TROISIÈME PARTIE Kalkî

16 Shiv

Un boyz peut toujours compter sur sa maman.

Cela avait presque été un retour au foyer, d’avancer entre les cabanes dans les étroites galîs, de se pencher pour passer sous les lignes électriques, de ne marcher que sur les chemins de carton avec ses bonnes chaussures, parce que même dans la sécheresse la plus extrême, les ruelles de Chandî Bastî étaient un mélange de terre et de pisse. Entre les cabanes qui s’écroulaient et celles qui se construisaient, les chemins ne cessaient de changer, mais Shiv s’orienta grâce aux points de repère : la casse automobile Lord Râm, où les frères Shashi et Ashîsh démantibulaient une Volkswagen en pièces minuscules, M. Pilaï sous son ombrelle avec sa machine à coudre, Ambedkar l’agent de l’acheteur d’enfants, en train de fumer du gânjâ suave sur son porche surélevé en palettes de manutention. Partout, des gens en train de regarder, de s’écarter, de parer d’un geste les contacts visuels, de suivre Shiv du regard parce qu’ils avaient vu quelque chose d’extérieur à leur existence, quelque chose avec du goût, de la classe et de très belles chaussures, quelque chose qui était quelque chose. Qui était un homme.

Derrière le seuil, sa mère leva les yeux vers l’ombre de Shiv. Il lui donna de l’argent, une liasse de roupies crasseuses. Il avait récupéré un peu de liquide de l’homme venu enlever les restes de la Mercedes. Cela ne lui laissait plus grand-chose, mais un fils doit rembourser une partie de ce qu’il doit à sa mère. Elle feignit l’agacement, mais Shiv la vit fourrer l’argent derrière la brique, près du feu.

Il est de retour. Ce n’est qu’un charpoï dans le coin de la masure, mais il y a un toit, un feu, du dâl deux fois par jour, et la sécurité de savoir que ni rien ni personne ne le trouvera ici, pas même une machine tueuse avec des cimeterres en guise de mains. L’endroit n’est toutefois pas sans danger. Il serait facile de sombrer à nouveau dans les vieilles habitudes : manger un peu, dormir un peu au soleil de midi, voler un peu, traîner un peu avec les copains, bavarder de tout et de rien en regardant les filles, une journée passe ainsi, une année, une vie. Il faut qu’il réfléchisse, qu’il discute, qu’il se fasse rembourser des dettes et renvoyer l’ascenseur. Yogendra sort parcourir la ville et la bastî, écouter ce que la rue dit de Shiv, déterminer qui lui a tourné le dos et qui a conservé un brin d’honneur.

Et puis il y a sa sœur.

Lîlâ est la preuve qu’un fils et frère ne devrait pas remettre de Divâlî à Guru Pûrnimâ de revenir voir sa famille. La jolie adolescente de dix-sept ans, calme et timide mais à la tête bien faite – tout ce qu’il faut pour un bon mariage – était devenue méthodiste. Elle avait eu la révélation un soir au cours d’un truc religieux organisé par une chaîne de télévision câblée auquel elle s’était rendue avec une amie. Mais cela ne suffisait pas d’avoir trouvé le Seigneur Jésus-Christ. Il fallait que tout le monde le trouve aussi. Surtout les plus vilains de ses badmashs de frères. La voilà qui arrive donc avec sa bible au papier fin que Shiv sait donner les meilleurs joints, ses petits prospectus et son encombrante ferveur.

« Frangine, je suis en repos. Tu me le gâches. Si ton christianisme a autant de signification que tu le prétends, tu respecteras ton frère. Je crois qu’il dit ça quelque part : respecte et honore ton frère.

— Mes frères sont mes frères et sœurs en Jésus-Christ. Notre Seigneur a dit : à cause de moi, tu détesteras tes père et mère, ainsi que ton frère.

— Alors c’est une religion complètement stupide. Lequel de tes frères et sœurs en Jésus-Christ t’a trouvé des médicaments quand tu mourais de la tuberculose ? Lequel est allé défoncer la devanture de la pharmacie de ce richard ? Tu ne fais rien de bon de toi, rien. Personne ne t’épousera si tu n’es pas correctement indienne. Ton ventre se flétrira. Tu regretteras amèrement de ne pas avoir eu d’enfants. Je n’aime pas avoir à te le dire, mais qui d’autre te dira la vérité ? Pas Mâtâ, ni tes copains chrétiens. Tu fais une erreur terrible, corrige-la tout de suite.

— L’erreur terrible consiste à choisir d’aller en enfer, réplique Lîlâ d’un ton de défi.

— Et où crois-tu donc être ? » contre Shiv. Yogendra dénude ses vilaines dents.

Cet après-midi-là, Shiv a rendez-vous avec Priyâ, du Musst. Les bons moments passés là-bas ne sont pas oubliés. Shiv surveille l’étal du vendeur de châï pendant quinze minutes pour s’assurer que c’est bien elle et qu’elle est venue seule. Cela lui fait mal au cœur de la voir dans son pantalon qui lui moule le cul, avec son haut en soie fine, ses lunettes de soleil ambrées, sa peau si pâle, ses pulpeuses lèvres si rouges plissées en moue tandis qu’elle essaye de repérer les cheveux, le visage, la démarche de Shiv dans la multitude qui l’observe. Elle est tout ce qu’il a perdu. Il faut qu’il sorte d’ici. Il doit remonter la pente. Redevenir râja.

Elle bondit sur ses pieds bottés avec de petits cris de joie en le voyant. Il lui prend un thé et ils s’installent sur un banc au comptoir métallique. Elle propose de se charger de l’addition, mais il prélève de l’argent dans sa liasse de plus en plus mince. Chandî Bastî ne verra pas une femme payer pour le thé de Shiv Faraji. Elle a de longues jambes minces et urbaines. Les hommes de Chandî Bastî les mesurent du regard, puis aperçoivent l’homme en manteau de cuir près de la fille et passent alors leur chemin. Assis sur un baril en plastique renversé qui contenait autrefois de l’engrais, Yogendra se cure les dents.

« Alors, je manque à mes femmes et à mon barman ? » Il lui offre une bidî, allume la sienne au brûleur à gaz sous la bouilloire bringuebalante.

« T’es vraiment dans le pétrin. » Elle allume sa cigarette à la sienne, baiser à la Bollywood. « Tu sais qui est l’agence de recouvrement Ahimsâ ?

— Un gang de truands.

— Le gang Dawûd. C’est une nouvelle activité pour eux, le rachat de dettes. Shiv, tu as les Dawûd aux trousses. Les types qui ont écorché vif Gurnit Azni à l’arrière de sa limousine.

— Ce n’est qu’une histoire de marchandage. Ils partent de haut, je commence bas, on tope à mi-chemin. C’est comme ça que les hommes font affaires.

— Non. Ils veulent ce que tu leur dois, jusqu’à la dernière roupie. »

Shiv rit, mais son rire insouciant et insensé se brise en lui. Il revoit du bleu à la limite de son champ de vision, le bleu pur, le bleu Krishna.

« Personne n’a autant d’argent.

— Alors tu es mort et j’en suis absolument désolée. » Shiv plaque sa main ouverte sur la cuisse de Priyâ. La jeune fille se fige.

« Tu es venue me dire ça ? J’attendais quelque chose de toi.

— Shiv, il y a cent big dâdâs comme toi à chaque coin de rue, qui attendent tous…» Elle s’interrompt car Shiv lui prend la mâchoire, enfonçant avec force ses doigts dans la chair tendre, frottant son pouce contre l’os. Meurtrissures. Il laissera des meurtrissures comme des roses bleues. Priyâ glapit. Yogendra dénude ses incisives. La douleur excite ce garçon, se dit Shiv. La douleur le fait sourire. Les gens de Chandî Bastî regardent. Il sent des yeux tout autour d’eux. Regardez bien.

« Un râja, chuchote-t-il. Je suis un râja. »

Il la relâche. Priyâ se frotte la mâchoire.

« Ça fait mal, mâdarchod.

— Il y a quelque chose, pas vrai ?

— Tu ne le mérites pas. Tu mérites que les Dawûd te fassent couper en morceaux par un robot, behenchod. » Elle tressaille quand Shiv lève à nouveau la main vers son visage. « C’est un petit truc, mais qui pourrait te conduire à plus. À bien plus. Une simple livraison. Mais si tu t’en sors correctement, ils disent que…

— Qui ça, ils ?

— Nîtîsh et Chunni Nâth.

— Je ne travaille pas pour les brâhmanes.

— Shiv…

— C’est une question de principes. Je suis un homme de principes.

— Comme celui de te faire hacher en kebab par les Dawûd ?

— Je refuse que des enfants me donnent des ordres.

— Ce ne sont pas des enfants.

— C’en sont, à cet endroit-là. » Shiv se recouvre l’entrejambe de la main et le soulève d’une secousse. « Non, je ne bosserai pas pour les Nâth.

— Alors tu n’auras pas besoin d’aller là. »

Elle ouvre son petit sac à main, en sort un morceau de papier qu’elle fait glisser sur le comptoir graisseux. Une adresse, quelque part dans la ceinture industrielle. « Et tu n’auras pas besoin de cette voiture. » Elle pose un reçu de location automobile près de l’adresse. Pour une Mercedes, un gros SUV quatre litres d’un noir-Kâlî, le genre que conduirait un râja. « Si tu n’as pas besoin de tout ça, je crois que je vais aller prier pour ton moksha. »

Elle ramasse son sac, glisse au bas du banc, passe devant Yogendra et s’en va sur le carton au grands pas de ses bottes à talons hauts qui, plop-plop, lui font ballotter le cul.

Yogendra le regarde. Avec ce regard de petit malin qui donne envie à Shiv de lui écraser le crâne sur le comptoir de fer-blanc jusqu’à ce qu’il l’entende craquer et ramollir.

« T’as fini ça ? » Il attrape la canette de thé du gamin, en jette le contenu par terre. « Maintenant, oui. On a mieux à faire. »

Le gamin réagit par un silence va-te-faire-foutre. Il est aussi vieux que n’importe quel brâhmane, dans sa tête. Une fois encore, Shiv se demande s’il est riche, s’il est le fils et l’héritier d’un seigneur pirate, jeté hors d’une limousine sous les néons de Kâshî pour apprendre de quelle manière le monde fonctionne vraiment. Survivre. Prospérer. C’est la seule règle qui s’applique.

« Tu viens, oui ? » crie-t-il à Yogendra. Le gamin s’est dégotté une autre bouchée de pân quelque part.

Lîlâ revient ce soir-là aider sa mère à préparer des pûrîs au chou-fleur. Toutes deux savent qu’il les adore, mais l’odeur du ghî brûlant dans l’espace sombre et confiné de la cabane donne à Shiv la chair de poule et des démangeaisons crâniennes. Les deux femmes se tiennent accroupies autour du petit réchaud à gaz. Près d’elles, Yogendra égoutte les pûrîs cuites sur du papier journal froissé. Shiv observe le boy, assis sur les talons avec les femmes, recueillir les pains fumants dans leurs nids de papier. Cela a dû avoir une signification pour lui, autrefois. Un âtre, un feu, du pain, du papier. Il regarde Lîlâ aplatir les portions de pâte en petits ovales avant de les jeter dans la friture.

« Je pense changer mon nom en Marthe, lance-t-elle dans la maison tranquille. C’est un prénom biblique. Lîlâ vient de Lîlâvatî, une déesse païenne qui est en réalité un démon de Satan, en enfer. Vous savez à quoi ressemble l’enfer ? » Elle transvase d’une louche nonchalante les pûrîs au chou-fleur dans le récipient grillagé. « L’enfer est un feu qui ne s’éteint jamais, c’est une grande salle sombre, comme un temple, mais plus grande que tous les temples que vous avez pu voir, parce qu’elle doit contenir tous ceux qui n’ont pas connu Notre-Seigneur Jésus-Christ. Les murs et les piliers mesurent dix kilomètres de haut, la chaleur les fait luire en jaune et l’air est comme du feu. Enfin, je dis “murs”, mais il n’y a pas d’extérieur à l’enfer, rien qu’une infinité de roches dans chaque direction, dans laquelle l’enfer est creusé, si bien que même si vous pouviez vous échapper, ce qui est impossible, parce que vous êtes attaché comme un colis et qu’il n’existe pas d’autre endroit où vous pourriez aller. Cet endroit est rempli de milliards et milliards de gens tous attachés en petits groupes, les uns au-dessus des autres, mille de large sur mille de profondeur sur mille de haut, une pile d’un milliard de personnes dans un tas, et mille piles de ce genre. Ceux au milieu ne voient rien du tout, mais ils entendent les autres, tout le monde hurle. C’est le seul bruit qu’on entend en enfer, ce grand hurlement qui ne cesse jamais, poussé par les milliards de gens enchaînés en train de brûler, mais jamais complètement carbonisés. Voilà comment c’est : on brûle dans les flammes, à jamais. »

Shiv s’agite sur son charpoï. L’enfer, c’est un des trucs bien des chrétiens. Sa bite se soulève dans son pantalon. Les supplices, les hurlements, la souffrance des corps entassés, la nudité, l’impuissance lui ont toujours fait de l’effet. Yogendra tamise les pûrîs égouttées dans un panier. Il a le regard mort, terne, un visage animal.

« Ça ne s’arrête jamais. Mille ans ne représentent même pas une seconde. Un Âge de Brahmâ n’est même pas un instant de l’enfer. Mille fois un Âge, et vous n’avez toujours pas approché de la fin. Vous n’avez même pas commencé. C’est là que vous allez. Des démons vous y emmèneront, vous y enchaîneront au sommet de la pile de gens, et votre chair commencera à brûler et vous essaierez de ne pas respirer le feu, mais vous y serez obligé, tôt ou tard, et après ça, plus rien ne changera jamais. La seule manière d’éviter l’Enfer est de placer sa confiance en Notre-Seigneur Jésus-Christ, de l’accepter comme votre Seigneur et Sauveur personnel. Il n’y a pas d’autre moyen. Imaginez ça : l’enfer. Pouvez-vous seulement commencer à vous représenter à quoi il ressemblera ?

— À ça ? » Yogendra est aussi rapide qu’un couteau dans une ruelle. Il attrape Lîlâ par le poignet. Elle crie, mais ne parvient pas se libérer. Il a le visage toujours aussi neutre et sauvage quand il pousse la main de la jeune fille vers le ghî bouillant.

La bottine de Shiv le cueille à la tempe et l’étend dans la pièce, éparpillant les pûrîs. Lîlâ/Marthe fuit en hurlant dans l’autre pièce. La mère de Shiv se jette en arrière, loin du réchaud, de la graisse brûlante, de la perfide flamme de gaz.

« Sors-le d’ici, hors de chez moi !

— Oh, il s’en va », dit Shiv tout en traversant la pièce en deux enjambées. Il saisit à pleines mains Yogendra par son tee-shirt, l’entraîne dehors, dans la galî. Du sang coule d’une petite plaie au-dessus de son oreille, mais Yogendra affiche toujours ce sourire animal, transi. Shiv le jette de l’autre côté de la ruelle et le suit le pied levé. Yogendra ne réplique pas, n’essaye pas de se défendre, ne tente pas de s’enfuir ou de se recroqueviller, il encaisse les coups de pied avec un sourire va-te-faire-foutre aux lèvres. C’est comme frapper un chat. Les chats ne pardonnent jamais. L’enculé. Les chats, on les noie, dans le fleuve. Shiv continue les coups de pied jusqu’à disparition du bleu. Puis il s’assied le dos contre la cabane, s’allume une bidî. En allume une autre qu’il passe à Yogendra. Celui-ci la prend. Ils fument dans la galî. Du talon de sa bottine italienne, Shiv écrase le mégot sur le carton.

Râja de merde.

« Viens, on a une voiture à aller chercher. »

17 Lisa

Une main après l’autre, Lisa Durnau se hisse dans le tunnel jusqu’au cœur de l’astéroïde. Avec sa combinaison spatiale blanche et moulante dans ce puits un peu plus large que son corps, Lisa ne peut s’empêcher de se prendre pour un spermatozoïde de la NASA dans un yoni cosmique. Elle monte à la corde de nylon blanc derrière les semelles antidérapantes de plus en plus éloignées de Sam Rainey. Les pieds du directeur de projet s’immobilisent. Lisa s’écarte de la corde à hauteur d’un nœud et flotte, à mi-parcours d’un vagin rocheux, à quatre cent mille kilomètres de chez elle. Un bras manipulateur robotisé qui descend du cœur passe près d’elle, déployé et rampant sur ses petits doigts de manipulation. Lisa sursaute lorsqu’il effleure sa combinaison élastique. Dans son enfance, elle avait horreur des crabes royaux, ces choses chitineuses et grêles. Elle rêvait qu’elle en trouvait un sous ses draps, et qu’il agitait les pinces en direction de son visage.

« Pourquoi on s’arrête ?

— Il y a un creux de retournement. À partir de là, on commence à sentir les effets de la gravité. Et on n’a pas envie d’avancer la tête en bas.

— Cette imbécillité de Tabernacle a son propre champ de gravité ? »

Les pieds de Sam Rainey se replient, il disparaît dans la pénombre qui règne entre les tubelumes. Lisa voit une vague blancheur basculer et manœuvrer, puis le visage de l’homme regarde le sien par leurs visières respectives.

« Faites attention à ne pas vous retrouver avec les bras coincés là où ils ne pourront pas vous servir. »

Lisa Durnau se hale avec précaution dans la zone de retournement. La largeur de celle-ci suffit tout juste pour accueillir un corps en combinaison spatiale recroquevillé et, comme Sam l’en a avertie, pour vous coincer de manière inextricable. Elle grimace quand le rocher lui érafle les épaules.

Cela n’a été qu’entassement, encombrement et écrasement depuis que le sas l’a excrétée dans le Quartier Général des Fouilles de Darnley 285. La base de Darnley sentait le rance, comme l’ISS, mais distillé et vieilli un an en fût. On y trouvait une trinité instable de scientifiques de l’espace, d’archéologues et d’ouvriers foreurs du nord de l’Alaska. La plus grande surprise y fut ce que les équipes de forage découvrirent en introduisant leurs caméras-espions à l’intérieur du trou que leurs mèches venaient de percer dans la roche brute. Ce n’était pas un système de propulsion, un mythique moteur spatial. C’était tout autre chose.

En guise de combinaison, on avait équipé Lisa d’une peau de microtissu moulant moins épais qu’une molécule d’oxygène et assez flexible pour lui permettre d’évoluer dans les espaces réduits de Darnley, mais d’une résistance suffisante pour protéger un corps humain du vide. Encore étourdie par le transfert depuis la navette, Lisa s’était accrochée à une poignée du sas en sentant le tissu blanc comprimer sa peau toujours plus fort et en voyant les membres de l’équipage se mettre l’un après l’autre la tête en bas avant de plonger dans l’étroit trou qui permettait d’accéder à l’intérieur de l’astéroïde. Ce fut ensuite à elle de combattre la claustrophobie et de descendre dans le puits. Le temps pressait. Elle avait quarante-cinq minutes pour entrer, s’occuper de la chose nichée au cœur de Darnley 285, ressortir et revenir dans la navette commandée par Beth avant qu’elle reparte.

Dans l’œsophage de l’astéroïde, Lisa Durnau croise les bras sur la poitrine, replie les jambes et culbute proprement sur elle-même. Tandis qu’elle se hale vers le bas, elle sent une petite force l’aider en la tirant par les pieds. Il y a maintenant un net sentiment de haut et de bas, et son estomac commence à gargouiller en reprenant son orientation naturelle. Elle jette un coup d’œil entre ses chevilles. La tête de Sam Rainey remplit le puits, entourée d’un halo. Il y a de la lumière, au fond.

Quelques centaines de nœuds plus loin, Lisa peut, d’un coup de talon, glisser à la fois d’une centaine de mètres. Elle pousse un cri de joie. Elle trouve la micrograv plus grisante et plus libératrice que la chute libre, qui occasionne ballonnements et nausées.

« N’oubliez pas que vous devrez remonter », lance Sam.

Cinq minutes plus bas, la lumière est devenue un puissant éclat argenté. Le corps de Lisa lui indique une demi-gravité qui augmente à chaque mètre. Son esprit s’insurge contre le scandale de la pesanteur dans le vide absolu. Soudain, la tête de Sam disparaît. Elle s’accroche des doigts et des orteils à la paroi pour regarder le disque de lumière argentée entre ses pieds. Elle croit voir une toile d’araignée de câbles et de cordes.

« Sam ?

— Descendez jusqu’à une échelle de corde. Accrochez-vous-y bien, vous me verrez. »

Pieds les premiers, trop serrée dans sa combinaison-spermatozoïde, Lisa Durnau pénètre dans la cavité centrale de Darnley 285. Elle voit sous elle la toile de câbles et de cordages fixée au pourtour du plafond de la caverne. S’assurant aux haubans, Lisa rejoint Sam Rainey, allongé à plat ventre sur la toile.

« Ne regardez pas en bas, avertit Sam. Pas encore. Venez vous allonger à côté de moi. » Lisa Durnau s’installe à plat ventre sur les cordages et plonge le regard dans le cœur du Tabernacle.

L’objet est une sphère parfaite de gris argenté, grande comme une petite maison, qui flotte au centre de gravité exact de l’astéroïde, vingt mètres sous la visière de Lisa Durnau. Il émet une lumière régulière, terne, métallique. En s’habituant à cette lueur chromée, Lisa prend conscience de variations, de clair-obscur ondulant à la surface. L’effet est discret, mais une fois qu’elle l’a repéré, elle détecte des motifs de vagues qui se heurtent, fusionnent et diffusent de nouveaux motifs de diffractions, gris sur gris.

« Qu’est-ce qui se passe si je lâche quelque chose dedans ? demande Lisa Durnau.

— Tout le monde pose cette question, dit Sam Rainey dans son oreille.

— Et alors, il se passe quoi ?

— Essayez, vous verrez bien. »

Elle ne trouve pas d’autre objet dont elle puisse se passer sans danger qu’une de ses bandes velcro nominatives. Elle l’arrache de sa poitrine puis la lâche entre les mailles de la toile, en s’imaginant qu’elle va descendre en voletant. Elle tombe au contraire droit dans le vide absolu à l’intérieur de Darnley 285. La bande est une brève silhouette devant la lumière, puis disparaît au sein du frémissement gris comme une pièce dans de l’eau, générant des rides qui parcourent la surface pour se heurter, se fondre, générer de brefs vortex et spirales. Ça n’aurait pas dû tomber aussi vite, se dit Lisa. Elle remarque aussi autre chose : l’objet n’a pas traversé la surface. Il a été annihilé au moment de la franchir. Désassemblé.

« La gravité s’accroît jusqu’en bas, observe-t-elle.

— À la surface, elle avoisine les cinquante g. C’est comme un trou noir. Sauf que…

— Il n’est pas noir. Donc… question évidente et stupide… qu’est-ce que c’est ? »

Par le système de communication, elle entend Sam inspirer entre ses dents.

« Eh bien, ça émet un champ électromagnétique dans le spectre visible, mais c’est la seule information que nous en obtenons. Tous nos appareils de télémesure cessent tout simplement de fonctionner quand on s’en sert dessus. À part cette lumière, à tous les égards, c’est un trou noir. Un trou noir lumineux. »

Sauf que ce n’en est pas un, comprend Lisa Durnau. Il fait subir à vos ondes radar et vos rayons X le même traitement qu’à mon nom : il les désassemble et les annihile. Mais pour en faire quoi ? Elle prend alors conscience d’une splendide petite nausée dans son ventre. Qui ne doit rien à la gravité, au ver de la claustrophobie ou à la peur intellectuelle de l’étrange et de l’inconnu. C’est la sensation qu’elle se souvient avoir eue dans les toilettes pour femmes de la gare de Paddington : la conception d’une idée. Les nausées matinales d’une pensée originale.

« Je peux le voir de plus près ? » demande-t-elle.

Sam Rainey roule sur le filet jusqu’aux techniciens regroupés autour de boîtes à instruments cabossées dans un nid instable de vieux fauteuils de vol et de sangles antichocs. Une silhouette aux épaules de femme et à la poitrine androgyne barrée du nom Daen passe un amplificateur de luminance au directeur. Sam le branche sur le casque de Lisa Durnau et lui montre comment manipuler les délicates petites commandes. Le cerveau de Lisa a du mal à s’adapter tandis qu’elle zoome plusieurs fois en avant et en arrière. Il n’y a rien sur lequel faire le point. Puis cela devient visible. La surface du Tabernacle crépite d’activité. Lisa se souvient des cours d’école primaire, quand on glissait sous la caméra vidéo une lamelle d’eau de mare et qu’on s’apercevait qu’elle regorgeait de micro-organismes. Elle augmente l’échelle jusqu’à ce que motif et action apparaissent dans le mouvement nerveux et brownien. L’argent est le gris papier journal des atomes de noir et de blanc qui se transforment constamment l’un en l’autre. La surface du Tabernacle est un bouillonnement de motifs à des échelles fractales, depuis de longs trains d’ondes jusqu’à des formations passagères qui se précipitent l’une sur l’autre et s’annihilent, ou fusionnent alors en formes plus larges, plus éphémères qui se désagrègent, comme les traces dans une chambre à bulles, en fragments exotiques et imprévisibles.

Lisa Durnau pousse le vernier jusqu’à ce que l’affichage graphique indique ×1 000. Le flou granuleux grossit en un éblouissant ensemble de blanc et de noir, qui change d’état à toute vitesse, ce qui génère plusieurs centaines de fois par seconde des motifs semblables à des flammes. Malgré l’exaspérant manque de netteté de la résolution, Lisa sait ce qu’elle trouverait à la partie inférieure de la chose si elle pouvait s’y rendre : un simple échiquier de cases ne cessant de passer de blanc au noir ou du noir au blanc.

« Automate cellulaire », murmure Lisa Durnau, suspendue au-dessus des tourbillons fractals de motifs, vagues et démons comme Michel-Ange dans la chapelle Sixtine, mais dans l’autre sens. La vie, comme le saurait Thomas Lull.


Lisa Durnau a vécu la plus grande partie de son existence dans le scintillant monde blanc et noir des automates cellulaires. Son papy Mac, débordant d’esprit de contradiction à cause de ses gènes écossais et irlandais, avait été le premier à l’éveiller aux complexités dissimulées dans une simple disposition de jetons sur un plateau de jeu d’Othello. Quelques règles élémentaires de conversion de couleur, basées sur le nombre de jetons noirs et blancs adjacents, et voilà que des baroques motifs en filigrane venaient à la vie puis se développaient sur le plateau.

Sur le réseau, elle découvrit des bestiaires entiers de formes noir sur blanc qui rampaient, nageaient, descendaient en piqué, grouillaient sur son écran plat en une sinistre imitation de créatures vivantes. Au rez-de-chaussée, dans son cabinet de travail aux murs garnis de volumes théologiques, le pasteur David G. Durnau élaborait des sermons prouvant que la Terre avait huit mille ans et que les eaux du Déluge avaient creusé le Grand Canyon.

En terminale, alors que ses copines l’abandonnaient pour les vêtements de luxe branchés et les skaterboyz, elle dissimula sa gaucherie sociale derrière de scintillantes parois d’automates cellulaires en trois dimensions. Son projet de fin d’année reliant les délicates formes contenues par son ordinateur aux coquilles de verre baroques des microscopiques diatomées avait abasourdi jusqu’à son professeur de maths, et lui avait permis de s’engager dans le cursus universitaire qu’elle voulait. D’accord, elle était une nerd. Mais elle courait vite.

En deuxième année de fac, elle courait dix kilomètres par jour et sondait sous la brillante surface de son monde virtuel noir et blanc pour atteindre la ligne de basse funk des règles. Des programmes simples donnant naissance à un comportement complexe, tel était le cœur de la conjecture Wolfram/Friedkin. Elle ne doutait pas que l’univers communiquait avec lui-même, mais elle avait besoin de savoir ce qui, dans la structure de l’espace-temps et de l’énergie, appelait le contrepoint. Elle voulait espionner le téléphone arabe de Dieu. Recherche qui, depuis l’échiquier de la Vie Artificielle, la propulsa dans de vastes royaumes que hantaient des dragons : la cosmologie, la topologie, la théorie M et son héritière, la théorie Étoile-M. Elle tint des univers mentaux dans chaque main, les réunit, les observa cracher des étincelles et brûler.

La vie. Le jeu.


« On a quelques théories », annonce Sam Rainey. Trente-six heures de sommeil médicamenteux plus tard, Lisa Durnau est de retour sur l’ISS. L’agente fédérale Daley, Sam et elle forment un joli trèfle courtois en apesanteur, reproduisant sans s’en rendre compte le symbole d’acier qui montre la direction du cœur de Darnley 285. « Souvenez-vous du badge que vous avez lâché.

— C’est un support d’enregistrement parfait, dit Lisa. Tout ce avec quoi il interagit physiquement est numérisé en information pure. » Son nom en fait maintenant partie. Elle n’est pas sûre de savoir ce qu’elle en pense. « Donc, il incorpore des trucs, mais a-t-il jamais fourni quelque chose ? Une transmission ou un signal quelconque ? »

Elle surprend une transmission ou un signal entre Sam et Daley. « Je vais vous répondre dans un instant, promet cette dernière, mais Sam va d’abord vous présenter la perspective historique. »

Sam prend la parole. « Archéologique, plutôt qu’historique. En fait, on en est même encore loin. C’est une perspective cosmologique. On a pratiqué des tests d’isotopes.

— J’ai des connaissances paléontologiques, les termes scientifiques ne m’effraient pas.

— Notre table des produits de désintégration de l’U238 indique un âge de sept milliards d’années. »

Fille d’un membre du clergé, Lisa Durnau n’aime pas invoquer en vain le nom du Seigneur, mais elle lâche un simple et respectueux « Nom de Dieu ». Les éons d’Alterre qui passent en une soirée lui ont donné le sens des grandes périodes de temps. Mais la désintégration d’isotopes radioactifs ouvre sur la plus grande période de temps de toutes, un abîme de passé et d’avenir. Darnley 285 est plus vieux que le Système solaire. Lisa Durnau a soudain pleinement conscience de n’être qu’un petit paquet de viande et de nerfs bringuebalé dans une boîte de conserve au milieu du rien.

« Et vous vouliez que je sache ça, demande prudemment Lisa Durnau, avant quoi ? »

Daley Suarez-Martin et Sam Rainey se regardent, et Lisa Durnau se rend compte qu’elle a affaire aux gens sur lesquels doit compter son pays pour son premier contact avec les extraterrestres. Ce ne sont ni des super-héros, ni des super-savants, ni des super-managers. Ni des super-quoi-que-ce-soit. Juste des scientifiques et des fonctionnaires ordinaires. Qui réfléchissent au problème et improvisent au fur et à mesure. La ressource ultime des humains : leur capacité d’improvisation.

« On filme la surface du Tabernacle à peu près depuis le premier jour, indique Sam Rainey. On a mis du temps à se rendre compte qu’il fallait filmer à quinze mille images par seconde pour isoler les motifs. On les fait analyser.

— Pour essayer de détecter les règles qui régissent l’automate.

— Je ne pense pas trahir de secrets en disant que ce pays n’a pas les capacités pour cela. »

Ce pays, pense Lisa Durnay, qui orbite au point stable L-5. Baisés par votre propre loi Hamilton. « Il vous faut des aeais de reconnaissance de formes de haut niveau, quelque chose comme 2,8 ou plus haut, non ?

— Il existe quelques spécialistes du décryptage et de la reconnaissance de formes, répond Daley Suarez-Martin. Par malheur, ils ne se trouvent pas à un endroit des plus politiquement stables.

— Vous n’avez donc pas besoin de moi pour essayer de découvrir votre pierre de Rosette. Mais alors pour quoi ?

— Il nous est arrivé à plusieurs occasions de recevoir une forme irréfutablement reconnaissable.

— À combien d’occasions ?

— Trois, sur trois images successives. Le 3 juillet de cette année. Voici la première. »

Daley envoie une grande photo brillante de 75 × 50 centimètres en direction de Lisa Durnay. Un visage féminin est gravé dans le gris sur gris. La résolution de l’automate cellulaire est assez élevée pour montrer son léger froncement de sourcils perplexe ainsi que sa bouche entrouverte, et même suggérer ses dents. Elle est jeune, jolie, de race indéterminée, et les points noirs et blancs toujours en mouvement, figés dans le temps, ont surpris une expression fatiguée.

« Vous savez qui c’est ? demande Lisa.

— Comme vous vous en doutez, découvrir son identité est une de nos principales priorités, répond Daley. Nous avons déjà interrogé les bases de données du FBI, de la CIA, du fisc, de la sécurité sociale et du service des passeports. Sans succès.

— Elle n’est pas forcément américaine », dit Lisa Durnau.

Daley semble sincèrement surprise. Elle lui envoie le cliché suivant dos vers le haut. Lisa Durnau retourne le papier et tend instinctivement la main pour s’agripper à quelque chose qui ne tombe pas. Mais tout tombe, dans cet endroit, tout tombe ensemble, tout le temps.

Il a changé de lunettes, taillé et raccourci sa barbe, il s’est laissé pousser les cheveux et a perdu pas mal de poids, mais les petites cellules grises ont capté son expression sardonique, gênée, genre virez-moi-cette-caméra. Thomas Lull.

« Oh Dieu du ciel, souffle-t-elle.

— Avant de dire quoi que ce soit, veuillez regarder cette dernière image. »

Daley Suarez-Martin expédie la dernière photographie, encadrée dans l’espace.

Elle-même. C’est son visage, dessiné en argenté mais assez net pour qu’on distingue la fossette sur sa joue, les rides d’expression autour des yeux, une coupe de cheveux plus courte, plus sportive, l’expression tendue, bouche bée qu’elle n’arrive pas bien à interpréter : Peur ? Colère ? Horreur ? Extase ? C’est impossible, incroyable, insensé, au-delà de la démence, et c’est elle. Lisa Leonie Durnau.

« Non, dit-elle lentement. Vous inventez, c’est les médicaments, n’est-ce pas ? Je suis encore dans la navette. C’est mon imagination, hein ? Allez, dites-le-moi.

— Lisa, je vous assure que vous ne souffrez d’aucun délire post-vol. Je ne vous montre ni des faux ni des trucages. Pour quoi faire ? Pourquoi vous amener jusqu’ici pour vous montrer des photos truquées ? »

Ce ton apaisant. Ce discours d’agente fédérale dotée d’un MBA. Doucement. Du calme. Nous maîtrisons la situation. Soyez raisonnable, face à la chose la plus déraisonnable de l’univers. S’accrochant d’une main à une sangle de la paroi matelassée de l’ISS, Lisa Durnau comprend que tout a été déraisonnable, une chaîne de maillons toujours plus grands et plus lourds, depuis le moment où les types en costume ont débarqué dans son bureau. Voire depuis celui où son visage est apparu sur ce bouillonnement de cellules, sans qu’elle le sache, sans sa permission, le Tabernacle l’a choisie. Tout a été prédestiné par cette chose dans le ciel.

« Je ne sais pas, crie Lisa Durnau. Je ne sais pas pourquoi… ce truc ne transmet rien puis affiche d’un coup mon visage. Je n’en sais rien, d’accord ? Je ne lui ai pas demandé, je ne voulais pas qu’il le fasse, ça n’a aucun rapport avec moi, vous comprenez ?

— Lisa. » À nouveau, ce ton apaisant.

C’est elle, mais comme elle ne s’est jamais vue. Elle ne s’est jamais coiffée de cette manière. Lull n’a jamais eu cet air-là. Plus vieux plus libre plus coupable. Mais pas plus sage. Et cette fille : elle ne l’a jamais rencontrée, mais elle le fera, elle le sait. C’est un cliché de son avenir pris sept milliards d’années auparavant.

« Lisa », dit une troisième fois Daley Suarez-Martin. La troisième fois est le moment de Pierre. Celui de la trahison. « Je vais vous dire ce que nous attendons de vous. »

Lisa Durnay inspire profondément.

« Je sais ce que vous voulez, dit-elle. Je trouverai Lull. Je ne peux rien faire d’autre, pas vrai ? »


La Terre tient fermement le petit aéronef dans son emprise. Cela fait trois minutes – Lisa a compté les secondes – que les réacteurs de stabilisation se sont éteints. L’aeai s’est décidée, tout dépend désormais de la vélocité et de la gravité. Dos tourné vers le bas, Lisa Durnau longe en hurlant les limites de l’atmosphère dans ce qui continue à ressembler à un presse-citron dopé aux stéroïdes, sauf qu’avec la température de la coque qui approche les trois mille degrés Celsius, c’est moins drôle que ça ne l’était en bas à Canaveral. Une différence d’une seule unité, dans un sens ou dans l’autre, et l’air se transforme en mur dense qui vous renvoie dans l’espace où personne ne pourra vous rattraper avant que votre clim cesse de fonctionner, à moins que vous ne vous transformiez en boule de feu et finissiez sous forme d’averse d’ions titane assaisonnée au carbone brûlé.

Dans sa résidence universitaire, l’adolescente Lisa Durnau s’était fait une des plus belles frayeurs de sa vie, seule dans le noir au milieu de la bruyante tuyauterie, en imaginant à quoi ressemblerait de mourir. La respiration qui s’arrête. La panique croissante tandis que le cœur cherche à pomper du sang. L’obscurité qui se referme de toute part. La prise de conscience de ce qui se passe, de l’impossibilité d’arrêter tout cela, puis, après cet indigne petit moment de conscience, le rien. Et que cela arriverait à Lisa Durnau. Pas d’échappatoire. Pas d’autre possibilité. Condamnation à mort, sans possibilité de grâce. Elle s’était éveillée, le ventre glacé, nauséeuse de certitude. Elle s’était précipitée sur l’interrupteur de sa lampe et efforcée d’avoir des pensées positives, joyeuses, de penser à des gens, à la course à pied, à ce qu’elle ferait pour cette dissertation trimestrielle et à l’endroit où elle pourrait aller déjeuner ce vendredi avec les autres filles du club, mais son imagination ne cessait de la ramener à cette peur horrible et délicieuse, comme un chat vers le vomi.

Rentrer dans l’atmosphère ressemble à cela. Elle s’efforce d’avoir des pensées positives, joyeuses, mais il ne lui vient qu’une sélection de vilenies et la pire est dehors, chauffant la coque jusqu’à des températures de four crématoire derrière cette paroi de mailles rembourrée. Cela brûle malgré les médicaments. Cela brûle malgré tout. Tu tombes du ciel, comme l’homme qui venait d’ailleurs. Le vaisseau a un soubresaut. Lisa laisse échapper un petit cri.

« Pas de problème, rien d’anormal, juste une asymétrie dans le bouclier de plasma », l’informe Sam Rainey, sanglé dans la deuxième couchette d’accélération. C’est un habitué, avec déjà une dizaine d’allers-retours à son actif, mais Lisa Durnau sent qu’il raconte des conneries. Elle a les doigts crispés sur les accoudoirs. Elle les plie pour se toucher le cœur en un petit geste de réconfort. Elle sent l’objet plat et carré dans la poche sur laquelle figure son nom.

Quand elle retrouvera Thomas Lull, elle devra lui montrer le contenu de sa poche de poitrine droite. C’est un bloc-mémoire contenant tout ce qu’on sait et conjecture sur le Tabernacle. Elle n’a rien d’autre à faire qu’à persuader Lull d’intégrer le projet de recherche. Thomas Lull était le plus éminent, le plus éclectique, le plus visionnaire et le plus influent des penseurs scientifiques de son époque. Gouvernements et animateurs de chat-shows tenaient compte de ses opinions. Si quelqu’un avait une idée, un rêve ou une vision de la nature de cette chose qui tournoyait dans son cocon rocheux, si quelqu’un avait un moyen de déchiffrer son message et sa signification, c’était Thomas Lull.

Le bloc est aussi un gourou. Avec comme pouvoir spécial la capacité de parcourir la mémoire de n’importe quel système de caméras publiques ou de surveillance, à la recherche de visages prédéterminés. C’est un équipement tellement particulier que s’il se trouve séparé plus d’une heure de l’odeur corporelle personnelle de Lisa Durnau, il se décomposera en une bouillie de circuits protéiniques. Prudence quand vous prenez une douche ou un bain, gardez-le contre vous au lit, voilà les instructions. Sa seule piste est une information plus ou moins recoupée selon laquelle on aurait vu Thomas Lull trois ans et demi auparavant au Kerala, dans le sud de l’Inde. La révélation du Tabernacle dépend d’une seule vieille histoire de routards, non corroborée. Les ambassades et consulats sont placés en alerte Apportez-Toute-Assistance. Une carte de crédit lui a été attribuée pour ses dépenses, sans plafond, mais Dualey Suarez-Martin, qui continuera à servir d’officier traitant à Lisa Durnau, en orbite ou sur Terre, aimerait des notes de frais détaillées.

Le petit appareil se cogne durement à l’atmosphère, un poing de gravité enfonce profondément Lisa Durnau dans le gel de sa couchette tandis que tout gigote, s’agite, crépite. Elle n’a jamais eu aussi peur, et il n’y a rien, absolument rien à quoi elle puisse s’accrocher. Elle tend la main. Sam Rainey la saisit de la sienne, gantée, énorme et caricaturale, seul et minuscule nœud de stabilité dans un univers qui tombe et trépide.

« Un jour ! crie Sam d’une voix tremblante. Un jour ! Quand on ! Aura ! Atterri ! Si on ! Sortait ! Dîner ! Quelque part ?

— Oui ! Pourquoi pas ! » gémit Lisa Durnau en fonçant vers le centre Kennedy, suivie d’une longue et magnifique traînée de plasma au-dessus des vertes prairies du Kansas.

18 Lull

Thomas Lull sait qu’il n’a pas l’âme américaine : il déteste les voitures, mais adore les trains, les trains indiens, grands comme une nation en mouvement. Il s’accommode qu’ils soient contradictoirement hiérarchiques et démocratiques, une communauté temporaire rassemblée pour un temps, essentielle tant qu’elle dure, disparaissant comme la rosée du matin une fois le terminus atteint. Tout voyage est pèlerinage, et l’Inde est une nation de pèlerins. Fleuves, Grande Route transcontinentale et trains sont sacrés dans chacune des nombreuses nations de l’Inde. Les gens circulent sur ce vaste losange de terre depuis des millénaires. Tout est flot, rencontre, bref voyage commun, puis dissolution.

La pensée occidentale se révolte à cette idée. La pensée occidentale est automobile. Liberté de mouvement. Indépendance personnelle. Choix et expression individuels et sexe sur la banquette arrière. La grande société de l’automobile. Dans la littérature et la musique, les trains, moteurs du destin, entraînent aveuglément, inexorablement les individus vers la mort. Ils entrent à Auschwitz par le grand portail et conduisent directement aux douches. L’Inde ne comprend pas les trains de la même manière. L’important n’est pas l’endroit où la locomotive invisible vous emmène, mais ce que vous voyez par la fenêtre, les paroles que vous échangez avec vos compagnons de voyage pour vous entendre avec eux. La mort est un vaste terminus bondé où on entend mal les annonces et où des correspondances vous permettent d’entamer d’autres voyages sur d’autres lignes. De changer de train.

Celui en provenance de Tiruvanantapuram traverse une large toile de voies pour entrer dans la grande gare. D’aérodynamiques shatabdis sinuent d’aiguillage en aiguillage pour gagner leur ligne à haute vitesse. De longs trains de banlieue passent en gémissant, festonnés de passagers agrippés aux portes, debout sur les marchepieds, entassés sur les toits, les bras sortant par les fenêtres à barreaux, prisonniers de l’ordinaire. Mumbaï. Elle a toujours épouvanté Thomas Lull. Vingt millions de personnes vivent sur cet ancien archipel de sept îles parfumées, et c’est l’heure de pointe du soir. Le centre de Mumbaï est le plus grand bâtiment du monde : centres commerciaux ou de loisirs, immeubles d’habitations et de bureaux ont tous fusionné en un démon à multiples bras et multiples têtes. Avec blottie en son cœur la gare Chhatrapati Shivajî, un bézoard à l’excès et l’arrogance victoriens, désormais recouvert d’un dôme accueillant zones et unités commerciales, tel un crapaud enseveli dans un nodule de calcaire. Chhatrapati Shivajî, ville dans la ville, ne connaît jamais le moindre instant de calme ou de silence. Certaines castes se vantent de n’exister nulle part ailleurs, des familles affirment vivre depuis des générations entre les quais, les voies et les jetées de briques rouges sans jamais avoir vu la lumière du jour. Cinq cents millions de pieds de pèlerins foulent chaque année le marbre du Râj, pèlerins dont s’occupent des armées de porteurs, vendeurs, filous, vendeurs d’assurances et lecteurs de janampatrî.

Lull et Aj descendent sur le quai au milieu des familles et des bagages. Le bruit est comme une agression. Les annonces d’horaires sont d’inaudibles mugissements adressés par salves au public. Les portiers convergent vers les visages blancs, vingt mains se tendent vers leurs bagages. Un homme très mince en veste rouge à haut col de Marâtha Rail soulève le sac d’Aj. Aussi rapide qu’un couteau, la main de la jeune fille jaillit pour l’arrêter. Elle penche la tête, regarde l’homme dans les yeux.

« Vous vous appelez Dhîrâj Tendulkar, et vous avez été condamné pour vol. »

L’ersatz de porteur recule, comme mordu par un serpent.

« On portera nous-mêmes nos bagages. » Thomas Lull prend Aj par le coude, la guide comme une jeune mariée dans la cohue de visages et d’odeurs. Elle regarde un visage, puis le suivant et encore le suivant dans ce torrent.

« Les noms. Tous ces noms, il y en a trop pour que j’arrive à les lire.

— Je n’ai toujours pas compris cette histoire de dieux », dit-il.

Les vestes rouges se sont rassemblées autour de l’escroc. Des voix haussent le ton, un cri perce.

Ils ont une heure à tuer avant le shatabdi pour le Bhârat. Thomas Lull trouve refuge dans le magasin d’une chaîne multinationale de cafés. Il paye des prix occidentaux pour un gobelet en carton avec un mélangeur en bois. Il sent sa poitrine se serrer, réaction somatique de l’asthmatique à cette implacable et oppressante ville sous la ville. Par le nez. Respirer par le nez. La bouche sert à parler.

« Ce café est très mauvais, vous ne trouvez pas ? » demande Aj.

Thomas Lull le boit, ne dit rien, regarde les trains arriver et repartir, le grouillement des gens en pèlerinage. Parmi eux, un homme en route pour le dernier endroit où devrait se rendre quelqu’un de son âge et de ses opinions : une vilaine petite guerre de l’eau. Mais c’est le mystère, l’attrait, c’est la folie et des actions téméraires quand on ne s’attend à rien ressentir d’autre que le bourdonnement du rayonnement fossile dans la moelle de ses os.

« Aj, remontrez-moi cette photo. Il faut que je vous dise quelque chose. »

Mais elle n’est plus là. Elle traverse la foule comme un fantôme. Les gens s’écartent sur son passage en la suivant du regard. Thomas Lull jette quelques billets sur la table et se précipite à sa poursuite en faisant signe à deux porteurs de se charger des bagages.

« Aj ! Notre train est par là ! »

Elle continue sans l’entendre. Elle est la Madone de la gare Chhatrapati Shivajî. Une famille s’est installée sur une darî, au pied d’un panneau d’affichage, pour boire du thé conservé dans des thermos : le père, la mère, la grand-mère, deux jeunes adolescentes. Aj s’avance dans leur direction, sans hâte, impossible à arrêter. Un par un, ils lèvent les yeux, sentant peser sur eux l’attention de la gare tout entière. Aj s’immobilise. Thomas Lull aussi. Les portiers qui trottaient derrière lui l’imitent. Thomas Lull sent, à un niveau quantique, chaque train, fourgon à bagages et locomotive de manœuvre s’arrêter, chaque passager, mécanicien et chef de train se figer, chaque signal, panneau et balise stopper entre deux états. Aj s’accroupit devant la famille effrayée.

« Il faut que je vous dise, vous allez à Ahmadâbâd, mais il ne vous attendra pas à la descente du train. Il a des ennuis. De gros ennuis, il a été arrêté. L’accusation est sérieuse : vol de moto. Il est détenu au poste de police du district de Surendranagar, numéro GBZ16652. Il lui faudra un avocat. Azâd & Fils est l’un des cabinets les plus réputés d’Ahmadâbâd en droit pénal. Il y a un train plus rapide que vous pouvez prendre dans cinq minutes quai 19. Il faudra changer à Surat. Si vous faites vite, vous pouvez l’attraper. Dépêchez-vous ! »

Lull la prend par le bras. Aj se retourne et Thomas Lull lit dans son regard des émotions qui lui paraissent effrayantes, mais il a rompu le charme. Terrifiée, la famille est agitée de divers mouvements : le père veut livrer combat, la mère prendre la fuite, la grand-mère lève les mains en une prière, les filles essayent de rassembler les affaires du thé. Une tache chaude et mouillée, du châï renversé, s’étale sur la darî.

« Elle a raison », leur lance Thomas Lull en emmenant Aj de force. Elle ne résiste plus, avance d’un pas lourd, comme les victimes de mauvais trips qui trébuchaient sur le sable lorsqu’il les éloignait des fêtes sur la plage. « Elle a toujours raison. Si elle vous dit de partir, partez. »

La gare Chhatrapati Shivajî cesse de retenir sa respiration et reprend son incessant hurlement à basse intensité.

« Bordel, à quoi vous jouiez ? » s’énerve Lull en pressant Aj vers le quai 5, où le Mumbaï-Vârânacî Râj shatabdi est en place, long cimeterre vert et argent luisant sous les projecteurs de la gare. « Qu’est-ce que vous leur avez dit ? Vous auriez pu déclencher n’importe quoi, vraiment n’importe quoi.

— Ils allaient voir leur fils, mais il a des ennuis », répond-elle d’une voix éteinte. Il se demande si elle ne va pas s’effondrer sur lui.

« Par ici, monsieur, par ici ! » Les porteurs les escortent à travers la foule. « Ce wagon, là ! » Thomas Lull leur donne de l’argent, trop, pour qu’ils emmènent Aj à son siège, dans le box pour deux, intime, éclairé par des lampes, qui leur est réservé. Thomas Lull se penche dans le cône de lumière et demande : « Comment vous saviez tout ça ? »

Elle fuit son regard, enfonce la tête dans le dossier rembourré. Elle a le visage cendreux. Thomas Lull a très peur qu’elle refasse une crise d’asthme.

« Je l’ai vu, les dieux…»

Il se jette en avant, prend entre ses mains le visage en forme de cœur de la jeune fille, le tourne vers lui pour le regarder en face.

« Ne me mentez pas, personne ne peut faire ça. »

Elle lui effleure les mains, il les sent se détacher de son visage.

« Je vous l’ai dit. Je vois ça comme un halo autour des gens. Des choses sur eux : qui ils sont, où ils vont, quel train ils prennent. Comme ces gens qui allaient voir leur fils, sauf qu’il ne serait pas à l’arrivée pour les accueillir. Tout ça, ils ne l’auraient pas su, ils auraient attendu encore, encore et encore à la gare, des trains seraient arrivés et repartis, mais toujours pas de fils, et peut-être le père se rendrait-il chez lui, mais tout ce qu’ils sauraient, c’était qu’il était parti travailler ce matin-là et qu’il avait dit qu’il les retrouverait tous à la gare, alors ils iraient à la police où ils découvriraient qu’on l’avait arrêté pour vol de moto, et il faudrait qu’ils payent une caution, et ils ne sauraient pas à qui s’adresser pour le faire sortir. »

Thomas Lull s’écroule dans son siège. Il est battu. Sa colère, son rationalisme abrupt de Yankee échouent face aux mots fragiles de la jeune fille.

« Ce fils, le prodigue, comment s’appelle-t-il ?

— Sanjaï. »

Les portières automatiques se ferment. Au bout du train, un sifflet perce le vacarme de la gare.

« Vous avez cette photo ? Je voudrais la revoir, celle que vous m’aviez montrée près du bras mort. »

Silencieusement, souplement, le train se met à avancer. Les wallahs de gare et les personnes venues accompagner les voyageurs restent à hauteur du train pour tenter une dernière vente ou lancer un dernier adieu. Aj ouvre son palmeur sur la table.

« Je ne vous ai pas dit la vérité, avoue Thomas Lull.

— Je vous ai posé la question. Vous avez répondu : “Juste d’autres touristes. Ils ont sans doute exactement la même photographie.” Ce n’était pas la vérité ? »

Le train express électrique oscille sur les aiguillages. Prenant de la vitesse à chaque mètre, il plonge dans un tunnel dans l’éclairage sinistre des éclairs dans la caténaire.

« Seulement une vérité. C’était bien des touristes… et j’en étais un aussi, mais je les connais. Je les connais depuis des années. On voyageait ensemble en Inde, pour vous dire à quel point on se connaissait. Ce sont Jean-Yves et Anjâlî Trudeau, théoriciens de la Vie Artificielle de l’université de Strasbourg. Lui est français, elle indienne. De bons scientifiques. La dernière fois que j’ai eu de leurs nouvelles, ils envisageaient de partir à l’université du Bhârat… bien plus près des sundarbans. Là où s’effectuait la recherche de pointe, d’après eux, sans être gênée par les lois Hamilton et les réglementations sur les aeais. Apparemment, ils l’ont fait, mais ce ne sont pas vos véritables parents.

— Pourquoi ça ?

— Pour deux raisons. D’abord, quel âge avez-vous ? Dix-huit ans ? Dix-neuf ? Ils n’avaient pas d’enfants quand je les connaissais il y a quatre ans. Mais ce n’est rien à côté de la seconde raison : Anjâlî est née sans utérus. Jean-Yves me l’a dit. Elle ne peut pas avoir d’enfant, même in vitro. Elle ne peut pas être votre mère biologique. »

Le shatabdi jaillit de la ville souterraine dans la lumière. Une large nappe dorée entre en oblique par la fenêtre pour se répandre sur la petite table. Le smog photochimique de Mumbaï l’a dotée de couchers de soleil dignes de Bollywood. La perpétuelle brume marron donne aux ziggourats des lotissements des airs éthérés de montagnes sacrées. Des grues à portique filent derrière la vitre, et en regardant leurs ombres stroboscopiques passer sur le visage d’Aj, Thomas Lull essaye de lire des émotions, des réactions sur le scintillant masque doré. Elle baisse la tête. Ferme les yeux. Thomas Lull l’entend prendre sa respiration. Aj relève la tête.

« Professeur Lull, j’éprouve un certain nombre de sensations fortes et désagréables. Permettez-moi de vous les décrire. Bien qu’à peu près au repos, je suis prise de vertige, comme si je tombais, pas au sens physique, mais en moi-même. Je ressens de la nausée et ce que je ne peux décrire que comme de la vacuité. Je ressens de l’irréalité, comme si ce présent ne se produisait pas pour moi, que je le rêvais dans mon lit d’hôtel à Tekkadi. Je ressens un choc, comme si on m’avait frappée sans me porter physiquement le moindre coup. J’imagine que la substance physique du monde est aussi fragile et délicate que du verre, que je peux à tout moment passer à travers et tomber dans le vide, et en même temps, mille idées différentes me traversent l’esprit. Professeur Lull, pouvez-vous expliquer ces sensations contradictoires ? »

Le véloce soleil d’Inde se couche, désormais, colorant le visage d’Aj en rouge comme celui d’un dévot de Kâlî. Rendu flou par sa vitesse, le train express traverse les vastes bastîs de Mumbaï. Thomas Lull répond : « C’est ce qu’on ressent quand sa vie devient mensonges. C’est la colère et la trahison, la confusion, la perte, la peur, la douleur, mais tout ça n’est que des noms. Nous n’avons pas d’autres langues pour les émotions que l’émotion elle-même.

— Je sens des larmes me monter aux yeux. C’est très surprenant. » La voix d’Aj se brise alors et Thomas Lull l’aide à gagner les toilettes pour laisser les émotions étrangères sortir d’elles-mêmes loin du regard des autres passagers. De retour à sa place, il appelle un steward à qui il commande une bouteille d’eau. Il en remplit un verre, ajoute un tranquillisant de qualité supérieure tiré de sa petite mais efficace pharmacie de voyage, et s’émerveille de la complexité simple des rides que la trépidation de l’acier génère à la surface du liquide. Au retour d’Aj, il pousse le verre tremblant sur la table dans sa direction avant qu’elle puisse poser d’autres questions. Les siennes lui suffisaient.

« Buvez tout. »

Le tranquillisant ne tarde pas à agir. Aj regarde Thomas Lull en clignant des yeux comme une chouette ivre, se met autant que possible en boule comme un chat dans son siège. Perd conscience. La main de Thomas Lull s’avance vers son tilak, s’arrête. Ce serait une transgression aussi monstrueuse que s’il glissait la main dans son ample pantalon gris noué à la taille. Et c’est une pensée qu’il n’avait pas exprimée jusqu’alors.

Étrange fille, pelotonnée sur son siège comme une gamine de dix ans dégingandée. Il lui avait dit des vérités capables de scarifier n’importe quel cœur, vérités qu’elle avait traitées comme des propositions philosophiques. Comme si elles lui paraissaient bizarres, nouvelles. Étrangères. Pourquoi lui avoir dit tout cela ? Pour briser ses illusions ou parce qu’il savait comment elle allait réagir ? Pour voir son expression au moment où elle s’efforçait de comprendre ce que vivait son corps ? Il connaît cette épouvantable confusion pour l’avoir vue sur les visages des gamins en train de danser au club sur la plage à l’instant où ils ressentaient les émotions préparées dans les matrices à processeurs protéiniques des cyberâbâds. Des émotions dont leurs corps n’avaient ni besoin ni équivalent, des émotions qu’ils ressentaient sans pouvoir les comprendre. Des émotions étrangères.

Il a beaucoup de travail. Alors que l’express plonge au-delà des réservoirs vides et en espaliers de la Narmadâ purificatrice pour se jeter dans la nuit, longeant villages, villes et forêts saccagées par la sécheresse, Thomas Lull commence à capillotracter. Une vieille expression sans prétention de Lisa Durnau pour du remue-méninges : se carrer dans son fauteuil pour laisser son esprit parcourir les plus lointaines frontières du possible. C’est le travail que préfère Thomas Lull et ce qu’un vieux païen comme lui connaît de plus proche de la spiritualité. C’est, pense-t-il, à cent pour cent de la spiritualité. Dieu est nos moi, nos moi véritables et préconscients. Les yogis l’avaient découvert des millénaires auparavant. L’élaboration de l’idée n’est jamais aussi excitante que la combustion créative, l’instant de perspicacité fulgurante où, tout à coup, on sait. Il dévisage Aj tandis que les idées jaillissent, se heurtent et se fracassent avant d’être à nouveau rassemblées par la gravité intellectuelle. Avec le temps, elles finiraient par se fondre en un nouveau monde, mais Thomas Lull a de quoi en deviner la nature à venir. Et cela l’effraie. Le train continue à creuser son sillon, sa proue aérodynamique arrachant une vague d’étrave à la nuit, dévorant deux cent quatre-vingts kilomètres d’Inde par heure. L’épuisement lutte contre l’excitation intellectuelle, qu’il finit par terrasser. Thomas Lull s’endort. Il ne s’éveille que lors d’un bref arrêt à Jabalpur, le temps pour les douanes awadhîes de procéder à un contrôle frontalier de routine. Deux hommes à casquette à visière jettent un coup d’œil à Thomas Lull. La tête posée sur le bras, Aj ne sort pas du sommeil. Un Blanc avec une femme de l’Ouest. Irréprochables. Thomas Lull se rendort, s’éveille une seule fois avec un frisson d’excitation, le grondement des roues sous lui réveillant un vieux plaisir d’enfance. Il sombre ensuite dans un long sommeil tranquille d’où l’arrache une secousse inopinée qui le projette avec violence sur la table.

Des valises dégringolent des porte-bagages au-dessus de leurs têtes. Des passagers tombent dans les couloirs. Des cris s’élèvent, des voix se mêlent en un bredouillement paniqué. Le shatabdi crisse violemment, crisse à nouveau, puis s’arrête en hurlant et en tremblant. Les voix atteignent un pic et se taisent. Le train ne bouge plus. Les haut-parleurs grésillent puis s’éteignent. Thomas Lull se met les mains autour des yeux pour regarder par la fenêtre. L’obscurité rurale est impénétrable, enveloppante, yonique. Il croit voir des phares d’automobiles au loin, des lumières dansantes qui ressemblent à des torches. Les questions surgissent, maintenant, tout le monde demande en même temps à tout le monde s’il va bien et ce qui s’est passé.

Aj marmonne quelque chose, remue. Les tranquillisants sont plus efficaces qu’il ne s’y attendait. Il perçoit maintenant une muraille de voix qui approche dans le train, ainsi qu’une puanteur de polycarbone en feu sortant de la climatisation. D’une main, il attrape le sac d’Aj, de l’autre, il met la jeune fille sur ses pieds, qui le regarde en clignant lourdement des yeux.

« Debout, la Belle au bois dormant. Nous faisons un débarquement imprévu. » Il la traîne, pas encore tout à fait réveillée, dans le couloir, s’empare de leurs bagages et pousse Aj vers les portes coulissantes à l’arrière. Dans son dos, la fenêtre panoramique noire explose en une pluie de verre. Le bloc de béton relié à une corde qui vient de passer à travers rebondit sur la table avant de s’écraser sur une femme assise de l’autre côté du couloir. Elle s’effondre, le sang jaillissant de son genou broyé. La foule des passagers en fuite trébuche sur elle et tombe. Elle est morte, comprend Thomas Lull avec un terrible frisson intérieur. Cette femme est morte, comme quiconque se retrouvera à terre dans cette panique.

« Bouge-toi, putain ! » Plaquant les mains sur son dos, Thomas Lull bouscule Aj hébétée, la pousse dans le couloir. Il aperçoit des flammes par la fenêtre brisée, des flammes et des visages. « Avance, avance ! » Derrière eux règne une terrible confusion. De la fumée commence à arriver au ras du sol par les conduits d’aération et par-dessous la portière avant. Les voix s’élèvent en un chœur d’effroi.

« Par ici ! Par ici ! » rugit, debout sur une table près de la contre-porte, un steward sikh en livrée de la compagnie de chemin de fer. « Un à la fois, allons, on a le temps. Vous. Vous, maintenant. Vous. » Il se sert de son passe-partout pour transformer la porte coulissante en sas. Une famille à la fois.

« Mais qu’est-ce qui se passe, enfin ? demande Thomas Lull en prenant place en début de file.

— Des kârsevaks bhâratîs ont mis le feu au train, répond tranquillement le steward. Ne dites rien. Allez-y. »

Thomas Lull pousse Aj de l’autre côté du seuil, cligne des yeux dans l’obscurité extérieure.

« Putain de merde. » Un cercle de feu entoure le petit groupe de passagers ébahis et effrayés et leurs biens. Des décennies de travail avec les automates cellulaires ont rendu Thomas Lull apte à estimer un nombre au premier coup d’œil. Ils doivent être cinq cents, là-bas, à brandir des torches embrasées. Des étincelles jaillissent de la tête du train, et la fumée orange, lumineuse dans le demi-jour, indique à coup sûr un feu de plastique. « Changement de programme. On ne descend pas là.

— Qu’est-ce qu’il y a, qu’est-ce qui se passe ? » demande Aj alors que Thomas Lull ouvre de force les portes du wagon suivant, déjà à moitié vide.

« Le train est arrêté, par une manifestation du Shivajî.

— Le Shivajî ?

— Je croyais que vous saviez tout. Des fondamentalistes hindous. Plutôt en rogne contre l’Awadh, en ce moment.

— Vous êtes bien désinvolte », dit Aj, et Thomas Lull ne sait pas si c’est l’effet des tranquillisants qui s’estompe ou le début de son étrange sagesse. Mais la lueur dehors s’intensifie et il entend des objets s’écraser et se briser sur la carcasse du train.

« C’est parce que j’ai très très peur », réplique-t-il. Il pousse Aj par la première porte ouverte sur la nuit. Il ne veut pas qu’elle entende les hurlements et les bruits qu’il identifie comme des détonations d’armes légères. Les wagons sont désormais presque vides, ils se frayent un chemin dans l’un d’entre eux, dans deux, trois, puis la voiture chancelle, manquant renverser Thomas Lull et Aj, quand une grosse explosion secoue le train. « Oh mon Dieu », lâche Thomas Lull. Il devine que la génératrice a sauté. La foule des assaillants marque son approbation par un rugissement enthousiaste. Thomas Lull et Aj poursuivent leur chemin. Quatre wagons plus loin, ils tombent sur un contrôleur marâthî aux yeux écarquillés.

« Vous ne pouvez pas continuer, monsieur.

— Je continue, même s’il faut vous passer sur le corps.

— Monsieur, monsieur, vous ne comprenez pas : ils ont aussi mis le feu à l’autre extrémité. »

Thomas Lull fixe du regard le contrôleur dans sa tenue soignée. C’est Aj qui l’écarte. Ils atteignent le passage entre les wagons au moment où la fumée traverse de ses doigts le joint de la porte intérieure. Les lumières s’éteignent. Thomas Lull cligne des yeux dans le noir, puis la signalisation d’urgence au sol s’allume, projetant comme de gothiques et sinistres feux de la rampe sur les fentes et à-pics des visages. La portière extérieure ne bouge pas. Coincée. Foutue. Thomas Lull observe la fumée remplir le wagon derrière la porte intérieure. Il essaye de trouver une prise sur le joint en caoutchouc.

« Monsieur, monsieur, j’ai une clé. »

L’inspecteur tire de sa poche une lourde clé Allen métallique reliée à une chaîne, l’enfonce dans un écrou hexagonal et la tourne comme une manivelle. La portière intérieure, noire de suie, commence à se voiler et à se couvrir de cloques. « Encore quelques secondes, monsieur…»

La porte s’écarte suffisamment pour que six mains la forcent à s’ouvrir. Thomas Lull lance les bagages dans le noir, se jette à leur suite. Il touche gauchement terre, tombe, roule sur des pierres et des rails. Aj et le cheminot le suivent. Il se redresse, voit l’intérieur du wagon qu’ils viennent d’abandonner s’illuminer d’un jaune surprenant. Puis toutes les fenêtres explosent, projetant des fragments de verre à l’extérieur.

« Aj ! » hurle Thomas Lull dans le tumulte. Il n’a jamais entendu un tel bruit. Des voix qui hurlent, gémissent, plusieurs couches d’un enchevêtrement irrégulier de cris, de rugissements et de langues, brisé au point d’en devenir incompréhensible. Des moteurs emballés, un martèlement continu de projectiles. Les pleurs effrayés des enfants. Et derrière tout cela, le ronflement liquide, aspiratoire du train en feu, qui brûle petit à petit par les deux bouts comme un bâton de mauvais encens. L’enfer doit résonner de tels bruits. « Aj ! »

Partout, des corps se déplacent dans toutes les directions. La géographie de cette horreur apparaît désormais à Thomas Lull. Les gens fuient la tête du train, où les détonations actiniques se succèdent depuis l’explosion d’un commutateur électrique, et où une épaisse rangée d’hommes en blanc avance vers eux comme une armée du Râj. La plupart sont munis de lâthîs, certains de pioches, de houes, de machettes. Une armée de paysans. Il y a au moins une épée, levée bien au-dessus de l’horizon des têtes. Certains sont nus, blancs de cendre, nâgâ sâdhus. Prêtres guerriers. Tous portent un peu de rouge, la couleur de Shiva. Les flammes se reflètent sur les projectiles : bouteilles, pierres, morceaux arrachés à la superstructure du train pleuvent sur les passagers qui, chargés de paquets et de bagages, s’accroupissent et s’enfuient sans savoir de quel côté viendra la prochaine attaque. La fumée d’armes à feu monte dans l’atmosphère. Le sol est jonché de valises abandonnées et éventrées ; chemises, saris, brosses à dents se font piétiner et traîner dans la poussière. Un homme se cramponne à une tête balafrée. Assis au milieu de la ruée de pieds, un enfant regarde terrifié autour de lui, la bouche ouverte et muette d’une terreur au-delà des cris, les joues brillantes de larmes. Des pieds foulent un tas de tissus froissés. Celui-ci frémit sous le choc des chaussures empressées. Des os craquent. Thomas Lull sent maintenant un but et une direction à cette fuite : loin des hommes en blanc, vers un petit alignement de huttes visible maintenant les yeux adaptés à l’obscurité de la campagne bhâratîe. Un village. Sanctuaire. Sauf qu’une seconde vague de kârsevaks arrive en courant par l’arrière du train en feu, coupant la retraite. La débandade s’interrompt. Plus aucun endroit où fuir. Les gens s’écroulent, s’empilent les uns sur les autres. Le bruit redouble.

« Aj ! »

Et la voilà devant lui, comme sortant du sol. Elle débarrasse sa chevelure de quelques éclats de verre.

« Professeur Lull. »

Il lui prend la main et l’attire à nouveau en direction du train.

« On ne peut pas passer par là. On va essayer l’autre côté. »

Les deux ailes d’assaillants convergent en un demi-encerclement. Thomas Lull sait que tout ce qui se trouve à l’intérieur est fichu. Il n’y a qu’une petite brèche vers les champs sombres et desséchés. Les familles s’y précipitent, lâchant tout, en un sauve-qui-peut désespéré. Des cendres tourbillonnent et s’agitent dans les courants aériens qui montent du train incendié. Lull et Aj se trouvent désormais à portée de jet. Cailloux et bouteilles se mettent à résonner sur le wagon, s’y brisant en shrapnel de verre.

« Par-dessous ! » Thomas Lull se penche pour se glisser sous le wagon. « Attention à ça. » Aux mortels câbles à haute tension et tambours de fluide hydraulique sous pression. Thomas Lull rampe, se retrouve face à un mur de phares d’automobiles. « Chiottes ! » Les véhicules sont garés en une longue rangée à cent mètres du train. Des camions, des bus, des pick-up, des berlines familiales, des phut-phuts. « Ils nous encerclent. Il va falloir tenter notre chance. »

Aj lève la tête vers le ciel.

« Ils sont là. »

Thomas Lull se retourne, voit les hélicoptères, rapides, durs, passer en rugissant au-dessus du train à une altitude assez basse pour attiser les flammes en une tornade de feu. Ce sont des insectes aveugles, avec des robots de combat accrochés comme des œufs à leur thorax de libellule. Ils portent l’emblème de l’Awadh, un symbole du yin et du yang aux couleurs vert et orange. Des lasers pulsés anti-insurrectionnels pivotent dans leurs logements, à la recherche de cibles. Loin sous Delhi, allongés sur des couchettes gélifiées, des pilotes d’hélicoptères observent de leurs yeux pinéaux, déplacent leurs mains d’un centimètre ici, d’un frémissement là pour commander les systèmes de contrôle. Les trois hélicoptères tournent au-dessus des automobiles garées, s’inclinent l’un vers l’autre en une gavotte robotique, puis fondent larguer leurs charges. Des coups de feu éclatent derrière la rangée de phares, des balles claquent et vrombissent sur les carapaces en tissage de diamant. À dix mètres de haut, ils lâchent leurs robots antiémeute, puis reprennent de l’altitude, pivotent et déclenchent leurs lasers. Les robots chargent dès qu’ils ont touché terre. Cris. Coups de feu. Des hommes sortent en courant d’entre les voitures et se retrouvent à découvert. Les hélicoptères braquent et déclenchent leurs armes sur eux. Douces explosions, éclairs ternes, corps qui s’affaissent, qui rampent. Les lasers pulsés vaporisent la première chose qu’ils touchent en plasma et l’injectent dans une onde de choc de plus en plus large, qu’il s’agisse d’un vêtement ou de la peau nue et maculée de cendres d’un nâgâ. Les kârsevaks se mettent à tituber, poitrine mise à nu par les lasers. Les robots anti-insurrectionnels franchissent la rangée d’automobiles en un bond assez semblable à ceux des bandes dessinées japonaises, puis déploient leurs perches à décharges antiémeute.

« À terre ! » crie Thomas Lull en enfonçant le visage d’Aj dans le sol. Les hommes fuient, mais les robots bondisseurs sont plus rapides, plus efficaces, plus précis. Un corps s’écrase près de Thomas Lull, le visage brûlé au deuxième degré. Des sabots d’acier passent en un éclair, Lull se couvre la tête des bras, puis roule sur lui-même pour voir les machines franchir le train. Il attend. Les hélicoptères sont toujours là-haut. Il fait le mort jusqu’à ce qu’ils passent au-dessus de lui, frêles diptères conçus dès le départ pour ne pas accueillir d’humain à bord. « Debout ! Va, cours ! » Un vague chatouillement sur sa nuque lui fait lever les yeux. Un hélicoptère braque une grappe de senseurs sur lui. Un laser rotatif pivote. Puis des volutes de fumée montent entre l’homme et l’appareil, l’aeai perd sa trace et l’hélicoptère plonge derrière le train, ses tourelles crachant le feu du laser. « Va derrière les voitures t’accroupir contre une roue, crie Thomas Lull dans le tumulte, c’est l’endroit le plus sûr. » Tous deux se figent alors, car l’air entre les voitures semble frissonner et le flot de lumière déversé par l’ensemble des phares se brise en échardes mouvantes. Des hommes en tenue de combat deviennent visibles. Thomas Lull sort son passeport de sa poche, le brandit au-dessus de sa tête comme un prêcheur de jadis son Évangile.

« Citoyen américain ! » crie-t-il aux soldats qui passent furtivement près de lui, leur tenue désormais camouflée dans le réfléchissant et l’infrarouge. « Citoyen américain ! » Un subedâr à la moustache délicieusement soignée s’arrête le temps d’inspecter ses papiers. Son badge d’unité arbore la roue éternelle du Bhârat. Il tient avec désinvolture un fusil d’assaut multitâche.

« On a des unités mobiles à l’arrière, dit-il. Allez-y. On s’occupera de vous. » Il n’a pas fini de parler que les hélicoptères réapparaissent au-dessus du train, désormais à moitié en feu. « Partez, monsieur. » Le subedâr se met à courir, l’hélicoptère de tête braque sa tourelle ventrale sur lui et ouvre le feu. Thomas Lull voit l’uniforme de l’officier luire en absorbant la décharge laser, puis le militaire bhâratî braque son arme et tire un missile antiaérien. L’hélicoptère remonte et vire dans une gerbe de paillettes, tandis que le petit missile qui le poursuit trace un zigzag flamboyant dans la nuit. Une pluie de fines lamelles métalliques de la couleur du shatabdi en feu tombe autour de Thomas Lull et d’Aj. Reconnaissant une plus grande menace, un groupe de robots antiémeute a pris position sur le toit du train et tente de tenir les troupes bhâratîes à distance à l’aide de lasers incapacitants et de paillettes antiémeute. La lueur des flammes se reflète sur les joints et les tendons chromés. Les humains les attaquent un à un avec des tirs électromagnétiques. Chaque robot qui tombe du train libère une couvée de sous-drones gros comme le poing, qui rebondissent, se déploient en scarabées armés de câbles rotatifs genre coupe-bordure et se précipitent sur les militaires. Thomas Lull voit un soldat tomber et détourne Aj avant qu’il se fasse écorcher par le câble. Il voit le subedâr agiter le pied pour détacher un scarabée de son brodequin et le réduire en pièces d’un coup de crosse. Mais les machines sont trop nombreuses. C’est la tactique. Le subedâr rappelle ses soldats. Ils se replient en courant, poursuivis par les scarabées. Thomas Lull s’agrippe toujours à son passeport, comme un crucifix brandi au visage d’un vampire.

« Je ne pense pas que ça suffira », dit le subedâr tout en tirant Thomas Lull par le bras. Derrière la rangée de véhicules, des hommes munis de lance-flammes, jusqu’ici furtifs, deviennent visibles. Et Thomas Lull se rend compte qu’Aj lui a échappé. Il crie son nom. Il ne sait pas combien de fois, ce soir-là, il l’a appelée d’un ton aussi perdu, aussi désemparé par la peur. Thomas Lull s’arrache à l’officier bhâratî.

Aj se tient debout devant la rangée de robots de combat qui bondissent et avancent à toute allure. Elle pose un genou à terre. Ils sont à quelques mètres, à quelques instants, on entend le son aigu de leurs fils à écorcher. Elle lève la main gauche, paume en avant. L’assaut des robots s’interrompt. Un par un, puis par deux, dix, vingt, ils cessent de faire tourner leurs armes et se recroquevillent dans leur sphère de transport. Puis un javân bhâratî se précipite pour emmener Aj et les lance-flammes se déchaînent, feu sur feu. Thomas Lull rejoint Aj. Elle tremble, larmoie, tachée de fumée, la sangle de son petit bagage encore tordue dans la main.

« Quelqu’un a une couverture ou quelque chose comme ça ? » demande-t-il alors que le soldat leur fait traverser la rangée d’automobiles. Une couverture de survie se déploie de quelque part, Thomas Lull la drape sur les épaules d’Aj. Le soldat recule, il a vu les hélicoptères de frappe aeais et combattu les robots, mais cela l’effraie. Tu fais bien, pense Thomas Lull en guidant Aj vers le camp de transporteurs de troupes. On ferait tous bien.

19 M. Nanda

Chacun des cinq cadavres a les poings levés. M. Nanda a vu assez de victimes d’incendie pour savoir qu’il y a à cela une explication liée à la biologie et la température, mais une sensibilité plus ancienne, pré-siècle des Lumières les voit combattre des tourbillons de djinns de feu. La fin a dû être diabolique. L’appartement est toujours noir de suie, avec, flottant ou dérivant dans l’air, des cendres de polycarbone et de la vapeur de boîtiers informatiques. Quand elles retombent sur la peau de M. Nanda, elles la maculent d’un khôl très soyeux et très foncé. Il faut une température supérieure à mille degrés pour réduire du plastique en suie de carbone pur.

Vârânacî, cité de crémations.

L’équipe de la morgue referme la glissière des housses noires. Des sirènes retentissent dans la rue : les pompiers s’en vont. L’endroit relève désormais des forces de sécurité, le Ministère venant en fin de liste. Des types de la police scientifique passent tout près de M. Nanda en enregistrant des vidéos sur leurs palmeurs. Il empiète sur la juridiction d’un autre. M. Nanda a sa propre et confortable méthodologie : pour lui, simple observation et exercice d’imagination suffisent à produire des idées et des intuitions qui pourraient échapper à jamais aux procédures de police.

Le premier des sens qu’agresse le crime, c’est l’odorat. De l’entrée, M. Nanda sent la viande brûlée ainsi que l’odeur douce, étouffante et huileuse du plastique fondu. La puanteur surpasse à tel point ce que lui rapportent ses autres sens que M. Nanda doit se concentrer pour en extraire des informations. Il écarquille les narines, à la recherche d’indices, de contradictions, d’une subtile incohérence qui pourrait lui suggérer ce qui s’est passé là. Un défaut électrique dans un des nombreux ordinateurs, a aussitôt suggéré le spécialiste en incendies. Arrive-t-il à détecter ce fourmillement d’énergie caractéristique dans le mélange ?

Le deuxième sens est la vue. Ce qu’il a vu à son arrivée sur les lieux ? Une double porte forcée par les appareils hydrauliques des pompiers, l’extérieure étant une porte d’appartement standard, l’intérieure, en lourd métal vert, résistante et barrée, ses loquets voilés par les vérins des pompiers. Ils n’arrivaient pas à ouvrir la porte ? Ils ont été piégés par leur propre sécurité ? La peinture a brûlé à travers la porte intérieure, métal noirci à nu. Procédons. Un petit couloir, le salon, les chambres dont ils se servaient comme ferme de mémoire. La cuisine : des squelettes de placards et d’étagères aux murs, la mélamine détachée, mais l’aggloméré intact. L’aggloméré survit. Cendre et noirceur, choses fusionnées en d’autres. Les fenêtres ont été soufflées vers l’intérieur. Une chute de pression ? Le feu a presque dû s’étouffer lui-même. Il aurait dégagé de la fumée noire. Asphyxié les occupants avant que les fenêtres implosent et que de l’oxygène frais attise le djinn du feu. Des restes fondus de lecteurs informatiques coulent l’un dans l’autre. Vikram sauvera ce qui peut être sauvé.

L’ouïe. Malgré les trois mille personnes vivant dans cet ensemble d’appartements, il règne à l’étage de l’incendie un silence absolu. Sans même le murmure d’une radio laissée par mégarde allumée. Les pompiers ont levé leur cordon de sécurité, mais les habitants montrent peu d’enthousiasme à regagner leurs foyers. Selon certaines rumeurs, l’incendie serait dû à une attaque des Awadhîs désireux de venger le massacre au shatabdi. Les occupants des deux appartements voisins ne savent que ce qui s’est passé lorsque le mur mitoyen est devenu brûlant et que la peinture a commencé à se cloquer.

Le toucher. La saleté graisseuse de la suie se coagulant dans l’atmosphère. Une toile d’araignée noire atterrit sur la manche de M. Nanda. Il va pour l’essuyer, mais se rappelle qu’elle est constituée à dix pour cent de graisse humaine.

Le goût, le cinquième examen. M. Nanda a appris la technique des chats : dilater les narines, entrouvrir la bouche, faire passer l’air sur le palais. Peu élégant, mais efficace pour les petits prédateurs et pour les flics Krishna.

« Nanda, qu’est-ce que vous pouvez bien être en train de faire ? » Chauhan, le légiste, emballe l’avant-dernier cadavre et colle l’étiquette de transport sur le plastique.

« Quelques examens préalables. Vous avez déjà quelque chose pour moi ? »

Chauhan hausse les épaules. C’est un type grand et large à la jovialité rugueuse de ceux qui travaillent dans l’intimité des victimes de mort violente.

« Contactez-moi cet après-midi, j’aurais peut-être du nouveau à ce moment-là. »

S’apercevant qu’on marche sur ses plates-bandes, Vaish, l’inspecteur de police responsable, lève les yeux d’un air désapprobateur.

« Dites-moi, Nanda, lance Chauhan en reculant alors que son équipe en combinaison blanche hisse le sac sur le brancard, il paraît que votre dame reconstruit les jardins suspendus de Babylone. Son village doit beaucoup lui manquer.

— Qui raconte ça ?

— Oh, un peu tout le monde, répond Chauhan en couchant par écrit ses remarques sur le quatrième cadavre. Le bruit court depuis la fête des Dawâr. Cette victime-là était une femme. Intéressant. Et donc, Nanda, les doigts verts, alors ?

— Je fais construire un endroit tranquille sur mon toit, oui. Nous pensons l’utiliser pour les divertissements, les dîners, les réceptions. Très à la mode au Bengale, les jardins de toit.

— Au Bengale ? Ils ont toutes les modes du monde, là-bas. » Chauhan se considère l’égal de M. Nanda au niveau intellect, formation, carrière et statut, et donc à tous points de vue sauf celui du mariage. M. Nanda s’est marié dans sa jâtî. Chauhan, à un niveau inférieur de sous-caste.

M. Nanda fronce les sourcils, les yeux levés vers le plafond.

« Je suppose qu’il y avait un système anti-incendie au halon, comme partout ? »

Chauhan hausse les épaules. L’inspecteur Vaish se lève. Il comprend.

« Avez-vous trouvé quoi que ce soit qui ressemble à un boîtier de contrôle ? demande M. Nanda.

— Dans la cuisine », répond l’inspecteur. Le boîtier se trouve sous l’évier, près du siphon, à l’endroit le moins pratique. Nanda arrache la porte de placard brûlée, s’accroupit et promène le rayon de son stylo-torche. Ces gens-là utilisaient beaucoup de détergents multisurfaces. À cause de tous ces boîtiers d’ordinateur, suppose M. Nanda. La chaleur a même pénétré à l’intérieur du boîtier de sécurité, amollissant la soudure et déformant le couvercle en plastique. M. Nanda le dévisse de quelques tours de multi-outils. Les ports de service sont intacts, aussi M. Nanda y branche-t-il la boîte d’avatars et appelle-t-il Krishna. L’aeai se déploie dans l’espace réduit sous l’évier. Le dieu des petites tâches ménagères. L’inspecteur Vaish s’accroupit près de M. Nanda. Lui qui irradiait ressentiment et irritabilité semble maintenant assez impressionné.

« J’accède aux fichiers du système de sécurité, explique M. Nanda. Ça ne prendra pas plus de quelques secondes. Paradoxalement, alors qu’ils protègent leur ferme de mémoire avec des clés quantiques, ils se contentent d’un simple code à quatre chiffres pour leur système anti-incendie. Et c’est justement…», ajoute-t-il tandis que les lignes de commandes défilent dans son champ de vision, « ce qui semble avoir provoqué leur perte. Avons-nous une estimation de l’heure de l’incendie ?

— L’horloge du four s’est arrêtée à dix-neuf heures vingt-deux.

— Le boîtier a enregistré à dix-neuf heures cinq, venue de la compagnie d’assurances, une commande – sûrement fausse – d’arrêt du système à gaz halon. Et d’activation des verrous de la porte.

— Ils ont été pris au piège.

— Oui. » M. Nanda se relève, s’époussette, remarque avec dégoût la présence de légères taches noires constituées à dix pour cent de graisse humaine là où la suie en suspens s’est redéposée sur lui. « Il s’agit donc de meurtres. » Il range ses avatars dans la boîte. « Je rentre au bureau rédiger un rapport initial. J’aurais besoin des processeurs les moins abîmés dans mon service avant midi. Et, monsieur Chauhan…» Penché sur la dernière victime, un corps brûlé jusqu’aux os avec un sourire tout en dents affreusement blanches au milieu de charbon noir, le légiste lève les yeux. M. Nanda connaît ces dents : l’impudent sourire de singe de Râdhâkrishna. « Je passe vous voir à quinze heures, je compte sur vous pour avoir quelque chose à me raconter. »

Il quitte la coquille incendiée du sundarban Badrinâth en imaginant le sourire du technicien de la police scientifique. Comme lui, ces techniciens manquent d’argent et de patience pour se marier dans leur jâtî.


Au petit-déjeuner, il n’avait été question que de la réception chez les Dawâr.

« Il faut qu’on en donne une », insista Pârvati, radieuse et fraîche, une fleur dans ses longs cheveux bruns. Dans son dos, un murmure baryton de voix mâles commentait le cinquième test-match. « Une fois le jardin de toit terminé, on organisera un durbar où on invitera tout le monde, ça fera parler pendant des semaines. » Elle sortit son agenda de son sac. « En octobre ? C’est là qu’il présentera le mieux, après la mousson tardive.

— Pourquoi regardons-nous le cricket ? s’enquit M. Nanda.

— Oh, ça ? Je ne sais pas pourquoi on est dessus. » Elle fit le geste pour Petit-déjeuner avec Bhartî en direction de l’écran. Un numéro de danse en studio apparut. « Là, content ? Octobre, ça me paraît bien, c’est toujours un mois très plat. Mais ça pourrait sembler un peu minable après les Dawâr, je veux dire, c’est un jardin et je l’adore, vraiment, c’est très gentil de votre part de me laisser l’avoir, mais ce ne sont que des plantes et des graines. Combien ça leur a coûté d’avoir un bébé brâhmane, à votre avis ?

— Davantage que ne peut se le permettre un Enquêteur du ministère de Régulation et d’Autorisation des Intelligences Artificielles.

— Oh, mon amour, je n’ai pas pensé un seul instant…»

Écoute-toi, ma bulbul, pensa-t-il. Tu gazouilles, tu laisses ces mots s’échapper de tes lèvres en supposant que ce sera formidable parce que tu es en permanence au milieu de couleurs, de mouvements, de fleurs. J’ai entendu les femmes de la bonne société que tu envies tant et je n’ai rien dit parce qu’elles avaient raison. Tu es originale, ouverte, tu dis ce que tu penses. Tu es honnête dans tes ambitions, et c’est pour cela que je te garde à l’écart d’elles et de leur société.

Sur la Banquette du Petit-Déjeuner, le sourire aux lèvres, Bhartî papotait avec ses Invités ! Spéciaux ! De la Matinée ! Aujourd’hui, les Funki Pûrîs, spécialités de notre chef invité, Sanjîv Kapûr !

« Bonne journée, mon trésor », lança M. Nanda en repoussant sa tasse de thé ayurvédique à moitié vide. « Oublie ces snobs. Ils n’ont rien dont nous ayons besoin. Nous nous avons l’un l’autre. Je rentrerai peut-être tard. Il faut que j’enquête sur une scène de crime. » M. Nanda embrassa sa superbe épouse et partit inspecter les restes calcinés de M. Râdhâkrishna dans son sundarban modestement logé dans un appartement au quinzième étage du Grand Ensemble Diljît Rânâ.


Tout en secouant par le cordon le sachet de thé dont il vient de se servir, M. Nanda baisse les yeux sur Vârânacî par la fenêtre en essayant de comprendre ce qu’il a vu dans l’appartement sinistré. L’incendie avait été intense, mais circonscrit. Contrôlé. Provoqué. Une charge creuse ? Une décharge de laser infrarouge depuis l’extérieur ?

M. Nanda lance les concertos pour violon de Bach sur son palmeur, se cale dans son fauteuil en cuir, joint les doigts en stûpa et se tourne vers la ville étendue derrière la fenêtre. Elle a été un gourou infaillible et inlassable pour lui. Il la scrute comme un oracle. Vârânacî est la Cité de l’Homme et toute action humaine se reflète dans sa géographie. Ses motifs et traumatismes ont provoqué en lui des éclairs de perspicacité et de sagesse qui dépassent la raison et le rationnel. Aujourd’hui, sa ville lui montre des formes de flammes. Chaque jour, plus d’une dizaine de colonnes de fumée montent d’incendies domestiques. Les nombreuses classes moyennes ont perdu l’habitude d’incinérer les épouses, mais il ne doute pas que certains de ces rubans de fumée plus pâles, plus lointains, soient des « feux de cuisine ».

Tu es en sécurité avec moi, Pârvati, pense-t-il. Tu peux être sûre que je ne te ferai jamais de mal, que je ne me lasserai jamais de toi, car tu es rare, une perle qui n’a pas de prix. Tu es protégée de la satî de l’ennui ou de l’envie de dot.

Les transports de troupes traversent le ciel au même rythme régulier. Combien de lâkhs de soldats, désormais ? Dans la voiture de patrouille, il avait parcouru les grands titres du jour. Des javâns bhâratîs avaient repoussé dans l’ouest d’Allâhâbâd une incursion awadhîe le long de la ligne de chemin de fer. Des robots awadho-américains attaquaient une manifestation bloquant un shatabdi marâthî sur la ligne principale venant de l’Awadh. M. Nanda reconnaît la puanteur de la communication politique des Rânâ, plus forte que n’importe quel encens ou fumée crématoire. Quelle ironie que les Américains, artisans des lois Hamilton, aient choisi de faire la guerre par l’intermédiaire des machines dont ils se méfiaient tant. Si les aeais de dernière génération accédaient un jour aux robots de combat…

Les doigts de M. Nanda s’écartent. Une intuition. Une illumination. Du mouvement près de lui : un châï-boy emporte son sachet usagé sur une soucoupe en argent.

« Châï-wallah. Fais-moi descendre Vikram. Vite.

— Tout de suite, sahb. »

Des appareils militaires aeais de contre-contremesures. Formés pour descendre comme des faucons de chasse assassiner les experts en cyberguerre. Équipés de lasers pulsés. L’arme du crime est dans les parages, elle patrouille dans l’espace aérien sacré de la ville sacrée. Quelqu’un s’est introduit dans les systèmes militaires.

L’odorat de M. Nanda est le premier de ses sens à l’informer de l’arrivée de Vik.

« Vikram.

— Que puis-je pour vous ? »

M. Nanda pivote sur son fauteuil.

« Veuillez me trouver la trace des déplacements de tous les drones militaires aeais qui ont survolé Vârânacî ces douze dernières heures. »

Vikram se mord la lèvre supérieure. Il porte ce jour-là de grosses chaussures de course et des pseudo-shorts qui s’arrêtent à mi-mollet, avec un haut moulant qu’un gros consommateur de glucides tel que lui ferait mieux d’éviter.

« Faisable. Pourquoi ?

— J’ai dans l’idée qu’il ne s’agissait pas d’un banal incendie volontaire. J’ai dans l’idée qu’il a été provoqué par une décharge délibérée de laser infrarouge à haute énergie par un appareil-aeai militaire. » Vik hausse les sourcils. « Du nouveau sur l’origine du blocage du système de sécurité ?

— Eh bien, ça ne provient pas de la Mutuelle Ahura Mazda de Vârânacî. La source s’est bien protégé le cul, mais nous la retrouverons. Ce qu’on a pu récupérer de Badrinâth nous a fourni des données initiales. On ne sait pas ce qu’ils voulaient détruire, mais ils ont effacé beaucoup de données de valeur avec. On a perdu les bodhisofts de Jim Carrey, Madonna et Phil Collins.

— Je ne crois pas qu’ils s’intéressaient aux bodhisofts, ni même aux informations, dit M. Nanda. Je crois qu’ils en voulaient aux occupants.

— Comment se fait-il que tout finisse toujours par être une histoire d’humains, même au service d’Autorisation des Aeais ? demande Vikram en sautillant sur ses chaussures de jogging rembourrées. Et la prochaine fois que vous aurez aussi absolument besoin de moi, un simple message suffira. Ces escaliers me tuent, moi. »

Mais ce ne serait pas convenable pour un chef-enquêteur, veut dire M. Nanda. Ordre, propriété, costumes sans taches, varna. Pour sa dixième Holî, sa mère les avait déguisés en petits jedis, avec des robes qui s’agitaient, et les nouveaux super-pistolets à eau du magasin de Chatterjî, ceux avec cinq canons séparés, comme une mitrailleuse Gatling, chacun des canons contenant une des couleurs de la fête. Il avait regardé son frère et sa sœur cadets évoluer en manteaux à capuchon fabriqués à l’aide de vieux draps, agitant leurs tubes de liquides de couleur brillante avec des zoch, zoch, zoch pour abattre les forces du côté obscur. Il ressent à nouveau cette nausée d’embarras à la perspective de se montrer en public dans ces haillons humiliants, avec ces jouets bon marché, alors que tout le monde regardait. Cette nuit-là, il s’était glissé hors de son lit pour tous les emporter au brasero de Dîpendra, le veilleur de nuit, et les confier aux charbons ardents. La colère de son père avait été terrible, la déception et l’incompréhension de sa mère encore pires, mais il avait supporté stoïquement les émotions et les privations, sachant qu’il avait évité bien plus terrible : la honte.

Les doigts de M. Nanda cherchent son lighthoek. Il va appeler Pârvati, pour cette histoire de bébé brahmane, il va lui dire ce qu’il pense vraiment de ces choses. Il va lui dire carrément, elle saura et il n’en sera plus question. Il se glisse le hoek sur l’oreille, ajuste machinalement l’inducteur et va pour passer son appel quand il en reçoit un, extérieur, inattendu.

« Mfff », fait M. Nanda, incommodé. C’est Chauhan.

« Voilà une innovation : c’est moi qui vous appelle. J’ai quelque chose à vous montrer, Nanda. »


« C’était un laser infrarouge, n’est-ce pas ? » demande M. Nanda en entrant dans la morgue. Les corps sont allongés sur des tables en céramique, cadavres-momies ratatinés aux dents découvertes.

« Bien vu », dit, au milieu de ses très sages assistants, le jovial et rude Chauhan dans sa tenue verte de morgue. « Une brève et forte décharge d’un puissant laser infrarouge, presque certainement aéroporté, même si je n’exclurai pas un tir au même niveau depuis la résidence Shânti Rânâ, en face. »

Un corps, plus horriblement carbonisé que les autres, n’est qu’un bâton noir liant les côtes dénudées aux fémurs jaunes, tronqués aux genoux. La puanteur des cheveux, de la chair, des os brûlés est pire dans la morgue municipale neuve et immaculée de Rânâpur que masquée par les hydrocarbures et les polycarbonates de l’appartement, mais il n’y a rien dans cette pièce propre et fraîche qu’un citoyen de Vârânacî ne trouverait nouveau ou dérangeant.

« Qu’est-ce qui lui est arrivé ?

— Je le soupçonne de s’être trouvé près de la fenêtre au moment de la boule de feu. Ce n’est pas lui qui nous intéresse », continue Chauhan alors que M. Nanda se penche sur l’inhumaine forme en Y du pirate darwinware. « Plutôt ceux-là. On n’a bien entendu rien pour les identifier, je n’ai fait que jeter un œil pour le moment, mais là c’était un homme et là une femme. Lui européen, de quelque part entre Palerme et Paris, elle indienne du Sud/dravidienne. J’ai l’impression que c’était un couple. À noter que son utérus souffrait d’une grave déformation congénitale et ne pouvait sûrement pas fonctionner. Les bonnes vieilles procédures de police finiront par les identifier, mais j’ai pensé que ceci pourrait vous intéresser. »

Chauhan ouvre un tiroir rembourré d’où il sort deux sachets à preuves en plastique transparent. On voit dans chacun un petit pendentif en ivoire, brûlé et noirci, qui représente un cheval blanc se cabrant dans un cercle chakra de flammes stylisées.

« Vous savez ce que c’est ? demande Chauhan.

— Kalkî », répond M. Nanda. Il soulève un des disques, l’examine à la lumière. Le travail est d’une grande finesse. « La dixième et dernière incarnation de Vishnu. »


Une véritable flopée de singes sacrés se déverse des arbres et approche en bondissant sur ses phalanges pour accueillir la Lexus du Ministère qui s’arrête devant l’entrée du vieux palais de chasse moghol. Le robot sort des buissons de rhododendrons vérifier l’identité du chauffeur. Le personnel a laissé les jardins redevenir mauvaises herbes, redevenir sauvages. L’enquête de sécurité élimine beaucoup de jardiniers, et ceux qui restent ne travaillent pas longtemps aux tarifs du Ministère. La machine s’accroupit devant l’automobile, braquant sa tourelle d’armes sur M. Nanda. Le piston de sa patte gauche fuit par intermittence, ce qui le met de guingois tandis qu’il interroge les droits d’accès. La maintenance décline aussi. M. Nanda pince les lèvres en voyant les singes s’agglutiner sur la voiture, cherchant des fentes de leurs doigts d’homoncules. Ils lui rappellent les mains des cadavres carbonisés dans la morgue immaculée de Chauhan, ces poings noircis et ratatinés. Un langûr perché au bout du capot comme un bouchon de radiateur se masturbe frénétiquement pendant que la Passion selon saint Matthieu tourbillonne autour de M. Nanda.

Insuffisance plus faute plus négligence engendrent défaillance. C’est à cause d’une maintenance insuffisante et d’une sécurité médiocre que le prisonnier a réussi ses deux précédentes évasions. Grâce aussi aux robots furtifs, d’une taille et d’une agilité de cafards.

Ses vérifications terminées, le robot de sécurité s’écarte et regagne les buissons comme un prédateur de la fin du crétacé. M. Nanda fait effectuer un soubresaut à l’automobile pour mettre les singes en fuite. Il détesterait que l’un d’eux se prenne dans les roues. Le Grand Masturbateur bondit du capot. M. Nanda essaye de voir s’il a laissé un vilain barbouillage de semence de singe sur la carrosserie.

À treize ans, écrasé par les hormones et le doute, M. Nanda avait nourri le fantasme d’attraper un singe sacré et de le garder en cage pour briser douloureusement et l’un après l’autre chacun de ses minuscules os d’oiseau. Il ressent encore un peu de la joyeuse colère de ce plaisir.

Quelques singes tenaces restent sur la Lexus du Ministère jusqu’au pied du pavillon. M. Nanda les chasse lorsqu’il pose les pieds sur le gravier rouge et crissant, puis met ses lunettes de soleil. Le marbre moghol blanc est éblouissant dans la lumière de l’après-midi. M. Nanda s’écarte de la voiture afin de voir l’ensemble du palais. C’est une perle cachée, construite en 1613 par le Shâh Ashrâf pour servir de retraite de chasse. Là où les guépards de chasse se déplaçaient dans les haudâs et où les seigneurs moghols lâchaient leurs faucons sur les marécages de Kirakat, des usines et des go-downs en aluminium embouti se poussent du coude de chaque côté du beau pavillon bas. Mais le génie de l’architecte persiste : la maison à colonnades reste isolée, enfouie dans la jungle de ses jardins, cachée à tous ses voisins, n’en voyant aucun. M. Nanda admire l’équilibre du cloître à piliers, la modestie du dôme. Même à Cambridge, au milieu des triomphes du baroque et du gothique perpendiculaire anglais, il avait considéré les architectes islamiques supérieurs à Wren et Reginald Ely. Ils construisaient comme Bach composait : avec force et puissance, avec lumière, espace et géométrie. Ils bâtissaient intemporellement et pour toujours. M. Nanda ne pense pas que cela le gênerait d’être enfermé dans une prison comme celle-ci. Il y aurait la solitude.

Les balayeurs s’inclinent sur son passage, s’activant avec leurs balais de brindilles tandis qu’il monte les petites marches qui mènent au cloître frais, si frais. Des employés du Ministère l’accueillent à la porte et le scannent discrètement de leurs palmeurs. M. Nanda loue leur minutie, mais ils semblent s’ennuyer. Ce sont des fonctionnaires de premier échelon, ils ne sont pas entrés au Ministère pour garder un édifice moghol tombant en ruine. M. Nanda attend que le surveillant ouvre le sas en plastique transparent serti comme un affreux yoni de jouet sexuel dans la paroi d’albâtre sculptée avec un goût exquis. Les derniers voyants de sécurité passent au vert. M. Nanda pénètre dans la salle de réception. Comme toujours, les jâlîs de pierre blanche, la maçonnerie à bandes, la généreuse vastitude des arches en bulbe, les géométries des tuiles azur, les hautes fenêtres pointues masquées par des stores en tissu lui coupent le souffle. Ce n’est toutefois pas l’éclatante harmonie de sa conception qui fait l’intérêt principal de la pièce. Ni même la cage de Faraday méticuleusement insérée dans l’architecture. C’est le cube de plastique transparent de cinq mètres d’arête placé en son centre, maison dans une maison divisée en pièces transparentes par des cloisons en plastique transparent, avec des tuyauteries, un câblage, des chaises, des tables transparents, des toilettes et un lit transparents. Assis pieds nus au milieu de toute cette transparence, un homme à la peau sombre et à la barbe épaisse, un homme à l’embonpoint croissant sous son kurta blanc lit un livre de poche. Il tourne le dos à M. Nanda, mais se lève en entendant le bruit de ses pas sur le marbre frais. Il plisse ses yeux myopes, puis reconnaît son visiteur et approche sa chaise de la paroi transparente. Il pousse de l’orteil le livre de poche au dos brisé. Il porte une bague d’orteil transparente.

« Les mots ne bougent toujours pas.

— Les mots n’ont pas besoin de bouger. C’est vous qu’ils bougent.

— J’admets que c’est un moyen très efficace de comprimer une expérience de réalité virtuelle. Tout ça pour 1,4 méga ? Ça manque quand même vraiment d’interactivité…

— Mais chaque lecteur ressent quelque chose de différent », dit M. Nanda.

L’homme dans le cube de plastique hoche la tête, l’air pensif.

« Où est l’expérience partagée, là-dedans ? Bon, qu’est-ce que je peux faire pour vous, monsieur Nanda ? »

M. Nanda jette un coup d’œil vers le haut en entendant le bourdonnement de moustique d’une hovercam. L’appareil braque son objectif sur la cage en plastique et remonte en direction des fioritures du dôme. La lumière tombe en colonnes poussiéreuses par les meneaux. M. Nanda plonge la main dans la poche de sa veste et en sort les sachets à preuves, qu’il lève devant lui. L’homme assis sur la chaise en plastique plisse les yeux.


« Approchez ça, je n’y vois rien sans mes lunettes. Vous auriez tout de même pu me les laisser.

— Pas après le coup de la dernière fois, monsieur Anreddy. Le circuit était très ingénieux. »

M. Nanda plaque les sachets sur la paroi de plastique. Le prisonnier s’agenouille. M. Nanda voit sa respiration brouiller la transparence. L’homme étouffe un léger hoquet.

« Où les avez-vous eus ?

— Sur leurs propriétaires.

— Ils sont donc morts.

— Oui. »

J.P. Anreddy, petit asthmatique courtaud d’environ vingt-cinq ans avec trop de poils sur ses joues molles et pas suffisamment de cheveux sur le crâne, est le plus grand succès professionnel de M. Nanda. Il était datarâja du sundarban Simhâ, une importante étape de la filière clandestine servant à l’évasion des aeais quand l’Awadh avait ratifié les lois Hamilton et rendu illégale toute intelligence artificielle d’un niveau supérieur à 2,0. Il avait gagné une fortune cosmologique en maquillant les aeais de haut niveau et leurs certificats d’autorisation afin qu’elles semblent de niveau plus modeste. La fusion homme-machine avait été une vétille pour lui, une extension de ses cent cinquante kilos, principalement constitués de graisse abdominale, en corps robotiques plus souples et plus maniables. Quand M. Nanda était venu l’arrêter pour infraction à la législation sur les aeais, il s’était échappé en lançant charge après charge de robots de service. M. Nanda se souvient du cliquetis des pattes en plastique, les unit en pensée aux petites mains noires des singes en train d’assiéger sa voiture du Ministère. Il frissonne dans l’odeur de poussière de la pièce chaude et lumineuse. Il avait traqué le datarâja dans sa suite de pièces jusqu’à ce qu’Indra se cale sur les puces matricielles protéiniques insérées au bas du crâne d’Anreddy pour lui permettre un interfaçage direct avec ses extensions mécaniques puis les fasse fondre d’une seule impulsion électromagnétique. J.P. Anreddy avait passé trois mois dans le coma, perdu cinquante pour cent de sa masse corporelle et découvert en reprenant conscience que le tribunal lui avait confisqué sa maison pour en faire sa prison. Il vivait désormais au milieu de sa magnifique demeure moghole dans un cube de plastique transparent où les moindres de ses mouvements, inspirations, bouchées et gestes, la moindre égratignure du plastique, la moindre puce ou le moindre insecte qui rampait dessus pouvait être enregistré par hovercam. Il s’était évadé à deux reprises avec l’aide de robots gros comme des punaises. Même s’il ne peut plus les contrôler par la seule force de sa volonté, J.P. Anreddy n’a pas cessé un instant d’aimer les petites intelligences rampantes. Il resterait ainsi assigné à domicile jusqu’à ce qu’il exprime du remords pour ses actes. M. Nanda ne doute pas qu’il mourra et pourrira dans son emballage de plastique. J.P. Anreddy n’a sincèrement pas conscience d’avoir mal agi.

« Comment sont-ils morts ? demande le datarâja.

— Dans un incendie, au quinzième étage de…

— Stop. Badrinâth ? Râdhâ ?

— Aucun survivant.

— Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Nous avons quelques théories. »

Anreddy s’assied, tête baissée, sur le sol de plastique transparent. M. Nanda agite les médaillons, les tient par la chaîne.

« Donc, vous les connaissiez.

— J’avais entendu parler d’eux.

— Leurs noms ?

— Un truc français, même si elle était indienne. Ils avaient travaillé à l’université avant de rejoindre le monde libre. Ils géraient un gros projet, avec un financement important.

— Vous avez déjà entendu parler d’une société de placements appelée Odeco ?

— Tout le monde a entendu parler d’Odeco. Tout le monde libre, je veux dire.

— Vous avez déjà reçu des financements d’Odeco ?

— Je suis un datarâja, grand, sauvage et féroce. L’ennemi public numéro un. Bref, pas particulièrement ce qu’ils recherchaient. J’étais dans la nanorobotique, eux dans les aeais de haut niveau : circuits protéiniques, interfaces neuro-informatiques. »

M. Nanda plaque les amulettes contre le plastique. « Vous connaissez la signification de ce symbole ?

— Le cheval blanc sans cavalier, le dixième avatar.

— Kalkî. Le dernier avatar qui mettra fin à l’Âge de Kâlî. Un nom de légende.

— Vârânacî est une cité de légendes.

— En voici une de notre temps : se pourrait-il que Badrinâth, financé par Odeco, développait une aeai de Troisième Génération ? »

J.P. Anreddy se balance en arrière sur son coccyx, rejette la tête en arrière. Siddha des robots rampants. Il ferme les yeux. M. Nanda pose les amulettes sur les carreaux juste devant Anreddy, puis va lentement remonter le store de la fenêtre. Celui-ci se replie sur lui-même en un large accordéon de tissu blanchi par le soleil.

« Je vais maintenant vous faire part de notre théorie sur la manière dont ils sont morts à Badrinâth, dit M. Nanda. Nous croyons à une attaque délibérée par un drone armé d’un laser. » Il relève le store suivant, laissant entrer le soleil aveuglant, le ciel perfide.

« Espèce de salaud ! » crie J.P. Anreddy en sautant sur ses pieds. M. Nanda s’approche de la troisième fenêtre.

« Cette théorie nous paraît convaincante. Une simple décharge à haute énergie. » Il traverse la pièce pour gagner les meneaux de l’autre mur.

« Par la fenêtre du salon. Une attaque de précision. Les aeais ont dû cibler, identifier et tirer en quelques millisecondes. Il y a une telle circulation aérienne depuis l’incident du train que personne ne repérera jamais un drone qui s’écarte de sa routine de patrouille. »

Anreddy, les mains à plat sur le plastique, scrute le ciel blanc de ses yeux écarquillés, à la recherche de mouchetures de trahison.

« Que savez-vous de Kalkî ? »

M. Nanda replie un autre store. Il n’en reste plus qu’un. Des colonnes de lumière tombent en oblique jusqu’au sol. Anreddy semble souffrir, cybervampire brûlé par le soleil.

« Ils vous tueront, bon sang !

— Nous verrons cela. Kalkî est-elle une aeai de Troisième Génération ? »

Il saisit le petit cordon de coton souple du dernier store et tire, une main après l’autre. Une nappe de lumière s’élargit sur les carreaux. J.P. Anreddy a reculé au milieu de sa cage en plastique, mais il n’a aucun endroit où se dissimuler au ciel.

« Alors ?

— Kalkî est une aeai de Troisième Génération. Elle existe. Elle est réelle. Elle est réelle et elle existe depuis plus longtemps que vous ne le pensez. Elle est quelque part. Vous savez ce que signifie Troisième Génération ? Ça signifie une intelligence, évaluée de la manière standard, entre vingt et trente mille fois supérieure à l’être humain de base. Et ce n’est que le début. Ce sont des propriétés émergentes, vous savez. L’évolution se fait un million de fois plus vite, là-dedans. Et si elles vous cherchent, impossible de s’enfuir, impossible de se cacher, impossible de faire profil bas en espérant qu’elles finiront par vous oublier. Quoi que vous fassiez, elles vous voient. Quelle que soit l’identité que vous adoptiez, elles la connaissent avant vous. Où que vous alliez, elles auront de l’avance sur vous, elles vous attendront, parce qu’elles auront deviné votre destination avant même que vous y ayez pensé vous-même. Ce sont des Troisième Génération… Des dieux ! Vous ne pouvez pas donner d’autorisation officielle à des dieux. »

M. Nanda le laisse finir avant de ramasser les vilaines amulettes de Kalkî, ternies par la chaleur, pour les remettre dans leurs sachets.

« Merci. Je connais maintenant le nom de mon ennemi. Bonne journée. »

Il fait demi-tour, s’éloigne des puits de lumière blanche poussiéreuse. Ses talons résonnent sur le beau marbre islamique. Derrière lui, il entend le léger bruit de poings qui martèlent le plastique flexible transparent ainsi que la voix d’Anreddy, distante et assourdie.

« Hé, les stores, bon sang ! Ne me laissez pas, ne laissez pas les stores comme ça ! Les stores, bordel ! Elles me voient ! Elles me voient, putain ! Les stores ! »

20 Vishram

Il a une table de travail assez grande pour qu’un avion de chasse puisse se poser dessus. Il a un bureau tout de verre et de bois au dernier étage. Il a un ascenseur et des toilettes privés. Il a quinze costumes de la même coupe et du même tissu que celui qu’il portait au moment où il a hérité de son empire, avec des chaussures assorties façonnées à la main. Et il dispose d’une assistante personnelle, Inder, dotée de la déconcertante aptitude de pouvoir se trouver physiquement devant lui tout en se manifestant sur son gestionnaire d’informations et comme un fantôme dans son cortex visuel. Il a entendu parler de ces systèmes moitié humain, moitié aeai de secrétariat particulier. Ce sont les méthodes d’administration modernes.

Vishram Ray a aussi une atroce gueule de bois à cause de la Strega, et un coup de soleil ovale autour des yeux pour avoir regardé trop intensément et trop longtemps un autre univers.

« Qui sont ces gens ? demande-t-il.

— Le groupe Siggurdson-Arthurs-Clementi », répond Inder-sur-la-moquette tandis qu’Inder-dans-le-système ouvre ses mains-lotus pour lui montrer son emploi du temps et qu’Inder-dans-la-tête se dissout en une série de portraits d’hommes blancs bien nourris avec de bons costumes et une dentition encore meilleure. Inder-sur-la-moquette a une voix d’une profondeur surprenante pour quelqu’un d’aussi Audrey Hepburn. « Mme Fusco vous fournira davantage de détails dans la voiture. Et M. Patel, le ministre de l’Énergie, demande à vous voir, tout comme la porte-parole énergie du Shivajî. Tous deux veulent connaître vos plans pour la compagnie.

— Je ne les connais pas moi-même, mais le ministre sera le premier à le découvrir. » Vishram marque un temps d’arrêt sur le seuil. Les trois Inder le regardent d’un air interrogateur. « Inder, serait-il possible de déménager tout ce bureau hors de la tour Ray pour l’installer au Centre de Recherches ?

— Certainement, monsieur Ray. Il ne vous convient pas ?

— Si, c’est un très beau bureau. Très… homme d’affaires. Je m’y sens juste un peu… près de la famille. De mes frères. Et tant qu’on y est, j’aimerais quitter la demeure familiale. Je la trouve un peu… oppressante. Pouvez-vous me trouver un bon hôtel, avec un service en chambre de qualité ?

— Certainement, monsieur Ray. »

Quand il sort, les alter ego d’Inder sont déjà en train de demander des devis à des entreprises de déménagement professionnel et de se renseigner sur le prix des suites de luxe avec terrasse dans les hôtels. En pénétrant dans la Mercedes de Ray Power, Vishram sent l’odeur du Chanel 27 de Marianna Fusco. Il sent aussi qu’elle est en rogne contre lui.

« C’est une physicienne.

— Qui ça ?

— La femme avec qui j’ai dîné hier soir. Une physicienne. Je vous le dis parce que vous semblez un peu… crispée.

— Crispée ?

— Revêche. Brusque. À cran, quoi.

— Oh. Je vois. Et ce serait parce que vous avez dîné avec une physicienne ?

— Une physicienne mariée. Et hindoue.

— J’aimerais savoir pourquoi vous vous sentez obligé de me préciser qu’elle était mariée.

— Mariée et hindoue. Elle s’appelle Sonia. Et je suis son patron.

— Comme si ça changeait quelque chose.

— Bien entendu. Nous sommes des professionnels. Je l’ai emmenée dîner, ensuite elle m’a emmené chez elle pour me montrer son univers. Il est petit, mais parfaitement formé.

— Je me demandais comment vous alliez expliquer vos yeux de panda. C’est un univers de bancs solaires ?

— D’énergie du point zéro, en fait. Et vous avez des chevilles très élégantes. »

Il croit voir un début de sourire.

« Bon, ces gens, comment je fais avec eux ?

— Vous ne faites pas, indique Marianna Fusco. Vous leur serrez la main avec un sourire poli, vous écoutez ce qu’ils ont à dire et vous ne faites absolument rien. Ensuite, vous venez me raconter.

— Vous ne m’accompagnez pas ?

— Vous vous débrouillerez tout seul, cette fois, l’humoriste. Mais préparez-vous à ce que Râmesh reçoive une offre de Govind dans l’après-midi. »

Le temps que Vishram arrive à l’aéroport, son front commence à peler. L’automobile longe les dépose-minute, les zones blanches, celles de prise en charge et celles de stationnement interdit, traverse ensuite la double barrière de sécurité pour gagner l’espace réservé aux jets d’affaires puis le terrain où un avion à réacteurs basculants attend, posé comme une mante sur ses moteurs et sa queue. Une hôtesse assamaise en impeccable costume traditionnel ouvre la porte du jet privé, adresse à Vishram un namasté semblable à une fleur naissante et le conduit à son siège. Il salue d’un geste Marianna Fusco au moment où la Mercedes repart. Vol solo.

La main de l’hôtesse s’attarde en vérifiant la ceinture de Vishram, mais il ne s’en rend pas compte à cause d’un tiraillement au niveau du ventre et des couilles quand l’appareil bondit en l’air, baisse le nez et l’emporte au-dessus des tours clinquantes de Vârânacî. Une part de Vishram Ray s’aperçoit inévitablement de la proximité d’une femme séduisante, mais il continue à presser son visage sur le hublot tandis que le jet monte au-dessus des temples, ghâts, palais et havelîs en suivant Gangâ Devî. Il voit des reflets dorés sur le shikhara du temple de Vishvanâtha. La main sur sa cuisse finit par attirer son attention au moment où les réacteurs pivotent à l’horizontale, le pilote conduisant l’appareil à son altitude de croisière.

« Je peux vous trouver de la pommade pour votre front, sahb, dit juste devant lui le visage parfait d’une rondeur de pleine lune.

— Je survivrai, merci », répond Vishram Ray. La première coupe de champagne arrive. Vishram suppose que c’est la première. Il la fera durer, même s’il est censé abuser de l’hospitalité. Le champagne est frais, vraiment excellent, et boire en avion donne toujours à Vishram Ray l’impression d’être un dieu. Il voit les bastîs étalées sous ses pieds, toits en plastique multicolore collés les uns aux autres au point qu’on dirait une nappe étalée par terre pour un festin. L’appareil suit le fleuve jusqu’aux limites de l’espace aérien de Patna, puis met le cap au sud. Vishram devrait lire ses notes, mais le Bhârat l’éblouit. La titanesque conurbation de bidonvilles s’interrompt pour céder la place à un mélange de champs et de villages qui passe rapidement du jaune fatigué au blanc sécheresse au fur et à mesure que l’influence du fleuve diminue. Deux mille ans auparavant, si Vishram avait bel et bien été un dieu traversant le Bhârat sacré pour aller combattre les râkshasas du sombre Sud, il aurait vu un paysage à peu près identique. Puis son œil repère une ligne à haute tension et un groupe d’éoliennes qui tournent sans se presser dans l’air lourd et sec. Des éoliennes Ray Power. Des éoliennes de son frère. Il examine le halo jaune sur l’horizon. Simple effet de son imagination, ou voit-il bien une ligne ombragée dans le smog brun de haute atmosphère, la ligne d’escarmouche de nuages qui avancent ? La mousson, enfin ? La pierre brûlée de la plaine devient beige, jaune, affleurements d’arbres verts au fur et à mesure de l’élévation du terrain. Un plateau oblige le jet à monter, amenant Vishram au-dessus d’une forêt d’altitude. À l’ouest, une colonne de fumée s’élève, poussée vers le nord par le vent. Le vert est un mensonge, la forêt d’altitude est sèche, avide d’incendie après trois années de sécheresse. Vishram termine son champagne – désormais éventé et à la température de sa main – lorsqu’il voit s’allumer le signal « attachez vos ceintures ».

« Puis-je vous débarrasser ? » demande l’hôtesse, une nouvelle fois tout près. Vishram imagine un tic d’irritation sur ce visage parfait et maquillé. J’ai résisté à tes séductions. L’appareil descend en spirale. Un changement de ton dans les turbines indique à Vishram que les réacteurs basculent en mode atterrissage, mais il ne voit rien au sol qui ressemble à un aéroport. Le jet passe si bas au-dessus de la cime des arbres que le souffle de ses moteurs soulève une furieuse tempête de feuilles. Puis, dans un rugissement des réacteurs, Vishram plonge dans la canopée, des oiseaux s’égaillent de chaque côté en une silencieuse explosion d’ailes et, après un léger rebond, Vishram se retrouve posé. Le bruit des moteurs décline jusqu’à un simple gémissement. L’Assamaise procède à l’ouverture de la porte. La chaleur déferle à l’intérieur. L’hôtesse fait signe à Vishram. « Monsieur Ray. » Au pied des marches se tient un vieux Râjput à la superbe moustache blanche et au turban si serré que Vishram, par empathie, sent lui venir une migraine. Une douzaine d’hommes attendent en rang derrière lui, tenue kaki, chapeau au large rebord nettement remonté d’un côté, lourd fusil d’assaut à l’épaule.

« Monsieur Ray, tous nos vœux de bienvenue à la Réserve de Tigres de Palamau », lance le Râjput en s’inclinant.

L’Assamaise reste dans l’avion. Les types à chapeau et fusil se déploient autour d’eux quand, guidé par le Râjput, Vishram s’éloigne de l’appareil posé sur un cercle de terre nue au milieu d’une végétation dense de bambous et de broussailles. Un sentier sablonneux s’enfonce entre les arbres, bordé d’un nombre de solides abris en bois que Vishram trouve excessif. Tous se trouvent à portée d’un sprint paniqué.

« À quoi servent-ils ? s’enquiert Vishram.

— Au cas où des tigres attaquent, répond le Râjput.

— J’aurais cru que toute créature susceptible de nous dévorer se serait enfuie à des kilomètres, avec le bruit que nous avons fait en arrivant.

— Oh, détrompez-vous, monsieur. Ils ont appris à associer le bruit des moteurs d’avion. »

L’associer à quoi ? Vishram sent qu’il devrait poser la question, mais ne peut tout à fait s’y résoudre. C’est un garçon de la ville. De la ville, vous entendez, les mangeurs d’hommes ? Bourré de méchants additifs.

L’air pur sent les plantes, la mort, et le souvenir de l’eau. Chaleur et poussière. Le sentier décrit une courbe telle que l’aire d’atterrissage devient invisible en quelques enjambées. Ce même camouflage masque le pavillon jusqu’aux derniers pas. Ce n’est que verdure, feuilles et bruissements de tiges, puis tout à coup, les troncs deviennent pilotis, échelles, escaliers, et il y a un grand pavillon de chasse en bois suspendu à la cime des arbres, comme un galion soulevé et lâché dans la forêt par une mousson.

Des Blancs en costumes confortables et par conséquent coûteux se penchent sur la rambarde pour l’accueillir avec des sourires et des signes amicaux.

« Monsieur Ray ! Montez à bord ! »

Ils s’alignent au sommet de l’escalier en bois, comme l’équipage d’un navire accueillant un amiral. Clementi, Arthurs, Weitz et Siggurdson. Ils ont la poignée de main ferme, le regard franc et une fausse bonne humeur très École de Commerce. Vishram ne doute pas qu’ils vous pencheraient en avant pour vous enfoncer un club dans le fion au golf ou à n’importe quelle lutte d’influence muy macho. Sa théorie sur le golf est la suivante : ne jamais pratiquer un sport qui vous oblige à vous habiller comme votre grand-père. Il voit se mettre en place un joli petit sketch sur le golf, s’il menait encore le genre de vie où des numéros comiques étaient envisageables.

« Merveilleux endroit pour un déjeuner, ne trouvez-vous pas ? » demande le grand type à l’air intellectuel, Arthurs, en escortant Vishram Ray sur les passerelles en bois qui montent en spirale de plus en plus haut dans la canopée. Vishram jette un coup d’œil en bas. Les types aux fusils lèvent la tête dans sa direction. « Quel dommage que d’après Bhagwândâs ici présent, nous n’ayons presque aucune chance de voir un tigre. » Il parle avec l’accent nasillard et un peu claironnant de Boston. Ce doit donc être le comptable, décide Vishram. À Glasgow, on disait qu’il fallait toujours avoir des juristes catholiques et des comptables protestants. Les deux hommes passent entre des rangées de serveurs vêtus d’élégants pyjamas et de turbans à la Kipling. Des doubles portes en acajou s’ouvrent, sculptées de scènes de bataille du Mahâbhârata, un maître d’hôtel les conduit au repas, une fosse dotée de coussins et d’une table basse qui serait le summum du kitsch sans la vue qui, par les fenêtres panoramiques sous le toit, porte jusqu’au point d’eau. La berge en est piétinée et boueuse, mais Vishram croit voir un chîtal boire l’eau sale et brune à petites gorgées nerveuses, les oreilles pivotant en un qui-vive perpétuel. Il pense à Vârânacî, à ses eaux infectes et ses radars de défense.

« Asseyez-vous, asseyez-vous », insiste Clementi, un type large aux cheveux bruns, au teint cireux comme un Indien et au menton qui bleuit déjà. Les Occidentaux s’installent en soufflant et en riant un peu. Le mouvement des pankhâs, ces écrans mobiles au-dessus de leurs têtes, redistribue la chaleur. Vishram s’assied confortablement, élégamment, sur le divan bas. Le maître d’hôtel apporte des bouteilles d’eau. Saïgangâ. De l’eau du Gange. Vishram lève son verre.

« Messieurs, me voilà entièrement à votre merci. »

Ils rient trop fort.

« Nous réclamerons votre âme plus tard », dit Weitz, qui fait de toute évidence partie de ces gens n’ayant jamais eu à fournir beaucoup d’efforts au collège, au lycée, aux compétitions universitaires et dans sa Grande École de Management. Habitué à jauger un public, Vishram remarque que Siggurdson, le grand type cadavérique, trouve cela un peu moins drôle que les autres. C’est le nouveau chrétien de la bande, celui qui a l’argent.

Le repas arrive sur trente minuscules thâlîs. Il est de cette simplicité exquise toujours tellement plus coûteuse que n’importe quelle extravagance. Les cinq hommes se passent les plats, murmurant de doux alléluias appréciateurs à chaque subtil mélange de légumes et d’épices. Vishram note qu’ils mangent indien sans gêne. Leurs Marianna Fusco leur ont même indiqué quelle main utiliser. À part de tranquilles épiphanies d’arômes et des incitations mutuelles à goûter ceci ou prendre une bouchée de cela, le repas se déroule en silence. Une fois les trente thâlîs d’argent enfin vidées, les boys du maître d’hôtel déferlent comme des colombes pour débarrasser et les convives se laissent aller sur leurs traversins brodés.

« Bon, monsieur Ray, pour le dire en quelques mots, votre société nous intéresse. » Siggurdson parle lentement, délivrant chaque mot à l’allure d’un buffle, si bien qu’on a dangereusement tendance à le sous-estimer.

« Ah, si seulement cela ne tenait qu’à moi », répond Vishram. Il regrette désormais d’occuper seul un des côtés de la table. Ils tournent tous la tête dans sa direction, leur manière de se tenir révèle qu’ils se concentrent sur lui.

« Oh, nous le savons bien », dit Weitz. Arthurs intervient :

« Vous avez une jolie petite compagnie de taille moyenne dans la production et la distribution d’électricité : bon développement, modèle de propriété semi-féodal rudimentaire, et vous auriez vraiment dû vous diversifier il y a des années pour maximiser la valeur de l’action. Mais vous ne travaillez pas de la même manière, ici, je l’admets. Je ne le comprends pas, mais, pour tout vous dire, il y a beaucoup de choses dans cette région du monde qui m’échappent complètement. Vous êtes peut-être un peu trop surcapitalisé et vous avez clairement beaucoup trop investi dans le capital social : votre budget de R & D ferait tiquer chez nous, mais vous êtes plutôt en bonne forme. Peut-être pas champion du monde, ni leader dans votre secteur, mais un bon acteur de seconde zone.

— Vous êtes bien aimable », dit Vishram. Il ne peut se permettre davantage de venin dans cette arène en teck : il sait qu’ils veulent le harceler, l’agacer, l’asticoter pour qu’un commentaire irréfléchi lui échappe. Il regarde ses mains. Elles ne tremblent pas sur son verre, tout comme elles ne tremblaient jamais sur le micro. La situation n’est guère différente que quand il fallait s’occuper d’éléments perturbateurs dans le public.

Siggurdson pose ses gros poings sur la table, se penche en avant par-dessus. Il cherche à intimider.

« Je ne pense pas que vous vous rendiez parfaitement compte du sérieux de nos propos. Nous connaissons la compagnie de votre père mieux qu’il ne la connaît lui-même. Son retrait a été soudain, sans pour autant nous prendre vraiment au dépourvu : nous avons des modèles. De bons modèles. Qui prédisent avec une précision acceptable. Cette conversation aurait eu lieu quoi que votre père ait décidé à votre égard. Qu’elle se déroule ici montre que nous en savons non seulement beaucoup sur Ray Power, mais aussi sur vous, monsieur Ray. »

Clementi sort de sa veste une boîte à cigares, qu’il ouvre. De superbes petits cigarillos noirs cubains, serrés comme des balles dans un chargeur. Une faim douloureuse transperce les glandes salivaires de Vishram. Ils sont si agréables à fumer.

« Qui vous commandite ? » demande-t-il avec une fausse nonchalance. Il sait qu’elle leur est aussi transparente qu’un voile de gaze. « EnGen ? »

Siggurdson pose longuement les yeux sur lui, comme on regarde un fils stupide.

« Monsieur Ray. »

Arthurs s’humecte les lèvres de sa toute petite langue rose et pointue, comme si un minuscule serpent dressait la tête depuis les fentes du palais.

« Nous sommes officiellement chargés des acquisitions par une grande firme transnationale.

— Et en quoi la division recherches de Ray Power intéresse-t-elle cette grande transnationale ? Cela n’aurait-il pas un rapport avec les résultats que nous obtenons dans le labo point zéro ? Des jolis petits résultats positifs là où tout le monde récupère de gros chiffres négatifs rouges ?

— Nous avons entendu des rumeurs en ce sens », admet Weitz, et Vishram décide qu’il est le cerveau de toute cette opération. Arthurs le financier, Siggurdson le magnat, Clementi l’homme d’action.

« Ce sont davantage que des rumeurs, dit Vishram. Mais le point zéro n’est pas à vendre.

— Je pense que vous m’avez peut-être mal compris, insiste Siggurdson d’un ton lent et pesant. Nous ne voulons pas racheter votre société. Mais si les résultats que vous obtenez sont reproductibles à une échelle commerciale, c’est un domaine à rendement potentiellement élevé. Un domaine absolument passionnant dans lequel il nous intéresserait d’investir. Ce que nous voulons, monsieur Ray, c’est racheter une partie de votre compagnie. Ce qui vous procurerait assez d’argent pour effectuer une démonstration grandeur nature de la technologie du point zéro.

— Vous ne voulez pas me racheter ?

— M. Siggurdson vient de dire que non », rappelle Clementi d’un ton irrité. Siggurdson confirme d’un hochement de tête. Son sourire ressemble à un hiver au Minnesota.

« Ah. Je pense que je vous ai mal compris. Pourriez-vous m’excuser un instant, messieurs ? Il faut que j’aille au snânghar. »

Arrivé entre les panneaux de bois exotique des cabinets, Vishram se glisse le hoek derrière l’oreille et ouvre son palmeur. Il est sur le point de contacter Inder quand la paranoïa s’abat sur lui. Ces types en costume ont eu tout le temps de mettre les toilettes sur écoute. Il appelle une aeai de courrier, lève la main comme un pianiste, prêt à frapper sur le clavier virtuel. Ils pourraient avoir des bindîcams. Ils pourraient avoir des capteurs de mouvements capables de décrypter les flexions de ses doigts. Ils pourraient avoir des nanopuces qui décodent les murmures de son palmeur, ils pourraient avoir des sanyâsîns en train d’inspecter les recoins de son âme. Vishram Ray s’installe sur l’anneau d’acajou poli et expédie une requête à Inder. Inder-dans-la-tête apparaît en quelques secondes, sa tête et ses épaules se matérialisant au-dessus du distributeur de papier hygiénique fixé au dos de la porte.

Elle débite des noms et des connexions que Vishram connaît seulement par les rubriques économiques et financières qu’il survolait d’un clic quand il voulait accéder aux programmes des spectacles, rubriques dans lesquelles seuls des titres involontairement ridicules sur le monde de l’entreprise retenaient son attention. Il repense aux hommes en kaki avec leurs chapeaux à rebord redressé et leurs fusils d’assaut. Hé les gars, vous vous trompez d’endroit. Les tigres sont ici, en haut.

Il tape : HYPOTHÉTIQUE : POURQUOI VOUDRAIENT-ILS MA SOCIÉTÉ ?

Il y a un temps d’arrêt très peu aeai. Lorsque Inder reprend la parole, Vishram sait avoir affaire à celle de chair et d’os.

« Pour vous lier définitivement dans des clauses de contrôle rigoureux, avec comme but final une mainmise totale sur le projet point zéro. »

Assis sur le siège d’acajou tiède, Vishram a l’impression d’être opprimé, étouffé de tous côtés par les panneaux de bois, comme à l’intérieur d’un cercueil enterré en plein été. Ce sera comme ça, à partir de maintenant.

« Merci », dit-il tout haut. Il se lave ensuite les mains pour parfaire son alibi et va retrouver les autres autour de la table.

« Désolé d’avoir été si long, bizarrement, je ne me suis pas encore réadapté à la nourriture locale. » Il s’assoit, croise prestement, confortablement les jambes. « Bref, j’ai réfléchi à votre offre…

— Prenez votre temps, suggère Clementi. Ce n’est pas le genre de décision qu’on prend à la légère. Étudiez notre proposition, puis contactez-nous. » Il pousse vers lui un portefeuille de plastique renfermant des documents sur papier glacé. Mais Weitz se cale contre les coussins, l’air détaché, élaborant des permutations. Il sait, pense Vishram.

« Merci, mais je n’ai pas besoin de plus de temps et je ne veux pas davantage gaspiller le vôtre. Je ne vais pas accepter votre offre. Je me rends compte que je vous dois quelques explications. Vous n’allez pas y comprendre grand-chose, mais la principale raison est que mon père ne voudrait pas que je le fasse. C’était un homme d’affaires qui avait tout autant la tête sur les épaules que vous quatre et à qui l’argent ne faisait pas peur, mais Ray Power est d’abord et avant tout une compagnie indienne, qui a en tant que telle des valeurs, une morale et une éthique assez éloignées de la manière dont vous faites des affaires en Occident. Ce n’est pas du racisme ou quoi que ce soit, juste notre manière de fonctionner à Ray Power, et nos deux systèmes sont incompatibles. La deuxième raison est que nous n’avons pas besoin de votre argent. J’ai vu le champ point zéro moi-même. » Il effleure du doigt la peau pelée au coin d’un de ses yeux. « Je sais que vous vous abstenez poliment de regarder ça, mais c’est la preuve. Rien d’authentique sans cette marque. Je l’ai vu, messieurs. J’ai vu un autre univers et sa lumière m’a brûlé. » Puis l’inspiration vient, le moment où on se met à improviser. Ivre d’adrénaline, Vishram annonce : « En fait, nous allons rendre cela public avec une démonstration grandeur nature sous quinze jours. À propos, j’ai arrêté de fumer il y a trois semaines. »

Après cela, il y a le café et un excellent armagnac. Vishram sait qu’il ne pourra plus jamais en boire sans se rappeler ce moment, mais la discussion est polie, maniérée, et meurt rapidement, comme il se doit entre ennemis ayant le sens des convenances. Vishram veut partir, quitter ce bois, ce verre, ces prédateurs. Il veut être seul à un endroit où il peut savourer la brûlure intime et torride d’avoir fait ce qu’il fallait comme il le fallait. Sa première décision de dirigeant, et il sait s’en être bien sorti. Puis on se serre la main et on prend congé, mais pendant que le Râjput et ses javâns raccompagnent Vishram à son jet, il s’imagine marcher différemment, et que tous le voient, le comprennent, l’approuvent.

L’hôtesse n’essaye pas de le draguer pendant le vol retour.


Une bande de coolies transporte du matériel de bureau depuis la tour Ray jusqu’à une flottille de camions de déménagement. Toujours sous l’effet de l’adrénaline, Vishram prend l’ascenseur jusqu’à son ancien bureau. L’ascenseur directorial s’arrête sans prévenir au troisième étage pour laisser entrer un Bangladais soigné qui évoque un oiseau à Vishram et lui sourit comme s’il le connaissait depuis toujours.

« Permettez-moi de vous dire, monsieur Ray, que vous avez pris la bonne décision », lance, l’air radieux, le petit homme en costume noir.

La cabine en verre escalade la falaise courbe en bois de la tour Ray. On voit encore des incendies dans la ville. Le ciel est d’une précieuse couleur abricot velouté.

« Mais qui diable êtes-vous au juste ? demande Vishram Ray.

— Oh, un humble serviteur. Mon nom, si vous y tenez, est Chakraborti.

— Il faut que je vous dise un truc : je ne suis pas vraiment d’humeur pour les propos obscurs.

— Désolé, désolé. Pertinent. Je suis avocat, une certaine compagnie m’a engagé pour vous transmettre un message. Le voici : nous vous soutenons totalement dans votre décision d’organiser une démonstration publique dès que possible.

— Et qui est ce “nous” ?

— C’est davantage un “quoi” qu’un “qui”, monsieur Ray. »

La cabine de verre continue à grimper dans l’éclat ambre du smog sacré de Vârânacî.

« Mais encore ?

— Odeco est une société qui procède à un petit nombre d’investissements très spécifiques choisis avec soin.

— Et si vous savez que je viens de décliner une offre d’une compagnie dont j’avais au moins entendu parler, que pensez-vous qu’Odeco puisse me proposer ?

— Exactement ce que nous avons proposé à votre père. »

C’est maintenant que Vishram voudrait qu’il y ait dans le cocon de verre l’imaginaire bouton d’arrêt qu’on voit toujours dans les ascenseurs des films hollywoodiens. Mais il n’y en a pas, aussi continuent-ils à escalader la façade de bois sculpté de Ray Power.

« Mon père n’a pas pris d’associés dans la société.

— Sauf votre respect, monsieur Ray, je ne suis pas de cet avis. D’où pensez-vous que provienne l’investissement pour le collisionneur de particules ? Le budget du projet point zéro aurait ruiné Ranjît Ray lui-même, sans aide extérieure.

— Quelle est votre part ? » demande Vishram. Sa chaleur de Héros du Peuple a été mouchée. Des jeux à l’intérieur d’autres jeux, divers niveaux d’accès et de secret, des noms, des visages et des masques. Des visages capables de venir dans votre ascenseur discuter de vos transactions les plus secrètes.

« Rien que le succès, monsieur Ray. Rien que le succès. Pour répéter et peut-être amplifier le message que vous adressent mes employeurs, vous avez l’intention de pratiquer une démonstration grandeur nature du projet point zéro. Odeco est très désireux que cela se produise. Il souhaite vous informer que vous pouvez faire appel à lui pour assurer le succès de ce projet. Quoi que vous ayez à demander, monsieur Ray. Ah. Nous arrivons à mon étage, on dirait. Très bonne fin de journée, monsieur Ray. »

Chakraborti se glisse entre les portes avant leur ouverture complète. Vishram monte encore d’un étage avant de penser à revenir à celui où est descendu l’étrange petit homme. Il jette un coup d’œil dans le couloir courbe. Rien, personne. Il a pu entrer dans un bureau. Il a pu tout aussi facilement entrer dans un autre univers, un univers point zéro. Le soleil de plus en plus bas cogne dans la cabine, mais Vishram frissonne. Il a besoin de sortir, ce soir, de s’éloigner de tout cela, même pour quelques heures. Mais à quelle femme va-t-il demander de l’accompagner ?

21 Pârvati

Sa peau broyée laissant échapper une traînée de jus, l’abricot s’élève avec une lente rotation en un arc de cercle au-dessus du parapet avant de disparaître entre les bâtiments pour entamer sa longue chute vers la rue.

« Donc, quand elle franchit de cette manière les limites sans toucher le sol, ça donne quoi ?

— Un six ! » s’exclame Pârvati en battant des mains.

La ligne de base est tracée avec de la craie de jardinier, le guichet consiste en une boîte de semis en contreplaqué privée de trois de ses côtés et posée toute droite. Krishân s’appuie sur sa batte : une pelle.

« Un six, c’est un coup techniquement faible, dit-il. Le batteur doit passer par-dessous et il ne contrôle pas vraiment la trajectoire de la balle. Les joueurs de champ arrivent facilement à garder l’œil dessus et à l’intercepter. Le vrai passionné applaudira davantage un quatre qu’un six. C’est un coup bien plus contrôlé.

— Oui, mais ça a l’air tellement plus audacieux », dit Pârvati avant que ses mains s’envolent jusqu’à ses lèvres pour réprimer un gloussement. « Désolée, je viens juste de penser aux gens en bas… ils n’ont rien fait, et les voilà tout à coup recouverts d’abricots… Ils doivent se dire : qu’est-ce qui se passe ? Des abricots tombent du ciel. C’est les Awadhîs ! Ils nous bombardent avec des fruits ! » Elle se plie en deux, prise de fou rire. Krishân ne comprend pas la plaisanterie, mais sent par contagion un chatouillement dans sa cage thoracique.

« Encore, encore ! » Pârvati ramasse un nouvel abricot sur le tissu replié, soulève son sari, effectue sa petite course d’élan et lance le fruit d’un geste parallèle au sol. De la pulpe jaillit au visage de Krishân quand, d’un coup de batte, il éclate l’abricot qui, après plusieurs ricochets, va s’immobiliser près des fentes d’écoulement du garde-fou.

« Quatre ! annonce Pârvati en s’appuyant quatre doigts sur le bras.

— Techniquement, c’est fausse balle, vu qu’elle n’a pas été lancée correctement.

— Je n’arrive pas à faire ce truc de bras tendu au-dessus de l’épaule.

— Ce n’est pas difficile. »

Krishân procède à une démonstration avec une poignée d’abricots : le bras part lentement de derrière l’épaule pour accélérer à la descente tandis que l’autre fait contrepoids. Le fruit va rebondir dans le massif de rhododendrons.

« À vous, essayez. »

Il lance à Pârvati un abricot encore vert. Elle l’attrape en douceur, remonte la manche de sa cholî. Krishân observe le jeu des muscles tandis que, vêtue d’habits élégants mais peu pratiques, elle prend son élan puis essaye de lancer l’abricot, qui lui échappe et tombe derrière elle. Pârvati le piétine, montrant les dents d’exaspération.

« Je n’y arrive pas !

— Tenez, je vais vous aider. »

Krishân prononce ces mots avant de se rendre compte de ce qu’il dit. Il se souvient avoir lu enfant, dans une leçon sur le réseau de l’école, que toute la conscience était écrite au passé. Dans ce cas, toutes les décisions sont prises sans conscience ni culpabilité, et le cœur parle avec franchise mais s’exprime sans clarté. Le chemin de Krishân est déjà tracé. Il s’avance derrière Pârvati. Il pose une main sur son épaule. De l’autre, il lui saisit le poignet. Elle retient son souffle, mais garde les doigts enroulés autour du fruit mûr.

Krishân lui fait reculer et descendre le bras, puis tourner la paume vers le haut. Il guide la jeune femme vers l’avant, vers l’avant à nouveau, appuie sur son épaule gauche en lui remontant le bras droit. « Pivotez sur le pied gauche, maintenant. » Ils restent un instant dans cette danse précaire, puis Krishân propulse le poignet de Pârvati vers le zénith. « Lâchez ! » ordonne-t-il. L’abricot fendu file entre ses doigts, heurte le revêtement de sol en bois, explose.

« Belle balle rapide, félicite Krishân. Essayez contre moi, maintenant. » Il reprend sa position sur la ligne de base, vise avec sa pelle/batte, se montre le plus fair-play possible avec Pârvati. Elle recule derrière l’autre ligne en craie, ajuste ses vêtements, s’élance. D’un brusque mouvement en avant, elle lâche le fruit. Celui-ci heurte d’abord le sol, rebondit bizarrement en tournant sur lui-même. Krishân s’avance d’un pas avec sa pelle, sur le sommet de laquelle l’abricot rebondit avant d’aller s’écraser sur le guichet. Le mince contreplaqué s’écroule. Krishân se glisse la pelle sous le bras pour s’incliner.

« Madame Nanda, vous m’avez éliminé direct. »


Le lendemain, Pârvati présente à Krishân ses amis les Prekash, les Ranjan, les Kumâr et les Malik. Elle dispose les magazines comme des darîs sur le revêtement en bois chauffé par le soleil. L’air, ce matin-là aussi lourd et immobile que du métal fondu, place le vacarme et la fumée de la circulation sous une couche de haute pression. La veille au soir, Pârvati et son mari se sont disputés. À sa manière à lui, qui consiste à justifier d’un silence hautain ce qu’il vient d’affirmer, puis à réfuter les réponses de son épouse avec des regards méprisants. Toujours la même dispute, opposant respectivement la fatigue, l’attitude distante et la froideur croissante de M. Nanda à l’ennui, le besoin de compagnie et l’appel des ovaires de son épouse.

Elle ouvre les magazines chatis sur les pages centrales en quadrichromie. Les romances parfaites, les mariages éblouissants, les divorces en double page. Krishân, assis en tailleur, se tient les orteils.

« Elle, c’est Sonia Shetty, elle joue Ashu Kumâr. Elle a été mariée à Lâl Darfan – dans la vraie vie, pas dans Town and Country –, mais ils ont divorcé au printemps. Ça m’a vraiment surprise, tout le monde les pensait ensemble pour la vie, mais on l’avait vue avec Ronî Jhutti. Elle était à la première de Prem Dâs, dans une belle robe chromée, si bien qu’à mon avis, on ne devrait pas tarder à avoir une annonce. Bien entendu, Lâl Darfan a dit toutes sortes de choses sur elle, il l’a traitée de garce, de vraie honte. Étrange, non, comme les acteurs peuvent ne pas ressembler du tout à leurs personnages de Town and Country ? Ça a complètement changé ma perception du Dr Prekash. »

Krishân feuillette les épaisses pages brillantes aux odeurs pétrochimiques.

« Mais ils ne sont pas réels non plus, dit-il. Cette femme n’a été mariée à personne dans la vraie vie, elle ne s’est rendue à aucune première avec un acteur. Ce ne sont que des logiciels qui se prennent pour un autre genre de logiciels.

— Oh, je sais bien, admet Pârvati. Personne ne les prend pour de vrais gens. La célébrité n’a jamais eu le moindre rapport avec la réalité. C’est tout de même chouette de faire semblant. Comme si on avait une autre histoire par-dessus Town and Country, mais beaucoup plus ressemblante à notre manière de vivre. »

Krishân se balance doucement.

« Pardonnez-moi, mais votre famille vous manque-t-elle beaucoup ? »

Pârvati quitte des yeux ses photos glamour.

« Pourquoi cette question ?

— Je suis juste surpris de vous voir traiter des gens qui n’existent pas comme des membres de votre famille. Vous vous souciez de leurs relations, de leurs hauts et de leurs bas, de leurs vies, si on peut dire. »

Pârvati se tire le dupattâ sur la tête pour se protéger du soleil au zénith.

« Je pense chaque jour à ma famille, à ma mère. Oh, je ne voudrais pas rentrer, loin de là, mais je pensais que dans la capitale, avec tous ces gens et tout ce mouvement, j’aurais cent mondes dans lesquels évoluer. Mais c’est encore plus facile d’être invisible ici que ça l’était à Kotkhaï. Je pourrais disparaître complètement, ici.

— Où est-ce, Kotkhaï ? » demande Krishân. Au-dessus de lui, des traînées de condensation fusionnent et s’enchevêtrent, avion-espion et avion-tueur se pourchassant à dix mille mètres d’altitude dans le ciel de Vârânacî.

« Dans la région de Kishanganj, au Bihâr. Vous venez de me faire m’apercevoir de quelque chose d’étrange, M. Kudrati. J’écris tous les jours à ma mère, elle me parle de sa santé, elle me dit comment vont Rohinî, Sushîl, les garçons et tous les gens que je connais à Kotkhaï, mais elle ne me parle jamais de Kotkhaï lui-même. »

Elle lui raconte donc son village, car, ce faisant, elle se le raconte elle-même. Elle peut revenir dans les quelques maisons en adobe fendu regroupées autour des citernes et des pompes, elle peut redescendre la rue principale en pente douce, bordée de boutiques et d’auvent en tôle ondulée abritant les ateliers des tailleurs de pierres. C’était là le monde des hommes, où l’on buvait du thé en écoutant la radio et en discutant politique. Quant au monde des femmes, il se trouvait aux champs, à la pompe et aux citernes, l’eau étant l’élément des femmes, et aussi à l’école, où la nouvelle enseignante venue de la ville, Mme Jaitly, donnait des cours du soir, organisait des groupes de discussion et gérait une coopérative de microcrédit financée par l’argent des œufs.

Puis cela changea. Des camions de Ray Power vinrent déverser des hommes qui dressèrent un village de tentes, si bien qu’un mois durant, il y eut deux Kotkhaï, le temps pour eux de construire leurs éoliennes, leurs panneaux solaires et leurs générateurs à biocarburant, puis d’y relier petit à petit chaque maison, atelier et lieu sacré à l’aide de câbles distendus. Sukrit, le vendeur de piles et de batteries, les maudit d’avoir forcé un homme de bien à fermer boutique et une fille de bien à se prostituer.

« Nous faisons désormais partie du monde, avait dit Mme Jaitly aux femmes du cours du soir. Notre réseau de câbles nous relie à un autre réseau, à un réseau plus grand, qui couvre le monde entier. »

Mais l’Inde de l’ancien temps agonisait, le rêve de Nehru craquait sous la pression des divisions ethniques et culturelles, sous celle d’un environnement supportant difficilement le poids d’un milliard et demi d’êtres humains. Kotkhaï se vantait que son retard et son isolement le protégeraient du mélange caractéristique de Diljît Rânâ : hindouisme et vision de l’avenir. Mais les hommes parlaient au dhâbâ, lisaient les éditoriaux des journaux du soir sur les Armées Nationales, les milices armées, les raids éclair s’emparant d’une poignée de pauvres villages comme Kotkhaï pour les intégrer au territoire national. Jaï Bhârat ! Les jeunes hommes furent les premiers à partir. Pârvati avait vu de quelle manière son père les avait regardés s’éloigner dans le bus de campagne. S.J. Sâdhurbhaï n’avait jamais pardonné à sa femme de ne lui avoir donné que des filles. Il jalousait chaque jour les classes moyennes, qui pouvaient se permettre de choisir le sexe de leurs enfants. Ils construisaient une nation solide, pas faible et féminine comme l’ancienne Inde, qui s’en prenait à elle-même jusqu’à la mort. Ce fut presque un soulagement chez les Sâdhurbhaï lorsqu’il annonça qu’avec Gurpal, son apprenti au garage, il partait à la guerre. Une bonne guerre. Une guerre d’hommes. Elle ne fit pas d’autres victimes qu’eux deux dans tout Kotkhaï, tués par un hélicoptère aeai d’assaut ayant pris le camion qu’ils conduisaient pour un véhicule ennemi. Une guerre d’hommes, une mort d’homme.

Trois semaines plus tard, une nation était née et le soap remplaçait la guerre. Moins d’un mois après la proclamation du nouveau Bhârat, d’autres hommes apportèrent d’autres câbles, en fibre optique, par lesquels arrivèrent les informations, le gupshup et le soap. Mme Jaitly se répandit en injures contre Town and Country, qu’elle traitait de propagande à vous geler la cervelle répandue par l’État pour étouffer le véritable débat politique, mais semaine après semaine, femme après femme, de moins en moins de monde assistait à ses classes, si bien qu’elle finit par repartir en ville, vaincue par les aventures des Prekash et des Ranjan. Le grand écran fourni par l’État devint le nouveau lieu de rassemblement du village. Pârvati grandit et devint femme à la lumière de Town and Country. Elle en apprit tout ce qu’il fallait savoir pour devenir une épouse irréprochable. En moins de six mois, Pârvati se retrouva à Vârânacî pour la dernière couche de vernis social qui lui donnerait accès aux meilleurs fêtes et durbars du circuit. Encore six mois plus tard, au mariage d’un cousin de cousin, elle surprit un murmure de Dîpti, une petite-cousine issue de germain, regarda ce que désignait ce murmure, de l’autre côté des jardins éclairés à la lanterne, à l’autre bout du vélum luisant : un homme mince à l’air cultivé qui essayait d’éviter d’être vu en train de la regarder. Elle se souvient qu’il se tenait sous un arbre avec aux branches des chandelles dans de petites cages en osier. Elle se le représenta entouré d’un halo d’étoiles.

À nouveau six mois, et tout était arrangé, la dot sur le compte grâmîn de la mère de Pârvati, un taxi réservé pour emporter les maigres affaires de Pârvati dans le bel appartement neuf avec terrasse au dernier étage d’un immeuble au cœur de la grande Vârânacî. Sauf que ces affaires semblaient orphelines dans les placards doublés de cèdre et que si l’appartement était luxueux, tout le monde déménageait désormais hors de cette Kâshî sale, surpeuplée, bruyante, pour s’établir dans le vert et tendre Cantonnement, et l’homme mince à l’air cultivé drapé d’étoiles n’était qu’un policier. Mais d’un mot ou d’un geste, les Prekash et les Ranjan étaient là, prêts à la divertir, aussi heureux à Vârânacî qu’à Kotkhaï, indifférents au snobisme et aux castes, leurs faits, gestes et scandales toujours dignes d’intérêt.


Ce jeudi, Krishân travaille tard sur le toit. Il reste beaucoup de petits détails agaçants à régler : l’alimentation électrique du système d’irrigation, le jointoiement sur le chemin de pierres rondes, les fixations des paravents de bambou qui entourent le bassin de méditation. Il se dit qu’il ne pourra pas partir avant d’avoir réglé tout cela, mais en vérité, il est curieux de revoir ce M. Nanda, le flic Krishna. Il sait, grâce aux journaux et aux talk-shows de la radio, de quoi s’occupent ces gens-là, mais ne comprend pas en quoi ce qu’ils traquent représente une telle menace. Il travaille donc jusqu’à ce que le soleil enfle en un globe de sang à l’ouest derrière les tours de la cité financière, il serre des écrous et nettoie des outils jusqu’à ce qu’il entende la porte se refermer en bas et la voix de Pârvati accueillir un grommellement masculin, plus grave, dont il ne distingue pas les mots. La conversation devient de plus en plus intelligible au fur et à mesure qu’il descend les marches. Elle demande, supplie, veut qu’ils sortent. Elle veut aller quelque part, s’éloigner de cet appartement en hauteur. Il a la voix éteinte et fatiguée, aussi Krishân sait-il qu’il repoussera toutes les suggestions de son épouse. Il pose son sac et attend près de la porte. Il n’y écoute pas, se dit-il. Les portes sont fines et les mots ont leur volume naturel. Le policier perd patience. Sa voix durcit, comme celle d’un parent excédé par un enfant insatiable. Puis Krishân entend la voix aboyer avec colère, une chaise racler le sol en s’éloignant d’une table. Il reprend son sac, recule au pied de l’escalier principal. La porte s’ouvre à la volée et M. Nanda descend jusqu’à celle du hall, le visage tel un masque. Il passe devant Krishân, comme on le fait devant un lézard sur le mur. Pârvati sort de la cuisine. M. Nanda et elle se font face chacun à un bout de l’escalier. Krishân, invisible, est coincé entre leurs voix.

« Allez-y, alors, crie-t-elle. Puisque, manifestement, c’est aussi important que ça.

— Oui, dit M. Nanda. C’est aussi important que ça. Mais je ne t’ennuierais pas avec des questions de sécurité nationale. »

Il ouvre la porte donnant sur l’ascenseur.

« Je vais rester toute seule, comme toujours ! » Pârvati se penche sur la rambarde chromée, mais la porte s’est refermée, son mari est parti sans un regard. Elle aperçoit Krishân.

« Vous partez aussi ?

— Il faudrait.

— Ne me quittez pas. Je suis toujours toute seule, j’ai horreur de ça.

— Je crois vraiment qu’il faut que je m’en aille.

— Je suis toute seule, répète Pârvati.

— Vous avez Town and Country, hasarde Krishân.

— Ce n’est qu’un soap stupide ! lui crie-t-elle. Un programme de télévision idiot. Vous pensez vraiment que j’y crois ? Vous me prenez pour une gourde de la campagne qui confond la réalité avec un programme télé ? » Elle ravale sa colère. La formation des femmes de Kotkhaï reprend le dessus. « Je m’excuse. Je n’aurais pas dû dire ça. Ce n’était pas dirigé contre vous. Vous n’auriez pas dû être obligé d’entendre tout ça.

— Non, c’est moi qui m’excuse, dit Krishân. Il ne devrait pas vous parler ainsi, comme à une enfant.

— C’est mon mari.

— Pardonnez-moi, ma remarque était déplacée. Je vais partir. C’est mieux.

— Oui », murmure Pârvati, la peau dorée dans le soleil couchant qui entre derrière elle par les fenêtres de l’appartement. « Ce serait mieux. »

La lumière dorée fige l’instant comme dans de l’ambre. La tension donne la nausée à Krishân. Les avenirs possibles tiennent en équilibre sur une épingle en cuivre. Leur chute pourrait l’écraser, lui, elle, les écraser tous deux dans ce luxueux appartement. Il ramasse son sac. Mais quelque chose s’empare de lui.

« Demain », dit-il, conscient du profond tremblement dans sa voix. « Demain, il y a un match de cricket au stade Dr Sampûrnânand. Angleterre-Bhârat, le troisième test-match. Le dernier, je pense. Les Anglais vont très bientôt rappeler leur équipe. Voudriez-vous… pourriez-vous… serait-il envisageable que vous veniez ?

— Avec vous ? »

Le cœur de Krishân tonne, puis il comprend.

« Non, bien sûr que non, on ne peut pas vous voir avec…

— Mais j’aimerais beaucoup assister à un test-match, surtout contre l’Angleterre. Je sais ! Les dames du Cantonnement vont au match. On serait dans des endroits différents du terrain, vous comprenez. Mais on y serait ensemble, on le partagerait. Un rendez-vous virtuel, comme disent les Américains. Oui, j’irai demain, je montrerai aux dames du Cantonnement que je ne suis pas une paysanne ignorante, en matière de cricket. »

Le soleil a disparu, Pârvati n’a plus la peau dorée, l’ambre est brisé, mais le cœur de Krishân baigne dans la lumière.

« On fait comme ça, alors, dit-il. Demain, le test-match. » Son sac sous le bras, il descend en ascenseur se glisser dans l’incessante circulation.


Le stade Dr Sampûrnânand est une arène de béton blanc qui cuit à petit feu sous un ciel beige, un anneau de chaleur et d’attente avec au milieu un disque de verdure fraîche, arrosée, au microclimat contrôlé. Vârânacî n’a jamais compté parmi les grandes villes indiennes du cricket comme Kolkata, Chennaï, Hyderâbâd ou même sa voisine et ex-rivale pour le titre de capitale, Patna. Le stade du docteur était au départ une simple étendue bosselée d’herbe flétrie et roussie sur laquelle aucun joueur de cricket de niveau international n’aurait osé lancer une balle ou manier la batte. Puis était venu le Bhârat et la même main transfiguratrice des Rânâ qui avait métamorphosé Sârnâth en citadelle de haute technologie à l’audacieuse architecture fit du vieux terrain de sport de la Sanskrit University un stade de cent mille places assises. Le gouffre financier gouvernemental typique : il n’avait jamais été davantage rempli qu’à moitié, même pendant le troisième test-match de 2038, quand le Bhârat avait écrasé une Australie faiblissante et gagné la série de matchs, pour la première et unique fois de l’histoire. Aujourd’hui, son champ climatique piège une lentille d’air frais sous la chaleur ambiante de 40 oC, mais les hommes en blanc sur le terrain ont quand même besoin qu’on leur jette des sacs en plastique remplis d’eau. Le Bhârat a marqué 55 pour la perte de trois joueurs, il reste une heure avant le déjeuner et, loin au-dessus du stade, des avions-aeais awadhîs et bhâratîs se pourchassent. Pour le moment, leurs évolutions dans la stratosphère paraissent aux dames du Bloc 17, qu’ombrage une marquise, plus intéressantes que ce qui se passe sur le terrain. Ce bloc appartient au mari de Mme Sharma, un promoteur immobilier de Sârnâth qui l’a acheté comme salon de réception pour sa société afin de bénéficier d’un allégement fiscal et d’y accueillir invités, amis et clients. En saison, c’est un lieu de réunion prisé par les dames de la bonne société. Elles forment une jolie parcelle de couleur, comme une jardinière sur la façade d’un immeuble. Elles plissent les yeux derrière leurs lunettes de soleil de marque occidentale pour mieux voir s’entremêler les spirales des traînées de condensation. Tout est différent depuis que les courageux javâns du Bhârat ont audacieusement quitté Allâhâbâd dans la nuit pour s’emparer du barrage Kundâ Khâdar. Mme Thakkur est d’avis qu’ils reconnaissent le terrain en cas d’attaque awadhîe.

« Sur Vârânacî ? » Mme Sharma est outrée. Mme Chopra pense que ce serait bien dans la manière de l’Awadh, cette nation vindicative et rusée. Si les javâns ont eu aussi peu de mal à prendre Kundâ Khâdar, c’est parce que les troupes awadhîes marchaient déjà sur la capitale. Mme Sûd se demande si elles répandent des épidémies. « Comme on pulvérise des traitements sur les cultures, vous savez. » Son mari est cadre moyen dans une grande firme biotech qui pulvérise sur des monocultures de la taille d’une région. Les dames espèrent que l’avertissement du ministère de la Santé viendra assez tôt pour leur permettre d’aller s’installer dans leurs bungalows d’été sur les collines avant la ruée.

« J’espère bien qu’on préviendra d’abord les éléments les plus importants de la société », dit Mme Lakshman, mariée à un haut fonctionnaire. Mais Mme Chopra a entendu une autre rumeur : le ridicule iceberg des Bangladais commence à faire effet, les vents s’inversent, recréant les conditions de la mousson. Ce matin, alors qu’elle prenait le thé sur la véranda, elle est certaine, certaine, d’avoir vu une ligne d’ombre sur l’horizon au sud-est.

« Eh bien, dans ce cas, personne n’aura besoin d’envahir son voisin », déclare Mme Lakshman, mais la bégum Khan, qui, épouse du chef de cabinet de Sajida Rânâ, sait ce qui se passe à la Bhârat Sabhâ, se moque : « Ça va plutôt augmenter les risques de guerre. Même si la mousson commençait demain, il faudrait une semaine pour faire monter le niveau de Gangâ. Et vous croyez que les Awadhîs nous laisseraient ça ? Ils ont aussi soif que nous. Non, croyez-moi, priez plutôt qu’il ne pleuve pas, parce qu’à la première goutte, Delhi va vouloir récupérer son barrage. Sauf, bien entendu, si le ridicule iceberg des Bangladais est davantage qu’un étalage de pseudoscience, ce à quoi, franchement, personne ne croit. »

La bégum Khan a la réputation d’être une femme dure, avec des opinions bien arrêtées, une trop grande érudition et pas assez de bonnes manières. Des caractéristiques musulmanes, mais on ne fait pas ce genre de remarques en public. Les hommes écoutent toutefois ce qu’elle dit, dans ses articles, dans ses émissions radiophoniques, dans les discussions. Et d’étranges rumeurs courent sur son calme petit mari très occupé.

« Il semble qu’on soit mal barrés avec ou sans barrage », plaisante Mme Sharma. Le jeu de mots fait sourire ces dames tandis que les tribunes bruissent d’applaudissements pour le Bhârat qui vient d’envoyer une balle aux limites du terrain. Un sport de bruits modérés et distants que le cricket : applaudissements assourdis, claquements de balle sur la batte, voix étouffées. L’arbitre baisse le doigt, le tableau d’affichage change, les dames regardent à nouveau le ciel. La confrontation a pris fin, un vent d’altitude venu du sud-est, le vent de la mousson, déchiquette les traînées de condensation. La timide Mme Sûd se demande qui a gagné.

« Eh bien, nous, bien entendu », dit Mme Chopra, mais Pârvati voit bien que la bégum Khan n’en est pas si sûre. De son ombrelle, Pârvati Nanda se protège du soleil qui progresse sous la marquise. Cela fait par la même occasion de l’ombre pour son palmeur sur lequel s’affichent les scores et les statistiques, transmises en diagonale de l’autre côté du terrain, traversant arbitres, joueurs de champ, gardien du guichet, batteur et lanceur, transmises par Krishân en bas des tribunes populaires qui bordent le terrain.

Le lanceur anglais entame sa course d’élan. TREVELYAN, dit le palmeur. SOMERSET. BALLES RAPIDES. 16e SÉLECTION DANS L’ÉQUIPE NATIONALE. A ÉLIMINÉ DIRECTEMENT SIX BATTEURS SRI-LANKAIS À COLOMBO DURANT LA SAISON 2046.

Le batteur s’avance, batte tendue devant lui comme un bouclier étroit. Il met la balle au sol, son homologue à l’autre guichet se tend. Non. La balle roule un peu avant qu’un joueur de champ (un SQUARE SHORT LEG, lui précise le palmeur) la ramasse, regarde autour de lui, ne détecte personne de vulnérable entre les guichets et la renvoie en lob au lanceur.

DERNIER LANCER, communique Krishân.

« Leur square short leg s’en est très bien sorti, sur celle-là », commente Pârvati. Un peu perturbées, les dames interrompent leur discussion sur les affaires d’État. Mais une fois encore, elle se sent surclassée, comme un joueur d’arrière-champ intérieur voyant la balle filer vers les limites du terrain. Elle a fait des efforts énormes, elle a appris les termes et les règles, et elles sont encore inatteignables : la guerre, la stratégie gouvernementale, les Rânâ, la politique internationale du coup de force. Elle insiste : « Husayni va venir à la batte, il va s’occuper de la balle rapide de Trevelyan comme si on la lui servait sur une thâlî. »

Ses paroles ont moins de substance que les traînées de condensation en train de disparaître dans l’air jaune au-dessus du stade Sampûrnânand. Pârvati active le zoom de son palmeur, parcourt les rangées de visages de l’autre côté du terrain. OÙ ÊTES-VOUS ? compose-t-elle. La réponse lui parvient : À DROITE DES ÉCRANS DE VISIBILITÉ. LES GRANDS TRUCS BLANCS. Elle fait passer son appareil sur les visages bruns en sueur. Là. Il agite la main, tout doucement pour ne pas gêner les joueurs. Ce ne serait pas du cricket[2].

Elle le voit. Lui ne la voit pas. Des traits délicats, une peau naturellement pâle tannée par son travail au soleil sur le toit de la Résidence Diljît Rânâ. Rasé de frais : en voyant Krishân au milieu de ces exubérantes moustaches, elle se rend compte que cela a toujours compté pour elle chez un homme. Nanda se rase aussi. Les cheveux légèrement huilés, jaillissant de leur confinement chimique, se répandent sur le front. Les dents, visibles chaque fois qu’il exprime d’un cri un plaisir masculin procuré par les règles, sont bonnes, régulières et au complet. Il porte une chemise propre, blanche et fraîche, ainsi qu’un pantalon simple et bien repassé, comme elle le remarque lorsqu’il se lève pour applaudir deux bons runs. Pârvati ne ressent aucune honte à observer anonymement Krishân. La première leçon enseignée par les femmes de Kotkhaï a été que les hommes se montrent sous leur jour le plus sincère et le plus beau quand ils ne se surveillent pas.

Un claquement de batte. Le public bondit sur ses pieds. La balle franchit les limites. Le tableau d’affichage cliquette. La bégum Khan dit maintenant que les Rânâ ont ridiculisé N.K. Jîvanjî depuis que l’incursion awadhîe l’a renvoyé à Allâhâbâd, avec son stupide râthayâtra, comme Râvana fuyant à Lankâ.

JE VOUS SURVEILLE, murmure le palmeur. L’écran montre à Pârvati le visage souriant de Krishân. Elle incline son ombrelle en un salut discret. Dans son dos, les dames se sont mises à discuter de la fête des Dawâr et de la raison pour laquelle Shahîn Badûr Khan n’est pas resté assister aux divertissements. La bégum Khan prétexte qu’il est très occupé, d’autant plus en cette période d’adversité pour le Bhârat. Pârvati sent le venin dans leurs voix. Elle reporte son attention sur le match. Maintenant que Krishân lui a dévoilé les arcanes du cricket, elle y voit de la subtilité et de l’intelligence. Un test-match n’est pas si différent de Town and Country.

MAZUMDAR VA PRENDRE JARDINE, transmet Krishân. Tout en revenant sans se presser de la ligne de base, Jardine examine la balle, la frotte du pouce, la polit. Il se met en place. Les joueurs de champ se figent dans leurs positions bizarrement inclinées. Mazumdar, deux bandes de crème anti-éblouissement sous ses yeux comme des rayures de tigre, se prépare à recevoir. Jardine lance. La balle fuse, heurte une éraflure du gazon, rebondit tranquillement en hauteur. Tout le stade constate à quelle hauteur, avec quelle tranquillité, voit Mazumdar juger, peser la trajectoire, ajuster sa position, ramener sa batte, frapper la balle par-dessous et l’envoyer à toute vitesse vers le ciel jaune. C’est un coup magnifique, un coup audacieux, un coup brillant. Le public rugit. Un six ! Un six ! Il le faut. Tous les dieux l’exigent. Les joueurs de champ courent, les yeux sur le paradis. Aucun ne l’attrapera. La balle monte, monte, sort.

Ne quittez pas la balle des yeux, avait dit Krishân à Pârvati au moment de la pelle et des abricots dans le jardin sur le toit. Pârvati Nanda suit des yeux la balle qui, succombant à la gravité, arrive au sommet de sa trajectoire en perdant de sa vélocité et retombe vers le sol, vers le public, bindî rouge, œil rouge, soleil rouge. Une attaque aérienne. Un missile de Krishân, qui cherche le cœur. La balle retombe et les spectateurs se lèvent, mais aucun avant Pârvati. Elle bondit, la main droite levée, et la balle atterrit dans sa paume. Le choc lui arrache un petit cri, puis, enivrée par l’instant, elle s’égosille « Jaï Bhârat ». Acclamations du public, elle se noie dans le bruit. « Jaï Bhârat. » Le bruit redouble. Puis, comme Krishân le lui a montré, elle remonte son sari pour renvoyer la balle par-dessus les limites. Un joueur de champ anglais l’attrape, salue d’un hochement de tête et l’envoie au ras du sol au lanceur. Mais c’est un six, un six, un superbe six pour Mazumdar et le Bhârat. Je n’ai pas quitté la balle des yeux. Je n’ai pas raidi la main, j’ai accompagné le mouvement. Elle se tourne fière de son exploit vers les dames et découvre leurs visages figés de mépris.

Pârvati ne se permet de s’arrêter qu’une fois hors du stade, mais elle continue à entendre les murmures, à sentir la honte lui brûler le visage. Une idiote une idiote une idiote de village, qui se laisse emporter par la foule, se lève et se donne en spectacle comme une personne dépourvue d’éducation, de la moindre classe. Elle leur avait fait honte. Regardez cette dame du Cantonnement lancer la balle comme un homme ! Jaï Bhârat !

Son palmeur vibrait, message sur message sur message. Elle ne voulait pas les voir. Elle ne voulait même par regarder derrière elle, de peur qu’il l’ait suivie. Elle traverse l’esplanade jusqu’à la route. Des taxis. Il doit toujours y avoir des taxis, un jour de match. Elle s’immobilise sur les fissures au bord de la chaussée, lève son ombrelle. Des phut-phuts et des taxis de la ville passent sans s’arrêter. Où allez-vous, qui conduisez-vous à ce moment de la journée ? Ne voyez-vous pas qu’une dame vous hèle ?

Quelqu’un qui veut être une dame. Qui n’en a jamais été une. Qui ne pourra jamais en être une.

Un taxi-motocylette traverse la circulation en direction du trottoir. Le chauffeur est un jeune homme aux dents proéminentes, avec un vague duvet en guise de moustache.

« Pârvati ! » crie une voix dans son dos. C’est pire que la mort. Elle grimpe à l’arrière et le chauffeur accélère, passe devant l’homme aux yeux écarquillés de stupéfaction vêtu d’un pantalon noir et d’une chemise immaculée bien repassés. Tremblant de honte, souhaitant mourir, Pârvati regagne son appartement, où elle trouve les portes déverrouillées et sa mère campée dans la cuisine avec ses bagages.

22 Shahîn Badûr Khan

Le barrage est une longue courbe basse de terre passée au bulldozer, immense comme un horizon, aux extrémités invisibles l’une de l’autre, ancrée dans les paisibles contours de la vallée du Gangâ. L’appareil à réacteurs basculants de l’armée de l’air bhâratîe approche de Kundâ Khâdar par l’est. Il survole à basse altitude les javâns qui le saluent de la main et tourne au-dessus du lac, serré de trop près, au goût de Shahîn Badûr Khan, par les hélicoptères d’assaut aeais. Ceux-ci volent comme des oiseaux, osant par instinct et par incarnation des manœuvres inaccessibles aux pilotes humains. L’ARB vire sur l’aile, les appareils-aeais plongent d’un coup pour le couvrir, et Shahîn Badûr Khan pose les yeux sur une large étendue d’eau peu profonde que tachent les algues, entourée à perte de vue par du gravier sale et sablonneux, aussi blanc et toxique que du sel. Une fosse limoneuse à laquelle même une vache refuserait de s’abreuver. De l’autre côté de l’allée, Sajida Rânâ secoue la tête. « Magnifique », murmure-t-elle.

Si seulement ils avaient écouté, songe Shahîn Badûr Khan, si seulement ils ne s’étaient pas précipités pour envoyer les soldats, la tête pleine de Jaï Bhârat ! Le peuple veut une guerre, avait affirmé Sajida Rânâ pendant le Conseil des ministres. Le peuple en aurait une, maintenant.

L’appareil gouvernemental se pose sur un terrain aménagé à la hâte en bordure d’un village, à dix kilomètres du barrage côté bhâratî. Les hélicoptères-aeais tournent au-dessus de lui comme des oiseaux de proie au-dessus d’une tour du silence. La force d’occupation a établi là ses quartiers généraux de division. Des unités mécanisées creusent des tranchées vers l’est, des robots sèment un champ de mines. En costume de ville, Shahîn Badûr Khan qui cligne des yeux dans la lumière crue malgré ses lunettes de soleil de marque voit les villageois debout au bord de leurs champs réquisitionnés et dévastés par l’armée. Vêtue quant à elle d’un treillis sur mesure, Sajida Rânâ avance déjà d’un pas décidé vers V.S. Chaudhuri, les officiers et les gardes alignés en comité d’accueil. Elle veut être la pin-up numéro un sur les murs des baraquements, Mâmâ Bhârat, avec Nina Chandra. Les officiers saluent la Première ministre et son principal conseiller d’un namasté, puis les escortent dans la poussière jusqu’aux hummers. Sajida Rânâ s’y rend à grandes enjambées, le ministre Chaudhuri trottant pour s’efforcer de rester à sa hauteur afin de lui communiquer quelques informations. Un petit chien-chien en train de japper, songe Shahîn Badûr Khan. Au moment de monter dans l’étouffant compartiment passager du hummer, il jette un coup d’œil par-dessus son épaule à l’ARB, juché sur ses roues et ses moteurs comme s’il craignait une contamination. Le pilote semble une tique à visière noire enfoncée dans la tête de l’appareil. Sous le museau recouvert de senseurs, le long canon automatique évoque le rostre d’un insecte tirant sa subsistance des fluides d’un autre. Un tueur raffiné.

Shahîn Badûr Khan revoit la boîte de nuit aux bananes, le sourire de la vieille aveugle identifiant ses invités à leurs phéromones, les sombres alcôves où les voix se mélangent et rient, où les corps se détendent l’un dans l’autre. La magnifique créature étrangère sortant doucement de l’obscurité et du rythme des dhôls comme une danseuse de nâch.

Le hummer sent le désodorisant Arbre Magique. Shahîn Badûr Khan se déplie en clignant des yeux dans la lumière réfléchie par le béton de la chaussée. Ils sont sur la route qui passe au sommet du barrage. Cela empeste la terre morte et l’eau stagnante. Il préférerait presque l’Arbre Magique. De la buse du déversoir s’écoule un mince filet d’eau pisseuse. C’est Mère Gangâ.

Les javâns se précipitent pour former une garde d’honneur. Shahîn Badûr Khan remarque les robots à missiles antiaériens et les regards nerveux qu’échangent les officiers subalternes. Dix heures plus tôt, c’était la République awadhîe et les soldats portaient des tenues caméléon identiques, mais avec le triple symbole vert, blanc et orange du yin et du yang. Ils sont largement à portée de mortier de ces villages fantômes révélés dans leur nudité architecturale par la baisse du niveau de l’eau. Ou même d’un simple tireur isolé. Sajida Rânâ avance à nouveau à grands pas, ses brodequins façonnés à la main cliquetant sur la route. Les troupes sont rassemblées en formation de l’autre côté de l’estrade. Quelqu’un teste la sonorisation, produisant une série d’effets Larsen. Quand ils repèrent la Première ministre en treillis, les cameramen des chaînes d’informations se ruent dans sa direction. La police militaire sort ses lâthîs pour les repousser. Shahîn Badûr Khan attend au pied des marches que la Première ministre, le ministre de la Défense et le commandant de division montent sur l’estrade. Il sait ce que va dire Sajida Rânâ. Il y a mis lui-même la dernière touche dans la matinée à bord de la limousine qui les conduisait à l’aéroport militaire. Le bruissement collectif d’hommes rassemblés sous un soleil de plomb disparaît quand ils voient leur commandante en chef prendre le micro. Shahîn Badûr Khan hoche la tête de plaisir muet en constatant qu’elle garde le silence.

« Jaï Bhârat ! »

Ce n’était pas prévu. Le cœur de Shahîn Badûr Khan se fige dans sa gorge. Les hommes le savent aussi. Le silence dure un instant, puis explose. Deux mille voix éructent la réponse. Jaï Bhârat ! Sajida Rânâ renouvelle à deux reprises son cri, obtenant chaque fois le même répons, puis prononce son discours. Pas pour les soldats debout au repos sur le barrage ou penchés sur leurs armes dans les transports de troupes blindés. Mais pour les caméras, les micros, les rédacteurs des réseaux d’informations. Avons cherché une résolution pacifique. Bhârat pas une nation assoiffée de guerre. Tigresse réveillée. Rentre ses griffes. Espoir de solution diplomatique. Paix négociée dans l’honneur encore possible. Noble proposition à nos ennemis. L’eau aurait toujours dû être partagée. Pas pour une seule nation. Gangâ notre artère vitale commune.

Les soldats ne bougent pas. Ne remuent pas. Leur arme pesante à la main, dans leur tenue de combat et l’énorme chaleur, ils écoutent ce discours en poussant des acclamations aux moments où il le faut, en se taisant quand Sajida Rânâ les calme des yeux et des mains, et quand elle les laisse sur une chute meurtrière : « Et pour finir, je vous apporte un nouveau grand triomphe. Messieurs, le Bhârat a marqué 387 pour 7 ! », ils explosent de joie et se mettent à psalmodier Jaï Bhârat ! Jaï Bhârat ! Sajida Rânâ reçoit leurs applaudissements et redescend de l’estrade avant qu’ils faiblissent.

« Pas mal, hein, Khan ?

— Mazumdar vient de finir avec une marque de 117 », indique Shahîn Badûr Khan en emboîtant le pas à son chef. Le convoi de hummers les reconduit aux quartiers généraux avancés. Il était prévu dès le début que ce soit une visite éclair. Malgré l’opposition catégorique de l’état-major, Sajida Rânâ y avait tenu. L’offre de conciliation devait être faite depuis une position de force qui ne rabaisserait pas le cabinet Rânâ. Après étude des données satellite et des renseignements cyguerre, les analystes avaient affirmé qu’on devait pouvoir raisonnablement évaluer à une heure le temps nécessaire aux Awadhîs pour riposter. Les hummers et les transports blindés repartent sur les nids-de-poule des chemins de terre ruraux. Ils soulèvent tellement de poussière qu’on doit la voir de l’espace. Les hélicoptères-aeais suivent comme des rapaces en chasse. Des sentinelles surveillent le ciel d’un œil nerveux tout en pressant la Première ministre Rânâ et son principal conseiller vers l’ARB, dont les réacteurs montent en régime. Le panneau se referme ; Shahîn Badûr Khan boucle sa ceinture et l’appareil bondit dans les airs, lui laissant l’estomac au sol au milieu des moissons aplaties et calcinées. Le pilote grimpe pleins gaz à un angle très proche de celui du décrochage. Shahîn Badûr Khan n’a jamais aimé voler. Il ressent chaque soubresaut et trou d’air comme une petite mort. Ses poings serrent les accoudoirs à s’en faire blanchir les phalanges. Puis l’appareil passe en vol horizontal.

« Eh bien, voilà qui était un poil spectaculaire, non ? lance Sajida Rânâ en débouclant sa ceinture. Ces foutus militaires n’oublient jamais qui porte la culotte, ici. Jaï Bhârat ! Mais bon, ça s’est bien passé. Je pense que le score du cricket a fourni une belle note finale.

— Si vous le dites, madame.

— Je le dis. » Sajida Rânâ se tortille dans son treillis moulant. « Foutus machins malcommodes. Je ne comprends pas comment on peut se battre avec ça. Bon, votre analyse ?

— Elle sera franche.

— Ne l’est-elle pas toujours ?

— Je trouve l’occupation du barrage imprudente. Le plan exigeait…

— Le plan était bon jusqu’à un certain point, mais il manquait de couilles.

— Madame, avec le respect que…

— C’est de la diplomatie, je sais. Mais bordel, je ne vais pas laisser N.K. Jîvanjî jouer le martyr de l’Hindutvâ. Nous sommes des Rânâ, merde. » Elle laisse passer cette petite touche théâtrale, puis demande : « On peut rattraper le coup ?

— On peut, mais il va falloir compter sur la pression internationale quand les chaînes d’informations vont en parler. Cela pourrait donner un prétexte aux Britanniques pour recommencer à réclamer une conférence internationale.

— Pas à Londres, j’espère, le shopping n’y vaut plus un clou. Mais les Américains…

— Nous sommes sur la même longueur d’onde, madame. La Relation Privilégiée…

— … n’est pas du tout aussi réciproque que les Britiches aiment le croire. Je vais vous dire, Khan, il y a une chose qui m’a fait plaisir dans tout ce bordel. C’est que grâce à nous, ce chûtiyâ de Jîvanjî l’a dans le cul. Lui qui se croyait si malin, à laisser filtrer ces photos de son Chariot à Provisions Sacré, eh bien, le voilà qui rentre en courant chez lui avec les couilles dans la bouche.

— Il n’a tout de même pas disparu, madame, vous savez. Je pense que nous aurons de ses nouvelles si nous obtenons notre conférence de paix.

Quand nous l’obtiendrons, Khan. »

Shahîn Badûr Khan acquiesce d’une inclinaison de la tête. Il sait toutefois que ce n’est pas acquis. Jusqu’ici, son gouvernement, sa nation et lui-même ont eu de la chance. Sajida Rânâ tire sur le fil d’une couture mal finie de son pantalon de treillis, s’affaisse dans son siège et demande : « Il y a déjà quelque chose sur moi ? » Shahîn Badûr Khan ouvre son palmeur afin de parcourir les chaînes d’informations et les dépêches d’agences. Des pages fantômes apparaissent dans son champ de vision. Les informations surgissent autour de lui en petites détonations de couleur.

« CNN, la BBC et News International la passent en “dernière minute”. Reuters est tout juste en train de retransmettre à la presse américaine.

— Quelle est la teneur générale chez le Grand Satan ? »

Shahîn Badûr Khan survole les principaux articles de Boston à San Diego.

« Les réactions vont du léger scepticisme au rejet catégorique. Les conservateurs réclament notre retrait, puis, éventuellement, des négociations. »

Sajida Rânâ tire doucement sur sa lèvre inférieure, geste connu seulement des intimes, tout comme son langage fabuleusement grossier.

« Au moins, ils n’envoient pas les Marines. Mais bon, ce n’est que de l’eau, pas du pétrole. Toujours est-il que ce n’est pas contre Washington que nous sommes en guerre. Et du côté de Delhi ?

— Rien en ligne. »

La Première ministre tire encore un peu plus sur sa lèvre.

« Je n’aime pas ça. Ils ont prévu d’autres informations en une.

— Nos données satellite montrent que les forces awadhîes n’ont pas changé de position. »

Sajida Rânâ lâche sa lèvre et se redresse.

« Qu’ils aillent se faire foutre. C’est un grand jour ! Nous devrions nous réjouir ! Shahîn. » Le prénom. « Entre nous : Chaudhuri, vous en pensez quoi ?

— Le ministre Chaudhuri est un membre très talentueux du…

— Le ministre Chaudhuri est un hîjrâ. Shahîn, une idée me trotte dans la tête depuis un moment. L’année prochaine, à un moment ou à un autre, il faudra procéder à une élection partielle à Dîdârganj. Ahuja fait bonne figure, mais cette tumeur le dévore de l’intérieur, le pauvre type. C’est une bonne circonscription, loyale, merde, ils éliraient James F. McAuley s’il agitait un peu d’encens devant Ganesh.

— Excusez-moi, madame, mais le président McAuley n’est pas musulman.

— Putain, Khan, vous n’êtes quand même pas Ben Laden. Vous êtes quoi, sûfi, quelque chose comme ça ?

— Je viens d’un milieu sûfi, en effet.

— Eh bien, c’est exactement ce que je veux dire. Écoutez, en vérité, vous avez bien joué le coup, sur cette histoire, et j’ai besoin de vos capacités au grand jour. Il faudra faire votre apprentissage comme député de base, mais je ne manquerai pas de vous pousser au plus vite sur la voie d’un portefeuille ministériel.

— Madame la Première ministre, je ne sais pas quoi dire.

— Eh bien, vous pourriez commencer par merci, foutu sûfi parcimonieux. Ça reste entre nous, bien entendu.

— Bien entendu, madame. »

Humble, révérencieux, consentant, rien qu’un fonctionnaire, mais le cœur de Shahîn Badûr Khan bondit dans sa poitrine. À Harvard, après l’annonce des résultats de première année, quand la tension avait volé en éclats à l’arrivée d’un long été de liberté, il a pendant un temps oublié à la fois la chasteté de la business school et les rigueurs de son école islamique. Longuement conseillé par le propriétaire d’un magasin de vins et spiritueux, il s’était acheté une bouteille de whisky single malt du Speyside importé et, dans les rais de lumière poussiéreuse de sa chambre, avait bu à son propre succès. Entre le grincement du bouchon de liège dans le goulot et les improductifs haut-le-cœur dans le pourpre du crépuscule, il y avait eu un moment où il s’était très nettement retrouvé à baigner dans la joie, le rayonnement, la confiance et le sentiment que le monde lui appartenait sans limites ni entraves. La bouteille à la main, il s’était avancé vers sa fenêtre pour hurler à la face du monde. La gueule de bois et la culpabilité spirituelle n’avaient pas été cher payer cette unique et brûlante épiphanie. Sanglé sur son siège près de sa Première ministre dans un ARB militaire, il en est à nouveau persuadé. Ministre. Lui. Il essaye de se le représenter, s’imagine dans un siège différent à la table de la magnifique et lumineuse salle du conseil, s’imagine se levant sous le dôme de la Sabhâ. L’honorable député de Dîdârganj. Et ce sera mérité. Ce sera sa juste récompense, non pour avoir servi avec diligence et sans ménager ses efforts, mais pour ses capacités. Il le mérite. Il le mérite, et il l’aura.

« Depuis combien de temps travaillons-nous ensemble ? demande Sajida Rânâ.

— Sept ans », répond Shahîn Badûr Khan. Sept ans, trois mois et vingt-deux jours, pense-t-il. Sajida Rânâ hoche la tête. Puis se tire à nouveau la lèvre.

« Shahîn.

— Oui, madame ?

— Tout va bien ?

— J’ai bien peur de ne pas comprendre votre question, madame.

— Eh bien, c’est seulement que vous semblez distrait, depuis quelque temps. Des bruits courent. »

Shahîn Badûr Khan sent son cœur rater un battement, sa respiration s’interrompre, son cerveau se figer. Mort. Il est mort. Non. Elle ne lui aurait pas proposé tout cela dans cet endroit tranquille en altitude juste pour le lui reprendre à cause d’un accès de folie. Mais ce n’est pas de la folie, Shahîn Badûr Khan. C’est ce que tu es. Tu penses pouvoir le nier, le cacher, et là se trouve la folie. Il s’humecte les lèvres. Il doit dire ces mots, et les dire sans hésitation, causticité ni défaut.

« Un gouvernement n’en serait pas un sans rumeurs, madame.

— J’ai juste entendu dire que vous aviez quitté prématurément une fête dans le Cantonnement.

— J’étais fatigué, madame. C’était le jour…» Il n’est pas encore tiré d’affaire.

« Du briefing, oui, je me souviens. Ce dont j’ai entendu parler, et il s’agit sans doute possible d’une grossière calomnie, c’est d’un peu de… tension entre vous et la bégum Bilqis. Je sais ma question foutrement indiscrète, Shahîn, mais tout va bien, à la maison ? »

Dis-lui, se hurle Shahîn Badûr Khan. Mieux vaut qu’elle le découvre maintenant plutôt que par un solliciteur du parti ou, Dieu nous en préserve, par N.K. Jîvanjî. Si tant est qu’elle ne le sache pas déjà, qu’elle ne soit pas en train de mettre mon honnêteté et ma loyauté à l’épreuve. Dis-lui où tu es allé, qui tu as rencontré, ce que tu as failli faire avec lui. Avec eil. Dis-lui. Transmets ce fardeau à la mère de la nation, laisse-la le gérer, le transformer et le manipuler pour le présenter aux caméras, tout comme lui-même l’a si longtemps et si loyalement fait pour Sajida Rânâ.

Il n’y arrive pas. Ses ennemis à l’intérieur comme à l’extérieur du parti le détestent déjà assez comme musulman. Comme pervers, époux volage, adorateur de ce que la plupart d’entre eux n’arrivent même pas à considérer comme un être humain, sa carrière serait finie. Le cabinet Rânâ pourrait ne pas y survivre. Avant tout, Shahîn Badûr Khan est un serviteur de l’État. Il faut protéger le gouvernement.

« Puis-je me montrer franc, madame la Première ministre ? »

Sajida Rânâ se penche par-dessus l’étroite allée centrale.

« C’est la deuxième fois depuis le début de la conversation, Shahîn.

— Mon épouse… Bilqis… bon, depuis un moment, nous sommes en froid. Quand les garçons sont partis à l’université, eh bien, nous n’avons jamais eu beaucoup de sujets de conversation à part eux. Nous menons maintenant des vies indépendantes : Bilqis a sa rubrique et sa tribune féminine. Mais soyez certaine que nous ne laisserons pas cela empiéter sur nos responsabilités publiques. Nous ne vous gênerons plus ainsi.

— Vous ne m’avez pas gênée », murmure Sajida Rânâ, juste avant que le pilote militaire annonce d’un ton laconique leur atterrissage dans dix minutes sur la base aérienne de Nâbha Sparasham, et Shahîn Badûr Khan profite de cette distraction pour regarder dehors la grande tache brune des immenses bastîs de Vârânacî. Il s’autorise un bref début de sourire. Sauvé. Elle ne sait rien. Il a réussi. Mais il y a des choses à régler au plus tôt. Et là-bas, plein sud, sur l’horizon, ne serait-ce pas la ligne sombre de nuages ?


C’est une fois son père mort que Shahîn Badûr Khan a compris à quel point il détestait la maison près du fleuve. Non que la havelî soit laide ou oppressante, bien au contraire. Mais ses cloîtres et vérandas clairs et spacieux tout comme ses grandes pièces blanches à haut plafond sont chargés d’histoire, de générations, de devoirs. Shahîn Badûr Khan ne peut pas monter les marches, passer sous la grande lanterne de cuivre du porche et entrer dans la grande salle aux escaliers jumeaux en spirale, un pour les hommes, l’autre pour les femmes, sans se souvenir qu’enfant, caché derrière un pilier, il a vu emporter le corps de son grand-père Sayid Raiz Khan au cimetière près du vieux pavillon de chasse dans les marais, sans se souvenir aussi que plus tard, il a franchi les portes en teck derrière son père en train d’accomplir ce même et rapide voyage. Lui-même le ferait aussi, franchirait ces belles doubles portes en teck sur les épaules de ses fils et petits-fils. La havelî regorge de vies. On n’y est jamais un tant soit peu éloigné des parents, amis ou domestiques. Chaque mot, action ou intention est visible, transparent. Le concept d’endroit isolé fait partie de ses souvenirs les plus chers de Harvard. Le concept d’intimité, la réserve de Nouvelle-Angleterre : réserve, quelque chose mis de côté pour servir plus tard.

Il traverse la mezzanine pour gagner la partie de la demeure réservée aux femmes. Comme toujours, il hésite à la porte du zanâna. Le pardâ a été aboli dans la havelî Khan du temps de son grand-père, mais les appartements des femmes ont toujours un peu fait honte à Shahîn Badûr Khan. Il y avait là des choses, des histoires dans les murs, des styles de vie sans aucun rapport avec sa propre personne. Une maison divisée, comme les hémisphères du cerveau.

« Bilqis. » Sa femme a établi son bureau dans le balcon grillagé, avec vue sur les ghâts grouillants et tumultueux, sur les eaux tranquilles du fleuve. C’est là qu’elle écrit ses articles, ses discours radiophoniques, ses essais. Dans le jardin d’oiseaux, en bas, elle reçoit ses amies intelligentes et privées de leurs droits, qui boivent du café en dressant les plans que dressent des femmes intelligentes et privées de leurs droits.

Nous sommes une société difforme, avait dit le fonctionnaire amateur de musique classique au moment où Mumtâz Huq montait sur scène.

« Bilqis. »

Des pas. La porte s’ouvre, le visage d’un domestique – dont Shahîn Badûr Khan ne se souvient pas du nom – apparaît dans l’entrebâillement. « La bégum n’est pas là, sahb. »

Shahîn Badûr Khan se laisse aller contre le solide chambranle. La seule fois où il aurait aimé quelques phrases volées à deux existences occupées. Un mot. Un contact. Car il est fatigué. Fatigué que cela ne s’arrête jamais. Fatigué par l’écœurante vérité que même s’il s’asseyait sans rien faire, comme le sâdhu au coin de la rue, les événements qu’il avait mis en branle prendraient de l’importance dans son dos, se nourrissant les uns des autres, jusqu’à devenir un raz de marée. Il doit toujours avoir quelques pas d’avance. Fatigué du masque, du visage, du mensonge. Lui dire. Elle saura quoi faire.

« Toujours sortie, en effet.

— Pardon, monsieur Khan ?

— Aucune importance. »

La porte se referme sur la portion de visage. Pour autant qu’il s’en souvienne, c’est la première fois que Shahîn Badûr Khan se retrouve perdu dans sa propre demeure. Il ne reconnaît pas les portes, les murs, les couloirs. Le voilà dans une pièce lumineuse qui donne sur le jardin des femmes, une pièce blanche aux moustiquaires nouées en grands nœuds lâches, une pièce remplie de rais de lumière oblique, remplie de poussière et d’une odeur qui le ramène à lui-même. Les odeurs sont la clé des souvenirs. Il connaît cette pièce, il adorait cette pièce. C’est l’ancienne nursery, la pièce de son enfance. Sa chambre, bien au-dessus des eaux. Tous les matins, en se réveillant là, il entendait les salutations adressées au grand fleuve par les brâhmanes. La pièce est propre, pâle, nue. Il a dû donner l’ordre de la vider une fois les garçons partis à l’université, mais il ne s’en souvient pas. L’âyâ Gul est morte depuis dix ans, mais dans les lamelles des persiennes en bois, dans les rideaux tendus, il sent le parfum de sa poitrine et l’odeur épicée de ses vêtements, même s’il se rend compte en sursautant n’être pas entré dans cette pièce depuis plusieurs décennies. Il plisse des yeux dans la lumière. Dieu est la lumière des Cieux et de la Terre… Lumière sur lumière. Dieu guide vers Sa lumière qui Il choisit, et Dieu propose aux hommes des paraboles, car Sa science n’a pas de limites. La surate ondule comme de la fumée dans la mémoire de Shahîn Badûr Khan.

C’est seulement parce que, pour la première fois d’aussi loin qu’il s’en souvienne, il ne se sent regardé par personne, que Shahîn Badûr Khan peut faire cela : il tend les bras de chaque côté de son corps et se met à tourner, d’abord lentement, les pieds cherchant l’équilibre. La danse tournoyante des sûfis, celle qui permet aux derviches d’accéder à la conscience divine en eux. Le dhikr, le nom sacré de Dieu, se forme sur sa langue. Un souvenir d’enfance lui revient en un éclair lumineux : son grand-père se tenant parfaitement en place sur le sol aux carreaux géométriques de l’îwân pendant que retentissent les qawwalis. Un mevlevi était venu d’Ankara enseigner aux sûfis indiens la samâ’, la grande danse de Dieu.

Dieu qui es en moi, fais-moi par ce tournoiement sortir du monde.

Le tapis mou se plisse sous les pieds de Shahîn Badûr Khan. Sa concentration est intense, chaque pensée consacrée aux mouvements des pieds, au pivotement des mains, vers le haut pour bénir, vers le bas pour recevoir. Il remonte en tournoyant dans ses souvenirs.

Cet été insensé de Nouvelle-Angleterre qui vit un anticyclone s’installer sur Cambridge la puritaine, amenant une chaleur persistante, si bien que tout le monde ouvrit ses portes et ses fenêtres, sortit dans la rue, les parcs et les espaces verts ou bien resta simplement sur le seuil ou le balcon, cet été où l’étudiant de seconde année Shahîn Badûr Khan oublia à quoi ressemblait d’avoir froid et d’être réservé. Il sortit avec des amis, rentra tard d’un festival de musique à Boston. Puis cela apparut, sortant de la nuit douce, la nuit de velours parfumée, et Shahîn Badûr Khan resta paralysé, figé comme une étoile du nord, tout comme il allait l’être un quart de siècle plus tard dans l’aéroport de Dhâkâ par la vision d’une beauté surnaturelle, extraterrestre, inaccessible. Le neutre essaya de contourner les étudiants et leur bruyante bousculade lui fit froncer les sourcils. C’était le premier que croisait Shahîn Badûr Khan. Il avait vu des photos, lu des articles, été intrigué, tourmenté, harcelé par ce rêve incarné de son enfance. Mais c’était de la chair, un être vivant et non une créature légendaire. Il était tombé amoureux ce soir-là dans un parc de Harvard. N’avait jamais rechuté. Vingt-cinq ans avec cette épine dans le cœur.

Les pieds s’activent, les mains ondulent, les lèvres forment le mantra du dhikr. Remontée dans le temps.

L’emballage était parfait, simple, élégant. Papier à motif de carpes koïs rouge, blanc et noir, un seul brin de cellophane, doré, en guise de bolduc. Minimal. Les Indiens auraient enjolivé, rendu voyant, ajouté des cœurs, des boucles, des Ganesh, l’auraient fait jouer des mélodies, projeter des bénédictions-confettis à l’ouverture. Alors âgé de treize ans, Shahîn Badûr Khan sut, en voyant le paquet venu du Japon, qu’il n’aurait jamais véritablement l’esprit indien. Son père avait rapporté de son voyage d’affaires à Tokyo des cadeaux pour toute la famille. Pour ses plus jeunes frères, des cerfs-volants en forme de carpes de la Fête des Enfants, qu’on fit dès lors fièrement voler du balcon de la havelî Khan. Pour l’aîné, Nihon dans une boîte. Shahîn avait ouvert de grands yeux en découvrant la Boisson-Énergisante en tube, le chocolat Bateau dans la Brume, les cartes à collectionner et le Chaton-Robot, les foulards à couleur d’humeur et les disques de Nippon-pop. Ce qui changea sa vie, telle une moto se transformant en robot de combat exterminateur, ce furent les mangas. Il n’apprécia pas tout de suite leur mélange facile de violence, de sexe et de mal de vivre de lycéen. Bon marché et étranger. Les personnages le séduisirent néanmoins, ces adolescents élancés et asexués avec leurs yeux de biche, leur nez retroussé et leur bouche ouverte en permanence. Sauver le monde, avoir des problèmes avec ses parents, porter de fabuleux costumes, arborer des coiffures et des chaussures fantastiques, s’inquiéter pour ses amis garçons-filles alors que les anges-robots destructeurs foncent sur Tokyo, mais surtout, être indépendant, cool, fabuleux, androgyne aux longues jambes. Leurs vies excitantes et passionnées le faisaient pleurer d’envie. Il jalousait leur beauté, leur apparence sexy et asexuée, le fait que tout le monde les connaissait, les aimait, les admirait. Il voulait être comme eux dans la vie et dans la mort. Dans son lit, au cœur de la bruyante Vârânacî, Shahîn Badûr Khan leur inventait des histoires : ce qui se passait après avoir vaincu les anges qui se déversaient par la fente entre les cieux, la manière dont ils s’aimaient et jouaient dans leur dôme de combat douillet. Ils l’attiraient ensuite dans le bulbe rose et doublé de fourrure du nid de combat et ils se frottaient l’un contre l’autre, indéterminés mais passionnés, à jamais, jamais et jamais. Au sortir de ces nuits où il fut fait cavalier-mage d’un Grassen Elementoï, lorsqu’il se réveillait dans le matin étouffant, Shahîn Badûr Khan trouvait son pantalon de pyjama tout raide sur le devant.

Des années plus tard, il rouvrirait en douce des cartons à chaussures pour en ressortir les mangas jaunis, mous et tombant en morceaux. Toujours jeunes, toujours minces, toujours beaux et aventureux, les pilotes garçons-filles des Grassen Elementoï, bras croisés, le défiaient avec leurs pommettes, leurs yeux d’animaux, leurs bouches maussades et désirables.

Shahîn Badûr Khan, tournoyant aux limites de la transe, sent des larmes lui piquer les yeux. La samâ’ lui fait remonter le temps jusqu’à la plage.

Sa mère s’était plainte de l’humidité, du socialisme, de l’habitude des pêcheurs de déféquer sur le sable devant le bungalow. Son père s’était montré nerveux, guindé, nostalgique du Nord et de son climat torride. Il avait traîné en pantalon au pli marqué, chemisette en popeline et sandales ouvertes dans la chaleur étouffante du Kerala, Shahîn Badûr Khan ne se souvient pas de pires vacances, tant il les avait attendues avec impatience. Le Sud, le Sud, le Sud !

Le soir, les petits pêcheurs rentraient de la mer. Noircis par le soleil, nus, souriants, ils jouaient, criaient, s’éclaboussaient tandis que, installés sur la véranda, Shahîn Badûr Khan et ses frères buvaient de la limonade en écoutant leur mère leur dire à quel point elle trouvait insupportables ces horribles enfants. Ils ne semblaient en rien horribles à Shahîn Badûr Khan. Ils disposaient d’une pirogue à balancier avec laquelle ils jouaient toute la journée, à son bord ou non. Shahîn Badûr Khan les imaginait arriver dans celle-ci après une aventure au grand large : piraterie, sauvetage, exploration. Lorsqu’ils remontaient leur pirogue sur la grève puis jouaient au cricket sur la plage, il pensait mourir de désir. Il voulait s’embarquer avec ces garçons-filles kéralais noirs et souriants, voulait se glisser nu dans leur eau à température corporelle, sentir celle-ci comme une seconde peau sur son corps. Il voulait courir, crier, être maigre, sans gêne, libre.

Dans le bungalow voisin résidait une famille de fonctionnaires de Bengaluru, vulgaire à tout point de vue, mais Shahîn Badûr Khan vit le fils et la fille jouer sur la pirogue, sauter dans l’eau claire et en ressortir le souffle coupé, des perles d’eau sur la peau, et rire, rire, rire puis recommencer tout cela. Du vide fut semé là, qui germa durant le long retour en train à l’autre bout de l’Inde, devint une douleur, un espoir, un désir qui n’avait ni nom ni mots, mais sentait la crème solaire, démangeait comme du sable entre les orteils, semblait au toucher une natte tiède en fibre de coco, sonnait comme des cris d’enfants sur l’eau.

Shahîn Badûr Khan cesse de tournoyer. Il ravale d’immenses sanglots déchirants. Il le voulait tant, mais jamais la vie qu’il menait ne pourrait lui valoir ce genre de liberté. Il donnerait n’importe quoi pour être aussi beau, même une seule journée.

Des pieds. Dehors. Des pieds nus. Shahîn Badûr Khan, d’une secousse, se débarrasse du succube.

« Qui est là ?

— Sahb ? Tout va bien ?

— Parfaitement. Laissez-moi, s’il vous plaît. »

Tout va bien, aussi bien que possible au milieu de ruines. Shahîn Badûr Khan ajuste son costume, lisse la darî froissée sur laquelle il a tournoyé et où Dieu l’a honoré. Il a été emporté dans le nafs, le noyau de désir de son âme, où on lui a montré la véritable nature du Dieu-en-soi et où on a répondu à son incompréhensible appel à l’aide.

Il sait ce qu’il doit faire, maintenant, au sujet du neutre.

23 Tal

Le reste de la semaine, Tal se réfugie dans le travail, mais même les intérieurs de la havelî dans laquelle emménageront Aparna Chaula et Ajaï Nadiadwala après leur mariage virtuel ne parviennent pas à dompter ses démons. Un sexué. Un homme. Un Khan. Tal essaye de se débarrasser de cette image qui lui trotte dans la tête, mais l’homme est déployé le long de ses neurones comme des lumières de Divâlî. C’est la peur ultime : tout se délite à l’intérieur, toutes ces biopuces et pompes hormonales se dissolvent dans son système sanguin. Tal craint d’évacuer sa neutralité par ses reins, son urine. Eil sent encore le goût des lèvres de ce Khan.

À la fin de la semaine, même Nîta conseille à Tal de prendre du repos.

« Pose des congés, pars, ouste », ordonne Devgan, le producteur exécutif. Tal pose donc, ouste, et part à Patna. Seul un neutre songerait aller passer le week-end dans cette ville industrielle tentaculaire, brûlante et sans âme. Tal doit y voir quelqu’un. Son gourou.

Deux heures plus tard, près du fleuve, clignant des paupières malgré ses lentilles de contact polarisées à cause des reflets brillants sur l’eau, Tal réserve un aller-retour en première classe (le voyage en première est mieux que la destination, bâbâ) sur l’hydroptère rapide pour Patna. Trente minutes s’écoulent, eil s’installe dans son siège, ferme les yeux, et serre ses petits poings tendres tant les premières mesures de MIX GOUROU GRANTH lui procurent du plaisir. Eil voit les zones industrielles glisser au loin sur les berges sèches et s’émerveille qu’il y ait suffisamment d’eau pour faire flotter l’embarcation.

À Patna, un nouveau look a fait son apparition dans les rues imbibées de pollution. Le sombre et flottant est in. Le cheveu aussi, porté en une simple iroq décentrée et rabattue sur le front. Et personne n’accepterait d’être vu mort ou vif avec des lunettes de ski. Tal ne peut rien faire pour sa coiffure, mais ClimBunni sur Amrit Mârg a tout ce qu’il faut, bien rangé et prêt à vendre. Des vêtements pour le haut ici, pour le bas là, des dessous ailleurs, des chaussures à l’arrière. La carte en prend encore un méchant coup, mais au bout d’une demi-heure, Tal peut ressortir dans la rue le corps enveloppé de douce soie grise, les pieds dans des bottines noir et argent de cow-neutre avec des talons de cinq centimètres et les indispensables perles se balançant au tirant. Les garçons en titubent, les filles l’observent avec envie, les femmes dans les cafés-restaurants se penchent les unes vers les autres pour se parler derrière leurs mains, le flic chargé de la circulation au carrefour fait quasiment un tour complet sur lui-même quand Tal noircit ses lentilles de contact pour se protéger du soleil, et c’est bon, si bon, si incroyablement inattendu, merveilleux, amusant de se retrouver dans les rues de Patna, sous le soleil de Patna, de respirer le smog de Patna, de se glisser entre les corps et les visages de Patna, d’évoluer au rythme du mix de Patna dans ses écouteurs. Tout danse au rythme du mix. Tout est comédie musicale, la moindre rencontre fortuite entre passants est meurtre, adultère, vol ou réunion d’amants longuement séparés. Les vêtements sont plus brillants, les panneaux de signalisation plus lumineux et tout est sur le point de devenir un énorme passage de comédie musicale, à l’échelle de la ville, juste pour Tal. Eil prie Ardhanârîshvara, le dieu des neutres, de pouvoir être le premier à rapporter ce nouveau look à Vârânacî.

À Vârânacî. À des hommes appelés Khan. Et à tout le reste.

Les initiés savent qu’il existe, entre les tours de verre du Commercial Bund, un bateau rapide pour se rendre au sangam, où officie le gourou. Un Riva en acajou, remarque Tal avec satisfaction. Ses moteurs jumeaux le dressent sur sa poupe et le propulsent plus loin que les petits ferrys pressés et les trains de péniche. Il traverse le détroit principal et vire à bâbord en direction du grand cordon littoral où le Gandak se jette dans le fleuve sacré. Sur et autour de ce large delta sablonneux s’étend la zone franche la plus grande, la plus sale, la moins chère et la moins régulée du Bhârat. Les larri-gallas et go-downs en aluminium embouti ont depuis longtemps occupé tout l’espace disponible, y compris sur l’eau : le sangam est bordé de vingt rangées de chalands retirés de la circulation. Des familles vivent là, qui se vantent de n’avoir jamais mis pied à terre : elles trouvent tout ce dont elles ont besoin pour naître, vivre ou mourir dans le labyrinthe de passerelles et d’escaliers reliant les bateaux.

Le Riva conduit Tal par des canaux toujours plus étroits entre des coques métalliques recouvertes à la peinture de textes hindous édifiants, jusque dans un chenal à peine assez large pour lui où il s’arrête derrière un vieux remorqueur au nom improbable. Trente années durant, le Fugazi a halé de la cargaison en vrac à contre-courant depuis Kolkata jusqu’aux nouvelles industries de Patna. White Eagle Holdings l’a ensuite racheté pour l’envoyer à son amarrage final dans la Zone Franche Gandak, où on lui a extirpé les moteurs. White Eagle Holdings est une très respectable compagnie de gestion de patrimoine basée à Omaha, dans le Nebraska, et spécialisée dans les plans de retraite pour les employés du secteur de la santé. Elle possède à Patna plusieurs usines flottantes spécialisées dans ces services médicaux que les électeurs du Midwest qui croient à la Bible refusent catégoriquement à leurs compatriotes. Des centaines d’industries très rentables et à peine légales ont leur quartier général dans la ZF Gangak : des stations de radio pirates sur mesure, des pharm-phaussaires, des services de partage de fichiers, des paradis de données, des fabriques d’émotiques, des pisteurs de gènes, des labos de clonage, des thérapeutes cellulaires, des jungles de darwinwares, des déprotégeurs, des services de navette sur le marché des changes, des extracteurs de labels, des cultivateurs de cellules souches, des pornocrates, au moins une aeai de Troisième Génération (sujet à controverse) et Nânak le gentil docteur, le bon neutre, le gourou aux doux scalpels.

Tal escalade l’échelle d’acier, rendu nerveux par la péniche voisine qui se dresse dans son dos. Un simple remous dans le mélange des eaux à cet endroit et les parois d’acier se refermeraient sur lui, qui éclaterait comme un œuf lâché par terre. Un visage apparaît au bastingage : c’est Nânak, le bon docteur, toujours aussi mal fagoté dans son bermuda trois fois trop grand, son haut résille moulant et ses grandes bottes type tank-girl, qui sourit comme un singe sacré.

Eils s’étreignent. Se touchent. S’embrassent. Caressent des émotions de joie, de cadeaux, de veillées tardives durant l’enfance, de premier pain du matin, de glissandos de baroque dans leurs subdermiques, ces mêmes touches neurales que les robots-chirurgiens de Nânak ont fusionnées aux fibres nerveuses du corps écorché de Tal. Puis eils s’écartent l’un de l’autre, se sourient et produisent des bruits stupides et joyeux, à nouveau submergés de bonheur.


« Victime de la mode, à ce que je vois », dit Nânak. Petit, un peu timide et réservé, un peu plus voûté par la gravité, eil a toutefois gardé son sourire éclatant de gentillesse. Le soleil ocre sa peau.

« Moi au moins, je fais un effort, dit Tal en désignant d’un signe de tête la tenue de dock-wallah de Nânak.

— Fais attention à tes talons, par ici », prévient l’autre. Le pont est une espèce de parcours du combattant de la mode, avec ses conduits, ses fermetures d’écoutille et ses tuyaux qui pourraient chacun envoyer un neutre inattentif s’écraser sur la tôle dure. « Tu restes pour le thé, j’espère ? Attention, par là. » Une échelle raide les conduit à la timonerie. Arrivé au dernier échelon, Tal s’arrête pour parcourir du regard la ville de bateaux. Elle grouille d’activité tel un bazar. Outre gagner de l’argent, il y a toujours du travail sur un bateau : peintres, nettoyeurs de pont, jardiniers, hydrotechniciens, experts en énergie solaire et gréeurs de com. La musique résonne, ses basses amplifiées par l’abondance de métal creux.

« Alors, qu’est-ce qui t’amène ? » demande Nânak en introduisant son visiteur dans la pièce commune. L’odeur des lambris de cèdre provoque chez Tal une réaction émotionnelle aussi puissante que n’importe quelle réaction neurale programmée. Eil se retrouve dans la matrice doublée de bois. Eil se souvient du crissement des canapés de cuir, de la manière dont Sunîtî fredonne des tubes de filmis sur le pont quand elle se croit seule.

« Une simple vérification de routine, répond Tal.

— Pas de problème, on va te faire ça », dit Nânak en appelant l’ascenseur qui les descendra dans le cœur vide du navire, où eil pratique ses transformations.

« Beaucoup de travail ? » s’enquiert Tal pour cacher son appréhension. L’ascenseur s’ouvre sur un couloir de portes d’acajou et de cuivre. Tal a passé un mois derrière l’une d’entre elles, rendu fou par les analgésiques et les immunosuppresseurs pendant que son corps assimilait ce que lui avaient fait les robots-chirurgiens. La véritable démence avait eu lieu quand les puces protéiniques câblées dans son bulbe rachidien s’étaient mises à écraser la programmation résultant de quatre millions d’années d’impératifs biologiques.

« J’ai deux pensionnaires, détaille Nânak. Un en attente, un mignon petit Malais très nerveux qui pourrait déguerpir à tout moment, ce qui serait dommage, l’autre en post-op. Vu qu’on récupère pas mal de transgenres à l’ancienne, j’imagine que notre réputation se répand au-delà du milieu, mais ça ne m’enchante pas vraiment. Ce n’est que de la boucherie. Sans la moindre finesse. »

Et ils payeront pour cela, comme Tal continue à le faire : dix pour cent tout de suite, puis un remboursement mensuel pendant la plus grande partie de leur vie. Une hypothèque sur leur corps.

« Tal, dit doucement Nânak, pas là, viens plutôt par ici. » Tal s’aperçoit qu’il a la main posée sur la porte de la salle d’opération. Nânak ouvre celle du cabinet de consultation. « Simple examen, cho chweet. Tu n’as même pas besoin de te déshabiller. »

Mais Tal se débarrasse de ses bottines et ôte son beau manteau avant de s’allonger sur la table blanche légèrement capitonnée. Gêné, eil cligne des yeux dans la lumière tandis que Nânak s’affaire à recalibrer le scanner. Tal se souvient alors que Nânak, le gentil docteur, n’a pas même un diplôme d’infirmier. Eil n’est qu’un courtier, un intermédiaire de chirurgie. Les robots ont démembré Tal et l’ont reconstitué, micro-manipulateurs, scalpels moléculaires maniés par des chirurgiens au Brésil. Le talent de Nânak, c’est son comportement avec les patients, son flair pour dénicher les toubibs les plus pointus aux prix les plus compétitifs partout où le marché global lui en crée l’occasion.

« Alors, bâbâ, raconte à Nânak, c’est une visite purement médicale, ou tu es venu voir ce que devient le milieu à Patna ? interroge-t-eil en glissant un hoek derrière sa grande oreille.

— Nânak, je suis un neutre avec une carrière, maintenant, tu ne savais pas ? Je suis arrivé en trois mois à la tête du service. Dans un an, je dirigerai la série.

— Eh bien, comme ça tu pourras venir m’acheter toute une nouvelle collection d’émotiques, dit Nânak. J’en ai des nouvelles, tout juste sorties des mélangeurs. Très bonnes. Très étranges. Voilà, c’est prêt. Respire normalement, rien d’autre. » Eil lève une main en une mudrâ et des demi-cercles de métal blanc sortent de la base de la couchette pour former un anneau au-dessus des pieds de Tal. Malgré l’injonction de Nânak, Tal ne peut s’empêcher de retenir sa respiration au moment où le scanner entame son pèlerinage vers le haut de son corps. Eil ferme les yeux, laissant l’anneau de lumière glisser sur sa gorge, et s’efforce de ne pas penser à l’autre table, derrière l’autre porte. La table qui n’en est pas une, mais une couchette de gel à l’intérieur d’un réservoir de robots. Eil a été couché sur cette table, anesthésié jusqu’aux portes de la mort, ses fonctions neurovégétatives câblées dans une aeai médicale qui s’occupait de faire pomper ses poumons, battre son cœur, circuler son sang. Tal ne se souvient pas du moment où le réservoir s’est refermé, verrouillé, empli davantage encore de gel anesthésique pressurisé. Mais eil peut l’imaginer, et l’imagination est devenu souvenir, oppressant souvenir imaginaire de noyade. Ce qu’eil ne peut, n’ose imaginer, ce sont les robots évoluant dans le gel, lames déployées, pour lui détacher du corps le moindre centimètre carré de peau.

Ce n’était que la première partie.

Tandis qu’on incinérait l’ancienne peau et que, mise en culture trois mois plus tôt à partir d’un échantillon d’ADN de Tal et d’un œuf vendu par une femme des bastîs, la nouvelle mûrissait dans sa propre cuve, les machines se mirent à l’œuvre. Elles se déplacèrent lentement dans le gel visqueux et organique s’insérant sous la carapace de muscles, détachant la graisse, contournant vaisseaux sanguins et artères engorgées, déconnectant les tendons pour accéder aux os. Dans leurs bureaux de São Paulo, les chirurgiens bon marché agitaient en l’air leurs mains recouvertes de gants manipulateurs, ouvrant des vues intimes et sanglantes du corps de Tal sur leurs visières. Des ostéorobots sculptèrent l’os, remodelant une pommette, élargissant le pelvis, rognant les omoplates, démettant, déplaçant, amputant, substituant par du plastique et du titane. Entre-temps, des équipes de robots génito-urinaires ôtaient tout l’appareil génital, reconstruisaient l’uretère et l’urètre, puis reliaient les déclencheurs hormonaux et les voies des réponses neurales à l’ensemble de boutons subdermiques enchâssé dans l’avant-bras gauche.

Tal entend Nânak rire. « Je vois tout en toi », glousse-t-eil.

Tal resta trois jours dans cette citerne, sans peau, sans cesser de saigner, le corps tout entier un stigmate, pendant que les machines travaillaient lentement, tranquillement, démantelaient et reconstruisaient son corps étape par étape. Une fois leur tâche achevée, elles se retirèrent pour céder la place aux neurobots. Que guidaient d’autres médecins, ceux-là de Kuala Lumpur. Durant les trois jours de la passion de Tal, le marché avait évolué, dans le domaine de la neurochirurgie. C’était une science différente, plus subtile que le copier-coller de petits morceaux de viande. Des robots-crabes tout cliquetants fusionnèrent les circuits protéiniques dans les fibres nerveuses, connectèrent les nerfs aux inducteurs glandulaires, recâblèrent tout le système endocrinien de Tal. Pendant ces greffes, de grosses machines lui ôtèrent le sommet du crâne et des micro-manipulateurs se glissèrent dans l’enchevêtrement de ganglions à la manière de chasseurs dans une mangrove pour souder les processeurs protéiniques aux noyaux neuronaux dans le bulbe rachidien et le complexe amygdalien, ces profonds et sombres remparts du moi. Puis, au matin du quatrième jour, ils ramenèrent Tal des frontières de la mort et l’éveillèrent. L’aeai branchée dans la nuque de Tal dut alors pratiquer un test complet du système nerveux autonome pour s’assurer que la greffe des puces avait réussi et que les réactions neurales jusqu’alors associées au genre en eil déclencheraient les comportements nouvellement implantés. Sans peau, les muscles pendant comme des sacs aux tendons déconnectés, les globes oculaires et le cerveau à nu dans le gel dermal antitraumatique, Tal s’éveilla.

« C’est presque terminé, bâbâ, lui lance Nânak. Tu peux ouvrir les yeux, tu sais. »

Seul ce cocon de gel anesthésique empêcha Tal de mourir de douleur. L’aeai joua de son réseau neural comme d’un sitâr. Tal imagina des doigts en train de se déplacer, des jambes en train de courir, ressentit des frémissements et stimulations dans des endroits où eil n’en avait jamais ressenti, vit des apparitions et des merveilles, entendit des chœurs chanter et Dieu siffloter, fut englouti dans des remous de sensations et d’émotions qu’eil n’avait jamais connues, eut une hallucination de monstrueux insectes rayés bourdonnant qui lui remplissaient la bouche comme un bâillon, puis, au même moment, eil diminua à la taille d’un pois, revisita des endroits dans lesquels eil n’était jamais allé, retrouva des amis qu’eil n’avait jamais connus, se souvint de vies qu’eil n’avait jamais vécues, essaya de crier le nom de sa mère, celui de son père, celui de Dieu, hurla et hurla, mais on avait désactivé son corps, on l’avait privé de bouche, réduit à l’impuissance. L’aeai désactiva alors à nouveau le cerveau de Tal et dans l’amnésie de l’anesthésie, eil oublia toutes les merveilles et les horreurs croisées dans la citerne de gel. Les obligeantes machines lui remirent le sommet du crâne, reconnectèrent tout ce qui avait été déconnecté et drapèrent Tal dans sa nouvelle peau tout juste sortie de la cuve des cellules souches. Eil resta encore cinq jours dans la citerne, simplement inconscient, baigné de stimulants cellulaires, en proie aux rêves les plus stupéfiants. Le dixième matin, l’aeai se déconnecta du crâne de Tal, vida la citerne puis lava la peau nouvelle et luisante de Tal qui gisait, complet, neuf, sur le plastique transparent, sa mince poitrine se gonflant et se vidant sous les projecteurs blancs.

« Bon, c’est bien toi », conclut Nânak, et lorsqu’eil ouvre les yeux, Tal voit l’anneau du scanner se diviser et se rétracter sous la couchette à diagnostic.

« Vraiment ?

— Si on fait abstraction des habituels dégâts du temps, tu as un intérieur ravissant. Plein de lumière. Pour le reste, les sermons ordinaires sur les graisses saturées, l’alcool, le tabac, les médicaments non prescrits et l’exercice modéré.

— Et pour…» Tal lève la main vers sa tête.

« Pas la queue d’une anomalie. Je te délivre un certificat de bonne santé complet. Super, non ? Allez, debout, maintenant, viens dîner avec moi et me raconter toute l’histoire. »


Tal se relève en envisageant une dizaine d’excuses pour décliner l’invitation, puis s’aperçoit que si eil ne dit pas à Nânak ce qui lui pèse sur le cœur, tout ce voyage à Patna n’aura été qu’une sottise.

« Très bien. J’accepte. »

Eils dînent de simples et délicieuses thâlis végétariennes sur la passerelle haute d’où autrefois les capitaines surveillaient leurs flottilles de péniches. L’assistante et cuisinière de Nânak, Sunîtî, entre et sort d’un pas léger avec de la Kingfisher glacée et des conseils sur la manière de manger chaque plat : « une bouchée, que tu gardes jusqu’à ce que ta langue s’engourdisse », « deux morceaux », « une cuillerée de ceci, une bouchée de cela, puis le citron vert ». Après une journée à gagner des dividendes pour les professionnels de la santé du Nebraska, la ZF Gandak ralentit le rythme. De la musique et l’odeur de gânjâ montent des péniches où les entrepreneurs sortent de leurs ateliers pour s’appuyer sur le bastingage en fumant et en décapsulant des bières dans les dernières lueurs du soleil.

« Bon, maintenant, tu dois me payer », dit Nânak, et en voyant la consternation se peindre sur le visage de Tal, eil le touche doucement, d’un geste rassurant. « Non, non. Sunîtî prendra soin de ça. Ce que tu me dois pour cette excellente nourriture, cette agréable soirée et ma délicieuse compagnie, il faut me le payer avec ce que tu m’as caché toute la journée, vilain bâbâ. »

Tal roule sur le dos sur le tatami moelleux. Au-dessus d’eil, des bandes de nuages violets barrent le ciel, les premiers qu’eil voit depuis des mois. Eil s’imagine sentir la pluie, espérée depuis si longtemps, imagination d’un souvenir.

« C’est quelqu’un, mais tu le savais déjà.

— J’avais compris. »

Une bansurî jette en solitaire des notes dans l’obscurité qui s’installe. Un musicien, quelque part en bas au milieu des badmashs, qui égrène un vieil air populaire du Bihâr.

« Quelqu’un d’intelligent, de profond, de calme, qui a une situation, du goût, des mystères et des secrets, qui a peur de tout ça mais le désire ardemment.

— N’est-ce pas ce que nous cherchons tous, janum ?

— Quelqu’un qui se trouve être un homme. »

Nânak se penche en avant.

« Et ça te pose un problème ?

— J’ai quitté Mumbaï pour échapper aux liaisons compliquées et je me retrouve dans la plus complexe de toutes. Je me suis Écarté pour ne pas avoir à jouer à ce jeu, celui de l’homme et de la femme. Tu m’as donné de nouvelles règles, tu me les as mises dans la tête au fond de ce bateau et voilà qu’elles ne marchent pas non plus.

— Tu voulais que je vérifie que tout fonctionnait dans les normes opérationnelles.

— Il doit y avoir quelque chose qui ne va pas en moi.

— Il n’y a rien qui ne va pas en toi, Tal. J’ai tout vu en toi d’un bout à l’autre. Tu es en parfaite santé sur le plan corporel, mental et relationnel. En fait, tu veux que je te dise quoi faire. Je ne te le dirais pas, même si tu me considères comme un gourou et que tu me crois sage. Toute règle de comportement humain a été un jour ou l’autre violée par quelqu’un, ici ou là, dans des circonstances banales ou spectaculaires. Être humain, c’est transcender les règles. Dans notre univers, les règles les plus simples peuvent engendrer les comportements les plus complexes. Les implants ne font rien d’autre que te doter d’un nouveau jeu d’impératifs débarrassé de celui de la reproduction. Le reste, grâce aux dieux, ne regarde que toi. Ils ne vaudraient rien s’ils ne donnaient lieu aux plus troublants et aux plus complexes des problèmes de cœur. Ce sont eux qui font toute la valeur de cette splendeur, de cette folie. Nous sommes condamnés à avoir des ennuis tout comme les étincelles à s’envoler vers le ciel, c’est ce qu’il y a de grand chez nous, hommes, femmes, transgenres et neutres. »

Les notes de la flûte harcèlent Tal. Eil sent une rumeur de pluie dans le vent du soir qui monte du fleuve.

« L’important, c’est le qui, pas le quoi, commente Sunîtî en ramassant les thâlîs. Tu aimes cet homme ?

— Je pense à lui tout le temps, je n’arrive pas à me le sortir de la tête, je veux l’appeler, lui acheter des chaussures, lui préparer des mix de musique, découvrir tout ce qu’il aime manger. Il aime la nourriture moyen-orientale, je sais déjà ça. »

Nânak se balance sur ses hanches.

« Oui oui oui oui. Comme toujours, mon assistante a raison, bien entendu, mais tu n’as pas répondu à sa question. Tu l’aimes ? »

Tal reprend sa respiration.

« Je crois.

— Alors tu sais ce que tu as à faire », conclut Nânak, et Sunîtî file avec la nappe dans laquelle elle vient de rassembler les plats métalliques, mais Tal lit sa satisfaction dans son port d’épaules.

Après le dîner vient le jacuzzi. Nânak et Tal barbotent jusqu’à mi-poitrine dans le grand bassin en bois placé de l’autre côté de la passerelle haute, au milieu de pétales de soucis et d’une légère nappe d’huile de théier, à cause de la mycose du pied dont Tal n’arrive pas à se débarrasser. L’encens s’élève sur trois côtés à la verticale, l’air est d’une immobilité surnaturelle, le climat en suspens, en attente.

Patna émet à l’ouest sur l’horizon une lumière qui évoque une nébuleuse dorée. Nânak caresse les cuisses de Tal de ses longs orteils agiles, sans que ce geste puisse être considéré comme excitant dans une relation sexuée. C’est juste pour se toucher, un simple geste de neutres, d’amis. Tal prend deux autres Kingfisher dans la glacière en plastique, les décapsule au bord du bassin, en tend une à son gourou.

« Nânak, tu penses que ça va aller ?

— Pour toi, personnellement ? Pour moi ? Oui. C’est facile, pour les gens, d’avoir des dénouements heureux. Pour cette ville, ce pays, cette guerre ? Là, je suis moins sûr. Nânak voit pas mal de choses, depuis sa passerelle. Souvent, je vois le nuage brun d’Asie, je vois le niveau de l’eau baisser, je vois des squelettes sur la plage, mais ils ne me font pas peur. Pas comme ces horribles enfants, ceux qu’on appelle les brahmanes. Celui qui leur a donné ce nom en connaissait un rayon. Je vais te dire pourquoi ils font peur à Nânak. Pas parce qu’ils vivent deux fois plus longtemps et deux fois moins vite que nous, ou parce que ce sont des enfants avec des goûts et des droits d’adultes. Ce qui me fait peur, c’est que nous avons atteint un stade où la richesse peut changer l’évolution de l’homme. On pouvait hériter de lâkhs d’argent, envoyer ses enfants dans des écoles américaines – comme tous ces mahârâjas consanguins à moitié fous –, mais pas acheter un QI, le talent ou même la beauté. On ne pouvait faire que de la cosmétique. Et voilà qu’avec ces brâhmanes, on peut s’acheter une nouvelle infrastructure. Les parents ont toujours voulu donner des avantages à leurs enfants, et maintenant, ils peuvent faire passer ces avantages à toutes les générations futures. Et quel parent ne voudrait pas de ça pour son enfant ? Le Mahâtmâ, bénie soit sa mémoire, était un sage sur bien des plans, mais il n’a jamais proféré plus grosse bêtise qu’en situant le cœur de l’Inde dans les villages. Le cœur de l’Inde, comme sa tête, a toujours été dans les classes moyennes. Les Britanniques le savaient, puisqu’une poignée d’entre eux a pu nous gouverner de cette manière pendant un siècle. Nous sommes une société agressivement bourgeoise : richesse, standing, respectabilité. Tout cela est maintenant devenu directement héritable, dans les gènes. Même si tu perds tout ton argent sur les marchés, dans une faillite, au jeu ou à cause d’une inondation, personne ne pourra te priver de ton avantage génétique. C’est un trésor sur lequel aucun voleur ne pourra faire main basse, un legs qu’ils transmettront librement à leurs descendants… J’y ai beaucoup réfléchi, ces jours-ci.

— Nânakjî, dit Tal, il ne faut pas te troubler ainsi. Ça n’a rien à voir avec nous. Nous nous sommes Écartés. » Eil sent Nânak se raidir.

« Mais pas du tout, bâbâ. Personne ne le peut. Il n’y a pas de non-combattants, dans cette histoire. Nous avons nos magnifiques existences et nos accablants petits problèmes sentimentaux, mais nous sommes humains. Nous faisons partie de tout ça. Sauf que maintenant, nous sommes divisés entre nous. Nous nous sautons à la gorge pour l’avenir de nos enfants. Tout ce qu’ont appris les classes moyennes pendant les décennies des Femmes Perdues, c’est la facilité avec laquelle on crée une nouvelle caste, et que nous adorons ça, surtout quand la bindî est dans ton ADN. C’est un Râj génétique, qui nous gouvernera pendant mille ans. »

Il fait complètement noir, maintenant. Tal sent sur sa peau de l’air frais venu d’une direction inattendue. Eil frissonne, petite chose sur un immense continent, qui sent approcher un avenir où eil n’a pas sa place, Écarté, non-combattant génétique. Une voix à l’accent australien appelle d’en bas.

« Bonsoir, là-haut, Nânakjî ! Je viens d’apprendre qu’il pleut à Hyderâbâd. »

Nânak se hisse à moitié hors de l’eau parfumée, mais le visiteur reste invisible dans la nuit.

« Quelle bonne nouvelle ! répond-eil. Il faut absolument la fêter !

— Je vais arroser ça ! »

Un léger bruit se fait entendre sur l’écoutille menant au pont principal. Les deux baigneurs se retournent : un neutre s’y tient, enveloppé dans un impeccable yukata bleu, les bras serrés sur les épaules.

« J’ai entendu… Je me suis dit, je pourrais peut-être… ?

— Tout le monde est le bienvenu, répond Nânak en piochant une Kingfisher dans la glacière.

— C’est vrai, la pluie vient vraiment ? » demande le neutre en laissant glisser son léger kimono de coton bleu. Tal ressent un choc glacé à la vue des épaules étroites, des larges hanches maternelles, des bourgeons de poitrine aplatis par les injections d’hormone, du triangle sacré du yoni rasé. Pré-op. Le timide, que Nânak pense capable de s’enfuir. Eil essaye de se rappeler ses trois années de pré-op, quand eil essayait d’épargner de quoi verser un acompte pour une couchette à bord du Fugazi. Comme le souvenir d’un cauchemar, c’est une série d’impressions décousues. Les injections hormonales trois fois par jour. Les rasages constants. Le déroulement infini des mantras pour arrêter de penser comme un sexué, pour être un neutre.

« Oui, je crois qu’elle arrive enfin », dit Nânak tandis que le neutre descend dans l’eau près d’eil et que toute identité sexuelle s’efface. Ils bougent ensemble dans l’eau à température corporelle, se touchant comme font les neutres. Tal dort cette nuit-là près de Nânak, profondément, recroquevillé, le touchant comme font les neutres, comme font parfois des amis qui dorment dans le même lit.

« Prends soin de toi, à Vârânacî, dit Nânak à Tal quand eil descend le flanc croûteux du Fugazi jusqu’au Riva qui danse sur l’eau crasseuse.

— Je vais essayer, répond Tal, mais c’est un accablant petit problème sentimental. »

En regardant par la fenêtre de l’hydroptère qui s’écarte de l’incroyable courbure des quais du Bund, Tal voit un plan de nuages gris bouillonnants s’étaler vers le sud et l’est aussi loin que porte le regard. MIX ROMANCE ET AVENTURE résonne dans ses oreilles internes.


Ainsi qu’eil l’avait espéré, Tal emballe Vârânacî. Plus particulièrement, eil emballe le service Conception de Méta-Soap d’Indiapendent Productions. Plus précisément Nîta du bureau, qui tape des mains en lui disant qu’eil a l’air maaaagnifique et que manifestement, eil s’est bien amusé dans cette horrible Patna et oh, j’ai failli oublier, il y a une lettre pour toi, en exprès et tout.

C’est une chemise en plastique marquée exprès et par coursier avec des sceaux brillants et des petites ficelles retorses à tirer ici et là pour libérer des rabats qui à leur tour permettent d’arracher une languette perforée et de sortir la chemise intérieure DOCUMENT IMPORTANT sur son support à libération rapide par tirage avec le pouce, avant de déchirer le plastique scellé le long des perforations pour obtenir enfin le message. Une simple feuille de papier. Portant, manuscrits, les mots : Dois vous revoir. Pouvez-vous venir ce soir, 12 août ? Au club, au moment qui vous convient. Je vous en prie. Merci. Avec une seule initiale bouclée en bas.

« C’est comme dans Town and Country, mais en vrai ! » s’exclame Nîta.

Tal lit la lettre une douzaine de fois dans le phut-phut qui le reconduit à White Fort. Pendant qu’eil prépare le look pour le grand soir (s’il y a quelqu’un d’autre au club avec le look, eil lui arrachera les yeux), le journal télévisé ne parle que d’ennuyeuses guerres tandis que les chaînes de divertissement regorgent de gens souriants en train de danser en échelon et, pour la première fois, eil ne peut rien regarder de tout cela. Pas d’alternative. Eil prend son sac et file. Sur le palier, Mâmâ Bhârat sort sa poubelle.

« Pas le temps, pas le temps, rendez-vous super-chaud », crie Tal. Mâmâ Bhârat lui adresse un namasté et eil se retrouve au pied des marches, se faufile devant deux types en costume qui le regardent avec juste ces quelques secondes de trop. Eil les voit passer devant sa porte et continuer à monter. En bas, entre les piliers du sous-niveau, le taxi attend et ce soir ce soir ce soir les gamins peuvent hurler ce qu’ils veulent, le traiter de tous les noms, faire des bruits d’animaux et de succion, cela tombera autour de Tal comme des pétales de soucis. Sur son système, par cette nuit entre les nuits, il y a CLUB ÉTRANGE, CITERNE FLOTTANTE DU FUGAZI et, osons osons osons ? MIX DE BAISE.

À l’entrée de la ruelle du Banana Club, Tal remonte sa manche et programme MerveilleuxAérienAnticipationFeuQuiCouve. Les circuits protéiniques entrent en action au moment où s’ouvre la porte de bois gris. La femme-oiseau aveugle en sari écarlate est là, la tête légèrement penchée en arrière, des bananes naines plein les doigts. Elle pourrait bien ne pas avoir bougé depuis la dernière visite de Tal.

« Vous revoilà, quel plaisir, adorable chose ! Tenez, servez-vous, prenez. » Elle tend son fruit. Tal lui replie doucement les doigts dessus.

« Non, pas ce soir. » Tal hésite, se résout à demander : « Y a-t-il…»

L’aveugle montre la galerie supérieure. Il n’y a personne, ce soir-là, même si on est en début de mois. Les rumeurs de guerre et de pluie. En bas, dans la cour centrale, un neutre en longue jupe tourbillonnante exécute un kathak avec une grâce au-delà du classicisme. Le deuxième niveau est désert, à l’exception de deux couples qui bavardent sur les divans. Au troisième niveau, celui des fauteuils club en cuir et des tables basses, des lanternes en cuivre répandent une ambiance de ver luisant. La zone de repos. Il n’y a qu’un client là-haut, ce soir. Khan est installé dans un fauteuil au bout de la galerie, les mains posées symétriquement sur les accoudoirs de cette manière que Tal a toujours trouvée d’un chic éternel. Très anglais. Leurs regards se croisent. Tal cligne une bénédiction. Khan est si mignon, il ne connaît pas le langage. Eil laisse traîner sa main sur la rambarde en bois. Le santal de celle-ci lui laisse une marque phéromonale au creux de la paume.

« Oh, vous », dit Tal en se pelotonnant dans un fauteuil placé à angle droit de celui de Khan. Eil attend un sourire, un baiser, une salutation quelconque. Khan sursaute, nerveux, lâche un petit grognement. Il y a une enveloppe blanche sur la table basse aux pieds épais. Tal sort sa propre lettre, soigneusement pliée en quatre, la pose à côté de l’enveloppe. Eil croise ses cuisses soyeuses.

« Eh bien, dites-moi au moins que j’ai l’air sensationnel », plaisante Tal. L’homme sursaute. Cela ne se déroule pas comme il s’y attendait. Il pousse l’enveloppe en direction de Tal.

« Veuillez prendre ceci. »

Tal déplie le rabat, jette un coup d’œil à l’intérieur, puis n’en croit pas ses yeux et regarde plus longuement et avec encore davantage d’incrédulité. C’est une liasse de billets de mille roupies, une liasse de cent billets.

« Qu’est-ce que c’est ?

— Pour vous.

— Quoi, pour moi ? C’est…

— Je sais bien. »

Tal repose l’enveloppe sur la table.

« Eh bien, voilà qui est très généreux, mais je ne peux pas accepter avant d’en savoir un peu plus. C’est une sacrée somme. »

L’homme grimace.

« Je ne peux plus vous revoir.

— Quoi ? À cause de moi, de quelque chose que j’ai fait ?

— Non ! » Puis, doucement, avec chagrin : « Non. C’est à cause de moi, je n’aurais jamais dû… je ne peux pas vous fréquenter. Je ne devrais même pas vous voir ici. » Il a un rire douloureux. « Ça m’a semblé l’endroit le plus sûr… Prenez, c’est pour vous, je vous en prie. »

Tal sait qu’eil a la bouche ouverte. Eil s’imagine ressentir ce qu’on ressent quand un coup de batte de cricket envoie votre cerveau s’écraser au fond de votre crâne. Eil sent aussi, par la peau lisse et sacrée de sa nuque, que quelqu’un d’autre se trouve au troisième niveau avec eux, un nouvel arrivant.

« Vous m’achetez ? Vous me tendez un crore de roupies en me disant que vous ne voulez plus jamais me revoir, ne plus jamais croiser mon chemin ? Je sais ce que c’est. C’est de l’argent casse-toi de Vârânacî. Espèce de salaud. De salaud. Que crois-tu que je vais faire ? Te faire chanter ? Le dire à ta femme ou à ton petit ami ? Courir voir les journaux ? Tout raconter à mes pervers d’amis et amants neutres, parce qu’on se cache rien, comme tout le monde le sait ? Pour qui tu te prends ? »

Le visage de l’homme se fripe d’angoisse, mais Tal ne se laissera pas arrêter. Eil se sent plein d’une rage rouge. Eil saisit l’argent, se penche par-dessus la table pour déchirer le papier de la trahison au visage de l’homme. Celui-ci lève les mains, se détourne, mais ne peut se défendre.

« Ne bouge plus, Tal », dit une voix. Un éclair. Tranh se tient au bout de la table, campé sur ses pieds écartés, le palmeur-appareil photo fermement soutenu de la main droite. « On en fait une autre. » Flash. L’homme se cache le visage dans les mains, cherche un moyen de s’enfuir, mais Tranh est accompagné de gros bras en costume. « Je vais te dire pour qui il se prend, cho chweet. Ce type, c’est Shahîn Badûr Khan, le chef de cabinet de Sajida Rânâ. Et je suis vraiment désolé, mon tout beau, vraiment désolé que ç’ait dû être toi. Rien de personnel, je te prie de me croire. La politique. La foutue politique. Vraiment désolé, Tal. » Tranh referme le palmeur, hésite, la main pressée sur la bouche comme pour refréner un secret écœurant. « Tal, quitte Vârânacî. Tu as été manipulé depuis le début. On m’a envoyé chercher quelqu’un comme toi, tu étais nouveau et innocent, on peut tout à fait se passer de toi. Va-t’en. » Les gros bras lui font redescendre les escaliers, oiseau-mouche assiégé par les corbeaux.

24 Nadja

Nadja Askarzadah fait de la marche rapide avec ses amies. En haut court, short encore plus court et niou-chaussures qui vous tripotent les pieds et se souviennent de la sensation. Elle les a achetées avec l’argent que lui ont rapporté les clichés du râthayâtra. Elle a aussi acheté beaucoup d’autres choses avec. Pour elle, et pour ses amies, afin qu’elles restent des amies. Les relations de Nadja Askarzadah ont toujours été contractuelles.

Les filles effectuent cette marche avant le petit-déjeuner chaque mardi et chaque jeudi depuis que Nadja a rejoint la bande de l’Imperial International. Ce matin-là, elle en a besoin. Tout le monde s’est déchiré au champagne Omar Khayyâm la veille au soir. Venu à contrecœur la féliciter de son succès journalistique, Bernard a passé le reste de la soirée à parler de représentation, de polyvers épistémiques et de la seule réaction intellectuelle possible qui consistait à considérer tout cela comme un épisode de Town and Country, pas moins et certainement pas plus, le soapi en développement perpétuel auquel on ne peut jamais donner une conclusion dramatique, quelqu’un avait-il la moindre preuve que Sajida Rânâ s’était bel et bien rendue sur le Kundâ Khâdar, à part les images de la télé ? Quant à N.K. Jîvanjî, eh bien, comme dans cette bonne blague politique, tout le monde l’a vu mais personne ne se souvient l’avoir rencontré ; le mariage imminent d’Aparna Chaula et d’Ajaï Nadiadwala avait au moins la crédibilité du kitsch. Mais il se réjouissait du succès de Nadja, vraiment, parce qu’elle comprenait désormais l’énergie totalisante de la guerre.

Il va me demander de revenir, se dit-elle. Il est jaloux et il n’a pas baisé de la semaine.

Aimerait-elle revenir, mettre au point une théorie sur tout ça avec lui ? Il avait de la skunk Red Roof Garden.

Il s’était piqué de gaze. Il en avait mis partout chez lui, en draperies ou festons, doucement gonflée par les vents de plus en plus forts qui se glissaient entre les persiennes. Il avait entendu dire que la pluie avançait sur le Dekkan et que des villages entiers sortaient pour danser. Il adorerait ça, danser sous la pluie, avec Nadja. L’idée plut à la jeune femme. La Red Roof Garden était excellente, et en moins d’une demi-heure, Nadja fut accroupie nue, les cuisses relevées dans la position de l’huître, sur les genoux de Bernard avec son pénis droit et dur en elle, à contracter et détendre les muscles, contracter et détendre au rythme du mantra murmuré à la lueur d’une douzaine de lampes à huile en terre cuite. Mais ce fut la bouteille et demie d’Omar Khayyâm qui fit merveille en leur permettant de parvenir à ce que Bernard promettait depuis si longtemps, à savoir garder une heure entière sa bite en elle, sans bouger, à respirer et psalmodier à l’unisson, contracter et détendre, contracter et détendre, contracter et détendre et enfin, à sa grande surprise, Nadja sentit le lent embrasement de l’orgasme naître en elle et se répandre comme du pétrole jusqu’à ce qu’ils jouissent en une blanche explosion de semence et de kundalinî qui brûla un trou au sommet de leurs sahasrâra-chakras.

Les filles sortent de l’allée ombragée menant à l’Imperial International et, toujours en marche rapide, s’engagent sur The Mall. Fraîche et sentant l’humidité, la verdure continue à pousser, mais sur le boulevard, une heure après le lever du soleil, la chaleur est déjà comme un marteau. Nadja Askarzadah sue. Elle sue les excès de la nuit. Ses poings gantés marquent son allure et son cul mince ondule dans son minishort moulant près des voitures qui approchent sur deux files du centre de Vârânacî, rose et dorée dans la brume matinale. Les hommes sifflent et les interpellent, mais les jeunes expatriées avancent plus vite que la circulation de Vârânacî à l’heure de pointe. Ces chaussures de sport à pelotage peuvent donner plusieurs carrefours d’avance à Nadja Askarzadah le temps qu’il faut aux voitures pour progresser d’une longueur. Près du nouveau parc, des colporteurs déploient déjà leurs bâches en plastique sur laquelle ils disposent leurs fruits, batteries auto et médicaments de contrebande à l’ombre flasque et poussiéreuse des amandiers agonisants. La chaleur va être la plus élevée jusqu’ici, lui indiquent ses pores. D’après Bernard, cela atteint un sommet dans l’insoutenable juste avant d’éclater. Elle parcourt l’horizon du regard en buvant une gorgée d’eau à la bouteille, mais le ciel derrière les tours de Rânâpur ressemble, à l’envers, à un bol en bronze martelé.

Elle sent la chaleur irradier de la grosse automobile au moteur feutré qui se glisse près d’elle, un SUV Mercedes d’un noir luisant de scarabée. Les fenêtres réfléchissantes descendent, laissent entendre plus nettement le dhôl’n’bass qui sort à faible volume du système audio.

« Salut ! Salut ! » Un gunda au visage sombre et à la dentition incomplète la lorgne de l’intérieur. Il porte un collier de perles noué autour du cou.

Baisser la tête, lever les poings. Ne pas s’arrêter. Son cul tremble : un appel sur son palmeur, qu’elle a accroché à sa ceinture. Pas un appel vocal, vidéo ou textuel : un transfert de données direct. Puis la Mercedes accélère et en la dépassant, le chauffeur agite son palmeur dans sa direction avec un signe OK. Il réinsère l’automobile noire dans la circulation entre un bus municipal et un camion-citerne d’eau sous escorte militaire.

Nadja veut s’écrouler dans la fraîcheur de la piscine de l’Imperial, mais son mystérieux message l’intrigue. C’est un fichier vidéo. Son instinct de journaliste lui souffle la prudence. Elle emporte le palmeur dans une cabine de douche et lance la vidéo. N.K. Jîvanjî est assis dans un lumineux et spacieux pavillon de kalamkaris aux motifs superbes. La toile enfle doucement, comme enceinte. N.K. Jîvanjî lui adresse un namasté.

« Madame Askarzadah, bonjour à vous. Je suppose que mes agents vous remettront ce message en début de matinée. J’espère que votre jogging vous a fait du bien, je pense sincèrement qu’il n’y a pas de meilleur moyen de commencer la journée qu’un peu d’exercice. J’aimerais pouvoir dire que je continue à accueillir chaque aube par le suryâ namaskâr, mais, hélas, les années… Bref, mes félicitations pour ce que vous avez fait de mes dernières informations. Vous avez dépassé mes attentes, je suis vraiment, vraiment ravi. J’ai par conséquent décidé de vous confier d’autres données privilégiées. Vous les récupérerez de mon employé ce soir à minuit, à l’adresse qui va s’afficher sur votre écran. Ces informations-là seront extrêmement sensibles, je ne pense pas exagérer en affirmant qu’elles vont changer la politique de la nation. Je réitère et amplifie tous mes avertissements précédents. Une fois encore, je ne doute pas que nous puissions compter sur vous. Merci, que Dieu vous bénisse. »

Nadja Askarzadah connaît l’adresse. Elle prend soin d’enfermer son palmeur dans sa chambre avant de rejoindre ses copines de marche qui s’éclaboussent dans l’eau bleue de la piscine.


Allez un jour à un endroit et vous y retournerez plus tôt que vous ne le pensez. Il règne dans le club un bruit agressif. Les gradins en bois de récupération sont bondés d’hommes qui agitent des tickets de paris et beuglent en direction du sable éclaboussé de sang. Beaucoup portent un uniforme. Toute guerre est un pari. Se conformant aux instructions qui figurent sur son palmeur, Nadja Askarzadah descend les marches jusque dans l’arène. Le bruit ainsi que la puanteur de la sueur, de la bière renversée et du parfum oxydé lui coupent le souffle. Elle se fraie un chemin entre les corps qui crient et gesticulent. Dans la forêt de mains, elle aperçoit les microsabres de combat brandis par leurs propriétaires qui défilent autour de l’arène de sable. Elle repense à ce joli garçon sauvage qui avait attiré son attention lors de sa première visite. Puis les félins descendent, leurs propriétaires plongent par-dessus le rebord de l’arène et la foule se dresse avec un rugissement qui ressemble à un hymne. Nadja joue des coudes jusqu’aux box des sattâs. Les bookmakers l’évaluent du regard derrière leurs lunettes rondes couleur lilas. Une grosse femme lui fait signe.

« Asseyez-vous, ici, près de moi. »

Nadja s’insère à côté d’elle sur le banc. Ses vêtements sentent l’ail et le ghî brûlés.

« Vous avez quelque chose pour moi ? »

La femme-sattâ l’ignore, occupée par son registre. Son assistant, un vieillard mince, tire les billets à lui et envoie des tickets de paris glisser sur le bureau de bois poli. L’aboyeur quitte d’un bond sa chaise haute pour se précipiter dans l’arène annoncer le combat suivant. Ce soir-là, il est habillé en pierrot.

« Non, mais moi, oui », dit soudain tout près une voix dans son dos. Elle se retourne. L’homme se penche par-dessus le dossier du banc. Il est vêtu de cuir noir, dont Nadja sent l’odeur, sensuelle, fumée. Le garçon sauvage de la Mercedes se tient à ses côtés, même tee-shirt, même grand sourire, même collier de perles. L’homme tend une enveloppe A4 en papier kraft. « Pour vous. » Il a des yeux sombres et liquides, aussi adorables que ceux d’une fille. On n’oublie pas de tels yeux, et Nadja sait les avoir déjà vus. Elle hésite toutefois à prendre l’enveloppe.

« Qui êtes-vous ?

— Un exécutant rémunéré, répond l’homme.

— Vous savez ce que c’est ?

— Je me contente de livrer. Mais je sais que tout ce qu’il y a là-dedans est authentique et peut être vérifié. »

Nadja prend l’enveloppe, l’ouvre. La main du garçon de la Mercedes jaillit par-dessus la séparation pour retenir la sienne.

« Pas ici », dit l’homme. Nadja glisse l’enveloppe dans son sac à bandoulière. Lorsqu’elle se retourne à nouveau, le box est vide. Elle veut poser cette question obsédante : pourquoi moi ? Mais l’homme aux yeux adorables n’aurait pas de réponse non plus. Elle se glisse la sangle du sac sur l’épaule et s’insinue dans la foule tandis que l’aboyeur arpente l’arène en actionnant sa sirène et en braillant pariez ! pariez ! pariez ! Elle se souvient où elle a vu ces yeux. Ils avaient croisé les siens quelque part au-dessus de l’arène, alors qu’elle se trouvait en haut contre la rambarde et lui dans la fosse des sattâs.

De retour sur le cyclomoteur et dans la circulation. La ville semble toute proche, ce soir, menaçante, armée d’un couteau. Voitures et camions veulent écraser la jeune femme sous leurs roues. La rue se bloque autour d’une vache qui urine longuement et voluptueusement au milieu de la chaussée. Nadja ouvre l’enveloppe de papier kraft, sort le premier tiers de la première photographie. En sort la moitié. Puis la totalité. Elle prend la photographie suivante. Puis la suivante. Et la suivante.

La vache a poursuivi son chemin. Les camionnettes klaxonnent, les chauffeurs crient, lui font signe, l’abreuvent de malédictions imagées.

Et la suivante. Et encore la suivante. Cet homme. Cet homme est. Cet homme, elle le reconnaît même s’il a bien caché son visage aux caméras. On dit de cet homme qu’il est la volonté derrière Sajida Rânâ. Son chef de cabinet. Qui donne de l’argent. Des liasses de billets. À un neutre. Dans une boîte de nuit. Shahîn Badûr Khan.

Toute la rue la regarde. Un policier s’avance en balançant sa lâthî. Le cœur battant à tout rompre, Nadja Askarzadah fourre les photos dans l’enveloppe, tourne la poignée des gaz et s’en va dans les pout-pout-pout de son petit moteur à alcool. Shahîn Badûr Khan. Shahîn Badûr Khan. Elle conduit par pur automatisme dans la circulation bruyante et empoisonnée, voit l’argent, voit l’appartement au bord du fleuve à New Sârnâth, voit les niou-fringues et les ouacances, le champagne qui n’est pas du Omar Khayyâm, les interviews, le nom en gros titres dans tout le Bhârat, l’Inde, l’Asie, le monde et là-bas, dans la lointaine, fraîche et gentille Suède, ses parents qui découvrent dans leur Dagens Nyheter la photo de leur fille chérie sous le titre de la rubrique étranger.

Elle s’arrête. Son cœur bat irrégulièrement, sans rythme, s’emballe. La caféine fait ça le choc fait ça une relation sexuelle intense fait ça la joie fait ça. Obtenir tout ce qu’on a jamais désiré fait ça. Elle voit. Elle entend. Elle sent. Un tourbillon de bruits et de couleurs s’impose à elle. Où d’autre son préconscient aurait-il pu la conduire, sinon au cœur de la folie et de la contradiction du Bhârat : au rond-point Sarkhand ?

Rien n’ayant roues et moteur ne peut franchir le carrefour. Les routes radiales ont gonflé comme des artères malades, sont devenues villages de tentes et camps de camions qui brillent dans le jaune des lampadaires et la lueur des autels de rue. Nadja met pied à terre et, attirée par ce magnifique chaos, pousse son petit vélomoteur dans les marges. Le tourbillonnant mur coloré entraperçu dans le fouillis de camions et de feuilles de plastique est une roue de gens qui psalmodient en tournant au pas de course autour de la statue en béton de Ganesh, décorée de peintures tape-à-l’œil. Certains brandissent des pancartes, d’autres des lâthîs qu’ils tiennent par une extrémité, l’autre ondulant au-dessus de leurs têtes comme une forêt de joncs dans un vent annonciateur de mousson. Certains portent des dhotîs et des chemises, d’autres des pantalons occidentaux, voire des costumes. Certains sont nus, des sâdhus maculés de cendres. Un groupe d’adoratrices de Kâlî, vêtues de rouge, passe à toute vitesse. Tous ces gens ont inconsciemment adopté le même pas et le rythme idéal. Des individus s’y mêlent ou en sortent, mais la roue ne cesse jamais de tourner. Entre les façades des bâtiments donnant sur le rond-point, le cylindre d’air vibre comme un tambour.

Un énorme objet rouge et orange entre pesamment dans le champ de vision de Nadja : un râthayâtra, comme celui qu’elle a vu sur Industrial Road. Le même, peut-être. Le Chariot de Shiva de N.K. Jîvanjî. Elle pousse son vélomoteur vers l’intérieur. Les psalmodies syncopées sont un hymne dément et joyeux. Elle sent sa respiration et son pouls adopter le rythme de la danse, sent son utérus se serrer, ses mamelons durcir. Elle fait partie de cette folie. Celle-ci la définit. Elle a là tout le danger et la folie qu’elle a recherchés comme antidotes à sa saine suédoiserie. Cela lui dit que la vie est toujours pleine de surprises qui valent qu’on la supporte. Sensationnel ! Pantalons de velours côtelé à pinces ! déclare une grande affiche de publicité jaune au-dessus du melâ.

Un kârsevak aux dents proéminentes lui fourre une feuille A5 entre les mains.

« Lis, lis ! crie-t-il. Des démons nous attaquent, des démons assoiffés de sexe qui s’en prennent aux enfants ! » Le tract est imprimé en hindî au recto, en anglais au verso. « Nos dirigeants sont les esclaves des méthodistes et des diaboliques mahométans ! Fondateurs de Mâtâ Bhârat ! Lisez ce papier ! »

Sur le tract, un grand dessin humoristique représente Sajida Rânâ, vêtue de sa tenue de combat de couturier, en marionnette de théâtre d’ombres manipulée par un Arabe caricatural au nez crochu en shumagg rouge et blanc. Sur son ogal est portée la mention Badûr-Khan. Elle montre le chemin à un télévangéliste américain qui, le cigare fiché entre les dents, avance au volant d’un gros bulldozer vers une mère et un enfant hindous recroquevilles à l’ombre du rat-vâhana d’un Ganesh furieux, la trompe levée, la hache prête à frapper.

Les musulmans pédophiles violeurs d’enfants préparent la capitulation devant la Kulture Coca-Cola ! Ils nous volent d’abord les eaux de Mère Gangâ, puis Sarkhand, puis le Bhârat Sacré. Votre nation, votre âme sont menacées !

Ils le détestent, pense Nadja Askarzadah, toujours tremblante de cette accumulation d’énergie humaine. Ils le détestent encore davantage que tout ce que je peux imaginer. Et je peux le leur livrer. Je peux leur donner ce qu’ils veulent, la chute la plus dure, la plus spectaculaire. Des pédophiles violeurs d’enfants ? Non, pire, bien pire : un amoureux de ce qui n’est ni homme ni femme. De monstres. De neutres. Un non-homme. Un éclat de lumière, l’épanouissement d’une flamme jaune et une bruyante approbation de la foule en train de trotter. Un drapeau awadhî embrasé pénètre dans son champ de vision en se contorsionnant comme une âme en feu. Il lui suffirait de lever le doigt pour envoyer tous ces avenirs valdinguer dans des dimensions inconnues. Jamais elle ne s’est sentie si vivante, si forte, si puissante et capricieuse. Toute sa vie, elle a été la marginale, la réfugiée, la demandeuse d’asile, la Suédoise afghane, et voulu être intégrée, le tout, le noyau, le sang. Elle sent une délirante friction d’humidité tiède sur la selle en vinyle du vélomoteur.

25 Shiv

Shiv et Yogendra montent dans un cylindre de bruit. Construxx se glorifie d’avoir une équipe d’experts architectes qui patrouille dans les jungles des chantiers de Vârânacî et Rânâpur pour repérer les meilleurs sites pré et postindustriels. Construxx a pour niche les baisses des flux de trésorerie. Le mois dernier, c’étaient les derniers étages de la tour Nârâyan, à Varauna Ouest : quatre-vingt-huit niveaux de très rentables locaux pour bureaux modulables, quatre locataires. Ce mois-ci, c’est le vaste puits de béton qui, à la reprise des financements après la guerre, deviendra la station de métro Université. Construxx se targue d’une architecture imposante et de relations publiques basées sur le bouche à oreille. Si vous voulez le trouver, vous devez le demander à qui il faut où il faut.

Emplacement du site de Construxx Août 2047. Prenez le métro jusqu’à la station Panch Koshî, le terminus de la nouvelle ligne Boucle Sud, tout de chrome, de verre et de ce béton qui semble gras au toucher. Au bout du quai, un escalier temporaire en bois descend sur les voies. Cette partie de la ligne est désactivée. Suivez le tunnel jusqu’à apercevoir un petit cercle de lumière fluctuante. Deux formes sombres émergeront, une de chaque côté du cercle de plus en plus grand : la sécurité. Soit vous l’impressionnez par votre apparence, votre style, votre célébrité ou votre situation… soit vous êtes invité par Nîtîsh et Chunni Nâth.

Le site Construxx Août 2047 : pour un effet maximal, levez la tête. Des points bleus oscillent et plongent d’un portique d’éclairage fixé au toit temporaire en plastique. Passerelles, plates-formes, gréement, grilles et grillages métalliques découpent la lumière en un filet d’ombre et d’aigue-marine. Les ombres mouvantes sont des corps, qui dansent, ondulent au rythme des mélodies personnalisées transmises par leurs palmeurs. La cabine du DJ est à mi-hauteur, radeau branlant de tubes d’échafaudage et de grillage de construction. Ici, une équipe de deux humains et de quinze aeais alimente un canal personnalisé du mix de Construxx Août 2047 pour chacun des danseurs présents sur les plates-formes.

Le site Construxx Août 2047 applique une hiérarchie verticale stricte et simple. Shiv et Yogendra montent en ascenseur de service au milieu de la nouvelle viande, des petites employées de bureau qui ont épargné tout le mois pour cette soirée de notoriété, des aspirants au soapi, des jeunes délinquants et des fils ou filles de quelque chose, tous disposés sur leurs plates-formes respectives. L’ascenseur les fait défiler devant de grandes lettres bombées à la peinture rouge, chacune haute de dix mètres : Art Empire Industry, le dogme de Construxx, qui remplit à moitié l’orbite du puits de béton. Shiv jette son mégot de bidî, qui traverse le treillis métallique du plancher et tombe dans les pulsations bleues en lâchant des étincelles. Le bar principal, zone de cohue, se trouve sur ce qui sera le hall d’accès. Les véritables dieux sont plus haut, aux niveaux VIP, serrés de l’autre côté de l’abîme comme un éventail de cartes à jouer. Shiv s’avance vers la sécurité. Ce sont deux grandes Russes blondes en combinaison orange qui porte les mantras de Construxx et dont les renflements dénotent une puissance de feu dissimulée mais facilement accessible. Tandis qu’elles scannent son invitation, Shiv jette un coup d’œil à ce qui se passe au niveau VIP. Les Nâth sont deux petites silhouettes aux vêtements dorés, comme des images de dieux, qui accordent le darshan à leurs suppliants. D’un geste, une des nanas russes désigne le bar à Shiv. Il est bien bas dans l’ordre social.

Les boissons sont servies aux guichets. Des rangées de cocktail-wallahs mélangent, agitent des shakers, frappent et versent des liquides dans un rythme qui tient autant de la danse que de l’art martial. Le cocktail de la nuit semble être un truc appelé Kundâ Khâdar. Lâchez une bulle de glace dans de la vodka sèche. La glace se fend, libère un liquide transparent qui rougit au contact de l’alcool. Le sang du Bhârat Sacré se répand sur les eaux de Mère Gangâ. Shiv aimerait bien essayer, aimerait bien n’importe quelle boisson contenant un peu d’alcool de grain, histoire de se calmer les nerfs, mais il n’a même pas les moyens de se payer un verre de l’eau maison. Quelqu’un lui en offrira un. Ses yeux n’arrivent à croiser que ceux d’une fille près de la rambarde, une fille seule, au bord des spirales de conversation. Elle est rouge : minijupe en cuir doux couleur terre cuite, longs cheveux raides et cramoisis. Une opale nichée dans le nombril. Elle porte des bottes en gavial avec des plumes et des cloches accrochées aux tirants, un nouveau look que Shiv a dû rater durant son exil dans cette bastî de merde. Elle le regarde une, deux, trois secondes avant de se détourner pour examiner la fosse. Shiv s’appuie à la balustrade pour contempler le mouvement et la lumière.

« Ça porte malheur, tu sais.

— Qu’est-ce qui porte malheur ? » demande la fille avec un accent paresseux, un accent de la ville.

« Ça. » Il tapote son bijou abdominal. La fille tressaille, mais ne recule pas. Elle pose son verre à cocktail gyroscopique sur le garde-fou pour se tourner vers Shiv. Des vrilles rouges spiralent dans l’alcool transparent. « Les opales. Elles portent la poisse. C’est ce que croyaient les Anglais à l’époque de la reine Victoria.

— Je ne peux pas dire que je me sente particulièrement en déveine, affirme la fille. Et toi, tu portes malheur ?

— Un max », répond Shiv. Il se détend et s’étale sur la rambarde, percutant le cocktail de la fille. Le verre tombe comme une larme divine, réfléchissant la lumière à la manière d’un joyau. Un hurlement féminin s’élève en bas. « Et voilà ta malchance. Je suis vraiment désolé. Je t’en paierai un autre…

— Ne t’en fais pas. »

Elle s’appelle Jûhî. Shiv la dirige vers les guichets. Yogendra cesse de regarder les jolis lots et les suit à distance. Les Kundâ Khâdar sont vraiment très froids, très bons et très chers. La substance rouge est aromatisée à la cannelle, avec un soupçon de THC. Jûhî ne cesse de parler du club et des gens. Shiv lève les yeux vers la zone VIP. Le frère et la sœur Nâth sont montés à un niveau encore plus élevé, étoiles dorées sous le plastique ondulant de la canopée. Jûhî lui donne un petit coup de pied, comme un préliminaire, de sa botte en gavial. Avec les plumes et tout.

« Je te vois qui regarde là-haut, badmash. Pour qui tu travailles ? » Elle se rapproche de lui.

Du menton, Shiv désigne les Nâth, entourés de leurs sombres acolytes. Jûhî se dévisse le cou.

« Des chûtiyâs. Tu es en affaires avec eux ? Sois prudent. Ils peuvent faire ce qu’ils veulent parce qu’ils ont de l’argent et que la police mange dans la main de leur père. On dirait des anges, mais à l’intérieur, ils sont vieux et noirs. Ils sont méchants avec les femmes. Lui veut baiser parce qu’il a vingt ans dans sa tête, mais il n’arrive pas à bander, si bien qu’il doit prendre des hormones et tout, mais même comme ça, que dalle. J’en ai vu de plus grosses sur des chiens. Si bien qu’il se sert d’ustensiles et tout. Elle, elle est aussi mauvaise. Elle le regarde jouer. Je le sais, une copine à moi est allée avec eux, un jour. Ils sont aussi mauvais l’un que l’autre. »

La nana russe attire l’attention de Shiv et lui fait signe de venir, avec votre petit singe.

« Monte avec moi, propose-t-il à Jûhî. Tu n’es pas obligée de leur parler. » Il pense au moment où il aura obtenu l’argent de son coup monté. Il y aura d’autres cocktails Kundâ Khâdar, et une chambre d’hôtel, et un endroit avec la télé et des cochonneries à bouffer pour Yogendra. Shiv commence à sentir le flamboiement dans son ventre. Il rejette les épaules en arrière. Lève le menton. Allège et allonge son pas. Des gens dorés se tournent pour regarder, leurs Kundâ Khâdar comme des petits meurtres dans leurs mains. Au milieu d’eux, les enfants dorés : Nîtîsh et Chunni Nâth, côte à côte. Ils sont habillés à l’identique, de sherwanis dorés à brocarts. Ils ont le visage lisse, rond et potelé, plus ouvert et innocent qu’il ne le devrait. Les cheveux de Chunni, la fille, lui arrivent à la taille. Nîtîsh est rasé, son crâne scintille de poussière de mica. Shiv trouve que cela lui donne l’air d’un petit cancéreux. Ils sourient. Il voit maintenant où cela se cache. Dans leurs vieux, très vieux sourires. Nîtîsh lui fait signe.

« M. Faraji. » La voix de Nîtîsh Nâth, aiguë et pure, tranche dans la musique. « Et ce garçon est… ?

— Mon secrétaire particulier.

— Je vois. »

Shiv sent la sueur perler sous son cuir. Chaque mot, nuance, intonation ou alignement musculaire est lu et analysé. Il sent à nouveau cette odeur. Il ignore si elle existe vraiment ou seulement dans son imagination, mais au voisinage de brâhmanes, il sent toujours la fausseté, les gènes qui ont mal tourné. Ils n’ont pas une odeur d’humains.

« Et la… femme ?

— Personne. Juste quelqu’un que j’ai rencontré. Elle n’est rien.

— Très bien. Venez avec moi, je vous prie. »

Il y a un niveau au sommet de tous les autres, une minuscule cage de grillage de construction suspendue à la grue principale. Shiv, Yogendra et Nîtîsh Nâth s’y glissent comme des quartiers dans la peau d’une orange. Tous les bavardages, les échos, les bruissements de corps en train de danser en silence sur leurs plates-formes échelonnées disparaissent avec une telle brutalité que Shiv ressent leur absence comme une douleur aiguë.

« Cet endroit est équipé d’un champ de silence », explique Nîtîsh Nâth. Sa voix, amortie, donne l’impression à Shiv qu’il lui parle dans son tympan. « Astucieux, hein ? Très utile pour les affaires confidentielles. Jusqu’ici, nous sommes satisfaits de votre prestation, monsieur Faraji. Vos valeurs professionnelles sont rafraîchissantes. On vous a laissé entendre que si votre travail nous satisfaisait, nous vous confierions d’autres missions. Nous aimerions vous proposer un nouveau contrat. Ce sera dangereux. Il est fort possible que vous vous fassiez tuer. En échange, nous épongerons vos dettes auprès des Dawûd. Leurs machines ne viendront plus vous rendre visite. Nous ajouterons une somme suffisante pour vous établir dans cette ville, ou dans une autre.

— En quoi consiste le boulot ?

— En une extraction, monsieur Faraji. Bon, un peu de contexte. Cela ne vous dira rien, mais on ne pourra pas nous reprocher de vous avoir caché certains détails. Depuis quelque temps, le gouvernement des États-Unis sous-traite du calcul informatique lié au renseignement, calcul qu’il ne peut effectuer du fait de ses propres lois Hamilton. Il utilise systématiquement des paradis de données dans des pays qui, n’ayant pas signé l’accord international, ont accès à des intelligences artificielles de haut niveau. Vous savez ce que signifie Génération deux et demie ?

— Un ordinateur qu’on n’arrive à distinguer qu’une fois sur quatre d’un être humain.

— C’est un bon résumé. La loi interdit tout ce qui dépasse 2,5. Tout ce qui ne dépasse pas ce niveau doit obtenir une autorisation. Le Bhârat fait partie des pays non signataires, mais impose une licence pour tout ce qui va jusqu’à 2,75, cela pour préserver sa position dominante dans le marché des médias avec Town and Country et équivalents. Notre client a établi qu’un sundarban bhâratî effectue un travail de déchiffrement pour les États-Unis… La NASA, le Pentagone et la CIA sont tous impliqués, ce qui sort de l’ordinaire, mais donne une idée de l’importance de ce décodage. Notre client veut la clé de décryptage.

— Qu’attendez-vous au juste de moi ? » demande Shiv. Le champ de silence lui fait mal aux molaires. Nîtîsh Nâth tape ses petites mains replètes l’une contre l’autre.

« Quel professionnalisme ! La mission comporte deux parties. La première consiste à découvrir quel sundarban s’occupe du décryptage. La seconde à l’infiltrer et lui voler la clé. Nous savons que cet homme est arrivé au Bhârat il y a trois semaines. » Nîtîsh Nâth lève la main. Il porte un gant-palmeur, sur lequel une vidéo montre un Occidental barbu dans ces vêtements amples qu’ils portent et ne leur vont jamais. On l’a filmé en train de descendre d’un phut-phut puis de regarder à gauche et à droite avant de fendre la foule en direction d’un bar de Kâshî. La séquence reprend au début. « Il s’appelle Hayman Dane, c’est un Américain, un spécialiste free-lance de la cryptographie. »

Shiv observe attentivement l’homme gras. « À mon avis, ce type va souffrir. » Nîtîsh Nâth glousse. Ce n’est pas un bruit que Shiv souhaite réentendre un jour.

« Une fois que vous aurez le lieu et un plan pour la manière de procéder à l’extraction, notre client couvrira vos dépenses légitimes, en supplément de notre généreuse rémunération forfaitaire. Pouvons-nous partir d’ici, maintenant ? Votre odeur corporelle commence à m’indisposer. »

Le champ de silence disparaît. Construxx Août 2047 implose sur Shiv. Cela lui semble frais, agile, aéré, propre. Shiv suit Nîtîsh Nâth dans l’escalier raide jusqu’à la zone VIP.

« J’ai une liberté d’action complète ?

— Oui. Rien ne pourra vous relier à nous ou à notre client. Il nous faut votre décision, maintenant. »

Elle est déjà toute prise.

« Je le ferai.

— Bien, bien, bien ! » Nîtîsh Nâth s’arrête au pied des marches pour fourrer sa petite main lisse dans celle de Shiv. Ce dernier refrène un mouvement de recul. La main du brahmane lui semble morte. Il revoit un cadavre de femme sortir d’un plastique noir dans le fleuve noir. « Chunni ! M. Faraji est notre associé ! »

Chunni Nâth est au moins deux fois plus petite que Shiv, mais quand elle lève les yeux vers les siens, la peur lui picote les couilles. Elle a le regard comme deux billes de plomb.

« Vous êtes notre associé. Bien. » Elle fait durer le mot comme on file du coton. « Mais êtes-vous un des nôtres, monsieur Faraji ? » Son frère sourit.

« Je m’excuse, madame Nâth, je ne comprends pas.

— Autrement dit, vous avez montré votre valeur dans de petites choses, mais n’importe quel gunda des rues peut en faire autant.

— Je ne suis pas un gunda des rues…» Le bleu tremblote au fond du puits de danse.

« Prouvez-le, dans ce cas, monsieur Faraji. » Elle regarde son frère. Shiv sent la main de Yogendra sur sa manche. « Cette fille avec laquelle vous êtes venu, celle que vous avez fait monter ici. Je crois vous avoir entendu dire que vous l’aviez rencontrée au bar.

— C’est juste quelqu’un que j’ai rencontré, elle voulait voir la zone VIP.

— Selon vos propres mots : elle n’est rien.

— Oui, j’ai dit ça.

— Bien. Jetez-la par-dessus la balustrade, je vous prie. »

Ces choses folles qui ne peuvent avoir été dites donnent envie de rire à Shiv, d’un grand glapissement mi-rire mi-toux de la taille et de la forme de cette salle souterraine.

« On a investi une grande confiance en vous, monsieur Faraji. Le moins qu’on puisse vous demander est une preuve de loyauté. »

Le rire s’étouffe dans sa gorge. La plate-forme est haute, froide, terriblement fragile au-dessus d’un vaste abîme. Les lumières semblent épileptiques.

« Vous plaisantez. Vous êtes fous, vraiment. Elle m’a dit que vous étiez des tarés, que vous aimiez faire des trucs, jouer à des jeux de dingues.

— Raison de plus. Nous ne tolérons pas les insultes, monsieur Faraji. C’est autant un test pour nous que pour vous. Nous faites-vous confiance quand nous vous affirmons que vous pouvez faire cette chose sous nos yeux sans jamais être inquiété ensuite ? »

Ce serait facile. Elle se tient près du garde-fou, d’où elle lui jette un coup d’œil, ainsi qu’aux super-riches présents sur la plate-forme. Les Kundâ Khâdar l’ont détendue. Un crochet du pied, une poussée, et elle basculerait par-dessus la rambarde métallique. Mais il ne peut pas. Il est vendeur de pièces détachées, dealer, boucher, jeteur de cadavres au fleuve, mais pas tueur. Et il est mort, maintenant. Autant monter lui-même sur cette balustrade, tendre les bras et sauter.

Shiv secoue la tête. Il va pour leur parler, pour leur dire, mais Yogendra se montre plus rapide. Jûhî sourit, fronce les sourcils et ouvre la bouche pour hurler dans l’instant qu’il faut à Yogendra pour la percuter. Malgré sa maigreur, ce petit gars a de l’inertie. Le verre vole et répand une traînée de vodka sanglante. Jûhî recule en chancelant. Yogendra baisse la tête et lui en donne un coup au visage. Les mains de Jûhî se dressent. Elle perd l’équilibre. Elle bascule en arrière sur la rambarde. Ses bottes de gavial s’agitent, ses plumes palpitent. Ses bras moulinent. Elle tombe dans les balafres de lumières et les danseurs silencieux. Le bref hurlement, le craquement sonore quand elle s’écrase sur le bord d’une plate-forme inférieure résonnent dans le puits de béton du site Construxx Août 2047. Elle rebondit. Elle tournoie, étrange chose informe et fracassée. Shiv espère que cela l’a tuée. Que cela lui a brisé net la colonne vertébrale. Tout le monde entend le petit bruit sourd quand elle heurte le fond du puits. Cela a pris beaucoup plus de temps que Shiv se l’imaginait. Il regarde par-dessus la balustrade, voit accourir les gros bras de l’entrée, qui ne peuvent que parler dans leurs cols. Ils regardent droit dans sa direction dans les rayons lumineux. En bas, les premiers cris s’élèvent. Construxx Août 2047 devient un cylindre de hurlements paniqués.

Elle était sortie pour la soirée. Rien de plus. Boire. Danser. Flirter. Un peu de célébrité. D’amusement. Quelque chose à raconter aux copines le lendemain.

Le verre vide tourne encore sur le sol.

Nîtîsh et Chunni Nâth se regardent.

Il n’est pas un tueur. Pas un tueur.

Une des Russes lui passe un épais portefeuille de plastique. Il voit la grosse liasse de billets sous le vinyle gris cendré. L’objet semble flotter devant lui, il ne comprend pas ce que c’est. Il voit Yogendra debout près de la rambarde, rentré en lui-même, d’une blancheur d’os. Il ne comprend pas ce que c’est.

Elle était sortie pour la soirée. Un corps qui se répand dans l’eau sombre. Jûhî qui tombe de plus en plus loin de lui, en moulinant des bras et des jambes.

« Au fait. » C’est Nîtîsh qui s’adresse à lui. Sa voix n’a jamais semblé si morte et si atone, même dans le champ de silence. « Au cas où vous vous demanderiez ce que décryptent les Américains… Ils ont trouvé quelque chose dans l’espace et n’ont pas la moindre idée de ce que c’est. »

Art Empire Industry, murmure le graffiti rouge.

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