’est à vingt ans, se moquait de l’avenir, Louis, cet homme de tant d’expérience, paraissait vivement préoccupé du sort de son neveu.
C’est pourquoi, un jour, après quelques considérations générales, il aborda cette grave question d’une situation:
– Vivre ainsi que le fait mon beau neveu, commença-t-il, est charmant sans doute; seulement ne serait-il pas sage à lui de penser à s’assurer un état dans le monde? Il n’a aucune fortune…
– Eh! cher oncle, interrompit Raoul, laisse-moi donc être heureux sans remords; que me manque-t-il?
– Rien en ce moment, mon beau neveu; mais quand tu auras épuisé tes ressources et les miennes – et ce ne sera pas long -, que deviendras-tu?
– Bast! je m’engagerai, tous les Clameran sont soldats de naissance, et s’il survient une guerre!…
Mme Fauvel l’arrêta en lui mettant doucement sa main devant la bouche.
– Méchant enfant! disait-elle d’un ton de reproche, te faire soldat!… Tu veux donc me priver du bonheur de te voir?
– Non! mère chérie, non…
– Tu vois bien, insista Louis, qu’il faut nous écouter.
– Je ne demande pas mieux, mais plus tard. Je travaillerai, je gagnerai énormément d’argent.
– À quoi? pauvre enfant; comment?
– Dame!… je ne sais pas; mais soyez tranquille, je chercherai, je trouverai.
Il était difficile de faire entendre raison à ce jeune présomptueux. Louis et Mme Fauvel eurent à ce sujet de longs entretiens, et ils se promirent bien de lui forcer la main.
Seulement, choisir une profession était malaisé, et Clameran pensa qu’il serait prudent de réfléchir, de consulter les goûts du jeune homme. En attendant, il fut convenu que Mme Fauvel mettrait à la disposition du marquis de quoi subvenir à toutes les dépenses de Raoul.
Voyant en ce frère de Gaston un père pour son enfant, Mme Fauvel en était venue rapidement à ne plus pouvoir se passer de lui. Sans cesse elle avait besoin de le voir, soit pour le consulter au sujet d’idées qui lui venaient, soit pour lui adresser mille recommandations.
Aussi fut-elle très satisfaite, le jour où il lui demanda de lui faire l’honneur de le recevoir chez elle ouvertement.
Rien n’était si facile. Elle présenterait à son mari le marquis de Clameran comme un vieil ami de sa famille, et il ne tiendrait qu’à lui de devenir un intime.
Mme Fauvel ne devait pas tarder à s’applaudir de cette décision.
Ne pouvant absolument continuer à voir Raoul tous les jours; n’osant, si elle lui écrivait, recevoir ses réponses, elle avait de ses nouvelles par Louis.
Les nouvelles ne restèrent pas longtemps bonnes, et moins d’un mois après le jour où Mme Fauvel avait retrouvé son fils, Clameran lui avoua que Raoul commençait à l’inquiéter sérieusement.
Le marquis s’exprimait d’un ton et d’un air à donner froid au cœur d’une mère, non sans embarras pourtant, en homme qui, pour remplir un devoir, triomphe de vives répugnances.
– Qu’y a-t-il? demanda Mme Fauvel.
– Il y a, répondit Louis, qu’en ce jeune homme je retrouve l’orgueil et les passions des Clameran. Il est de ces natures dont rien n’arrête les emportements, que les obstacles irritent, que les représentations exaspèrent, et je ne vois pas de digue à opposer à ses violences.
– Grand Dieu! que peut-il avoir fait?
– Rien de précisément blâmable, rien d’irréparable à coup sûr, mais son avenir m’effraye. Il ne sait rien encore de vos bontés pour lui, il croit puiser à ma bourse et je lui vois la prodigalité d’un fils de millionnaire.
Mme Fauvel n’eût pas été mère, si elle n’eût essayé de prendre la défense de Raoul.
– Peut-être êtes-vous un peu sévère, dit-elle. Pauvre enfant! il a tant souffert. Il n’a connu jusqu’ici que les privations, et le bonheur le grise. Il se jette sur le plaisir comme un affamé sur un bon repas. Est-ce si surprenant? Allez, il reviendra promptement à la raison, il a bon cœur.
«Il a été si malheureux!» Là était pour Mme Fauvel l’excuse de Raoul. C’est cette phrase que sans cesse elle répétait à M. de Clameran, toutes les fois qu’il se plaignait de son neveu.
Et certes, ayant une fois commencé, il ne cessait de se plaindre.
– Rien ne l’arrête, gémissait-il, une folie qui lui passe par la tête est une folie faite.
Mais Mme Fauvel ne voyait là nulle raison d’en vouloir à son fils.
C’est pourquoi, voyant que ses efforts n’arrêtaient pas ce jeune imprudent sur une pente désastreuse, il somma Mme Fauvel d’user enfin de son influence. Elle devait, pour l’avenir de son enfant, entrer plus intimement dans sa vie, le voir tous les jours.
– Hélas! répondit la pauvre femme, ce serait là mon vœu le plus cher. Mais comment faire? Ai-je le droit de me perdre? J’ai d’autres enfants auxquels je dois compte de mon honneur.
Cette réponse parut étonner le marquis de Clameran. Quinze jours plus tôt, Mme Fauvel n’eût point parlé de ses autres fils.
– Je réfléchirai, dit Louis, peut-être à notre prochaine entrevue aurai-je l’honneur de vous soumettre une combinaison qui conciliera tout.
Les réflexions d’un homme de tant d’expérience ne pouvaient être vaines. Il paraissait fort rassuré, quand il se présenta le jeudi suivant.
– J’ai cherché, commença-t-il, et j’ai trouvé.
– Quoi?
– Le moyen de sauver Raoul.
Il s’expliqua. Mme Fauvel ne pouvant sans éveiller les soupçons de son mari voir tous les jours son fils, il fallait qu’elle le reçût chez elle.
Cette proposition seule fit horreur à une femme qui certes avait été bien imprudente, bien coupable même, mais qui était l’honneur même.
– C’est impossible! s’écria-t-elle, ce serait vil, odieux, infâme…
– Oui, répondit le marquis devenu songeur, mais ce serait le salut de l’enfant.
Mais elle sut, pour cette fois, résister. Elle résista avec une violence d’indignation, avec une énergie faites pour décourager une volonté moins ferme que celle du marquis de Clameran.
– Non! répétait-elle, non, je ne saurais consentir.
Malheureuse! sait-on, quand on quitte le droit chemin, quelles boues et quelles fondrières on affronte!
Elle avait dit «jamais» du plus profond de son âme, et à la fin de la semaine elle en était, non plus à repousser désespérément ce projet, mais à en discuter les moyens.
Voilà où l’avait conduite une marche savante. Éperdue, harcelée, elle se débattait vainement entre les insistances poliment menaçantes de Clameran et les prières et les câlineries de Raoul.
– Mais comment? disait-elle… sous quel prétexte recevoir Raoul?
– Ce serait fort simple, répondait Clameran, s’il s’agissait de l’admettre comme on admet un étranger. J’ai bien l’honneur, moi, d’être des habitués de votre salon… Pour Raoul, il faut mieux.
Ce n’est qu’après avoir longtemps torturé Mme Fauvel, après avoir brisé sa volonté, presque sa raison, par de continuelles alternatives de terreur ou d’attendrissement, qu’il révéla son projet définitif.
– Nous tenons, dit-il enfin, la solution du problème; c’est une véritable inspiration.
Elle devina bien à son accent qu’il allait découvrir le fond de sa pensée, et elle l’écouta avec cette lamentable résignation du condamné qui entend lire son arrêt.
– N’avez-vous pas, poursuivait Louis, à Saint-Rémy, une de vos parentes, très âgée, veuve, n’ayant eu que deux filles?…
– Oui, ma cousine de Lagors.
– C’est cela même. Quelle est sa situation de fortune?
– Elle est pauvre, monsieur, très pauvre.
– Précisément, et sans les secours que vous lui adressez en secret, elle serait à la charité.
Mme Fauvel n’en pouvait revenir, de voir le marquis si bien informé.
– Quoi! balbutia-t-elle, vous savez cela!
– Oui, madame, cela et bien d’autres choses encore. Je sais par exemple que votre mari ne connaît personne de votre famille, et que c’est à peine s’il se doute de l’existence de votre cousine de Lagors. Commencez-vous à comprendre mon plan?
Elle l’entrevoyait, au moins, et elle se demandait comment résister.
– Voici donc, poursuivait Louis, ce que j’ai imaginé: demain ou après-demain, vous recevrez de Saint-Rémy une lettre de votre cousine, vous annonçant qu’elle envoie son fils à Paris et vous priant de veiller sur lui. Naturellement vous montrez cette lettre à votre mari, et quelques jours plus tard, il reçoit à merveille son neveu Raoul de Lagors, un charmant garçon, riche, spirituel, aimable, qui fera tout pour lui plaire et qui lui plaira.
– Jamais! monsieur, s’écria Mme Fauvel, jamais ma cousine qui est une honnête femme ne prêtera les mains à cette comédie révoltante.
Le marquis eut un sourire plein de fatuité.
– Vous ai-je dit, demanda-t-il que je mettrais la cousine dans la confidence?
– Il le faudrait bien!
– Oh! que nenni! La lettre que vous recevrez et que vous montrerez aura été dictée par moi à la première femme venue, et mise à la poste à Saint-Rémy par une personne de confiance. Si j’ai parlé des obligations que vous a votre cousine, c’est pour vous montrer qu’en cas d’accident son intérêt nous répond d’elle. Apercevez-vous encore quelque obstacle?
Mme Fauvel s’était levée transportée d’indignation.
– Il y a ma volonté! s’écria-t-elle, que vous ne comptez pas.
– Pardon, fit le marquis avec une politesse railleuse, je suis sûr que vous vous rendrez à mes raisons.
– Mais c’est un crime, monsieur, que vous me proposez, un crime abominable!
Clameran, lui aussi, s’était levé. Toutes ses passions mauvaises mises en jeu donnaient à sa pâle figure une expression atroce.
– Je crois, reprit-il avec une violence contenue, que nous ne nous entendons pas. Avant de parler de crime, rappelez-vous le passé. Vous étiez moins timorée le jour où, jeune fille, vous avez pris un amant. Il est vrai que vous l’avez renié, cet amant, que vous avez refusé de le suivre, lorsque pour vous il venait de tuer deux hommes et de risquer l’échafaud.
» Vous n’aviez pas de ces préjugés mesquins, quand après un accouchement clandestin, à Londres, vous abandonniez votre enfant. On doit vous rendre cette justice, que cet enfant vous l’avez oublié absolument, et que, riche à millions, vous ne vous êtes pas informée s’il avait du pain.
» Où donc étaient vos scrupules au moment d’épouser monsieur Fauvel? Avez-vous dit à cet honnête homme quel front cachait votre couronne d’oranger? Voilà des crimes. Et quand, au nom de Gaston, je vous demande réparation, vous vous révoltez! Il est trop tard. Vous avez perdu le père, madame, vous sauverez le fils, ou, sur mon honneur, vous ne volerez pas plus longtemps l’estime du monde.
– J’obéirai, monsieur, murmura l’infortunée, vaincue, écrasée.
Et huit jours après, en effet, Raoul, devenu Raoul de Lagors, dînait chez le banquier, entre Mme Fauvel et Madeleine.
Ce n’est pas sans d’effroyables déchirements que Mme Fauvel s’était résignée à se soumettre aux volontés de l’impitoyable marquis de Clameran.
Désespérée, elle était allée demander secours à son fils.
Raoul, en l’écoutant, avait paru transporté d’indignation, et il l’avait quittée pour courir, disait-il, arracher des excuses au misérable qui faisait pleurer sa mère.
Mais il avait trop présumé de ses forces. Bientôt il était revenu, l’œil morne, la tête basse, les traits contractés par la rage de l’impuissance, déclarant qu’il fallait se rendre, consentir, céder.
C’est alors que la pauvre femme put sonder la profondeur de l’abîme où on l’entraînait. Elle eut en ce moment comme un pressentiment des ténébreuses machinations dont elle serait la victime.
Quel horrible serrement de cœur, lorsqu’il lui fallut montrer l’œuvre du faussaire, la lettre de Saint-Rémy, lorsqu’elle annonça à son mari qu’elle attendait un de ses neveux, un tout jeune homme, très riche!
Et quel supplice, le soir où elle présenta Raoul à tous les siens.
C’est d’ailleurs le sourire aux lèvres, que le banquier accueillit ce neveu dont il n’avait jamais entendu parler, et qu’il lui tendit sa main loyale.
– Parbleu! lui avait-il dit, quand on est jeune et riche, on doit préférer Paris à Saint-Rémy.
Au moins Raoul prit-il à tâche de se montrer digne de cet accueil cordial. Si l’éducation première, cette éducation que la famille seule peut donner, lui faisait défaut, il était impossible de s’en apercevoir. Avec un tact bien supérieur à son âge, il sut assez démêler les caractères de tous les gens qui l’entouraient pour plaire à chacun d’eux.
Il n’était pas arrivé depuis huit jours qu’il avait su capter les très bonnes grâces de M. Fauvel, qu’il s’était concilié Abel et Lucien, et qu’il avait absolument séduit Prosper Bertomy, le caissier de la maison, qui passait alors toutes ses soirées chez son patron.
Depuis que Raoul, grâce aux relations de ses cousins, se trouvait lancé dans un monde de jeunes gens riches, loin de se réformer, il menait une vie de plus en plus dissipée. Il jouait, il soupait; il se montrait aux courses, et l’argent, entre ses mains prodigues, glissait comme du sable.
Cet étourdi, d’une délicatesse susceptible jusqu’au ridicule, dans les commencements, qui ne voulait de sa mère qu’un peu d’affection, ne cessait maintenant de la harceler d’incessantes demandes.
Elle avait donné avec joie, d’abord, sans compter, mais elle ne tarda pas à s’apercevoir que sa générosité, si elle n’y mettait ordre, serait sa perte.
Cette femme si riche, dont les diamants étaient cités, qui avait un des plus beaux attelages de Paris, connut, de la misère, ce qu’elle a de plus poignant: l’impérieuse nécessité de se refuser aux fantaisies de l’être aimé.
Jamais son mari n’avait eu l’idée de compter avec elle. Dès le lendemain de son mariage, il lui avait remis la clé du secrétaire, et depuis, librement, sans contrôle, elle prenait ce qu’elle jugeait nécessaire, tant pour le train considérable de la maison, que pour ses dépenses personnelles.
Mais, précisément parce qu’elle avait toujours été modeste dans ses goûts, au point que son mari l’en plaisantait, précisément parce qu’elle avait administré l’intérieur avec une sagesse extrême, elle ne pouvait disposer tout à coup de sommes assez fortes sans s’exposer à des questions inquiétantes.
Certes, M. Fauvel, le plus généreux des millionnaires, était homme à se réjouir de voir sa femme faire quelques grosses folies; mais les folies s’expliquent, on en retrouve les traces.
Un hasard pouvait faire reconnaître au banquier l’étonnant accroissement des dépenses de la maison; que lui répondre s’il en demandait les causes?
Et Raoul en trois mois avait dissipé une petite fortune. N’avait-il pas fallu l’installer, lui donner un joli intérieur de garçon? Tout lui manquait, autant qu’à un naufragé. Il avait voulu un cheval, un coupé, comment les lui refuser?
Puis c’était chaque jour quelque fantaisie nouvelle.
Si parfois Mme Fauvel hasardait une remontrance, la physionomie de Raoul prenait aussitôt une expression désolée, et ses beaux yeux s’emplissaient de larmes.
– C’est vrai, répondait-il, je suis un enfant, un pauvre fou, j’abuse. J’oublie que je suis le fils de Valentine pauvre, et non de la riche madame Fauvel.
Son repentir avait des accents qui perçaient le cœur de la pauvre mère. Il avait tant souffert autrefois! Si bien, qu’à la fin, c’était elle qui le consolait et qui l’excusait.
D’ailleurs, elle avait cru s’apercevoir, non sans effroi, qu’il était jaloux d’Abel et de Lucien – ses frères, après tout.
En ces moments, pour que Raoul n’eût rien à envier à ses deux fils, elle était prête à tout.
Au moins voulut-elle avoir une compensation. Le printemps approchait; elle pria Raoul de s’établir à la campagne près de la propriété qu’elle avait à Saint-Germain. Elle s’attendait à des objections; point. Cette proposition sembla lui plaire, et peu après il lui annonça qu’il venait de louer une bicoque au Vésinet et qu’il y allait faire porter son mobilier.
– Ainsi, mère, dit-il, je serai plus près de toi. Quel bon été nous allons passer!
Elle se réjouit, surtout de ce que les dépenses de l’enfant prodigue probablement diminueraient. Et, vraiment, elle était si bien à bout, qu’un soir, comme il dînait en famille, elle osa, devant tout le monde, lui adresser – oh! bien doucement – quelques observations.
Il était allé, la veille, aux courses, il avait parié et perdu deux mille francs.
– Bast! fit M. Fauvel avec l’insouciance d’un homme qui a ses coffres pleins, maman Lagors payera; les mamans ont été créées et mises au monde pour payer.
Et, ne pouvant s’apercevoir de l’impression que produisaient ces simples paroles sur sa femme, devenue plus blanche que sa collerette, il ajouta:
– Ne t’inquiète pas, va, mon garçon, quand tu auras besoin d’argent, viens me trouver, je t’en prêterai.
Que pouvait objecter Mme Fauvel? N’avait-elle pas annoncé, selon les volontés de Clameran, que Raoul était très riche?
Pourquoi l’avait-on contrainte de mentir inutilement? Elle eut comme une rapide intuition du piège où elle était prise, mais il n’était plus temps d’y revenir.
D’ailleurs, les paroles du banquier n’étaient pas tombées dans l’eau. À la fin de cette semaine, Raoul alla trouver son oncle dans son cabinet, et carrément il lui emprunta dix mille francs.
Informée de cette incroyable audace, Mme Fauvel se tordait les mains de désespoir.
– Mais que fait-il, mon Dieu! de tant d’argent! s’écriait-elle.
Depuis assez longtemps, on ne voyait plus guère Clameran à l’hôtel du banquier; Mme Fauvel se décida à lui écrire pour lui demander une entrevue.
Quand il apprit ce qui se passait, ce qu’il ignorait absolument, déclara-t-il, le marquis parut bien autrement inquiet, bien plus irrité surtout que Mme Fauvel.
Il y eut entre Raoul et lui une scène de la dernière violence. Mais les défiances de Mme Fauvel étaient éveillées, elle observa, et il lui sembla – était-ce possible! – que leur colère était simulée, et que, pendant qu’ils échangeaient les paroles les plus amères et même des menaces, leurs yeux riaient.
Elle n’osa rien dire, mais ce doute, pénétrant dans son esprit comme une goutte de ces poisons subtils qui désorganisent tout ce qu’ils touchent, ajouta de nouvelles douleurs à un supplice presque intolérable.
Elle se disait que, tombée à la discrétion d’un tel homme, elle devait s’attendre aux pires exigences; puis elle s’efforça en vain de pénétrer son but.
Lui-même bientôt le lui apprit.
Après s’être plaint de Raoul plus amèrement que de coutume, après avoir montré à Mme Fauvel l’abîme creusé sous ses pieds, le marquis déclara qu’il n’apercevait qu’un moyen de prévenir une catastrophe:
C’était que lui, Clameran, il épousât Madeleine.
Il y avait longtemps que Mme Fauvel était préparée à toutes les tentatives d’une cupidité dont elle s’apercevait enfin.
La déclaration inattendue de Clameran l’atteignit dans le vif de ce qu’après tant de crises elle gardait encore de sensibilité.
– Et vous avez pu croire, monsieur! s’écria-t-elle indignée, que je prêterais les mains à vos odieuses combinaisons.
D’un signe de tête, le marquis répondit:
– Oui.
– À quelle femme, donc, pensez-vous vous adresser? Ah! certes, j’ai été bien coupable autrefois; mais la punition, à la fin, passe la faute. Est-ce à vous de me faire si cruellement repentir de mon imprudence! Tant qu’il s’est agi de moi seule, vous m’avez trouvée faible, craintive, lâche; aujourd’hui vous vous adressez aux miens, je me révolte!…
– Serait-ce donc, madame, un bien grand malheur pour mademoiselle Madeleine de devenir marquise de Clameran?
– Ma nièce, monsieur, a choisi librement et de son plein gré son mari. Elle aime monsieur Prosper Bertomy.
Le marquis haussa dédaigneusement les épaules.
– Amourette de pensionnaire, dit-il; elle l’oubliera quand vous le voudrez.
– Je ne le veux pas.
– Pardon!… reprit Clameran de cette voix basse et voilée d’un homme irrité qui s’efforce de se contenir, ne perdons pas notre temps en discussions oiseuses. Toujours, jusqu’ici, vous avez commencé par protester et vous vous êtes ensuite rendue à l’excellence de mes arguments. Cette fois encore, vous me ferez la grâce de céder.
– Non, répondit fermement Mme Fauvel, non!
Il ne daigna pas relever l’interruption.
– Si je tiens essentiellement à ce mariage, poursuivit-il, c’est qu’il doit rétablir vos affaires et les nôtres, fort compromises en ce moment. L’argent dont vous disposez ne peut suffire aux prodigalités de Raoul, vous devez vous en être aperçue. Un moment viendra où vous n’aurez plus rien à lui donner et où il vous sera impossible de cacher à votre mari vos emprunts forcés à la caisse du ménage. Qu’arrivera-t-il ce jour-là?
Mme Fauvel frissonna. Le jour dont parlait le marquis, elle l’entrevoyait dans un avenir prochain. Lui, cependant, continuait:
– C’est alors que vous rendrez justice à ma prévoyante sagesse et à mes intentions. Mademoiselle Madeleine est riche, sa dot me permettra de combler le déficit et de vous sauver.
– J’aime mieux être perdue que sauvée par de tels moyens.
– Mais moi, je ne souffrirai pas que vous compromettiez notre sort à tous. Nous sommes associés pour une œuvre commune, madame, ne l’oubliez pas: l’avenir de Raoul.
Elle lui jeta, sur ces mots, un regard si perspicace que son impudence en fut troublée.
– Cessez d’insister, fit-elle en même temps, mon parti est irrévocablement pris.
– Votre parti?
– Oui. Je suis résolue à tout, à tout, entendez-moi bien, pour me soustraire à vos honteuses obsessions. Oh! quittez cet air ironique! J’irai, si vous m’y contraignez, me jeter aux pieds de monsieur Fauvel et je lui dirai tout. Il m’aime, il saura ce que j’ai souffert, il me pardonnera.
– Croyez-vous? demanda Clameran d’un air railleur.
– Que voulez-vous dire? Qu’il sera impitoyable, qu’il me chassera comme une malheureuse que je suis? Soit; je l’aurai mérité. Après les tourments affreux dont vous m’accablez, il n’en est pas dont la perspective puisse m’effrayer.
Cette résistance inconcevable dérangeait à tel point les projets du marquis que, exaspéré, il cessa de se contraindre.
Le masque de l’homme du monde tomba, le coquin apparut, révoltant de cynisme. Sa figure prit la plus menaçante expression, sa voix devint brutale.
– Ah! vraiment! reprit-il, vous êtes décidée à vous confesser à monsieur Fauvel! Fameuse idée! Il est dommage qu’elle vous vienne un peu tard. Avouant tout, le jour où je vous suis apparu, vous aviez des chances de salut: votre mari pouvait pardonner une faute lointaine rachetée par vingt années d’une conduite sans reproche. Car vous avez été fidèle épouse, madame, et bonne mère. Seulement, songez-vous à ce que dira le cher homme quand vous lui apprendrez que le prétendu neveu que vous faites asseoir à sa table, qui lui emprunte de l’argent, est le fruit de vos premières amours? Si excellent que soit le caractère de monsieur Fauvel, je doute qu’il accepte comme bonne cette plaisanterie qui annonce, ne vous y trompez pas, une perversité effrayante, une rare audace et une duplicité supérieure.
C’était vrai, ce que disait le marquis, terriblement vrai; pourtant les éclairs de ses regards ne firent pas baisser les yeux de Mme Fauvel.
– Peste! poursuivait-il, on voit qu’il vous tient furieusement au cœur, ce cher monsieur Bertomy! Entre l’honneur du nom que vous portez et les amours de ce digne caissier, vous n’hésitez pas. Eh bien! ce vous sera, je crois, une grande consolation, quand monsieur Fauvel se séparera de vous, quand Albert et Lucien se détourneront de vous, rougissant d’être vos fils, ce vous sera une grande douceur de pouvoir vous dire: le bon Prosper est heureux!
– Advienne que pourra, prononça Mme Fauvel, je ferai ce que je dois.
– Vous ferez ce que je veux! s’écria Clameran, éclatant à la fin, il ne sera pas dit qu’un accès de sensiblerie nous aura tous plongés dans le bourbier. La dot de votre nièce nous est indispensable, et, d’ailleurs, votre Madeleine… je l’aime.
Le coup était porté, le marquis jugea qu’il serait sage d’en attendre l’effet. Grâce à son surprenant empire sur soi, il reprit son flegme habituel, et c’est avec une politesse glaciale qu’il ajouta:
– À vous maintenant, madame, de peser mes raisons. Croyez-moi, consentez à un sacrifice qui sera le dernier. Songez à l’honneur de votre maison et non aux amourettes de votre nièce. Je viendrai dans trois jours chercher une réponse.
– Vous viendrez inutilement, monsieur; dès que mon mari sera rentré, il saura tout.
Si Mme Fauvel eût eu son sang-froid, elle eût surpris sur le visage de Clameran l’expression d’une poignante inquiétude. Mais ce ne fut qu’un éclair. Il eut le geste insoucieux qui, clairement, signifie: «comme vous voudrez!» et il dit:
– Je vous crois assez raisonnable pour garder notre secret.
Il s’inclina aussitôt cérémonieusement et sortit, tirant sur lui la porte, avec une violence trahissant la contrainte qu’il s’imposait.
Clameran avait d’ailleurs raison de craindre. L’énergie de Mme Fauvel n’était pas feinte.
– Oui! s’écria-t-elle, enflammée de l’enthousiasme des grandes résolutions, oui, je vais tout dire à André.
Mais en ce moment même, et lorsqu’elle avait la certitude d’être seule, elle entendit marcher près d’elle. Brusquement, elle se retourna. Madeleine s’avançait, plus pâle et plus froide qu’une statue, les yeux pleins de larmes.
– Il faut obéir à cet homme, ma tante, murmurait-elle.
Des deux côtés du salon se trouvaient deux petites pièces, deux salles de jeu qui n’en étaient séparées que par de simples portières de tapisserie.
Madeleine, sans que sa tante s’en doutât, se trouvait dans une des petites pièces quand était arrivé le marquis de Clameran, et elle avait entendu la conversation.
– Quoi! s’écria Mme Fauvel épouvantée, tu sais…
– Tout, ma tante.
– Et tu veux que je te sacrifie?
– Je vous demande à genoux de me permettre de vous sauver.
– Mais il est impossible que tu ne haïsses pas monsieur de Clameran.
– Je le hais, ma tante, et je le méprise. Il est et sera toujours, pour moi, le dernier et le plus lâche des hommes, et, cependant, je serai sa femme.
Mme Fauvel était confondue, elle mesurait la grandeur de ce dévouement qui s’offrait à elle.
– Et Prosper, pauvre enfant, reprit-elle, Prosper que tu aimes?
Madeleine étouffa un sanglot qui montait à sa gorge, et d’une voix ferme répondit:
– Demain, j’aurai pour toujours rompu avec monsieur Bertomy.
– Non! s’écria Mme Fauvel, non, il ne sera pas dit que je t’aurai laissée, toi innocente, prendre l’accablant fardeau de mes fautes.
La noble et courageuse fille hocha tristement la tête.
– Il ne sera pas dit, reprit-elle, que j’aurai laissé le déshonneur entrer dans cette maison qui est la mienne, quand je puis m’y opposer. Ne vous dois-je donc pas plus que la vie? Que serais-je sans vous? Une pauvre ouvrière des fabriques de mon pays. Qui m’a recueillie? Toi. N’est-ce pas à mon oncle que je dois cette fortune qui tente le misérable? Abel et Lucien ne sont-ils pas mes frères? Et quand notre bonheur à tous est menacé, j’hésiterais!… Non. Je serai marquise de Clameran.
Alors, entre Mme Fauvel et sa nièce, commença une lutte de générosité d’autant plus sublime que chacune offrait sa vie à l’autre, et la donnait, non dans un moment d’entraînement, mais de son plein gré et après délibération.
Mais Madeleine devait triompher, enflammée qu’elle était de ce saint enthousiasme du sacrifice qui fait les martyrs.
– Je n’ai à répondre de moi qu’à moi-même, répétait-elle, comprenant bien que là était la place où elle devait frapper, tandis que toi, chère tante, tu dois compte de toi à ton mari et à tes enfants. Songe à la douleur de mon oncle, s’il apprenait jamais la vérité! Il en mourrait.
La généreuse jeune fille disait vrai.
Tel avait été le fatal enchaînement des circonstances, que toujours Mme Fauvel avait été arrêtée par l’apparence d’un grand devoir à remplir.
Ainsi, après avoir sacrifié son mari à sa mère, elle sacrifiait maintenant son mari et ses enfants à Raoul.
Mme Fauvel se défendait encore, mais elle résistait de plus en plus faiblement.
– Non, disait-elle, non, je ne saurais accepter ton dévouement. Quelle sera ta vie avec cet homme?
– Qui sait! fit Madeleine, affectant une espérance bien éloignée de son cœur: il m’aime, à ce qu’il dit; peut-être sera-t-il bon pour moi.
– Ah! si je savais où prendre une grosse somme! C’est de l’argent qu’il veut, cet homme, rien que de l’argent.
– Ne lui en faut-il donc pas pour Raoul? N’est-ce pas Raoul qui, par ses folies, a creusé un abîme qu’il faut combler? Si seulement je pouvais croire à la sincérité de monsieur de Clameran!
C’est avec une sorte de curiosité stupéfaite que Mme Fauvel regardait sa nièce.
Quoi! cette jeune fille si naïve, si inexpérimentée, raisonnait son abnégation, pendant qu’elle, femme, mère de famille, n’avait jamais obéi qu’aux impulsions instinctives de son esprit et de son cœur!…
– Que veux-tu dire? interrogea-t-elle.
– Je me demande, ma tante, si véritablement monsieur de Clameran pense à son neveu. A-t-il, oui ou non, l’intention formelle de lui venir en aide? Maître de ma dot, ne vous abandonnera-t-il pas, toi et lui? Enfin, il est un doute affreux qui me torture.
– Un doute?
– Oui, et je te le soumettrais, si j’osais… si je ne craignais…
– Parle, insista Mme Fauvel, livre-moi ta pensée entière. Hélas! le malheur m’a donné des forces. Qu’ai-je à redouter? Je puis tout entendre…
Madeleine hésitait, partagée entre la crainte de frapper une personne aimée et le désir de l’éclairer.
– Je voudrais, reprit-elle enfin, être certaine, bien sûre que monsieur de Clameran et Raoul ne s’entendent pas, ne jouent pas chacun un rôle appris et convenu à l’avance.
La passion est aveugle et sourde. Mme Fauvel ne se souvenait plus des yeux riants de ces deux hommes, le jour où, devant elle, ils semblaient transportés de colère. Elle ne pouvait, elle ne voulait pas croire à une si odieuse comédie.
– C’est impossible, prononça-t-elle, le marquis est vraiment indigné de la conduite de son neveu, et ce n’est pas lui qui jamais lui donnera un mauvais conseil. Quant à Raoul, il est étourdi, léger, vaniteux, prodigue, mais il a bon cœur. La prospérité l’a grisé, mais il m’aime. Ah! si tu le voyais, si tu l’entendais, quand je lui fais un reproche! tous tes soupçons s’envoleraient. Quand, les larmes aux yeux, il me jure qu’il sera plus raisonnable, il est de bonne foi. S’il ne tient pas ses promesses, c’est que des amis perfides l’entraînent.
Toujours les mères s’en sont prises, s’en prennent et s’en prendront aux amis. L’ami, voilà le coupable.
Mais Madeleine était trop généreuse pour chercher même à désabuser sa tante.
– Fasse le Ciel que tu dises vrai! murmura-t-elle, mon mariage ne sera pas inutile. Ce soir même nous écrirons à monsieur de Clameran.
– Pourquoi ce soir, Madeleine? Rien ne presse. Nous pouvons attendre, traîner, gagner du temps.
Ces mots, ces espérances obstinées, cette confiance en un hasard, en une chimère, en rien, disaient tout le caractère de Mme Fauvel et expliquaient ses infortunes.
Tout autre était le caractère de Madeleine. Sa timidité cachait une âme virile. Décidée à un sacrifice, elle le faisait complet, absolu, elle fermait la porte aux illusions décevantes et marchait droit en avant sans retourner la tête.
– Mieux vaut en finir, chère tante, dit-elle d’un ton ferme. Crois-moi, la réalité du malheur est moins pénible que son attente. Résisterais-tu à ces alternatives de douleur et de joie? Sais-tu ce qu’ont fait de toi les anxiétés que tu dissimules? T’es-tu vue depuis quatre mois?
Elle prit sa tante par la main, et, la conduisant devant une glace:
– Tiens, ajouta-t-elle, regarde-toi.
Mme Fauvel n’était plus que l’ombre d’elle-même. Elle était arrivée à cet âge perfide où la beauté d’une femme, comme celle d’une rose pleinement épanouie, se flétrit en un jour.
En quatre mois, elle avait vieilli. Le chagrin avait mis sur son front son empreinte fatale. Ses tempes, fraîches et lisses comme celles d’une jeune fille, se plissaient, des fils blancs argentaient les masses de sa chevelure.
– Comprends-tu, maintenant, poursuivait Madeleine, pourquoi la sécurité t’est nécessaire. Comprends-tu que tu as changé à ce point que c’est miracle que mon oncle ne s’en soit pas inquiété?
Mme Fauvel, qui croyait avoir déployé une dissimulation supérieure, eut un geste négatif.
– Eh! pauvre tante, n’ai-je pas deviné, moi, que tu avais un secret!
– Toi!…
– Oui! seulement j’avais cru… Oh! pardonne un soupçon injuste, j’avais osé supposer…
Elle s’interrompit toute troublée, et il lui fallut un grand effort pour ajouter:
– Je m’imaginais que peut-être tu aimais un autre homme que mon oncle.
Mme Fauvel ne put retenir un gémissement. Le soupçon de Madeleine, d’autres pouvaient l’avoir eu.
– L’honneur est perdu, murmura-t-elle.
– Non, chère tante; non! s’écria la jeune fille, rassure-toi et reprends courage: nous serons deux pour lutter maintenant; nous nous défendrons, nous nous sauverons.
M. le marquis de Clameran dut être content, ce soir-là. Une lettre de Mme Fauvel lui annonça qu’elle consentait à tout. Elle demandait seulement un peu de temps. Madeleine, lui disait-elle, ne pouvait rompre du jour au lendemain avec M. Bertomy. Puis, on devait s’attendre à des objections de la part de M. Fauvel, lequel aimait Prosper et l’avait tacitement agréé.
Une ligne de Madeleine, au bas de la lettre de sa tante, assurait son concours.
Pauvre jeune fille! elle ne se ménageait pas. Le lendemain même, elle avait pris Prosper à part, et, abusant de son ascendant sur lui, elle lui avait arraché cette fatale promesse de ne plus chercher à la revoir, et même de prendre sur lui la responsabilité de cette rupture.
Il avait conjuré Madeleine de lui dire au moins les raisons de cet exil qui allait briser sa vie, elle lui avait simplement répondu que son honneur et son bonheur à elle dépendaient de son obéissance.
Et il s’était éloigné la mort dans l’âme.
Presque sur ses pas, le marquis de Clameran arrivait.
Oui, il avait l’audace de venir, en personne, annoncer à Mme Fauvel que, du moment qu’il avait sa parole et celle de sa nièce, il consentait à attendre.
Tenant, à cette heure, la tante et la nièce, il était sans inquiétudes. Il se disait que le moment viendrait où un déficit impossible à combler leur ferait souhaiter et presser son mariage.
Or Raoul faisait tout pour hâter ce moment.
Mme Fauvel étant allée, plus tôt que d’ordinaire, habiter sa propriété, Raoul, de son côté, s’était installé au Vésinet.
Mais la campagne ne le rendait pas plus économe. Peu à peu, il avait dépouillé toute hypocrisie, il ne venait plus voir sa mère que quand il avait besoin d’argent, et il lui en fallait souvent et beaucoup.
Quant au marquis, il se tint prudemment à l’écart, guettant l’heure propice, et c’est au hasard d’une rencontre que, trois semaines plus tard, il dut d’être invité à dîner chez le banquier.
C’était un grand dîner, et il y avait bien une vingtaine de convives.
On venait de servir le dessert, et les conversations s’animaient, lorsque le banquier, tout à coup, se retourna vers Clameran.
– J’avais, monsieur le marquis, dit-il, un renseignement à vous demander. Avez-vous des parents portant votre nom?
– Pas que je connaisse, du moins, monsieur.
– C’est que moi, depuis huit jours, je connais un autre marquis de Clameran.
Si cuirassé d’impudence que fût le marquis de Clameran, si armé que fut son esprit contre toutes les surprises des événements, il fut un instant déconcerté et pâlit.
– Oh! oh! balbutia-t-il, non sans un énergique effort de volonté, un Clameran, marquis… le marquisat au moins m’est suspect.
M. Fauvel n’était pas fâché de trouver une occasion de taquiner un hôte dont les prétentions nobiliaires l’avaient parfois agacé.
– Marquis ou non, reprit-il, le Clameran en question me paraît en état de faire honneur au titre.
– Il est riche.
– J’ai tout lieu, du moins, de lui supposer une grande fortune. J’ai été chargé, pour son compte, par un de mes correspondants, d’un recouvrement de quatre cent mille francs.
Clameran était merveilleusement maître de soi. Il avait accoutumé son visage à ne rien trahir du mouvement de son âme. Cependant, cette fois, l’aventure était si bizarre, si surprenante, elle présageait de telles menaces, que son assurance habituelle, son coup d’œil prompt lui faisaient défaut.
Il trouvait au banquier un ton ironique, un air singulier qui le mettaient en défiance.
Pour les gens qui n’étaient pas intéressés à l’observer, il restait le même. Mais Madeleine et sa tante avaient surpris ses tressaillements, elles avaient saisi un regard rapide adressé à Raoul.
– Il paraît, fit-il, que ce nouveau marquis est négociant.
– Ma foi! vous m’en demandez trop. Tout ce que je sais, c’est que les quatre cent mille francs devaient lui être versés par des armateurs du Havre, après la vente de la cargaison d’un navire brésilien.
– C’est qu’alors il arrive du Brésil?
– Je l’ignore, mais je puis, si vous le désirez, vous dire son prénom.
– Volontiers.
Le banquier se leva et alla prendre dans le salon une serviette de maroquin marquée à son chiffre. Il en sortit un carnet et se mit à parcourir en bredouillant à demi-voix les noms qui s’y trouvaient inscrits.
– Attendez, faisait-il, attendez…; du 22, non, c’est plus tard… Ah! nous y voici: Clameran, Gaston… Il se nomme Gaston.
Mais Louis, cette fois, ne sourcilla pas; il avait eu le temps de se reconnaître et de faire provision d’audace pour parer n’importe quel coup.
– Gaston!… répondit-il d’un air dégagé, j’y suis. Ce monsieur doit être le fils d’une sœur de mon père dont le mari habitait la Havane. Revenant en France il aura pris sans façon le nom de sa mère, plus sonore que celui de son père, lequel, si j’ai bonne mémoire, s’appelait Moirot ou Boirot.
Le banquier avait replacé son carnet sur un des meubles de la salle à manger.
– Boirot ou Clameran, dit-il, je vous ferai, j’imagine, dîner avec lui avant longtemps. Des quatre cent mille francs que j’étais chargé de recouvrer pour lui, il ne s’en fait expédier que cent et me prie de garder le reste en compte courant. C’est donc qu’il se propose de venir à Paris.
– Je ne serai vraiment pas fâché de faire sa connaissance.
On parla d’autre chose, et bientôt Clameran parut avoir totalement oublié la communication du banquier.
Il est vrai que, tout en causant le plus gaiement du monde, il ne cessait d’observer Mme Fauvel et sa nièce.
Elles étaient bien autrement troublées que lui, et leur trouble était visible. À tout moment elles échangeaient, à la dérobée, les regards les plus significatifs.
Évidemment une même idée, terrible, avait traversé leur esprit.
Plus que sa tante encore, Madeleine semblait émue. C’est qu’au moment où le banquier avait prononcé le nom de Gaston, elle avait vu, elle ne se trompait pas, elle avait vu Raoul reculer sa chaise et jeter un coup d’œil vers la fenêtre, comme le filou surpris qui cherche une issue pour fuir.
Et Raoul, moins fortement trempé que son oncle, était, depuis ce moment, resté décontenancé. Lui, brillant d’ordinaire, causeur original, il était complètement éteint, il se taisait, il étudiait l’attitude de Louis.
Enfin, le dîner finit, les convives se levèrent pour passer dans le salon, et Clameran et Raoul manœuvrèrent de façon à rester les derniers dans la salle à manger.
Ils étaient seuls, ils n’essayaient plus de cacher leur anxiété.
– C’est lui!… dit Raoul.
– Je le crois.
– Tout est perdu, alors; filons.
Mais Clameran, l’audacieux aventurier, n’était pas homme à jeter ainsi, avant d’y être contraint, le manche après la cognée.
– Qui sait! murmura-t-il, pendant que la contraction de son front disait l’effort de sa pensée, qui sait!… Pourquoi ce misérable banquier ne nous a-t-il pas dit où trouver ce Clameran de malheur?…
Il s’interrompit, poussant un cri de joie. Il venait d’apercevoir sur le buffet le carnet consulté par M. Fauvel.
– Veille, dit-il à Raoul.
Il saisit le carnet, il le feuilleta fiévreusement, il trouva: Gaston, marquis de Clameran, Oloron (Basses-Pyrénées).
– Sommes-nous bien plus avancés, fit Raoul, maintenant que nous avons son adresse?
– C’est-à-dire que nous sommes peut-être sauvés. Viens, il ne faut pas qu’on remarque notre absence. Du sang-froid, morbleu! de la tenue, de la gaieté! J’ai vu le moment où ton attitude nous trahissait.
– Les deux femmes se doutent de quelque chose.
– Eh bien! après?
– Il ne fait pas bon pour nous ici.
– Faisait-il donc meilleur à Londres? Confiance! nous nous en tirerons. Je vais dresser mes batteries.
Ils rejoignirent les autres invités. Mais si leur conversation n’avait pas été entendue, leurs gestes avaient été observés.
Madeleine, qui s’était avancée sur la pointe du pied, avait aperçu Clameran consultant le carnet du banquier.
Mais à quoi pouvait lui servir cette constatation des inquiétudes du marquis. Elle n’en était plus à douter de l’infamie de cet homme, auquel elle avait promis sa main. Il l’avait bien dit à Raoul: ni Madeleine ni sa tante ne pouvaient se soustraire, quoi qu’il arrivât, à sa domination; car pour l’atteindre il fallait parler, avouer…
Lorsque deux heures plus tard, Clameran reconduisit Raoul jusqu’au Vésinet, son plan était fait.
– C’est lui, je n’en doute pas, disait-il, mais nous avons, mon beau neveu, pris l’alarme trop tôt.
– Merci!… le banquier l’attend; nous l’aurons peut-être demain sur le dos.
– Tais-toi! interrompit Clameran. Sait-il ou ne sait-il pas que Fauvel est le mari de Valentine? Tout est là. S’il le sait, nous n’avons qu’à jouer des jambes. S’il l’ignore, rien n’est désespéré.
– Comment s’en assurer?
– En allant le lui demander, tout simplement.
Raoul eut un mouvement d’admiration.
– C’est joli, fit-il, mais dangereux.
– Il serait plus périlleux encore de rester. Quant à filer sur un simple soupçon, ce serait par trop niais.
– Et qui ira le trouver?
– Moi!
– Oh! fit Raoul, sur trois tons différents, oh! oh!
L’audace de Clameran le confondait.
– Mais moi? interrogea-t-il.
– Toi, tu me feras le plaisir de rester ici. Au moindre danger je t’expédie une dépêche et tu décampes.
Ils étaient arrivés devant la grille de la maison de Raoul.
– Voilà donc qui est entendu, dit Clameran, tu restes ici. Mais attention, tant que durera mon absence, redeviens le meilleur des fils. Prends parti contre moi, calomnie-moi si tu peux. Mais pas de bêtises. Pas de demandes d’argent… Allons, adieu!… Demain soir je serai à Oloron et j’aurai vu ce Clameran…
Ce n’est pas sans les plus grands périls, sans des peines infinies, que Gaston de Clameran, en quittant Valentine, avait réussi à fuir.
Jamais, sans le dévouement et l’expérience de son guide, le père Menoul, il n’aurait trouvé le moyen de s’embarquer.
Ayant laissé à Valentine les parures de sa mère, il possédait pour toute fortune neuf cent vingt francs, et ce n’est pas avec cette pauvre somme qu’un fugitif qui vient de tuer deux hommes paye son passage à bord d’un bâtiment.
Mais Menoul, vieux matelot, était homme d’expédients.
Pendant que Gaston restait caché dans une ferme de la Camargue, Menoul avait gagné Marseille, et, dès le premier soir, courant les cabarets que fréquentent les matelots, il avait appris qu’il se trouvait en rade un trois-mâts américain, dont le commandant, M. Warth, un marin sans préjugés, se ferait un vrai plaisir de donner asile à un gaillard solide, qui lui serait utile à la mer, sans s’inquiéter de ses antécédents.
Ayant visité le navire et bu un verre de rhum avec le capitaine, le père Menoul était revenu trouver Gaston.
– S’il s’agissait de moi, lui dit-il, j’aurais mon affaire, mais vous!…
– Ce qui vous conviendrait me convient.
– C’est que, voyez-vous, il vous faudra trimer dur. Vous serez matelot, quoi! Et pour tout dire, le bateau ne m’a pas l’air des plus catholiques et le patron me fait l’effet d’un fier sacripant.
– Il n’y a pas à choisir, répondit Gaston, partons.
Le flair du père Menoul ne l’avait pas trompé.
Il suffit à Gaston d’un séjour de quarante-huit heures à bord du Tom-Jones pour être sûr, à n’en pouvoir douter, que le hasard venait de le jeter au milieu d’une remarquable collection de bandits de la pire espèce.
L’équipage, recruté un peu partout, était comme un échantillon de coquins de tous les pays.
Mais que lui importaient ces gens parmi lesquels il était condamné à vivre pendant des mois!
C’est son corps seul que le navire emportait vers des pays nouveaux. Sa libre pensée se reposait sous les frais ombrages du parc de La Verberie, près de sa bien-aimée Valentine.
Qu’allait-elle devenir, la pauvre enfant, maintenant qu’il ne serait plus là pour l’aimer, pour la consoler, pour la défendre!
Heureusement, il n’avait ni le loisir ni la force de réfléchir. Ce qu’il y avait de plus affreux dans sa situation présente, il ne le sentait pas.
Obligé au rude apprentissage du métier de matelot, il n’avait pas trop de toute son énergie pour résister à des labeurs exorbitants pour qui n’en a pas, dès l’enfance, contracté l’habitude.
Là fut son salut. La fatigue physique calmait et engourdissait les douleurs morales. Aux heures de repos, lorsque brisé, rompu, il lui était permis de s’étendre sur son cadre, il s’endormait.
Si parfois, avec une anxiété poignante, il s’efforçait d’interroger l’avenir, c’était aux heures de quart, la nuit, quand le temps était beau, que la voilure ne réclamait aucune manœuvre.
Il avait juré qu’il reviendrait avant trois ans, et qu’il reviendrait riche pour satisfaire les exigences de Mme de La Verberie. Pourrait-il tenir cette promesse présomptueuse? Si le désir a des ailes, la réalité se traîne lentement terre à terre.
Or, d’après tout ce qu’il entendait dire autour de lui, il n’était pas précisément sur le chemin de cette fortune tant souhaitée.
Le Tom-Jones faisait peut-être voile pour Valparaiso, mais il prenait, à coup sûr, pour y arriver, le chemin le plus long.
C’est que le capitaine Warth se proposait de visiter le golfe de Guinée.
Un prince noir de ses amis, disait-il en riant d’un large rire, l’attendait dans les environs de Badagri, pour lui confier, en échange de quelques pipes de rhum et d’une centaine de méchants fusils à pierre, toute une cargaison de «bois d’ébène».
Pour tout dire, Gaston de Clameran servait en qualité de novice sur un de ces navires comme en armait alors, par centaines, tous les ans, la libre et philanthrope Amérique pour la traite des Noirs.
Cette découverte emplit Gaston de colère et de honte, mais il fut assez sage pour dissimuler ses impressions.
Toute son éloquence n’aurait pu dégoûter le digne capitaine Warth d’un trafic dont les profits dépassaient cent pour cent, en dépit des croiseurs français et anglais, malgré les avaries de la cargaison et une foule d’autres risques encore.
Si les hommes de l’équipage avaient pour Gaston une considération relative, c’est que l’histoire des coups de couteau, racontée par le père Menoul au capitaine, avait transpiré. Laisser voir ses opinions, c’était se créer sans nécessité ni utilité une situation impossible.
Il se tut, se jurant bien qu’il déserterait dès que se présenterait une occasion à peu près favorable.
Le malheur est que cette occasion, comme tout ce qu’on attend avec impatience, ne venait pas.
C’est qu’au bout de trois mois M. Warth ne pouvait plus se passer de Gaston. Lui ayant reconnu une intelligence supérieure, il l’avait pris en amitié, il le faisait manger à sa table, il avait, à l’entendre causer, un plaisir infini, il le forçait à faire sa partie de piquet.
Si bien que le second du navire étant venu à mourir, Gaston fut choisi pour le remplacer.
Et c’est en cette qualité qu’il fit deux voyages successifs au golfe de Guinée. C’est comme second qu’il aida à enlever un millier de nègres en deux fois, à les «arrimer», à les surveiller pendant une traversée de douze ou quinze cents lieues, et enfin à les jeter clandestinement sur les côtes du Brésil.
Il y avait plus de trois ans que Gaston s’était embarqué à Marseille, lorsque enfin le Tom-Jones ayant relâché à Rio Janeiro, il put se séparer du capitaine Warth, un digne homme après tout, et qui jamais ne se serait résigné à ce diabolique et répugnant commerce de chair humaine sans sa petite Mary, un ange, qu’il voulait doter magnifiquement.
Ces voyages avaient au moins profité à Gaston. Il possédait tout près de douze mille francs d’économies lorsqu’il toucha le sol du Brésil.
Cependant, les trois ans fixés par lui-même pour son retour étaient passés; mais peut-être Valentine l’avait-elle attendu; avant de rien entreprendre, il écrivit à un de ses amis, en qui il pouvait avoir toute confiance, et qui habitait Beaucaire. Il avait soif de nouvelles de son pays, de sa famille, de ses amis.
Il écrivit aussi à son père, auquel il avait essayé, toutes les fois qu’il en avait trouvé l’occasion, de faire parvenir des lettres.
Ce n’est que l’année suivante qu’il reçut une réponse de son ami.
Du même coup, cette réponse lui apprenait que son père était mort, que son frère Louis avait quitté le pays, que Valentine était mariée, et enfin que lui, Gaston, il avait été condamné à plusieurs années de prison, pour meurtre.
Cette lettre l’atterra.
Désormais il était seul au monde, sans patrie, déshonoré par un jugement. Valentine mariée, il ne voyait plus de but à sa vie.
Mais il n’était pas homme à se laisser abattre.
– Gagnons donc de l’argent! s’écria-t-il avec rage, puisqu’il n’y a que l’argent ici-bas qui ne trompe jamais.
Et il se mit à l’œuvre, avec une âpre activité, fouettée, chaque matin, par une volonté nouvelle.
Tous les moyens de fortune qu’offre aux aventureux l’empire du Brésil, Gaston les tenta.
Tour à tour, il spécula sur les peaux, il exploita une mine, il tenta des défrichements. Cinq fois il se coucha riche et se réveilla ruiné; cinq fois, avec la patience du castor dont le courant emporte la hutte, il recommença l’édifice de sa fortune.
Enfin, après de longues, bien longues années de luttes, il possédait près d’un million réalisable, et de vastes étendues de terrain.
Il s’était dit que jamais il ne quitterait le Brésil, qu’il finirait ses jours à Rio; il comptait sans cet amour du sol natal, qui jamais ne s’éteint dans le cœur d’un Français.
Riche, il voulut mourir en France.
Aussitôt il fit les démarches indiquées par sa situation. Il s’assura que, rentrant, il ne serait pas inquiété, réalisa ce qu’il put de son avoir, confia le reste à un correspondant et s’embarqua.
Il y avait vingt-trois ans et quatre mois qu’il avait fui lorsque, par un beau jour de janvier 1866, il mit le pied sur les quais de Bordeaux.
Il était parti jeune homme, le cœur gonflé d’espérances; il revenait avec des cheveux blancs, ne croyant plus à rien.
Une usine était à vendre, près d’Oloron, sur les bords du Gave, il l’acheta, songeant à trouver un moyen pour utiliser les immenses quantités de bois qui, faute de moyens de transport, se perdent dans les montagnes.
Il était installé depuis quelques semaines déjà, lorsqu’un soir son domestique lui remit la carte d’un étranger qui désirait le voir.
Il prit cette carte et lut: Louis de Clameran.
– Mon frère! s’écria-t-il enfin, mon frère!…
Et laissant là son domestique tout ébahi, quelque peu effaré même, de l’exaltation de son maître, il se lança dans les escaliers.
Au milieu du vestibule, un homme, Louis de Clameran, se tenait debout, attendant.
Gaston se précipita vers lui, et après l’avoir serré entre ses bras, à l’étouffer, il l’entraîna, ou plutôt il l’emporta dans le salon.
Là, il le fit asseoir, s’asseyant lui-même, en face, le plus près possible, pour le mieux voir, pour le contempler plus à l’aise. Il lui avait pris les deux mains et les gardait dans les siennes.
– C’est toi, répétait-il, parlant très haut comme pour mieux s’entendre, pour se bien prouver la réalité, toi, mon bien-aimé Louis, mon frère… toi, c’est toi!…
Gaston, cet homme dont la vie avait été comme une continuelle tempête, ne se possédait plus. Lui, l’aventurier, le second du redoutable capitaine Warth, le chercheur d’or des mines de Villa-Rica, il pleurait et riait tout ensemble.
– Je t’aurais reconnu, disait-il à son frère; oui, je t’aurais reconnu… Va! l’expression de ton visage n’a pas changé, tu as bien le même regard, ton sourire est toujours ce qu’il était jadis.
Louis souriait, en effet, peut-être comme il avait souri cette nuit fatale où la chute de son cheval avait livré Gaston.
Il souriait, lui aussi, il avait l’air heureux, il paraissait ravi.
Une de ces angoisses à faire blanchir les cheveux d’un homme le pénétrait lorsqu’il avait soulevé le marteau de la porte de Gaston. Ses dents claquaient de peur, lorsqu’il avait dit au domestique, en lui tendant sa carte:
– Portez ceci à votre maître.
Et en attendant le retour de ce domestique, dont l’absence lui avait paru durer des siècles, il se disait: est-ce bien lui? Et si c’est lui, sait-il, se doute-t-il?… Si grande était son anxiété, qu’au moment où il avait aperçu Gaston descendant l’escalier avec la rapidité de l’ouragan, il avait eu la tentation de fuir.
Maintenant qu’il voyait bien que Gaston était resté le même, bon, confiant, crédule; maintenant qu’il était presque certain que pas un soupçon n’avait effleuré l’esprit de son frère, il se rassurait et il souriait.
– Enfin, poursuivait Gaston, je ne serai donc plus seul dans la vie; j’aurai quelqu’un à aimer, quelqu’un qui m’aimera.
Il s’interrompit, puis, brusquement, avec cette incohérence d’idées de toutes les émotions fortes qui rompent l’équilibre du cerveau:
– Es-tu marié? interrogea-t-il.
– Non.
– Tant pis! oui, tant pis! J’aurais voulu te voir le mari de quelque bonne femme bien dévouée, je voudrais te savoir père de braves et beaux enfants. Comme j’aurais ouvert mon cœur à deux battants à tout ce monde-là! Ta famille aurait été la mienne. Ce doit être si bon, la famille, si doux. Vivre seul, sans une femme adorée qui partage les tristesses et les joies, les épreuves et les succès, ce n’est pas vivre. N’avoir à penser qu’à soi, quelle tristesse! Mais qu’est-ce que je dis là? Je t’ai, n’est-ce donc pas assez? Louis!… J’ai donc un frère, un ami avec qui je puis causer tout haut, comme je cause tout bas avec moi-même!
– Oui, Gaston, oui, un bon ami!…
– Parbleu!… puisque tu es mon frère. Ah, tu n’es pas marié! Eh bien! nous ferons ménage tous les deux. Nous allons vivre en garçons, en vieux garçons, heureux comme des dieux; nous nous amuserons, nous ferons nos farces. Tiens! quelle idée! C’est toi qui me rajeunis; il me semble que je n’ai plus que vingt ans, que je suis leste et vigoureux comme en ce temps où je traversais le Rhône à la nage. Il y a longtemps de cela, pourtant, et depuis j’ai lutté, j’ai souffert, j’ai cruellement vieilli, changé…
– Toi! interrompit Louis, tu as moins vieilli que moi.
– Quelle plaisanterie!
– Je te le jure.
– Tu m’aurais reconnu?
– Parfaitement, tu es resté toi.
Louis disait vrai. Il paraissait, lui, usé plutôt que vieilli. Mais Gaston, en dépit de ses cheveux gris, malgré son teint qui avait pris au soleil du Brésil des tons de brique, était bien l’homme robuste dans la force de l’âge, dans la pleine maturité de sa mâle beauté.
– Mais comment m’as-tu retrouvé? demandait Gaston, quelle bonne pensée, quelle fée bienveillante t’a guidé jusqu’au seuil de ma maison?
– C’est la Providence, répondit-il, qu’il faut remercier, de notre réunion. Il y a trois jours, à mon cercle, un jeune homme qui arrive des Eaux-Bonnes me dit qu’il a ouï parler, aux Pyrénées, d’un marquis de Clameran. Tu conçois ma surprise. Je me demande quel faussaire se permet de porter notre nom. Aussitôt, je cours au chemin de fer, je prends un billet, et me voici.
– Tu ne pensais donc pas à moi?
– Eh! pauvre frère, il y avait vingt-trois ans que je te croyais mort.
– Mort!… moi. Ah çà! mademoiselle de La Verberie, Valentine, ne vous a donc pas fait savoir que j’étais sauvé? Elle m’avait juré qu’elle irait trouver notre père.
Louis prit cet air navré d’un homme forcé bien malgré lui de révéler une lamentable vérité.
– Hélas! murmura-t-il, elle ne nous a rien fait dire.
Une bouffée de colère passa comme l’éclair dans les yeux de Gaston. Peut-être l’idée lui vint-elle que Valentine avait été heureuse de se débarrasser de lui.
– Rien! s’écria-t-il, elle n’a rien dit. Elle a eu la barbarie de vous laisser pleurer ma mort, elle a laissé mon vieux père mourir de chagrin. Ah! c’est qu’elle avait une peur terrible des propos du monde: elle m’a sacrifié à sa réputation.
– Mais toi, interrompit Louis, pourquoi n’as-tu pas écrit?
– J’ai écrit dès que je l’ai pu, et c’est par Lafourcade que j’ai appris que notre père n’était plus, et que tu avais abandonné le pays.
– J’ai quitté Clameran, parce que je te croyais mort.
Gaston se leva et fit, au hasard, quelques pas dans le salon. Il voulait secouer la tristesse qui l’envahissait.
– Bast! murmura-t-il, pourquoi s’inquiéter de ce qui est passé? Tous les souvenirs du monde, bons ou mauvais, ne valent pas la plus mince espérance, et Dieu merci! l’avenir est à nous.
Louis se taisait. Il ne connaissait pas encore assez le terrain pour risquer une question.
– Mais je suis là que je bavarde, reprit Gaston; je parle, je parle et tu n’as peut-être pas dîné.
– Je t’avouerai que non.
– Et tu ne disais rien!… Mais moi non plus je n’ai pas dîné encore. Pour le premier jour, j’allais te laisser mourir de faim. Ah! j’ai un certain vin du Cap!…
Il se pendit aux sonnettes; en un moment, la maison fut sur pied, et, une demi-heure plus tard, les deux frères s’asseyaient devant une table somptueusement servie.
La conversation entre les deux frères devait être infinie. Gaston voulait savoir tout ce qui était arrivé après son départ.
– Et Clameran? demanda-t-il quand Louis eut fini.
Louis hésita un moment. Devait-il ou non dire la vérité?
– J’ai vendu Clameran, dit-il enfin.
– Même le château?
– Oui.
– Je comprends cela, murmurait Gaston, quoique moi, à ta place… là ont vécu nos ancêtres, là est mort notre père…
Mais voyant qu’il attristait son frère:
– Bast! c’est dans le cœur que vit le souvenir, et non au milieu de vieilles pierres. Tel que tu me vois, je n’ai pas osé retourner en Provence. J’ai eu peur de trop souffrir en revoyant, en face de Clameran, le parc de La Verberie… Hélas! j’ai eu là les seuls beaux jours de ma vie.
La physionomie de Louis s’éclairait. Cette certitude que Gaston n’était pas allé en Provence chassait une de ses plus pressantes inquiétudes.
Si bien qu’à deux heures du matin, les deux frères causaient encore…
Et le lendemain, Louis trouvait un prétexte pour courir au télégraphe, et il adressait à Raoul cette dépêche: Sagesse et prudence. Suivre mes instructions. Tout va bien. Bon espoir.
Tout allait bien, et cependant Louis, en dépit de ses questions habituellement calculées, n’avait obtenu aucun des renseignements qu’il était venu chercher.
Gaston si expansif, Gaston qui lui avait conté sa vie entière, en insistant sur les moindres circonstances, n’avait pas dit un mot pouvant l’éclairer.
Était-ce hasard ou calcul, préméditation savante ou simple oubli? Louis se le demandait avec ces inquiétudes des gens pervers toujours disposés à gratifier les autres de leur perversité.
À tout prix, et fallût-il se départir de sa réserve, il résolut d’en avoir le cœur net et de voir clair dans l’esprit de son frère. Le moment était favorable, ils se mettaient à table pour déjeuner.
– Sais-tu, mon cher Gaston, commença-t-il, que jusqu’ici nous avons parlé de tout, sauf pourtant des choses sérieuses?
– Diable! Qu’y a-t-il donc, que tu prends une mine de procureur?
– Il y a mon cher frère, que te croyant mort, j’ai recueilli la succession de notre père.
Un franc éclat de rire de Gaston lui coupa la parole.
– C’est là ce que tu appelles des choses sérieuses?
– Certainement, je te dois compte de ta part de l’héritage; tu as droit à la moitié…
– J’ai droit, interrompit Gaston, de te demander en grâce de clore ce chapitre. Ce que tu as est à toi, il y a prescription.
– Non, je ne puis accepter.
– Quoi? la succession de notre père? Non seulement tu le peux, mais tu le dois. Notre père ne voulait qu’un héritier, soumettons-nous à ses volontés.
Et croyant apercevoir un nuage sur le front de son frère:
– Ah çà! ajouta-t-il gaiement, tu es donc bien riche ou tu me crois donc bien pauvre, pour insister ainsi?
Louis tressaillit imperceptiblement à cette question à bout portant. Que répondre pour ne se point engager?
– Je ne suis ni riche, ni pauvre, fit-il.
– Moi! s’écria Gaston, je serais presque ravi de te trouver plus pauvre que Job, pour partager avec toi tout ce que j’ai.
Le déjeuner était terminé. Gaston jeta sa serviette et se leva en disant:
– Viens!… je veux toujours te faire visiter ma… c’est-à-dire notre propriété.
Tout en suivant son frère, Louis était aussi tourmenté que possible. Il lui semblait que Gaston fuyait avec une singulière obstination le terrain des confidences sur lequel il s’efforçait de l’attirer.
Son abandon n’était-il donc qu’une comédie? Les défiances de Louis se réveillaient, il regrettait presque sa dépêche optimiste de la veille.
Mais rien des pensées fâcheuses qui s’agitaient au-dedans de lui n’apparaissait à la surface. Sa figure était calme et souriante, sa voix joyeuse.
Il lui fallut tout voir en détail, la maison d’abord, puis les servitudes, les écuries, le chenil, puis le jardin, vaste et bien planté, au bout duquel le Gave, sur son lit de cailloux, chantait sa chanson montagnarde.
À l’extrémité d’une jolie prairie se trouvait l’usine en pleine activité. Gaston, qui en était encore aux enchantements d’un nouveau propriétaire, ne fit grâce à son frère ni d’une lime ni d’un marteau.
Il lui disait ses projets futurs, comment il comptait substituer le bois à la houille, faire mieux, et réaliser encore des économies en exploitant des richesses forestières jugées jusqu’alors impossibles à atteindre.
Louis approuvait tout; il applaudissait, mais il ne répondait que par monosyllabes.
– Oui! en effet! très bien!…
C’est qu’une nouvelle douleur, qu’il lui fallait dissimuler comme les autres, le torturait maintenant. Cette prospérité, dont l’évidence sautait aux yeux, le désolait.
Comparant au sien le sort de son frère, tous les aiguillons empoisonnés de la jalousie déchiraient son âme envieuse. Il voyait Gaston, riche, heureux, honoré, recueillant le prix de son courage, tandis que lui… Jamais il n’avait si cruellement ressenti l’horreur d’une situation qui était son œuvre.
À vingt ans de distance, les sentiments honteux et vils qui lui avaient fait haïr son frère revenaient.
Cependant l’inspection était terminée.
– Que dis-tu de mes acquisitions? demanda joyeusement Gaston.
– Je dis, cher frère, que tu possèdes au milieu du plus beau pays du monde la plus ravissante propriété qui puisse tenter un pauvre Parisien.
– Est-ce vraiment ta pensée?
– Sans restrictions.
Gaston eut un geste de joie et une exclamation de triomphe.
– Eh bien! frère, s’écria-t-il, cette propriété est à nous, puisqu’elle est à moi. Elle te plaît? ne la quitte plus. Tiens-tu vraiment à ton Paris brumeux? Établis-toi ici, sous ce beau ciel du Béarn.
Louis se taisait. Ces propositions, il y a un an, l’auraient rempli de joie. Avec quels transports il aurait accueilli les perspectives de cette belle et large existence! Quel repos délicieux après tant de traverses! Il aurait pu sans crainte dépouiller le vieil homme, l’aventurier, et redevenir soi.
Mais il ne pouvait accepter maintenant, et il le reconnaissait avec rage.
Non, il n’était pas libre, non, il ne pouvait pas quitter Paris.
Il avait, là-bas, engagé une de ces affreuses parties qu’on perd quand on les abandonne, et dont la perte peut conduire au bagne.
Seul, il eût pu disparaître, mais il n’était pas seul, il avait un complice.
– Tu ne réponds rien, insistait Gaston, surpris de ce silence; verrais-tu quelque obstacle à mes projets?
– Aucun.
– Eh bien, alors?
– Il y a, cher frère, que sans les émoluments d’une position que j’occupe à Paris, je n’aurais pas de quoi vivre.
– Et c’est là ton objection, à toi qui, il n’y a qu’une minute, m’offrais la moitié de l’héritage paternel! Louis, c’est mal, c’est très mal; ou tu ne m’as pas compris, ou tu es un mauvais frère.
Louis baissait la tête. Gaston, bien involontairement, tournait et retournait le poignard dans la plaie.
– Je te serais à charge, murmurait Louis.
– À charge!… Mais tu deviens fou. Ne t’ai-je pas dit que j’étais très riche… T’imaginerais-tu avoir vu tout ce que je possède! Cette maison et l’usine ne constituent pas le quart de ma fortune. Je les ai eues pour un morceau de pain. Crois-tu donc que sur une entreprise pareille, je risquerais ce que j’ai gagné en vingt ans? J’ai bel et bien, sur l’État, vingt-quatre mille livres de rentes. Et ce n’est pas tout; il paraît que mes concessions du Brésil se vendront; j’ai de la chance! Déjà mon correspondant m’a fait tenir quatre cent mille francs.
Louis tressaillit de plaisir. Enfin, il allait savoir jusqu’à quel point il était menacé.
– Quel correspondant? demanda-t-il de l’air le plus désintéressé qu’il pût prendre.
– Parbleu! mon ancien associé de Rio. Les fonds sont à cette heure à ma disposition chez mon banquier de Paris.
– Un de tes amis.
– Ma foi! non. Il m’a été indiqué par mon banquier de Pau et recommandé comme un homme fort riche, prudent, et d’une probité notoire; c’est, attends donc, c’est un nommé… Fauvel, qui demeure rue de Provence.
Si maître de soi que fût Louis, si préparé qu’il fût à ce qu’il allait entendre, il pâlit et rougit visiblement. Mais Gaston, tout à ses idées, ne s’en aperçut pas.
– Connais-tu ce banquier? demanda-t-il.
– De réputation, oui.
– Alors, nous ferons ensemble très prochainement sa connaissance, car je me propose de t’accompagner à Paris lorsque tu retourneras y arranger tes affaires avant ton établissement ici.
À cette annonce inattendue d’un projet dont la réalisation devait le perdre, Louis eut la force de rester impassible. Il sentait le regard de son frère arrêté sur lui.
– Tu viendras à Paris, fit-il, toi?
– Certainement, qu’y a-t-il là d’extraordinaire?
– Rien.
– Je déteste Paris et je le déteste sans y jamais être allé, ce qui est plus fort; mais j’y suis appelé par des intérêts, par… – il hésitait – des devoirs sérieux… Enfin, mademoiselle de La Verberie habite Paris, m’a-t-on dit, et je veux la revoir.
– Ah!…
Gaston réfléchissait; il était ému, et son émotion était visible.
– À toi, Louis, reprit-il, je puis dire pourquoi je veux la revoir. Je lui ai autrefois confié les parures de notre mère.
– Et tu veux, après vingt-trois ans, lui réclamer ce dépôt?
– Oui… ou plutôt, tiens, non; ce n’est là qu’un vain prétexte dont j’essaye de me payer moi-même. Je veux la revoir parce que… parce que… je l’ai aimée, voilà la vérité.
– Mais comment la retrouver?
– Oh! c’est bien simple. Le premier venu, dans le pays, me dira le nom de son mari, et quand je saurai ce nom… Tiens, dès demain, j’écrirai à Beaucaire.
Louis ne répondit pas.
Avant tout, Louis se gardait de discuter les projets de son frère.
Combattre les intentions d’un homme, c’est presque toujours les enfoncer plus profondément dans son esprit; chaque argument fait l’effet d’un coup de marteau sur un clou.
En homme habile, il détourna la conversation, et, de la journée, il ne fut plus question de Paris, ni de Valentine.
C’est le soir seulement, lorsqu’il se trouva seul dans sa chambre, que, se posant résolument en face de la situation, Louis commença à l’étudier sous tous ses aspects.
Au premier abord, elle paraissait désespérée.
Acculé dans une position qui lui paraissait sans issue, il était près de se résigner à cesser de lutter, à se rendre.
Oui, il se demandait s’il ne serait pas sage d’emprunter une grosse somme à son frère et de disparaître pour toujours.
Vainement il se mettait l’esprit à la torture, sa détestable expérience ne lui représentait aucune combinaison applicable aux circonstances présentes.
De tous les côtés à la fois, le danger menaçait, pressant, impossible à conjurer.
Il avait à craindre également et Mme Fauvel, et sa nièce, et le banquier; Gaston, découvrant la vérité, voudrait se venger; Raoul lui-même, son complice, devait, en cas de malheur, se tourner contre lui et devenir son plus implacable ennemi.
Existait-il un moyen humain pour empêcher la rencontre de Valentine et de Gaston?
Évidemment non.
Or, l’instant de leur réunion devait être l’instant de sa perte.
– C’est en vain, murmura-t-il, que je cherche. Il n’y a rien à faire, rien qu’à gagner du temps, rien qu’à guetter une occasion.
La chute du cheval, à Clameran, disait, sans doute, ce que Louis entendait par une «occasion».
Il referma sa fenêtre, se coucha, et si grande était son habitude du danger, qu’il s’endormit.
Nul pli sur son front, au matin, ne révélait ses angoisses de la nuit.
Il fut affectueux, gai, causeur, bien plus qu’il ne l’avait été jusqu’alors. Il voulut monter à cheval et courir le pays. Devenu, tout à coup, aussi remuant qu’il s’était montré calme, il ne parlait que d’excursions dans les environs.
La vérité est qu’il voulait occuper Gaston, l’amuser, détourner son esprit de Paris et surtout de Valentine.
Avec le temps, en y mettant beaucoup d’adresse, il ne désespérait pas de dissuader son frère de revoir son ancienne amie. Il comptait lui démontrer que cette entrevue, absolument inutile, serait pénible pour tous deux, embarrassante pour lui et dangereuse pour elle.
Quant au dépôt, si Gaston persistait à le lui demander, eh bien! Louis avait l’intention de s’offrir pour cette démarche délicate! il promettait de la mener à bien, et, en effet, il savait où étaient les parures.
Mais il ne devait pas tarder à reconnaître l’inanité de ses espérances et de ses tentatives.
– Tu sais, lui dit un jour Gaston, j’ai écrit…
Louis ne savait que trop ce dont il s’agissait; n’était-ce pas là le sujet habituel de ses méditations! Il prit cependant son air le plus surpris:
– Écrit?… interrogea-t-il, où, à qui, pourquoi?
– À Beaucaire, à Lafourcade, pour savoir le nom du mari de Valentine.
– Tu penses donc toujours à elle?
– Toujours.
– Tu ne renonces pas à la revoir?
– Moins que jamais.
– Hélas! frère, c’est que tu ne réfléchis pas que celle que tu aimais est la femme d’un autre, qu’elle est mère de famille, sans doute. Consentira-t-elle à te recevoir? Sais-tu si tu ne vas pas troubler sa vie, si tu ne te prépares pas les plus cuisants regrets.
– Je suis fou, c’est vrai, je le sais, mais ma folie m’est chère.
Il dit cela d’un tel accent que Louis comprit bien que son parti était irrévocablement arrêté.
Cependant il resta le même, ne s’occupant, en apparence, que de parties de plaisir, en réalité passant sa vie à s’inquiéter des lettres qui arrivaient à la maison.
Il savait au juste à quelle heure passait le facteur, et toujours il se trouvait, par hasard, dans la cour pour le recevoir.
S’il était absent, ainsi que son frère, il savait à quelle place on mettait les lettres venues dans la journée, et il y courait.
Sa surveillance ne fut pas inutile.
Le dimanche suivant, parmi les lettres que lui remit le facteur, il en distingua une qui portait le timbre de Beaucaire.
Rapidement il la glissa dans sa poche, et bien qu’il fût sur le point de monter à cheval, avec son frère, il trouva un prétexte pour aller à sa chambre, incapable qu’il était de maîtriser son impatience.
C’était bien la lettre attendue, elle était signée: Lafourcade. Elle avait trois bonnes pages et contenait une foule de détails absolument indifférents à Louis, mais voici ce qu’elle disait de Valentine.
Le mari de Mlle de La Verberie est un banquier très considéré, nommé André Fauvel. Je n’ai pas l’honneur de le connaître, mais je pense aller le voir à mon prochain voyage à Paris. J’ai conçu un projet qui serait la fortune de notre pays, je me propose de le lui soumettre, et, s’il le juge bon, je solliciterai l’appui de ses capitaux. Vous ne trouverez pas mauvais, je l’espère, que je me recommande de votre nom…
Louis tremblait comme un homme qui vient d’échapper à un immense danger.
– Cette lettre entre les mains de mon frère, murmurait-il, et je n’avais qu’à filer.
Mais, sa perte, pour être retardée, n’en paraissait pas moins certaine.
Gaston attendrait une réponse pendant une huitaine encore, puis il écrirait de nouveau; Lafourcade, tout surpris, répondrait sur-le-champ; c’était, en mettant tout au mieux, une douzaine de jours que Louis avait encore devant lui.
Et là, se disait-il, là est le plus pressant danger. Que cet imbécile aille à Paris, qu’il prononce le nom de Clameran devant le banquier, et tout est fini.
En bas, Gaston s’impatientait.
– Viens-tu! criait-il à son frère.
– Je descends, répondit Louis.
Il descendait, en effet, après avoir serré dans un compartiment secret de la malle la lettre de Lafourcade.
Désormais, il était décidé à un emprunt. Ayant une bonne somme en poche, jointe à ce qu’il possédait déjà, il passerait en Amérique, et, ma foi! Raoul se tirerait d’affaire comme il pourrait.
Certes, il était désolé de voir manquer la plus belle combinaison qu’il eût imaginée en sa vie, mais l’homme fort ne s’indigne pas sottement contre la destinée, il tire des événements le meilleur parti possible.
Dès le lendemain même, se promenant, à la tombée de la nuit, avec Gaston, sur la jolie route qui mène de l’usine à Oloron, il entama le prologue d’une petite histoire dont la conclusion devait être un emprunt de deux cent mille francs.
Ils allaient doucement, se donnant le bras, lorsqu’à un kilomètre environ de la forge, ils croisèrent un tout jeune homme, vêtu comme les ouvriers qui font leur tour de France, et qui en passant les salua.
Une commotion si terrible secoua Louis que Gaston en reçut le contre-coup.
– Qu’as-tu? demanda-t-il tout étonné.
– Rien. J’ai heurté du bout du pied une pierre qui m’a fait mal.
Il mentait, et le tremblement de sa voix eût dû le dire à Gaston.
S’il était si ému, c’est que, dans ce jeune ouvrier, il avait reconnu Raoul de Lagors.
De ce moment, Louis de Clameran fut anéanti.
La surprise, une épouvante instinctive paralysaient, anéantissaient absolument sa verve audacieuse et parleuse. Il n’était plus à la conversation.
Il disait:
– Oui. En effet. Vraiment! Peut-être.
Mais sans avoir conscience de ce qu’il disait.
Comment Raoul se trouvait-il à Oloron? Qu’y venait-il faire? Pourquoi se cachait-il sous un bourgeron d’ouvrier?
Depuis qu’il était à Oloron, Louis avait écrit presque tous les jours à Raoul, et il n’en avait pas reçu de réponse.
Ce silence que tout d’abord il avait trouvé naturel, il le jugeait maintenant extraordinaire, inexplicable.
Heureusement Gaston se sentait fatigué ce soir-là. Il parla de rentrer bien plus tôt que d’habitude, et, dès qu’il fut de retour à la maison, il regagna son appartement.
Louis était libre, enfin!…
Il alluma un cigare et sortit, disant au domestique de ne pas l’attendre.
Il savait bien que Raoul, si c’était lui toutefois, devait rôder autour de la maison, et guetter sa sortie.
Ses prévisions ne le trompaient pas.
Il avait à peine fait cent pas sur la route, qu’un homme sortit brusquement d’un taillis et vint se planter devant lui.
La nuit était fort claire, Louis reconnut Raoul.
– Qu’y a-t-il? demanda-t-il aussitôt, incapable de maîtriser son impatience, qu’est-il arrivé?
– Rien.
– Quoi! la position là-bas n’est pas menacée?
– En aucune façon. Je dirai plus, sans tes ambitions démesurées, tout irait au mieux.
Louis eut une exclamation, il faudrait presque dire un rugissement de fureur.
– Alors! s’écria-t-il, que viens-tu faire ici? Qui t’a permis d’abandonner ton poste, au risque de nous perdre?
– Ça, fit Raoul le plus tranquillement du monde, c’est mon affaire.
D’un geste brusque, Louis saisit les poignets du jeune homme, et les serrant à le faire crier:
– Tu vas t’expliquer, lui dit-il, de cette voix rauque et brève que donne l’imminence du danger, tu vas me dire les raisons de ton étrange caprice.
Sans effort apparent, avec une vigueur dont jamais on ne l’eût soupçonné capable, Raoul se dégagea de l’étreinte de Louis.
– Plus doucement hein! prononça-t-il du ton le plus provocant, je n’aime pas à être brusqué, et j’ai de quoi te répondre.
En même temps, il sortait à demi de sa poche et montrait un revolver.
– Tu vas te justifier, insista Louis, sinon!…
– Sinon, quoi? Renonce donc, une fois pour toutes, à l’espoir de me faire peur. Je veux bien te répondre, mais pas ici, au milieu de ce grand chemin, et par ce clair de lune; sais-tu si on ne nous observe pas? Allons, viens…
Ils franchirent le fossé qui borde la route, et s’éloignèrent à travers champs, sans se soucier des plants de maïs qu’ils foulaient aux pieds.
– Maintenant, commença Raoul, quand ils furent à une assez grande distance de la route, je puis, mon cher oncle, te dire ce qui m’amène. J’ai reçu tes lettres, et je les ai lues et relues. Tu as voulu être prudent, je comprends cela, mais tu as été si obscur en même temps que je ne t’ai pas compris. De tout ce que tu m’as écrit, un seul fait ressort clairement: nous sommes menacés d’un grand danger.
– Raison de plus, malheureux, pour veiller au grain.
– Puissamment raisonné. Seulement, oncle cher et vénéré, avant de braver le péril, je tiens à savoir quel il est. Je suis homme à m’exposer, mais j’aime à savoir quels risques je cours.
– Ne t’ai-je pas dit d’être tranquille.
Raoul eut ce geste narquois du gamin de Paris raillant la crédulité naïve de quelque bon bourgeois.
– Alors, fit-il, je dois avoir en toi, cher oncle, pleine et entière confiance.
– Certainement. Tes doutes sont absurdes, après ce que j’ai fait pour toi. Qui donc est allé te chercher à Londres, où tu ne savais que devenir? Moi. Qui donc t’a donné un nom et une famille, à toi, qui n’avais ni famille ni nom? Encore moi. Qui travaille en ce moment, après t’avoir assuré le présent, à te préparer un avenir? Moi, toujours moi.
Pour bien écouter, Raoul avait pris une pose grotesquement sérieuse.
– Superbe! interrompit-il, magnifique, splendide!… Pourquoi, pendant que tu y es, ne me prouves-tu pas que tu t’es sacrifié pour moi? Tu n’avais nul besoin de moi, n’est-ce pas, lorsque tu es venu me chercher? Allons, va, démontre-moi que tu es le plus généreux et le plus désintéressé des oncles; tu demanderas le prix Montyon [5] et j’apostillerai ta demande.
Clameran se taisait, il redoutait les entraînements de sa colère.
– Tiens, reprit Raoul, laissons là les enfantillages, cher oncle. Si je suis venu, c’est que je te connais; c’est que j’ai en toi juste la confiance que j’y dois avoir. S’il te paraissait avantageux de me perdre, tu n’aurais pas une seconde d’hésitation. En cas de danger, tu te sauverais seul et tu laisserais ton neveu chéri se débrouiller à sa guise. Oh! ne proteste pas, c’est tout naturel, et à ta place j’en ferais autant. Seulement, note bien ceci, je ne suis pas de ceux qu’on joue impunément… Et sur ce, laissons là les récriminations inutiles et mets-moi au fait…
Avec un tel complice, il fallait compter, Louis le comprit. Loin de se révolter, il raconta brièvement et clairement les événements survenus depuis qu’il était près de son frère.
Il fut presque franc sur tous les points, sauf cependant en ce qui concerne la fortune de son frère, dont il diminua l’importance autant que possible.
Quand il eut terminé:
– Eh bien! fit Raoul, nous sommes dans de beaux draps. Et tu espères t’en tirer, toi?
– Oui, si tu ne me trahis pas.
– Je n’ai encore jamais trahi personne, entends-tu, marquis. Seulement, comment t’y prendras-tu?
– Je ne sais, mais je sens que je trouverai un expédient. Oh! je le trouverai, il le faut. Tu peux, tu le vois, repartir tranquille. Tu ne cours aucun risque à Paris, tant que moi, ici, je surveillerai Gaston.
Raoul réfléchissait.
– Aucun risque, fit-il; en es-tu bien sûr?
– Parbleu! Nous tenons trop bien madame Fauvel, pour que jamais elle ose élever la voix contre nous. Elle saurait la vérité, la vraie, celle que toi et moi savons seuls, qu’elle se tairait encore, trop heureuse d’échapper au châtiment de sa faute passée, au blâme du monde, au ressentiment de son mari.
– C’est vrai, répondit Raoul, devenu sérieux, nous tenons ma mère, aussi n’est-ce pas elle que je redoute.
– Qui alors?
– Une ennemie de ta façon, ô mon respectable oncle, une ennemie implacable, Madeleine.
Clameran eut un geste de dédain.
– Oh! celle-là…, fit-il.
– Tu la méprises, n’est-ce pas? interrompit Raoul, avec l’accent d’une conviction profonde, eh bien, tu te trompes. Elle s’est dévouée au salut de sa tante, mais elle n’a pas abdiqué. Elle a promis de t’épouser, elle a congédié Prosper qui est en train de mourir de douleur, c’est vrai, mais elle n’a pas renoncé à tout espoir. Tu la crois faible, peureuse, naïve, n’est-ce pas? Erreur. Elle est trop forte, elle est capable des plus audacieuses conceptions, le malheur lui donnera l’expérience. Elle aime, mon oncle, et la femme qui aime défend son amour, comme une tigresse ses petits. Là est le péril…
– Elle a cinq cent mille francs de dot.
– C’est vrai; et, à cinq pour cent, c’est douze mille cinq cents francs chacun. N’importe! sage, tu renoncerais à Madeleine.
– Jamais! entends-tu! s’écria Clameran, jamais. Riche, je l’épouse; pauvre, je l’épouserais encore. Ce n’est pas sa dot que je veux, à cette heure, c’est elle, Raoul, elle seule… je l’aime!
Raoul parut étourdi de la brusque déclaration de son oncle.
Il recula de trois pas, levant les bras au ciel, avec tous les signes d’une surprise immense.
– Est-ce possible! répétait-il, tu aimes Madeleine, toi!… toi!…
– Oui, répondit Louis d’un ton soupçonneux, que vois-tu là de si extraordinaire?
– Rien, assurément, oh! rien! Seulement, cette belle passion m’explique les surprenantes variations de ta conduite. Ah! tu aimes Madeleine! Alors, oncle vénéré, nous n’avons plus qu’à nous rendre.
– Et pourquoi, s’il te plaît?
– Parce que, mon oncle, quand on a le cœur pris, on perd la tête. C’est un axiome banal. Les généraux amoureux ont toujours perdu leurs batailles. Un jour viendra fatalement où, épris de Madeleine, tu nous vendras pour un sourire. Et elle est notre ennemie, et elle est fine, et elle nous guette.
D’un éclat de rire trop bruyant pour être bien sincère, Louis interrompit son neveu.
– Comme tu prends feu tout à coup, dit-il; tu la hais donc bien, cette belle, cette ravissante Madeleine?
– C’est elle qui nous perdra.
– Sois franc, es-tu bien sûr de ne la pas aimer?
Si claire que fût la nuit, Louis ne put voir le mouvement de colère qui contracta les traits de Raoul.
– Je n’ai jamais aimé que la dot, répondit-il.
– Alors, de quoi te plains-tu? Ne t’en dois-je pas la moitié, de cette dot? Tu auras l’argent sans la femme, les bénéfices sans les charges.
– Je n’ai pas cinquante ans passés, moi, fit Raoul, avec une nuance de fatuité.
– Assez, interrompit Louis, il a été convenu, n’est-ce pas, le jour où je suis allé t’arracher à la plus affreuse des misères, que je resterais le maître.
– Pardon! tu oublies que ma vie, ou ma liberté, à tout le moins, est sur le jeu. Tiens les cartes, mais laisse-moi te conseiller.
Longtemps encore les deux complices restèrent à étudier et à discuter la situation, et il était plus de minuit lorsque Louis songea qu’en s’attardant davantage il risquerait de s’attirer des questions embarrassantes.
– Ne raisonnons pas dans le vide, dit-il à Raoul. Je suis de ton avis; les choses sont telles qu’il est urgent de prendre un parti. Mais je ne sais pas me décider au pied levé. Demain, à cette heure, sois ici, j’aurai arrêté notre plan.
– Soit, à demain.
– Et pas d’imprudence d’ici là!
– Mon costume, ce me semble, doit te dire assez que je ne tiens pas à me montrer. J’ai arrangé, à Paris, un alibi si ingénieux que je défie qui que ce soit de prouver – judiciairement parlant – que j’ai quitté ma maison du Vésinet, J’ai poussé les précautions si loin que j’ai voyagé en troisièmes, et on y est terriblement mal. Allons, adieu! je regagne mon auberge.
Il s’éloigna sur ces mots sans paraître se douter qu’il venait d’éveiller dans le cœur de son complice bien des soupçons.
Pendant le cours de sa vie aventureuse, Clameran avait assez organisé «d’affaires» pour savoir au juste quelle somme de confiance on doit accorder à des complices tels que Raoul. Les coquins ont leur probité à eux, c’est connu, d’aucuns la mettent bien au-dessus de celle des honnêtes gens, mais cette probité n’est jamais, après «le coup», ce qu’elle était avant. C’est au moment du partage que les difficultés surgissent.
L’esprit défiant de Clameran entrevoyait déjà mille sujets de craintes et de querelles.
– Pourquoi, se demandait-il, Raoul s’est-il si soigneusement caché pour venir ici? Pourquoi cet alibi à Paris? Me tendrait-il un piège? Je le tiens, c’est vrai; mais, de mon côté, je suis absolument à sa merci. Toutes ces lettres que je lui écris, depuis que je suis chez Gaston, sont autant de preuves contre moi! Songerait-il à se révolter, à se débarrasser de moi, à recueillir seul les profits de notre entreprise?
Cette nuit encore, Louis ne ferma pas l’œil; mais au matin sa résolution était prise, et c’est avec une fébrile impatience qu’il attendit le soir.
Si puissant était son désir d’en finir, si vive était la tension de sa pensée, qu’il ne put réussir à être ce jour-là ce qu’il était les autres jours.
À plusieurs reprises, son frère, le voyant sombre et préoccupé, lui demanda:
– Qu’as-tu? es-tu souffrant? Me cacherais-tu quelque inquiétude?
Enfin le soir vint, et Louis put rejoindre Raoul, qu’il trouva étendu sur l’herbe et fumant, dans ce champ où ils s’étaient entrevus la nuit précédente.
– Eh bien! demanda Raoul en se levant, es-tu enfin décidé?
– Oui. J’ai deux projets dont je crois le succès infaillible.
– Je t’écoute.
Louis parut réfléchir, en homme qui veut présenter sa pensée le plus clairement et le plus brièvement possible.
– Mon premier plan, commença-t-il, dépend de ton acceptation. Que dirais-tu si je te proposais de renoncer à l’affaire?
– Oh!…
– Consentirais-tu à disparaître, à quitter la France, à retourner à Londres, si je te donnais une forte somme?
– Encore faut-il la connaître, cette somme.
– Je puis te donner cent cinquante mille francs.
Raoul haussa les épaules.
– Oncle respecté, dit-il, je vois avec douleur que tu ne me connais pas, oh! pas du tout. Tu ruses avec moi, tu dissimules, et ce n’est ni généreux ni adroit. Ce n’est pas généreux, parce que c’est trahir nos conventions; ce n’est pas adroit, parce que – mets-toi bien cela dans la tête – je suis aussi fort que toi.
– Je ne te comprends plus.
– Tant pis; je m’entends, moi, et cela suffit. Oh! je te connais, mon oncle, je t’ai étudié avec les yeux de l’intérêt, qui sont bons; j’ai tâté le fond de ton sac. Si tu m’offres ainsi cent cinquante mille francs, c’est que tu as la certitude de rafler un million.
Clameran essaya le geste de protestation indignée d’un honnête homme méconnu.
– Tu déraisonnes, essaya-t-il.
– Point. C’est d’après le passé que je juge l’avenir. Des sommes arrachées à madame Fauvel – contre mon gré, souvent – qu’ai-je reçu? la dixième partie, à peine.
– Mais nous avons un fonds de réserve…
– Qui est entre tes mains, cher oncle, c’est très vrai. De telle sorte que si demain la mèche était éventée, tu sauverais la caisse, et que moi, faute d’argent, j’irais faire un tour en police correctionnelle.
Ces reproches parurent désoler Louis.
– Ingrat! murmura-t-il! ingrat!…
– Bravo! reprit Raoul, tu as bien dit ce mot. Mais trêve de sornettes; veux-tu que je te prouve que tu me trompes?
– Si tu le peux…
– Soit. Tu m’as dit que ton frère n’avait qu’une modeste aisance, n’est-ce pas! Eh bien! Gaston a soixante mille livres de rentes au bas mot. Ne nie pas. Que vaut sa propriété ici? Cent mille écus. Combien en a-t-il chez monsieur Fauvel? Quatre cent mille francs. Total, sept cent mille francs. Est-ce tout ce qu’il possède? Non, car le receveur particulier d’Oloron a été chargé de lui acheter des rentes. Tu vois que je n’ai pas perdu ma journée.
C’était si net, si précis, que Louis n’essaya pas de répondre.
– Que diable! poursuivait Raoul, quand on se mêle de commander on devrait bien tâter ses forces. Tu as eu, nous avons eu entre les mains la plus belle partie du monde, qu’en as-tu fait?
– Il me semble…
– Quoi? qu’elle est perdue. C’est aussi mon avis. Et par ta faute, par ta très grande faute.
– On ne commande pas aux événements.
– Si, quand on est fort. Les imbéciles attendent le hasard, les habiles le préparent. Qu’avait-il été convenu, quand tu es venu me chercher à Londres? Nous devions prier gentiment ma chère mère de nous aider un peu, et être charmants avec elle, si elle s’exécutait de bonne grâce. Qu’est-il arrivé, cependant? Au risque de tuer la poule aux œufs d’or, tu m’as fait si bien tourmenter la pauvre femme qu’elle ne sait plus où donner de la tête.
– Il était prudent d’aller vite.
– Soit. Est-ce aussi pour aller plus vite que tu t’es mis en tête d’épouser Madeleine? Ce jour-là, il a fallu la mettre dans le secret, et depuis elle soutient et conseille sa tante; elle l’anime contre nous. Elle lui ferait tout avouer à monsieur Fauvel, ou tout conter au préfet de police, que je n’en serais pas bien surpris.
– Je l’aime!…
– Eh! tu me l’as déjà dit. Mais tout ceci n’est rien. Tu nous embarques dans une affaire sans l’avoir étudiée, sans la connaître. Il n’y a que les niais, mon oncle, qui, après une faute, se contentent de cette banale excuse: «Si j’avais su!» Il fallait t’informer. Que m’as-tu dit: «Ton père est mort.» Pas du tout, il vit, et nous avons agi de telle sorte que je ne puis me présenter chez lui. Il a un million qu’il m’aurait donné, et je n’en aurai pas un sou. Et il va chercher sa Valentine, et il la retrouvera, et alors, bonsoir…
D’un geste brusque, Louis interrompit Raoul.
– Assez! commanda-t-il. Si j’ai tout compromis, j’ai un moyen sûr pour tout sauver.
– Toi! un moyen! Quel est-il?
– Oh! cela, fit Louis d’une voix sombre, c’est mon secret.
Louis et Raoul se turent pendant plus d’une minute.
Et ce silence entre ces deux hommes, en cette place, au milieu de la nuit, après la conversation qu’ils venaient d’avoir, fut si affreusement significatif que tous deux frissonnèrent.
Une abominable pensée leur était venue en même temps, et sans un mot, sans un geste, ils s’étaient compris.
Ce fut Louis qui le premier rompit ce silence pesant:
– Ainsi, commença-t-il, tu refuses les cent cinquante mille francs que je te propose pour disparaître? Réfléchis, il en est temps encore.
– C’est tout réfléchi. Je suis sûr maintenant que tu ne chercheras plus à me tromper. Entre l’aisance sûre et une grande fortune probable, à tous risques je choisis la fortune. Je réussirai ou je périrai avec toi.
– Et tu m’obéiras?
– Aveuglément.
Il fallait que Raoul se crût bien certain d’avoir pénétré le projet de son complice, car il ne l’interrogea pas.
– D’abord, reprit Louis, tu vas regagner Paris.
– J’y serai après-demain matin.
– Plus que jamais tu seras assidu près de madame Fauvel; il ne faut pas qu’il puisse rien arriver dans la maison sans que tu sois prévenu.
– C’est entendu.
Louis posa la main sur l’épaule de Raoul comme pour bien appeler son attention sur ce qu’il allait dire.
– Tu as un moyen, poursuivit-il, de reconquérir toute la confiance de ta mère, c’est de rejeter sur moi tous tes torts passés. Ne manque pas de l’employer. Plus tu me rendras odieux à madame Fauvel et à Madeleine, mieux tu me serviras. Si on pouvait, à mon retour, me fermer la porte de la maison, je serais ravi. Pour ce qui est de nous deux, nous devons, en apparence, être brouillés à mort. Si tu continues de me voir, c’est que tu ne peux faire autrement. Voilà le thème, à toi de le développer.
C’est de l’air le plus surpris du monde que Raoul recevait ces instructions, au moins singulières.
– Quoi! s’écria-t-il, tu adores Madeleine et c’est ainsi que tu cherches à lui plaire? Drôle de façon de faire sa cour. Je veux être pendu si je comprends…
– Tu n’as pas besoin de comprendre.
– Bien! fit Raoul, du ton le plus soumis, très bien.
Mais Louis se ravisa, se disant que, celui-là seul exécute bien une mission qui en soupçonne au moins la portée.
– As-tu ouï parler, demanda-t-il à Raoul, de cet homme qui, pour avoir le droit de serrer entre ses bras la femme aimée, fit mettre le feu à sa maison?
– Oui, après?
– Eh bien! à un moment donné, je te chargerai de mettre, moralement, le feu à la maison de madame Fauvel, et je la sauverai ainsi que sa nièce.
De la voix et du geste, Raoul approuvait son oncle.
– Pas mal, fit-il quand il eut terminé, pas mal en vérité.
– Ainsi, prononça Louis, tout est bien entendu?
– Tout, mais tu m’écriras.
– Naturellement, de même que s’il survenait du nouveau à Paris…
– Tu aurais une dépêche.
– Et ne perds pas de vue mon rival, le caissier.
– Prosper!… il n’y a pas de danger. Pauvre garçon! il est maintenant mon meilleur ami. Le chagrin l’a poussé dans une voie où il périra. Vrai! il y a des jours où j’ai bonne envie de le plaindre.
– Plains-le, ne te gêne pas.
Ils échangèrent une dernière poignée de main et se séparèrent les meilleurs amis du monde, en apparence; en réalité se haïssant de toutes leurs forces.
Gaston ne semblait plus se souvenir qu’il avait écrit à Beaucaire, et il ne prononça pas une seule fois le nom de Valentine.
Comme tous les hommes qui, ayant beaucoup travaillé en leur vie, ont besoin tout à la fois du mouvement du corps et de l’activité, Gaston se passionnait pour sa nouvelle entreprise.
L’usine semblait l’absorber entièrement.
Elle perdait de l’argent lorsqu’il l’avait achetée et il s’était juré qu’il en ferait une exploitation fructueuse pour lui et pour le pays.
Il s’était attaché un jeune ingénieur, intelligent et hardi, et déjà, grâce à de rapides améliorations, grâce à divers changements de méthodes, ils en étaient arrivés à équilibrer la dépense et le produit.
– Nous ferons nos frais cette année, disait joyeusement Gaston, mais l’année prochaine, nous gagnerons vingt-cinq mille francs.
L’année prochaine! Hélas!…
Cinq jours après le départ de Raoul, un samedi, dans l’après-midi, Gaston se trouva subitement indisposé.
Il venait d’être pris d’éblouissements et de vertiges tels que rester debout lui était complètement impossible.
– Je connais cela, dit-il, j’ai souvent eu de ces étourdissements à Rio, deux heures de sommeil me guériront. Je vais me coucher, on m’éveillera pour dîner.
Mais au moment de dîner, quand on monta le prévenir, il était loin de se trouver mieux.
Aux vertiges, un mal de tête affreux avait succédé. Ses tempes battaient avec une violence inouïe. Il éprouvait à la gorge un sentiment indescriptible de constriction et de siccité.
Ce n’est pas tout: sa langue embarrassée n’obéissait plus à sa pensée et le trahissait; il voulait articuler un mot et il en prononçait un autre, comme il arrive en certains cas de dysphonie et d’alalie. Enfin, tous les muscles maxillaires s’étaient raidis, et ce n’est qu’avec des efforts douloureux qu’il pouvait ouvrir ou fermer la bouche.
Louis, qui était monté près de son frère, voulait à toute force envoyer chercher un médecin, Gaston s’y opposa.
– Ton médecin, dit-il, me droguera et me rendra malade, tandis que je n’ai qu’une indisposition dont je connais le remède.
Et en même temps il ordonna à Manuel, son domestique, un vieil Espagnol à son service depuis dix ans, de lui préparer de la limonade.
Le lendemain, en effet, Gaston parut aller beaucoup mieux.
Il se leva, mangea d’assez bon appétit au déjeuner, mais, à la même heure que la veille, les mêmes douleurs reparurent plus violentes…
Cette fois, sans consulter Gaston, Louis envoya chercher un médecin à Oloron, le docteur C…, qui doit à certaines cures aux Eaux-Bonnes une réputation presque européenne.
Le docteur déclara que ce n’était rien, et il se contenta d’ordonner l’application de plusieurs vésicatoires, sur la surface desquels on devait répandre quelques atomes de morphine. Il prescrivit aussi des prises de valérianate de zinc.
Mais dans la nuit, pendant trois heures environ que Gaston reposa assez tranquillement, le cours de la maladie changea brusquement.
Tous les symptômes du côté de la tête disparurent pour faire place à une oppression terrible, si douloureuse que le malade n’avait pas une minute de rémission, et se retournait sur son lit sans pouvoir trouver une position tolérable. Le docteur C…, venu dès le matin, parut quelque peu surpris, déconcerté même du changement.
Il demanda si, pour calmer plus rapidement les douleurs, on n’avait pas exagéré la dose de morphine. Le domestique Manuel, qui avait pansé son maître, répondit que non.
Le docteur, alors, après avoir ausculté Gaston, examina attentivement ses articulations, et s’aperçut que plusieurs se prenaient, c’est-à-dire se gonflaient et devenaient douloureuses.
Il prescrivit des sangsues, du sulfate de quinine à haute dose, et se retira en disant qu’il reviendrait le lendemain.
Gaston, grâce à un violent effort, s’était dressé sur son séant; il ordonna à son domestique d’aller chercher un de ses amis qui était avocat.
– Et pourquoi, grand Dieu? demanda Louis.
– Parce que, frère, j’ai besoin de ses avis. Ne nous abusons pas, je suis très mal. Or, il n’y a que les lâches ou les imbéciles qui se laissent surprendre par la mort. Quand mes dispositions seront prises, je serai plus tranquille. Qu’on m’obéisse.
S’il tenait à consulter un homme d’affaires, c’est qu’il voulait rédiger un nouveau testament et assurer toute sa fortune à Louis.
L’avocat qu’il avait envoyé chercher – un de ses amis – était un petit homme fort connu dans le pays, rusé et délié, rompu aux artifices de la légalité, à son aise dans les entraves du Code civil comme une anguille dans sa vase.
Lorsqu’il se fut bien pénétré des intentions de son client, il n’eut plus qu’une idée, les réaliser au meilleur marché possible, en évitant habilement des droits de succession toujours considérables.
Un moyen fort simple s’offrait.
Si Gaston, par un acte, associait son frère à ses entreprises en lui reconnaissant un apport équivalant à la moitié de sa fortune, et qu’il vînt à mourir, Louis n’aurait à payer des droits que sur le reste, c’est-à-dire sur la moitié.
C’est avec le plus vif empressement que Gaston adopta cette fiction. Non qu’il songeât à l’économie qu’elle réaliserait s’il mourait, mais parce qu’il y voyait une occasion, s’il vivait, de partager avec son frère tout ce qu’il possédait, sans froisser sa délicatesse susceptible.
Un acte d’association entre les sieurs Gaston et Louis de Clameran fut donc rédigé, pour l’exploitation d’une usine de fonte de fer, acte qui reconnaissait à Louis une mise de fonds de cinq cent mille francs.
Mais Louis, qu’il fallut avertir, puisque sa signature était indispensable, sembla s’opposer de toutes ses forces aux projets de son frère.
– À quoi bon, disait-il, tous ces préparatifs! Pourquoi cette inquiétude d’outre-tombe pour une indisposition dont tu ne te souviendras plus dans huit jours? Penses-tu que je puisse consentir à te dépouiller de ton vivant? Tant que tu vis, ce que tu as est à toi, c’est entendu; si tu meurs, je suis ton héritier, que veux-tu de plus?
Vaines paroles! Gaston n’était pas de ces hommes dont un rien fait vaciller la faible volonté.
Après une longue et héroïque résistance qui fit éclater et son beau caractère et son rare désintéressement, Louis, à bout d’arguments, pressé par le médecin, se décida à apposer sa signature sur les traités rédigés par l’avocat.
C’en était fait. Il était désormais pour la justice humaine, pour tous les tribunaux du monde, l’associé de son frère, le possesseur de la moitié de ses biens.
Les plus étranges sensations remuaient alors le complice de Raoul.
Il perdait presque la tête, égaré par ce délire passager des gens qui, brusquement, sans transition, par hasard ou par accident, passent de la misère à l’opulence.
Que Gaston vécût ou mourût, Louis possédait légitimement, honnêtement, vingt-cinq mille livres de rentes, même en ne comptant pour rien les bénéfices aléatoires de l’usine.
En aucun temps, il n’avait osé espérer, ni rêver une telle richesse. Ses vœux n’étaient pas seulement accomplis, ils étaient dépassés. Que lui manquait-il désormais?
Hélas! il lui manquait la possibilité de jouir en paix de cette aisance: elle arrivait trop tard.
Cette fortune, qui lui tombait du ciel et qui eût dû le remplir de joie, emplissait son cœur de tristesse et de colère.
Ses lettres à Raoul, pendant deux ou trois jours, rendaient bien toutes les fluctuations de ses pensées et gardaient un reflet des détestables sentiments qui s’agitaient en lui.
J’ai vingt-cinq mille livres de rentes, lui écrivait-il quelques heures après avoir signé l’acte de société, je possède, à moi, cinq cent mille francs. La moitié, que dis-je, le quart de cette somme aurait fait de moi, il y a un an, le plus heureux des hommes. À quoi me sert cette fortune, aujourd’hui? À rien. Tout l’or de la terre ne supprimerait pas une des difficultés de notre situation. Oui, tu avais raison, j’ai été imprudent, mais je paye cher ma précipitation. Nous sommes maintenant lancés sur une pente si rapide, que bon gré mal gré, il faut aller jusqu’au bout. Tenter même de s’arrêter serait insensé. Riche ou pauvre, je dois trembler tant qu’une entrevue de Gaston et de Valentine sera possible. Comment les séparer à jamais? Mon frère renoncera-t-il à revoir cette femme tant aimée?
Non, Gaston ne renonçait pas à chercher, à retrouver Valentine, et la preuve, c’est que plusieurs fois, au milieu des plus vives souffrances, il avait prononcé son nom.
Cependant, vers la fin de la semaine, le pauvre malade eut deux jours de rémission. Il put se lever, manger quelques bouchées, et même se promener un peu.
Mais il n’était plus que l’ombre de lui-même. En moins de dix jours, il avait vieilli de dix ans. Le mal, sur les organisations puissantes, comme celle de Gaston, ayant plus de prise, les brise en moins de rien.
Appuyé au bras de son frère, il traversa la prairie pour aller donner un coup d’œil à l’usine, et, s’étant assis non loin d’un fourneau en activité, il déclara qu’il s’y trouvait bien et qu’il renaissait à cette chaleur intense.
Il ne souffrait pas, il se sentait la tête dégagée, il respirait librement, ses pressentiments se dissipaient.
– Je suis bâti à chaux et à sable, disait-il aux ouvriers qui l’entouraient, je suis capable de m’en tirer. Les vieux arbres dépérissent quand on les transplante, répétait-il, je ferais bien, si je veux vivre longtemps, de retourner à Rio.
Quelle espérance pour Louis, et avec quelle ardeur il s’y accrocha!
– Oui, répondit-il, tu ferais bien, très bien même; je t’accompagnerais. Un voyage au Brésil avec toi serait pour moi une partie de plaisir.
Mais quoi! Projets de malades, projets d’enfants! Le lendemain, Gaston avait bien d’autres idées.
Il affirmait que jamais il ne saurait se résoudre à quitter la France. Il se proposait, sitôt guéri, de visiter Paris. Il y consulterait des médecins, il y retrouverait Valentine.
À mesure que sa maladie se prolongeait, il s’inquiétait d’elle davantage, et il s’étonnait de ne pas recevoir de lettre de Beaucaire.
Cette réponse, qui tardait, le préoccupait si fort qu’il écrivit de nouveau, en termes pressants, demandant un mot par le retour du courrier.
Cette seconde lettre, Lafourcade ne la reçut jamais.
Ce soir-là même, Gaston recommença à se plaindre. Les deux ou trois jours de mieux n’étaient qu’une halte de la maladie. Elle reprit avec une énergie et une violence inouïes, et pour la première fois, le docteur C… laissa voir des inquiétudes.
Enfin, le quatorzième jour de sa maladie, au matin, Gaston, qui était resté toute la nuit plongé dans l’assoupissement le plus inquiétant, parut se ranimer.
Il envoya chercher un prêtre et resta seul avec lui une demi-heure environ, déclarant qu’il mourait en chrétien comme ses ancêtres.
Puis il fit ouvrir toutes grandes les portes de sa chambre et donna ordre qu’on fît entrer ses ouvriers. Il leur adressa ses adieux et leur dit qu’il s’était occupé de leur sort.
Quand ils se furent retirés, il fit promettre à son frère de conserver l’usine, l’embrassa une dernière fois, et retombant sur ses oreillers, il entra en agonie.
Comme midi sonnait, sans secousses, sans convulsions, il expira.
Désormais Louis était bien marquis de Clameran, et il était millionnaire.
Quinze jours plus tard, cependant, Louis ayant arrangé toutes ses affaires et s’étant entendu avec l’ingénieur qui conduisait l’usine, prenait le chemin de fer.
La veille, il avait adressé à Raoul ce télégramme significatif: J’arrive.
Fidèle au programme tracé par son complice pendant que Louis de Clameran veillait à Oloron, Raoul, à Paris, s’efforçait de reconquérir le cœur de Mme Fauvel, de regagner sa confiance perdue, et, enfin, de la rassurer.
C’était une tâche difficile, mais non impossible.
Mme Fauvel avait été désolée des folies de Raoul, épouvantée par ses exigences; mais elle n’avait pas cessé de l’aimer.
C’est à elle-même qu’elle s’en prenait de ses égarements, et vis-à-vis de sa conscience, elle en acceptait la responsabilité, se disant: c’est ma faute, c’est ma très grande faute!
Ces sentiments, Raoul les avait bien pénétrés pour être en mesure de les exploiter.
Pendant un mois que dura l’absence de Louis, il ravit Mme Fauvel par des félicités dont elle ne pouvait avoir idée.
Jamais cette mère de famille, si véritablement innocente, malgré les aventures où la précipitait une faute, n’avait rêvé de pareils enchantements. L’amour de ce fils la bouleversait comme une passion adultère; il en avait les violences, le trouble, le mystère. Pour elle, il avait ce que n’ont guère les fils, les coquetteries, les prévenances, les idolâtries d’un jeune amoureux.
Comme elle habitait la campagne et que M. Fauvel, partant dès le matin, lui laissait la disposition de ses journées, elle les passait près de Raoul à sa maison du Vésinet. Souvent, le soir, ne pouvant se rassasier de le voir, de l’entendre, elle exigeait qu’il vînt dîner avec elle et qu’il restât à passer la soirée.
Cette vie de mensonge n’ennuyait pas Raoul. Il prenait à son rôle l’intérêt qu’y prend un bon acteur. Il possédait cette faculté qui fait les fourbes illustres: il se prenait à ses propres impostures. À certains moments, il ne savait plus trop s’il disait vrai ou s’il jouait une comédie infâme.
Mais aussi, quel succès! Madeleine, la prudente et défiante Madeleine, sans revenir absolument sur le compte du jeune aventurier, avouait que peut-être, se fiant trop aux apparences, elle avait été injuste.
D’argent, il n’en avait plus été question. Cet excellent fils vivait de rien.
Raoul triomphait donc lorsque Louis arriva d’Oloron, ayant eu le temps de combiner et de mûrir un plan de conduite.
Bien que très riche maintenant, il était résolu à ne rien changer, en apparence du moins, et quant à présent, à son genre de vie. C’est à l’hôtel du Louvre qu’il s’installa, comme par le passé.
Le rêve de Louis, le but de son ambition et de tous ses efforts, était de prendre rang parmi les grands industriels de France.
Il faisait sonner très haut, bien plus haut que son titre de marquis, sa qualité de maître de forges.
Pour l’avoir expérimenté à ses dépens, il savait que notre siècle peu romanesque n’attache de prix à des armoiries qu’autant que leur possesseur les peut étaler sur une belle voiture.
On est très bien marquis sans marquisat, on n’est maître de forges qu’à la condition d’avoir une forge.
Louis, maintenant, avait soif de considération. Toutes les humiliations de son existence, mal digérées, lui pesaient sur l’estomac.
De Raoul, il ne s’en préoccupait pas aucunement, il en avait besoin encore, il était décidé à utiliser son habileté, puis il se proposait soit de s’en débarrasser au prix d’un gros sacrifice, soit de l’attacher à sa fortune.
C’est à l’hôtel du Louvre qu’eut lieu la première entrevue entre les deux complices.
Tout prouve qu’elle fut orageuse.
Raoul – un garçon pratique – prétendait qu’ils devaient se trouver bien heureux des résultats obtenus, et que poursuivre des avantages plus grands serait folie.
Mais cette modération ne pouvait convenir à Louis.
– Je suis riche, répondit-il, mais j’ai d’autres ambitions. Plus que jamais, je veux épouser Madeleine. Oh! elle sera à moi, je l’ai juré. D’abord je l’aime; puis, devenant le neveu d’un des plus riches banquiers de la capitale, j’acquiers immédiatement une importance considérable.
– Poursuivre Madeleine, mon oncle, c’est courir de gros risques.
– Soit!… il me plaît de les courir. Mon intention est de partager avec toi, mais je partagerai le lendemain seulement de mon mariage. La dot de Madeleine sera ta part.
Raoul se tut, Clameran avait l’argent, il était maître de la situation.
– Tu ne doutes de rien, fit-il d’un air mécontent, t’es-tu demandé comment tu expliqueras ta fortune nouvelle? On sait, chez monsieur Fauvel, qu’un Clameran que tu ne connaissais pas – c’est toi qui l’as dit – habitait près d’Oloron; il avait même des fonds dans la maison. Que diras-tu quand on te demandera quel était ce Clameran et par quel hasard tu te trouves être son légataire universel?
Louis haussa les épaules.
– À force de chercher le fin du fin, mon neveu, prononça-t-il, tu arrives à la naïveté.
– Explique, explique!…
– Oh! facilement. Pour le banquier, pour sa femme, pour Madeleine, le Clameran d’Oloron sera un fils naturel de mon père, – mon frère, par conséquent – né à Hambourg et reconnu pendant l’émigration. N’est-il pas tout simple qu’il ait voulu enrichir notre famille? C’est là ce que dès demain tu raconteras à ton honorée mère.
– C’est audacieux.
– En quoi?
– On peut aller aux renseignements.
– Qui? le banquier? Dans quel but? Que lui importe que j’aie ou non un frère naturel? J’hérite, mes titres sont en règle, il me paye et tout est dit.
– De ce côté, en effet…
– Penses-tu donc que madame Fauvel et sa nièce vont se mettre en quête? Pourquoi? Ont-elles un soupçon? Non. La moindre démarche, d’ailleurs, peut les compromettre. Même maîtresses de nos secrets, je ne les crains pas, puisqu’elles ne peuvent s’en servir.
Raoul réfléchissait, il cherchait des objections et n’en trouvait pas.
– Soit! fit-il, je t’obéirai; mais il ne faut plus que je compte maintenant sur la bourse de madame Fauvel.
– Et pourquoi, s’il te plaît?
– Dame! maintenant que toi, mon oncle, tu es riche…
– Eh bien! s’écria Louis triomphant, qu’est-ce que cela fait? Ne sommes-nous pas brouillés, n’as-tu pas dit assez de mal de moi pour avoir le droit de refuser mes secours? Va! j’avais bien tout prévu, et quand je vais t’avoir expliqué mon plan, tu diras comme moi: «Nous réussirons!…»
– J’écoute.
– C’est moi qui, le premier, me suis présenté à madame Fauvel pour lui dire, non pas: «la bourse ou la vie», ce qui n’est rien, mais «la bourse ou l’honneur». C’était dur. Je l’ai épouvantée, je m’y attendais, et je lui ai inspiré la plus profonde répulsion.
– Répulsion est faible, cher oncle.
– Je le sais. C’est alors que t’ayant cherché et trouvé, je t’ai poussé sur la scène. Ah! je ne veux pas te flatter, tu as obtenu du premier coup un fier succès. J’assistais, caché derrière une portière, à votre première entrevue; tu as tout bonnement été sublime. Elle t’a vu et elle t’a aimé; tu as parlé et tu as été le maître de son cœur.
– Et sans toi…
– Laisse-moi donc dire. C’était là le premier acte de notre comédie. Passons au second. Tes folies, tes dépenses – un aïeul dirait tes débordements – n’ont pas tardé à changer nos situations respectives. Madame Fauvel, sans cesser de t’adorer – tu ressembles tant à Gaston! – a eu peur de toi. Peur à ce point qu’elle s’est jetée entre mes bras, qu’elle s’est résignée à avoir recours à moi, qu’elle m’a demandé aide et assistance.
– Pauvre femme!…
– J’ai été fort bien, avoue-le, en cette circonstance. J’ai été grave, froid, paternel, avunculaire, indigné, mais attendri. L’antique probité des Clameran a noblement parlé par ma bouche. J’ai flétri comme il convient ta coupable conduite. Pendant cette période, j’ai triomphé à tes dépens. Revenant sur ses impressions premières, madame Fauvel m’a aimé, estimé, béni.
– Ce temps est loin.
Louis ne daigna pas relever l’ironique interruption de son neveu.
– Nous arrivons, poursuivit-il, à la troisième phase, pendant laquelle madame Fauvel, ayant Madeleine pour la conseiller, nous a presque jugés à notre juste valeur. Oh! ne t’y trompe pas, elle nous a redoutés et méprisés autant l’un que l’autre. Si elle ne s’est pas mise à te haïr de toutes ses forces, c’est que, vois-tu, Raoul, le cœur d’une mère, surtout dans la situation où se trouve madame Fauvel, a des trésors d’indulgence et de pardon à rendre le bon Dieu jaloux. Une mère seule peut, en même temps, mépriser et adorer son fils.
– Elle me l’a, sinon dit, au moins fait comprendre, en termes tels que j’ai été ému… moi!
– Parbleu! Et moi, donc! Enfin, c’est là que nous en étions; madame Fauvel tremblait, Madeleine, se dévouant, avait congédié Prosper et consentait à m’épouser, quand l’existence de Gaston nous a été révélée. Depuis, qu’est-il advenu? Tu as su, aux yeux de madame Fauvel, te faire plus blanc que les neiges immaculées, et tu m’as fait, moi, plus noir que l’enfer. Elle s’est reprise à admirer tes nobles qualités, et à ses yeux et aux yeux de Madeleine, c’est moi dont la pernicieuse influence te poussait vers le mal.
– Tu l’as dit, oncle vénéré, c’est là que nous en sommes.
– Eh bien! nous abordons le cinquième acte; par conséquent, un nouveau revirement est indispensable à notre pièce.
– Un nouveau revirement…
– Te paraît difficile, n’est-ce pas? Rien de si simple. Écoute-moi bien, car de ton habileté dépend l’avenir.
Raoul, sur son fauteuil, prit la pose des auditeurs intrépides, et dit simplement:
– Je suis tout à toi.
– Donc, reprit Louis, dès demain, tu iras trouver madame Fauvel, et tu lui diras ce dont nous sommes convenus relativement à Gaston. Elle ne te croira pas, peu importe. L’important, c’est que tu aies l’air, toi, absolument convaincu de ton récit.
– Je serai convaincu.
– Moi, d’ici quatre ou cinq jours, je verrai monsieur Fauvel et je lui confirmerai l’avis qu’a dû lui donner mon notaire d’Oloron, à savoir que les fonds déposés chez lui m’appartiennent. Je rééditerai, à son intention, l’histoire du frère naturel, et je le prierai de vouloir bien garder cet argent dont je n’ai que faire. Tu es la défiance même, mon neveu, ce dépôt sera pour toi une garantie de ma sincérité.
– Nous recauserons de cela.
– Ensuite, mon beau neveu, j’irai trouver madame Fauvel, et je lui tiendrai à peu près ce langage: «Étant fort pauvre, chère dame, j’ai dû vous imposer l’obligation de venir en aide au fils de mon frère qui est votre fils. Ce garçon est un coquin…»
– Merci, mon oncle!
– «… Il vous a donné mille soucis, il a empoisonné votre vie qu’il était de son devoir d’embellir, agréez mes excuses et croyez à mes regrets. Aujourd’hui, je suis riche, et je viens vous annoncer que j’entends désormais me charger seul du présent et de l’avenir de Raoul.»
– Et c’est là ce que tu appelles un plan?
– Parbleu! tu vas bien le voir. À cette déclaration, il est probable que madame Fauvel aura envie de me sauter au cou. Elle ne le fera pas, cependant, retenue qu’elle sera par la pensée de sa nièce, elle me demandera si, du moment où j’ai de la fortune, je ne renonce pas à Madeleine. À quoi je répondrai carrément: «Non». Même, ce sera l’occasion d’un beau mouvement de désintéressement. «Vous m’avez cru cupide, madame, lui dirai-je, vous vous êtes trompée. J’ai été séduit, comme tout homme le doit être, par la grâce, par les charmes, l’esprit et la beauté de mademoiselle Madeleine, et… je l’aime. N’eût-elle pas un sou, qu’avec plus d’instances encore, je vous demanderais sa main, à genoux. Il a été décidé qu’elle serait ma femme, permettez-moi d’insister sur ce seul article de nos conventions. Mon silence est à ce prix. Et pour vous prouver que sa dot ne compte pas pour moi, je vous donne ma parole d’honneur que, le lendemain de mon mariage, je remettrai à Raoul une inscription de vingt-cinq mille livres de rentes.»
Louis s’exprimait avec un tel accent, d’une voix si entraînante, que Raoul, artiste en fourberie, avant tout, fut émerveillé.
– Splendide! s’écria-t-il, cette dernière phrase peut creuser un abîme entre madame Fauvel et sa nièce. Cette assurance d’une fortune pour moi peut mettre ma mère de notre côté.
– Je l’espère, reprit Louis d’un ton de fausse modestie, et j’ai d’autant plus de raisons de l’espérer que je fournirai à la chère dame d’excellents arguments pour s’excuser à ses propres yeux. Car vois-tu bien, quand on propose à une honnête personne quelque petite, comment dirais-je?… transaction, on doit offrir en même temps des justifications pour mettre la conscience en repos. Le diable ne procède pas autrement. Je prouverai a madame Fauvel et à sa nièce que Prosper les a indignement abusées. Je montrerai ce garçon criblé de dettes, perdu de débauches, jouant, soupant et, pour tout dire, vivant publiquement avec une femme perdue…
– Et jolie, par-dessus le marché, n’oublie pas qu’elle est ravissante, la señora Gypsy; dis qu’elle est adorable, ce sera le comble.
– Ne crains rien, je serai éloquent et moral autant que le ministère public lui-même. Puis, je ferai entendre à madame Fauvel que si vraiment elle aime sa nièce, elle doit souhaiter lui voir épouser non ce petit caissier, un subalterne sans le sou, mais un homme important, un grand industriel, l’héritier d’un des beaux noms de France, marquis, pouvant prétendre aux plus hautes situations, assez riche enfin, pour te donner un état dans le monde.
Raoul lui-même se laissait prendre à ces perspectives.
– Si tu ne la décides pas, dit-il, tu la feras hésiter.
– Oh! je ne m’attends pas à un brusque changement. Ce n’est qu’un germe que je déposerai dans son esprit; grâce à toi, il se développera, il grandira et portera ses fruits.
– Grâce à moi?
– Oui, laisse-moi finir. Tout cela dit, je disparais, je ne me montre plus, et ton rôle commence. Comme de juste, ta mère te répète notre conversation, et même par là nous jugerons l’effet produit. Mais toi, à l’idée d’accepter quelque chose de moi, tu te révoltes. Tu te déclares énergiquement prêt à braver toutes les privations, la misère – dis la faim, pendant que tu y seras – plutôt que de recevoir quoi que ce soit d’un homme que tu hais, d’un homme qui… d’un homme dont… enfin, tu vois la scène d’ici.
– Je la vois et je la sens. Dans les rôles pathétiques, je suis toujours très beau, quand j’ai eu le temps de me préparer.
– Parfait. Seulement, ce généreux désintéressement ne t’empêchera pas de recommencer tout à coup ta vie de dissipation. Plus que jamais tu joueras, tu parieras et tu perdras. Il te faudra de l’argent, et encore de l’argent, tu seras pressant, impitoyable. Et note que de tout ce que tu arracheras je ne te demanderai nul compte, ce sera à toi, bien à toi.
– Diable! si tu l’entends ainsi…
– Tu marcheras, n’est-ce pas.
– Et vite, je t’en réponds.
– C’est ce que je te demande, Raoul. Il faut qu’avant trois mois tu aies épuisé toutes les ressources, toutes, m’entends-tu bien? de ces deux femmes. Il faut que tu les amènes à ne plus savoir où donner de la tête. Je les veux, dans trois mois, ruinées absolument, sans argent, sans un bijou, sans rien.
Louis de Clameran s’exprimait avec une telle animation, avec une violence de passion si surprenante après l’exposé de ses combinaisons, que Raoul n’en pouvait revenir.
– Tu hais donc bien ces malheureuses femmes? demanda-t-il.
– Moi! s’écria Louis, dont l’œil étincela, moi les haïr! Tu ne vois donc pas, aveugle, que j’aime Madeleine, comme on aime à mon âge, à en devenir fou? Tu ne sens donc pas que sa pensée envahit tout mon être, que le désir flambe dans mon cerveau, que son nom, quand je le prononce, brûle mes lèvres?…
– Et tu n’es ni troublé ni ému à l’idée de lui préparer les plus cuisants chagrins?
– Il le faut. Est-ce que jamais sans de cruelles souffrances, sans les plus amères déceptions, elle serait à moi? Le jour où tu auras conduit madame Fauvel et sa nièce si près de l’abîme qu’elles en verront le fond, ce jour-là, j’apparaîtrai. C’est quand elles se croiront perdues sans rémission que je les sauverai. Va! j’ai su me réserver une belle scène, et j’y saurai mettre tant de noblesse et de grandeur que Madeleine en sera touchée. Elle me hait, tant mieux! Quand elle verra bien, quand il lui sera démontré que c’est sa personne que je veux et non pas son argent, elle cessera de me mépriser. Il n’est pas de femme que ne touche une grande passion et la passion excuse tout. Je ne dis pas qu’elle m’aimera, mais elle se donnera à moi sans répugnance; c’est tout ce que je demande.
Raoul se taisait, épouvanté, de ce cynisme, de tant de froide perversité. Clameran affirmait son immense supériorité dans le mal, et l’apprenti admirait le maître.
– Tu réussirais certainement, mon oncle, dit-il, sans le caissier adoré. Mais entre Madeleine et toi, il y aura toujours, sinon Prosper lui-même, au moins son souvenir.
Louis eut un mauvais sourire, qu’un geste de colère et de dédain rendit plus significatif et plus effrayant encore.
– Prosper, prononça-t-il en jetant son cigare qui venait de s’éteindre, je me soucie de lui comme de cela…
– Elle l’aime.
– Tant pis pour lui. Dans six mois, elle ne l’aimera plus; il est déjà perdu moralement. À l’heure où cela me conviendra, je l’achèverai. Sais-tu où mènent les mauvais chemins, mon neveu? Prosper a une maîtresse coûteuse, il roule voiture [6], il a des amis riches, il joue. Es-tu joueur, toi?… Il lui faudra de l’argent après quelque nuit de déveine; les pertes du baccarat se payent dans les vingt-quatre heures, il voudra payer et… il a une caisse.
Pour le coup, Raoul ne put s’empêcher de protester.
– Oh!…
– Il est honnête! vas-tu me dire. Parbleu! je l’espère bien. Moi aussi, la veille du jour où j’ai fait sauter la coupe, j’étais honnête. Il y a longtemps qu’un coquin aurait confessé Madeleine et nous aurait forcés à plier bagage. Il est aimé, me dis-tu? Alors, quel orgeat coule donc dans ses veines qu’il se laisse ainsi ravir la femme aimée? Ah! si j’avais senti la main de Madeleine frémir dans la mienne, si son souffle, dans un baiser, avait effleuré mon front, le monde entier ne me l’enlèverait pas. Malheur à qui barre ma route. Prosper me gêne, je le supprime. Je me charge, avec ton aide, de la pousser dans un tel bourbier que la pensée de Madeleine n’ira pas l’y chercher.
L’accent de Louis exprimait une telle rage, un si immense désir de vengeance, que Raoul, vraiment ému, réfléchissait.
– Tu me réserves, dit-il après un bon moment, un rôle abominable.
– Mon neveu aurait-il des scrupules? demanda Clameran du ton le plus goguenard.
– Des scrupules… pas précisément; cependant, j’avoue…
– Quoi! Que tu as envie de reculer? C’est un peu tard t’y prendre. Ah! ah!… Monsieur veut toutes les jouissances du luxe, de l’or plein les poches, des chevaux de race, enfin tout ce qui brille et tout ce qui fait envie… seulement, monsieur désire rester vertueux. Il fallait naître avec des rentes alors. Imbécile!… As-tu jamais vu des gens comme nous puiser des millions aux sources pures de la vertu? On pêche dans la boue, mon neveu, et on se débarbouille après.
– Je n’ai jamais été assez riche pour être honnête, fit humblement Raoul, seulement, torturer deux femmes sans défense, assassiner un pauvre diable qui se croit mon ami, dame! c’est dur.
Cette résistance qu’il taxait d’absurde, de ridicule, exaspérait au dernier point Louis de Clameran.
Enfin, après d’interminables débats, tout fut réglé à leur commune satisfaction, et ils se séparèrent avec force poignées de main.
Hélas! Mme Fauvel et sa nièce ne devaient pas tarder à ressentir les effets de l’accord des deux misérables.
Tout se passa de point en point comme l’avait prévu et arrêté Louis de Clameran.
Une fois encore, et précisément lorsque Mme Fauvel osait enfin respirer, la conduite de Raoul changea brusquement. Ses dissipations recommençaient de plus belle.
Jadis, Mme Fauvel avait pu se demander: où dépense-t-il tout l’argent que je lui donne? Cette fois, elle n’avait pas de questions à se poser.
Raoul affichait des passions insensées; il se montrait partout, vêtu comme ces jeunes gandins qui font les délices du boulevard, on le voyait aux premières représentations dans des avant-scènes, et aux courses en voiture à quatre chevaux.
Aussi, jamais il n’avait eu de si pressants, de si impérieux besoins d’argent: jamais Mme Fauvel n’avait eu à se défendre contre des exigences si exorbitantes et si répétées.
À ce train, les ressources avouables de Mme Fauvel et de sa nièce furent promptement à bout. En un mois, le misérable dissipa leurs économies. Alors, elles eurent recours à tous les expédients honteux des femmes dont les dépenses secrètes sont la ruine d’une maison. Elles réalisèrent sur toutes choses de flétrissantes économies. On fit attendre les fournisseurs, on prit à crédit. Puis elles gonflèrent les factures ou même en inventèrent. Elles se supposaient, l’une et l’autre, des fantaisies si coûteuses, que M. Fauvel leur dit une fois en souriant: – Vous devenez bien coquettes, mesdames!… Le jour vint, cependant, où Madeleine et sa tante se trouvèrent aussi dénuées de tout l’une que l’autre.
La veille, Mme Fauvel avait eu quelques personnes à dîner, et c’est à grand-peine qu’elle avait pu donner au cuisinier l’argent nécessaire à certains achats qu’il était allé faire à Paris.
Raoul se présenta ce jour-là. Jamais, à ce qu’il prétendit, il ne s’était trouvé dans un embarras si grand; il lui fallait absolument deux mille francs.
On eut beau lui expliquer la situation, le conjurer d’attendre, il ne voulut rien entendre, il fut terrible, impitoyable.
– Mais je n’ai plus rien, malheureux, répétait Mme Fauvel, désespérée, plus rien au monde, tu m’as tout pris. Il ne me reste que mes bijoux, les veux-tu? S’ils peuvent te servir, prends-les.
Si grande que fût l’impudence du jeune bandit, il ne put s’empêcher de rougir.
Mais il avait promis; mais il savait qu’une main puissante arrêterait ces pauvres femmes au bord du précipice, mais il voyait la fortune, une grande fortune, au bout de toutes ces infamies, qu’il se promettait d’ailleurs de racheter plus tard.
Il se roidit donc contre son attendrissement, et c’est d’une voix brutale qu’il répondit à sa mère:
– Donne; j’irai au Mont-de-Piété.
Et, telle était l’atroce gêne de ces deux femmes qu’entourait un luxe princier, dont dix domestiques attendaient les ordres, dont les chevaux attelés piaffaient dans la cour, qu’elles conjurèrent Raoul de leur apporter quelque chose de ce que lui prêterait le Mont-de-Piété, si peu que ce fût.
Il promit et tint parole.
Mais on lui avait montré une ressource nouvelle, une mine à exploiter; il en abusa.
Une à une, toutes les parures de Mme Fauvel suivirent les diamants, et, ses bijoux épuisés, ceux de Madeleine partirent.
Mme Fauvel, pour se défendre des misérables qui s’acharnaient après elle, n’avait que ses prières et ses larmes; c’était peu.
Seulement, ces révoltantes extorsions amenaient parfois de telles crises, que Raoul ému, bouleversé, était pris, pour lui-même, d’horreur et de dégoût.
– Le cœur me manque, disait-il à son oncle, je suis à bout. Volons à main armée, je le veux bien; mais égorger deux malheureuses que j’aime, c’est plus fort que moi!
Clameran ne semblait nullement s’étonner de ces répugnances.
– C’est triste, répondait-il, je le sais bien, mais nécessité n’a pas de loi. Allons, un peu d’énergie et de patience, nous touchons au but.
Ils en étaient plus proches que ne le supposait Clameran. Vers la fin du mois de novembre, Mme Fauvel se sentit si bien à la veille d’une catastrophe, que l’idée lui vint de s’adresser au marquis.
Elle ne l’avait pas revu depuis qu’à son retour d’Oloron, il était venu lui annoncer son héritage. Persuadée, à cette époque, qu’il était le mauvais génie de Raoul, elle l’avait assez mal reçu pour lui donner le droit de ne plus se représenter.
Elle hésita avant de parler à sa nièce de ce projet, redoutant une vive opposition.
À sa grande surprise, Madeleine l’approuva.
– Plus tôt tu verras monsieur de Clameran, dit-elle à sa tante, mieux cela vaudra.
En conséquence, le surlendemain même, Mme Fauvel arrivait à l’hôtel du Louvre, chez le marquis, prévenu à l’avance par un billet.
Il la reçut avec une politesse froide et étudiée, en homme qui a été méconnu et qui, affligé et blessé, se tient sur la réserve.
Il parut indigné de la conduite de son neveu, et même, à un moment, il laissa échapper un juron, disant qu’il aurait raison de ce drôle.
Mais quand Mme Fauvel lui eut appris que s’il s’adressait sans cesse à elle, c’est qu’il ne voulait rien lui demander à lui, Clameran semblait confondu.
– Ah! s’écria-t-il, c’est trop d’audace, aussi! Le misérable! Je lui ai, depuis quatre mois, remis plus de vingt mille francs, et si j’ai consenti à les lui donner, c’est que sans cesse il me menaçait de recourir à vous.
Et voyant sur la figure de Mme Fauvel une surprise qui ressemblait à un doute, Louis se leva, ouvrit son secrétaire et en sortit des reçus de Raoul qu’il montra. Le total de ces reçus s’élevait à vingt-trois mille cinq cents francs.
Mme Fauvel était anéantie.
– Il a eu de moi près de quarante mille francs, dit-elle, c’est donc soixante mille francs au moins qu’il a dépensés depuis quatre mois.
– Ce serait incroyable, répondit Clameran, s’il n’était amoureux, à ce qu’il dit.
– Mon Dieu! que font donc ces créatures de tout l’argent qu’on dépense pour elles?…
– Voilà ce qu’on n’a jamais pu savoir…
Il paraissait très sincèrement plaindre Mme Fauvel; il lui promit que, ce soir même, il verrait Raoul, qu’il saurait bien ramener à des sentiments meilleurs. Puis, après de longues protestations, il finit par mettre sa fortune entière à sa disposition.
Mme Fauvel refusa ses offres, mais elle en fut touchée, et en rentrant elle disait à sa nièce:
– Peut-être nous sommes-nous trompées, peut-être n’est-ce pas un mauvais homme…
Madeleine hocha tristement la tête. Ce qui arrivait, elle l’avait prévu; le beau désintéressement du marquis, c’était la confirmation de ses pressentiments.
Raoul, lui, était allé chez son oncle, chercher des nouvelles. Il le trouva radieux.
– Tout marche à souhait, mon neveu, lui dit Clameran; tes reçus ont fait merveille. Ah! tu es un solide partenaire et je te dois les plus chaudes félicitations. Quarante mille francs en quatre mois?
– Oui, répondit négligemment Raoul, c’est à peu près ce que m’a prêté le Mont-de-Piété.
– Peste! tu dois avoir de belles économies, car la demoiselle des Délassements n’est, je l’imagine, qu’un prétexte?
– Ceci, cher oncle, est mon affaire. Souviens-toi de nos conventions. Ce que je puis te dire, c’est que madame Fauvel et Madeleine ont fait argent de tout; elles n’ont plus rien, et moi j’ai assez de mon rôle.
– Aussi ton rôle est-il fini. Je te défends désormais de demander un centime.
– Où en sommes-nous donc? Qu’y a-t-il?
– Il y a, mon neveu, que la mine est assez chargée, et que je n’attends plus qu’une occasion pour y mettre le feu.
Cette occasion, qu’attendait avec une fiévreuse impatience Louis de Clameran, son rival, Prosper Bertomy, devait, pensait-il, la lui fournir.
Il aimait trop Madeleine pour ne pas être jaloux jusqu’à la rage de l’homme que, librement, elle avait choisi, pour ne pas le haïr de toute la force de sa passion.
Il ne tenait qu’à lui, il le savait, d’épouser Madeleine; mais comment? Grâce à d’indignes violences, en lui tenant le couteau sur la gorge. Il se sentait devenir fou à l’idée qu’il la posséderait, que son corps serait à lui, mais que sa pensée, échappant à sa puissance, s’envolerait vers Prosper.
Aussi s’était-il juré qu’avant de se marier il précipiterait le caissier dans quelque cloaque d’infamie, d’où il lui serait impossible de sortir. Il avait songé à le tuer, il aimait mieux le déshonorer.
Jadis il s’était imaginé qu’il lui serait aisé de perdre l’infortuné jeune homme; il supposait que lui-même en fournirait les moyens. Il s’était trompé.
Prosper menait, il est vrai, une de ces existences folles qui conduisent le plus souvent à une catastrophe finale, mais il mettait un certain ordre à son désordre. Si sa situation était mauvaise, périlleuse, s’il était dévoré de besoins, harcelé par les créanciers, réduit aux expédients, il était impossible de s’en apercevoir, tant ses précautions étaient bien prises.
Toutes les tentatives faites pour hâter sa ruine avaient échoué, et c’est vainement que Raoul, les mains pleines d’or, jouant le rôle du tentateur, avait essayé de préparer sa chute.
Il jouait gros jeu, mais il jouait sans passion, presque sans goût, et jamais l’exaltation du gain ni le dépit de la perte ne lui faisaient perdre son sang-froid.
Sa maîtresse, Nina Gypsy, était dépensière, extravagante, mais elle lui était dévouée et ses fantaisies ne dépassaient pas certaines limites.
En bien examinant sa conduite, elle était celle d’un homme désolé qui s’efforce de s’étourdir, mais qui cependant n’a pas abdiqué toute espérance, et qui cherche surtout à gagner du temps.
Intime ami de Prosper, son confident, Raoul avait, d’un œil sagace, jugé la situation et pénétré les sentiments secrets du caissier.
– Tu ne connais pas Prosper, mon oncle. Madeleine l’a tué, le jour où elle l’a exilé. Tout lui est indifférent, il ne prend intérêt à rien.
– Nous attendrons.
Ils attendaient en effet, et à la grande surprise de Mme Fauvel, Raoul redevint, pour elle, ce qu’il avait été en l’absence de Clameran.
C’est vers cette époque, à peu près, que Mme Fauvel, toute réjouie de ce changement, conçut le projet de placer Raoul dans les bureaux de son mari.
M. Fauvel adopta cette idée. Persuadé qu’un jeune homme sans occupations ne peut faire que des sottises, il lui offrit un pupitre au bureau de la correspondance, avec des appointements de cinq cents francs par mois.
Cette proposition enchanta Raoul, cependant, sur l’ordre formel de Clameran, il refusa net, disant qu’il ne se sentait pour les opérations de banque aucune vocation.
Ce refus indisposa si fort le banquier, qu’il adressa à Raoul quelques reproches passablement amers, le prévenant qu’il n’eût plus à compter sur lui désormais, et Raoul saisit ce prétexte pour cesser ostensiblement ses visites.
S’il voyait encore sa mère, c’était dans l’après-midi ou le soir, lorsqu’il était sûr que M. Fauvel était sorti, et il ne venait que tout juste assez souvent pour se tenir au courant des affaires de la maison.
Ce repos subit après tant et de si cruelles agitations paraissait sinistre à Madeleine. Elle ne disait rien à sa tante de ses pressentiments, mais elle était préparée à tout.
– Que font-ils? disait parfois Mme Fauvel; renonceraient-ils enfin à nous persécuter?
– Oui, murmurait Madeleine, que font-ils?
Si Louis ni Raoul ne donnaient signe de vie, c’est qu’ils se tenaient immobiles comme le chasseur à l’affût, qui craint d’éveiller les défiances de ses victimes. Ils guettaient le hasard.
Attaché aux pas de Prosper, Raoul avait épuisé toutes les ressources de son esprit pour le compromettre, pour l’attirer dans quelque embûche où resterait son honneur. Mais, ainsi qu’il l’avait prévu, l’indifférence du caissier offrait peu de prise.
Clameran commençait à s’impatienter et cherchait déjà quelque moyen plus expéditif, quand une nuit, sur les trois heures, il fut éveillé par Raoul.
– Qu’y a-t-il? demanda-t-il tout inquiet.
– Peut-être rien, peut-être tout. Je quitte Prosper à l’instant.
– Eh bien!
– Je l’avais emmené dîner, ainsi que madame Gypsy, avec trois de mes amis. Après dîner, j’ai organisé un petit bal tournant assez corsé, mais impossible de lancer Prosper, bien qu’il fût gris.
Louis, désappointé, eut un mouvement de dépit.
– Tu es gris toi-même, fit-il, puisque tu viens me réveiller au milieu de la nuit pour me conter de pareilles billevesées.
– Attends, il y a autre chose.
– Morbleu! parle, alors!
– Après avoir bien joué, nous sommes allés souper, et Prosper, de plus en plus ivre, a laissé échapper le mot sur lequel il ferme sa caisse.
À cette assurance, Clameran ne put retenir un cri de triomphe.
– Quel est ce mot? demanda-t-il.
– Le nom de sa maîtresse.
– Gypsy!… C’est bien cela, en effet, cinq lettres…
Il était si ému, si agité, qu’il sauta à bas de son lit, passa une robe de chambre et se mit à arpenter l’appartement.
– Nous le tenons! disait-il avec l’expression délirante de la haine satisfaite, il est donc à nous! Ah! il ne voulait pas toucher à sa caisse, ce caissier vertueux, nous y toucherons pour lui, et il n’en sera ni plus ni moins déshonoré. Nous avons le mot, tu sais où est la clé, tu me l’as dit…
– Quand monsieur Fauvel sort, il laisse presque toujours la sienne dans un des tiroirs du secrétaire de sa chambre.
– Eh bien! tu iras chez madame Fauvel, tu lui demanderas cette clé; elle te la remettra ou tu la lui prendras de force, peu importe; quand tu l’auras, tu ouvriras la caisse, tu prendras tout ce qu’elle contient…
Pendant plus de cinq minutes, Clameran, absolument hors de lui, divagua, mêlant si étrangement sa haine contre Prosper, son amour pour Madeleine, que Raoul se demandait sérieusement s’il ne devenait pas fou. Il pensa qu’il était de son devoir de le calmer.
– Avant de chanter victoire, commença-t-il, examinons les difficultés.
– Je n’en vois pas.
– Prosper peut changer son mot dès demain.
– C’est vrai, mais c’est peu probable; il ne se rappellera pas qu’il l’a dit; d’ailleurs, nous allons nous hâter.
– Ce n’est pas tout. Par suite des ordres les plus positifs de monsieur Fauvel, il ne reste jamais en caisse, le soir, que des sommes insignifiantes.
– Il y en aura une très forte le soir où je le voudrai.
– Tu dis?
– Je dis que j’ai cent mille écus chez monsieur Fauvel, et que si j’en demande le remboursement pour un de ces jours, de très bonne heure, à l’ouverture des bureaux, ils passeront la nuit dans la caisse.
– Quelle idée! s’écria Raoul stupéfait.
C’était une idée, en effet, et les deux complices passèrent de longues heures à l’examiner, à la creuser, à en étudier le fort et le faible.
Après mûres réflexions, après avoir minutieusement calculé toutes les chances bonnes ou mauvaises, ils arrêtèrent que le crime serait commis dans la soirée du lundi 27 février.
S’ils choisissaient ce soir-là, c’est que Raoul savait que M. Fauvel devait dîner chez un financier de ses amis et que Madeleine était invitée à une réunion de jeunes filles.
À moins d’un contretemps, Raoul, en se présentant à l’hôtel Fauvel sur les huit heures et demie, devait trouver sa mère seule.
– Aujourd’hui même, conclut Clameran, je vais demander à monsieur Fauvel de tenir mes fonds prêts pour mardi.
– Le délai est bien court, mon oncle, objecta Raoul, vous avez des conventions, tu dois prévenir en cas de retrait de ton argent.
– C’est vrai; mais notre banquier est orgueilleux, je me dirai pressé et il s’exécutera, dût-il pour cela se gêner. Ce sera à toi, ensuite, de demander à Prosper, comme un service personnel, de tenir la somme prête à l’ouverture des bureaux.
Raoul, une fois encore, examinait la situation, cherchant s’il ne découvrirait pas ce grain de sable qui devient montagne au dernier moment.
Tout alla d’ailleurs au gré des deux misérables. Le banquier ne daignant pas rappeler les conventions consentit au remboursement pour l’époque indiquée. Prosper promit que l’argent serait prêt dès le matin.
Clameran avait dit à Raoul:
– Surtout, soigne ton entrée, ton aspect seul doit tout dire et éviter des explications impossibles.
La recommandation était inutile.
Raoul, en entrant dans le petit salon, était si pâle et si défait, ses yeux avaient une telle expression d’égarement, qu’en l’apercevant Mme Fauvel ne put retenir un cri.
– Raoul!… Quel malheur t’est arrivé?
– Le malheur qui m’arrive, répondit-il, sera le dernier, ma mère!…
Mme Fauvel ne l’avait jamais vu ainsi; elle se leva émue, palpitante, et vint se placer près de lui, son visage touchant presque le sien, comme si en le fixant de toutes les forces de sa volonté, elle eût pu lire jusqu’au fond de son âme.
– Qu’y a-t-il? insista-t-elle. Raoul, mon fils, réponds-moi.
Il la repoussa doucement.
– Ce qu’il y a, répondit-il d’une voix étouffée, et qui cependant faisait vibrer les entrailles de Mme Fauvel, il y a, ma mère, que je suis indigne de toi, indigne de mon noble et généreux père.
Elle fit un signe de tête, comme pour essayer de protester.
– Oh! continua-t-il, je me connais et je me juge. Personne ne saurait me reprocher l’infamie de ma conduite aussi cruellement que me la reproche ma conscience. Je n’étais pas né mauvais, cependant, je ne suis qu’un misérable fou. Il y a des heures où, frappé de vertige, je ne sais plus ce que je fais. Ah! je ne serais pas ainsi, ma mère, si je t’avais eue près de moi, dans mon enfance. Mais élevé parmi des étrangers, livré à moi-même, sans autres conseillers que mes instincts, je me suis abandonné sans lutte à toutes mes passions. N’ayant rien, portant un nom volé, je suis vaniteux et dévoré d’ambition. Pauvre, sans autres ressources que tes secours, j’ai les goûts et les vices des fils de millionnaires. Hélas! quand je t’ai retrouvée, le mal était fait. Ton affection, tes maternelles tendresses, qui m’ont donné mes seuls jours de bonheur vrai ici-bas, n’ont pas pu m’arrêter. Moi qui ai tant souffert, qui ai enduré tant de privations, qui ai manqué de pain, j’ai été affolé par le luxe si nouveau pour moi que tu me donnais. Je me suis rué sur les plaisirs, comme l’ivrogne longtemps privé de vin sur les liqueurs fortes…
Raoul s’exprimait avec l’accent d’une conviction si profonde, avec un tel entraînement, que Mme Fauvel ne songeait pas à l’interrompre.
Elle écoutait, muette, terrifiée, n’osant interroger, certaine qu’elle allait apprendre quelque chose d’affreux.
Lui, cependant, poursuivait:
– Oui, j’ai été un insensé. Le bonheur a passé près de moi, et je n’ai pas su étendre la main pour le retenir. J’ai repoussé la réalité délicieuse, pour m’élancer à la poursuite d’un fantôme. Moi qui aurais dû passer ma vie à tes genoux, inventer des témoignages nouveaux de reconnaissance, j’ai comme pris à tâche de te porter les coups les plus cruels, de te désoler, de te rendre la plus infortunée des créatures… Ah! j’étais un misérable quand, pour une créature que je méprisais, je jetais au vent une fortune dont chaque pièce d’or te coûtait une larme. C’est près de toi qu’était le bonheur, je le reconnais trop tard.
Il s’interrompit, comme s’il eût été accablé par le sentiment de ses torts; il semblait près de fondre en larmes.
– Il n’est jamais trop tard pour se repentir, mon fils, murmura Mme Fauvel, pour racheter ses torts.
– Ah! si je pouvais!… s’écria Raoul; mais non!… il n’est plus temps. Sais-je d’ailleurs ce que dureraient mes bonnes résolutions! Ce n’est pas d’aujourd’hui que je me condamne sans pitié. Saisi de remords à chaque faute nouvelle, je me jurais de reconquérir ma propre estime. Hélas! à quoi ont-ils abouti, mes repentirs périodiques? À la première occasion, j’oubliais mes hontes et mes serments. Tu me crois un homme, je ne suis qu’un pauvre enfant sans consistance. Je suis faible et lâche, et tu n’es pas assez forte pour dominer ma faiblesse, pour diriger ma volonté vacillante. J’ai les meilleures intentions du monde et mes actes sont ceux d’un scélérat. Entre ma position et mes désirs, la disproportion est trop grande pour que je puisse me résigner. Qui sait d’ailleurs où me conduirait mon déplorable caractère.
Il eut un geste d’affreuse insouciance et ajouta:
– Mais je saurai me faire justice!…
Mme Fauvel était bien trop cruellement agitée pour suivre les habiles transitions de Raoul.
– Parle! s’écria-t-elle, explique-toi, ne suis-je pas ta mère? Tu me dois la vérité, je puis tout entendre.
Il parut hésiter, comme s’il eût été épouvanté du coup terrible qu’il allait porter à sa mère. Enfin d’une voix sourde il répondit:
– Je suis perdu!
– Perdu!…
– Oui, et je n’ai plus rien à attendre ni à espérer. Je suis déshonoré, et par ma faute, par ma très grande faute.
– Raoul!…
– C’est ainsi. Mais ne crains rien, ma mère, je ne traînerai pas dans la boue le nom que tu m’as donné. J’aurai au moins le vulgaire courage de ne pas survivre à mon déshonneur. Va, ma mère… ne me plains pas… Je suis de ceux après lesquels s’acharne la destinée, et qui n’ont de refuge que la mort. Je suis un être fatal. N’as-tu pas été condamnée à maudire ma naissance? Longtemps mon souvenir a hanté comme un remords tes nuits sans sommeil. Plus tard, je te retrouve, et pour prix de ton dévouement, j’apporte dans ta vie un élément funeste…
– Ingrat!… t’ai-je jamais fait de reproche?
– Jamais. Aussi, est-ce en te bénissant et ton nom chéri sur les lèvres que va mourir ton Raoul.
– Mourir, toi!…
– Il le faut, ma mère, l’honneur commande; je suis condamné par des juges sans appel, ma volonté et ma conscience.
Une heure plus tôt, Mme Fauvel eût juré que Raoul lui avait fait souffrir tout ce que peut endurer une femme, et voici que cependant il lui apportait une douleur nouvelle, si aiguë, que les autres, en comparaison, ne lui semblaient plus rien.
– Qu’as-tu donc fait? balbutia-t-elle.
– On m’a confié de l’argent; j’ai joué, je l’ai perdu.
– C’est donc une somme énorme?
– Non, mais ni toi ni moi ne saurions la trouver. Pauvre mère! ne t’ai-je pas tout pris? Ne m’as-tu pas donné jusqu’à ton dernier bijou?
– Mais monsieur de Clameran est riche, il a mis sa fortune à ma disposition, je vais faire atteler et aller le trouver…
– Monsieur de Clameran, ma mère, est absent pour huit jours, et c’est ce soir que je dois être sauvé ou perdu. Va! j’ai songé à tout avant de me décider. On tient à la vie, à vingt ans.
Il sortit à demi le pistolet qu’il avait dans sa poche, et ajouta avec un sourire forcé:
– Voilà qui arrange tout.
Mme Fauvel était trop hors de soi pour réfléchir à l’horreur de la conduite de Raoul, pour reconnaître dans ses horribles menaces un suprême expédient.
Oubliant le passé, sans souci de l’avenir, tout entière à la situation présente, elle ne voyait qu’une chose, c’est que son fils allait mourir, se tuer, et qu’elle ne pouvait rien pour l’arracher au suicide.
– Je veux que tu attendes, dit-elle. André va rentrer, je lui dirai que j’ai besoin de… Combien t’avait-on confié?
– Trente mille francs.
– Tu les auras demain.
– C’est ce soir qu’il me les faut.
Elle se sentait devenir folle, elle se tordait les mains de désespoir.
– Ce soir, disait-elle, que n’es-tu venu plus tôt? Manquais-tu donc de confiance en moi?… Ce soir, il n’y a plus personne à la caisse… sans cela!…
Ce mot, Raoul l’attendait, il le saisit au passage; il eut une exclamation de joie comme si une lueur eût éclairé les ténèbres d’un désespoir réel.
– La caisse! s’écria-t-il, mais tu sais où est la clé?
– Oui, elle est là.
– Eh bien!…
Il regardait Mme Fauvel avec une si infernale audace qu’elle baissa les yeux.
– Donne-la-moi, mère, supplia-t-il.
– Malheureux!…
– C’est la vie que je te demande.
Cette prière la décida, elle prit un des flambeaux, passa rapidement dans sa chambre, ouvrit le secrétaire et y trouva la clé de M. Fauvel…
Mais, au moment de la remettre à Raoul, la raison lui revint.
– Non, balbutia-t-elle, non, ce n’est pas possible.
Il n’insista pas et même parut vouloir se retirer.
– En effet, dit-il… alors, mère, un dernier baiser.
Elle l’arrêta.
– Que feras-tu de la clé, Raoul? as-tu le mot?
– Non, mais on peut essayer.
– Ne sais-tu pas qu’il n’y a jamais d’argent en caisse?
– Essayons toujours. Si j’ouvre, par miracle, s’il y a de l’argent en caisse, c’est que Dieu aura eu pitié de nous.
– Et si tu ne réussis pas? Me jures-tu d’attendre jusqu’à demain?
– Sur la mémoire de mon père, je le jure.
– Alors, voici la clé, viens.
Pâles et tremblants, Raoul et Mme Fauvel traversèrent le cabinet du banquier et s’engagèrent dans l’étroit escalier tournant qui met en communication les appartements et les bureaux.
Raoul marchait le premier, tenant la lumière, serrant entre ses doigts crispés la clé de la caisse.
En ce moment, Mme Fauvel était convaincue que la tentative de Raoul serait inutile.
Elle était donc presque rassurée sur les suites de cette révoltante entreprise, et elle ne redoutait guère que le désespoir de Raoul après un échec.
Si elle prêtait les mains à une action dont la pensée lui paraissait affreuse, si elle avait livré la clé, c’est qu’elle se fiait à la parole de Raoul, et qu’elle voulait surtout gagner du temps.
Quand il aura reconnu l’inanité de ses espérances et de ses efforts, pensait-elle, il attendra, il me l’a juré, jusqu’à demain, et moi, alors, demain… demain…
Ce qu’elle ferait, le lendemain, elle l’ignorait et ne se le demandait même pas. Mais dans les situations extrêmes, le moindre délai rend l’espérance, comme si un court répit était le salut définitif.
Ils étaient arrivés dans le bureau de Prosper, et Raoul avait placé la lampe sur une tablette assez élevée pour que, malgré l’abat-jour, elle éclairât toute la pièce.
Il avait alors recouvré sinon tout son sang-froid, au moins cette précision mécanique des mouvements presque indépendante de la volonté, et que les hommes accoutumés au péril trouvent à leur service, alors qu’il est le plus pressant.
Rapidement, avec la dextérité de l’expérience, il plaça successivement les cinq boutons du coffre-fort sur les lettres composant le nom de Gypsy.
Ami intime de Prosper, étant venu le voir, le chercher cinquante fois, à la fermeture des bureaux, Raoul savait parfaitement, pour l’avoir étudié et même essayé – c’était un garçon prévoyant – comment il fallait manœuvrer la clé dans la serrure.
Il l’introduisit doucement, donna un tour; la poussa davantage, tourna une seconde fois; l’enfonça tout à fait avec une secousse et tourna encore. Il avait des battements de cœur si violents que Mme Fauvel eût pu les entendre.
Le mot n’avait pas été changé; la caisse s’ouvrit.
Raoul et sa mère, en même temps, laissèrent échapper un cri, elle de terreur, lui de triomphe.
– Referme!… s’écria Mme Fauvel, épouvantée de ce résultat inexplicable, incompréhensible… laisse… reviens…
Et, à moitié folle, elle se précipita sur Raoul, s’accrocha désespérément à son bras et le tira à elle avec une telle violence que la clé sortit de la serrure, glissa le long de la porte du coffre et y traça une longue et profonde éraillure.
Mais Raoul avait eu le temps d’apercevoir sur la tablette supérieure de la caisse trois liasses de billets de banque. Il les saisit de la main gauche et les glissa sous son paletot entre son gilet et sa chemise.
Épuisée par l’effort qu’elle venait de faire, succombant à la violence de ses émotions, Mme Fauvel avait lâché le bras de Raoul, et, pour ne pas tomber, se soutenait au dossier du fauteuil de Prosper.
– Grâce, Raoul, disait-elle, je t’en conjure, remets ces billets de banque dans la caisse, j’en aurai demain, je te le jure, dix fois plus, et je te les donnerai, mon fils, je t’en prie, aie pitié de ta mère!
Il ne l’écoutait pas; il examinait l’éraillure laissée sur le battant; cette trace du vol était très visible et l’inquiétait.
– Au moins, poursuivait Mme Fauvel, ne prends pas tout, garde juste ce qu’il te faut pour te sauver, et laisse le reste.
– À quoi bon? La soustraction en sera-t-elle moins découverte?
– Oui, parce que moi, vois-tu bien, j’arrangerai tout. Laisse-moi faire, je saurai bien trouver une explication plausible, je dirai à André que c’est moi qui ai eu besoin d’argent…
Avec mille précautions, Raoul avait refermé le coffre-fort.
– Viens, dit-il à sa mère, retirons-nous, on peut nous surprendre, un domestique peut entrer dans le salon, ne pas nous y trouver et s’étonner.
Cette cruelle indifférence, cette faculté de calcul dans un tel moment transportèrent Mme Fauvel d’indignation. Elle se croyait encore quelque influence sur son fils, elle croyait à la puissance de ses prières et de ses larmes.
– Eh bien! répondit-elle, tant mieux! Qu’on nous surprenne, et je serai contente. Alors tout sera fini, André me chassera comme une misérable, mais je ne sacrifierai pas des innocents. C’est Prosper qu’on accusera demain; Clameran lui a pris la femme qu’il aimait, tu prétends, toi, lui voler son honneur, je ne veux plus.
Elle parlait très haut, d’une voix si éclatante que Raoul eut peur. Il savait qu’un garçon de bureau passait la nuit dans la pièce voisine. Ce garçon, bien qu’il ne fût pas tard, pouvait fort bien être couché et tout entendre.
– Remontons! dit-il en saisissant Mme Fauvel par le bras.
Mais elle se débattit; elle s’était accrochée à une table pour mieux résister.
– J’ai déjà été assez lâche pour sacrifier Madeleine, répétait-elle, je ne sacrifierai pas Prosper.
Raoul comprit qu’un argument victorieux briserait seul la résolution de Mme Fauvel.
– Eh! fit-il avec un rire cynique, tu ne comprends donc pas que je suis d’accord avec Prosper et qu’il m’attend pour partager.
– C’est impossible!…
– Allons, bon! tu t’imagines alors que le hasard seul m’a soufflé le mot et a rempli la caisse?
– Prosper est honnête.
– Certainement, et moi aussi. Seulement nous manquions d’argent.
– Tu mens.
– Non, chère mère, Madeleine a chassé Prosper, et, dame! il se console comme il peut, ce pauvre garçon, et les consolations sont hors de prix.
Il avait repris la lampe, et doucement, mais avec une vigueur extraordinaire, il poussait Mme Fauvel vers l’escalier.
Elle se laissait faire maintenant, plus confondue de ce qu’elle venait d’entendre que d’avoir vu la caisse s’ouvrir.
– Quoi! murmurait-elle, Prosper serait un voleur!…
– Il faut remettre la clé dans le secrétaire, dit Raoul, dès qu’ils furent dans la chambre à coucher.
Mais elle ne parut pas l’entendre, et c’est lui qui replaça la clé de la caisse là où il l’avait vue prendre.
Il reconduisit alors, ou plutôt il porta Mme Fauvel dans le petit salon où elle se tenait, lorsqu’il était arrivé, et il l’assit dans un fauteuil.
Telle était la prostration de la malheureuse femme, ses yeux fixes et son expression décelaient si bien le trouble affreux de son esprit, que Raoul, effrayé, se demanda si elle ne devenait pas folle.
– Raoul, murmurait-elle, mon fils, tu m’as tuée!…
Sa voix avait une douceur si pénétrante, son accent exprimait si bien le plus affreux désespoir, que Raoul, remué jusqu’au fond de l’âme, eut un bon mouvement: il eut envie de restituer ce qu’il venait de voler. La pensée de Clameran l’arrêta.
Alors voyant que Mme Fauvel restait anéantie, mourante, sur son fauteuil, tremblant de voir entrer soit M. Fauvel, soit Madeleine qui demanderaient des explications, il déposa un baiser sur le front de sa mère et s’enfuit.
Au restaurant, dans le cabinet où ils avaient dîné, Clameran, torturé par l’incertitude, attendait son complice.
Lors donc que Raoul parut, il se dressa brusquement, pâle d’angoisse, et c’est d’une voix à peine distincte qu’il demanda:
– Eh bien?
– C’est fini, mon oncle, grâce à toi; je suis maintenant le dernier des misérables.
– Sois satisfait, voici cette somme qui va coûter l’honneur et peut-être la vie à trois personnes.
Clameran ne releva pas l’injure. D’une main fiévreuse il avait saisi les billets de banque, et il les maniait comme pour se bien convaincre de la réalité du succès.
– Maintenant, disait-il, Madeleine est à moi!
Raoul se taisait, le spectacle de cette joie après les scènes de tout à l’heure le révoltait et l’humiliait. Mais Louis se méprit sur les causes de cette tristesse.
– C’a été dur? demanda-t-il avec un sourire.
– Je te défends! s’écria Raoul hors de soi, je te défends, entends-tu bien, de me reparler de cette soirée. Je veux l’oublier…
À cette explosion de colère, Clameran haussa imperceptiblement les épaules.
– À ton aise, prononça-t-il d’un ton goguenard, oublie, mon beau neveu, oublie. J’aime à croire, cependant, que tu ne refuseras pas de prendre, en manière de souvenir, ces trois cent cinquante mille francs. Garde-les, ils sont à toi.
Cette générosité ne sembla ni surprendre ni satisfaire Raoul.
– D’après nos conventions, dit-il, j’ai droit à bien davantage.
– Aussi, n’est-ce qu’un acompte.
– Et quand aurai-je le reste, s’il vous plaît?
– Le jour de mon mariage avec Madeleine, mon beau neveu; pas avant. Tu es un auxiliaire trop précieux pour que je songe à me priver de tes services, et, tu sais, si je ne me défie pas de toi, je ne suis pas tout à fait sûr de ton affection sincère.
Raoul réfléchissait que commettre un crime et n’en tirer aucun profit serait aussi par trop niais. Venu avec l’intention de rompre avec Clameran, il se décidait à n’abandonner la fortune de son complice que lorsqu’il n’aurait plus rien à en espérer.
– Soit, fit-il, j’accepte l’acompte, mais plus de commissions comme celle de ce soir; je refuserais.
Clameran eut un éclat de rire.
– Bien, répondit-il, très bien. Tu deviens honnête, c’est le bon moment, puisque te voici riche. Que la conscience timorée se rassure, je n’aurai plus à te demander d’insignifiants services de détail. Rentre dans la coulisse, mon rôle commence.
Pendant plus d’une heure après le départ de Raoul, Mme Fauvel était restée plongée dans cet état d’engourdissement voisin de l’insensibilité absolue qui suit également les grandes crises morales et de violentes douleurs physiques.
Peu à peu cependant elle revint au sentiment de la situation présente, et avec la faculté de penser la faculté de souffrir lui revenait.
Elle comprenait maintenant qu’elle avait été dupe d’une odieuse comédie, Raoul l’avait torturée de sang-froid, avec préméditation, se faisant un jeu de ses souffrances, spéculant sur sa tendresse.
Mais Prosper avait-il, oui ou non, secondé le vol dont Raoul venait de la rendre complice.
Pour Mme Fauvel, tout était là.
Ce qu’elle avait su de la conduite de Prosper rendait vraisemblable l’assertion de Raoul, et, toujours aveuglée, elle aimait à attribuer à un autre qu’à son fils la première idée du crime.
On lui avait dit que Prosper aimait une de ces créatures qui fondent les patrimoines au feu de caprices étranges et pervertissent les meilleures natures. Dès lors, elle pouvait le supposer capable de tout.
Ne savait-elle pas, par expérience, où peut conduire une imprudence!…
Pourtant, elle excusait Prosper coupable, et elle s’avouait que sur elle retombait toute responsabilité.
Réfléchissant, elle ne savait quel parti prendre, se demandant si elle devait, ou non, se confier à Madeleine.
Fatalement inspirée, elle décida que le crime de Raoul resterait son secret.
Lors donc que sur les onze heures Madeleine revint de soirée, elle ne lui dit rien et même parvint à dissimuler toute trace de souffrance, assez habilement pour éviter les questions.
Son calme ne se démentit pas lorsque rentrèrent M. Fauvel et Lucien.
Et pourtant elle venait d’être saisie de transes affreuses. L’idée pouvait venir au banquier de descendre dans ses bureaux, de vérifier la caisse; cela lui était arrivé bien rarement, mais enfin cela lui était arrivé.
Comme par un fait exprès, le banquier, ce soir-là, ne parla que de Prosper, du chagrin qu’il éprouvait de le voir se déranger, des inquiétudes qu’il en ressentait et enfin des raisons qui, selon lui, l’éloignaient de la maison.
Par bonheur, pendant qu’il traitait fort mal son caissier, M. Fauvel ne regarda ni sa femme ni sa nièce. Il eût été bien intrigué de leur singulière contenance.
Cette nuit, pour Mme Fauvel, devait être et fut un long et intolérable supplice.
Dans six heures, se disait-elle, dans trois heures, dans une heure, tout sera découvert. Qu’arrivera-t-il?
Le jour vint, la maison s’éveilla; elle entendit aller et venir les domestiques. Puis, le bruit des bureaux qu’on ouvrait, des employés qui arrivaient, monta jusqu’à elle.
Mais quand elle voulut se lever, elle ne le put. Une invincible faiblesse et d’atroces douleurs la rejetèrent sur ses oreillers. Et c’est là, grelottant, et cependant baignée des sueurs de l’angoisse, qu’elle attendit le résultat.
Elle attendait, penchée sur le bord de son lit, l’oreille au guet, lorsque la porte de sa chambre s’ouvrit. Madeleine, qui venait de la quitter, reparut.
L’infortunée était plus pâle qu’une morte, ses yeux avaient l’éclat du délire, elle frissonnait comme les feuilles du tremble au vent de l’orage.
Mme Fauvel comprit que le crime était découvert.
– Tu sais ce qui arrive, n’est-ce pas, ma tante? dit Madeleine d’une voix stridente. On accuse Prosper d’un vol; le commissaire est là qui va le conduire en prison.
Un gémissement fut la seule réponse de Mme Fauvel.
– Je reconnais là, poursuivait la jeune fille, la main de Raoul ou du marquis…
– Quoi! comment expliquer?…
– Je l’ignore. Ce que je sais, c’est que Prosper est innocent. Je viens de le voir, de lui parler. Coupable, il n’eût pas osé lever les yeux sur moi.
Mme Fauvel ouvrait la bouche pour tout avouer: elle n’osa.
– Que veulent donc de nous ces monstres? disait Madeleine, quels sacrifices exigeront-ils? Déshonorer Prosper!… Mieux valait l’assassiner… je me serais tue.
L’entrée de M. Fauvel interrompit Madeleine. La fureur du banquier était telle qu’à peine il pouvait parler.
– Le misérable! balbutiait-il, oser m’accuser, moi!… Laisser entendre que je me suis volé… Et ce marquis de Clameran, qui semble suspecter ma bonne foi.
Alors, sans prendre attention aux impressions des deux femmes, il raconta tout ce qui s’était passé.
– Je pressentais cela hier soir, conclut-il; voilà où mène l’inconduite.
Ce jour-là, le dévouement de Madeleine pour sa tante fut mis à une rude épreuve.
La généreuse fille vit traîner dans la boue l’homme qu’elle aimait; elle croyait à son innocence comme à la sienne même: elle pensait connaître ceux qui avaient ourdi le complot dont il était victime, et elle n’ouvrit pas la bouche pour le défendre.
Cependant Mme Fauvel devinait les soupçons de sa nièce; elle comprit que la maladie était un indice, et bien que mourante, elle eut le courage de se lever pour le déjeuner.
Ce fut un triste repas. Personne ne mangea. Les domestiques marchaient sur la pointe des pieds et parlaient bas, comme dans les maisons où il est arrivé un grand malheur.
Sur les deux heures, M. Fauvel était renfermé dans son cabinet, quand un garçon de recette vint le prévenir que le marquis de Clameran demandait à lui parler.
– Quoi! s’écria le banquier, il ose…
Mais il réfléchit et ajouta:
– Qu’on le prie de monter.
Ce nom seul de Clameran avait suffi pour réveiller les colères mal apaisées de M. Fauvel. Victime d’un vol le matin, sa caisse se trouvant vide en face d’un remboursement, il avait pu imposer silence à son ressentiment; à cette heure, il se promettait bien, il se réjouissait de prendre sa revanche.
Mais le marquis ne voulait pas monter. Bientôt le garçon de recette apparut, annonçant que cet importun visiteur tenait, pour des raisons majeures, à parler à M. Fauvel dans ses bureaux.
– Qu’est-ce que cette exigence nouvelle? s’écria le banquier.
Et aussi irrité que possible, ne voyant nul motif de se contenir, il descendit.
M. de Clameran attendait, debout, dans la première pièce, celle qui précède la caisse. M. Fauvel alla droit à lui:
– Que désirez-vous encore, monsieur? demanda-t-il brutalement; on vous a payé, n’est-ce pas? J’ai votre reçu.
À la grande surprise de tous les employés et du banquier lui-même, le marquis ne sembla ni ému ni choqué de l’apostrophe.
– Vous êtes dur pour moi, monsieur, répondit-il, d’un ton de déférence étudiée, sans humilité cependant, mais je l’ai mérité. C’est même pour cela que je suis venu. Un galant homme souffre toujours quand il s’est mis dans son tort, c’est là mon cas, monsieur, et je suis heureux, que mon passé me permette de l’avouer hautement sans risquer d’être taxé de faiblesse. Si j’ai insisté pour vous parler ici et non dans votre cabinet, c’est qu’ayant été parfaitement inconvenant devant vos employés c’est devant eux que je vous prie d’agréer mes excuses.
La conduite de Clameran était si inattendue, elle contrastait tellement avec ses hauteurs accoutumées que c’est à peine si le banquier trouva au service de son étonnement quelques paroles banales.
– Oui, en effet, je l’avoue, vos insinuations, certains doutes…
– Ce matin, poursuivit le marquis, j’ai eu un moment d’excessif dépit dont je n’ai pas été le maître. Mes cheveux grisonnent, c’est vrai, mais quand je suis en colère je suis violent et inconsidéré comme à vingt ans. Mes paroles, croyez-le, ont trahi ma pensée intime, et je les regrette amèrement.
M. Fauvel, très emporté lui-même et excellent en même temps, devait mieux que tout autre apprécier la conduite de Clameran et en être touché. D’ailleurs une longue vie de scrupuleuse probité ne saurait être atteinte par un propos inconsidéré. Devant des explications si loyalement données, sa rancune ne tint pas.
Il tendit la main à Clameran en disant:
– Que tout soit oublié, monsieur.
Ils s’entretinrent amicalement quelques minutes, Clameran expliqua pourquoi il avait eu un si pressant besoin de ses fonds, et, en se retirant, il annonça qu’il allait faire demander à Mme Fauvel la permission de lui présenter ses hommages.
– Ce sera peut-être indiscret, fit-il avec une nuance visible d’hésitation, après le chagrin qu’elle a dû éprouver ce matin.
– Oh! il n’y a pas d’hésitation, répondit le banquier, je crois même que causer un peu la distraira, et moi, je suis forcé de sortir pour cette funeste affaire.
Mme Fauvel était alors dans le petit salon où, la veille, Raoul l’avait menacée de se tuer. De plus en plus souffrante, elle était à demi couchée sur un canapé, et Madeleine était près d’elle.
Lorsque le domestique annonça M. Louis de Clameran, elles se dressèrent toutes deux épouvantées comme par une effroyable apparition.
Lui avait eu le temps, en montant l’escalier, de composer son visage. Presque gai en quittant le banquier, il était maintenant grave et triste.
Il salua; on lui montra un fauteuil, mais il refusa de s’asseoir.
– Vous m’excuserez, mesdames, commença-t-il, d’oser troubler votre affliction, mais j’ai un devoir à remplir.
Les deux femmes se taisaient, elles paraissaient attendre une explication, alors il ajouta en baissant la voix:
– Je sais tout!
D’un geste, Mme Fauvel essaya de l’interrompre. Elle comprenait qu’il allait révéler le secret caché à sa nièce.
Mais Louis ne voulut pas voir ce geste. Il ne semblait s’occuper que de Madeleine, qui lui dit:
– Expliquez-vous, monsieur.
– Il n’y a qu’une heure, répondit-il, que je sais comment, hier soir, Raoul, recourant aux plus infâmes violences, s’est fait livrer par sa mère la clé de la caisse et a volé trois cent cinquante mille francs.
La colère et la honte empourprèrent à ces mots les joues de Madeleine.
Elle se pencha sur sa tante et lui saisissant les poignets qu’elle secoua:
– Est-ce vrai, cela? demanda-t-elle d’une voix sourde, est-ce vrai?
– Hélas! gémit Mme Fauvel anéantie.
Madeleine se releva, confondue de tant d’indigne faiblesse.
– Et tu as laissé accuser Prosper! s’écria-t-elle, tu le laisses déshonorer, il est en prison!
– Pardon!… murmura Mme Fauvel, j’ai eu peur, il voulait se tuer; puis, tu ne sais pas… Prosper et lui étaient d’accord.
– Oh! s’écria Madeleine, révoltée, on t’a dit cela et tu as pu le croire!…
Clameran jugea le moment d’intervenir.
– Malheureusement, dit-il d’un air navré, madame votre tante ne calomnie pas monsieur Bertomy.
– Des preuves! monsieur! des preuves!
– Nous avons l’aveu de Raoul.
– Raoul est un misérable!
– Je ne le sais que trop, mais enfin qui a révélé le mot? Qui a laissé l’argent en caisse? Monsieur Bertomy, incontestablement.
Ces objections ne parurent nullement toucher Madeleine.
– Et maintenant, dit-elle sans prendre la peine de cacher un mépris qui allait jusqu’au dégoût, savez-vous ce qu’est devenu l’argent?
Il n’y avait pas à se méprendre au sens de cette question. Soulignée d’un regard écrasant, elle signifiait: «Vous avez été l’instigateur du vol, et vous êtes le receleur.» Cette sanglante injure d’une jeune fille qu’il aimait à ce point que lui, le bandit si prudent, il risquait pour elle les produits de ses crimes, atteignit si bien Clameran, qu’il devint livide. Mais son thème était trop nettement arrêté pour qu’il pût être déconcerté.
– Un jour viendra, mademoiselle, reprit-il, où vous regretterez de m’avoir traité si cruellement. La signification exacte de votre question, je l’ai comprise, oh! ne prenez pas la peine de nier…
– Mais je ne nie rien, monsieur.
– Madeleine! murmura Mme Fauvel, qui tremblait, en voyant attiser ainsi les passions mauvaises de l’homme qui tenait sa destinée entre ses mains; Madeleine, pitié!…
– Oui, fit tristement Clameran, mademoiselle est impitoyable; elle punit cruellement un homme d’honneur, dont le seul tort est d’avoir obéi aux dernières volontés d’un frère mourant. Et si je suis ici, cependant, c’est que je suis de ceux qui croient à la solidarité de tous les membres d’une famille.
Il sortit lentement des poches de côté de son paletot plusieurs liasses de billets de banque et les déposa sur la cheminée.
– Raoul, prononça-t-il, a volé trois cent cinquante mille francs, voici cette somme. C’est plus de la moitié de ma fortune. De grand cœur je donnerais ce qu’il me reste pour être sûr que ce crime sera le dernier.
Trop inexpérimentée pour pénétrer le plan si audacieux et si simple de Clameran, Madeleine restait interdite; toutes ses prévisions étaient déroutées.
Mme Fauvel, au contraire, accepta cette restitution comme le salut.
– Merci, monsieur, dit-elle en prenant les mains de Clameran; merci, vous êtes bon.
Un rayon de la joie qu’il ressentit éclaira les yeux de Louis. Mais il triomphait trop tôt. Une minute de réflexion avait rendu à Madeleine toute sa défiance. Elle trouvait ce désintéressement trop beau pour un homme qu’elle estimait incapable d’un sentiment généreux et l’idée lui vint qu’il devait cacher un piège.
– Que ferons-nous de cet argent? demanda-t-elle.
– Vous le rendrez à monsieur Fauvel, mademoiselle.
– Nous, monsieur, et comment? Restituer, c’est dénoncer Raoul, c’est-à-dire perdre ma tante. Reprenez votre argent, monsieur.
Clameran était bien trop fin pour insister, il obéit et sembla disposé à se retirer.
– Je comprends votre refus, dit-il; à moi de trouver un moyen. Mais je ne me retirerai pas, mademoiselle, sans vous dire combien votre injustice m’a pénétré de douleur. Peut-être, après la promesse que vous m’avez daigné faire, pouvais-je espérer un autre accueil.
– Je tiendrai ma promesse, monsieur, mais quand vous m’aurez donné des garanties, pas avant.
– Des garanties!… Et lesquelles? De grâce, parlez.
– Qui me dit qu’après mon… mariage, Raoul ne viendra pas de nouveau menacer ma mère? Que sera ma dot pour un homme qui, en quatre mois, a dissipé plus de cent mille francs? Nous faisons un marché, je vous donne ma main en échange de l’honneur et de la vie de ma tante, avant de rien conclure, je dis donc: où sont vos garanties?
– Oh! je vous en donnerai de telles! s’écria Clameran, qu’il vous faudra bien reconnaître ma bonne foi. Hélas! vous doutez de mon dévouement; que faire pour vous le prouver? Faut-il essayer de sauver monsieur Bertomy?
– Merci de votre offre, monsieur, répondit dédaigneusement Madeleine. Si Prosper est coupable, qu’il périsse; s’il est innocent, Dieu le protégera.
Mme Fauvel et sa nièce se levèrent, c’était un congé. Clameran se retira.
– Quel caractère! disait-il, quelle fierté!… Me demander des garanties!… Ah! si je ne l’aimais pas tant! Mais je l’aime, et je veux voir cette orgueilleuse à mes pieds… Elle est si belle!… Ma foi! tant pis pour Raoul!
Clameran n’avait jamais été plus irrité.
L’énergie de Madeleine, que ses calculs ne prévoyaient pas, venait de faire manquer le coup de théâtre sur lequel il avait compté et déconcerté ses savantes prévisions.
Il avait trop d’expérience pour se flatter désormais d’intimider une jeune fille si résolue. Il comprenait que, sans avoir pénétré ses desseins, sans saisir le sens de ses manœuvres, elle était assez sur ses gardes pour n’être ni surprise ni trompée. De plus, il était patent qu’elle allait dominer Mme Fauvel de toute la hauteur de sa fermeté, l’animer de sa hardiesse, lui souffler ses préventions et enfin la préserver de défaillances nouvelles.
Juste au moment où Louis croyait gagner en se jouant, il trouvait un adversaire. C’était une partie à recommencer.
Il était clair que Madeleine était résignée à se dévouer pour sa tante, mais il était certain aussi qu’elle était déterminée à ne se sacrifier qu’à bon escient et non à tout hasard sur la foi de promesses aléatoires.
Or, comment lui donner les garanties qu’elle demandait? Quelles mesures prendre pour mettre ostensiblement et définitivement Mme Fauvel à l’abri des entreprises de Raoul?
Certes, une fois Clameran marié, Raoul devenu riche, Mme Fauvel ne devait plus être inquiétée. Mais comment le prouver, le démontrer à Madeleine?
La connaissance exacte de toutes les circonstances de l’ignoble et criminelle intrigue l’aurait rassurée sur ce point; mais était-il possible de l’initier à tous les détails, avant le mariage surtout? Évidemment non.
Alors, quelles garanties donner?
Longtemps Clameran étudia la question sous toutes ses faces, s’ingéniant, épuisant toutes les forces de son esprit alerte; il ne trouvait rien, pas une transaction possible, pas un expédient.
Mais il n’était pas de ces natures hésitantes qu’un obstacle arrête des semaines entières. Quand il ne pouvait dénouer une situation, il la tranchait.
Raoul le gênait; il se jura que, de façon ou d’autre, il se débarrasserait de ce complice devenu si gênant.
Pourtant, se défaire de Raoul, si défiant, si fin, n’était pas chose aisée. Mais cette considération ne pouvait faire réfléchir Clameran. Il était aiguillonné par une de ces passions que l’âge rend terribles.
Plus il était certain de la haine et du mépris de Madeleine, plus, par une inconcevable et cependant fréquente aberration de l’esprit et des sens, il l’aimait, il la désirait, il la voulait.
Cependant, une lueur de raison éclairant encore son cerveau malade, il décida qu’il ne brusquerait rien. Il sentait qu’avant d’agir il devait attendre l’issue de l’affaire de Prosper.
Puis, il souhaitait revoir Mme Fauvel ou Madeleine, qui, croyait-il, ne pouvaient tarder à lui demander une entrevue.
Sur ce dernier point, il se faisait encore illusion.
Jugeant froidement et sainement les derniers actes des deux complices, Madeleine se dit que, pour le moment, ils n’iraient pas plus loin.
Elle comprenait à cette heure que la résistance n’eût certes pas été plus désastreuse qu’une lâche soumission.
Elle se résolut donc à assumer la pleine et entière responsabilité des événements, assez sûre de sa bravoure pour tenir tête à Raoul aussi bien qu’à Louis de Clameran.
Mme Fauvel résisterait, elle n’en doutait pas, mais elle se proposait d’user, d’abuser à la rigueur de son influence, pour lui imposer, dans son intérêt même, une attitude plus ferme et plus digne.
C’est pourquoi, après la demande de Clameran, les deux femmes, décidées à attendre leurs adversaires, à les voir venir, ne donnèrent plus signe de vie.
Cachant sous une indifférence assez bien jouée le secret de leurs angoisses, elles renoncèrent à aller aux renseignements.
Par M. Fauvel elles apprirent successivement le résultat des interrogatoires de Prosper, ses dénégations obstinées, les charges qui s’élevaient contre lui, les hésitations du juge d’instruction, et enfin sa mise en liberté, faute de preuves suffisantes – ainsi que le spécifiait l’arrêt de non-lieu. Depuis la tentative de restitution de Clameran, Mme Fauvel ne doutait pas de la culpabilité du caissier.
Elle n’en disait mot; mais intérieurement elle l’accusait d’avoir séduit, entraîné, poussé au crime Raoul, ce fils qu’elle ne pouvait prendre sur elle de cesser d’aimer.
Madeleine, bien au contraire, était sûre de l’innocence de Prosper.
Si sûre, qu’ayant su qu’il allait être libre, elle osa demander à son oncle, sous prétexte d’une bonne œuvre, une somme de dix mille francs qu’elle fit parvenir à ce malheureux, victime de fausses apparences, et qui, d’après tout ce qu’elle avait entendu dire, devait se trouver sans ressources.
Si dans la lettre qu’elle joignit à cet envoi, lettre découpée dans son paroissien, elle conseillait à Prosper de quitter la France, c’est qu’elle n’ignorait pas qu’en France l’existence lui deviendrait impossible.
De plus, Madeleine était alors persuadée qu’un jour ou l’autre il lui faudrait épouser Clameran, et elle préférait savoir loin, bien loin d’elle l’homme qu’autrefois elle avait distingué et choisi.
Et pourtant, au moment de cette générosité que désapprouvait Mme Fauvel, ces deux pauvres femmes se débattaient au milieu d’inextricables difficultés.
Les fournisseurs, dont Raoul avait dévoré l’argent, et qui, pendant longtemps, avaient fait crédit, insistaient pour qu’on acquittât leurs factures.
D’un autre côté, Madeleine et sa tante, qui, tout l’hiver, s’étaient abstenues de sortir pour éviter des dépenses de toilette, allaient se trouver obligées de paraître au bal que préparaient messieurs Jandidier, des amis intimes de M. Fauvel.
Comment paraître à ce bal, qui, pour comble de malheur, était un bal travesti, et où prendre de l’argent pour les costumes?…
Car elles en étaient là, dans leur inexpérience des vulgaires et cependant atroces difficultés de la vie, ces femmes qui ignoraient ce qu’est la gêne, qui toujours avaient marché les mains pleines d’or.
Il y avait un an qu’elles n’avaient payé la couturière; elles lui devaient une certaine somme. Consentirait-elle à faire encore un crédit?
Une nouvelle femme de chambre, nommée Palmyre Chocareille, qui entra au service de Madeleine, les tira d’inquiétude.
Cette fille, qui semblait avoir une grande expérience des petites misères, qui sont les seules sérieuses, devina peut-être les soucis de ses maîtresses.
Toujours est-il que, sans en être priée, elle indiqua une couturière très habile, qui débutait, qui avait des fonds, et qui serait trop heureuse de fournir tout ce qu’il faudrait, et encore d’attendre pour le paiement, récompensée d’avance par cette certitude que la clientèle des dames Fauvel la ferait connaître et lui amènerait d’autres pratiques.
Mais ce n’était pas tout. Ni Mme Fauvel, ni sa nièce ne pouvaient se rendre à ce bal sans un bijou.
Or, toutes leurs parures, sans exception, avaient été prises et engagées au Mont-de-Piété par Raoul qui avait gardé les reconnaissances.
C’est alors que Madeleine eut l’idée d’aller demander à Raoul d’employer au moins une partie de l’argent volé à dégager les bijoux arrachés à la faiblesse de sa mère. Elle s’ouvrit de ce projet à sa tante, en lui disant:
– Assigne un rendez-vous à Raoul, il n’osera te refuser, et j’irai…
Et en effet, le surlendemain, la courageuse fille prit un fiacre, et, malgré un temps épouvantable, se rendit au Vésinet.
Elle ne se doutait pas alors que M. Verduret et Prosper la suivaient, et que, hissés sur une échelle, ils étaient témoins de l’entrevue.
Cette tentative hardie de Madeleine fut d’ailleurs inutile. Raoul déclara qu’il avait partagé avec Prosper; que sa part à lui était dissipée, et qu’il se trouvait sans argent.
Même, il ne voulait pas rendre les reconnaissances, et il fallut que Madeleine insistât énergiquement pour s’en faire donner quatre ou cinq, d’objets indispensables et d’une valeur minime.
Ce refus, Clameran l’avait ordonné, imposé. Il espérait que dans un moment de détresse suprême on s’adresserait à lui.
Raoul avait obéi, mais seulement après une altercation violente dont Joseph Dubois, le nouveau domestique de Clameran, avait été témoin.
C’est que les deux complices étaient alors au plus mal ensemble. Clameran cherchait un moyen, sinon honnête, au moins peu dangereux, de se défaire de Raoul, et le jeune bandit avait comme un pressentiment des amicales intentions de son compagnon.
Seule, la certitude d’un grand danger pouvait les réconcilier, et cette certitude, ils l’eurent au bal de messieurs Jandidier.
Quel était ce mystérieux Paillasse qui, après ses transparentes allusions aux malheurs de Mme Fauvel, avait dit à Louis d’un ton si singulier: «Je suis l’ami de votre frère Gaston»?
Ils ne pouvaient le deviner, mais ils reconnurent si bien un ennemi implacable, qu’au sortir du bal ils essayèrent de le poignarder.
L’ayant suivi, ayant été dépistés, ils furent épouvantés.
– Prenons garde, avait murmuré Clameran; nous ne saurons que trop tôt quel est cet homme.
Raoul, alors, avait essayé de le décider à renoncer à Madeleine.
– Non! s’était-il écrié, je l’aurai où je périrai…
Ils pensaient que prévenus, il serait difficile de les prendre. C’est qu’ils ignoraient quel homme était sur leurs traces.