Le Dénouement

22

Tels sont les faits qui, avec une science presque invraisemblable d’investigation, avaient été recueillis et coordonnés par ce gros homme à figure réjouie qui avait pris Prosper sous sa protection, M. Verduret.


Arrivé à Paris à neuf heures du soir, non par le chemin de fer de Lyon, ainsi qu’il l’avait annoncé, mais par le chemin de fer d’Orléans, M. Verduret s’était aussitôt rendu à l’hôtel du Grand-Archange, où il avait trouvé le caissier l’attendant, dévoré d’impatience.


– Ah! vous allez en entendre de belles, lui avait-il dit, et vous allez voir jusqu’où, parfois, il faut remonter dans le passé pour trouver les causes premières d’un crime. Tout se tient et s’enchaîne ici-bas. Si Gaston de Clameran n’était pas allé, il y a vingt ans, prendre une demi-tasse dans un petit café de Jarnègue, à Tarascon, on n’aurait pas volé votre caisse il y a trois semaines. Valentine de La Verberie a payé en 1866 les coups de couteau donnés pour l’amour d’elle vers 1840. Rien ne se perd ni ne s’oublie. Au surplus, écoutez.


Et tout aussitôt, il s’était mis à conter, s’aidant de ses notes et du volumineux manuscrit qu’il avait rédigé.


Depuis une semaine, M. Verduret n’avait peut-être pas pris en tout vingt-quatre heures de repos, mais il n’y paraissait guère. Ses muscles d’acier bravaient les fatigues, et les ressorts de son esprit étaient trop solidement trempés pour s’affaisser jamais.


Un autre eût été brisé, lui se tenait debout et contait avec cette verve entraînante qui lui était particulière, jouant, pour ainsi dire, le drame dont il déroulait les péripéties, s’attendrissant ou se passionnant – «entrant», pour parler comme au théâtre, dans la peau de chacun des personnages qu’il mettait en scène.


Prosper, lui, écoutait, ébloui de cette surprenante lucidité, de cette faculté merveilleuse d’exposition.


Il écoutait, et il se demandait si ce récit qui expliquait les événements jusque dans les moindres circonstances, qui analysait des sensations fugitives, qui rétablissait des conversations qui avaient dû être secrètes, n’était pas un roman bien plus qu’une relation exacte.


Certes, toutes ces explications étaient ingénieuses, séduisantes comme probabilité, strictement logiques; mais sur quoi reposaient-elles? N’étaient-elles pas le rêve d’un homme d’imagination?


M. Verduret mit longtemps à tout dire; il était près de quatre heures du matin, quand, ayant terminé, il s’écria avec l’accent du triomphe:


– Et maintenant, ils sont sur leurs gardes; ils sont bien fins, mais je m’en moque, je les tiens, ils sont à nous! Avant huit jours, ami Prosper, vous serez réhabilité: je l’ai promis à votre père.


– Est-ce possible! murmurait le caissier dont toutes les idées étaient bouleversées, est-ce possible!


– Quoi?


– Tout ce que vous venez de m’apprendre.


M. Verduret bondit en homme peu habitué à voir ses auditeurs douter de la sûreté de ses informations.


– Si c’est possible! s’écria-t-il, mais c’est la vérité même, la vérité prise sur le fait et exposée toute palpitante.


– Quoi! de telles choses peuvent se passer à Paris, au milieu de nous, sans que…


– Parbleu! interrompit le gros homme, vous êtes jeune, mon camarade! il s’en passe bien d’autres… et vous ne vous en doutez guère. Vous ne croyez, vous, qu’aux horreurs de la cour d’assises. Peuh! on ne voit au grand jour de la Gazette des Tribunaux que les mélodrames sanglants de la vie, et les acteurs, d’immondes scélérats, sont lâches comme le couteau ou bêtes comme le poison qu’ils emploient. C’est dans l’ombre des familles, souvent à l’abri du code que s’agite le drame vrai, le drame poignant de notre époque; les traîtres y ont des gants, les coquins s’y drapent de considération, et les victimes meurent désespérées, le sourire aux lèvres… Mais c’est banal, ce que je vous dis là, et vous vous étonnez…


– Je me demande comment vous avez pu découvrir toutes ces infamies.


Le gros homme eut un large sourire.


– Eh! eh!… fit-il, d’un air content de soi, quand je me donne à une tâche, je m’y applique tout entier. Notez bien ceci: un homme d’intelligence moyenne qui concentre toutes ses pensées, toutes les impulsions de sa volonté vers un seul but, arrive presque toujours à ce but. De plus, j’ai mes petits moyens à moi.


– Encore faut-il des indices, et je n’aperçois pas…


– C’est vrai; pour se guider dans les ténèbres d’une pareille affaire, il faut une lueur. Mais la flamme du regard de Clameran, quand j’ai prononcé le nom de Gaston, son frère, a allumé ma lanterne. De ce moment, j’ai marché droit à la solution du problème comme vers un phare.


Les regards de Prosper interrogeaient et suppliaient. Il eût voulu connaître les investigations de son protecteur, car il doutait encore, il n’osait croire à ce bonheur qu’on lui annonçait: une éclatante réhabilitation.


– Voyons! fit M. Verduret, vous donneriez bien quelque chose pour savoir comment je suis arrivé à la vérité.


– Oui, je l’avoue; c’est pour moi un tel prodige!…


M. Verduret jouissait délicieusement de la stupéfaction de Prosper. Certes, ce n’était pour lui ni un bon juge, ni un amateur distingué; peu importe, on est toujours flatté d’une admiration sincère, de quelque part qu’elle vienne.


– Soit, répondit-il, je vais vous démontrer mon système. De prodige, il n’y a pas l’ombre. Nous avons travaillé ensemble à la solution du problème, vous savez donc par quels moyens je suis arrivé à me douter que Clameran était pour quelque chose dans le crime. De ce moment, avec mes certitudes, la besogne était facile. Qu’ai-je donc fait? J’ai placé des gens à moi près des personnes que j’avais intérêt à surveiller, Joseph Dubois chez Clameran, Nina Gypsy près des dames Fauvel.


– En effet, et j’en suis encore à comprendre comment Nina a consenti à se charger de cette commission.


– Ceci, répondit M. Verduret, c’est mon secret. Je continue. Ayant de bons yeux et de fines oreilles dans la place, sûr de connaître le présent, j’ai dû m’informer du passé, et je suis parti pour Beaucaire. Le lendemain, j’étais à Clameran, et, du premier coup, je mettais la main sur le fils de Saint-Jean, l’ancien valet de chambre. C’est un brave garçon, ma foi! franc comme l’osier, simple comme la nature, et qui a tout de suite deviné que j’avais besoin d’acheter des garances…


– Des garances? interrogea Prosper dérouté.


– Certainement, cela se voyait, il faut vous dire que je n’avais pas tout à fait l’air que j’ai en ce moment. Lui, ayant des garances à vendre, ce qui se voyait aussi, nous sommes entrés en marché. Les débats ont duré toute une journée pendant laquelle nous avons bien bu une douzaine de bouteilles. Au moment du souper, Saint-Jean fils était ivre comme une bonde, et moi j’avais acheté pour neuf cents francs de garance que votre père revendra.


Si singulier était l’air de Prosper que M. Verduret éclata de rire.


– J’avais risqué neuf cents francs, poursuivit-il; mais, de fil en aiguille, j’avais appris toute l’histoire des Clameran, les amours de Gaston, sa fuite et aussi la chute du cheval de Louis. Je savais aussi que Louis était revenu il y a un an environ, qu’il avait vendu le château à un marchand de biens nommé Fougeroux, et que la femme de cet acheteur, Mihonne, avait assigné un rendez-vous à Louis. Le même soir, ayant passé le Rhône j’arrivais chez cette Mihonne. Pauvre femme! son coquin de mari l’a tant battue qu’elle n’est pas bien loin d’être idiote. Je lui ai prouvé que je venais de la part d’un Clameran quelconque, et elle s’est empressée de me conter tout ce qu’elle savait.


La simplicité de ces moyens d’investigations confondait Prosper.


– Dès lors, continuait M. Verduret, l’écheveau se débrouillait, je tenais le maître fil. Restait à savoir ce qu’était devenu Gaston. Ah! je n’ai pas eu de peine à retrouver sa trace. Lafourcade, qui est un ami de votre père, m’a appris qu’il s’était fixé à Oloron, qu’il y avait acheté une usine, et qu’il y était mort. Trente-six heures plus tard, j’étais à Oloron.


– Vous êtes donc infatigable?…


– Non, mais j’ai pour principe de battre le fer pendant qu’il est chaud. À Oloron, j’ai rencontré Manuel, venu pour y passer quelques jours en se rendant en Espagne, et, par lui, j’ai eu la biographie exacte de Gaston et les plus minutieux détails sur sa mort. Par Manuel, j’ai su la visite de Louis, et un aubergiste de la ville m’a appris le séjour à cette époque d’un jeune ouvrier en qui j’ai reconnu Raoul.


– Mais les conversations, demanda Prosper, ces conversations si précises…


– Vous croyez que je les ai prises sous mon bonnet, n’est-ce pas? Erreur. Pendant que je travaillais là-bas, mes aides, ici, ne mettaient pas leurs mains dans le même gant. Se défiant l’un de l’autre, Clameran et Raoul ont été assez ingénieux pour garder les lettres qu’ils s’écrivaient. Ces lettres, Joseph Dubois les a trouvées, il en a copié la majeure partie, il a fait photographier les plus décisives et il m’a expédié le tout. De son côté, Nina passait sa vie à écouter aux portes et m’envoyait le résumé fidèle de ce qu’elle entendait. Enfin, j’ai eu chez les Fauvel un dernier moyen d’investigation que je vous révélerai plus tard.


C’était net, précis, indiscutable.


– Je comprends, murmurait Prosper, je comprends.


– Et vous, mon jeune camarade, interrogea M. Verduret, qu’avez-vous fait?


Prosper, à cette question, se troubla et rougit. Mais il comprit que taire son imprudence serait une folie et une mauvaise action.


– Hélas! répondit-il, j’ai été fou, j’ai lu dans un journal que Clameran allait épouser Madeleine.


– Et alors? insista M. Verduret devenu inquiet.


– J’ai écrit à monsieur Fauvel une lettre anonyme où je lui donne à entendre que sa femme le trahit pour Raoul…


D’un formidable coup de poing, M. Verduret brisa la table près de laquelle il était assis.


– Malheureux!… s’écria-t-il, vous avez peut-être tout perdu!


En un clin d’œil, la physionomie du gros homme changea. Sa face joviale prit une expression menaçante.


Il s’était levé, et il arpentait rageusement la plus belle chambre de l’hôtel du Grand-Archange, sans souci des locataires de l’étage inférieur.


– Mais vous êtes donc un enfant, disait-il à Prosper consterné, un insensé, pis encore… un sot!…


– Monsieur…


– Quoi! il se trouve un brave homme qui, lorsque vous vous noyez, se jette à l’eau, et quand il est sur le point de vous sauver, vous vous accrochez à ses jambes pour l’empêcher de nager!… Que vous avais-je dit?


– De me tenir tranquille, de ne pas sortir.


– Eh bien!…


Le sentiment de ses torts rendait Prosper plus timide que le lycéen auquel son professeur demande compte de ses heures d’étude, et qui s’excuse.


– C’était le soir, monsieur, répondit-il, je souffrais, je me suis promené le long des quais, j’ai cru pouvoir entrer dans un café, on m’a donné un journal, j’ai vu l’épouvantable nouvelle…


– N’était-il pas arrêté que vous aviez confiance en moi?


– Vous étiez absent, monsieur, l’annonce de ce mariage m’a bouleversé; vous étiez loin, on peut être surpris par les événements…


– Il n’y a d’imprévu que pour les imbéciles! déclara péremptoirement M. Verduret. Écrire une lettre anonyme! Savez-vous à quoi vous m’exposez? Vous êtes cause que je manquerai peut-être à une parole sacrée donnée à une des rares personnes que j’estime ici-bas. Je passerai pour un fourbe, pour un lâche, moi qui…


Il s’interrompit comme s’il eût craint d’en trop dire, et ce n’est qu’après un certain temps que, devenu relativement calme, il reprit:


– Revenir sur ce qui est fait est idiot. Tâchons de sortir de ce mauvais pas. Où et quand avez-vous mis votre lettre à la poste?


– Hier soir, rue du Cardinal-Lemoine. Ah! elle n’était pas au fond de la boîte que j’avais déjà des regrets.


– Il eût mieux valu les avoir avant. Quelle heure était-il?


– Près de dix heures.


– C’est-à-dire que votre poulet [7] est arrivé à monsieur Fauvel ce matin avec son courrier; donc il était probablement seul dans son cabinet, quand il l’a décacheté et lu.


– Ce n’est pas probable, c’est sûr.


– Vous rappelez-vous les termes de votre lettre? Ne vous troublez pas, ce que je vous demande est important; cherchez…


– Oh! je n’ai pas besoin de chercher. J’ai les expressions présentes à la mémoire comme si je venais d’écrire.


Il disait vrai, et c’est presque textuellement qu’il récita sa lettre à M. Fauvel.


C’est avec l’attention la plus concentrée que l’écoutait M. Verduret, et les plis de son front trahissaient le travail de sa pensée.


– Voilà, murmurait-il, une rude lettre anonyme, pour qui n’en fait pas son état. Elle laisse tout entendre, sans rien préciser, elle est vague, railleuse, perfide… Répétez encore une fois.


Prosper obéit, et sa seconde version ne varia pas.


– C’est que tout y est, poursuivait le gros homme, répétant après Prosper les phrases de la lettre. Rien de plus inquiétant que cette allusion au caissier. Ce doute: «Est-ce aussi lui qui a volé les diamants de Mme Fauvel?» est tout simplement affreux. Quoi de plus irritant que cet ironique conseil: «À votre place, je ne ferais pas d’esclandre; je surveillerais ma femme»?


Sa voix s’éteignit; c’est intérieurement qu’il poursuivait son monologue.


À la fin, il revint se planter droit, les bras croisés devant Prosper.


– L’effet de votre lettre, dit-il, a dû être terrible; passons. Il est emporté, n’est-ce pas, votre patron.


– Il est la violence même.


– Alors, le mal n’est peut-être pas irréparable.


– Quoi! vous supposez…


– Je pense que tout homme d’un naturel violent se redoute et n’obéit jamais à un premier mouvement. Là est notre chance de salut. Si, au reçu de vos obus, monsieur Fauvel n’a pas su se contenir, s’il s’est précipité dans la chambre de sa femme en criant: «Où sont vos diamants?» N, i, ni, adieu nos projets. Je connais madame Fauvel, elle confessera tout.


– Serait-ce un si grand malheur?


– Oui, mon jeune camarade, parce qu’au premier mot prononcé haut entre madame Fauvel et son mari, nos oiseaux s’envoleront.


Prosper n’avait pas prévu cette éventualité.


– Ensuite, continua M. Verduret, ce serait causer à quelqu’un une immense douleur.


– À quelqu’un que je connais?


– Oui, mon camarade, et beaucoup. Enfin, je serais désolé de voir filer ces deux gredins sans être absolument édifié à leur endroit.


– Il me semble pourtant que vous savez à quoi vous en tenir?


M. Verduret haussa les épaules.


– Vous n’avez donc pas senti, demanda-t-il, les lacunes de mon récit?


– Aucunement.


– C’est que vous n’avez pas su m’écouter. Primo, Louis de Clameran a-t-il, oui ou non, empoisonné son frère?


– Oui, d’après ce que vous avez dit, j’en suis sûr.


– Oh!… vous êtes plus affirmatif, jeune homme, que je n’ose l’être. Votre opinion est la mienne; mais quelle preuve décisive avons-nous? Aucune. J’ai, avec une certaine adresse, j’ose le croire, interrogé le docteur C… Il n’a pas eu l’ombre d’un soupçon. Et le docteur C… n’est pas un médicastre, c’est un savant homme, un praticien, un observateur. Quels poisons produisent les effets décrits? Je n’en connais pas. Et j’ai pourtant étudié bien des poisons, depuis la digitale de La Pommeraye jusqu’à l’aconitine de la Sauvresy.


– Cette mort est arrivée si à propos…


– Qu’on ne peut s’empêcher de croire à un crime? c’est vrai, mais le hasard est parfois un merveilleux complice. Voilà le premier point. Secundo, j’ignore les antécédents de Raoul.


– Est-il donc nécessaire de les connaître?


– Indispensable, mon camarade. Mais nous les connaîtrons avant peu. J’ai expédié à Londres un de mes hommes… pardon, un de mes amis qui est très adroit, monsieur Pâlot, et il m’a écrit qu’il tient la piste. Vrai, je ne serai pas fâché de connaître l’épopée de ce jeune gredin sceptique et sentimental, qui peut-être sans Clameran serait un brave et honnête garçon…


Prosper n’écoutait plus.


L’assurance de M. Verduret lui donnait confiance; déjà, il voyait les vrais coupables sous la main de la justice et il se délectait, par avance, de ce drame de cour d’assises où éclaterait son innocence, et où il serait réhabilité avec éclat, après avoir été bruyamment déshonoré.


Bien plus, il retrouvait Madeleine, car il s’expliquait sa conduite, ses réticences chez la couturière; il comprenait qu’elle n’avait pas un instant cessé de l’aimer.


Ces certitudes de bonheur à venir devaient lui rendre et lui rendaient, en effet, son sang-froid, perdu depuis le moment où, chez son patron, il avait découvert que la caisse venait d’être volée.


Et pour la première fois, il s’étonna de la singularité de sa situation.


Les événements qui déconcertent les prévisions humaines ont ceci de remarquable qu’ils bouleversent les idées et les haussent au niveau des plus étranges situations.


Prosper, qui s’était simplement étonné de la protection de M. Verduret, de l’étendue de ses moyens d’investigation, en vint à se demander quelles raisons secrètes le faisaient agir.


En somme, quels étaient les mobiles du dévouement de cet homme, et quel prix espérait-il de ses services?


Telle fut l’intensité de l’inquiétude du caissier, que brusquement il s’écria:


– Vous n’avez plus le droit, monsieur, de vous cacher de moi! Quand on a rendu à un homme l’honneur et la vie, quand on l’a sauvé, on lui dit qui il doit remercier et bénir.


Arraché brusquement à ses méditations, le gros homme tressaillit.


– Oh!… fit-il en souriant, vous n’êtes pas tiré d’affaire encore, ni marié, n’est-ce pas? ayez donc, pour quelques jours encore, la patience et la foi…


Six heures sonnèrent.


– Bon! s’écria M. Verduret, déjà six heures, et moi qui arrivais avec l’espoir de me donner une nuit pleine. Ce n’est pas le moment de dormir.


Il sortit de la chambre et alla se pencher sur la cage de l’escalier.


– Madame Alexandre! cria-t-il; eh! madame Alexandre!


L’hôtesse du Grand-Archange, la volumineuse épouse de M. Fanferlot, dit l’Écureuil, ne s’était pas couchée. Ce détail frappa Prosper.


Elle apparut humble, souriante, empressée.


– Qu’y a-t-il pour votre service, messieurs? demanda-t-elle.


– Il y a, répondit M. Verduret, qu’il me faut, le plus tôt possible, votre… Joseph Dubois et aussi Palmyre. Faites-les prévenir. Quand ils arriveront on m’éveillera, car je vais me reposer un peu.


Mme Alexandre n’était pas au bas de l’escalier que déjà le gros homme s’était sans façon jeté sur le lit de Prosper.


– Vous permettez, n’est-ce pas? avait-il dit.


Cinq minutes plus tard, il dormait, et Prosper, étendu sur un fauteuil, se demandait, plus intrigué que jamais, quel était ce sauveur.


Il n’était guère que neuf heures lorsqu’un doigt timide frappa trois petits coups à la porte de la chambre.


Si léger qu’eût été le bruit, il suffit pour éveiller M. Verduret, qui sauta à bas du lit en disant:


– Qui est là?


Mais déjà Prosper, qui n’avait pu s’assoupir sur son fauteuil, était allé ouvrir.


Joseph Dubois, le domestique du marquis de Clameran, entra.


L’auxiliaire de M. Verduret était essoufflé comme un homme qui a couru, et ses petits yeux de chat étaient plus mobiles et plus inquiets qu’à l’ordinaire.


– Enfin, je vous revois, patron! s’écria-t-il; enfin, vous allez me conseiller de nouveau. Vous absent, je ne savais plus à quel saint me vouer; j’étais comme un pantin dont le fil est cassé.


– Comment, toi, tu te laisses démonter ainsi!


– Dame! pensez donc, je ne savais où vous prendre. Hier, dans l’après-midi, je vous ai expédié trois dépêches aux adresses que vous m’aviez données, à Lyon, à Beaucaire, à Oloron, et pas de réponse. Je me sentais devenir fou, quand on est venu me chercher de votre part.


– Ça chauffe donc?


– C’est-à-dire que ça brûle, patron, et que la place n’est plus tenable, parole d’honneur!


Tout en parlant, M. Verduret avait réparé l’économie de sa toilette, quelque peu dérangée pendant son sommeil.


Quand il eut achevé, il se jeta dans un fauteuil, pendant que Joseph Dubois restait respectueusement debout, sa casquette à la main, dans l’attitude du soldat qui va au rapport sans armes.


– Explique-toi, mon garçon, commença M. Verduret, et lestement, s’il te plaît; pas de phrases.


– Voilà, bourgeois. Je ne sais pas quelles sont vos intentions, j’ignore vos moyens d’action, mais il faut en finir, frapper votre dernier coup, vite, très vite.


– C’est votre avis, maître Joseph?


– Oui, patron, parce que si vous attendez, si vous hésitez, si vous tergiversez, bonsoir la compagnie, vous ne trouverez plus qu’une cage vide, les oiseaux auront pris leur volée. Vous souriez?… Oui, je sais bien que vous êtes fort, mais ils sont roués, eux aussi.


– Tu ne les as donc pas recommandés là-bas, quand je t’ai écrit?


– Si, mais ils sont gens à glisser entre les doigts comme une anguille. Ils savent qu’ils ont du monde à leurs trousses.


– Mille diables! s’écria M. Verduret, on aura commis quelque maladresse.


Cette conversation était par trop transparente pour ne pas donner beaucoup à réfléchir à Prosper; aussi écoutait-il de toutes ses forces, tout en notant et la supériorité aisée de M. Verduret et la déférence très sincère, on le sentait, du domestique.


– On n’a pas été maladroit, reprit Joseph; la défiance de nos gaillards, vous en savez quelque chose, patron, date de loin. Ils se sont doutés de quelque chose le soir où vous vous êtes déguisé en Paillasse, et la preuve, c’est le coup de couteau qu’ils vous ont allongé. Depuis, ils n’ont dormi que d’un œil. Cependant ils commençaient, je crois, à se rassurer quand hier, ma foi! la mèche a été décidément éventée.


– Et c’est pour cela que tu m’envoyais des dépêches?


– Naturellement. Écoutez la chose. Hier matin, au saut du lit, c’est-à-dire sur les dix heures, voilà que mon honorable bourgeois s’avise de mettre de l’ordre dans ses paperasses qui sont renfermées dans un meuble du salon, un meuble à lui, lequel, entre parenthèses, a une serrure qui m’a donné bien du mal. Moi, pendant ce temps-là, je faisais semblant d’arranger le feu, et je le guignais. Patron, cet homme-là a l’œil américain! Du premier coup, il a vu, il a deviné plutôt, qu’on avait touché les damnés papiers. Il est devenu blanc comme un linge, et il a poussé un juron, mais un juron!…


– Passons, passons.


– Soit! Comment s’est-il aperçu de mes petites recherches? C’est un mystère. Vous savez comme je suis soigneux. J’avais tout remis en ordre avec une légèreté de main, une attention!… Alors, voilà que pour se convaincre qu’il ne s’abuse pas, mon marquis se met à examiner toutes les lettres une à une, à les tourner, à les flairer… j’avais envie de lui offrir un microscope. Il n’en avait pas besoin, le gredin. Tout à coup, paf, il se dresse avec des yeux flamboyants, d’un coup de pied, il envoie sa chaise à l’autre bout du salon, et il se précipite sur moi en hurlant: «On est venu ici, on a visité mes papiers, on a photographié la lettre que voici!…» Brrr! je ne suis pas plus lâche qu’un autre, mais tout mon sang n’a fait qu’un tour; je me voyais mort, haché, massacré. Même, je me suis dit: Fanfer… pardon, Dubois, mon garçon, tu es flambé. Et j’ai pensé à madame Alexandre…


M. Verduret était devenu sérieux. Il réfléchissait, laissant ce bon Joseph analyser et exposer ses sensations personnelles.


– Continue, dit-il enfin.


– J’en ai été quitte pour la peur, patron, le scélérat n’a pas osé me toucher. Il est vrai que, plein de prudence, je m’étais mis hors de portée et que nous causions avec la large table qui est au milieu du salon entre nous deux. Tout en me demandant comment il avait découvert le pot aux roses, je me défendais comme un beau diable. Je disais: «Ce n’est pas vrai, monsieur le marquis se trompe; ce n’est pas possible!» Bast! il ne m’écoutait pas; il brandissait une lettre en me répétant: «Cette lettre a été photographiée, et j’en ai la preuve.»


» Il ne se trompait pas, le cher homme. Et en même temps il me montrait sur le papier une petite tache jaunâtre. «Sens! me criait-il, sens! c’est du…, c’est de la…» Il m’a dit le nom, je l’ai oublié; c’est, paraît-il, une drogue dont les photographes se servent…


– Je sais, je sais, interrompit M. Verduret. Après?


– Après, patron, nous avons eu une scène, oh! mais une scène!… Il a fini par m’empoigner au collet et il me secouait comme un prunier, pour me faire dire qui je suis, qui je connais, d’où je viens… est-ce que je sais? Il m’a fallu lui donner l’emploi de mon temps, à une minute près, depuis que je suis chez lui. Ce brigand-là était né pour faire un juge d’instruction. Puis, il a fait venir le garçon de l’hôtel chargé de l’appartement et il l’a questionné, mais en anglais, en sorte que, vous comprenez, je n’ai pas compris… À la fin, pourtant, il s’est radouci, et quand le garçon a été parti, il m’a donné une pièce de vingt francs en me disant: «Tiens, je suis fâché de t’avoir brusqué, tu es trop bête pour le métier dont je te soupçonnais.»


– Il t’a dit cela?


– En propres termes, parlant à ma personne, oui, patron.


– Et tu crois qu’il le pensait?


– Positivement.


Le gros homme modula un petit sifflement qui indiquait nettement que telle n’était pas son opinion.


– Si tu le prends ainsi, prononça-t-il, Clameran avait raison, tu n’es pas fort.


Il était aisé de voir que cet excellent Joseph Dubois grillait d’envie de motiver son avis, cependant il n’osa pas.


– Dans le fait, répondit-il, tout déconcerté, c’est bien possible. Toujours est-il que, cette affaire arrangée, monsieur le marquis s’est habillé pour sortir. Seulement, il n’a pas voulu de sa voiture et je lui ai vu prendre un remise [8] dans la cour de l’hôtel. Là, franchement, j’ai bien cru que je ne le reverrais pas de longtemps et qu’il allait se donner de l’air. Erreur. Il m’est revenu sur les cinq heures, gai comme un pinson. Moi, pendant cette absence, j’avais couru au télégraphe…


– Comment, tu ne l’as pas suivi?


– Excusez, patron, un de nos… amis le «filait», je m’en étais assuré. C’est même par cet ami que je sais ce qu’a fait notre gaillard. Il est allé d’abord chez un agent de change, puis au Comptoir d’escompte, puis à la Banque. On voit bien que c’est un capitaliste! J’ai idée qu’il a pris ses dispositions pour un petit voyage.


– Et c’est tout?


– De ce côté, oui, patron. D’un autre, il est bon que vous sachiez que nos coquins ont essayé de faire coffrer administrativement, vous m’entendez, mademoiselle Palmyre. Par bonheur, vous aviez prévu le coup, et j’avais prévenu là-bas. Sans vous, elle était «emballée» raide.


Il s’arrêta, le nez en l’air, cherchant s’il n’avait pas autre chose encore à dire. Ne trouvant rien:


– Et voilà! s’écria-t-il. J’ose espérer que monsieur Patrigent va se frotter les mains ferme à ma première visite. Il ne s’attend pas aux détails qui vont grossir son dossier 113.


Il y eut un long silence. Ainsi que l’avait conjecturé ce bon Joseph, l’instant décisif était venu, et M. Verduret dressait son plan de bataille en attendant le rapport de Nina, redevenue Palmyre, lequel devait décider son point d’attaque.


Mais Joseph Dubois était impatient et inquiet.


– Que dois-je faire maintenant, patron? demanda-t-il.


– Toi, mon garçon, tu vas retourner à l’hôtel; ton maître, très probablement, se sera aperçu de ton absence, mais il ne t’en dira rien, tu continueras donc…


Une exclamation de Prosper, qui se tenait debout près de la fenêtre, interrompit M. Verduret.


– Qu’est-ce? demanda-t-il.


– Clameran! répondit Prosper, là.


D’un bond, M. Verduret et Joseph furent à la fenêtre.


– Où le voyez-vous? demandaient-ils.


– Là, au coin du pont, derrière la baraque de cette marchande d’oranges.


Prosper ne s’était pas trompé.


C’était bien le noble marquis Louis de Clameran qui, embusqué derrière l’échoppe volante, épiait les allants et les venants de l’hôtel du Grand-Archange, et attendait son domestique.


Il fallut un peu de temps pour s’en assurer, car le marquis se dissimulait très habilement, en aventurier habitué à ces expéditions hasardeuses.


Mais un moment vint où, pressé et coudoyé par la foule, il fut obligé de descendre du trottoir. Il parut alors à découvert.


– Avais-je raison? s’écria le caissier; est-il encore possible de douter?


– Vrai! murmurait Joseph, convaincu, c’est à n’y pas croire.


M. Verduret, lui, ne semblait aucunement surpris.


– Voilà, dit-il, que le gibier se fait chasseur. Eh bien! Joseph, mon garçon, t’obstines-tu à soutenir que ton honorable bourgeois a été dupe de tes simagrées de Jocrisse?


– Vous m’aviez assuré le contraire, patron, répondit le bon Dubois du ton le plus humble, et après une affirmation de vous, les preuves sont inutiles.


– Au surplus, continuait le gros homme, cette manœuvre, si téméraire qu’elle semble, était indiquée. Il sait qu’on est sur lui, cet homme, et tout naturellement il cherche à connaître ses adversaires. Comprenez-vous combien il doit souffrir de ses incertitudes? Peut-être s’imagine-t-il que ceux qui le traquent sont tout simplement d’anciens complices très affamés qui voudraient une petite part du gâteau. Il va rester là jusqu’à ce que Joseph ressorte, et alors il viendra aux informations.


– Mais je puis sortir sans qu’il m’aperçoive, patron!


– Oui, je sais, tu franchirais le petit mur qui sépare l’hôtel du Grand-Archange de la cour du marchand de vins; de là, tu passerais par le sous-sol du papetier et tu filerais par la rue de la Huchette.


Ce bon Joseph avait la mine impayable d’un brave homme qui tout à coup, sans savoir d’où, reçoit sur la tête un seau d’eau glacée.


– C’est cela même, patron, bégaya-t-il. On m’a dit, là-bas, que vous connaissiez comme cela toutes vos maisons de Paris. Est-ce vrai?


Le gros ami de Prosper ne daigna pas répondre. Il se demandait quel profit immédiat tirer de la démarche de Clameran.


Quant au caissier, il écoutait, bouche béante, observant alternativement ces inconnus, qui, sans apparence d’intérêt, avec autant de passion que lui-même, s’ingéniaient à gagner la difficile partie dont son honneur, son bonheur, sa vie, étaient l’enjeu.


– Il y a encore un moyen, proposa Joseph, qui de son côté avait réfléchi.


– Lequel?


– Je puis sortir tout bonifacement, les mains dans les poches, et regagner en flânant l’hôtel du Louvre.


– Et après?


– Dame!… le Clameran viendra questionner madame Alexandre, et, si vous lui avez fait la leçon, vous savez combien elle est futée, elle déroutera notre gaillard de telle façon, qu’il ne saura plus que penser.


– Mauvais!… prononça péremptoirement M. Verduret; on ne déroute pas un gaillard si fort compromis, et surtout, on ne le rassure pas.


Le parti du gros homme était arrêté, car de ce ton bref qui n’admet pas de réplique, il reprit:


– J’ai mieux. Depuis que Clameran sait que ses papiers ont été explorés, a-t-il vu Lagors?


– Non, patron.


– Il peut lui avoir écrit.


– Je parierais ma tête à couper que non. D’après vos instructions, ayant à surveiller surtout sa correspondance, j’ai organisé un petit système qui me met en garde dès qu’il touche une plume; or, depuis vingt-quatre heures, les plumes n’ont pas bougé.


– Clameran est sorti hier une partie de l’après-midi.


– Il n’a pas écrit en route, l’homme qui le suivait le garantit.


– Alors! s’écria le gros homme, en avant, en avant! Descends, et plus vite que ça; je te donne un quart d’heure pour te faire une autre tête, une tête de là-bas, tu sais; moi, d’ici, je ne perds pas notre gredin de vue.


Sans hésiter, sans un mot dire, le bon Joseph disparut, léger comme un sylphe, et M. Verduret et Prosper restèrent près de la fenêtre, observant Clameran, qui, selon les caprices du flux et du reflux de la foule, apparaissait ou disparaissait, mais qui semblait bien déterminé à ne pas abandonner son poste sans avoir obtenu quelque renseignement.


– Pourquoi vous attacher ainsi exclusivement au marquis? demanda Prosper.


– Parce que, mon camarade, répondit M. Verduret, parce que…


Il cherchait une bonne raison à donner, un prétexte spécieux; n’en trouvant pas, il se dépita et ajouta brutalement:


– Ceci est mon affaire.


On avait accordé un quart d’heure à Joseph Dubois pour se métamorphoser; dix minutes ne s’étaient pas écoulées qu’il reparut.


Du joli domestique à gilet rouge, à favoris taillés à la Bergami, aux allures à la fois revêches et suffisantes, il ne restait absolument rien.


L’homme qui reparaissait était de ceux dont l’aspect seul effarouche et fait fuir comme des moineaux les plus naïfs filous.


Sa cravate noire, roulée en corde autour d’un faux col douteux et ornée d’une épingle «en faux», sa redingote noire boutonnée très haut, son chapeau gras, ses bottes si merveilleusement cirées qu’une coquette s’y fût mirée, enfin sa lourde canne trahissaient l’employé subalterne de la rue de Jérusalem aussi clairement que le pantalon garance dénonce le soldat.


Joseph Dubois s’évanouissait, et de sa livrée s’échappait, triomphant et radieux, le futé Fanferlot dit l’Écureuil.


À son entrée, Prosper ne put retenir une exclamation de surprise, presque d’effroi.


Il venait de reconnaître ce petit homme qui, le jour où le vol avait été commis, aidait aux perquisitions du commissaire de police.


M. Verduret, lui, examinait son auxiliaire d’un air évidemment satisfait.


– Pas mal, approuva-t-il, pas mal. Il s’exhale de toute ta personne un parfum policier à faire frémir un honnête homme. Tu m’as compris, c’est bien ainsi que je te voulais.


Le compliment sembla transporter Dubois-Fanferlot.


– Maintenant que je suis paré, patron, demanda-t-il, que faire?


– Rien de difficile pour un homme adroit. Cependant, note-le bien, de la précision des manœuvres dépend le succès de mon plan. Avant de m’occuper de Lagors, je veux en finir avec Clameran; or, puisque les gredins sont séparés, il faut les empêcher de se rejoindre.


– Compris! fit Fanferlot, en clignant de l’œil; je vais opérer une diversion.


– Tu l’as dit. Donc, tu vas sortir par la rue de la Huchette et gagner le pont Saint-Michel. Là, tu descendras sur la berge et tu iras te poster sur un des escaliers du quai, bien maladroitement, de telle sorte que Clameran puisse, d’où il est, te découvrir et comprendre que tandis qu’il épie, il est épié lui-même. S’il ne t’aperçoit pas, tu es assez intelligent pour attirer son attention.


– Parbleu! je jetterai une pierre dans l’eau.


Ravi de son idée, Dubois-Fanferlot se frottait les mains.


– Va pour la pierre, poursuivit M. Verduret. Dès que Clameran t’aura vu, l’inquiétude l’empoignera et il décampera. Toi, tu le suivras, sottement en apparence, mais avec acharnement. Reconnaissant qu’il a affaire à la police, la peur le prendra, et il mettra tout en jeu pour te dépister. C’est ici qu’il te faudra ouvrir l’œil; il est rusé, le gaillard.


– Bon! je ne suis pas né d’hier.


– Tant mieux! tu le lui prouveras. Ce qui est sûr, c’est que te sentant à ses trousses, il n’osera pas rentrer à l’hôtel du Louvre, craignant d’y trouver des curieux. C’est là pour moi le point capital.


– Mais s’il rentrait, cependant? demanda Fanferlot.


Le gros homme parut évaluer l’objection.


– Ce n’est pas probable, répondit-il. Si cependant il avait cette audace, tu le laisserais faire, tu l’attendrais, et à sa sortie tu recommencerais à le suivre. Mais il ne rentrera pas. L’idée lui viendrait plutôt de prendre un chemin de fer quelconque. Auquel cas, tu ne le lâcherais pas, dût-il te conduire en Sibérie. As-tu de l’argent?


– Je vais en demander à madame Alexandre.


– Bien! je n’examinerai pas ta note de trop près. Ah!… deux mots encore. Si le gredin prend le chemin de fer, envoie un mot ici. Ensuite, s’il se fait battre jusqu’à ce soir, défie-toi, la nuit venue, des endroits écartés. Le gredin est capable de tout.


– Puis-je tirer dessus?


– Halte-là! pas d’enfantillage. Cependant, s’il t’attaquait!… Allons, mon garçon, en route.


Dubois-Fanferlot sorti, M. Verduret et Prosper reprirent leur poste d’observation.


– Pourquoi tant de peines? murmurait le caissier. Je n’avais pas contre moi toutes les charges qui accablent Clameran, et on n’y a pas mis tant de façons…


– Comment, répondit le gros homme, vous en êtes encore à comprendre que je veux séparer la cause de Raoul de celle du marquis… mais chut!… Regardez…


Clameran avait quitté son poste d’observation pour s’approcher du parapet du pont, et il se promenait comme s’il eût cherché à bien distinguer quelque chose d’insolite.


– Ah! murmura M. Verduret, il vient de découvrir notre homme.


En effet, l’inquiétude de Clameran était manifeste; il fit quelques pas comme s’il eût voulu traverser le pont; puis, tout à coup réfléchissant, il fit volte-face et s’élança dans la direction de la rue Saint-Jacques.


– Il est pris! s’écria joyeusement M. Verduret.


Mais au même moment, le bruit de la porte le fit se retourner ainsi que Prosper.


Mme Nina Gypsy, c’est-à-dire Palmyre Chocareille, était debout au milieu de la chambre.


Pauvre Nina! Chacun des jours écoulés depuis qu’elle était entrée au service de Madeleine avait pesé autant qu’une année sur sa tête charmante.


Les larmes avaient éteint la flamme amoureuse de ses grands yeux noirs; ses joues fraîches avaient pâli et s’étaient creusées, le sourire s’était glacé sur ses lèvres jadis si provocantes et plus rouges que la grenade entrouverte.


Pauvre Gypsy! Elle si vive autrefois, si gaie, si remuante, elle était maintenant affaissée sous le poids de chagrins trop lourds pour elle. Après avoir eu toutes les insolences du bonheur, elle était humble comme la misère.


Prosper s’imaginait que, folle de la joie de le revoir, toute fière de s’être si noblement dévouée pour lui, Nina allait se jeter à son cou et l’étreindre entre ses bras. Il se trompait; et, bien que tout entier à Madeleine depuis qu’il connaissait les raisons de sa dureté, cette déception l’affecta.


C’est à peine si Mme Gypsy eut l’air de le reconnaître. Elle le salua timidement, presque comme un étranger.


Toute son attention se concentrait sur M. Verduret. Les regards qu’elle attachait sur lui avaient cette timidité craintive et aimante du pauvre animal souvent rudoyé par son maître.


Lui, cependant, se montrait excellent pour elle, paternel, affectueux.


– Eh bien, chère enfant, lui demanda-t-il de sa bonne voix, quels renseignements m’apportez-vous?


– Il doit y avoir du nouveau à la maison, monsieur, et j’avais hâte de vous prévenir, mais j’étais retenue par mon service, et il a fallu que mademoiselle Madeleine prît la peine de me trouver un prétexte de sortir.


– Vous remercierez mademoiselle Madeleine de sa confiance, reprit le gros homme, en attendant que je lui exprime moi-même toute ma reconnaissance. J’imagine que, pour le reste, elle est fidèle à nos conventions?


– Oui, monsieur.


– On reçoit le marquis de Clameran?


– Depuis que le mariage est arrêté, il vient tous les soirs, et mademoiselle le reçoit bien. Il a l’air ravi.


Ces assurances, qui renversaient toutes les idées de Prosper, le transportèrent de colère. Le pauvre garçon qui ne comprenait rien aux manœuvres savantes de M. Verduret, qui se sentait ballotté au gré de volontés inexplicables, se vit tout à coup trahi, bafoué, joué.


– Quoi! s’écria-t-il, ce misérable marquis de Clameran, cet infâme voleur, cet assassin est admis familièrement chez monsieur Fauvel, il fait sa cour à Madeleine!… Que me disiez-vous donc, monsieur, de quelles espérances me berciez-vous pour m’endormir?…


D’un geste impérieux M. Verduret coupa court à ses récriminations.


– Assez, dit-il durement, en voilà assez. Vous êtes par trop… honnête homme, à la fin, mon camarade. Si vous êtes incapable de rien tenter de sérieux pour votre salut, au moins laissez agir, sans les importuner sans cesse de vos puérils soupçons, ceux qui travaillent pour vous. Ne trouvez-vous pas en avoir fait assez pour me gêner?


Cette leçon donnée, il se retourna vers Gypsy, et d’un ton plus doux:


– À nous deux, chère enfant, dit-il; qu’avez-vous appris?


– Eh! monsieur, rien de positif, malheureusement, rien qui puisse vous fixer, et j’en suis bien désolée, croyez-le!


– Cependant, mon enfant, vous m’annonciez un événement grave.


Mme Gypsy eut un geste découragé.


– C’est-à-dire, monsieur, reprit-elle, que je soupçonne, que je devine quelque chose. Quoi? Je ne saurais le dire ni l’exprimer clairement. Peut-être n’est-ce qu’un ridicule pressentiment qui me montre tout sous un aspect extraordinaire. Il me semble que le malheur est sur la maison, que nous touchons à la catastrophe. Impossible de rien tirer de madame Fauvel, désormais, elle est comme un corps sans âme; je jurerais d’ailleurs qu’elle se défie de sa nièce, qu’elle se cache d’elle.


– Et monsieur Fauvel?


– J’allais vous en parler, monsieur. Il lui est arrivé un malheur, j’en mettrais ma main au feu. Depuis hier, il n’est plus le même homme. Il va, il vient, il ne tient pas en place, on dirait un fou. Sa voix est tout altérée, si changée que mademoiselle s’en est aperçue et me l’a dit, et que monsieur Lucien, lui aussi, l’a remarqué. Monsieur, que j’ai vu si indulgent, si bon, est devenu brusque, irritable, nerveux. Il a l’air de quelqu’un qui est près d’éclater et qui se contient. Enfin, ses yeux, que j’ai bien observés, ont une expression étrange, indéfinissable, et qui devient terrible quand il regarde madame. Hier soir, dès que monsieur de Clameran est arrivé, monsieur est sorti brusquement en disant qu’il avait à travailler.


Une triomphante exclamation de M. Verduret interrompit Mme Gypsy. Il était radieux.


– Hein! dit-il à Prosper, oubliant sa mauvaise humeur de tout à l’heure; hein! qu’avais-je annoncé?


– Il est certain, monsieur…


– Ce malheureux homme s’est défié de son premier mouvement, je l’avais prévu. Il cherche maintenant, il guette des preuves à l’appui de votre lettre. Et quand je dis des preuves… il doit en avoir déjà. Ces dames sont-elles sorties hier?


– Oui, une partie de la journée.


– Qu’a fait monsieur Fauvel?


– Il est resté seul; ces dames m’avaient emmenée.


– Plus de doute! s’écria le gros homme. Il aura cherché et trouvé, pardieu! des indices bien décisifs après votre lettre. Ah! Prosper, malheureux jeune homme! votre lettre anonyme nous fait bien du mal.


Les réflexions de M. Verduret éclairèrent d’une lumière soudaine l’esprit de Mme Gypsy.


– J’y suis! dit-elle, monsieur Fauvel sait tout.


– C’est-à-dire qu’il croit tout savoir, et ce qu’on lui a appris est plus affreux encore que la vérité.


– Alors, je m’explique l’ordre que monsieur Cavaillon prétend avoir surpris.


– Quel ordre?


– Monsieur Cavaillon soutient avoir entendu monsieur Fauvel commander à son valet de chambre, monsieur Évariste, sous peine de renvoi immédiat, de ne remettre qu’à lui seul toutes les lettres qu’on apporterait à la maison, d’où qu’elles arrivassent et quelle que fut leur adresse.


– Si c’est ainsi, observa Prosper – dominé par son égoïsme fort compréhensible – si c’est ainsi, tout va être découvert, et il vaudrait mieux avouer…


Une fois encore, un regard foudroyant de M. Verduret l’arrêta net.


– À quel moment, demandait-il, le jeune Cavaillon a-t-il entendu donner cet ordre?


– Hier, dans l’après-midi.


– Voilà ce que je redoutais! s’écria M. Verduret, il est clair qu’à cette heure son parti est pris, et que s’il dissimule, c’est qu’il veut se venger sûrement. Arriverons-nous à temps pour contrecarrer ses projets? Est-il encore possible de nouer sur ses yeux un bandeau assez épais pour qu’il puisse croire à la fausseté de la lettre anonyme?


Il se tut. La folie – excusable, d’ailleurs – de Prosper renversait le plan si simple que tout d’abord il avait conçu, et maintenant il demandait à son esprit alerte un suprême expédient.


– Merci de vos renseignements, ma chère enfant, prononça-t-il enfin, je vais aviser, car l’inaction serait horriblement dangereuse en ce moment. Vous, rentrez bien vite. Ne vous abusez pas, monsieur Fauvel suppose que vous êtes dans le secret. Ainsi, de la prudence, au moindre fait, si insignifiant qu’il soit, un mot.


Mais Nina, ainsi congédiée, ne se retirait pas.


– Et Caldas, monsieur? demanda-t-elle bien timidement.


C’était la troisième fois, depuis quinze jours, que Prosper entendait prononcer ce nom.


La première fois, c’était dans les couloirs de la préfecture de police: un homme d’un certain âge, à figure respectable, l’avait murmuré à son oreille en lui promettant aide et protection.


Une autre fois, le juge d’instruction le lui avait jeté à la face à propos de Gypsy.


Ce nom, il l’avait cherché parmi les noms de tous les individus qu’il avait connus et oubliés, et il lui semblait qu’il devait se trouver mêlé à quelque grave aventure de sa vie; mais laquelle?…


M. Verduret, lui, l’homme impassible, avait eu à ce nom un tressaillement nerveux aussitôt réprimé.


– Je vous ai promis de vous le faire retrouver, prononça-t-il; je tiendrai ma promesse… au revoir.


Il était midi, M. Verduret s’aperçut qu’il avait faim. Il appela Mme Alexandre, et la puissante souveraine du Grand-Archange eut bientôt disposé devant la fenêtre une petite table où prirent place Prosper et son protecteur.


Mais, ni un petit déjeuner fin cuisiné avec amour, ni les huîtres d’Ostende dignes du baron Brisse [9], ni l’excellent vin pris derrière les fagots ne purent dérider M. Verduret.


Aux questions empressées et câlines de Mme Alexandre, il ne savait que répondre:


– Chut! chut! laissez-moi.


Pour la première fois depuis qu’il connaissait le gros homme, Prosper surprenait sur son visage des traces d’inquiétude et d’hésitation, et les exclamations et les lambeaux de phrases qu’il laissait échapper trahissaient des incertitudes.


L’anxiété de Prosper en redoubla au point qu’il osa questionner.


– Je vous ai mis dans un terrible embarras, monsieur? hasarda-t-il.


– Oui, répondit M. Verduret, terrible est le mot. Que faire? précipiter les événements, ou les attendre? Et je suis lié par des engagements sacrés… Allons, je ne sortirai pas de là sans le juge d’instruction; il faut aller lui demander secours… Venez avec moi.

23

Ainsi qu’il était aisé de le prévoir, ainsi que l’avait annoncé M. Verduret, l’effet de la lettre anonyme de Prosper avait été épouvantable.


C’était le matin; M. André Fauvel venait de passer dans son cabinet pour ouvrir sa correspondance quotidienne.


Il avait déjà brisé le cachet d’une douzaine d’enveloppes et parcouru autant de communications ou de propositions d’affaires, lorsque la missive fatale lui tomba sous la main.


L’écriture lui sauta aux yeux.


Évidemment elle était contrefaite, et bien qu’en sa qualité de millionnaire il fût habitué à recevoir bon nombre de demandes ou d’injures anonymes, cette particularité le frappa, et même – il serait puéril de nier les pressentiments – lui serra le cœur.


C’est d’une main tremblante, avec la certitude absolue qu’il allait apprendre un malheur, qu’il fit sauter le cachet, qu’il déplia le papier grossier du café, et qu’il lut:


Cher monsieur,


Vous avez livré à la justice votre caissier, et vous avez bien fait puisque vous êtes certain qu’il a été infidèle. Mais si c’est lui qui a pris à votre caisse trois cent cinquante mille francs, est-ce lui aussi qui a volé les diamants de Mme Fauvel?


etc., etc…


Ce fut un coup de foudre pour cet homme dont la constante prospérité avait épuisé les faveurs de la destinée, et qui en cherchant bien dans tout son passé n’y eût peut-être pas trouvé une larme répandue pour un malheur réel.


Quoi! sa femme le trompait, et elle avait choisi précisément, entre tous, un homme vil à ce point qu’il s’était emparé des bijoux qu’elle possédait, et qu’il avait abusé de son ascendant pour la contraindre à devenir complice d’un vol qui perdait un innocent!…


Car c’était bien là ce que disait la dénonciation anonyme.


M. Fauvel fut d’abord terrassé, autant qu’un malheureux qui, au moment où il doit le moins s’y attendre, reçoit sur le crâne un coup de massue. Toutes ses idées bouleversées tourbillonnèrent dans le vide, au hasard, comme les feuilles d’un arbre, en automne, aux premières rafales de l’ouragan.


Il lui semblait qu’autour de lui tout n’était que ténèbres, et qu’un mortel engourdissement paralysait son intelligence.


Mais au bout de quelques minutes la raison lui revint.


– Quelle lâche infamie! s’écria-t-il, quelle honteuse abomination!…


Et froissant la lettre maudite, la roulant rageusement entre ses mains, il la jeta dans la cheminée, sans feu en ce moment, en murmurant:


– Je n’y veux plus penser. Je ne salirai pas mon imagination à ces turpitudes!…


Il disait cela; bien plus, en le disant il le pensait, et cependant il ne put prendre sur lui de continuer le dépouillement de son courrier.


C’est que le soupçon, pareil à ces vers imperceptibles qui se glissent dans les fruits mûrs, sans laisser de trace de leur entrée, et les gâtent intérieurement, le soupçon, quand il a pénétré dans un cerveau, y grandit, s’y établit et n’y laisse intacte aucune croyance.


Accoudé à son bureau, M. Fauvel réfléchissait, faisant d’inutiles efforts pour recouvrer son calme, la lucidité de son esprit.


– Si on disait vrai, cependant!


À son anéantissement des premières minutes, la colère succédait, une de ces dangereuses colères blanches qui ôtent le libre arbitre, qui jettent un homme hors de soi, qui font commettre des crimes.


– Ah! disait-il les dents contractées par la fureur, si je connaissais le misérable qui a osé m’écrire; si je le tenais!…


S’imaginant alors que l’écriture lui apprendrait quelque chose, il se leva et alla prendre dans les cendres le papier fatal. Il le détordit, l’ouvrit, le lissa de son mieux et le plaça sur son bureau.


Il s’appliquait à étudier les caractères, concentrant toutes les forces de son intelligence sur un plein ou sur un délié, sur la forme plus ou moins habile de telle ou telle majuscule.


Ceci, pensait-il, doit être l’œuvre de quelqu’un de mes employés dont j’aurai blessé les intérêts ou l’amour-propre.


À cette idée, il passait en revue son nombreux personnel sans y découvrir personne capable de cette basse vengeance. Alors il se demanda où cette lettre avait été jetée à la poste, pensant que cette circonstance l’éclairerait peut-être. Il chercha l’enveloppe, la trouva et lut: Rue du Cardinal-Lemoine.


Ce détail ne lui apprenait aucun éclaircissement.


Une fois encore, il revint à la lettre, épelant, pour ainsi dire, chaque mot l’un après l’autre, pesant chaque expression, analysant la contexture de toutes les phrases.


On doit, c’est convenu, mépriser absolument une lettre anonyme, l’œuvre d’un lâche, et n’en pas tenir compte.


Que de catastrophes pourtant n’ont pas d’autre origine! Combien de nobles existences ont été brisées, flétries par quelques lignes qu’un misérable jetait au hasard sur le papier.


Oui, on méprise la lettre anonyme, on la lance au feu, elle brûle… Mais après que la flamme a détruit le papier, le doute reste, qui, pareil à un poison subtil, se volatilise et pénètre aux plus profonds replis de l’âme, souillant et désorganisant les plus saintes et les plus fermes croyances.


Et toujours il en reste quelque chose.


La femme soupçonnée, même injustement, ne fût-ce qu’une heure, n’est plus la femme en qui on avait foi comme en soi-même. Le doute, quoi qu’il advienne, laisse sa trace comme la sueur des doigts, à la dorure des idoles.


À mesure que M. Fauvel réfléchissait, il sentait s’altérer sa confiance, si absolue quelques minutes avant.


– Non! s’écria-t-il, je ne saurais plus longtemps endurer ce supplice. Je vais aller montrer cette lettre à ma femme.


Il se levait, une pensée affreuse, plus aiguë qu’une pointe de fer rouge dans les chairs, le cloua sur son fauteuil.


– Si l’on disait vrai, pourtant! murmurait-il, si j’étais misérablement dupé! En me confiant à ma femme, je la mets sur ses gardes, je m’enlève tout moyen d’investigation, je renonce à savoir jamais la vérité.


Ainsi se réalisaient toutes les présomptions de M. Verduret, ce grand analyste de la passion.


«Si monsieur Fauvel, avait-il dit, ne cède pas à l’inspiration du premier moment; s’il réfléchit, nous avons du temps devant nous.»


En effet, après de longues et douloureuses méditations, le banquier venait de décider qu’il surveillerait sa femme.


Oui, lui, l’homme loyal et franc par excellence, il se résignait à ce rôle ignominieux du jaloux, de l’espion domestique, dont les tristes investigations l’avilissent autant et plus que celle qui en est l’objet.


Lui, l’homme des violences spontanées, des colères soudaines aussitôt apaisées, il venait de prendre la résolution de se composer un visage impassible, de recueillir une à une des preuves d’innocence ou de culpabilité, d’imposer silence à son ressentiment, de n’éclater, enfin, que lorsqu’il aurait pour lui l’évidence.


Il avait, au surplus, un moyen bien simple de vérification.


Les diamants de sa femme avaient été, lui écrivait-on, portés au Mont-de-Piété. Il lui était aisé de s’assurer de l’exactitude de cette assertion.


Si la lettre mentait sur ce point, il n’y avait pas à tenir compte du reste. Si au contraire, elle disait vrai!…


M. André Fauvel en était là de ses méditations, lorsqu’on vint le prévenir que le déjeuner était servi. Il s’agissait de ne pas se laisser pénétrer. Avant de sortir de son cabinet, il se regarda dans la glace, il était si affreusement pâle qu’il se fit peur.


Manquerais-tu donc d’énergie? se dit-il.


À table, il pensait à se maîtriser assez pour éviter toutes les questions, dont, pour la moindre des choses, l’accablait la sollicitude de sa femme. Même, il causa beaucoup, il dit des histoires, espérant ainsi détourner l’attention.


Mais, tout en parlant, il ne songeait qu’aux moyens de visiter le plus tôt possible les tiroirs de sa femme sans qu’elle pût s’en apercevoir.


Cette idée le préoccupait à ce point qu’il ne put s’empêcher de demander à sa femme si elle sortirait ce jour-là.


– Oui, répondit-elle, le temps est affreux, mais Madeleine et moi avons quelques courses pressées à faire.


– Et à quelle heure comptez-vous sortir?


– Aussitôt après le déjeuner.


Il respira fortement, comme s’il eût été soulagé d’une terrible oppression.


Dans quelques instants il allait donc savoir à quoi s’en tenir.


Or, si poignante et si intolérable était l’incertitude de cet homme infortuné, qu’il lui préférait tout, même la plus atroce réalité.


Le déjeuner fini, il alluma un cigare, mais il ne resta pas dans la salle à manger, comme il avait coutume de le faire; il passa dans son cabinet, prétextant un travail urgent.


Il poussa la précaution jusqu’à se faire suivre de son fils, Lucien, qu’il chargea d’une commission. Il voulait rester seul à la maison.


Enfin, au bout d’une demi-heure, qui lui parut un siècle, il entendit le roulement d’une voiture sous la voûte d’entrée. Mme Fauvel et sa nièce sortaient.


Sans plus attendre, il se précipita dans la chambre de sa femme, et ouvrit le tiroir du chiffonnier où elle serrait ses parures.


Beaucoup des écrins qu’il lui connaissait manquaient, ceux qui restaient – il y en avait dix ou douze – étaient vides.


La lettre anonyme disait vrai.


Cette certitude éclata comme un obus dans le cerveau de M. Fauvel. Et cependant!…


– Non, balbutia-t-il, ce n’est pas possible!


Aussitôt, avec le fol acharnement de l’angoisse et comme si, condamné à mort, il eût l’espoir de trouver sa grâce, il se mit à fouiller partout, à chercher dans tous les meubles, avec un certain ordre cependant, prenant bien garde de ne pas laisser de traces de ses perquisitions.


Mme Fauvel, il le comprenait vaguement, pouvait avoir changé ses bijoux de place, en avoir donné quelques-uns à raccommoder ou à remonter.


Rien, il ne trouvait rien!…


Alors il se souvint du grand bal qu’avaient donné les messieurs Jandidier. Lui, vaniteux, il avait dit à sa femme:


– Pourquoi ne mets-tu pas tes diamants?


Elle avait répondu en souriant:


– À quoi bon? tout le monde les connaît; en n’en portant pas, je serai mieux remarquée; d’ailleurs, ils n’iraient pas avec mon costume.


Oui, elle lui avait dit cela sans se troubler, sans rougir, sans un tremblement dans la voix.


Quelle impudence! quelles corruptions se cachaient donc sous ces apparences de vierge qu’elle gardait après vingt années de mariage!


Mais tout à coup, dans le désarroi de ses pensées, un espoir lui vint, chétif, à peine acceptable, auquel cependant il se raccrocha comme le noyé à son épave.


Ses diamants, Mme Fauvel pouvait les avoir placés dans la chambre de Madeleine.


Sans réfléchir à l’odieux de ses investigations, il courut à cette chambre de jeune fille, et là, comme chez sa femme, il porta partout ses mains brutales, oublieux du respect qu’il devait à ce sanctuaire.


Il ne trouva pas les diamants de Mme Fauvel; mais, dans le coffre à bijoux de Madeleine, il aperçut sept ou huit écrins vides.


Elle aussi, elle avait donné ses parures, elle savait les hontes de la maison, elle était complice.


Ce dernier coup brisa le courage de M. Fauvel.


– Elles s’entendaient pour me tromper, murmurait-il, elles s’entendaient!…


Et anéanti, sans forces, il se laissa tomber sur un fauteuil. De grosses larmes silencieuses tombaient le long de ses joues, et par moments, un soupir profond soulevait sa poitrine.


C’en était fait de sa vie. En un instant, l’édifice de son bonheur, de sa sécurité, de son avenir, qu’il avait mis vingt ans à élever, qu’il croyait d’une solidité à l’épreuve de tous les caprices du sort, volait en éclats, plus fragile que le verre.


En apparence, rien n’était changé dans son existence; il n’était point atteint matériellement; les objets autour de lui restaient les mêmes avec les mêmes aspects, et cependant un bouleversement était survenu, plus inouï, plus surprenant que l’interversion du jour et de la nuit.


Quoi! Valentine, la chaste et jeune fille autrefois tant aimée, dont il avait acheté la possession au prix de sa fortune; Valentine, cette femme qui lui était devenue de plus en plus chère, à mesure qu’ils avaient vieilli, ensemble; cette épouse, incomparable en apparence, le trahissait!…


Elle le trompait… elle… la mère de ses fils!


Cette dernière pensée surtout révoltait tout son être jusqu’au dégoût.


Ses fils!… Amère dérision! Étaient-ils bien à lui? Celle qui maintenant, lorsque déjà des cheveux blancs argentaient ses tempes, le trompait, ne l’avait-elle pas trompé autrefois?


Et non seulement il était torturé dans le présent, mais il souffrait dans le passé, payant par des angoisses inouïes de quelques minutes des années de félicité, transporté de fureur au souvenir de certaines joies intimes, comme un homme qui tout à coup apprendrait que les vins exquis dont il s’est enivré renfermaient du poison.


Car c’est ainsi, la confiance n’admet ni accommodement ni gradations, elle est ou elle n’est pas.


Et lui, il n’avait plus confiance.


Tous les rêves, toutes les espérances de cet homme si malheureux reposaient sur l’amour de cette femme.


Découvrant, à ce qu’il croyait, qu’elle était indigne de lui, il n’admettait nulle possibilité de bonheur et il demandait à quoi bon vivre désormais et pour quelle fin.


Cependant l’état de prostration de M. Fauvel dura peu. Le feu de la colère eut vite séché ses larmes et il se redressa altéré de vengeance, décidé à faire payer cher son bonheur détruit.


Mais il comprenait que sur ce seul indice, des diamants introuvables, il ne pouvait s’abandonner aux inspirations de son ressentiment.


Heureusement, il pouvait sans peine se procurer d’autres preuves.


Pour commencer, il appela son valet de chambre et lui enjoignit de ne remettre qu’à lui seul, le maître, toutes les lettres qui arriveraient à la maison.


Puis il adressa à un notaire de Saint-Rémy, son correspondant, une dépêche télégraphique détaillée, par laquelle il demandait d’exacts renseignements sur la famille de Lagors et de Raoul en particulier.


Enfin, se conformant aux conseils de la dénonciation anonyme, il courut à la préfecture de police, espérant y trouver une biographie de Clameran.


Mais la police, c’est un bonheur pour beaucoup de gens, est discrète comme la tombe même. Ses secrets, elle les garde pour elle seule, comme un avare garde son trésor. Il faut une injonction du parquet pour faire parler les terribles cartons verts qu’elle garde au fond d’une galerie cadenassée comme un coffre-fort.


On demanda poliment à M. Fauvel quelles raisons le poussaient à s’informer du passé d’un citoyen français; et comme il ne pouvait les déduire, on l’engagea à s’adresser au procureur impérial.


Cette insinuation, il ne pouvait l’accepter. Il avait juré que le secret de ses infortunes resterait entre les trois intéressés. Mortellement offensé, il voulait être le seul juge et l’exécuteur.


Il rentra chez lui plus irrité qu’à son départ, et il trouva la dépêche de Saint-Rémy répondant à la sienne:


La famille de Lagors, lui disait-on, comme on l’avait dit à M. Verduret, est dans la dernière des détresses, et personne n’y connaît le sieur Raoul. Mme de Lagors n’a eu de son mariage que des filles, etc…


Cette révélation, c’était la dernière goutte d’eau qui fait verser la coupe. Le banquier pensa qu’il lui était donné de mesurer la profondeur de l’infamie de sa femme. Il lui voyait un raffinement de duplicité plus affreux peut-être que le crime lui-même.


– La misérable! s’écria-t-il, fou de douleur et de rage, la misérable! Pour voir plus librement son amant, pour ne jamais le perdre de vue, elle a osé me le présenter sous le nom d’un neveu qui n’a jamais existé. Elle a eu l’inconcevable impudeur de lui ouvrir ma maison, de le faire asseoir au foyer conjugal entre moi et nos fils. Et moi, honnête homme imbécile, mari confiant et crédule, je l’aimais, ce garçon, je lui serrais les mains, je lui prêtais mon argent…


Il se représentait alors Raoul et sa femme, s’égayant, à leurs rendez-vous, de sa débonnaireté candide, et les aiguillons de l’amour-propre offensé, s’ajoutant à ces horribles déchirements, il connut le plus horrible supplice qui soit ici-bas.


La mort! Il ne voyait que la mort pour punir de telles injures. Mais l’intensité même de son ressentiment lui donna la force de feindre, de se contenir.


À mon tour de tromper les misérables, se disait-il avec une affreuse satisfaction.


Il fut ce soir-là ce qu’il était toujours. Au dîner, il plaisanta. Seulement lorsque, sur les neuf heures, il vit entrer Clameran, il s’enfuit, craignant de ne pouvoir se contenir, et il ne rentra que très avant dans la nuit.


Le lendemain, il recueillit le fruit de sa prudence.


Parmi les lettres qu’à la distribution de midi lui apporta son valet de chambre, il s’en trouva une qui portait le timbre du Vésinet.


Avec d’infinies précautions, il rompit le cachet et il lut:


Chère tante,


Il est indispensable que je te voie aujourd’hui même, et je t’attends. Je te dirai quelles raisons m’empêchent d’aller chez toi.


Raoul


– Je les tiens donc! s’écria M. Fauvel, frémissant de la joie de la vengeance satisfaite.


Il se croyait si bien vengé, qu’ouvrant un des tiroirs de son bureau, il en tira un revolver dont il fit jouer la batterie.


Certes, il se croyait seul, et cependant il avait un témoin de ses moindres gestes. L’œil collé à la serrure, Nina Gypsy, de retour du Grand-Archange, observait, et les gestes du banquier lui révélaient la vérité.


M. Fauvel avait déposé son revolver sur la cheminée, et il s’occupait à rajuster le cachet de la lettre. L’opération terminée, il sortit pour aller la reporter au concierge, ne voulant pas que sa femme sût que la missive de Raoul avait passé par ses mains.


Il ne fut guère absent que deux minutes, mais, inspirée par l’imminence du danger, Gypsy eut le temps d’entrer dans le cabinet, de courir à la cheminée et d’enlever les balles du revolver.


Ainsi, pensait-elle, le péril du premier moment est conjuré, et M. Verduret, que je vais faire prévenir de ce qui se passe, par Cavaillon, aura peut-être le temps d’aviser.


Elle descendit en effet et alla donner ses instructions au jeune commis, lui enjoignant de se confier, pour être plus sûr de réussir, à Mme Alexandre.


Une heure plus tard, Mme Fauvel s’étant habillée, demanda sa voiture et sortit.


M. Fauvel, qui avait, d’avance, envoyé chercher un remise, s’élança sur ses traces.


Mon Dieu!… pensa Nina, si monsieur Verduret n’arrive pas à temps, madame Fauvel et Raoul sont perdus.

24

Le jour où le marquis de Clameran n’avait plus aperçu entre Madeleine et lui d’autre obstacle que Raoul de Lagors, il s’était bien juré qu’il supprimerait l’obstacle.


Le lendemain même, ses mesures étaient prises, et Raoul, en rentrant chez lui, au Vésinet, à pied, après minuit, fut assailli, au détour du petit chemin de la gare, par trois individus qui voulaient absolument, disaient-ils, voir l’heure à sa montre.


D’une force prodigieuse sous ses apparences sveltes, agile, rompu aux exercices du «chausson français» et de la boxe anglaise, Raoul parvint à se débarrasser de ses agresseurs, sans autre dommage qu’une forte égratignure au bras gauche.


Tiré d’affaire, il se promit que désormais il prendrait ses précautions, et que lui, qui jusqu’alors n’avait pas cru aux arrestations nocturnes, serait toujours armé quand il rentrerait.


L’idée, d’ailleurs, ne lui vint pas de soupçonner son complice.


Mais deux jours plus tard, au café qu’il fréquentait, un grand diable d’individu qu’il ne connaissait pas lui chercha querelle sans motifs, et finit par lui jeter sa carte à la figure, en lui disant qu’il se tenait à sa disposition et était prêt à lui accorder toutes les satisfactions imaginables.


Raoul avait voulu se précipiter sur l’insolent et le châtier de main de maître, ses amis l’avaient retenu.


– C’est bien, dit-il alors, soyez chez vous demain matin, monsieur, je vous adresserai deux de mes amis.


Il dit cela, sur le moment, tout frémissant de colère; mais l’insulteur parti, il recouvra tout son sang-froid, réfléchit, et les doutes les plus singuliers assiégèrent son esprit.


Ayant ramassé la carte de cet individu à grandes moustaches, aux allures de bravache, il avait lu:


W. – H. – B. Jacobson

Ancien volontaire de Garibaldi

Ex-officier supérieur des armées du sud

(Italie-Amérique)


30, rue Léonie.


Oh! oh! pensa-t-il, voici un glorieux militaire qui pourrait bien avoir conquis tous ses grades dans une salle d’armes!


Raoul, qui avait beaucoup vu, avait précisément assez retenu pour savoir au juste à quoi s’en tenir sur ces honorables héros qui étalent leurs états de service sur le vélin des cartes de visite.


Ce qui ne l’empêcha pas, l’insulte ayant eu de nombreux témoins, de prier deux jeunes gens de sa société de vouloir bien se transporter le lendemain, de bon matin, chez M. Jacobson, pour régler avec lui les conditions d’une rencontre.


Il fut convenu que ces messieurs viendraient rendre compte à Raoul de l’issue de leur mission, non chez lui, au Vésinet, mais à l’hôtel du Louvre, où il se proposait de coucher.


Tout étant bien arrêté, Raoul sortit. Flairant un piège, il voulait en avoir le cœur net.


Agile et expérimenté, il se mit sur-le-champ en campagne, en quête de renseignements.


Ceux qu’il obtint, non sans quelque peine, ne furent ni brillants, ni surtout rassurants.


M. Jacobson, qui demeurait dans un hôtel de louche apparence, habité surtout par des dames de mœurs plus que légères, lui fut représenté comme un gentleman excentrique, dont l’existence paraissait un problème fort difficile à résoudre.


Il régnait despotiquement, lui apprit-on, dans une table d’hôte, sortait beaucoup, rentrait tard et ne semblait guère avoir d’autre capital que ses états de service, ses talents de société et une notable quantité d’expédients en tous genres.


Dès lors, pensa Raoul, quel but poursuit cet individu en me cherchant querelle? Quel avantage retirera-t-il d’un coup d’épée qu’il me donnera? Aucun en apparence? Sans compter que son humeur batailleuse peut éveiller les susceptibilités tracassières de la police, qu’il doit avoir à cœur de ménager. Donc il a pour agir comme il l’a fait des raisons que je ne discerne pas; donc…


Cette petite enquête, rondement et habilement menée, ces considérations diverses et leurs déductions naturelles refroidirent si singulièrement Raoul, que, rentré à l’hôtel du Louvre, il ne souffla mot de sa mésaventure à Clameran qu’il trouva encore debout.


Vers huit heures et demie, ses témoins arrivèrent.


M. Jacobson consentait à se battre, à l’épée, mais sur l’heure au bois de Vincennes.


Raoul n’était rien moins que rassuré, cependant c’est fort gaillardement qu’il répondit:


– Soit! j’accepte les conditions de ce monsieur, partons.


On se rendit sur le terrain, et après une minute d’engagement Raoul fut touché légèrement un peu au-dessus du sein droit.


L’ex-officier supérieur du Sud voulait continuer le combat jusqu’à ce que mort s’ensuivît, ses seconds étaient de cet avis, mais les témoins de Raoul – d’honnêtes garçons – déclarèrent que l’honneur était satisfait, et qu’ils ne laisseraient pas leur client exposer de nouveau sa vie.


Force fut de leur obéir, car ils menaçaient de se retirer, et Raoul rentra, s’estimant très heureux d’en être quitte pour cette saignée hygiénique, et bien résolu à éviter désormais ce gentleman soi-disant garibaldien.


C’est que depuis la veille, la nuit aidant de ses salutaires conseils, son esprit alerte avait fait beaucoup de chemin.


Entre l’attaque à main armée du Vésinet et ce duel évidemment prémédité et voulu, sans raisons plausibles, il découvrait des coïncidences au moins singulières.


De là à reconnaître sous les apparences de ces deux tentatives le bras de Clameran, il n’y avait qu’un pas; son esprit le fit.


Ayant appris par Mme Fauvel quelles conditions Madeleine mettait à son mariage, il comprit quel intérêt énorme Clameran avait à se défaire de lui, sans démêlés avec la justice.


Ce soupçon entré dans son esprit, il se rappela une foule de petits faits insignifiants des jours précédents; il donna un sens à certains propos en l’air, il interrogea fort habilement le marquis, et bientôt ses doutes se changèrent en certitude.


Cette conviction que l’homme dont il avait si puissamment aidé les projets payait des assassins et armait contre lui des spadassins était bien faite pour le transporter de fureur.


Cette trahison lui semblait monstrueuse. Bandit naïf encore, il croyait à la probité entre complices, à cette fameuse probité des coquins, plus fidèles, aime-t-on à dire, que les honnêtes gens à la foi jurée.


À sa colère, un sentiment d’effroi très naturel se mêlait.


Il comprenait que la vie menacée par un scélérat aussi audacieux que Clameran ne tenait qu’à un fil.


Deux fois le hasard l’avait miraculeusement favorisé, un troisième essai pouvait et même devait lui être fatal.


Jugeant bien son complice, Raoul ne vit plus qu’embûches autour de lui; il apercevait la mort se dressant sous toutes ses formes. Il craignait également de sortir et de rester chez lui; il ne s’aventurait qu’avec mille précautions dans les endroits publics, et il redoutait le poison autant que le fer. C’est à peine s’il osait manger; il trouvait à tous les mets qu’on lui servait des saveurs bizarres, comme un arrière-goût de strychnine.


Vivre ainsi n’était pas possible, et autant désir de vengeance que nécessité de défense personnelle, il résolut de prendre les devants.


La lutte ainsi engagée sur ce terrain entre Clameran et lui, il comprenait bien qu’il fallait à toute force qu’un des deux succombât.


Mieux vaut, se disait-il, tuer le diable que d’être tué par lui.


Au temps de sa misère, lorsque pour quelques guinées il risquait insoucieusement Botany-Bay, Raoul n’eût point été embarrassé de tuer le diable. D’un joli coup de couteau, il eût eu raison de Clameran.


Mais avec l’argent, la prudence lui était venue. Il voulait jouir honnêtement de ses quatre cent mille francs volés, et tenait à ne pas compromettre sa considération nouvelle.


Il se mit donc à chercher de son côté quelque moyen discret de faire disparaître son redoutable complice. Le moyen était difficile à trouver…


En attendant, il trouva de bonne guerre de faire avorter les combinaisons de Clameran et d’empêcher son mariage. Il était sûr ainsi de l’atteindre en plein cœur, et c’était déjà une satisfaction.


Ce mariage, il ne tenait qu’à Raoul de le faire manquer. De plus, il était persuadé qu’en prenant franchement le parti de Madeleine et de sa tante, il les tirerait des mains de Clameran.


C’est à la suite de cette résolution longuement méditée qu’il écrivit à Mme Fauvel pour lui demander un rendez-vous.


La pauvre femme n’hésita pas. Elle accourut au Vésinet à l’heure indiquée, tremblant d’avoir à subir encore des exigences et des menaces.


Elle se trompait. Elle retrouva le Raoul des premiers jours, ce fils si séduisant et si bon, dont les caresses l’avaient séduite. C’est qu’avant de s’ouvrir à elle, avant de lui expliquer la vérité à sa façon, il tenait à la rassurer. Il réussit. C’est d’un air souriant et heureux que cette femme infortunée s’assit sur un fauteuil pendant que Raoul s’agenouillait devant elle.


– Je t’ai trop fait souffrir, mère, murmura-t-il de sa voix la plus câline, je me repens, écoute-moi.


Il n’eut pas le temps d’en dire davantage; au bruit de la porte qui s’ouvrait, il s’était redressé brusquement. M. Fauvel, un revolver à la main, était debout sur le seuil.


Le banquier était affreusement pâle. Il faisait, il était aisé de le voir, des efforts surhumains pour montrer la froide impassibilité du juge qui voit le crime et punit; mais son calme était effrayant comme celui qui précède et présage les convulsions de la tempête.


Au cri que sa femme et Raoul ne purent retenir en l’apercevant, il répondit par ce ricanement nerveux des infortunés que la raison est près d’abandonner.


– Ah! vous ne m’attendiez pas, dit-il, vous pensiez que ma confiance imbécile vous assurait une éternelle impunité!…


Raoul avait eu du moins le courage de se placer devant Mme Fauvel, la couvrant de son corps, s’attendant, il faut lui rendre cette justice, se préparant à recevoir une balle.


– Croyez, mon oncle…, commença-t-il.


Un geste menaçant du banquier l’interrompit.


– Assez! disait-il, assez de mensonges et d’infamies comme cela! Cessons une odieuse comédie dont je ne suis plus dupe.


– Je vous jure…


– Épargnez-vous la peine de nier. Ne voyez-vous pas que je sais tout, comprenez-moi bien, absolument tout! Je sais que les diamants de ma femme ont été portés au Mont-de-Piété, et par qui! Je connais l’auteur du vol pour lequel Prosper, innocent, a été arrêté et mis en prison!


Mme Fauvel, atterrée, s’était laissée tomber à genoux.


Enfin, il était venu, ce jour tant redouté! Vainement, depuis des années, elle avait entassé ses mensonges sur mensonges; vainement elle avait donné sa vie et sacrifié les siens: tout ici-bas se découvre.


Oui, toujours, quoi qu’on fasse, un moment arrive où la vérité se dégage des voiles sous lesquels on pensait l’ensevelir, et brille plus éclatante, comme le soleil après qu’il a dissipé le brouillard.


Elle vit bien qu’elle était perdue, et avec des gestes suppliants, le visage inondé de larmes, elle balbutia:


– Grâce, André, je t’en conjure, pardonne!


Aux accents de cette voix mourante, le banquier tressaillit et fut remué jusqu’au plus profond de ses entrailles.


C’est qu’elle lui rappelait, cette voix, toutes les heures de bonheur que depuis vingt ans il devait à cette femme, qui avait été la maîtresse souveraine de sa volonté et qui, d’un regard, avait pu le rendre heureux ou malheureux.


Tout le monde du passé s’éveillait à ces prières. En cette malheureuse se traînant à ses pieds il reconnaissait cette bien-aimée Valentine, entrevue comme un rêve sous les poétiques ombrages de La Verberie. En elle il revoyait l’épouse aimante et dévouée des premières années, celle qui avait failli mourir quand était né Lucien.


Et au souvenir des félicités d’autrefois, qui ne devaient plus revenir, son cœur se gonflait de tristesse, l’attendrissement le gagnait – le pardon montait à ses lèvres.


– Malheureuse! murmurait-il, malheureuse! Que t’avais-je donc fait? Ah! je t’aimais trop, sans doute, et je te l’ai trop laissé voir. On se lasse de tout ici-bas, même du bonheur. Elles te semblaient fades, n’est-ce pas, les pures joies du foyer domestique? Fatiguée des respects dont tu étais entourée et que tu méritais, tu as voulu risquer ton honneur, le nôtre, et braver les mépris du monde. En quel abîme es-tu tombée, ô Valentine! et comment, si mes tendresses t’importunaient à la longue, n’as-tu pas été retenue par la pensée de nos enfants!


M. Fauvel parlait lentement, avec les efforts les plus pénibles, comme si à chaque mot il eût été près de suffoquer.


Raoul, lui, qui écoutait avec une attention profonde, devina que si, en effet, le banquier savait beaucoup de choses, il ne savait pas tout.


Il comprit que des renseignements erronés avaient abusé le banquier, et qu’il était victime en ce moment de trompeuses apparences.


Il pensa que le malentendu qu’il soupçonnait pouvait s’expliquer.


– Monsieur…, commença-t-il, daignez, je vous prie…


Mais le ton de sa voix suffit pour briser le charme. La colère du banquier se réveilla plus terrible, plus menaçante.


– Ah! taisez-vous!… s’écria-t-il, en blasphémant, taisez-vous!…


Il y eut un long silence, qu’interrompaient seuls les sanglots de Mme Fauvel.


– J’étais venu, reprit le banquier, avec l’intention formelle de vous surprendre et de vous tuer tous deux. Je vous ai surpris, mais… le courage, oui, le courage me manque… Je ne saurais tuer un homme désarmé.


Raoul essaya une protestation.


– Laissez-moi parler! interrompit M. Fauvel. Votre vie est entre mes mains, n’est-ce pas? La loi excuse la colère du mari offensé. Eh bien! je ne veux pas de l’excuse du Code. Je vois sur votre cheminée un revolver semblable au mien, prenez-le et défendez-vous…


– Jamais!…


– Défendez-vous! poursuivit le banquier en élevant son arme, défendez-vous; sinon…


Raoul vit à un pied de sa poitrine le canon du revolver de M. Fauvel, il eut peur et prit son arme sur la cheminée!


– Mettez-vous dans un des angles de la chambre, continua le banquier, je vais me placer dans l’autre, au coup de votre pendule qui va sonner dans quelques secondes, nous tirerons ensemble.


Ils se placèrent comme le disait M. Fauvel, lentement, sans mot dire. Mais la scène était trop affreuse pour que Mme Fauvel pût la supporter. Elle ne comprit plus qu’une chose, c’est que son fils et son mari allaient s’égorger, là, sous ses yeux.


L’épouvante et l’horreur lui donnèrent la force de se lever, et elle se plaça entre les deux hommes, les bras étendus, comme si elle eût eu l’espérance d’arrêter les balles. Elle s’était tournée vers son mari:


– Par pitié, André, gémissait-elle, laisse-moi tout te dire, ne le tue pas.


Cet élan de l’amour maternel, M. Fauvel le prit pour le cri de la femme adultère défendant son amant.


Avec une brutalité inouïe, il saisit sa femme par le bras et la jeta de côté, en criant:


– Arrière!…


Mais elle revint à la charge, et se précipitant sur Raoul elle l’étreignit entre ses bras en disant:


– C’est moi qu’il faut tuer, moi seule, car seule je suis coupable.


À ces mots, un flot de sang monta à la tête de M. Fauvel, il ajusta ce groupe odieux et fit feu.


Ni Raoul ni Mme Fauvel ne tombant, le banquier fit feu une seconde fois, puis une troisième…


Il armait son revolver pour la quatrième fois quand un homme tomba au milieu de la chambre, qui arracha l’arme des mains du banquier, l’étendit sur un canapé et se précipita vers Mme Fauvel.


Cet homme était M. Verduret, que Cavaillon avait enfin trouvé et prévenu, mais qui ne savait pas que Mme Gypsy avait retiré les balles du revolver de M. Fauvel.


– Grâce au Ciel! s’écria-t-il, elle n’a pas été touchée.


Mais déjà le banquier s’était relevé.


– Laissez-moi, faisait-il en se débattant, je veux me venger!…


M. Verduret lui saisit les poignets, qu’il serra à les briser, et, approchant son visage du sien comme pour donner à ses paroles une autorité plus grande:


– Remerciez Dieu, lui dit-il, de vous avoir épargné un crime atroce; la lettre anonyme vous a trompé.


Les situations exorbitantes ont ceci d’étrange, que les événements excessifs qui en procèdent semblent naturels aux acteurs qui y sont mêlés et dont la passion a déjà brisé le cadre des conventions sociales.


M. Fauvel ne songea à demander à cet homme survenu tout à coup, ni qui il était ni d’où il tenait ses informations.


Il ne vit, il ne retint qu’une chose: la lettre anonyme mentait.


– Ma femme avoue qu’elle est coupable! murmura-t-il.


– Oui, elle l’est, répondit M. Verduret, mais non comme vous l’entendez. Savez-vous quel est cet homme que vous vouliez tuer?


– Son amant!…


– Non… mais son fils!…


La présence de cet inconnu si bien informé semblait confondre Raoul et l’épouvanter plus encore que les menaces de M. Fauvel. Cependant, il eut assez de présence d’esprit pour répondre:


– C’est vrai!


Le banquier semblait près de devenir fou, et ses yeux hagards allaient de M. Verduret à Raoul, puis à sa femme, plus affaissée que le criminel qui attend un arrêt de mort.


Tout à coup, l’idée qu’on voulait se jouer de lui traversa son cerveau.


– Ce que vous me dites n’est pas possible! s’écria-t-il; des preuves!


– Des preuves, répondit M. Verduret, vous en aurez; mais pour commencer, écoutez.


Et, rapidement, avec sa merveilleuse faculté d’exposition, il esquissa à grands traits le drame qu’il avait découvert.


Certes, la vérité était affreuse encore pour M. Fauvel; mais qu’était-elle, près de ce qu’il avait soupçonné!


Aux douleurs ressenties, il reconnaissait qu’il aimait encore sa femme. Ne pouvait-il pardonner une faute lointaine, rachetée par une vie de dévouement et noblement expiée?


Depuis plusieurs minutes, déjà, M. Verduret avait achevé son récit, et le banquier se taisait.


Tant d’événements, qui se précipitaient depuis quarante-huit heures, irrésistibles comme l’avalanche, l’horrible scène qui venait d’avoir lieu étourdissaient M. Fauvel et lui enlevaient toute faculté de réflexion.


Ballottée comme le liège au caprice de la vague, sa volonté flottait éperdue au gré des événements.


Si son cœur lui conseillait le pardon et l’oubli, l’amour-propre offensé lui disait de se souvenir pour se venger.


Sans Raoul, ce misérable qui était là, debout, témoignage vivant d’une faute lointaine, il n’eût pas hésité. Gaston de Clameran était mort, il eût ouvert ses bras à sa femme en lui disant: «Viens, tes sacrifices à mon honneur seront ton absolution, viens, et que tout le passé ne soit qu’un mauvais rêve que dissipe le jour.»


Mais Raoul l’arrêtait.


– Et c’est là votre fils, dit-il à sa femme, cet homme qui vous a dépouillée, qui m’a volé!


Mme Fauvel était trop bouleversée pour pouvoir articuler une syllabe. Heureusement, M. Verduret était là.


– Oh! répondit-il, madame vous dira qu’en effet ce jeune homme est le fils de Gaston de Clameran, elle le croit, elle en est sûre… seulement…


– Eh bien!…


– Pour la dépouiller plus aisément, on l’a indignement trompée.


Depuis un moment déjà, Raoul manœuvrait habilement pour se rapprocher de la porte. S’imaginant que personne en ce moment ne songeait à lui, il voulut fuir…


Mais M. Verduret, qui avait prévu le mouvement, guettait Raoul du coin de l’œil et l’arrêta au moment où il disparaissait.


– Où allez-vous donc ainsi, mon joli garçon? disait-il en le ramenant au milieu de la chambre, nous voulions donc fausser compagnie à nos amis? Ce n’est pas gentil. Avant de se séparer, que diable! on s’explique!


L’air goguenard de M. Verduret, ses intonations railleuses, furent pour Raoul autant de traits de lumière. Il recula épouvanté en murmurant:


– Le Paillasse!


– Juste! répondit le gros homme, tout juste. Ah! vous me reconnaissez! Alors j’avoue. Oui, je suis le joyeux Paillasse du bal de messieurs Jandidier. En doutez-vous?


Il releva la manche de son paletot, mit son bras à nu et poursuivit:


– Si vous n’êtes pas bien convaincu, examinez cette cicatrice toute fraîche. Ne connaîtriez-vous pas le maladroit qui, une belle nuit que je passais rue Bourdaloue, est tombé sur moi, un couteau ouvert à la main?… Ah! vous ne niez pas?… C’est autant de gagné. En ce cas, vous allez être assez aimable pour nous conter votre petite histoire…


Mais Raoul était en proie à une de ces terreurs qui contractent la gorge et empêchent de prononcer un mot.


– Vous vous taisez? reprit M. Verduret, seriez-vous donc modeste? Bravo!… La modestie sied au talent, et vrai, pour votre âge, vous êtes un coquin assez réussi.


M. Fauvel écoutait sans comprendre.


– Dans quel abîme de honte sommes-nous donc tombés! gémissait-il.


– Rassurez-vous, monsieur, répondit M. Verduret redevenu sérieux. Après ce que j’ai été contraint de vous apprendre, ce qu’il me reste à vous dire n’est plus rien. Voici le complément de l’histoire:


» En quittant Mihonne, qui venait de lui révéler les… malheurs de mademoiselle Valentine de La Verberie, Clameran n’a rien eu de plus pressé que de se rendre à Londres.


» Bien renseigné, il eut vite retrouvé la digne fermière à laquelle la comtesse avait confié le fils de Gaston.


» Mais là, une déconvenue l’attendait.


» On lui apprit que cet enfant, inscrit à la paroisse sous le nom de Raoul-Valentin Wilson, était mort du croup, à l’âge de dix-huit mois.


Raoul essaya de protester.


– On a dit cela?… commença-t-il.


– On l’a dit, oui, mon joli garçon, et on l’a aussi écrit. Me croyez-vous homme à me contenter de propos en l’air?


Il sortit de sa poche divers papiers ornés de timbres officiels qu’il posa sur la table.


– Voici, poursuivit-il, les déclarations de la fermière, de son mari et de quatre témoins; voici encore un extrait du registre des naissances, voici enfin un acte de décès en bonne et due forme, le tout légalisé par l’ambassade française. Êtes-vous content, mon joli garçon, vous tenez-vous pour satisfait?


– Mais alors?… interrogea le banquier.


– Alors, reprit M. Verduret, Clameran s’imagina qu’il n’avait pas besoin de l’enfant pour tirer de l’argent de monsieur Fauvel; il se trompait. Sa première démarche échoua. Que faire? Le gredin est inventif. Parmi tous les bandits de sa connaissance – et il en connaît un certain nombre! -, il choisit celui que vous voyez devant vous.


Mme Fauvel était dans un état à faire pitié, et cependant elle renaissait à l’espérance. Son anxiété, pendant si longtemps, avait été si atroce, qu’elle éprouvait à voir la vérité comme un affreux soulagement.


– Est-ce possible! balbutiait-elle, est-ce possible!


– Quoi! disait le banquier, on peut à notre époque combiner et exécuter de telles infamies!


– Tout cela est faux! affirma audacieusement Raoul.


C’est à Raoul seul que M. Verduret répondit:


– Monsieur désire des preuves? fit-il avec une révérence ironique, monsieur va être servi. Justement, je quitte à l’instant un de mes amis, monsieur Pâlot, qui arrive de Londres, et qui est fameusement renseigné. Dites-moi donc ce que vous pensez de cette petite histoire qu’il vient de me conter:


» Vers 1847, lord Murray, qui est un grand et généreux seigneur, avait un jockey nommé Spencer, qu’il affectionnait particulièrement.


» Aux courses d’Epsom, cet habile jockey tomba si malheureusement qu’il se tua.


» Voilà lord Murray au désespoir, et comme il n’avait pas d’enfants, il déclara qu’il entendait se charger de l’avenir du fils de Spencer, lequel fils avait alors quatre ans.


» Le lord tint parole. James Spencer fut élevé comme l’héritier d’un grand seigneur. C’était un enfant charmant, heureusement doué d’un extérieur séduisant, ayant une intelligence vive et nette.


» Jusqu’à seize ans, James donna à son protecteur toutes les satisfactions imaginables. Malheureusement, il fit, à cet âge, de mauvaises connaissances et ma foi! tourna mal.


» Lord Murray qui était l’indulgence même, pardonna bien des fautes, mais un beau jour, ayant découvert que son fils adoptif s’amusait à imiter sa signature sur des lettres de change, indigné, il le chassa.


» Or, il y avait quatre ans que James Spencer vivait à Londres du jeu et de diverses autres industries, lorsqu’il rencontra Clameran qui lui offrit vingt-cinq mille francs pour jouer un rôle dans une comédie de sa façon…


Raoul n’avait pas besoin d’en entendre davantage.


– Vous êtes un agent de la police de sûreté? demanda-t-il.


Le gros homme eut un bon sourire.


– En ce moment, répondit-il, je ne suis qu’un ami de Prosper. Selon que vous agirez, je serai ceci ou cela.


– Qu’exigez-vous?


– Où sont les trois cent cinquante mille francs volés?


Le jeune bandit hésita un moment.


– Ils sont ici, répondit-il enfin.


– Bien!… cette franchise vous sera comptée. En effet, les trois cent cinquante mille francs sont ici; je le savais, et je sais aussi qu’ils sont cachés dans le bas du placard que voici. Restituez-vous?…


Raoul comprit que la partie était perdue, il courut au placard et en retira plusieurs liasses de billets de banque et un énorme paquet de reconnaissances du Mont-de-Piété.


– Très bien, faisait M. Verduret en inventoriant tout ce que lui remettait Raoul, très bien, voilà qui est agir sagement.


Raoul avait bien compté sur ce moment d’attention. Doucement, en retenant sa respiration, il gagna la porte, l’ouvrit vivement et disparut, la refermant sur lui, car la clé était restée dehors.


– Il fuit!… s’écria M. Fauvel.


– Naturellement, répondit M. Verduret, sans daigner tourner la tête, je pensais bien qu’il aurait cet esprit-là.


– Cependant…


– Quoi!… voulez-vous ébruiter tout ceci? Tenez-vous à raconter devant la police correctionnelle de quelles scélératesses votre femme a été victime…


– Oh!… monsieur!…


– Laissez donc fuir ce misérable, alors. Voici les trois cent cinquante mille francs volés, le compte y est. Voici toutes les reconnaissances des objets engagés par lui. Tenons-nous pour satisfaits. Il emporte une cinquantaine de mille francs encore, tant mieux. Cette somme lui permet de passer à l’étranger, nous n’entendrons plus parler de lui…


Comme tout le monde, M. Fauvel subissait l’ascendant de M. Verduret.


Peu à peu, il était revenu au sentiment de la réalité, des perspectives inespérées s’ouvraient devant lui, il comprenait qu’on venait de lui sauver mieux que la vie.


L’expression de sa gratitude ne se fit pas attendre. Il saisit les mains de M. Verduret presque comme s’il eût voulu les porter à ses lèvres, et de la voix la plus émue, il dit:


– Comment vous prouver jamais l’étendue de ma reconnaissance, monsieur?… Comment reconnaître le service immense que vous m’avez rendu?…


M. Verduret réfléchissait.


– S’il en est ainsi, commença-t-il, j’aurais une grâce à vous demander.


– Une grâce, vous!… à moi? Parlez, monsieur, parlez! ne voyez-vous pas que ma personne aussi bien que ma fortune sont à votre disposition.


– Eh bien! donc, monsieur, je vous avouerai que je suis un ami de Prosper. Ne l’aiderez-vous pas à se réhabiliter? Vous pouvez tant pour lui, monsieur! il aime mademoiselle Madeleine…


– Madeleine sera sa femme, monsieur, interrompit M. Fauvel; je vous le jure. Oui, je le réhabiliterai, et avec tant d’éclat que nul jamais n’osera lui reprocher ma fatale erreur.


Le gros homme, tout comme s’il se fût agi d’une visite ordinaire, était allé reprendre sa canne et son chapeau déposés dans un angle.


– Vous m’excuserez de vous importuner, fit-il, mais madame Fauvel…


– André!… murmura la pauvre femme, André!…


Le banquier hésita d’abord quelques secondes, puis, prenant bravement son parti, il courut à sa femme, qu’il serra entre ses bras, en disant:


– Non, je ne serai pas assez fou pour lutter contre mon cœur! Je ne pardonne pas, Valentine, j’oublie, j’oublie tout…


M. Verduret n’avait plus rien à faire au Vésinet.


C’est pourquoi, sans prendre congé du banquier, il s’esquiva, regagna la voiture qui l’avait amené, et donna ordre au cocher de le conduire à Paris, à l’hôtel du Louvre… et bon train.


En ce moment il était dévoré d’inquiétudes. Du côté de Raoul, tout était arrangé, le jeune filou devait être loin. Mais était-il possible de soustraire Clameran au châtiment qu’il avait mérité? Non, évidemment.


Or, M. Verduret se demandait, comment livrer Clameran à la justice, sans compromettre Mme Fauvel, et il avait beau repasser son répertoire d’expédients, il n’en voyait aucun s’ajustant aux circonstances présentes.


Il n’y a, pensait-il, qu’un moyen. Il faut qu’une accusation d’empoisonnement parte d’Oloron. Je puis y aller travailler «l’opinion publique», on clabaudera [10], il y aura enquête. Oui, mais tout cela demande du temps, et Clameran est trop bien averti pour ne pas jouer de ses jambes.


Il était vraiment désolé de son impuissance, quand la voiture s’arrêta devant l’hôtel du Louvre. Il faisait presque nuit.


Sous le porche de l’hôtel et sous les arcades, une centaine de personnes au moins se pressaient, et, en dépit des «Circulez! circulez!» des sergents de ville, paraissaient s’entretenir d’un grave événement.


– Qu’arrive-t-il? demanda M. Verduret à un des badauds.


– Un fait inouï, monsieur, répondit l’autre, qui était une espèce de Prudhomme, un fait bizarre et même singulier, comme on n’en voit que dans la capitale; car je l’ai vu, parfaitement vu, tenez, c’est à la septième lucarne là-haut, qu’il a paru d’abord; il était à moitié nu! On a voulu le saisir, bast!… avec l’agilité d’un singe ou d’un somnambule, il s’est élancé sur le toit en criant à l’assassin! L’extrême imprudence de cette action me fait supposer…


Le badaud s’arrêta court, très vexé; son interlocuteur venait de le quitter.


– Si c’était lui, pensait M. Verduret, si l’effroi avait désorganisé ce cerveau si merveilleusement disposé pour le crime!…


Tout en poursuivant son monologue, il avait joué des coudes et avait réussi à pénétrer dans la cour de l’hôtel.


Là, au pied du grand escalier, M. Fanferlot, en compagnie de trois physionomies singulières, attendait.


– Eh bien!… cria M. Verduret.


Avec un louable ensemble, les quatre hommes tombèrent au port d’armes.


– Le patron!… dirent-ils.


– Voyons, fit le gros homme avec un juron, qu’y a-t-il?


– Il y a, patron, reprit Fanferlot d’un air désolé, il y a que je n’ai pas de chance, voyez-vous. Pour une fois que je tombe sur une vraie affaire, paf! mon criminel fait banqueroute.


– Alors, c’est Clameran qui…


– Eh!… oui! c’est lui! En m’apercevant ce matin, le gaillard a détalé comme un lièvre, d’un train, oh! mais d’un train… je croyais qu’il irait comme cela jusqu’à Ivry, pour le moins. Pas du tout. Arrivé au boulevard des Écoles, une idée subite le prend, et il accourt ici. Très probablement il venait chercher son magot. Il entre; que voit-il? Mes trois camarades ici présents. Cette vue a été pour lui comme un coup de marteau sur le front. Il s’est vu perdu, la raison a déménagé.


– Mais où est-il?


– À la préfecture, sans doute, j’ai vu des sergents de ville le ficeler et le porter dans un fiacre.


– Alors, arrive…


C’est, en effet, dans une de ces cellules particulières, réservées aux hôtes dangereux, que M. Verduret et Fanferlot trouvèrent Clameran.


On lui avait passé une camisole de force, et il se débattait furieusement entre trois employés et un médecin qui voulait lui faire avaler une potion.


– Au secours!… criait-il, à moi, à l’aide!… Ne le voyez-vous pas? Il s’avance, c’est mon frère, il veut m’empoisonner!…


M. Verduret prit le médecin à part, pour lui demander quelques renseignements.


– Ce malheureux est perdu, répondit le docteur; ce genre particulier d’aliénation ne se guérit pas, Il croit qu’on veut l’empoisonner, il repoussera toute boisson, toute nourriture… et, quoiqu’on tente, il finira par mourir de faim, après avoir subi toutes les tortures du poison.


M. Verduret frissonnait, en sortant de la préfecture.


– Madame Fauvel est sauvée, murmurait-il, puisque c’est Dieu qui se charge de punir Clameran.


– Avec tout cela, grommelait Fanferlot, j’en suis, moi, pour mes frais et pour mes peines; quel guignon!…


– C’est vrai, répondit M. Verduret, le dossier 113 ne sortira pas du greffe. Mais console-toi. Avant la fin du mois, je t’enverrai porter une lettre à un de mes amis, et, ce que tu perds en gloire, tu le rattraperas en argent.

25

Quatre jours plus tard, un matin, M. Lecoq – le Lecoq officiel, celui qui ressemble à un chef de bureau – se promenait dans son cabinet, interrogeant à chaque moment la pendule.


Enfin on sonna, et la fidèle Janouille introduisit Mme Nina et Prosper Bertomy.


– Ah! fit M. Lecoq, vous êtes exacts, les amoureux, c’est bien.


– Nous ne sommes pas amoureux, monsieur, répondit Mme Gypsy, et il a fallu les ordres exprès de M. Verduret pour nous réunir une fois encore. Il nous a donné rendez-vous ici, chez vous.


– Très bien!… dit le policier célèbre, alors, veuillez attendre ici quelques instants, je vais le prévenir.


Pendant plus d’un quart d’heure que Nina et Prosper restèrent seuls ensemble, ils n’échangèrent pas une parole. Enfin, une porte s’ouvrit, et M. Verduret parut.


Nina et Prosper voulaient se précipiter vers lui, il les cloua à leur place d’un de ces regards auxquels on ne résiste pas.


– Vous venez, leur dit-il, d’un ton dur, pour connaître le secret de ma conduite. J’ai promis… je tiendrai ma parole, quoiqu’il m’en coûte en ce moment, écoutez-moi donc.


» Mon meilleur ami est un brave et loyal garçon, nommé Caldas. Cet ami était, il y a dix-huit mois, le plus heureux des hommes. Épris d’une jeune femme, il ne vivait que par elle et pour elle, et, niais qu’il était, il s’imaginait que, lui devant tout, elle l’aimait…


– Oui! s’écria Gypsy, oui, elle l’aimait!…


– Soit. Elle l’aimait tant qu’un beau soir elle partit avec un autre. Sur le premier moment, Caldas, fou de douleur, voulait se tuer. Puis, réfléchissant, il se dit que mieux valait vivre et se venger.


– Mais alors!… balbutia Prosper.


– Alors, Caldas s’est vengé à sa manière. C’est-à-dire que sous les yeux de la femme qui l’a trahi, il a fait éclater son immense supériorité sur l’autre. Faible, lâche, inintelligent, l’autre roulait dans l’abîme; la puissante main de Caldas l’a retenu. Car vous avez compris, n’est-ce pas?… La femme, c’est Nina; le séducteur, c’est vous; quant à Caldas…


D’un geste violent, il fit sauter sa perruque et ses favoris, et la tête intelligente et fière du vrai Lecoq apparut.


– Caldas!… s’écria Nina.


– Non, pas Caldas, pas Verduret, non plus, mais Lecoq, l’agent de la sûreté…


Il y eut un moment de stupeur, après lequel M. Lecoq se retourna vers Prosper.


– Ce n’est pas à moi seul, dit-il, que vous devez votre salut. Une femme, en ayant le courage de se confier à moi, m’a rendu la tâche facile. Cette femme est mademoiselle Madeleine, c’est à elle que j’avais juré que monsieur Fauvel ne saurait jamais rien… Votre lettre a rendu mes combinaisons impossibles. J’ai dit…


Il voulut regagner sa chambre, mais Nina lui barra le passage.


– Caldas! disait-elle, je t’en conjure, je suis une malheureuse!… Ah! si tu savais, grâce, pitié!…


Prosper sortit seul de chez M. Lecoq.


Le 15 du mois dernier a été célébré, à l’église de Notre-Dame-de-Lorette, le mariage de M. Prosper Bertomy et de Mlle Madeleine Fauvel.


La maison de banque est toujours rue de Provence, mais M. Fauvel, comptant se retirer à la campagne, en a changé la raison sociale qui est maintenant: Prosper Bertomy et Cie.

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