LOI DE REDRESSEMENT NATIONAL
Congrès prorogé à titre provisoire des États-Unis Restaurés d’Amérique
AVIS À TOUS LES CITOYENS
Qu’il soit porté à la connaissance de tous ceux qui, présentement, vivent à l’intérieur des frontières légales des États-Unis d’Amérique que la population ainsi que les institutions fondamentales de la nation ont survécu. Nos ennemis ont échoué dans leur agression contre le genre humain et leur effectif militaire a été complètement détruit. Un gouvernement provisoire, agissant dans la continuité du dernier Congrès et des derniers Hauts Responsables régulièrement élus, s’emploie à restaurer les lois, la sécurité, la liberté, pour qu’une fois de plus règnent ces valeurs sous l’égide de la Constitution et par la juste grâce du Tout-Puissant.
À CES FINS
Qu’il soit porté à la connaissance de tous que les lois et statuts mineurs des États-Unis sont, à dater de ce jour, et rétroactivement, suspendus, y compris toute forme de dettes ou de liens contractés, de jugements rendus préalablement à l’ouverture des hostilités de la Troisième Guerre mondiale. Jusqu’à ce qu’une nouvelle législation entre en vigueur dans les formes requises, les communautés locales sont libres de pallier l’état d’urgence conformément à leur analyse de la situation, mais sous les conditions suivantes :
1. Les Libertés garanties par la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen ne sauront en aucun cas être refusées à tout homme ou à toute femme résidant sur le territoire des États-Unis. Le procès de toute personne accusée de crimes graves devra être conduit devant un jury impartial composé de ses pairs. Hormis en cas de situations imposant le recours à la loi martiale, les jugements sommaires et les exécutions ne respectant pas les formes légales sont strictement prohibés.
2. L’esclavage est prohibé. L’asservissement pour dettes ne saurait être à vie, ni transmissible de parents à enfants.
3. Les circonscriptions, municipalités et autres corps administratifs devront procéder tous les deux ans, sur le mode du scrutin secret, à des élections auxquelles seront libres de participer tout homme et toute femme âgée de plus de dix-huit ans. Nul individu n’est autorisé à exercer officiellement une contrainte sur un autre individu, à moins qu’il ou elle n’ait été élu ou directement mandaté par une personne tenant ses pouvoirs d’une telle élection.
4. Pour aider au redressement national, tout citoyen est tenu de sauvegarder les ressources intellectuelles et physiques des États-Unis.
Lorsque les circonstances le permettront, les livres et les machines d’avant-guerre seront récupérés et conservés pour le bénéfice des générations futures. Les autorités locales devront veiller au fonctionnement d’écoles pour l’éducation de la jeunesse.
Le Gouvernement Provisoire espère avoir rétabli les liaisons radio sur tout le territoire national en 2021. D’ici là, toutes les communications devront être acheminées sous forme de courrier par voie de terre. Le rétablissement complet du service postal dans les États du Centre et de l’Est est attendu pour 2011, dans ceux de l’Ouest pour 2018.
5. La coopération avec les agents des services postaux constitue le devoir de chaque citoyen. Toute entrave à l’exercice professionnel d’un facteur sera considérée comme un crime capital.
Par ordre du Congrès Provisoire
États-Unis Restaurés d’Amérique
Mai 2009
Le bull-terrier noir grondait, les babines écumantes. Il tirait comme un forcené sur sa chaîne, éclaboussant de bave les hommes qui hurlaient, penchés sur la barrière de planches qui délimitait l’arène. Un bâtard borgne et couvert de cicatrices grognait de même, de l’autre côté ; la corde qui le retenait était tendue comme un arc et menaçait à tout moment d’arracher l’anneau qui la maintenait au mur.
Ça puait dans la fosse aux chiens. L’odeur douceâtre du tabac local – généreusement coupé de marijuana – flottait en d’épaisses volutes qui se mouvaient avec lenteur au-dessus des spectateurs. Des bancs s’étageaient en gradins sur des tables qui entouraient ce cirque sommaire ; fermiers et citadins beuglaient à s’en crever les tympans ; ceux du premier rang tambourinaient sur les planches pour porter à son comble la frénésie hystérique des chiens.
Gantés de cuir, les dresseurs firent reculer leurs gladiateurs canins pour pouvoir les saisir par le collier, puis ils se tournèrent vers la tribune d’honneur qui dominait le centre de la fosse.
Un notable corpulent et barbu, mieux vêtu que la plupart des hommes présents, y trônait, tirant sur un cigare roulé maison. Son regard se posa furtivement sur l’homme mince qui siégeait à sa droite. Impassible, les yeux dissimulés par la large visière de sa casquette, l’étranger garda une immobilité totale, sans rien laisser deviner de ses sentiments.
L’officiel catégorie poids lourd se retourna vers les dresseurs et leur fit un signe de tête.
Un seul cri s’échappa d’une centaine de gosiers à l’instant précis où furent lâchés les chiens. Les deux bêtes bondirent l’une vers l’autre et, sans préambule, vidèrent leur querelle. Des poils et du sang jaillirent sous les hourras de la foule.
Dans la tribune, les anciens de la communauté ne s’époumonaient pas moins que leurs cadets. Eux aussi, pour la plupart, avaient engagé des paris sur l’issue du combat. En revanche, c’était sans joie que le gros personnage au cigare – le président du comité de salut public de Curtin – en tirait bouffée sur bouffée, confronté qu’il était à la confusion totale de ses pensées. Une fois de plus, il jeta un coup d’œil sur l’étranger, son voisin.
Ce type maigre ne ressemblait à aucun autre dans l’arène. Il portait une barbe soigneusement taillée, des cheveux noirs coupés et coiffés qui ne descendaient pas plus bas que le milieu de l’oreille. Et, sous la visière, ces yeux bleus qui semblaient poser sur toute chose un regard critique et pénétrant rappelaient au président ceux des prophètes de l’Ancien Testament dont on lui avait montré les images au catéchisme, jadis, dans son enfance, bien avant l’Apocalypse.
L’homme avait les traits burinés d’un voyageur. Et il portait l’uniforme… un uniforme que nul, à Curtin, n’eût jamais pensé revoir un jour.
Sur le devant de la casquette, un cavalier sur sa monture lancée au galop accrochait la lumière des lanternes. Bizarrement, l’emblème était très brillant pour du cuivre.
Le président laissa errer son regard sur ses braillards de concitoyens et il les sentit soudain différents de l’ordinaire. Jamais les hommes de Curtin n’avaient suivi avec de tels cris d’enthousiasme les péripéties d’un combat du mercredi soir. Leur comportement devait être modifié par la présence du visiteur qui, cinq jours auparavant, s’était présenté aux portes de la ville. Campé sur sa selle, pareil à quelque dieu de la mythologie, il avait exigé le gîte et le couvert, ainsi qu’un endroit où poser ses affiches…
… et il s’était mis à distribuer son courrier.
Le président avait une coquette somme en jeu sur l’un des chiens – sur Bigleux, le corniaud du vieux Jim Smith – mais il n’avait pas la tête au combat sans merci qui ensanglantait le sable en contrebas. Irrépressiblement, ses yeux retournaient se poser sur le facteur.
Ce tournoi spécial, ils l’avaient organisé en son honneur car, le lendemain, il quitterait Curtin pour gagner Cottage Grove. Ça ne l’amuse pas du tout, songea le président, navré de cette découverte. L’homme qui venait de bouleverser leur vie s’efforçait d’être poli mais on voyait bien qu’il n’approuvait ni n’appréciait les combats de chiens.
Il se pencha vers son hôte.
— On ne voit pas ça dans l’Est, n’est-ce pas, monsieur l’inspecteur ?
L’expression distante de l’homme fut sa seule réponse. Le président se traita tout bas d’imbécile. Évidemment, on ne pariait pas sur des combats de chiens… ni à Saint Paul, ni à Topeka, ni à Odessa, ni dans aucune des régions évoluées des États-Unis Restaurés. Alors qu’ici, dans cet Oregon dévasté, resté si longtemps coupé du monde civilisé…
— Les communautés locales sont libres de gérer leurs affaires comme bon leur semble, monsieur le président, dit soudain l’étranger d’une voix prenante qui dominait sans peine les cris de l’arène. Les coutumes s’adaptent nécessairement au temps. Le gouvernement de Saint Paul ne l’ignore pas. Et j’ai vu pire au cours de mes voyages.
Vous êtes pardonné, put-il lire dans les yeux de l’inspecteur des postes. Il se détendit quelque peu et reporta son attention sur le combat.
Ses yeux se mirent alors à le picoter, et sa première pensée fut que la fumée du cigare en était la cause. Il le jeta et l’écrasa sous son talon, mais ses paupières continuèrent de cligner furieusement. Les chiens, la foule, tout était flou, comme dans un rêve… comme s’il voyait les choses pour la première fois.
Mon Dieu ! se dit le président. En sommes-nous arrivés là ? Dire qu’il y a seulement dix-sept ans, j’étais un membre actif de la S. P. A. !
Qu’est-ce qui nous est arrivé ?
Qu’est-ce qui m’est arrivé ?
Il fit mine de tousser dans sa main pour cacher son geste, et s’essuya les yeux mais, quand il regarda autour de lui, il s’aperçut qu’il n’était pas le seul. Çà et là, dans l’assistance, une bonne douzaine d’hommes avaient cessé de crier pour s’absorber dans la contemplation de leurs mains. Il y en avait même quelques-uns qui pleuraient ouvertement. Des larmes ruisselaient sur ces visages rudes, durcis par le long combat qu’ils avaient mené pour survivre.
Soudain, pour une partie de ceux qui étaient présents, les années écoulées depuis la guerre parurent se télescoper… et firent figure de bien piètre excuse.
Sur la fin du combat, les clameurs s’effilochèrent. Comme à l’accoutumée, les dresseurs sautèrent dans la fosse pour soigner le vainqueur et faire disparaître les restes sanguinolents du vaincu. Une bonne moitié des spectateurs restèrent en suspens, soudain inquiète. Tous regardaient le chef et l’austère silhouette en uniforme qui se trouvait près de lui.
L’étranger rajusta sa casquette.
— Je vous remercie, monsieur le président, mais je crois que l’heure est venue pour moi de me retirer. J’ai une longue route à faire demain. Alors, bonne nuit à tous.
Il salua les anciens puis se leva et endossa sa vieille veste de cuir, laquelle portait, cousue sur l’épaule, une pièce de tissu multicolore… un emblème bleu, rouge et blanc. Lorsque, d’un pas tranquille, il gagna la sortie, les citoyens de Curtin se levèrent dans un profond silence et, les yeux baissés, firent la haie sur son passage.
Le président hésita puis, à son tour, se leva et suivit cependant qu’un brouhaha de murmures montait derrière lui.
La deuxième rencontre au programme de la soirée n’eut pas lieu.
Cottage Grove
Oregon
16 avril 2011
Destinataire : Mme Adele Thompson
Maire de Pine View
État en voie de Rattachement de l’Oregon
Itinéraire de transmission : Cottage Grove, Curtin, Culp Creek, McFarland Pt., Oakridge, Pine View.
Chère madame Thompson, c’est la deuxième lettre que je fais l’expérience d’envoyer par la nouvelle route postale que nous avons tenté d’établir au travers des forêts de la Haute-Willamette. Si vous avez reçu la première, vous savez déjà que vos voisins d’Oakridge ont choisi de coopérer – après quelques malentendus initiaux. J’y ai nommé comme receveur des postes M. Sonny Davis, citoyen dont la présence dans le secteur remonte avant-guerre et qui a su se faire aimer de tous. À l’heure où je vous écris, il devrait avoir rétabli le contact avec Pine View.
Gordon Krantz leva son crayon du bloc de papier jauni que les habitants de Cottage Grove lui avait offert pour son usage personnel. Une paire de lampes à huile en cuivre et deux bougies dispensaient leur clarté dansante sur l’antique bureau ; leur reflet allumait de petites lumières dans le verre des cadres qui tapissaient le mur de la chambre.
Les autochtones avaient insisté pour que Gordon fût logé dans la plus belle maison du bourg. La pièce était douillette, propre et bien chauffée.
C’était un changement radical par rapport à la vie qu’il avait connue quelques mois auparavant, et aux difficultés qu’il évoquait dans sa lettre et auxquelles il avait été confronté, en octobre dernier, dans ce qui s’était reconstitué de la ville d’Oakridge.
Les citoyens de cette agglomération montagnarde lui avaient ouvert leur cœur dès qu’il s’était présenté au nom des États-Unis Restaurés. Mais son tyran de « maire » avait néanmoins failli réussir à faire assassiner son hôte indésirable avant que celui-ci n’ait eu le temps d’exprimer ses projets : son séjour ne durerait que le temps d’ouvrir un bureau de poste… et il ne menaçait en rien les autorités constituées.
Peut-être l’homme fort d’Oakridge avait-il craint la réaction de ses sujets s’il refusait son aide à Gordon. Le résultat était que le facteur avait non seulement reçu les provisions demandées, mais encore un cheval qui, en dépit de son âge, s’était révélé bien utile. Comme il quittait la ville, Gordon avait vu le soulagement se peindre sur les traits du maire. Le maître des lieux n’avait pas douté un instant qu’il pût reprendre le contrôle absolu de son fief, en dépit de l’ahurissante nouvelle que des États-Unis continuaient d’exister, quelque part.
Toutefois, bon nombre de gens avaient accompagné Gordon sur presque deux kilomètres, surgissant de derrière les arbres pour lui remettre timidement leurs lettres ; ils s’enthousiasmaient déjà en lui parlant du rattachement de l’Oregon, lui demandaient ce qu’ils avaient à faire pour accélérer le processus, et finissaient par se plaindre ouvertement de la tyrannie que leur prétendu maire exerçait sur eux depuis dix ans. Lorsque les derniers lambeaux de son escorte avaient rebroussé chemin, Gordon avait senti que l’amorce du changement flottait dans l’air.
À son sens, les jours du maire étaient comptés.
Depuis ma dernière lettre de Culp Creek, j’ai ouvert des bureaux de poste à Palmerville et à Curtin. Aujourd’hui, le maire de Cottage Grove et moi venons de conclure les négociations par un accord. Je vous adresse, ci-joint, un rapport complet sur l’état actuel de ma mission à transmettre à mes supérieurs de l’État Rattaché du Wyoming. Lorsque le courrier régulier que l’administration centrale doit déléguer sur mes traces atteindra Pine View, veuillez avoir l’obligeance de lui remettre ce pli accompagné de mes meilleurs souhaits de réussite dans ses fonctions.
Et ne soyez pas trop pressée de le voir. Les routes à l’ouest de Saint Paul ne sont pas encore très sûres et il se pourrait que mon successeur mette plus d’un an à arriver.
Gordon imaginait parfaitement la réaction de Mme Thompson à la lecture de ce paragraphe. La combative matriarche lèverait les yeux au ciel et éclaterait peut-être de rire devant les bobards dont chaque phrase était truffée.
Mieux que quiconque, dans les terres redevenues vierges de ce qui avait constitué, jadis, le vaste et prospère État de l’Oregon, Adele Thompson savait que jamais le moindre facteur ne viendrait de l’Est civilisé. Qu’il n’existait pas d’administration centrale à laquelle Gordon pût faire transmettre son rapport. Que si Saint Paul était une capitale, c’était celle d’une poche résiduelle de radioactivité dans une courbe du Mississippi.
Qu’il n’y avait jamais eu d’État Rattaché au Wyoming pas plus que d’États-Unis Restaurés, sinon dans l’imagination d’un comédien ambulant du Nouveau Moyen Âge, décidé à tout tenter pour survivre dans ce monde entièrement gagné à la cruauté et au soupçon.
Mme Thompson était une des rares personnes que Gordon avait rencontrées depuis la guerre, qui continuât de ne se fier qu’à sa propre vision des choses et de penser sur un mode logique. L’illusion qu’il avait fait naître accidentellement d’abord – puis nourrie ensuite avec l’énergie du désespoir – n’avait jamais eu, pour elle, la moindre réalité. Elle avait aimé Gordon pour lui-même, et s’était montrée charitable à son égard sans avoir besoin de se laisser séduire par un mythe.
Le style ampoulé de sa lettre, ses constantes références à des choses qui n’existaient pas étaient destinés à d’autres yeux que ceux de l’alerte vieille dame. Le morceau de littérature épistolaire allait plusieurs fois changer de mains avant d’atteindre Pine View, et Mme Thompson saurait lire entre les lignes.
De toute façon, Gordon était sûr qu’elle n’irait pas le contredire.
Il espérait seulement qu’elle pourrait se retenir de rire.
La haute vallée de la branche côtière est un secteur relativement paisible. Les communautés, surmontant la vieille peur des épidémies et des survivalistes, y ont même déjà repris des échanges commerciaux quoique sur une échelle modeste.
Elles sont impatientes d’avoir des nouvelles du monde extérieur.
Il serait exagéré d’en déduire que la paix règne partout. J’ai ouï dire que toute la région de la Rogue River, au sud de Roseburg, était tenue par des hors-la-loi… Ils l’appellent le Pays de Nathan Holn.
Je vais donc obliquer au nord, vers Eugene. C’est d’ailleurs la destination de la plupart des lettres qui m’ont été confiées.
Tout au fond de son sac de selle, sous les paquets de lettres qu’il avait acceptées en chemin, de toutes sortes de gens unis par la gratitude et l’enthousiasme, il y avait celle qu’Abby lui avait confiée. Gordon s’était juré de tout faire pour la remettre à son destinataire, quel que fût le sort réservé aux autres.
Je dois vous quitter. Peut-être, un jour prochain, serai-je rattrapé par une lettre de vous, ou de ceux qui me sont chers à Pine View. En attendant, veuillez transmettre mes amitiés à Abby, à Michael et à tous.
Comme partout ailleurs, si ce n’est plus qu’ailleurs, je sais que les États-Unis d’Amérique sont bien vivants dans votre beau village.
Peut-être cette dernière remarque avait-elle quelque chose d’imprudent mais il s’était senti forcé de l’ajouter, ne fût-ce que pour prouver à Mme Thompson qu’il ne se prenait pas complètement au jeu de sa mystification… même s’il comptait sur elle pour traverser sans risques majeurs ces régions sans foi ni loi et atteindre…
Atteindre quoi ? Après toutes ces années, Gordon n’était pas encore très sûr de ce qu’il cherchait.
Seulement quelqu’un, peut-être, quelqu’un, quelque part, qui avait accepté de prendre les choses sous sa responsabilité, pour tenter d’enrayer la régression vers l’obscurantisme. Il secoua tristement la tête. Après toutes ces années, son espoir n’était pas tout à fait mort.
Il plia la lettre et la glissa dans une enveloppe de papier jauni ; d’une des bougies, il fit couler quelques gouttes de cire qui se transformèrent en un cachet acceptable une fois qu’il y eût appliqué un tampon, récupéré dans les ruines de la poste d’Oakridge. La lettre finit par atterrir au-dessus du « rapport » sur lequel il avait planché un peu plus tôt, un tissu de fables adressé à des hauts fonctionnaires d’une administration fantôme.
Juste à côté, sur le bureau, il avait posé sa casquette de facteur. La flamme jumelle des lampes se reflétait sur l’insigne de cuivre, semblant faire galoper le cavalier du Pony Express qui, depuis des mois, était le taciturne mentor et compagnon de Gordon.
S’il n’avait dû qu’à un étrange concours de circonstances de s’inventer un nouveau système de survie, les gens tombaient d’eux-mêmes dans le travers d’y croire et, tout particulièrement, depuis qu’il distribuait effectivement, de ville en ville, des lettres qu’on lui avait remises dans les lieux qu’il avait précédemment traversés. Après toutes ces années, il semblait qu’on eût gardé la poignante nostalgie d’un âge d’or perdu… d’une époque d’ordre et d’harmonie propres à une grande nation dont il ne restait rien. Et le désir d’y retourner avait triomphé du scepticisme régnant, comme le dégel au printemps fait fondre la glace qui emprisonne le ruisseau.
Gordon repoussa la honte qui menaçait de le submerger. Nul n’avait survécu à ces dix-sept dernières années sans accumuler un lourd fardeau de culpabilité. Par son mensonge, il avait l’impression d’apporter un peu de bien dans les villes qu’il traversait. En échange de provisions et d’un coin où dormir, il leur vendait de l’espoir.
Chacun fait ce qu’il doit faire.
On frappa deux coups secs à la porte.
— Entrez ! fit Gordon.
La tête de Johnny Stevens, le receveur adjoint qu’il venait de nommer, s’encadra dans l’ouverture. L’ombre blonde d’une barbe naissante ne parvenait pas à atténuer ce que son visage avait encore d’enfantin, mais Johnny était doué d’une paire de longues jambes qui laissaient prévoir une belle foulée de cross-country, et il avait la réputation d’être un bon fusil.
— Euh… monsieur ? (Il était visiblement gêné de devoir interrompre un travail de la plus haute importance.) Il est huit heures. Vous n’avez pas oublié que le maire désire prendre une bière avec vous au bar puisque c’est la dernière soirée que vous passez en ville.
Gordon se leva.
— Exact, Johnny. Je vous remercie.
Il prit sa casquette et sa veste, ramassa au passage le faux rapport et la lettre pour Mme Thompson.
— Puisque vous êtes là, j’en profite pour vous charger de votre première mission. Ce sont des missives officielles à porter à Culp Creek. La receveuse s’appelle Ruth Marshall. Elle est prévenue, et vous serez bien traité là-bas.
Johnny saisit les enveloppes comme si c’était les ailes d’un papillon rare et non du papier.
— Je les protégerai au péril de ma vie, monsieur.
Une immense fierté brillait dans le regard du jeune homme, ainsi que la farouche détermination de ne pas trahir la confiance de Gordon.
— Pas question ! fit ce dernier, péremptoire. (Qu’un gamin de seize ans se fît blesser en protégeant une chimère était bien la dernière chose qu’il souhaitât voir arriver.) Vous ferez appel à votre bon sens, comme je n’ai cessé de vous le répéter.
Johnny avala sa salive et fit signe que oui, mais Gordon n’était pas du tout sûr qu’il eût compris. Au mieux, le gosse vivrait probablement une merveilleuse aventure ; il pousserait plus loin, sur les pistes forestières, que quiconque de son village depuis plus de dix ans ; il reviendrait en héros avec un tas d’histoires à raconter. Certes, il restait encore quelques survivalistes solitaires dans ces montagnes au nord de la Rogue River, mais il y avait de fortes chances pour qu’il fît l’aller-retour sans encombre.
Gordon avait presque réussi à se convaincre.
Il soupira et posa la main sur l’épaule du jeune homme.
— Votre pays n’a pas besoin de vous voir mourir pour lui, Johnny ; ce qu’il veut, c’est vous voir vivre, au contraire, longtemps, pour le servir. Pouvez-vous vous souvenir de ça ?
— Oui, m’sieur. (Le garçon hocha la tête d’un air grave.) Je comprends.
Gordon se retourna pour souffler les bougies.
Johnny était allé fouiller dans les ruines de l’ancien bureau de poste de Cottage Grove car, dans le couloir, Gordon remarqua que sa chemise de confection locale arborait à présent, cousu sur l’épaule, un U. S. mail dont les couleurs étaient encore vives après presque vingt ans.
— Je me suis déjà vu confier dix lettres par des habitants de Cottage Grove ou des fermes voisines, reprit Johnny. À mon avis, ils ne connaissent personne dans l’Est ; s’ils écrivent, c’est pour le plaisir, et dans l’espoir de recevoir une réponse en retour.
La visite de Gordon avait au moins servi à redonner aux gens le goût d’exercer leurs talents littéraires. Ça valait bien des repas réguliers et un lit pendant quelques jours.
— Vous les avez prévenus qu’à l’est de Pine View, l’acheminement du courrier reste lent et ne saurait en aucun cas être garanti ?
— Bien sûr ; ils s’en fichent !
Gordon sourit.
— Parfait. De toute façon, les postes ont toujours véhiculé bon nombre de mythes.
Le garçon leva sur lui des yeux ronds. Gordon coiffa sa casquette et n’en dit pas davantage.
Depuis qu’il avait quitté les ruines du Minnesota, une éternité auparavant, Gordon n’avait que rarement eu l’occasion de rencontrer des oasis de prospérité telles que Cottage Grove, où il faisait apparemment bon vivre. Les récoltes y étaient redevenues assez abondantes pour nourrir la population d’une année sur l’autre et lui permettre même, la plupart du temps, de constituer des réserves. La milice était bien entraînée, et – à la différence de celle d’Oakridge – dénuée de toute fonction répressive. Alors qu’il voyait s’amenuiser en lui l’espoir de retrouver un jour la civilisation au plein sens du terme, Gordon avait réduit l’éventail de ses rêves et il voyait un endroit tel que celui-ci comme le plus proche équivalent du paradis.
Le village fortifié n’occupait qu’un quartier du Cottage Grove d’avant-guerre. Son bar était une confortable et vaste salle au rez-de-chaussée, dotée de deux grandes cheminées et d’un comptoir où l’on servait l’amère bière locale dans de hautes chopes de terre.
Peter von Kleek, le maire, était installé dans un box du fond, en grande conversation avec Éric Stevens, le grand-père de Johnny, receveur des postes de Cottage Grove depuis la veille. Les deux hommes commentaient avec passion un exemplaire de la « réglementation fédérale » de Gordon lorsqu’il pénétra dans la salle en compagnie du jeune homme.
C’était à Oakridge qu’il avait tiré une cinquantaine de copies du « texte officiel » sur une ronéo à main qu’il s’était efforcé de remettre en état dans le bureau de poste abandonné. Il avait apporté un soin extrême à la rédaction de la circulaire. Elle avait un parfum d’authenticité, sans contenir la moindre menace ouverte contre le pouvoir des tyrans locaux : elle ne leur laissait aucune raison de craindre les mythiques États-Unis Restaurés de Gordon… pas plus que Gordon lui-même.
À ce jour, ces quelques feuillets constituaient son œuvre de propagande la plus inspirée.
Peter von Kleek se leva, dépliant sa haute silhouette, et serra la main de Gordon en lui désignant un siège. Le barman se précipita aussitôt vers eux, avec deux chopes d’une épaisse bière brune. Elle était tiède, évidemment, mais délicieuse quand même avec son arrière-goût de pain d’épice. Le maire attendit – non sans tirer nerveusement sur sa pipe – que Gordon eût reposé la sienne avec un claquement de langue de connaisseur.
Von Kleek accueillit d’un hochement de tête ce compliment implicite mais le pli qui barrait son front demeura. Il tapota la feuille qui était posée devant lui.
— Cette réglementation n’a pas l’air très détaillée, monsieur l’inspecteur.
— Appelez-moi Gordon, je vous prie. Les formalités ne sont pas de mise par les temps qui courent.
— Ah… oui, Gordon. Appelez-moi Peter, vous aussi.
Le maire était mal à l’aise.
— Comprenez, Peter, fit Gordon avec un hochement de tête sentencieux. Le gouvernement des États-Unis Restaurés a tiré la dure leçon des événements. Entre autres, il a appris à ne pas imposer des normes trop rigides à des localités lointaines, et susceptibles d’avoir des problèmes sans commune mesure avec la vision qu’on peut en avoir depuis Saint Paul. Il s’ensuit qu’on a préféré les laisser libres de régler les détails à leur guise. (Il se lança dans l’une de ses tirades toutes prêtes.) Prenez l’argent, par exemple. La plupart des communautés ont renoncé à se servir des espèces d’avant-guerre juste après les émeutes autour des centres de distribution. Le troc est à présent la règle, et c’est un système qui fonctionne parfaitement, hormis bien sûr lorsque le remboursement d’une dette sous forme de service finit par ne plus se distinguer de l’esclavage. (Jusque-là, c’était l’exacte vérité. Au cours de ses voyages, Gordon avait maintes fois constaté la résurgence du servage féodal… et la totale absence de valeur de l’argent.) Les autorités fédérales de Saint Paul, enchaîna-t-il, ont officiellement démonétisé les anciennes espèces. Il y avait tout bonnement trop de billets et de pièces en circulation pour une économie rurale très dispersée. Toutefois, nous tentons d’encourager la reprise d’un commerce national. À cet effet il a été décidé d’accepter les vieilles coupures de deux dollars pour l’affranchissement du courrier confié à l’administration des Postes. Ces billets n’ont jamais été très courants et il est impossible de les contrefaire avec les moyens techniques d’aujourd’hui. Les pièces d’argent d’avant 1965 sont également admises.
— Nous en avons déjà fait rentrer pour plus de quarante dollars ! s’exclama Johnny. Les gens sont en train de faire la chasse à ces pièces et à ces billets. Et ils commencent même à s’en servir pour s’acquitter de leurs dettes de troc.
Gordon haussa les épaules. Et voilà, c’était parti. De temps à autre, les petits détails qu’il ajoutait à son histoire – dans le simple but d’accentuer la vraisemblance – faisaient leur chemin et se dotaient d’une vie indépendante ; ils finissaient par avoir des conséquences totalement inattendues. Quoi qu’il en fût, il ne voyait pas comment un peu d’argent remis en circulation avec une valeur héritée d’un mythe local sur les États-Unis Restaurés pouvait faire du mal à ces gens.
Von Kleek hocha la tête et aborda le point suivant.
— Ce passage à propos de la « contrainte » exercée sans élections réglementaires… (Son doigt désigna l’endroit sur la feuille.) Nous avons, bien sûr, des sortes d’assemblées générales à intervalles réguliers, et les gens des hameaux environnants prennent part aux décisions importantes, mais il serait inexact de prétendre que moi-même, ou mon chef de la milice, ayons été réellement élus pour assumer nos fonctions… et, en tout cas, il n’y a pas eu de vrai vote à scrutin secret, comme il est conseillé de le faire ici. (Il secoua la tête.) Et il nous a fallu parfois prendre des mesures plutôt draconiennes, surtout dans les premiers temps. J’espère que cela ne sera pas retenu contre nous avec trop de sévérité, monsieur l’ins… Gordon. Nous avons vraiment fait de notre mieux. Nous avons une école, par exemple. La plupart des enfants y vont après les moissons. Nous pouvons dès maintenant commencer la récupération des machines et organiser des élections comme cette circulaire le demande…
Von Kleek voulait être rassuré ; il s’efforçait de capter le regard de Gordon. Celui-ci leva sa chope de bière pour éviter les yeux qui cherchaient les siens.
C’était là l’un des grands paradoxes qu’il lui avait été donné d’observer dans ses voyages : ceux qui avaient le moins régressé dans la barbarie étaient ceux qui éprouvaient la plus grande honte pour n’avoir pu s’interdire toute régression.
Il toussa pour s’éclaircir la gorge.
— Il semble… oui, pour moi, vous avez fait un bon boulot ici, Peter. De toute façon, c’est l’avenir qui est important, pas le passé. Je ne crois pas que vous ayez à vous inquiéter d’une quelconque ingérence des autorités fédérales dans vos affaires.
Le maire parut soulagé. Gordon aurait donné sa tête à couper que, d’ici à quelques semaines, il y aurait à Cottage Grove des élections à scrutin secret. Et les gens du coin n’auraient que ce qu’ils méritaient s’ils s’avisaient d’élire à leur tête quelqu’un d’autre que cet homme, bourru mais plein de sagesse et de bonne volonté.
— Il y a quand même quelque chose qui me chiffonne.
C’était Éric Stevens qui venait de parler. Le choix du vieillard alerte comme receveur des postes avait eu pour Gordon un caractère d’évidence. Ne fût-ce que parce qu’il gérait déjà le comptoir d’échanges local et que son baccalauréat d’avant-guerre en faisait l’homme le plus instruit de la ville.
Non moins déterminant dans ce choix, il y avait eu le fait que Stevens s’était révélé être l’homme le plus méfiant lorsque, presque une semaine plus tôt, Gordon avait fait franchir à sa monture les portes de la ville en proclamant qu’une ère nouvelle était venue pour l’Oregon, sous l’égide des États-Unis Restaurés. Son titre de receveur l’avait, semble-t-il, convaincu d’y croire, ne fût-ce que pour le prestige et le profit qu’il était susceptible d’en retirer.
Soit dit en passant, il allait probablement faire du bon boulot… du moins tant que persisterait le mythe.
Le vieux Stevens fit tourner sa chope sur la table, y laissant une large trace ovale.
— Ce que je n’arrive pas à saisir, c’est pourquoi personne n’est jamais venu de Saint Paul avant vous. Évidemment, j’ai bien conscience qu’il vous a fallu traverser un sacré morceau de désert pour arriver jusqu’ici et, d’après ce que vous nous avez dit vous-même, presque tout à pied, mais j’aimerais bien savoir pourquoi ils ne se sont pas contentés d’envoyer quelqu’un en avion.
Il y eut un bref silence autour de la table et Gordon aurait pu parier que tous les consommateurs autour d’eux en profitaient pour tendre l’oreille.
— Voyons, grand-père ! (Johnny Stevens eut l’air gêné pour lui.) Tu ne te rends pas compte de la gravité de cette guerre ! Pas un avion, pas une machine, un tant soit peu complexe, n’a résisté à ces trucs à vibrations qui ont fait sauter toutes les radios dans les premières heures de la guerre. Tout a été mis hors d’usage et, plus tard, on n’a trouvé personne capable de réparer ; de toute façon, les pièces auraient manqué !
Gordon en resta stupéfait. Ce gosse avait de l’idée ! Il avait beau être né après l’écroulement de la civilisation industrielle, il en avait saisi les rouages essentiels.
Bien sûr, tout le monde était au courant des vibrations électromagnétiques engendrées par l’explosion de bombes atomiques géantes en orbite qui avaient ravagé les systèmes électroniques sur toute la surface du globe dès l’ouverture des hostilités. Mais la compréhension que Johnny en avait dépassait ce simple niveau et allait jusqu’au phénomène d’interdépendance des différents domaines dans une civilisation industrielle.
Toutefois, si le jeune homme était brillant, il le devait sans doute à son grand-père. L’aîné des Stevens tourna vers Gordon un sourire malicieux.
— C’est bien ça, inspecteur ? Il n’est pas resté le moindre technicien, la moindre pièce de rechange ?
Gordon savait qu’une telle explication ne pouvait résister à un examen attentif. Il bénit les longues heures d’ennui sur des routes défoncées que, depuis son départ d’Oakridge, il avait mises à profit pour peaufiner dans le détail son histoire.
— Non, pas tout à fait. Les radiations vibratoires et les retombées ont fait des dégâts considérables. Les microbes, les émeutes et l’Hiver de Trois Ans ont tué un nombre effarant de spécialistes et de techniciens. Mais maintenant, ça ne devrait plus prendre trop de temps pour qu’on refasse marcher quelques machines. Les États-Unis Restaurés ont déjà une bonne cinquantaine d’avions réparés, vérifiés, prêts à prendre leur vol. Mais il leur est encore impossible de décoller. Ils sont cloués au sol. Et ce, pour un bon nombre d’années encore.
Le vieil homme ne comprenait plus rien.
— Et pourquoi ça, inspecteur ?
— Pour la même raison que celle qui vous empêcherait de capter la moindre station même si vous arriviez à bricoler une radio qui marche. (Gordon fit une pause avant d’ajouter, conscient de son effet :) À cause des satellites à laser.
Le poing de Von Kleek s’abattit sur la table.
— Ah, les salauds !
Tous les regards de la salle se braquèrent sur eux.
Éric Stevens soupira et posa sur Gordon un regard totalement convaincu… ou admiratif, il avait trouvé quelqu’un qui se révélait être encore plus doué que lui pour les mensonges.
— Et c’est quoi les satellites à laser ?
— Attends, Johnny, je vais t’expliquer. O.K. ! nous avons gagné la guerre. (Et le vieil homme ne put s’empêcher de ricaner en repensant à cette fameuse victoire claironnée sur tous les tons dans les courtes semaines qui avaient précédé le début des émeutes.) Mais l’ennemi a dû laisser des satellites en sommeil sur orbite ; il a dû les programmer pour une attente de quelques mois, de quelques années peut-être ; ensuite, qu’un « bip » surgisse sur les ondes ou que quelque chose tente de quitter le sol, et les satellites se réveillent et shlack ! (Sa main trancha l’air avec un geste définitif.) Pas étonnant que je n’aie jamais rien pu capter sur mon poste à galène !
Gordon hocha la tête. Oui, ça collait. Et si bien que ça pouvait même avoir des chances d’être vrai. Il l’espérait, en fait. Il aurait eu enfin l’explication du silence terrible et de la désespérante vacuité du ciel, sans avoir à envisager l’hypothèse que le monde était retourné à l’état d’avant la civilisation.
Sinon, pourquoi toutes les antennes qu’il avait croisées depuis son départ avaient-elles été systématiquement réduites à des tas de ruines ?
— Qu’est-ce que le gouvernement compte faire à ce propos ? demanda tout de suite Von Kleek.
Aïe, aïe, aïe, se dit Gordon. Ses mensonges n’allaient cesser de croître en complexité et, un jour, il se ferait prendre…
— Il nous reste une poignée de savants. Nous espérons trouver en Californie des installations qui nous permettront de construire et de lancer des missiles orbitaux.
Il laissa la suite du programme en suspens et l’assistance parut déçue.
— Si seulement il existait un moyen de se débarrasser de ces putains de satellites sans devoir attendre ça ! Quand on pense que ça cloue au sol tous ces avions ! Vous imaginez la surprise du prochain raid holniste qui nous viendra de cette saleté de Rogue River, s’ils tombent sur des fermiers soutenus par l’U. S. Air Force, et disposant de quelques-uns de ces bon sang de A-10 ? !
Il émit un long chuintement, les bras en croix, comme un chasseur en piqué, puis une fort correcte imitation d’un crépitement de mitrailleuse.
Gordon éclata de rire avec les autres. L’espace d’un instant, ils vécurent comme des gamins dans le rêve d’une escadrille volant à leur secours, et dans l’illusion rassurante que la puissance des armes était du côté des gentils.
Maintenant que le maire et l’inspecteur des postes avaient fini de parler de choses sérieuses, hommes et femmes venaient les rejoindre. Quelqu’un sortit un harmonica et une guitare échoua sur les genoux de Johnny Stevens qui se révéla être également doué pour la musique. Bientôt, tout le monde reprit en chœur de vieilles ballades et l’inévitable répertoire des pubs d’avant-guerre.
Le moral était revenu au beau fixe ; l’espoir était tangible et son goût était aussi enivrant que celui de la bière brune dans leurs chopes.
Ce fut plus tard dans la soirée qu’il entendit le bruit pour la première fois. Il sortait des toilettes pour hommes – tout heureux que Cottage Grove se soit débrouillé pour conserver des installations sanitaires intérieures avec chasse d’eau – quand il s’immobilisa près de l’escalier dû fond.
Il venait d’entendre un petit bruit.
Autour de l’âtre, on chantait : Approchez tous, venez écouter mon histoire, elle parle d’un voyage au pays de l’espoir…
Gordon tendit l’oreille. Ce « bip » n’avait-il existé que dans son imagination ? Était-il l’indice d’un taux limite d’alcool dans son organisme ?
Mais une étrange sensation dans le bas de la nuque, une espèce d’alerte intuitive refusait de se dissiper. Il finit par lui obéir, se retourna et s’engagea dans l’escalier : une volée de marches raides par lesquelles on accédait au restant de la construction dont la taverne occupait le rez-de-chaussée.
L’étroit passage n’était que faiblement éclairé par la bougie qu’on y avait laissée sur un palier à mi-hauteur. Les accents joyeux mais passablement éraillés de la chanson s’estompèrent derrière lui, à mesure qu’avec lenteur il gravissait les marches en évitant soigneusement de les faire craquer.
En haut de l’escalier, il déboucha dans un couloir obscur et, pendant ce qui lui parut être une éternité, il tendit de nouveau l’oreille… en vain. Il s’apprêtait à rebrousser chemin et à classer le phénomène dans les aberrations sensorielles dues à la fatigue lorsque le son se fit entendre de nouveau.
… une série de petits bruits bizarres, presque en dessous du seuil de l’audible, et dont le souvenir, si imprécis fût-il, faisait courir des frissons dans le dos de Gordon. Il n’avait rien entendu de tel depuis… depuis très, très longtemps.
Au bout du couloir poussiéreux, un mince rai de lumière grisâtre soulignait le chambranle d’une porte faussée. Gordon s’en approcha sans bruit.
Bloup !
Il effleura du doigt le métal froid du bouton et l’en retira vierge de poussière. Quelqu’un avait déjà franchi cette porte et se trouvait à l’intérieur.
Win-in-k…
Son revolver lui manquait – il l’avait laissé dans sa chambre, n’ayant aucune raison de supposer qu’il pût avoir à s’en servir dans Cottage Grove. Il se sentit à moitié nu lorsqu’il tourna le bouton et ouvrit la porte.
Des caisses entassées les unes sur les autres lui apparurent. Des bâches en lambeaux les recouvraient mais il y en avait quelques-unes qui laissaient entrevoir leur contenu hétéroclite – des pneus, des outils, des meubles démontés… un trésor d’objets récupérés que les gens d’ici avaient amassés dans la crainte d’un avenir incertain. La faible et clignotante lueur qu’il avait vue filtrer par les fentes de la porte provenait de derrière une rangée de caisses. De là, lui parvenaient également des murmures contenus. Et ces petits bruits…
Bloup. Bilbloup !
Gordon remonta le long des piles de caisses – pareilles à d’instables falaises de sédiments anciens – de plus en plus tendu à mesure qu’il se rapprochait de l’extrémité de la rangée. Puis la clarté le baigna. C’était une lumière froide, sans chaleur aucune.
À cet instant, une latte du plancher grinça sous son poids.
Cinq visages se relevèrent soudain, se détachant en relief dans l’étrange et blafarde clarté. Le souffle coupé, Gordon s’aperçut qu’il s’agissait d’enfants : cinq gosses le regardaient avec terreur et respect… Ils l’avaient reconnu, eux aussi. Ils ouvraient des yeux immenses et n’osaient plus bouger...
Mais, déjà, Gordon ne leur prêtait plus aucune attention, accaparé par la sorte de boîte posée sur le tapis ovale sur lequel ils étaient accroupis. Et il n’en croyait pas ses yeux.
L’objet comportait à sa base une série de petits boutons et, au centre, un écran plat d’où émanait la lueur grise et nacrée.
On y voyait des araignées roses surgir de soucoupes volantes qui clignotaient dans leur partie supérieure, et descendre sur l’écran, suivant un rythme crissant et saccadé. Parvenues sur la dernière ligne d’affichage sans rencontrer d’obstacle, elles émettaient un bêlement de victoire, puis leurs rangs se reformaient et l’assaut recommençait.
Gordon en resta la gorge sèche.
— Où ?… fit-il dans un souffle.
Les enfants se levèrent. L’un d’eux avala sa salive.
— Oui, monsieur ?
Gordon montra du doigt la console de jeux.
— Au nom de tout ce qu’il peut y avoir de sacré au monde, où donc avez-vous péché ça ? (Il secoua la tête.) Et, surtout… où avez-vous trouvé les piles ?
L’un des gosses éclata en sanglots.
— Je vous en supplie, monsieur, nous ne savions pas que c’était mal. Tommy Smith nous a seulement dit que c’était un jeu comme les enfants en avaient autrefois ! Nous en trouvons d’ailleurs un peu partout mais, d’habitude, ils ne marchent plus…
— Qui est Tommy Smith ?
— Un garçon de notre âge. Son papa est descendu de Creswell pour négocier le surplus des deux dernières récoltes. Tommy nous a échangé ce jouet contre une vingtaine de vieux appareils que nous avions trouvés et qui ne marchaient plus.
Un peu plus tôt dans la soirée, Gordon avait étudié la carte de la région. Creswell était une commune au nord du village, non loin de la route qu’il avait compté prendre pour gagner Eugene.
Est-ce possible ? L’espoir était trop brûlant, trop soudain pour être une sensation plaisante… Il hésitait même à le reconnaître comme tel.
— Est-ce que Tommy Smith vous a dit où il avait eu ce jouet ?
Il essayait de ne pas brusquer les enfants mais sa nervosité devait transparaître car ils étaient de plus en plus effrayés.
— Il nous a dit que c’était Cyclope qui le lui avait donné.
Et, dans un tourbillon de panique, les gosses s’égaillèrent entre les amas de caisses et dans le labyrinthe de venelles qu’elles formaient. Gordon se retrouva seul, pétrifié, les yeux rivés sur les minuscules envahisseurs qui descendaient au pas cadencé dans l’éclat blafard du petit écran.
Scrtch-scrtch-scrtch, faisaient-ils de ligne en ligne.
Le jeu fit un bloup ! triomphant puis reprit la séquence à son début.
Les naseaux fumants, le petit cheval avançait au pas sous la pluie, mené par un homme au poncho ruisselant, sans autre bagage que deux gros sacs de selle protégés par des feuilles de plastique.
La nationale détrempée miroitait sous le ciel gris et, dans l’asphalte défoncé, les flaques formaient de véritables petits lacs. Dans les années terribles de l’après-guerre, la poussière en suspension dans l’atmosphère s’était redéposée sur ses quatre voies et, plus tard, l’herbe y avait poussé lorsque étaient revenues les traditionnelles pluies de nord-ouest. La route présentait maintenant l’aspect d’une coulée de prairie serpentant entre les collines couvertes de forêts qui surplombaient l’impétueux cours d’eau dont elle suivait les bords.
Gordon tira son poncho au-dessus de sa tête pour consulter sa carte sans la mouiller. Devant lui, sur sa droite, un vaste marécage occupait la cuvette où les bras sud et est de la Willamette unissaient leurs cours pour dévaler vers l’ouest où ils passaient entre Eugene et Springfield. D’après sa vieille carte, il y avait là, en contrebas, une zone industrielle récemment implantée. Il n’en émergeait rien de plus que les toits crevés de quelques bâtiments ; les pelouses, les parkings et les allées tracées au cordeau étaient devenus le royaume du gibier d’eau qui n’avait pas l’air de s’en plaindre.
À Creswell, on avait averti Gordon qu’un peu plus loin, au nord, la nationale devenait impraticable ; il lui faudrait alors descendre sur Eugene pour trouver un pont, franchir la rivière, puis se débrouiller pour rattraper la grand-route à Coburn.
Les gens de Creswell n’avaient pu apporter plus de précisions sur l’itinéraire à suivre. Rares étaient ceux qui avaient entrepris le voyage depuis la guerre.
Ça tombe bien. Voilà des mois qu’Eugene représentait l’un de mes buts. Nous allons pouvoir nous faire une idée de ce qu’il en reste.
Sans s’y attarder, toutefois. Pour lui, cette ville n’était désormais qu’une étape sur le chemin du grand mystère qui l’attendait plus au nord.
Les éléments n’avaient pu venir à bout de la nationale. La végétation l’avait envahie, les nids-de-poule l’avaient ravagée, mais seuls les ponts effondrés portaient la trace des violences dont elle avait été témoin. Quand l’homme décidait de bien faire les choses, il semblait que son œuvre ne pût être anéantie que par lui-même ou par le temps. À cette époque, on avait manifestement décidé de construire solidement… pour l’avenir. Il était d’ailleurs possible qu’en voyant ces routes, les générations futures d’Américains qui erreraient par les forêts en s’entre-dévorant auraient le sentiment que c’était là l’œuvre des dieux.
Il secoua la tête. Putain de crachin ! Pas étonnant que j’aie des idées noires !
Il tomba bientôt sur un panneau indicateur à demi enfoui dans une fondrière. Du bout de sa botte, il le débarrassa des sédiments accumulés à son pied, puis s’agenouilla pour en déchiffrer l’inscription rongée par la rouille… Il se sentait comme un chasseur penché sur la piste ancienne d’un gibier inconnu dans une sente forestière.
— Trentième Avenue, lut-il à voix haute.
Une large route s’écartait de la nationale et s’enfonçait droit vers l’ouest dans les collines. Si Gordon devait en croire sa carte, le centre-ville d’Eugene se trouvait juste derrière l’éminence boisée qu’il voyait dans cette direction.
Il se releva et tapota l’encolure de sa bête.
— Allons-y, Bijou. Tu agites la queue lorsque le moment sera venu de tourner. Tout ce que je puis te dire, c’est qu’il faut sortir de la grand-route et aller plutôt de ce côté.
L’animal émit un stoïque panache de vapeur lorsque, d’une légère traction sur la longe, Gordon l’entraîna sur la bretelle puis, au bas de cette dernière, sous l’enjambement de la nationale. Ils commencèrent de gravir la pente vers l’ouest.
Du haut de la colline, la ville en ruine lui apparut dans un voile de brume qui en adoucissait la réalité défigurée. Les pluies avaient depuis longtemps nettoyé la marque des incendies et les plantes grimpantes qui avaient élu domicile dans les trottoirs crevassés recouvraient la plupart des immeubles, dissimulant leurs meurtrissures.
Les gens de Creswell l’avaient averti du spectacle qui l’attendait, mais pénétrer dans une cité morte avait toujours quelque chose d’angoissant. Gordon descendit jusqu’au niveau des rues spectrales jonchées de verre brisé. Les vitres fracassées d’une autre époque y faisaient scintiller les trottoirs mouillés par la pluie.
Dans la ville basse, des aulnes poussaient au milieu des rues dans l’épaisse couche d’humus abandonnée par les torrents de boue qui s’étaient déversés sur la ville lorsque les barrages de Fall Creek et de Lookout Point avaient sauté. Cette même catastrophe avait également balayé la route 58 à l’ouest d’Oakridge, forçant Gordon à faire ce long détour par le sud, puis par l’ouest, qui l’avait amené à traverser Curtin, Cottage Grove et Creswell avant de pouvoir de nouveau remettre le cap au nord.
Eugene était dans un état pitoyable. Et pourtant, songea Gordon, ils ont longtemps tenu le coup ici. D’après tout ce que j’ai entendu dire, ils ont même failli s’en sortir.
À Creswell, entre les réunions et les fêtes, l’élection du nouveau receveur des postes et les projets enthousiastes pour étendre à l’est et à l’ouest de la bourgade le nouveau réseau de distribution du courrier, les gens avaient régalé Gordon de maintes anecdotes sur l’héroïque résistance d’Eugene. Ils lui avaient raconté comment la ville avait lutté pour se maintenir durant quatre longues années après que la guerre et les épidémies l’eurent coupée du monde extérieur. Une étrange alliance entre la communauté universitaire et les opiniâtres fermiers des environs avait permis à la municipalité de triompher de toutes les menaces… jusqu’au jour où les bandits lui avaient porté un coup fatal en faisant sauter simultanément tous les barrages en amont, coupant ainsi l’alimentation d’eau potable et l’électricité.
L’histoire était passée dans la légende, un peu comme la chute de Troie. Et pourtant, ceux qui s’en faisaient les aèdes ne la racontaient pas avec le cœur serré. Ils semblaient plutôt considérer à présent ce désastre comme un revers momentané auquel succéderait une immense victoire dont ils pourraient jouir de leur vivant.
Car Creswell n’avait pas attendu l’arrivée de Gordon pour vibrer d’optimisme. Son histoire d’« États-Unis Restaurés » était la seconde dose de bonnes nouvelles que ses citoyens se voyaient administrer en moins de trois mois.
Au début de l’hiver, un autre visiteur s’était présenté devant les portes du village – celui-ci venait du nord et c’était un homme souriant, vêtu d’une robe blanche rehaussée de noir. Il s’était mis à distribuer des cadeaux surprenants aux enfants, puis il était reparti après avoir prononcé le nom magique de Cyclope.
Cyclope, avait dit l’étranger.
Cyclope allait tout arranger. Cyclope allait ramener dans le monde le confort et le progrès, racheter tout un chacun de la servitude des corvées et du désespoir tenace qui constituaient le legs de l’Apocalypse.
Tout ce que les gens avaient à faire, c’était de rassembler leurs vieilles machines, et surtout les appareils électroniques. Cyclope accepterait ces dons de matériel inutilisable, ainsi peut-être qu’un petit supplément de denrées alimentaires pour l’entretien de ses serviteurs. En échange, Cyclope donnerait aux Creswellois des choses qui marchaient.
Les jouets n’étaient que le symbole de ce qui suivrait. Un jour, il y aurait de réels miracles.
Gordon n’avait pas vraiment réussi à tirer quoi que ce fût de cohérent de la population de Creswell, leur joie par trop délirante leur interdisant toute logique. La moitié d’entre eux supposaient qu’il convenait de voir derrière Cyclope les « États-Unis Restaurés » de Gordon. L’autre moitié pensaient que c’était l’inverse. Il ne venait à l’esprit de personne que les deux miracles pussent être sans rapport l’un avec l’autre… deux légendes dont les domaines d’extension respectifs trouvaient simplement là, dans ces solitudes, leur point de rencontre.
Gordon n’avait pas voulu les décevoir… ni leur poser trop de questions. Il était reparti aussi vite que possible, chargé d’un courrier plus abondant que jamais, et bien déterminé à remonter jusqu’à la source du récit qu’on venait de lui faire.
Il était environ midi lorsque obliquant vers le nord, il s’engagea dans la rue de l’Université. La pluie fine lui était devenue indifférente. Il pouvait encore passer un moment à explorer Eugene sans toutefois compromettre ses chances d’arriver avant la fin de la nuit à Coburn où, disait-on, s’était établi un groupe de glaneurs. Et, quelque part plus au nord, s’étendait le territoire à partir duquel les disciples de Cyclope diffusaient leur étrange foi rédemptrice.
Tout en remontant lentement la rue le long des immeubles éventrés, Gordon se demandait s’il allait même essayer de colporter plus au nord son « mythe du facteur ». Il ne cessait de repenser aux petites araignées roses clignotant dans le noir, et il avait bien du mal à s’interdire de trop espérer.
Peut-être allait-il pouvoir renoncer à son mensonge et trouver enfin quelque chose de réel en quoi croire. Peut-être quelqu’un s’était-il décidé à prendre la tête d’une croisade contre l’âge sombre.
C’était un rêve trop doux pour qu’on le laissât s’enfuir, trop fragile aussi pour qu’on s’y raccrochât trop fort.
La morne enfilade de béantes devantures de la ville abandonnée finit par l’amener sur la Dix-Huitième Avenue, en bordure du campus de l’université de l’Oregon et plus précisément de son terrain de sport qui avait pris l’aspect d’une pépinière d’aulnes et de trembles, dont certains dépassaient déjà les six mètres. Parvenu à la hauteur du vieux gymnase, Gordon ralentit le pas puis, brutalement, il s’arrêta et força sa monture à en faire autant.
L’animal renâcla et piaffa mais Gordon n’y prit pas garde ; il resta l’oreille tendue jusqu’à ce qu’il eût acquis une certitude.
Quelque part, pas très loin peut-être, quelqu’un poussait des cris.
Quoique étouffés par la distance, les hurlements montèrent en crescendo puis retombèrent. C’était la voix d’une femme, une voix empreinte de souffrance et sous le coup d’une terreur mortelle. Gordon ouvrit l’étui et sortit son revolver. Était-ce venu du nord ? Ou de l’est ?
Il pénétra dans la jungle qui s’était développée entre les bâtiments de l’université, pressé de trouver une cache où il pourrait se terrer. Depuis son départ d’Oakridge, quelques mois auparavant, il se l’était coulée douce. Trop douce. Il en avait récolté un lot de mauvaises habitudes. Si personne ne l’avait encore entendu tandis qu’il se baladait comme chez lui dans ces rues désertes, cela tenait du miracle.
Il fit franchir au cheval la porte qui béait sur un côté du gymnase et l’attacha dans la tribune, derrière un rang de strapontins. Ensuite, il le débarrassa de ses sacs et en sortit une balle d’avoine qu’il déposa devant lui. Toutefois, il lui laissa sa selle et n’en desserra pas même les sangles.
Et maintenant, que faire ? Attendre ? Ou aller voir ?
Il déroula la pièce de tissu où il avait emballé son arc et son carquois puis tendit la corde. Avec la pluie, une telle arme serait probablement plus fiable – et à coup sûr plus silencieuse – que sa carabine ou que son revolver.
Puis il ramassa les volumineux sacs de courrier, en fourra un à l’abri des regards dans un conduit de ventilation, et chercha une cachette pour le second.
Il prit soudain conscience de ce qu’il faisait. Avec un sourire moqueur pour les comportements stupides qu’il lui arrivait parfois d’avoir, il abandonna le sac à terre et sortit à la rencontre des nouveaux ennuis.
Les bruits venaient d’un bâtiment de brique, loin devant lui ; sa longue façade vitrée reflétait le ciel. Apparemment, nul pillard n’avait jamais jugé qu’il pût valoir une fouille en règle.
Gordon en était maintenant assez près pour percevoir un murmure de voix sourdes qui se mêlait à des hennissements de chevaux et au grincement d’un tableau d’affichage.
Comme il n’avait repéré aucun guetteur aux fenêtres ou sur les toits, il prit son élan et, d’une seule traite, fendit les hautes herbes de l’ancienne pelouse, escalada une volée de marches de béton et courut s’aplatir dans le renfoncement d’une porte située derrière le coin du bâtiment. Là, respirant par la bouche pour ne faire aucun bruit, il reprit son souffle.
La porte était fermée par un vieux cadenas rouillé. Elle portait une plaque sur laquelle était gravé :
CENTRE THEODORE STURGEON
Inauguré le 3 mai 1989
Heures d’ouverture de la cafétéria
11 h-14 h 30 / 17 h -20 h
Les voix venaient de derrière cette porte… quoique trop étouffées pour qu’on pût distinguer ce qu’elles disaient. Un escalier extérieur desservait une porte par étage, à la verticale au-dessus de celle-ci. Gordon prit du recul et s’aperçut que, trois volées de marches plus haut, l’une d’elles était ouverte.
Une fois de plus, il en avait conscience, il se comportait comme le dernier des crétins. Maintenant qu’il était parvenu à localiser la source probable de ses ennuis à venir, la raison lui dictait d’aller récupérer son cheval et de se tirer au plus vite.
À l’intérieur du bâtiment, les voix se firent plus rageuses. Gordon colla son oreille contre la porte et perçut distinctement le bruit d’une gifle. Au cri de douleur de la femme succéda le rire gras d’un homme.
Avec un discret soupir résigné pour ce trait pathologique de son caractère qui le faisait rester sur place alors qu’il aurait dû s’enfuir à toutes jambes, comme l’eût fait n’importe quelle personne sensée, il commença à grimper les marches en veillant à ne faire aucun bruit.
À l’intérieur, les moisissures avaient envahi les abords immédiats de la porte entrouverte mais, au-delà, le quatrième niveau du foyer des étudiants paraissait intact. Par miracle, pas une seule vitre de la grande verrière centrale ne manquait quoique sa structure de cuivre fût toute patinée de vert-de-gris. Autour d’un patio baigné de lumière pâle, une rampe moquettée descendait en spirale, reliant chaque étage.
Gordon s’en approcha avec une infinie prudence. Il éprouva l’impression fugitive de faire un bond en arrière dans le temps. Les locaux de l’organisation étudiante étaient restés en l’état malgré les pillages successifs. La passion frénétique de la paperasse n’avait pas épargné cette université… Les panneaux d’affichage disparaissaient sous les annonces décolorées par les ans de toutes sortes de manifestations sportives, spectacles de variété et meetings politiques.
Seules quelques taches rouges, à l’autre bout de la galerie, correspondaient à des affiches ayant trait à l’état d’urgence… à la crise qui, presque sans le moindre signe avant-coureur s’était abattue sur cet univers protégé, comme sur toute chose, et en avait précipité la fin. Hormis ce petit détail, le désordre des lieux respirait l’intimité corporative, le radicalisme des positions, l’enthousiasme de la jeunesse…
La jeunesse…
Gordon passa devant ces vestiges d’une époque insouciante et révolue, puis entama sa descente en spirale vers les voix.
Le premier étage se réduisait à une large mezzanine surplombant le grand hall dont elle longeait le mur est. Prudemment, Gordon décida d’achever sa progression à quatre pattes.
À sa droite, un pan du haut vitrage sur la façade nord du bâtiment s’était vu fracassé pour permettre le passage de deux gros chariots. On nuage de vapeur montait du groupe de six chevaux attachés près du mur ouest, derrière une rangée de flippers éteints.
Dehors, parmi les éclats de verre brisé, la pluie formait des mares rougeâtres autour de quatre corps étendus, tout récemment fauchés par le tir d’armes automatiques. Seule une des victimes avait trouvé le temps d’esquisser un geste de défense. Son pistolet gisait dans une flaque, à quelques centimètres de sa main inerte.
Localisant les voix sur sa gauche, là où le balcon formait une avancée, Gordon rampa jusqu’à ce point et put contempler l’autre partie de la pièce en L.
Plusieurs miroirs habillaient encore jusqu’au plafond le mur ouest, dotant Gordon d’une vue panoramique sur l’étage inférieur. Des meubles réduits en bûchettes flambaient en crépitant dans la grande cheminée qui rompait la paroi réfléchissante.
Agrippé à la moquette, Gordon souleva la tête, juste assez pour entrevoir quatre hommes armés jusqu’aux dents discutant près du feu. Un cinquième était vautré sur un divan, plus à gauche, tenant avec nonchalance sous la menace de sa mitraillette un couple de prisonniers : un garçon qui n’avait pas plus de neuf ans et une jeune femme.
Elle avait sur la joue une marque rouge correspondant aux cinq doigts d’une large main d’homme. Deux nattes se partageaient sa chevelure brune et elle tenait l’enfant serré contre elle en surveillant d’un œil inquiet ses ravisseurs. Ils n’avaient ni l’un ni l’autre l’énergie de pleurer.
Les cinq hommes étaient barbus et tous vêtus de la classique tenue de camouflage en provenance des surplus de l’armée d’avant-guerre. Chacun d’entre eux portait également un ou plusieurs anneaux d’or au lobe de l’oreille gauche.
Des survivalistes ! Gordon fut saisi d’un haut-le-cœur.
Autrefois, avant l’Apocalypse, le terme avait eu diverses acceptions se référant à une vaste gamme de comportements ; ils allaient des préparatifs que dictait à l’homme de bon sens la nécessité de défendre sa communauté, jusqu’à la paranoïa antisociale des maniaques de la gâchette. D’un certain point de vue, il n’était pas exclu que Gordon lui-même pût être désigné comme un « survivaliste ». Toutefois, c’était la connotation de tueur qui avait prévalu après le désastre causé par les pires des représentants du groupe désigné sous ce terme.
Partout où l’avaient porté ses pas, il avait rencontré la même hostilité révoltée à l’égard de ces sinistres malfrats. Plus que sur l’ennemi dont les bombes et les microbes avaient exercé des ravages pendant la guerre d’Une Semaine, c’était sur ces hors-la-loi machistes que les gens de presque chaque comté, chaque village dévasté rejetaient la responsabilité des troubles qui avaient entraîné l’effondrement final.
Et les pires de tous avaient été, sans conteste, les disciples de Nathan Holn… Puisse-t-il croupir en enfer pour l’éternité !
Il n’aurait dû y avoir aucun survivaliste dans la vallée de la Willamette ! À Cottage Grove, on lui avait affirmé que la dernière bande de quelque importance s’était vue, quelques années plus tôt, définitivement repoussée au sud de Roseburg, dans les régions désolées qui bordaient la Rogue River.
Que pouvaient donc bien faire ici ces immondes crapules ? Gordon se rapprocha et tendit l’oreille.
— J’sais pas, moi, Grand Chef. J’ai pas l’impression qu’on devrait pousser plus loin cette mission d’reconnaissance. On a not’ compte de surprises avec c’te histoire de « Cyclope » que la souris nous a lâchée avant d’s’obstiner à la boucler. À mon avis, on devrait r’brousser ch’min jusqu’aux bateaux à Site Bravo et faire un rapport sur c’qu’on a trouvé.
Celui qui venait de parler était un petit homme chauve, maigre comme un clou. Il se chauffait les mains aux flammes et tournait le dos à Gordon. Un dos en travers duquel était suspendu gueule en bas un fusil d’assaut équipé d’un lance-flammes.
Le mastar qu’il avait appelé « Grand Chef » arborait, de l’oreille au menton, une cicatrice que dissimulait imparfaitement sa barbe noire semée de poils blancs. Il sourit, dévoilant un certain nombre de trous dans sa denture.
— Tu n’vas quand même pas m’dire qu’t’as avalé toutes les conneries qu’cette gonzesse a racontées sur un superordinateur qui s’rait capable de causer comme toi et moi ? Quel jobard tu fais ! Elle a dit ça pour essayer d’gagner du temps !
— Ah bon ! Et ça, comment tu l’expliques ?
Le nabot montra les chariots. Dans les glaces, Gordon distinguait l’arrière du plus proche. Il était chargé de toutes sortes de choses récupérées sur le campus de l’université, mais dont l’essentiel semblait être du matériel électronique.
Non pas des outils agricoles, des vêtements ou des bijoux… mais du matériel électronique.
C’était la première fois que Gordon voyait un chariot de glaneurs rempli d’objets de récupération de ce genre. Les implications d’une telle découverte lui donnèrent l’impression d’avoir le cœur qui battait directement dans les oreilles. Excité comme il l’était, il faillit ne pas s’accroupir à temps lorsque le petit survivaliste se retourna pour prendre un objet sur la table voisine.
— Et ça ? C’est p’t-êt’ aussi des bobards pour gagner du temps ? demanda-t-il.
Dans sa main, il tenait un jouet… un petit jeu vidéo comparable à celui que Gordon avait vu à Cottage Grove.
Des lumières clignotèrent et la petite boîte émit une joyeuse mélodie suraiguë. Le chef resta un long moment les yeux fixés sur l’objet puis haussa les épaules.
— Ça veut rien dire.
L’un des trois autres intervint.
— Moi, j’suis d’accord avec P’tit Jim…
— Son nom, c’est Bleu Cinq, gronda l’armoire à glace. Pas question d’relâcher la discipline.
— O.K. ! O.K. ! fit l’autre, sans se laisser troubler par la remontrance. J’disais donc que j’étais d’accord avec Bleu Cinq. Moi aussi, j’pense qu’il faut qu’on aille rend’ compte de tout ça au colonel Bezoar et au général. Ça peut totalement modifier leurs plans d’invasion. Suppose qu’au nord d’ici les fermiers disposent vraiment d’une technologie supérieure et qu’on s’précipite tête baissée dans un merdier genre lasers lourds… en admettant même qu’y n’se soient pas démerdés pour remettre en état des avions ou des navires de guerre !
— Raison de plus pour continuer cette mission d’reconnaissance, grogna le chef. Tiens… rien que pour tirer au clair cette histoire de Cyclope.
— Peut-être, mais tu vois déjà l’mal qu’on a eu à faire dire à c’te femme le peu qu’on a appris ! Et, si on décide d’aller plus loin, j’crois pas qu’on puisse la laisser derrière nous. Par contre, si on s’en r’tourne, on pourra la mettre sur l’un des bateaux et…
— Ça suffit avec cette gonzesse ! Nous lui réglerons son compte ce soir même. Et au gamin aussi. Tu es resté trop longtemps dans les montagnes, Bleu Quatre. Ces vallées grouillent littéralement de jolies p’tites poules comme elle. Nous ne pouvons pas risquer qu’celle-ci ameute tout le monde, et ce qu’il y a d’sûr, c’est qu’on peut pas l’emmener avec nous en reconnaissance !
La discussion n’avait rien de surprenant pour Gordon. Sur toute l’étendue du pays, partout où ils avaient trouvé le moyen de s’établir en force, ces dingues de l’après-guerre avaient pris l’habitude d’effectuer leurs raids tout autant pour trouver des femmes que de la nourriture ou des esclaves. À la suite des massacres perpétrés dans les premières années, la plupart des enclaves holnistes s’étaient retrouvées avec une proportion d’hommes et de femmes totalement déséquilibrée.
Les femmes constituaient à présent un bien mobilier fort prisé dans les sociétés hyper-survivalistes phallocrates et dissolues.
Pas étonnant que, parmi les « razzieurs », quelques-uns eussent souhaité ramener la femme avec eux. Gordon était d’avis qu’une fois ses blessures guéries et le voile de terreur disparu de ses yeux, elle se révélerait très jolie.
Dans ses bras, l’enfant braquait sur les hommes un regard haineux.
Gordon présumait que les bandes de la Rogue River avaient dû finir par s’organiser, peut-être sous la houlette de quelque chef charismatique. Ainsi, ils avaient le projet de tenter une invasion par voie maritime, contournant les places fortes de Roseburg et de Camas Valley où les fermiers s’étaient toujours débrouillés pour faire obstacle à leur désir de conquête.
C’était un plan audacieux, et il risquait fort de signifier l’extinction de cette clignotante lueur de civilisation qui, sous quelque forme que ce fût, subsistait encore dans la vallée de la Willamette.
Jusqu’alors, Gordon n’avait cessé de se répéter qu’il pouvait rester en dehors des affrontements. Mais ces dix-sept dernières années ne s’étaient pas écoulées sans que tout un chacun – ou presque – eût fini par prendre position dans l’un ou l’autre camp de ce conflit très particulier. Même des villages à couteaux tirés laissaient tomber leurs querelles ancestrales, pour s’unir et repousser les bandes agressives de ce genre. La seule vue des tenues de camouflage et des boucles d’oreilles provoquait chez presque tous une réaction de dégoût comparable à celle qu’inspiraient les vautours. Gordon ne pouvait quitter cet endroit sans tenter de trouver un moyen de nuire à ces hommes.
Profitant d’une accalmie de la pluie, deux d’entre eux sortirent et commencèrent de déshabiller les cadavres, de les mutiler pour prélever sur eux de sinistres trophées. Lorsque le crachin reprit, ils se rabattirent sur les chariots et y cherchèrent quelque chose qui eût quelque valeur à leurs yeux. À en juger par leurs jurons, la fouille ne devait pas être couronnée de succès. Gordon les entendit broyer sous leurs lourdes bottes de fragiles composants électroniques parfaitement irremplaçables.
Celui qui gardait les prisonniers était le seul encore visible depuis le poste d’observation de Gordon. Il lui tournait le dos et se tenait les épaules contre le mur de miroirs ; il nettoyait son arme et ne semblait pas prêter grande attention à ce qui se passait autour de lui.
Tenaillé par le regret d’être aussi sentimentalement stupide, Gordon se sentit poussé à prendre un risque. Il décolla plus franchement le torse du plancher et leva la main. Attirée par le mouvement, la femme regarda en l’air. La surprise lui fit écarquiller les yeux.
Gordon posa un doigt sur ses lèvres, priant le ciel qu’elle comprit que ces hommes étaient ses ennemis autant que les siens. La femme battit des paupières et, pendant une fraction de seconde, Gordon eut une peur terrible qu’elle ne pût s’empêcher de dire quelque chose. Elle jeta un bref regard sur son garde qui était toujours absorbé dans sa tâche.
Lorsque ses yeux retournèrent se poser sur Gordon, elle eut un hochement de tête presque imperceptible. Il y répondit en levant le pouce puis recula rapidement et en silence loin du rebord de la mezzanine.
Sitôt qu’il put, il sortit sa gourde et s’offrit une longue goulée car il avait les lèvres atrocement sèches. Puis il chercha un bureau où la couche de poussière n’était pas trop épaisse – à coup sûr, il ne pouvait se permettre d’éternuer – et, une fois à l’abri, il entreprit de meubler son attente en mâchonnant une lanière de pemmican creswellois.
L’occasion se présenta un peu avant la tombée du jour. Trois des « razzieurs » étaient partis en patrouille, laissant derrière eux celui qui s’appelait P’tit Jim, resté pour surveiller le cuissot de daim déchiqueté plutôt que découpé qui rôtissait sur les braises, et un holniste à la triste figure arborant trois anneaux à l’oreille, et qui surveillait les prisonniers, les yeux rivés sur la femme et les mains occupées à dégrossir un bout de bois. Gordon se demandait dans combien de temps la concupiscence du type l’emporterait sur la crainte qu’il avait des colères de son chef. Il était à cran, c’était évident.
Gordon se tenait prêt, une flèche en position sur l’arc et deux autres devant lui, sur la moquette. Il avait écarté le rabat de son étui et le percuteur du revolver était en position sur la sixième alvéole. Il n’y avait guère autre chose à faire que d’attendre.
Le garde posa son bout de bois et se leva. La femme serra l’enfant dans ses bras et regarda ailleurs tandis qu’il approchait.
— Attention, ça plaira pas à Bleu Un, l’avertit son compagnon d’une voix sourde.
L’autre dominait la femme de toute sa taille. Elle tenta de s’interdire toute réaction mais ne put s’empêcher de frémir lorsque l’homme lui toucha les cheveux. Une rage impuissante faisait briller des éclairs dans les yeux du gamin.
— D’toute façon, Bleu Un a dit qu’on s’la sauterait tous à tour de rôle. J’vois pas pourquoi j’prendrais pas un peu d’avance. P’t-êt’même que j’vais arriver à lui en faire dire plus sur c’truc de « Cyclope ». (Il adressa un clin d’œil à la jeune femme.) Hein, ma poulette, qu’es’-ce t’en dis ? Si une bonne raclée n’a pas l’pouvoir de t’faire ouvrir ta jolie p’tite gueule, moi j’connais un truc infaillible.
— Et le gosse ? s’enquit P’tit Jim.
L’autre survivaliste haussa des épaules nonchalantes.
— Oui, qu’es’-ce tu disais à propos du gosse ?
Soudain, le couteau de chasse qu’il avait rangé après avoir posé le bout de bois réapparut dans sa main droite, cependant que, de la gauche, il saisissait l’enfant par les cheveux et l’arrachait à la femme.
Elle hurla.
Le temps se télescopa, Gordon agit d’instinct… sans disposer du moindre laps de temps pour réfléchir. Et encore, même ainsi, il sacrifia l’évident au nécessaire. Au lieu de tirer sur l’homme au couteau, il bascula son arc et décocha une flèche qui atteignit P’tit Jim en pleine poitrine.
L’avorton fit un saut en arrière, rivant un regard ébahi sur l’empenne qui vibrait devant ses yeux. Puis il s’écroula en émettant un faible gargouillis.
Gordon ajusta une seconde flèche et se retourna juste à temps pour voir l’autre survivaliste arracher son poignard de l’épaule de la fille. Elle avait dû se jeter entre l’enfant et lui pour faire dévier la lame. Le garçon était étendu, immobile et pétrifié, dans le coin de la salle.
Blessée, elle n’en continuait pas moins de griffer sauvagement son adversaire, le protégeant hélas, du même coup, contre la flèche de Gordon. Surpris, l’homme commença par se débattre avec force jurons tout en cherchant à lui saisir les poignets. Il parvint à la faire tomber à la renverse. Rendu furieux par la cuisante douleur des égratignures – et parfaitement inconscient de la défection de son collègue – le holniste sourit et brandit son couteau pour en finir. Il fit un pas vers la femme.
À cet instant précis, la flèche de Gordon déchira le tissu du treillis et laboura superficiellement la peau du dos avant d’aller se ficher dans les coussins du divan.
Les survivalistes étaient pétris d’exécrables travers mais ils étaient néanmoins les meilleurs guerriers du monde. En un éclair, avant même que Gordon ait pu saisir sa troisième et dernière flèche, l’homme plongea dans un roulé-boulé et se retrouva debout, son fusil d’assaut entre les mains. Gordon se rejeta en arrière ; une rafale éclata et des balles vinrent se ficher dans la balustrade et ricocher sur ses barreaux, à l’emplacement exact où Gordon s’était tenu.
Le silencieux qui équipait son arme obligeait l’autre à rester en tir semi-automatique, mais les balles sifflaient aux oreilles de Gordon tandis qu’il se relevait en sortant son revolver. Il se rua vers un autre secteur du balcon.
Le type en dessous devait avoir l’oreille fine car, là encore, un tir groupé fit voler des éclats de bois et des fragments de moquette à quelques centimètres du visage de Gordon.
Puis ce fut le silence, hormis dans les oreilles de Gordon où le sang battait.
Alors ? se demanda-t-il.
Puis il y eut un grand cri. Gordon releva la tête et découvrit dans la glace le reflet d’un mouvement confus… La femme chargeait son ravisseur avec un grand fauteuil brandi au-dessus de sa tête. Le combat était inégal.
Le survivaliste pivota et fit feu. Des taches rouges apparurent sur la poitrine de la jeune glaneuse qui s’écroula tandis que le fauteuil, emporté par l’élan, allait se fracasser aux pieds de l’homme.
Il se pouvait que Gordon eût perçu le clic du fusil et en eût inconsciemment déduit qu’il ne restait plus de balles dans le magasin. Peut-être se contenta-t-il de le supposer. Il se redressa d’un bond et, le 38 à bout de bras, pressa la détente, encore et encore… Le barillet fit un tour complet et le percuteur revint se placer devant des alvéoles que seule remplissait la fumée.
Son adversaire restait debout… avec, déjà, dans la main gauche, un chargeur prêt à s’encliqueter dans son logement. Des taches sombres s’élargissaient sur sa tenue de camouflage. Il paraissait étonné, et ses yeux croisèrent ceux de Gordon par-dessus la gueule fumante du pistolet.
Le fusil d’assaut piqua du nez puis, échappant à ses doigts engourdis, tomba bruyamment à terre où son propriétaire ne tarda pas à le suivre, recroquevillé en posture fœtale.
Gordon dévala les marches et sauta par-dessus la rampe pour s’épargner le détour que faisait la dernière volée. Il s’assura d’abord que les survivalistes étaient bien morts puis se précipita vers la jeune femme, mortellement blessée.
Il lui souleva la tête et vit ses lèvres frémir dans l’esquisse d’une question :
— Qui… ?.
— N’essayez pas de parler, souffla-t-il, puis il essuya le filet de sang qui coulait du coin de sa bouche.
Ses yeux animés d’une lueur étrangement vive se posèrent sur le visage de Gordon, sur son uniforme, sur le postes des états-unis restaurés qu’une femme de Creswell avait tenu à lui broder sur la poche de sa chemise. Ils restèrent écarquillés pendant un court instant dans une interrogation muette ; puis dans un émerveillement total.
Mieux vaut ne pas la détromper, songea Gordon. Mieux vaut qu’elle meure en y croyant…
Mais il ne put faire que sa bouche articulât les mots, proférât ce mensonge qu’il avait pourtant si souvent servi à ceux qu’il avait croisés, et qui l’avait entraîné si loin depuis de si nombreux mois. Non, pas cette fois !
— Je suis un voyageur, mademoiselle, dit-il en secouant tristement la tête. Un simple… un simple citoyen qui essaie de venir en aide à autrui quand il le peut.
Elle hocha la tête, à peine déçue semblait-il, comme si c’était déjà un petit miracle.
— Nord… hoqueta-t-elle. Emmenez… garçon. Prévenez… prévenez Cyclope.
Dans ce mot, si fondu fût-il avec le dernier soupir de la mourante, Gordon avait perçu respect, loyauté, foi tranquille en une rédemption finale… et pourtant, c’était le nom d’une machine.
Cyclope, se répétait-il mentalement, comme dans un enregistrement en boucle, tandis qu’avec délicatesse, il reposait le cadavre à terre. Il avait désormais un nouveau motif de remonter la légende jusqu’à sa source.
Le temps lui manquait pour enterrer la jeune femme. L’arme du bandit n’avait pas fait grand bruit mais son revolver oui. Les autres avaient dû entendre la cascade de détonations. Gordon ne disposait sans doute que de quelques instants pour prendre l’enfant et vider les lieux.
Mais, à trois mètres de lui, il y avait des chevaux à voler. Et, plus loin vers le nord, quelque chose qui avait donné à une jeune femme le courage de mourir.
Si seulement c’était vrai, se dit-il en ramassant le fusil de son adversaire et le paquet de munitions.
Il n’hésiterait pas une seule seconde à laisser tomber sa mascarade postale s’il rencontrait quelqu’un, quelque part, qui prenait les choses sous sa responsabilité… qui tentait sincèrement d’agir contre l’âge sombre. Oui, il prêterait serment d’allégeance et offrirait son aide, si maigre dût-elle être.
Même à un ordinateur géant.
Des cris lointains retentirent… ils se rapprochaient rapidement.
Il se tourna vers l’enfant qui, toujours blotti dans un coin de la pièce, le fixait de ses yeux ronds.
— Allez, viens, lui dit-il en lui tendant la main. Ce n’est pas le moment de nous attarder.
Maintenant fermement l’enfant devant lui sur la selle, Gordon s’éloignait de la scène d’horreur aussi vite que voulait bien y consentir sa monture volée. Un bref coup d’œil en arrière lui apprit que les hommes se lançaient, à pied, à sa poursuite. L’un d’eux mit un genou en terre pour mieux le viser.
Gordon coucha sous lui le garçon au ras de l’encolure, puis scia du bridon et piqua des deux. L’animal s’ébroua et tourna au coin d’un libre-service depuis longtemps dévalisé à l’instant même où une salve de balles déchiquetait la façade qu’ils venaient de longer. Des éclats de granit traversèrent en sifflant la Sixième Avenue.
Gordon se félicita d’avoir pris le temps de disperser les autres chevaux avant d’enfourcher celui-ci quand il entrevit soudain un dernier holniste arrivant au galop sur son propre cheval !
Un court instant, il fut saisi d’une panique maisonnée. S’ils étaient rentrés dans le gymnase, ils avaient dû aussi s’emparer des sacs de courrier ou en avoir dévasté le contenu.
Il essaya de ne pas y penser et lança sa monture dans une vue latérale. Au diable ces lettres qui de toute manière, ne constituaient qu’un accessoire de mise en scène ! Ce qui importait pour l’heure, c’était de ne pas se laisser rattraper par les trois survivalistes. Les chances étaient égales.
Ou presque.
Il fit claquer les rênes et enfonça les talons dans les flancs de l’animal, l’incitant à galoper toujours plus vite le long d’une artère déserte et silencieuse du centre-ville.
Le rythme syncopé d’autres sabots le poursuivait… trop net, trop près. Sans prendre la peine de jeter un coup d’œil en arrière, il s’engouffra dans un passage. Le cheval bondit par-dessus un monceau de verre brisé puis retrouva sa vitesse en traversant la rue suivante ; sur sa lancée, il prit en steeple-chase un second passage tout aussi encombré de gravats.
Au sortir de celui-ci, Gordon orienta l’animal sur une tache de verdure au bout de la rue et, au galop, il atteignit un square. Il y pénétra et fit halte derrière d’épaisses broussailles qui s’étaient développées au pied d’un grand chêne.
Une sorte de rugissement emplissait l’air. Gordon s’aperçut qu’il provenait de sa propre respiration et des battements effrénés de son cœur.
— Ça… ça va ? fit-il d’une voix saccadée en baissant les yeux vers le gamin.
L’enfant avala sa salive et fit oui de la tête, s’interdisant de parler pour ménager son souffle. Il avait assisté aujourd’hui à trop d’événements violents ; sa terreur était encore visible mais il en tirait la force de faire taire ses émotions, se contentant de fixer sur Gordon le regard intense de ses yeux presque noirs.
Ce dernier se redressa sur sa selle et inspecta le coin à travers le résultat de dix-sept ans d’une croissance débridée de la végétation.
Pour le moment, du moins, ils semblaient avoir semé leur poursuivant.
Bien sûr, le type à cheval pouvait se trouver dans un rayon d’une cinquantaine de mètres, l’oreille pareillement aux aguets.
Gordon sentait d’incoercibles tremblements dans ses doigts mais il s’obligea à sortir son revolver et à le recharger tout en s’efforçant de réfléchir.
Les autres holnistes ne tarderaient pas à se regrouper à nouveau. Prendre le risque de faire du bruit maintenant était probablement plus judicieux que de laisser à ces maîtres chasseurs de la Rogue River le temps de se rassembler pour organiser une battue en règle.
Il caressa l’encolure du cheval ; il allait lui accorder encore un moment pour reprendre haleine.
— Comment tu t’appelles ? demanda-t-il au garçon.
— Mark, dit celui-ci en clignant des yeux sous l’effort.
— Moi, c’est Gordon. Celle qui nous a sauvé la vie tout à l’heure, c’était ta sœur ?
Mark fit non de la tête. Un gosse de l’âge noir qui savait réserver ses larmes pour plus tard.
— Non m’sieur… c’était ma maman.
Gordon grogna de surprise. À l’heure actuelle, il n’était pas fréquent de voir des femmes garder l’air si jeune après avoir eu des enfants. La mère de Mark avait dû bénéficier de conditions d’existence peu communes. Un indice supplémentaire sur les mystérieux événements qui se produisaient dans le nord de l’Oregon.
Le crépuscule venait très vite. N’entendant toujours rien, Gordon poussa sa monture, ne la guidant que des genoux et lui laissant le choix de marcher sur terrain meuble, lorsque c’était possible. Son regard balayait systématiquement les trottoirs qu’ils longeaient et il s’arrêtait souvent pour tendre l’oreille dans le silence.
Quelques minutes plus tard, un cri retentit. Le garçon se raidit, mais plusieurs pâtés de maisons les séparaient de l’endroit d’où avait jailli l’inquiétante clameur. Gordon prit néanmoins la direction opposée, se souvenant que les ponts sur la Willamette étaient presque tous à la sortie nord de la ville.
La nuit tombait lorsqu’ils aperçurent enfin le pont de la route 105. Les nuages roulaient à perte de vue leur masse sombre au-dessus des ruines, masquant la faible lueur des premières étoiles. Gordon fixa l’entrée du pont, tentant d’en percer les zones d’ombre. Il avait entendu dire, au sud, qu’il était encore debout sur toute sa longueur… et l’on n’y décelait aucun signe d’embuscade.
Pourtant, n’importe quoi et n’importe qui pouvaient se dissimuler dans la forêt de ses poutrelles noires, y compris un tireur d’élite.
Gordon secoua la tête. Il n’avait survécu si longtemps qu’en s’abstenant de prendre des risques stupides. Surtout lorsqu’il existait une alternative. Certes, il s’était fixé comme itinéraire le vieil axe nord-sud de la nationale qui l’aurait mené directement à Corvallis et au mystérieux domaine de Cyclope, mais il avait aussi la possibilité d’y parvenir par d’autres voies. Il fit faire demi-tour à son cheval et, cap à l’ouest, s’éloigna des hauts pylônes suspects.
Une chevauchée tortueuse et chaotique s’engagea dans le labyrinthe des banlieues vides. À plusieurs reprises, il se crut perdu ; il était obligé de se diriger à l’estime. Enfin, le fracas de la Willamette torrentueuse le guida jusqu’à l’ancienne 99.
Le pont était plat et sans relief, et donc peu susceptible d’être choisi pour un guet-apens. Par ailleurs, ils avaient fait tant de tours et de détours que Gordon eût été bien en peine d’en dénicher un autre. Pratiquement couché sur l’enfant, il le franchit au galop ; il ne modéra son allure que lorsqu’il eut la certitude qu’un éventuel poursuivant ne pouvait plus les rejoindre.
Il mit enfin pied à terre et mena un moment le cheval à la longe pour permettre à la bête épuisée de souffler.
Lorsqu’il remonta en selle, le jeune Mark était endormi. Il déplia son poncho de manière à protéger l’enfant contre la fraîcheur de la nuit, puis il progressa au petit trot vers le nord, l’œil aux aguets.
Une heure avant l’aube, ils atteignirent le village fortifié de Harrisburg. Ce que Gordon avait entendu dire sur la prospérité des contrées septentrionales était bien en dessous de la vérité. L’agglomération vivait en paix depuis très longtemps, depuis beaucoup trop longtemps. Le maquis avait envahi la zone de coupe-feu jusqu’au pied de l’enceinte et il n’y avait pas la moindre sentinelle postée sur les tours de guet. Gordon dut s’égosiller cinq bonnes minutes avant que quelqu’un ne vînt lui ouvrir les portes… sans d’ailleurs s’inquiéter au préalable de son identité.
— Je désire avoir un entretien avec les responsables de la communauté, leur dit-il. (Il avait trouvé refuge sous l’auvent de l’épicerie-bazar car la pluie avait repris.) Un danger vous menace, pire que tout ce que vous avez pu connaître depuis des années.
Il décrivit ce qu’il avait vu et appris à Eugene : les glaneurs massacrés, le commando de brutes dépêché en reconnaissance dans le nord de la Willamette en prévision d’une vaste opération de pillage. Il souligna la nécessité d’une action rapide. Il était essentiel d’éliminer ces holnistes avant de leur laisser le temps de retourner à leur base, rendre compte du résultat de leur mission.
Il observa, consterné, l’effet produit par son discours sur les citoyens de Harrisburg : avec leurs paupières encore gonflées de sommeil, ils firent preuve d’une certaine lenteur à comprendre et ne parurent pas croire un seul mot de ce qu’il avait dit ; en revanche, ils manifestèrent une nette répugnance à l’idée d’aller se balader dehors par un temps pareil. Ils lancèrent à Gordon des regards méfiants et secouèrent la tête d’un air maussade lorsqu’il insista sur l’urgence de lever un détachement.
Le jeune Mark, exténué, s’était effondré dans un coin. Il était difficile de le citer comme témoin du récit de Gordon.
Les autochtones préférèrent penser que celui-ci exagérait. La question fut réglée après que certains eurent affirmé qu’il avait dû tomber sur des brigands locaux dont on signalait la présence sporadique au sud d’Eugene, là où l’influence de Cyclope n’était pas encore très grande. Après tout, voilà des années que personne n’avait vu traîner le moindre holniste dans la région. On supposait qu’ils s’étaient entre-tués jusqu’au dernier depuis belle lurette.
On gratifia donc Gordon de rassurantes tapes dans le dos puis les gens commencèrent à se disperser pour rentrer chez eux. L’épicier lui proposa de le laisser dormir dans sa resserre.
C’est à n’y pas croire ! Ces imbéciles ne se rendent-ils donc pas compte qu’il y va de leur vie ? Si les éclaireurs holnistes repartent d’ici, c’est une armée entière de ces barbares qui ne va pas tarder à déferler !
— Écoutez…
Il fit une nouvelle tentative mais leur morose obstination paysanne était imperméable à toute logique. Le cercle qu’ils faisaient autour de lui se clairsema.
Désespéré, épuisé et furieux, Gordon rejeta son poncho en arrière, révélant l’uniforme d’inspecteur des postes qu’il portait en dessous.
— Vous ne m’avez pas l’air d’avoir bien compris, hurla-t-il, laissant libre cours à sa rage. Ce n’est pas pour vous que je demande ça. Je n’ai rien à foutre de votre petit village de merde ! Ce qui m’enrage, c’est que ces crapules sont en possession de deux sacs de courrier qu’ils ont volés aux citoyens des États-Unis d’Amérique ; je veux les récupérer ; c’est pourquoi je vous somme, en vertu des pouvoirs que me confère mon statut de fonctionnaire fédéral, de rassembler une équipe d’hommes armés pour m’assister dans ma tâche.
Gordon avait eu l’occasion de peaufiner son personnage durant ces derniers mois, mais jamais il n’avait eu l’audace de le camper avec une telle arrogance. Cette fois, il s’était laissé porter par son rôle. Lorsqu’un des villageois sortit de son ébahissement pour commencer à bégayer quelques mots, il lui coupa la parole et, d’une voix que l’indignation faisait trembler, il leur dépeignit le courroux qui s’abattrait sur eux lorsque la nation restaurée apprendrait le scandale : une minuscule et stupide bourgade se terrant lâchement derrière ses murs, permettant la progression des ennemis jurés du pays !
Ses yeux devinrent de simples fentes lorsqu’il conclut, menaçant :
— Ramassis de bouseux ignares, je vous donne dix minutes pour former votre milice et vous arranger pour qu’elle soit prête à prendre le départ. Autrement, je vous préviens que les conséquences de votre défection seront de loin plus désagréables pour vous qu’une marche forcée sous la pluie !
Pas un ne bougea mais leurs yeux écarquillés fixèrent l’uniforme et l’insigne qui brillait sur la casquette. Ils pouvaient s’efforcer de ne pas voir l’épée de Damoclès suspendue au-dessus de leur tête, mais ils ne pouvaient ignorer l’histoire abracadabrante que leur servait Gordon, et qu’il leur fallait avaler entière ou pas du tout.
Un long moment, le groupe resta figé dans une immobilité surnaturelle… et Gordon fit peser sur eux son regard jusqu’à ce que l’enchantement se rompît.
Tout d’un coup, les hommes s’interpellèrent en criant et coururent quérir leurs armes. Les femmes s’activèrent pour leur préparer leurs affaires et harnacher les chevaux. Gordon se retrouva presque seul devant l’épicerie, à égrener des chapelets de jurons silencieux tandis que, dans son dos, son poncho claquait comme une cape au gré des rafales.
Seigneur, qu’est-ce qui m’a pris ? finit-il par se demander.
Son personnage commençait à le gagner ; il y avait réellement cru pendant ces instants de tension où il s’était vu confronté à une ville entière ! Il s’était senti soudain gonflé d’une énergie qui n’était pas la sienne, mais celle que puisait dans une juste et puissante colère le serviteur de la Nation entravé dans l’exercice de sa haute fonction par la couardise et l’inertie des médiocres…
Il en était encore tout secoué, vidé, vaguement inquiet pour son équilibre mental.
Une chose était claire. Il avait espéré pouvoir renoncer à sa mascarade en abordant le nord de l’Oregon, mais il comprenait à présent que c’était impossible. Désormais, le masque du facteur lui collait à la peau… pour le meilleur et pour le pire.
En un quart d’heure, tout fut prêt. Gordon confia l’enfant aux bons soins d’une famille et, sous une pluie fine et pénétrante, prit le départ avec son contingent de fermiers.
De jour, et avec des montures fraîches, le trajet se révéla plus rapide qu’à l’aller. Gordon dépêcha des éclaireurs et des flancs-gardes pour parer aux risques d’embuscade ; dans le même but, le reste de la troupe progressa en trois escouades distinctes. Lorsqu’ils arrivèrent enfin sur le campus de l’université, la milice mit pied à terre et forma un cordon qui convergea vers le foyer des étudiants..
Quoique son groupe fût, pour le moins, huit fois supérieur en nombre à ce qui restait du commando survivaliste, Gordon songeait que les chances n’étaient en réalité qu’à peine équilibrées. Tressaillant au moindre bruit tandis que les fermiers maladroits se rapprochaient du lieu du massacre, il ne cessait de jeter des regards inquiets sur les fenêtres et sur les toits.
J’ai entendu dire que, dans le Sud, c’est à leur courage et à leur détermination que les habitants doivent d’avoir arrêté l’avance holniste. Là-bas, ils ont, paraît-il, un chef légendaire qui, trois fois sur quatre, flanque aux survivalistes une raclée mémorable. Ce doit être pour cette raison que ces salopards ont décidé cette fois de prendre plus haut, par la côte. Ici, il ne leur arrivera pas la même chose.
Si cette invasion devait être déclenchée, ces fermiers n’auraient pas la moindre chance.
Lorsque enfin Gordon et son corps expéditionnaire investirent le centre Theodore Sturgeon, ceux qu’ils y cherchaient n’y étaient plus depuis plusieurs heures. Dans l’âtre, les cendres avaient eu le temps de refroidir et, dehors, dans la boue, les traces partaient vers l’ouest, en direction des cols de la chaîne côtière et de l’océan.
On retrouva les victimes du massacre dans l’ancienne cafétéria. Les oreilles, ainsi que d’autres parties du corps, avaient été prélevées en guise de trophées. Les villageois contemplèrent fixement le sinistre spectacle : les pistolets et fusils-mitrailleurs avaient provoqué une véritable boucherie oui raviva dans leur mémoire le terrible souvenir de la première époque.
Gordon dut leur rappeler qu’ils avaient à régler les détails d’un enterrement.
Ce fut une matinée pénible. Il n’y avait aucun moyen de trouver à quelle engeance avaient appartenu ces bandits. À moins de se lancer à leur poursuite. Et il n’était pas même question d’essayer, avec cette troupe de fermiers si peu disposés à faire quoi que ce fût ; leur seul désir était de rentrer chez eux et de se cacher derrière les hautes et sécurisantes palissades de leur village. Résigné, Gordon insista néanmoins pour qu’ils fissent un dernier arrêt avant de repartir.
Dans l’humidité et le froid du gymnase en ruine de l’université, il retrouva ses deux sacs de courrier – l’un intact, où il l’avait caché, l’autre rageusement tailladé, avec son contenu de lettres éparpillé sur le sol et piétiné.
Gordon entama un superbe numéro de colère écumante à l’intention de son public harrisburgeois qui se précipita servilement pour l’aider à ramasser les lettres et à les remettre dans le sac. Il déclama, avec des variantes, la grande tirade de l’inspecteur des postes indigné, appelant la vengeance divine sur ceux qui osaient faire obstacle au sacro-saint acheminement du courrier.
Mais cette fois, c’était vraiment du théâtre. En son for intérieur, Gordon n’avait de pensée que pour la faim qui le tenaillait et pour l’extrême lassitude qu’il éprouvait dans ses membres.
La laborieuse chevauchée du retour, dans un brouillard glacial et épais, fut un véritable supplice… dont l’arrivée à Harrisburg ne sonna pas la fin. Là, Gordon dut en passer par l’habituelle série d’épreuves… distribuer les quelques lettres qu’on lui avait confiées pour cette destination, au sud d’Eugene… prêter une oreille patiente à la joie pleurnicharde des deux ou trois veinards qui recevaient des nouvelles d’un parent ou d’un ami qu’ils avaient cru mort depuis longtemps… nommer un receveur des postes… se taper une fois de plus les festivités débiles données en son honneur.
Le lendemain, il se réveilla tout courbaturé et peut-être même un peu fiévreux. Il avait fait des cauchemars pénibles qui s’étaient tous achevés sur un regard interrogateur et plein d’espoir dans les yeux d’une mourante.
Rien de ce que les villageois pouvaient dire n’aurait pu le faire rester une heure de plus. Il choisit un cheval, le sella, équilibra les sacs de courrier, vérifia qu’ils étaient solidement attachés, puis partit vers le nord immédiatement après son petit déjeuner.
Il était temps d’aller rendre visite à Cyclope.
18 mai 2011
Itinéraire de transmission : Shedd, Harrisburg, Creswell, Cottage Grove, Culp Creek, Oakridge, Pine View.
Chère madame Thompson,
Vos trois premières lettres m’ont finalement rattrapé à Shedd, juste au sud de Corvallis. Je ne saurais vous exprimer quelle a été ma joie de les recevoir, et d’apprendre la bonne nouvelle par celle que m’ont adressée Abby et Michael… Je suis très heureux pour eux deux ; j’espère que ce sera une fille.
J’ai pris bonne note de l’extension que vous avez apportée à votre secteur postal en prolongeant lacheminement du courrier jusqu’à Gilchrist, New Bend et Redmond. Je vous adresse ci-joint des attestations provisoires au nom des personnes que vous me recommandez pour remplir, dans ces localités, les fonctions de receveur des postes dans lesquelles elles seront confirmées à une date ultérieure. Votre initiative mérite des applaudissements.
Le changement de régime à Oakridge est le bienvenu. J’espère que leur révolution ne sera pas un feu de paille.
Le silence régnait dans la chambre d’hôte lambrissée, à peine troublé par le léger crissement du stylo-plume qui courait sur un papier à lettres que le temps avait laissé presque intact. Par la fenêtre ouverte, Gordon apercevait la lune pâle sur un fond de nuages ; il entendait aussi, dans la distance, la musique et les rires de la fête qu’il avait quittée quelques instants plus tôt, prétextant sa fatigue.
Gordon s’était habitué à ces exubérantes festivités des premiers jours, au cours desquelles les gens s’en donnaient à cœur joie en l’honneur du « représentant du gouvernement » dont ils recevaient la visite. La grosse différence entre ici et ailleurs venait de ce que Gordon n’avait jamais vu autant de gens rassemblés en un même lieu depuis les émeutes autour des supermarchés, dans un passé désormais très lointain.
La musique qui lui parvenait avait un arrière-goût de folklore. Avec l’Effondrement, on était partout retourné aux joies simples des ripailles et de la square-dance avec accompagnement de banjo et de violon. Par bien des aspects, ces fêtes donnaient à Gordon une impression de déjà vu.
Mais il n’en existe pas moins de profondes différences.
Gordon fit rouler le stylo entre ses doigts et sa main se porta, caressante, sur les lettres qu’il avait reçues de ses amis de Pine View. L’arrivée de ces missives inopinées s’était révélée d’un grand secours pour lui permettre d’établir la preuve de sa bonne foi. Le courrier de la Haute-Willamette – un garçon que Gordon lui-même avait nommé quinze jours auparavant – s’était présenté devant les portes de la ville sur sa monture exténuée et avait refusé de se rafraîchir avant d’avoir fait son rapport à « l’inspecteur ».
La conscience professionnelle du jeune homme avait balaye les derniers doutes des autochtones.
Le conte de fées de Gordon poursuivait sa brillante carrière.
Pour le moment, du moins.
Gordon reprit son stylo.
À l’heure où j’écris ces mots, vous devez avoir reçu la lettre par laquelle je vous préviens de ce projet d’invasion que les survivalistes de la Rogue River risquent fort de mettre à exécution. Je sais que vous prendrez toutes les mesures nécessaires pour assurer la défense de Pine View mais je dois vous dire qu’ici, dans l’étrange royaume de Cyclope, j’ai beaucoup de mal à trouver quelqu’un qui prenne la menace au sérieux. Selon les normes en vigueur de nos jours, la paix règne ici depuis très longtemps. On se montre d’une extrême gentillesse à mon égard mais tout le monde semble penser que mes craintes sont exagérées.
Demain, je dois enfin avoir un entretien avec Cyclope. Peut-être réussir ai-je à le convaincre de la réalité du danger.
Il serait affligeant de voir cette étrange petite société régie par une machine tomber aux mains des barbares. C’est la plus belle réussite qu’il m’ait été donné d’admirer depuis que j’ai quitté les régions civilisées de l’Est.
Gordon rectifia mentalement sa dernière remarque. La Basse-Willamette était l’endroit le plus civilisé qu’il eût rencontré en quinze ans. C’était un miracle de paix et de prospérité, et il était dû à un ordinateur intelligent et à ses dévoués serviteurs humains.
Il cessa d’écrire et leva les yeux sur la lampe dont le clignotement venait d’attirer son attention. Sous l’abat-jour de chintz, l’ampoule de quarante watts connut une dernière hésitation avant de retrouver tout son éclat. Deux immeubles plus loin, les éoliennes qui produisaient la lumière avaient enregistré le changement de sens du vent, et les générateurs avaient repris leur cadence normale. Cette lumière était douce mais Gordon n’en avait pas moins les larmes aux yeux chaque fois qu’il en fixait la source, ne fût-ce qu’un instant.
Il ne parvenait toujours pas à surmonter cette réaction de défense de son organisme déshabitué. À son arrivée à Corvallis, il n’avait pu s’empêcher de fixer, hébété, la première ampoule électrique allumée qu’il voyait depuis plus d’une décennie. Mal lui en avait pris car, aussitôt, il s’était vu forcé de prétexter un besoin pressant – alors même que les notables de la ville se rassemblaient dans la pièce pour lui souhaiter la bienvenue – afin de se réfugier dans les toilettes, le temps de reprendre ses esprits. Qu’eût-on pensé d’un représentant du « gouvernement de Saint Paul » qui fondait en larmes à la seule vue de trois ou quatre ampoules à la clarté tremblotante ?
Corvallis et ses environs sont divisés en cantons autonomes. Chacun pourvoit à l’entretien de deux ou trois cents administrés. Toutes les terres sont mises en culture ou affectées à l’élevage, et ce avec des techniques modernes incluant le recours à des hybrides dont les autochtones élaborent eux-mêmes les semences.
Bien sûr, les labours se font grâce à la traction animale, mais les forgerons locaux ont considérablement amélioré l’efficacité des charrues par l’emploi d’un acier de qualité supérieure. Ils ont même amorcé le montage manuel de turbines anémo et hydro-électriques… à partir de plans, bien sûr, dessinés par Cyclope.
Les artisans de la région m’ont par ailleurs exprimé leur désir d’étendre leur clientèle aux populations du Sud et de l’Est. Je joins donc à la présente une liste des articles qu’ils souhaitent commercialiser sur le mode du troc. Vous serait-il possible d’en faire des copies et de les transmettre sur la ligne postale ?
Gordon n’avait jamais vu autant de gens heureux et bien nourris depuis la guerre ; de même il n’avait jamais entendu rire si facilement et si souvent. Il y avait un journal, une bibliothèque de prêt et tous les enfants de la vallée faisaient au moins quatre années d’école. Ici, il avait enfin trouvé ce qu’il n’avait cessé de chercher depuis que, dix ans plus tôt, l’unité de la milice à laquelle il appartenait avait éclaté dans le désespoir et la confusion : une communauté de braves gens engagés dans un vigoureux effort de reconstruction.
Gordon aurait aimé pouvoir en faire partie.
Il tombait sous le sens qu’il aurait aimé en faire partie.
Mais, comble d’ironie, alors que l’ancien Gordon Krantz eût été sans problème accepté par ces gens – comme l’un des leurs, et non pas en tant que comédien échangeant repas et couchage contre quelques numéros d’épate à la limite de l’escroquerie – le nouveau portait la marque indélébile de son uniforme et de la manière dont il s’était comporté à Harrisburg. Et il lui était impossible de leur révéler la vérité ; en aucun cas, il n’aurait obtenu leur pardon.
Il lui fallait donc rester, à leurs yeux, un demi-dieu ou n’être rien du tout. Si homme avait jamais été prisonnier de son propre mensonge…
Gordon secoua la tête, résigné. Il lui faudrait faire avec les cartes qu’on lui avait distribuées. Après tout, ces gens avaient peut-être besoin d’un facteur.
Jusqu’à ce jour, je n’ai pas été en mesure d’apprendre grand-chose sur Cyclope. On m’a toutefois précisé que le super-ordinateur ne gouvernait pas directement le pays mais recommandait avec insistance à toutes les communes – villes ou villages – qui avaient recours à ses services de vivre en paix l’une avec l’autre, et dans le respect de la démocratie. En fait, il fait fonction de juge-arbitre pour l’ensemble de la Basse-Willamette, jusqu’à la Columbia.
Le Conseil me dit que Cyclope manifeste un vif intérêt pour la création d’une ligne postale officielle et qu’il se propose de nous aider en mettant ses banques de données à notre disposition. Il semble particulièrement désireux de coopérer avec les États-Unis Restaurés.
Tout le monde a été très content d’apprendre que le contact n’allait pas tarder à être rétabli avec le restant du pays…
Ayant reposé son stylo, Gordon resta un long moment les yeux fixés sur les dernières lignes qu’il venait d’écrire et se rendit compte que, ce soir, il lui était tout bonnement impossible de continuer à mentir. Ça ne l’amusait plus du tout, sachant que Mme Thompson ne s’y laisserait pas prendre.
Et ça le rendait triste.
Ma foi, c’est tout aussi bien, se dit-il. C’est une dure journée qui m’attend demain.
Il vissa le capuchon de son stylo et se prépara à se mettre au lit.
Il se lavait la figure quand il se prit à penser à sa dernière rencontre avec l’un de ces super-ordinateurs. Elle avait eu lieu quelques mois avant la guerre. Il était alors étudiant et âgé de dix-huit ans. Il n’était question partout que de cette nouvelle race de machines « intelligentes » qui apparaissait alors dans les centres de recherche les plus avancés de la planète.
La passion était dans l’air du temps. Les médias proclamaient qu’une telle percée technologique signait pour l’humanité la fin de sa longue solitude. Au lieu de venir du fond de l’espace, les « autres intelligences » avec lesquelles l’homme partagerait son univers seraient ses propres créations.
Les néo-hippies et les universitaires qui publiaient le New Renaissance Magazine avaient organisé une fête gigantesque pour le jour où l’université du Minnesota devait présenter au public l’un des plus récents de ces super-ordinateurs. Un lâcher de ballons avait eu lieu ; des acrobates aérostiers pédalaient dans le ciel, l’air était tout vibrant de musique et les gens pique-niquaient sur les pelouses.
C’était dans cette atmosphère de kermesse qu’on avait solennellement scellé le cylindre réfrigéré à l’hélium qui contenait Millichrome à l’intérieur d’une monumentale cage de Faraday, en métal tressé, suspendue sur coussin d’air. Ainsi agencé, doté d’une alimentation interne et muni de protections internes, le cerveau artificiel n’avait pas le plus petit risque de voir ses réponses trafiquées par une intervention extérieure.
Cet après-midi-là, il avait fait la queue pendant des heures et, lorsque enfin son tour était venu, il était allé se placer juste en face du petit objectif et il avait sorti sa liste de questions au nombre desquelles se trouvaient deux énigmes et un jeu de mots particulièrement élaboré.
Elle était loin, cette belle journée du printemps de l’espoir et, pourtant, Gordon se rappelait comme si c’était hier… le timbre voilé et melliflue de la machine, son rire plein de chaleur et de compréhension. Millichrome avait déjoué un par un tous les pièges, et avait même répondu à la dernière question par un calembour tarabiscoté de son cru.
Il l’avait également gentiment grondé pour avoir quelque peu déçu l’attente de son professeur lors d’un récent contrôle d’histoire.
Lorsque avait pris fin le temps d’entretien auquel il avait droit, Gordon s’était éloigné, le cœur rempli d’une joie vertigineuse à l’idée que c’était son espèce qui avait créé une telle merveille.
Et puis l’Apocalypse s’était abattue peu de temps après. Pendant dix-sept années d’horreur, Gordon avait tenu pour certain le fait que ces prodigieux super-ordinateurs étaient tous morts, à l’instar des espoirs brisés d’une nation et d’un monde. Mais ici, par quelque miracle, l’un d’eux vivait encore ! À force de courage et d’ingéniosité, les ingénieurs et les savants de l’Oregon s’étaient débrouillés pour maintenir en service une machine, tout au long des années terribles. Il se sentait plutôt minable et présomptueux à l’idée d’être venu se donner des grands airs devant des hommes et des femmes d’une telle valeur..
Avec un respect infini, Gordon éteignit. Puis, étendu dans son lit, il prêta l’oreille aux bruits de la nuit. Dans la distance, les festivités corvallisiennes s’achevèrent sur un pot-pourri salué par de joyeuses clameurs. Il entendit ensuite les gens se disperser pour rentrer chez eux.
Le silence s’installa enfin, meublé par le frissonnement du vent dans les arbres devant sa fenêtre, et par le doux gémissement des compresseurs qui conservaient au délicat cerveau de Cyclope la température hyper-basse indispensable à sa santé.
Et puis il y avait autre chose encore, dans le calme de la nuit. Un son riche, et doux, et ténu, dont il n’arrivait pas à saisir la nature quoiqu’il titillât sa mémoire.
Au bout d’un moment, il reconnut ce que c’était. Quelqu’un – un technicien, probablement – écoutait de la musique classique sur une chaîne stéréo.
La stéréo… Gordon savoura le mot. Il n’avait rien contre les banjos et les violons, mais, au bout de quinze ans… entendre à nouveau Beethoven…
Le sommeil finit par venir et la symphonie s’insinua dans ses rêves. Les notes s’envolaient, redescendaient ; à la fin, elles se mêlèrent à une voix douce et mélodieuse qui lui parlait par-delà les décennies. Une main de métal articulée se tendit à travers le brouillard des années et pointa son doigt sur lui.
— Menteur ! dit la voix avec une infinie douceur, une infinie tristesse. Comme tu me déçois ! Comment puis-je vous aider, vous mes créateurs, si vous ne faites que mentir ?
— C’est dans cette usine désaffectée que nous stockons le matériel récupéré pour le projet Millénium. Comme vous pouvez le constater, nous n’en sommes qu’au tout début. Il nous est impossible d’amorcer la construction de vrais robots – ainsi que le prévoient les plans de Cyclope pour la phase initiale – sans nous être, au préalable, à nouveau dotés de capacités industrielles élémentaires.
À la suite de son guide, Gordon progressait entre de hautes rangées d’étagères qui disparaissaient sous des objets d’un autre âge.
— Dans un premier temps, bien sûr, il fallait essayer de sauver le maximum de choses de la ruine et de la pourriture. Nous n’entreposons ici qu’une partie du matériel récupéré. Ce qui ne présente pas de valeur potentielle à court terme est stocké ailleurs, en prévision de l’avenir.
Peter Aage, un grand blond efflanqué à peine plus âgé que Gordon, devait être en cours d’études a l’université d’État de Corvallis lorsque la guerre avait éclaté. Il était l’un des plus jeunes à porter la livrée blanche à parement noir des serviteurs de Cyclope, mais il n’en avait pas moins les tempes déjà grisonnantes.
Aage était également l’oncle et le seul parent vivant de Mark, le gosse que Gordon avait sauvé dans les ruines d’Eugene. Il était resté très discret dans la manifestation de sa gratitude mais il était clair qu’il se sentait une dette envers lui. Pas un de ses supérieurs dans la hiérarchie des serviteurs n’avait trouvé quelque chose à redire lorsqu’il avait insisté pour être celui qui montrerait au visiteur le programme de Cyclope destiné à arracher l’Oregon à l’âge sombre.
— Ici, nous avons cependant commencé de réparer des micro-ordinateurs et autres machines simples du même genre, expliqua-t-il à Gordon comme ils passaient devant les séries bien rangées d’appareils électroniques bien étiquetés.
» Le plus dur, c’est de remplacer les circuits brûlés dans les toutes premières minutes de la guerre par ces vibrations électromagnétiques à haute fréquence que l’ennemi a fait déferler sur le continent… vous savez, avec leurs premières bombes ?
Gordon eut un sourire indulgent et Aage rougit. Il leva la main en guise d’excuse.
— Je suis désolé. J’ai tellement l’habitude d’avoir à tout expliquer, et de la façon la plus simple… Bien sûr, vous autres, dans l’Est, vous en savez probablement un peu plus que nous sur les VEM.
— Je n’ai pas eu une formation technique, répondit Gordon, au regret de si bien bluffer.
Il aurait précisément aimé en apprendre plus sur ces VEM.
Hélas, Aage reprit où il en était resté.
— Comme je vous disais, c’est ici que s’effectue le gros du travail de remise en état des appareils. Cela réclame un effort constant mais, dès que nous pourrons produire l’électricité sur une plus large échelle et que les fournitures de base seront assurées, nous comptons réinstaller ces micro-ordinateurs dans les villages environnants, dans les écoles et dans les ateliers. L’objectif est ambitieux mais Cyclope est certain que nous pouvons l’atteindre de notre vivant.
Le vaste magasin s’ouvrit sur une salle d’usine éclairée par les verrières de contre-pente des combles en dents de scie, de sorte qu’on avait pu y pratiquer une économie de néons. Le bourdonnement ténu de l’électricité emplissait néanmoins l’atmosphère, tandis que les techniciens vêtus de blanc allaient et venaient, vaquant à leurs occupations. Chaque pan de mur disparaissait derrière des étagères croulant sous le tribut que villes et villages de la région payaient en contrepartie de la bienveillante gestion de Cyclope.
Quotidiennement, on réceptionnait dans ces lieux une nouvelle cargaison d’appareils de toutes sortes, complétée par une dîme alimentaire et vestimentaire à l’usage des assistants humains de Cyclope. Toutefois, les témoignages recueillis par Gordon lui donnaient à penser que ces récupérations ne coûtaient guère aux habitants de la vallée. Après tout, qu’eussent-ils bien pu faire de ce qui, le plus souvent, n’était plus qu’une simple boîte renfermant un tas de circuits morts ?
Pas étonnant qu’il n’y eût personne pour se plaindre de la « tyrannie de la machine » ! Les honoraires du super-ordinateur se voyaient rassemblés sans trop de peine et, en échange, la vallée avait son Salomon… et peut-être même son Moïse qui leur ferait traverser le désert. Évoquant à nouveau la voix douce et sagace qu’il avait entendue il y avait si longtemps, Gordon reconnut que le marché était des plus honnêtes.
— Cyclope a programmé dans ses moindres détails cette étape de transition, poursuivait Aage. Vous avez déjà visité notre petite chaîne de montage de turbines anémo et hydro-électriques. En dehors de ça, nous aidons les forgerons du coin à améliorer la qualité de leurs produits et les agriculteurs à planifier leurs récoltes. Et, en distribuant des jeux vidéo de poche aux enfants de la vallée, nous espérons les rendre réceptifs à des appareils plus intéressants – tels les ordinateurs – lorsque le temps sera venu.
Ils passèrent devant un établi où des hommes et des femmes aux cheveux blancs étaient penchés sur la lumière clignotante des écrans brillants. Saisi d’un vague vertige à l’idée du langage informatique, Gordon avait l’impression d’être tombé par accident dans un antre où des gnomes industrieux s’activaient à raccommoder avec bienveillance et compétence les rêves brisés d’un autre monde.
La plupart d’entre eux étaient assez avancés dans l’âge mûr ou l’avaient largement dépassé. Aux yeux de Gordon, c’était comme si tous se hâtaient d’en faire le maximum avant que la génération qui avait bénéficié d’un enseignement technologique ne disparût à jamais.
— Bien sûr… (Le jeune serviteur de Cyclope reprenait :)… maintenant que le contact est rétabli avec les États-Unis Restaurés, nous pouvons espérer des progrès plus rapides. Par exemple, je pourrais vous faire une longue liste de puces que nous n’avons pas les moyens de fabriquer et qui nous tireraient d’affaire. Il suffirait que Saint Paul puisse nous les expédier… oh, ça ne représenterait pas plus qu’un paquet d’une demi-livre, et le programme de Cyclope prendrait d’un seul coup quatre ans d’avance.
Gordon ne voulait surtout pas croiser le regard de son compagnon. Il se pencha sur un ordinateur démonté et fit semblant de s’absorber dans l’examen de ses complexes entrailles.
— Je n’y connais pas grand-chose, dit-il après quelques secondes, mais il me semble que, de toute manière, on a d’autres priorités dans l’Est que de distribuer des jeux vidéo.
Il avait dit ça pour n’avoir pas à mentir plus qu’il n’était nécessaire, mais le serviteur de Cyclope pâlit comme s’il venait de recevoir un coup au creux de l’estomac.
— Oh, suis-je bête ! Il vous a certainement fallu lutter contre les radiations, la famine, les épidémies, les holnistes… Je crois que nous avons été sacrément favorisés dans l’Oregon. Bien sûr, nous pourrons nous débrouiller seuls jusqu’à ce que le pays soit en mesure de nous venir en aide.
Gordon hocha la tête. Tous deux exprimaient des vérités littérales, mais il n’y en avait qu’un pour savoir à quel point les mots collaient tristement à la réalité.
Dans le silence inconfortable qui s’installa, Gordon sauta sur la première question qui lui vint à l’esprit.
— Ces jouets que vous distribuez avec leurs piles sont donc, pour vous, comme les instruments d’une sorte de prosélytisme ?
Aage éclata de rire.
— Ah oui ! C’est donc de cette façon que vous avez entendu parler de nous, n’est-ce pas ? Ça donne l’impression que nous sommes un peu primaires, je sais, mais ça marche. Venez, je vais vous présenter à la responsable du projet. Si quelqu’un peut être considéré comme un vivant exemple du retour au vingtième siècle, c’est bien Dena Spurgen. Vous comprendrez ce que je veux dire lorsque vous la verrez…
Il entraîna Gordon jusqu’à une porte qui s’ouvrait sur le côté de l’atelier, puis dans un couloir encombré d’objets hétéroclites entassés jusqu’à mi-hauteur le long des murs, et ils débouchèrent enfin dans une pièce qui, elle aussi, était animée par un murmure électrique au seuil de l’audible.
Partout, ce n’étaient qu’écheveaux de câbles et de fils bicolores répandus à terre ou montant à l’assaut des cloisons. Ils évoquaient irrésistiblement le lierre mais, dans leurs crampons de cuivre alimentés par les générateurs de Corvallis, une bonne cinquantaine de petits cubes ou cylindres – après toutes ces années, Gordon y reconnut tout de suite un échantillonnage relativement exhaustif de piles rechargeables – étaient précisément en train de puiser leur courant.
Au fond de ce qui n’était, somme toute, qu’un couloir un peu plus large que le précédent, trois personnes habillées normalement en écoutaient une autre aux longs cheveux blonds et vêtue, elle, de la livrée blanc et noir des serviteurs de Cyclope. Gordon fut surpris de constater qu’il s’agissait de quatre jeunes femmes.
Aage se pencha pour lui murmurer à l’oreille :
— Je dois quand même vous prévenir. Dena est, sans conteste, la plus jeune de tous les serviteurs de Cyclope, mais ça ne l’empêche pas d’être, en un certain sens, une authentique pièce de musée : jeune féministe à tout crin, modèle garanti d’origine.
Il eut un large sourire.
Tant de choses avaient disparu dans l’Effondrement. Il y avait des mots, jadis sur toutes les lèvres, qu’on n’avait plus jamais entendus depuis. Piqué dans sa curiosité, Gordon la regarda mieux.
Elle était grande pour une fille qui avait poussé dans les tristes conditions de ces temps difficiles. Comme elle était de dos, il ne pouvait pas dire grand-chose sur son visage mais c’était d’une voix grave et assurée qu’elle parlait aux jeunes femmes qui l’écoutaient avec passion.
— À ta prochaine sortie, je ne veux pas que tu t’amuses à reprendre de tels risques. J’ai mis un an à obtenir que cette tâche nous soit confiée. Ils ont fini par se laisser persuader parce que c’est la logique même : ces patelins éloignés ont moins tendance à nous voir comme une menace lorsque l’émissaire est une femme. Mais toute cette belle logique serait fichue par terre s’il arrivait quoi que ce soit à l’une d’entre vous.
— Mais Dena, se récria une petite brune coriace, Tillamook a déjà entendu parler de Cyclope ! Et en plus, il me suffisait d’y faire un saut depuis mon propre village. Si j’avais pris Sam et Homer avec moi, ils n’auraient fait que me ralentir et…
— Aucune importance ! la coupa la servante de Cyclope. La prochaine fois, tu n’iras pas sans eux ! Et ne crois pas que je plaisante ! Je te promets que, sinon, je te fais réexpédier à Beaverville immédiatement et tu y finiras ta vie à faire la classe aux gosses et à en pondre…
Elle s’interrompit brutalement en voyant que ses élèves ne lui prêtaient plus la moindre attention. Les trois filles regardaient Gordon.
— Dena, veux-tu faire visiter à l’inspecteur notre unité de chargement des piles ? lui demanda Peter Aage. Je suis sûr qu’il sera très intéressé aussi de t’entendre lui parler de ton… activité missionnaire. (Il se tourna vers son hôte et, le sourire aux lèvres, souffla en aparté :) En fait, je n’avais pas le choix : ou je vous la présentais ou je risquais de me retrouver avec un bras dans le plâtre. Faites gaffe à ce que vous dites, Gordon. (Comme la blonde approchait, il haussa la voix :) J’ai deux ou trois choses à voir dans un autre secteur. Dans cinq minutes, je repasse vous prendre pour vous conduire à Cyclope.
Gordon suivit des yeux le départ de son guide. Il ne se sentait pas très rassuré d’être laissé seul dans cette pièce avec ces filles qui ne le quittaient pas des yeux.
— Bon, leur dit Dena, c’est fini pour aujourd’hui. Demain après-midi, on se revoit pour préparer la prochaine sortie.
Les autres protestèrent avec des mimiques suppliantes mais elle leur montra la porte d’un menton péremptoire. Leurs sourires timides et leurs gloussements lorsque, sur leur passage, Gordon porta deux doigts à sa casquette contrastaient avec les bottes dont elles étaient chaussées et la dague que chacune portait à la ceinture.
Ce ne fut que lorsque Dena lui sourit en lui tendant la main que Gordon prit conscience qu’elle était en effet très jeune.
Elle ne devait pas avoir plus de six ans lorsque les bombes sont tombées.
Sa poignée de main se révéla aussi ferme que son attitude, mais sa paume lisse trahissait un contact plus fréquent avec les livres qu’avec les mancherons de la charrue ou du fléau. Ses yeux verts se posèrent sur lui sans dissimuler qu’ils se livraient à un véritable examen. Gordon se demanda de quand datait sa dernière rencontre avec une femme pareille. La réponse ne se fit pas attendre :
Minneapolis, deuxième et dernière année d’université. La différence, c’est que là, elle était plus vieille que moi. Bizarre quand même que le souvenir de cette fille me revienne maintenant, après tout ce temps.
Il fut tiré de ses pensées par le rire de Dena.
— Puis-je me permettre d’anticiper vos questions ? Oui, je suis une femme. Oui, je suis très jeune. Non, je n’ai pas la qualification nécessaire pour être une servante de Cyclope, et encore moins pour me voir investie de la responsabilité d’un projet.
— Veuillez me pardonner, dit-il en hochant la tête, mais c’était précisément ce que je pensais.
— Oh, je ne vous en veux pas ! De toute façon, tout le monde prétend que je suis un anachronisme. La vérité, c’est que je suis une enfant abandonnée ; j’ai été recueillie par le Dr Lazarensky, le Dr Taigher et les autres après la mort de mes parents, victimes des émeutes anti-science. Depuis, on a toujours manifesté trop d’indulgence à mon égard et j’ai appris à en tirer pleinement parti. Mais je ne doute pas que vous ayez déjà deviné tout ça en entendant ce que j’avais à dire à mes filles.
Gordon finit par conclure que « bien faite » était la meilleure manière de la décrire physiquement. Peut-être un peu trop en longueur, toutefois, et avec la mâchoire trop carrée. Mais quand elle riait d’elle-même comme à présent, son visage s’illuminait.
— De toute façon, ajouta-t-elle en montrant les câbles et les piles, il se peut que nous ne soyons plus capables de former des ingénieurs, mais ça ne demande pas un niveau d’intelligence extraordinaire d’apprendre à fourrer des électrons là-dedans.
Gordon éclata de rire.
— Vous vous sous-estimez. Moi, j’ai dû redoubler mon année de physique pour que ça finisse par me rentrer dans la tête. Quoi qu’il en soit, Cyclope savait ce qu’il faisait en vous affectant à ce boulot.
Dena rougit et baissa les yeux.
— Oui… enfin… je suppose.
De la modestie ? se demanda Gordon ; Cette fille est vraiment surprenante. Je n’aurais pas attendu ça d’elle.
Puis à voix basse, il l’entendit ajouter :
— Oh, flûte, Peter est déjà de retour !
De fait, Peter Aage était en train de se frayer un chemin dans le capharnaüm du couloir. Gordon jeta un œil sur sa montre mécanique à l’ancienne mode. L’un des techniciens de Corvallis l’avait réglée de sorte qu’elle ne prit pas plus de trente secondes d’avance par heure.
— Ça n’a rien d’étonnant. J’ai rendez-vous avec Cyclope dans dix minutes. (Il serra de nouveau la main de Dena.) Mais j’espère que nous aurons bientôt l’occasion de reparler ensemble.
La jeune femme retrouva son sourire.
— Ça, vous pouvez y compter. J’ai des questions à vous poser sur la façon dont vous viviez avant la guerre.
Pas sur les États-Unis Restaurés mais sur le bon vieux temps. Voilà qui est inhabituel ! Et, pourquoi me les poser à moi ? Que puis-je lui dire sur l’Âge d’Or qu’elle n’ait la possibilité d’apprendre en faisant appel aux souvenirs de quiconque ayant plus de trente-cinq ans ?
Perplexe, il se porta à la rencontre de Peter Aage et, avec lui, retraversa l’atelier et l’entrepôt pour gagner la sortie.
— Excusez-moi de vous bousculer, lui dit le jeune serviteur, mais nous devons éviter d’être en retard. Voyez-vous, nous n’avons pas la moindre envie de nous attirer les réprimandes de Cyclope !
Il sourit, mais Gordon avait le sentiment qu’Aage ne plaisantait qu’à moitié. Des gardes armés de fusils et porteurs de brassards blancs les saluèrent comme ils sortaient du bâtiment pour déboucher dans la lumière d’un soleil radieux.
— Je souhaite que votre entretien avec Cyclope se passe au mieux, Gordon, lui dit le guide. Nous sommes tous terriblement excités à l’idée de renouer des contacts avec le restant du pays et j’ai la certitude que Cyclope acceptera de coopérer autant que faire se peut.
Cyclope ! Gordon retomba les pieds sur terre. Oui, je suis au pied du mur. Et je ne sais même pas si j’ai hâte de parler avec lui ou si ça me fait peur.
Il s’arma de courage pour jouer la comédie jusqu’au bout. Après tout, il n’avait pas le choix.
— J’éprouve exactement la même chose à votre égard, dit-il. Moi aussi, je voudrais coopérer avec vous autant que faire se peut.
Et il était sincère.
Peter Aage se détourna et, côte à côte, ils poursuivirent leur chemin sur la pelouse parfaitement entretenue qui s’étendait devant la maison de Cyclope. Chemin faisant, Gordon ne cessa de se demander s’il avait ou non rêvé en croyant voir passer, dans les yeux du technicien, une étrange expression… comme une sorte de tristesse coupable.
Le grand hall de la maison de Cyclope – autrefois le centre de recherche sur les intelligences artificielles de l’université d’État – se présentait comme le frappant rappel d’une époque où les notions de luxe et de décorum avaient encore un sens. La moquette jaune d’or était visiblement passée tous les jours à l’aspirateur et ne montrait presque nulle part sa trame. Les néons projetaient leur vive lumière sur l’élégant mobilier laqué de l’antichambre lambrissée ; là, paysans et fonctionnaires municipaux, venus parfois des villages distants de plus de soixante kilomètres, tortillaient nerveusement leur requête en attendant l’heure de leur brève entrevue avec la gigantesque machine.
Lorsque citadins et fermiers virent entrer Gordon, ils se levèrent comme un seul homme et les plus audacieux s’approchèrent pour lui serrer la main dans leurs pognes calleuses. L’espoir et l’admiration faisaient briller leurs yeux, donnaient à leur voix un timbre embarrassé et respectueux. Gordon afficha un sourire sur ses lèvres et distribua d’affables saluts, déplorant en silence qu’Aage et lui ne pussent attendre ailleurs.
Assez rapidement, toutefois, la jolie réceptionniste leur adressa un gracieux sourire et leur désigna les portes au fond du hall. Gordon et son guide les franchirent. Ils remontèrent ensuite le long du couloir sur lequel elles donnaient, et croisèrent, venant en sens inverse, deux hommes qui sortaient de la salle des entrevues. L’un était un serviteur de Cyclope reconnaissable à sa classique tenue blanche bordée de noir, l’autre un simple citoyen – vêtu d’un costume trois pièces d’avant-guerre, passé de mode, certes, mais impeccablement entretenu et repassé ; le front barré d’un pli, il examinait une longue sortie d’imprimante.
— Je ne suis toujours pas sûr d’avoir bien compris, docteur Grober. Cyclope nous conseille-t-il de creuser notre puits près de la cuvette nord ou ailleurs ? Sa réponse n’est pas très claire, si vous voulez mon avis.
— Écoutez, Herb, vous direz à ceux de chez vous que ce n’est pas le boulot de Cyclope de tout concevoir dans les moindres détails. Il peut restreindre la fourchette des possibilités mais il n’est pas en mesure de prendre, à votre place, les décisions finales.
Le fermier tirailla sur son col qui le serrait.
— Tout le monde sait ça. N’empêche que, dans le passé, il nous a toujours donné des réponses utilisables. Comment se fait-il qu’il ne soit pas plus clair cette fois ?
— Pour la bonne raison que plus de vingt ans se sont déjà écoulés depuis que les cartes géologiques stockées en mémoire par Cyclope ont été mises à jour pour la dernière fois, Herb. D’autre part, vous êtes certainement conscient que Cyclope a été conçu pour converser avec des experts de haut niveau, n’est-ce pas ? Il est donc naturel que bon nombre de ses explications vous passent au-dessus de la tête… Il arrive même parfois qu’elles nous laissent perplexes, nous aussi, les quelques rares scientifiques survivants.
— Oui, mais…
À cet instant précis, le fermier leva les yeux et vit approcher Gordon. Il fit le geste d’ôter un chapeau qu’il ne portait pas et s’essuya la main sur sa jambe de pantalon avant de la tendre nerveusement.
— Je me présente : Herb Kalo de Sciotown, monsieur l’inspecteur. C’est un honneur pour moi.
Gordon serra la main de l’homme en marmonnant des politesses. Plus que jamais, il avait l’impression d’être dans la peau d’un politicien.
— Vraiment, monsieur l’inspecteur. Un grand honneur ! J’espère sincèrement qu’il est dans vos projets de passer par chez nous et d’y créer un bureau de poste. Si c’est le cas, je peux vous promettre une fiesta comme vous n’en avez…
— Je vous en prie, Herb, l’interrompit le vieux technicien. M. Krantz est ici pour avoir un entretien avec Cyclope.
Et il étaya sa remarque en consultant sa montre à quartz.
Kalo rougit et hocha la tête.
— N’oubliez pas mon invitation, monsieur Krantz. Nous saurons vous recevoir…
Ce fut presque à demi plié dans une révérence qu’il reprit, à reculons, le chemin du grand hall. Les autres ne parurent s’apercevoir de rien mais, l’espace d’un instant, Gordon se sentit les joues en feu.
— On vous attend, monsieur, lui dit le serviteur de Cyclope avant de les précéder vers l’extrémité du long couloir.
Le fait que Gordon eût longtemps vécu en pleine nature avait affiné son ouïe qui était devenue plus vive que ne le supposaient vraisemblablement les habitants de Corvallis. Aussi, lorsque, escorté de ses guides, il parvint à proximité de la porte ouverte de la salle de conférence et qu’il y perçut le murmure d’une discussion, il ralentit le pas à dessein et fit mine de débarrasser son uniforme de quelques peluches qui le déparaient.
— Comment pouvons-nous avoir l’assurance que les documents qu’il nous a montrés sont authentiques ? demandait quelqu’un. Évidemment, ils sont couverts de tampons officiels, mais ça ne les empêche pas d’être plutôt grossiers. Et cette histoire de satellites à laser me semble vraiment tirée par les cheveux, si vous voulez mon avis.
— Peut-être. Mais c’est également une explication parfaite du long silence qui a duré quinze ans, répliqua une autre voix. Et, si c’était un imposteur, d’où tiendrait-il les lettres qu’il distribue ? Elias Murphy d’Albany a ainsi reçu pour la première fois depuis la guerre des nouvelles de sa sœur. George Seavers a quitté sa ferme de Greenbury pour aller retrouver sa femme à Curtin, après l’avoir crue morte pendant des années.
— De toute façon, je ne vois pas l’importance que ça peut avoir, fit observer avec douceur une troisième voix. Les gens y croient, et c’est tout ce qui compte…
Sur ce, Peter se précipita vers la porte et toussota pour s’éclaircir la gorge. Lorsque Gordon le rattrapa, il vit quatre hommes et deux femmes vêtus de blanc se lever de la table de chêne qui occupait le centre de la pièce et dont le plateau luisait dans la lumière tamisée. Hormis Peter et lui, toutes les personnes présentes avaient depuis longtemps passé l’âge mûr.
Gordon distribua des poignées de main, content d’avoir déjà rencontré tous ces gens dans les jours précédents ; en pareille circonstance, il eût été bien incapable de retenir leurs noms et qualités. Il s’efforça d’être poli mais son regard était irrésistiblement attiré par la paroi de verre épais qui coupait la salle en deux.
La table butait sur cette frontière et, quoique dans la salle de conférence proprement dite l’éclairage fût très diffus, la partie qui se trouvait derrière la vitre était encore plus sombre. Un unique spot y faisait briller d’un éclat opalescent et moiré une surface circulaire, évoquant une perle ou une lune suspendue dans un ciel nocturne.
Au-delà de ce qui était, en fait, la lentille d’un objectif, on discernait les contours d’un cylindre noir sur lequel deux rangées de petites lumières clignotantes décrivaient de complexes sinusoïdes reproduisant à l’infini les mêmes dessins. Quelque chose, dans ces ondulations répétitives, titillait Gordon… Il lui était impossible de définir exactement quoi. Pas plus qu’il ne pouvait aisément s’arracher à la contemplation de ce scintillement de points minuscules.
La machine baignait dans un moelleux nuage de vapeurs denses. Et, en dépit de l’épaisseur du verre, Gordon était sensible au froid intense que dégageait cette extrémité de la pièce.
Le premier serviteur, le Dr Edward Taigher, prit Gordon par le bras et l’amena devant l’œil unique du super-ordinateur.
— Cyclope, dit-il, j’aimerais que vous fassiez la connaissance de M. Gordon Krantz. Il est depuis quelques jours notre hôte et a soumis à notre examen des documents attestant sa qualité d’inspecteur des postes et sa mission présente en tant que représentant du gouvernement des États-Unis Restaurés.
» Monsieur Krantz, puis-je me permettre de vous présenter Cyclope.
Gordon posa les yeux sur la lentille nacrée – sur les lumières clignotantes, sur les lambeaux de brume – et eut le plus grand mal à réprimer en lui la sensation d’être un petit enfant pris en flagrant délit de mensonge.
— C’est un réel plaisir de vous rencontrer, Gordon. Je vous en prie, veuillez vous asseoir.
La voix était aimable et le timbre parfaitement humain. Elle émanait du petit haut-parleur placé contre la vitre, à l’extrémité de la table. Gordon s’installa dans le confortable fauteuil que Peter Aage lui présentait. Il y eut un silence. Puis Cyclope reprit :
— Ce sont de merveilleuses nouvelles que vous nous apportez, Gordon. Après toutes ces années passées à veiller sur les populations de la basse vallée de la Willamette, cela semble presque trop beau pour être vrai. (Nouvelle pause, fort brève, puis :) Certes, travailler avec mes amis – qui insistent pour se faire appeler mes serviteurs – s’est toujours révélé immensément gratifiant, mais on n’en restait pas moins saisi d’un pénible sentiment de solitude lorsqu’on imaginait le reste du monde en ruine. Je vous en prie, Gordon, dites-moi s’il en est de mes frères qui aient survécu dans l’Est.
Gordon cligna des yeux puis, le temps de trouver sa voix, fit non de la tête.
— Je suis navré, Cyclope. Il n’y a pas une seule autre grande machine qui ait résisté à l’anéantissement. J’ai bien peur que vous soyez le dernier représentant de votre espèce encore en vie.
Quoiqu’il regrettât d’avoir à délivrer de si mauvaises nouvelles, il espérait placer l’entretien sous de bons augures en commençant par dire la vérité.
Cyclope observa un long silence. À coup sûr, Gordon dut rêver lorsqu’il crut entendre, dans le haut-parleur, un soupir voilé, presque un sanglot.
Durant cette pause, les petits contrôles de parité sous l’objectif de l’ordinateur continuèrent de clignoter comme s’ils répétaient constamment la même phrase dans quelque ésotérique langage de lumière. Gordon comprit qu’il lui fallait continuer de parler s’il ne voulait pas se perdre dans l’hypnotique séquence fermée.
— À vrai dire, Cyclope, la plupart des gros ordinateurs sont morts dans les toutes premières secondes de la guerre… à cause des vibrations électromagnétiques. Je ne puis d’ailleurs vous dissimuler ma curiosité de savoir ce qui vous a permis d’y échapper.
Tout comme Gordon, la machine parut s’arracher à une morne méditation pour répondre :
— C’est une excellente question. Il se trouve que ma survie est due à un heureux hasard de planning. Voyez-vous, la guerre a éclaté le jour d’une opération porte ouverte à l’université d’État de Corvallis. Lorsque les radiations ont déferlé, j’étais dans ma cage de Faraday pour une démonstration publique. Vous comprenez donc…
Si intéressé qu’il fût par le récit de Cyclope, Gordon s’évada néanmoins quelques instants pour jouir du sentiment de triomphe qui l’habitait. Il avait pris l’initiative dans l’entrevue, posant le genre même de questions qu’on pouvait attendre d’un « inspecteur fédéral ». Il jeta un coup d’œil rapide sur les visages austères des serviteurs humains de la machine et sut qu’il venait de remporter une petite victoire. Ils le prenaient au sérieux.
Peut-être que ça va marcher, après tout.
Il continua pourtant d’éviter le spectacle des ondoyantes séquences de signaux lumineux et, bientôt, il se sentit en sueur malgré la proximité de la cloison de verre derrière laquelle régnait une température ultra-basse.
En l’espace de quatre jours, réunions et négociations furent renvoyées au passé. Gordon n’avait pas eu le temps de se faire à cette idée mais l’heure du départ avait sonné de nouveau pour lui. Sous prétexte de l’aider à porter sa paire de fontes – quoique presque vides – Peter Aage l’accompagna jusqu’aux écuries où l’on achevait de préparer les chevaux.
— Je suis désolé que les choses aient pris si longtemps, Gordon. Je sais que vous aviez hâte de poursuivre l’implantation de votre réseau postal, mais Cyclope a tenu à vous élaborer un itinéraire de sorte que vous puissiez couvrir le nord de l’Oregon avec le maximum d’efficacité.
— Pas de problème. Peter, fit Gordon, haussant les épaules avec une feinte désinvolture. Le retard n’est pas bien grand et je suis sensible à l’aide que vous m’avez apportée.
Ils cheminèrent un moment, côte à côte, sans rien dire ; l’esprit de Gordon se laissait emporter dans un tourbillon de pensées secrètes. Si Peter savait à quel point j’aurais préféré rester ! Si seulement il existait un moyen…
Gordon en était venu à aimer la confortable simplicité de sa chambre d’hôte. Il n’avait que la rue à traverser pour se rendre à la maison de Cyclope. Les bons et copieux repas servis à la cantine et le choix impressionnant de livres très bien entretenus qu’offrait la bibliothèque lui manqueraient ; et plus que toute autre chose, peut-être, c’était la lumière électrique au chevet de son lit qu’il regretterait le plus. Au cours des quatre dernières nuits, il ne s’était pas endormi sans lutter pour lire encore quelques-unes de ces lignes qui dansaient devant ses yeux, vieille habitude de jeunesse qui s’était vite ranimée après une longue, très longue phase de sommeil forcé.
Deux gardes en veste de cuir fauve portèrent la main au bord de leur chapeau lorsque Aage et Gordon tournèrent le coin de la maison de Cyclope pour s’engager dans une zone en friche séparant celle-ci des écuries.
Pour tirer parti du temps que mettait Cyclope à lui mitonner son itinéraire, Gordon avait visité les environs de Corvallis, s’entretenant avec les gens sur les méthodes d’agriculture scientifique, sur les techniques simples mais judicieuses mises en œuvre pour les artisans, et sur la théorie qui sous-tendait cette souple confédération par laquelle Cyclope maintenait sa paix. Le secret de la vallée était des plus simples. Personne ne désirait se battre si cela devait lui faire courir le risque de perdre les merveilles que déverserait un de ces jours la corne d’abondance promise par le super-ordinateur.
Une conversation surtout continuait de lui trotter dans la tête, celle qu’il avait eue la veille avec la plus jeune servante de Cyclope, Dena Spurgen.
Elle l’avait retenu très tard au coin du feu, dans le salon voisin du réfectoire. Là, secondée par deux de ses ambassadrices chargées de lui servir tasse de thé sur tasse de thé, elle l’avait accablé de questions sur l’existence qu’il avait menée avant et après l’Apocalypse.
Gordon avait, à son répertoire, mille et une astuces pour éviter d’être trop précis sur les « États-Unis Restaurés », mais il était sans défense contre cette sorte d’interrogatoire. Elle lui avait paru ne manifester qu’un intérêt médiocre pour le sujet qui passionnait tous les autres : le contact avec le « reste de la nation ». Sans doute se disait-elle que le processus prendrait des décennies.
Non, ce qu’elle voulait connaître, Dena, c’était l’aspect du monde juste avant et juste après les bombes. Elle avait été particulièrement fascinée par l’horrible et tragique récit de l’année qu’il avait passée dans la milice, sous les ordres du lieutenant Van. Elle avait tout voulu savoir sur chacun des hommes de la section, sur ses défauts, sur ses faiblesses, sur le courage – ou l’obstination – qui l’avait amené à poursuivre le combat bien après que la cause fut perdue.
Non… pas perdue. In extremis, Gordon s’était efforcé d’inventer un happy end à la bataille du Meeker County. La cavalerie était arrivée. Les silos avaient été sauvés de justesse. De braves gars étaient morts – il n’avait négligé aucun détail sur les souffrances de Tiny Kierle ou sur l’héroïque résistance de Drew Simms – mais, dans son histoire, ces hommes courageux n’avaient pas lutté en vain.
Il avait raconté les choses comme elles auraient dû finir, surpris par la passion qu’il mettait dans ce vœu impossible. Les filles avaient bu ses paroles comme si c’était un merveilleux conte de fées… ou une question d’histoire sur laquelle elles auraient un contrôle le lendemain matin.
J’aimerais savoir exactement ce qu’elles avaient l’impression d’entendre… ce qu’elles cherchaient à découvrir dans ce noir récit d’un épisode de ma pauvre existence.
Peut-être à cause de la paix qui, depuis si longtemps, régnait dans la Basse-Willamette, Dena lui avait également demandé de parler des pires hommes qu’il avait rencontrés… de lui dire tout ce qu’il savait sur les pillards, les hyper-survivalistes, les holnistes.
Ce cancer au cœur de la renaissance qui germait en cette fin de siècle. Puisses-tu rôtir en enfer, Nathan Holn !
Lorsque, auprès du feu, Mary Ann et Tracy avaient succombé au sommeil, Dena, elle, n’en avait pas pour autant cessé de poser ses questions. En temps ordinaire, Gordon se fût senti tout émoustillé d’être ainsi l’objet de l’attention passionnée d’une jeune femme séduisante. Mais la situation était bien différente de celle qu’il avait connue à Pine View avec Abby. Non que Dena parût insensible à son charme mais elle lui accordait une plus grande valeur en tant que source d’informations. Et, comme il ne devait pas rester à Corvallis plus de quelques jours, elle n’avait aucune hésitation quant à la manière d’utiliser au mieux le temps dont ils disposaient.
Gordon la trouva, somme toute, parfaitement assommante et peut-être même un peu obsédée par les questions d’histoire. Toutefois, il savait qu’elle serait malheureuse de le voir partir.
Elle serait bien la seule. Gordon avait la sensation très nette que les serviteurs de Cyclope étaient, dans l’ensemble, contents de se débarrasser de lui. Même Peter Aage semblait soulagé.
C’est mon personnage qui en est la cause. Il les met mal à l’aise. Peut-être y sentent-ils obscurément quelque fausseté. Après tout, il m’est difficile de les en blâmer.
Même si la majorité des techniciens croyaient en son histoire, ils n’avaient aucune raison d’apprécier le représentant d’une « administration » lointaine qui, tôt ou tard, finirait par mettre le nez dans le monde qu’ils avaient passé tant de temps à construire. Ils prétendaient qu’ils avaient hâte d’entrer en contact avec le monde extérieur mais Gordon sentait que la plupart d’entre eux y voyaient au mieux la perspective de devoir un jour payer des impôts.
Non que les habitants de Corvallis eussent, évidemment, la moindre crainte à avoir.
Gordon était toujours dans l’incertitude quant à la position de Cyclope à son sujet. Le grand ordinateur, qui avait pris sous sa responsabilité les destinées d’une vallée entière, s’était montré plutôt évasif et distant lors de leurs derniers entretiens. Il n’y avait eu ni plaisanteries ni jeux de mots subtils, seulement un sérieux imperturbable et compassé. Une telle froideur avait déçu le Gordon dans la mémoire duquel restait gravé un certain jour d’avant-guerre à Minneapolis.
Bien sûr, le temps avait pu se charger d’embellir le souvenir qu’il avait gardé d’un autre super-ordinateur. Cyclope et ses serviteurs avaient accompli de si grandes choses ici. Ce n’était pas à lui de juger.
Comme ils dépassaient un amas de ruines calcinées, Gordon se tourna vers son compagnon.
— On dirait qu’en un temps, il y a eu de rudes combats dans le secteur.
Peter se rembrunit, lui aussi ramené en arrière, et dans un passé des plus douloureux.
— Oui, c’est là, tout près de l’ancienne centrale, que nous avons repoussé l’une des émeutes anti-science. Ce que vous voyez, ce sont les restes fondus des transformateurs et le vieux générateur auxiliaire. Ils ont quand même réussi à tout faire sauter et, après cela, nous avons dû nous rabattre sur l’eau et le vent pour produire du courant électrique.
Les squelettes noircis des vieilles installations de conversion énergétique gisaient encore en tas racornis, là où techniciens et savants s’étaient désespérément battus pour tenter de sauver le travail de toute une vie. Gordon en fut ramené à son autre préoccupation majeure.
— Je continue de penser qu’il faudrait faire davantage en prévision d’une éventuelle invasion survivaliste, Peter. Si j’en crois ce que disaient ces éclaireurs, elle pourrait être déclenchée très prochainement.
— Mais vous admettez vous-même n’avoir surpris que des lambeaux de conversation susceptibles d’être mal interprétés. (Aage haussa les épaules.) Toutefois, nous renforcerons les patrouilles dès que nous aurons l’occasion d’en discuter davantage et de dresser des plans. Mais vous devez comprendre que Cyclope doit prendre en considération sa propre crédibilité. Voilà dix ans qu’il n’y a pas eu de mobilisation générale ; si jamais Cyclope prenait une telle mesure et que tout ne se révèle être qu’une fausse alerte…
Il laissa sa phrase en suspens.
Gordon savait que les autorités locales avaient accueilli son histoire avec méfiance. Elles n’avaient pas la moindre envie de lever, dans leur village, des contingents de la deuxième génération. Cyclope lui-même avait exprimé des doutes quant à la capacité des bandes holnistes à s’organiser pour frapper à plusieurs centaines de kilomètres au nord de leurs bases. Ce n’était tout simplement pas dans la mentalité hyper-survivaliste, avait expliqué la gigantesque machine.
Gordon avait dû s’incliner devant l’opinion de Cyclope. Après tout, ses banques de données avaient enregistré tous les textes de psychologie qui avaient jamais paru… et les œuvres de Nathan Holn lui-même.
Peut-être ces types de la Rogue River n’avaient-ils fait qu’un raid éclair sur Eugene et ne s’étaient-ils raconté cette histoire de mission de reconnaissance que pour se donner du courage.
Peut-être.
Bon, nous y sommes.
Les garçons d’écurie prirent ses sacoches qui ne contenaient rien d’autre que ses effets personnels et trois livres empruntés à la bibliothèque. Ils avaient déjà sellé sa nouvelle monture – un hongre vigoureux et racé – et chargé ses provisions, ainsi que deux énormes sacs de missives pleines d’espoir sur une grosse jument de labour. Si la proportion de destinataires survivants atteignait deux pour cent, il faudrait y voir un miracle. Mais, pour ces quelques exceptions, la réception d’une lettre allait signifier beaucoup et entamerait le long et lent processus de rétablissement des liens avec le monde extérieur.
Peut-être son personnage aurait-il un rôle positif… assez, du moins, pour compenser ce qu’il avait de mensonger…
Gordon enfourcha le hongre. Il lui tapota l’encolure et lui parla jusqu’à ce que le noble et fougueux animal se sentît en confiance.
— Nous vous reverrons dans trois mois, n’est-ce pas ? lui dit Peter, la main tendue. Lorsque vous repasserez par ici en retournant dans l’Est.
Presque mot pour mot ce que m’a dit Dena Spurgen. Peut-être serai-je même de retour avant, s’il me vient jamais le courage de tout vous avouer.
— D’ici là, Gordon, Cyclope vous promet de rédiger un rapport sur la situation dans le nord de l’Oregon ; vous n’aurez plus qu’à le transmettre à vos supérieurs.
Aage resta encore un moment accroché à sa main. Une fois de plus, Gordon fut intrigué. Le gars se comportait comme si quelque chose le tracassait… quelque chose dont il ne pouvait parler.
— Dieu vous assiste dans cette tâche estimable, Gordon, ajouta-t-il d’un ton grave. S’il y a quelque chose que je puisse faire pour vous, quoi que ce soit, vous n’aurez qu’à m’en faire part.
Gordon acquiesça d’un signe de tête. Toute parole était désormais superflue, Dieu merci. Puis, du coude, il donna le départ à sa monture et s’engagea sur la route du Nord. Le cheval chargé de bagages lui emboîta le pas.
Les serviteurs de Cyclope l’avaient averti : au nord de Corvallis, la nationale n’était pas sûre et, en outre, complètement défoncée ; il avait donc pris une route secondaire qui lui était parallèle mais passait légèrement plus à l’ouest. Son état n’en était pas meilleur, apparemment : les gravats et les nids-de-poule rendaient la progression de Gordon très lente. Son estomac criait famine ; il ne tarda pas à s’arrêter pour casser la croûte dans les ruines de la ville de Buena Vista.
L’après-midi commençait à peine mais des nuages s’amoncelaient dans le ciel et des lambeaux de brume s’effilochaient dans les couloirs des rues jonchées de débris. Par le plus grand des hasards, c’était le jour où les fermiers au coin se rassemblaient dans un jardin public au centre de la ville fantôme pour y tenir leur marché. Gordon fit un brin de causette avec eux tandis qu’il s’attaquait au pain et au fromage qu’il avait sortis de ses fontes.
— Mais elle a rien, c’te nationale, lui dit un autochtone en secouant la tête d’un air stupéfait. Ces messieurs les professeurs, i’ doivent pas souvent monter par là. C’est qu’c’est pas des grands voyageurs comme vous, m’sieur Krantz. M’est avis qu’i’-z-en ont tellement dans l’chou qu’ça finit par fermenter.
Et il gloussa, tout content de son bon mot.
Gordon ne se donna pas la peine de préciser que son itinéraire lui avait été dressé par Cyclope lui-même. Il remercia le type et retourna jusqu’à sa monture pour prendre la carte qu’on lui avait remise.
Elle était couverte d’une impressionnante quantité de pattes de mouches dessinées par la table traçante de l’ordinateur ; c’était le plan censé lui montrer la route à suivre pour établir un réseau postal dans le nord de l’Oregon. Cet itinéraire, lui avait-on dit, avait été soigneusement étudié pour lui permettre de contourner le plus efficacement possible les secteurs connus pour être infestés de brigands et la ceinture de radioactivité qui subsistait aux abords de Portland.
Gordon se caressa la barbe. Plus il examinait cette carte, plus sa perplexité allait croissant. Cyclope devait savoir ce qu’il faisait, mais ce tracé tarabiscoté lui donnait l’impression d’être tout ce qu’on voulait sauf efficace.
Sans le vouloir, il en vint à soupçonner qu’au contraire, ce trajet avait été conçu pour l’écarter de sa route. Pour lui faire perdre du temps plutôt que pour lui en faire gagner.
Mais pourquoi Cyclope voudrait faire une chose pareille ?
Il n’était pas question de supposer que le super-cerveau électronique craignît son ingérence. Gordon avait maintenant l’art et la manière de dissiper d’entrée ce genre d’inquiétudes… en insistant lourdement sur la volonté des « États-Unis Restaurés » de ne pas se mêler des affaires locales. Cyclope avait paru y croire.
Gordon leva le nez de sa carte. Le temps était en train de tourner au vilain et les nuages roulaient de plus en plus bas, noyant déjà les sommets des immeubles en ruine. La brume s’effilochait à cause du vent qui la chassait le long des rues, détachant des volutes qui s’interposaient entre Gordon et la vitrine épargnée de quelque magasin. Son esprit fut soudain ramené au souvenir extraordinairement précis d’une autre surface de verre… vue à travers une myriade de gouttelettes réfringentes.
La tête de mort… le facteur et son crâne de squelette au sourire grimaçant en surimpression sur le mien.
Une autre sensation de déjà vu se déclencha et l’agita d’un frisson. Ces lambeaux de brume lui rappelaient les vapeurs des températures ultra-basses… son reflet dans la fraîche cloison de verre pendant les entretiens avec Cyclope, là-bas, à Corvallis… et l’étrange sensation qui l’avait assailli à la vue des rangées de petites lumières clignotantes répétant à l’infini les mêmes dessins ondulants…
Répétant…
Gordon en eut soudain froid dans le dos.
— Non, fit-il en un souffle. Mon Dieu, pas ça…
Il ferma les yeux et se sentit le besoin irrépressible de fixer ses pensées dans une autre direction, sur le temps qu’il faisait, sur l’insupportable Dena ou sur l’adorable petite Abby de Pine View, sur n’importe quoi sauf…
— Mais pourquoi ferait-on une chose pareille ? s’écria-t-il à voix haute. Pourquoi font-ils ça ?
Avec répugnance, il dut s’avouer qu’il savait pourquoi. Il était incollable sur les raisons que les gens pouvaient avoir de mentir.
Le souvenir du champ de ruines calcinées derrière la maison de Cyclope le força à se demander comment les techniciens avaient matériellement pu réaliser ce qu’ils prétendaient avoir fait. Presque vingt ans s’étaient écoulés depuis que Gordon ne s’était pas penché sur la physique et sur ce que la technologie pouvait ou non accomplir. La lutte incessante et quotidienne pour sa survie avait rempli les années intermédiaires… ainsi que son rêve opiniâtre d’un lieu béni où s’amorcerait un renouveau. Il n’était pas en position de dire ce qui était ou non possible.
Mais il devait découvrir si son soupçon était fondé. Jusqu’à ce qu’il en eût le cœur net, il ne serait plus question pour lui de trouver le sommeil.
— Excusez-moi ! fit-il à un fermier qui passait.
L’homme lui lança un sourire passablement édenté puis, chapeau bas, s’approcha d’un pas traînant.
— J’peux faire quèque chose pour vous, m’sieur l’inspecteur ?
Gordon montra un point sur la carte, à guère plus d’une quinzaine de kilomètres de Buena Vista à vol d’oiseau.
— Cet endroit, Sciotown, vous savez par quelle route on y va ?
— Pour sûr, patron. Si vous vous dépêchez, vous pouvez y être ce soir.
— Ne vous en faites pas, lui assura Gordon. Je vais me dépêcher.
— Une minute, bon sang ! J’arrive ! brailla le maire de Sciotown, mais les coups continuèrent avec insistance à sa porte.
Herb Kalo prit toutefois son temps pour allumer sa nouvelle et précieuse lampe à huile qui venait d’un village d’artisans situé à quelque nuit kilomètres à l’ouest de Corvallis. Il avait récemment échangé cinquante kilos des plus belles faïences de Sciotown contre vingt de ces superbes lampes et trois mille allumettes d’Albany, opération commerciale dont il pressentait qu’elle allait lui assurer sa réélection cet automne.
À la porte, les coups redoublèrent.
— Ouais, ça va ! Il y a intérêt que ce soit important !
Il tira le verrou et ouvrit.
C’était Douglas Kee, celui qui, cette nuit, était de garde au portail.
— Un problème, Doug ? Qu’est-ce qui se…
— C’est quelqu’un qui demande à te voir, Herb, l’interrompit la sentinelle. Normalement, j’l’aurais jamais laissé entrer après l’couvre-feu, mais tu nous as parlé d’lui quand t’es r’venu d’Corvallis… et j’ai pas voulu l’laisser dehors par ce temps.
Un homme de belle taille au poncho trempé de pluie s’avança hors des ténèbres ruisselantes. Le métal poli de l’insigne sur sa casquette accrocha la lumière de la lampe. Il tendit la main.
— Monsieur le maire, ça me fait plaisir de vous revoir. Je me demandais si nous ne pourrions pas avoir une petite conversation.
Gordon n’aurait jamais pensé devoir décliner un jour l’offre d’un lit et d’un bon repas chaud pour aller galoper dans la nuit sous une pluie battante, mais, cette fois, il n’avait pas le choix. Il avait réquisitionné le meilleur cheval des écuries de Sciotown mais n’aurait pas hésité, s’il l’avait fallu, à faire tout ce chemin au pas de course.
La pouliche trottait d’un pied sûr en direction de Corvallis sur une vieille route secondaire. C’était une bête courageuse et Gordon n’avait pas eu de mal à lui faire adopter une allure à la fois prudente et rapide, malgré l’obscurité. Par bonheur, la nuit n’était pas trop profonde. À travers des nuages déchiquetés, une lune presque à son plein diffusait une clarté blafarde sur le paysage.
Gordon craignait d’avoir jeté le maire de Sciotown dans la plus noire confusion dès qu’il avait mis les pieds chez lui. Sans perdre une seconde en échanges de politesses, il était allé droit au but et avait expédié Herb Kalo dans son bureau pour se faire rapporter une longue feuille de papier à perforations latérales soigneusement pliée en accordéon.
Il avait placé la sortie d’imprimante sous la lumière de la lampe et, sous le regard ébahi du maire, s’était absorbé dans sa lecture.
— Combien cette consultation vous a-t-elle coûté, monsieur le maire ? avait-il demandé sans lever le nez du texte.
— Oh, pas grand-chose, inspecteur ! avait répondu Kalo avec une certaine nervosité dans le ton. Cyclope baisse considérablement ses prix depuis que sa clientèle s’étend à de nouveaux villages. De plus, comme sa réponse était plutôt vague, on m’a fait une réduction.
— Combien ? avait insisté Gordon.
— Euh… voilà… nous lui avons trouvé dix de ces vieux jeux vidéo de poche ainsi qu’une cinquantaine de vieilles piles rechargeables dont une dizaine peut-être étaient encore en état de servir. Ah, oui, et puis un micro-ordinateur qui n’était pas trop rouillé !
Gordon soupçonnait que le résultat des récupérations à Sciotown devait être bien supérieur mais on devait garder des réserves en prévision de transactions futures. Lui-même en aurait fait autant à leur place.
— Et quoi d’autre, monsieur le maire ?
— Je vous demande pardon ?
— J’estime que ma question est claire, avait-il rétorqué d’un ton sévère. Qu’avez-vous donné d’autre en paiement de cette consultation ?
— Mais enfin… rien. (La plus totale incompréhension s’était peinte sur le visage de Kalo.) À moins, bien sûr, que vous ne considériez comme des honoraires un plein chariot de denrées alimentaires et de faïence. Mais ça n’a vraiment que peu de valeur en comparaison du reste. C’est juste un supplément pour que les savants puissent se consacrer à leur tâche consistant à aider Cyclope.
Gordon s’était senti la poitrine de plus en plus oppressée. Les battements de son cœur ne paraissaient pas devoir se calmer. Toutes les pièces, du puzzle s’ajustaient atrocement.
Péniblement, il avait lu à haute voix des fragments du texte fourni par l’ordinateur :
—… amorce d’infiltrations résultant du recouvrement des plaques tectoniques… variance de rétention des eaux souterraines… (Des mots qu’il n’avait plus vus, ni entendus, ni même captés dans ses pensées depuis dix-sept ans, lui avaient alors roulé sur la langue telles des friandises dont il eût avec une intense émotion retrouvé le goût presque oublié.)… variations dans les taux d’alimentation et la nappe aquifère… analyse à simple valeur conjecturale en raison d’incertitudes téléologiques…
— Nous pensons avoir une vague idée de ce qu’a voulu dire Cyclope, avait hasardé Kalo. Et, dès que le temps se sera remis au beau, nous commencerons à creuser sur les deux meilleurs sites. Évidemment, si ça ne donne rien, c’est que nous aurons mal interprété ses conseils, et nous n’aurons à nous en prendre qu’à nous-mêmes. Le mieux, alors, sera de faire d’autres essais aux emplacements qu’il nous a indiqués comme…
Puis le maire s’était tu car il venait de se rendre compte que l’inspecteur ne l’écoutait plus : pétrifié, il fixait le vide.
— Delphes, l’avait-il entendu murmurer, à peine plus fort que s’il s’était agi d’un soupir.
Et, pour Gordon, la chevauchée à travers la nuit avait commencé.
Les années passées dans un monde retourné à l’état sauvage avaient durci Gordon ; dans le même temps, les gens de Corvallis avaient pâti de leur prospérité. Il lui fut presque honteusement simple de se glisser par une brèche du cordon de gardes que la cité maintenait sur ses franges. Sans plus de difficulté, il remonta les rues désertes des faubourgs jusqu’au campus de l’université d’État. Là, il s’accorda une halte de dix minutes dans Moreland Hall, depuis longtemps à l’abandon, pour bouchonner sa monture avec soin et lui remplir son sac à picotin. La pouliche devait rester en forme si, d’aventure, il était obligé de faire appel à elle précipitamment.
Il ne lui resta plus qu’à courir un quatre cents mètres sous la pluie pour gagner les abords de la maison de Cyclope. Lorsqu’il fut en vue de la construction, il s’astreignit à ralentir quoiqu’il eût désespérément envie d’en finir avec tout ça.
Il dut s’accroupir derrière les ruines du bâtiment qui avait jadis abrité l’ancien générateur ; deux gardes faisaient leur ronde, voûtés sous leur poncho où le canon de leur arme, à l’abri de la pluie, faisait une bosse. Tapi dans les décombres calcinés, il respira dans l’air humide – même après toutes ces années – l’âcre senteur des poutres noircies et des câbles fondus.
Qu’avait dit Peter Aage sur l’hystérie des premiers temps, lorsque, dans l’éclatement de l’autorité centrale, les émeutes avaient fait rage ? Il avait dit qu’on s’était rabattu sur l’eau et sur le vent comme sources d’énergie après l’incendie du vieux générateur.
Gordon ne doutait pas de l’efficacité d’une telle solution de rechange… à condition qu’on eût pu la mettre en œuvre à temps. Mais avaient-ils pu ?
Lorsque les gardes se furent éloignés, il se rua vers une porte de service de la maison de Cyclope et, à l’aide d’une barre de fer dont il s’était muni à cette fin, en fit sauter le cadenas d’un coup sec. Il resta un long moment l’oreille tendue et, comme nul ne venait, il se glissa prestement à l’intérieur.
Les locaux de l’ex-centre de recherche sur les intelligences artificielles étaient loin de bénéficier dans leur intégralité du même entretien scrupuleux que les quelques salles et couloirs appelés à être vus du public. Même dans la pénombre qui régnait, on voyait que, sur ces étagères qui croulaient sous les bandes magnétiques, les livres et les dossiers étaient à l’abandon sous une épaisse couche de poussière. Gordon remonta vers le mince rai de lumière qu’il voyait au bout du corridor, manquant par deux fois de trébucher sur des masses impossibles à identifier, abandonnées au milieu du passage. Ayant atteint son but – les doubles portes donnant sur le couloir central – il s’accroupit, car, derrière, un homme passait en sifflotant. Puis il se redressa et regarda par la fente.
Un homme vêtu de la robe blanc et noir des serviteurs de Cyclope, et dont les mains disparaissaient dans d’énormes gants argentés, s’arrêta près d’une porte ; il déposa la grosse glacière de camping qu’il portait et frappa.
— Hé, Elmer ! Vlà une aut’ fournée de neige carbonique pour not’ seigneur et maître. Grouille-toi, bon sang ! Cyclope a faim !
De la neige carbonique, nota Gordon. De fait, il voyait de la vapeur s’échapper sur les bords du couvercle voilé de la glacière portative.
Une autre voix se fit entendre, assourdie par l’épaisseur des portes.
— Ouais. On n’est pas aux pièces. J’vois pas l’mal que ça peut faire à Cyclope d’attendre encore une minute ou deux !
Enfin, la porte s’ouvrit, laissant se répandre dans le couloir les boum-boum d’un vieux disque de rock.
— Pourquoi t’as pas ouvert tout de suite ?
— J’avais une partie en cours ! Tu te rends compte, j’étais arrivé à cent mille points sur Missile à Gogo. Tu penses tout de même pas qu’j’allais laisser tomber…
La suite des fanfaronnades d’Elmer fut interrompue par la fermeture brusque de la porte.
Gordon sortit de sa cachette et remonta le couloir central jusqu’à une autre pièce dont la porte était restée entrouverte. Un mince rai de lumière s’en échappait ainsi que les échos d’une conversation plutôt tardive. Il s’immobilisa en reconnaissant quelques-unes de ces voix.
— Je continue de penser que nous devrions l’éliminer, disait l’une d’elles – celle du Dr Grober, lui sembla-t-il. Ce type risque de foutre en l’air tout ce que nous avons eu tant de mal à mettre en place ici.
— Oh, il faut toujours que tu exagères, Nick ! Je ne crois pas qu’il représente un aussi grand danger. (C’était la voix de cette très vieille servante de Cyclope… dont il n’arrivait pas à se rappeler le nom.) Ce gars m’a vraiment donné l’impression de prendre sa tâche à cœur, certes, mais d’être plutôt inoffensif.
— Ah bon ? Tu n’as donc pas entendu le genre de questions qu’il posait à Cyclope ? Il n’a rien à voir avec ces culs-terreux que sont devenus, dans l’ensemble, nos concitoyens. Il a l’esprit vif… trop vif ! Et il se souvient de trop de choses d’avant-guerre !
— En ce cas, pourquoi ne pas essayer de le recruter ?
— Pas moyen ! C’est un idéaliste, ça crève les yeux ! Il n’accepterait jamais. Nous n’avons pas d’autre choix : il faut le tuer ! Et tout de suite ! Ensuite reste à espérer que ça leur prendra des années avant qu’ils ne nous envoient quelqu’un d’autre à sa place.
— Et moi, je suis sûre que tu es complètement dingue, rétorqua la femme. Mettons que nous suivions ta suggestion. Et si par hasard quelqu’un remonte la piste jusqu’à nous, les conséquences seront désastreuses !
— Je suis d’accord avec Marjorie. (C’était la voix du Dr Taigher lui-même.) Non seulement les gens – nos concitoyens de l’Oregon – se retourneraient contre nous si nous étions démasqués, mais nous aurions à répondre de nos actes devant la nation tout entière.
Il y eut un long, très long silence.
— Je ne suis toujours pas convaincu qu’il soit réellement…
Mais avec douceur, une voix interrompit Grober ; c’était celle de Peter Aage.
— Auriez-vous tous oublié la raison majeure pour laquelle nul ne doit toucher à lui ou dresser un obstacle quelconque sur sa route ?
— Quoi ? ! Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Mon Dieu ! fit Peter, et sa voix devint presque un chuchotement. Ce qu’il est, ce qu’il représente ne t’a donc jamais traversé l’esprit ? Sommes-nous tombés si bas ? Allons-nous envisager de lui nuire alors que nous lui devons notre loyauté inconditionnelle et toute l’aide que nous sommes en mesure de lui apporter ?
— Tu te laisses influencer parce qu’il a sauvé la vie de ton neveu, dit quelqu’un sans conviction.
— Peut-être. Et peut-être aussi par ce que Dena dit de lui.
— Dena ! ricana Grober. Cette gamine imbue d’elle-même et de ses idées ridicules !
— Mettons. Mais il n’en reste pas moins les drapeaux.
— Les drapeaux ? (Cette fois, l’étonnement était dans la voix du Dr Taigher.) Quels drapeaux ?
Ce fut la femme qui répondit, pensive :
— Peter fait allusion aux drapeaux qu’on a hissés partout dans les municipalités des alentours. Tu sais, l’Old Glory ? La Bannière étoilée ? Faut sortir, Ed. Se faire une idée de ce que les gens pensent. Je n’ai jamais vu les villageois dans un tel état, même avant la guerre.
Il y eut un nouveau silence que Grober finit par rompre à voix presque basse :
— Je me demande ce que Joseph pense de tout ça.
Un pli contracta le front de Gordon. Chacune de ces voix, il la reconnaissait comme celle d’un des serviteurs de haut rang qu’il avait rencontrés durant son séjour ; mais il ne se souvenait pas qu’on lui eût jamais présenté quelqu’un prénommé Joseph.
— Il est allé se coucher, je crois, dit Taigher. Et moi, je vais en faire autant. Nous reprendrons cette discussion plus tard, lorsque nous serons à même de la conduire rationnellement.
Gordon battit en retraite dans le couloir car des pas approchaient de sa cachette. En fait, il se moquait d’être obligé de quitter son poste d’écoute. L’opinion de ces gens dans la pièce n’avait pas d’importance, de toute façon. Aucune espèce d’importance.
Il n’y avait qu’une voix qu’il voulût désormais entendre, et il mit le cap sur l’endroit où il l’avait entendue pour la dernière fois.
Il s’accroupit à demi pour tourner un angle du couloir et se retrouva dans le long vestibule au décor raffiné où il avait fait la connaissance de Herb Kalo. Le passage était plongé dans l’ombre à présent mais ça ne l’empêcha pas de faire sauter la serrure de la salle de conférence avec une pathétique aisance. Il avait la bouche sèche lorsqu’il se glissa dans la pièce et qu’il referma la porte derrière lui. Il fit quelques pas, réprima le réflexe de marcher sur la pointe des pieds.
Derrière la table de conférence, une lumière douce baignait le cylindre gris de l’autre côté de la cloison de verre.
— Par pitié, faites que je me sois trompé.
Si c’était le cas, il était sûr que Cyclope lui-même allait rire de sa chaîne de déductions fautives.
Comme il avait hâte de pouvoir rire avec lui de sa stupide paranoïa !
Il s’approcha de la grande vitre et du haut-parleur posé contre elle, sur la table.
— Cyclope ? murmura-t-il, la voix nouée. (Il s’éclaircit la gorge.) Cyclope, c’est moi, Gordon.
Dans la lentille nacrée, la lueur s’était adoucie mais les deux rangs de petits points lumineux continuaient de clignoter, reproduisant à l’infini les mêmes complexes enchevêtrements de sinusoïdes, tel un message insistant lancé d’un navire perdu au large, dans quelque code oublié… Éternité hypnotique, figée dans sa répétition.
Gordon sentit monter en lui une terreur hystérique, comme celle dont il avait été saisi dans son enfance lorsqu’il avait vu son grand-père étendu, parfaitement immobile, sur la balancelle de la véranda et qu’il avait eu la conviction que ce vieil homme qu’il aimait était mort.
La séquence de points lumineux se répétait, encore et encore.
Gordon resta songeur. Combien pouvaient-ils être à se souvenir, après l’enfer de ces dix-sept dernières années, que les voyants de parité d’un ordinateur de gros calibre ne se répétaient jamais ? Il entendait encore un ami informaticien lui expliquer que les dessins formés pouvaient se comparer à des flocons de neige, tous différents les uns des autres dans leur structure.
— Cyclope, dit-il d’une voix ferme. Réponds-moi ! J’exige une réponse… au nom de la plus élémentaire décence, au nom des États-U…
Non. Il ne pouvait se résoudre à mentir devant cet autre mensonge. Ici, la seule conscience qu’il pût abuser était la sienne.
Il faisait chaud dans la pièce, plus que dans le souvenir qu’il avait gardé de son entrevue. Il tâtonna et trouva les petits évents orientables capables de projeter de l’air frais sur le visiteur installé dans le fauteuil du consultant, lui donnant ainsi un aperçu du froid intense qui régnait derrière la vitre.
— De la neige carbonique, murmura-t-il. Pour duper les citoyens d’Oz.
Dorothy même ne s’était pas sentie à ce point trahie. Gordon avait été jusqu’à désirer consacrer sa vie à ce qui lui avait paru exister ici et, maintenant, il s’apercevait qu’il avait été victime d’un leurre. Du moyen sophistiqué mis au point par une poignée de survivants des milieux scientifiques et techniques de l’Oregon pour rançonner leurs concitoyens en nourriture et en vêtements, et faire qu’ils vinssent, en outre, les remercier d’exercer ce privilège.
En créant le mythe du « projet Millénium » – ainsi qu’un marché pour le matériel électronique récupéré – ils étaient parvenus à convaincre les gens que les vieilles machines avaient encore une grande valeur. Sur toute l’étendue de la Basse-Willamette, on thésaurisait micro-ordinateurs, appareils ménagers et jouets hors d’usage… pour la simple raison que Cyclope les acceptait en paiement des consultations qu’il donnait.
Les « serviteurs de Cyclope » avaient poussé le raffinement au point que des paysans madrés, comme Herb Kalo, en vinssent à oublier de compter le tribut en nourriture et en autres biens de consommation courante qu’ils ajoutaient pour les serviteurs eux-mêmes.
On mangeait bien à la cantine des savants, se souvint Gordon. Et il n’avait jamais entendu un fermier se plaindre.
— Ce n’est pas ta faute, dit-il tout bas à la machine muette. Tu aurais vraiment pu dessiner des outils, remplacer les rapports d’expertise perdus… nous aider à retrouver le chemin du monde d’antan. Toi et tes frères, vous étiez les plus grandes choses que l’humanité eût jamais conçues…
Il s’étrangla au souvenir de la chaude et sage voix de Minneapolis qui remontait en lui du fond de son passé. Sa vision se brouilla et il baissa les yeux.
— Vous avez raison, Gordon. Ce n’est la faute de personne.
Gordon poussa un cri. Dans un brûlant torrent d’espoir, il crut s’être trompé. Il venait de reconnaître la voix de Cyclope !
Mais celle-ci n’avait pas surgi du haut-parleur. Il se retourna et découvrit…
… un frêle vieillard assis contre la vitre, dans un coin d’ombre, et qui le regardait.
— Il m’arrive souvent de passer ici une partie de mes nuits, vous savez, enchaîna le très vieil homme avec la voix de Cyclope… une voix chargée de tristesse et de regrets. J’y viens tenir compagnie au fantôme de mon ami, mort ici même, dans cette pièce, il y a maintenant si longtemps. (L’homme se pencha légèrement en avant et la lumière nacrée tomba sur son visage.) Je m’appelle Joseph Lazarensky, Gordon. C’est moi qui ai jadis construit Cyclope. (Il baissa les yeux et contempla ses mains.) J’ai supervisé toute sa programmation, veillé sur son éducation, devrais-je dire. Je l’ai aimé comme mon propre fils. Et, comme tout père digne de ce nom, j’étais fier de savoir qu’il serait le meilleur, à la fois plus savant et plus humain que moi.
Lazarensky soupira puis reprit :
— Il a réellement survécu au déclenchement de la guerre, vous savez. Cette partie de l’histoire est vraie. Il était dans sa cage de Faraday, à l’abri des vibrations des bombes. Et il y est resté tout le temps que nous nous sommes battus pour le garder en vie. Dans toute mon existence, je n’ai eu qu’une seule fois à tuer des gens, la nuit où il nous a fallu faire face à la plus grave émeute anti-science qui ait eu lieu à Corvallis. J’ai participé à la défense de la centrale et je me souviens avoir tiré encore et encore, dans un état second. Mais ça n’a servi à rien. Les générateurs ont été détruits. Lorsque la milice est arrivée pour repousser la foule en délire, il était trop tard de quelques minutes… une éternité trop tard. (Il ouvrit les mains.) Comme vous semblez l’avoir compris, Gordon, il n’y avait plus rien à faire après ça… plus rien qu’à s’asseoir auprès de Cyclope pour le regarder mourir.
Debout dans la clarté spectrale, Gordon conservait une immobilité absolue. Lazarensky poursuivit :
— C’est que, voyez-vous, nous fondions sur lui de grands espoirs. Dès avant les émeutes, nous avions conçu le « projet Millénium ». Ou, plutôt, devrais-je dire que Cyclope l’avait conçu. Il avait déjà posé dans ses grandes lignes un programme de reconstruction du monde. En un ou deux mois, disait-il, il pouvait être prêt à être mis en application dans ses moindres détails.
Gordon sentait ses traits comme pétrifiés. Il attendit sans rien dire.
— Les bulles de mémoire quantique, ça vous dit quelque chose, Gordon ? En comparaison, les jonctions de Josephson marchent à la vitesse de l’escargot. Ces bulles sont légères et fragiles comme la pensée, mais elles permettent des opérations mentales un million de fois plus rapides que les neurones. Seulement, l’hyper-réfrigération est la condition sine qua non de leur existence. Et, une fois détruites, elles ne peuvent en aucun cas se reconstituer. Nous avons donc tenté de sauver Cyclope mais nous n’avons pas pu, conclut le vieillard, les yeux de nouveau baissés. J’aurais préféré, cette nuit-là, voir ma propre mort venir.
— Vous avez donc décidé de poursuivre le projet par vos propres moyens, suggéra sèchement Gordon.
— Non, vous savez très bien que c’était impossible sans Cyclope. Tout ce que nous pouvions faire, c’était d’en montrer l’écorce vide, l’illusion. Cela nous offrait un moyen de survie dans l’âge sombre qui s’annonçait. Autour de nous régnaient le chaos et la méfiance. La seule prise dont nous autres, pauvres intellectuels, disposions sur cet environnement hostile, c’était cette lueur vacillante en perpétuel péril de s’éteindre, que l’on nomme l’espoir.
— L’espoir ! reprit en écho Gordon avec un rire lourd d’amertume.
Lazarensky haussa les épaules.
— Les requérants s’adressent à Cyclope mais c’est à moi qu’ils parlent. En général, il n’est pas très difficile de donner de bons conseils, quitte à vérifier dans les livres un point de technique élémentaire, ou à faire appel au simple bon sens pour arbitrer un litige. L’impartialité de l’ordinateur leur inspire une confiance qu’ils ne sauraient placer en un interlocuteur humain.
— Et lorsque la logique se révèle incapable d’apporter une réponse satisfaisante, vous avez recours aux oracles.
De nouveau, un haussement d’épaules.
— Oui, ça marchait à Éphèse et à Delphes, Gordon. Et, franchement, où est le mal ? Les gens de la Willamette n’ont vu que trop de monstres assoiffés de pouvoir, dans ces vingt dernières années, pour être tentés de s’unir sous la houlette d’un homme ou même d’un groupe d’individus. Mais ils se souviennent des machines ! Tout comme est resté présent dans leur mémoire l’uniforme que vous portez même si, en des jours meilleurs, ils n’ont eu que trop souvent tendance à lui manifester un regrettable manque de respect.
On entendit un bruit de voix dans le couloir.
Un groupe passa tout près puis les pas s’estompèrent au loin. Gordon sortit de sa stupeur.
— Il faut que je m’en aille.
Lazarensky accueillit ces mots par un rire.
— Oh, n’ayez pas peur d’eux ! Ils parlent mais n’agissent pas. Ils ne sont pas comme vous.
— Vous ne savez pas qui je suis, gronda Gordon.
— Vous croyez ? En tant que « Cyclope », j’ai parlé avec vous pendant des heures. Puis ma fille adoptive et le jeune Peter Aage m’ont l’un comme l’autre abondamment parlé de vous. J’en sais bien plus à votre sujet que vous ne pouvez l’imaginer. Vous êtes une exception, Gordon. Je ne sais comment vous avez réussi à garder, dans ce monde sauvage, une mentalité moderne tout en acquérant une énergie adaptée à ces temps. Même si ceux qui viennent de passer dans le couloir tentaient quelque chose contre vous, j’ai la certitude que vous seriez plus malin qu’eux.
Gordon se dirigea vers la porte puis s’arrêta. Il se retourna et regarda une dernière fois la douce clarté qui émanait de la machine morte, les minuscules points de lumière qui se poursuivaient dans des vagues désespérément réitérées.
— Je ne suis pas si malin. (Son souffle franchissait âprement sa gorge.) La preuve, j’y ai cru !
Son regard croisa celui de Lazarensky et s’y attacha. Finalement, ce fut le vieillard qui baissa les yeux. Gordon lui tourna le dos et sortit, laissant derrière lui cette crypte glaciale avec ses cadavres.
Lorsque Gordon regagna l’endroit où il avait laissé sa monture, les premières lueurs de l’aube blanchissaient le ciel à l’orient. Il se remit en selle et, des talons, guida la pouliche vers le nord, sur l’ancienne route desservant le campus. À l’intérieur, il se sentait un creux immense et douloureux, comme s’il avait eu le cœur pris dans un étau de glace. Rien ne semblait pouvoir bouger en lui, au risque de briser quelque chose de chancelant, de précaire.
Il lui fallait quitter ces lieux. Absolument. Les imbéciles pouvaient garder leurs mythes. Pour lui, la page était tournée.
Il n’allait pas repartir à Sciotown où il avait laissé ses sacs de courrier. Tout ça, c’était du passé. Il commença de déboutonner sa chemise d’uniforme avec l’intention de la jeter dans le fossé qu’il longeait… de s’en débarrasser à jamais, ainsi que de sa participation à tout ce mensonge.
Inopinément, une phrase se mit à lui trotter dans la tête : Et maintenant, qui va prendre sous sa responsabilité…
Quoi ? Il secoua la tête pour tenter de reprendre ses esprits mais la phrase s’obstina.
Et maintenant, qui va prendre sous sa responsabilité ces malheureux enfants inconscients ?
Gordon poussa un juron et planta ses talons dans les flancs de sa monture qui fit un bond en avant, l’emportant plus vite vers le nord, loin de tout ce dont il faisait encore tant de cas hier matin et qui n’était plus maintenant, à ses yeux, qu’un décor de théâtre, la clinquante devanture d’un marchand de rêves. Oz.
Qui va prendre sous sa responsabilité…
Les mots tournaient et retournaient dans sa tête, insistants, comme un refrain. Il finit par s’apercevoir qu’ils épousaient le même rythme que les petites lumières clignotantes des contrôles de parité sur la vieille machine morte, ces petites lumières aux obsédantes et répétitives séquences ondulantes de signaux.
… ces malheureux enfants inconscients ?
Alors que la pouliche, dans la clarté du jour naissant, dépassait au petit trot d’anciens vergers bordés de carcasses de voitures, Gordon eut soudain l’esprit traversé d’une pensée. Et si, sur l’extrême fin de son existence, lorsque les dernières gouttes d’hélium liquide s’étaient évaporées, lorsque le poison mortel de la chaleur s’était répandu dans son être, l’ultime pensée de l’innocente et sage machine s’était, de quelque manière, trouvée prise dans une boucle fermée, sauvegardée par les circuits périphériques et transcrite en un clignotement sans fin des voyants de parité ?
Pouvait-on considérer cela comme un fantôme ?
Gordon se demanda ce qu’avaient pu être les dernières pensées de Cyclope, ses derniers mots ?
Un homme pouvait-il être hanté par le fantôme d’une machine ?
Il secoua de nouveau la tête. Il devait être fatigué. Sinon son esprit n’eût pas été si perméable à des considérations d’une telle absurdité ! Il ne devait rien à personne ! Ni à un tas de ferraille hors d’usage ni à la momie desséchée qu’il avait trouvée au volant d’une jeep rouillée.
— Chimères ! Fantômes !
Il cracha sur le bas-côté puis éclata d’un rire amer.
Toutefois, la phrase continua de résonner en lui. Et maintenant, qui va prendre sous sa responsabilité...
Il était si absorbé dans cet écho intérieur qu’il lui fallut quelques instants pour prendre conscience d’un vague brouhaha derrière lui. Il tira sur les rênes et se retourna, la main sur la crosse de son revolver. Quiconque s’avisait de le poursuivre le faisait à ses risques et périls. Il était un point sur lequel Lazarensky avait dit vrai. Gordon était sûr que ces hommes n’étaient pas de taille à l’affronter.
Dans le lointain, il repéra un noyau d’activité frénétique sur le parvis de la maison de Cyclope mais… mais, apparemment, ce remue-ménage n’avait rien à voir avec lui.
Gordon mit sa main en visière contre l’éclat du soleil levant et vit de la vapeur s’élever d’une paire de chevaux écumants. Un homme manifestement fourbu gravissait en chancelant les marches de la maison de Cyclope et criait en direction de ceux qui se précipitaient vers lui. Un second messager – gravement blessé sans doute – était allongé à terre, entouré de gens qui le soignaient.
Gordon devina deux mots criés plus fort que les autres. Ils disaient tout.
— Des survivalistes !
Il avait une réponse à leur offrir.
— Allez vous faire foutre !
Il tourna le dos à la maison de Cyclope, à son tumulte et à ses cris, puis fit claquer les rênes, lançant de nouveau la pouliche vers le nord.
Un jour plus tôt, il aurait volé à leur secours. Il aurait accepté de donner sa vie pour sauver le rêve de Cyclope et il était probable que les choses se seraient exactement passées ainsi.
Il serait mort pour une mascarade, pour une ruse, pour une pure arnaque !
Si l’invasion holniste venait effectivement d’être déclenchée, les villages au sud d’Eugene devaient déjà mener des combats acharnés. La razzia progresserait vers le nord, sur le front de moindre résistance, et les populations amollies de la Basse-Willamette n’avaient pas la moindre chance contre les guerriers de la Rogue River.
Toutefois, ceux-ci n’étaient sans doute pas assez nombreux pour s’emparer de la vallée entière. Corvallis tomberait, certes, mais il resterait d’autres endroits où aller. Peut-être pourrait-il prendre vers l’est, par la 22, puis redescendre sur Pine View. Ce serait chouette de revoir Mme Thompson. Il avait peut-être même une chance d’arriver pour la naissance du bébé d’Abby.
La pouliche trottait à belle allure. Derrière lui, les cris s’estompaient dans la distance, comme un mauvais souvenir qui lentement s’efface. Le temps promettait d’être beau. Le premier ciel sans nuages qu’il voyait depuis des semaines. Oui, c’était une bonne journée pour voyager.
Un petit vent frisquet s’engouffrait dans sa chemise ouverte. Cent mètres plus loin, il se mit à tortiller machinalement ses boutons entre le pouce et l’index.
Le cheval ralentit puis finit par s’arrêter. Gordon, les épaules basses, continuait de tirer sur un bouton.
Qui va prendre sous sa responsabilité…
Ces mots ne voulaient décidément pas s’en aller, pas plus que les ondoiements de lumière palpitant dans sa tête.
La pouliche piaffait d’impatience.
Qui… ?
— Oh, et puis merde !
Il fit virer sa monture et la lança au petit galop vers le sud, vers Corvallis.
Des groupes d’hommes et de femmes bavards et paniqués refluèrent dans un silence entrecoupé de murmures lorsque la fougueuse monture de Gordon fit résonner sous ses sabots le parvis de la maison de Cyclope. La bête s’ébroua et dansa pendant que son cavalier promenait longuement son regard sur la foule.
Gordon finit par rejeter son poncho en arrière, ferma sa chemise et rectifia la position de sa casquette. Le cavalier de cuivre miroita sous les rayons du soleil levant.
Le facteur prit une profonde inspiration et, désignant les hommes l’un après l’autre, il commença de donner une série d’ordres brefs.
Au nom de leur survie – et en celui des « États-Unis Restaurés » – la population de Corvallis et les serviteurs de Cyclope obéirent sans discussion et se précipitèrent pour accomplir les tâches qu’il leur assignait.