QUATRIÈME PARTIE Tândava Nrtya

26 Shiv

Le corpulent Américain saigne en abondance sur le sable de l’arène. Invisible dans son box à l’ombre des tribunes, Shiv l’observe. Il y a une expression qu’il aime bien dans les films de gangsters américains. Égorger le cochon. Il n’a jamais vu de cochon égorgé au couteau, mais il imagine la scène, ses petites pattes de cochon soulevées qui se débattent contre les mains qui tirent sa tête en arrière et exposent sa gorge de cochon au fil de la lame. Puis le couteau plonge dans l’endroit tendre, l’endroit du sang. Il imagine que les pattes frénétiques du porc ressemblent aux jarrets pâles et poilus qui sortent du short baggy de l’homme. Il imagine que, sous ses couches de graisse, l’animal doit émettre cette même espèce de gémissement haletant, monotone et laid. Il doit regarder de la même manière autour de lui, à la recherche de son tueur. Shiv habille de ces vêtements américains le cochon qu’il voit en esprit.

Les porcs le révoltent.

Cela n’avait été qu’une infime entaille, juste pour provoquer un début de saignement. Ils sont plus agressifs quand ils sentent l’odeur du sang, lui a dit la fille en débardeur. On pourrait même considérer cela comme une déclaration de mode. La boucle d’oreille semblait ridicule sur un homme adulte. Autant ne pas avoir de lobe du tout.

« Je vous repose la question. Où est le sundarban ?

— Écoutez, merde, je n’arrête pas de vous le dire, je n’ai pas la moindre idée de quoi vous parlez… Je ne suis pas celui que vous cherchez. »

Shiv soupire. Il adresse un signe de tête à Yogendra. Le gamin monte sur la rambarde, les ciseaux levés pour accrocher la lumière.

« Ne me coupez pas, bordel. Coupez-moi et c’est l’incident diplomatique. Vous vous foutez dans une merde pas possible. Vous m’entendez ? »

Yogendra sourit, tend les bras de chaque côté du corps, tortille des hanches, fait cliqueter ses ciseaux, clic, clic, clic. Shiv observe l’estuaire de sang se déployer sur le cou de l’Américain. Une partie a déjà séché, formant une croûte, de la nourriture pour les mouches. Il suit la traînée des yeux qui passe sous le col rond de la chemise hawaïenne – et commence à imbiber le tissu – puis descend par le bras pour former une nappe rouge autour des poignets écorchés par les menottes. Cochon égorgé, pense Shiv.

« Vous êtes Hayman Dane ?

— Non ! Oui. Écoutez, je ne sais même pas qui vous êtes.

— Hayman Dane, où est le sundarban ?

— Le sundarban ? Quel putain de sundarban, merde ? »

Shiv se lève. Il époussette son grand manteau de cuir neuf.

Comme dit le guide qui fait passer les randonneurs devant les ghâts à l’aube, la lumière du matin fait toute la différence. Elle montre Duels ! Duels ! comme le minable petit tripot mal famé qu’il est. Elle montre la poussière, les brûlures de cigarettes, le mauvais bois. Sans les combattants, les sattâs, les parieurs, l’aboyeur qui se pavane dans ses costumes à paillettes en braillant dans son micro, l’endroit n’a pas d’esprit, pas d’âtman. Il ouvre la porte de son box et s’avance sur la volée de petites marches.

« Le sundarban où le gouvernement des États-Unis fait décoder des données venues de l’espace. »

Le gros Américain recule la tête.

« Allez vous faire foutre. Je vous le dis, ce petit connard avec les ciseaux peut en couper autant que ça l’amuse, mais on ne déconne pas avec la Maison-Blanche. »

Shiv avance d’un rang. C’est le signal convenu. La porte de l’arène s’ouvre sur la fille qui pousse la cage du microsabre, posée sur un chariot à roulettes en caoutchouc.

Cela avait plu à Shiv de retourner dans l’automobile, de sentir le cuir des sièges, de régler à nouveau la radio, en sachant que ce n’était pas une location, qu’elle lui appartenait, qu’elle était son chariot de râja, son propre râthayâtra. Cela lui plut d’avoir une carte illimitée d’un noir anthracite dans la poche, nichée là avec un rouleau de billets, car comme le sait tout gentleman, les transactions importantes se font exclusivement en liquide. De laisser la rue voir que Shiv Faraji était de retour et intouchable. Au Musst, il détacha les billets l’un après l’autre, mille, deux mille, trois mille, quatre mille, avant de les faire glisser sur le comptoir bleu en une petite rangée va-te-faire-foutre devant Salman.

« Vous m’avez donné davantage que vous me devez, monsieur. » Le gros Salman posa son doigt potelé sur le dernier de la rangée, un gros de dix mille. Talvin, la star du bar, s’occupait de clients un peu plus loin, mais jeta un coup d’œil entre deux acrobaties avec le shaker.

« C’est un pourboire. »

Toutes les filles suivirent sa sortie des yeux. Il chercha Priyâ, pour la remercier, lui exprimer sa reconnaissance d’un signe de tête, mais elle buvait ailleurs, ce soir-là.

« On pourrait peut-être travailler un peu, maintenant, vous croyez pas ? »

Jamais Shiv n’avait entendu Yogendra prononcer une phrase aussi longue. Il sentait un changement dans leur relation depuis Construxx Août 2047. Désormais, le gamin se montrait effronté. Il avait les couilles de faire les choses que Shiv ne pouvait pas faire, parce qu’il ressentait quelque chose, parce qu’il était faible, parce qu’il n’avait pas assuré sur le moment. Plus jamais. Le boy verrait. Le boy apprendrait. Il y avait un autre corps que celui de la femme en sari roulant dans les eaux du Gangâ : Jûhî qui tombe à la renverse par-dessus la rambarde en agitant les talons, en cherchant à s’agripper. Ce qu’il voyait le plus nettement, c’était ses yeux. De longs cils autocollants qui signalaient par sémaphore une trahison ultime et résignée. C’était plus facile maintenant, et il savait que cela le deviendrait encore davantage, mais cela le remonta. C’était une mauvaise chose, aussi mauvaise que possible, mais elle avait permis à Shiv de redevenir un homme. Un râja. Et il allait travailler un peu, maintenant.

C’est le matin, désormais, et Hayman Dane a un mouvement de recul en voyant le microsabre gronder dans sa cage, gronder parce que Saï, sa jolie dresseuse en ample pantalon de treillis et petit débardeur moulant, lui a injecté dans le cul une bonne dose de stimulants et d’hallucinogènes, si bien qu’en regardant le gros Américain, l’animal voit un sale félin ennemi qu’il déteste et doit tuer au plus vite. Et, oh là là ! le gros Hayman Dane, oubliant ses menottes, chavire lourdement comme un chargement qui tombe d’un camion, il bat des jambes et se tortille pour essayer de se relever, mais c’est impossible quand on est d’une telle corpulence et qu’on a les mains menottées dans le dos.

« Regrettable », dit Shiv en se levant pour descendre une marche, deux, trois en direction du premier rang.

« Allez vous faire mettre ! crie Hayman Dane. Vous êtes dans la merde jusqu’au cou. Vous êtes mort, vous savez. Vous, votre petit pédé, votre pute et votre foutu minou.

— Eh bien, cela ne pose vraiment aucun problème », dit Shiv en s’asseyant et en posant son menton sur ses mains sur le dossier en bois du banc. « Vous pourriez me dire pour quel sundarban vous travaillez.

— Combien de fois il faudra que je vous le dise, bordel ? » beugle Hayman Dan. Un filet de salive relie sa bouche au sable où il est couché sur le flanc, le visage rouge de colère. Pour un génie, il fait un très bon imbécile, pense Shiv. Mais telle est la conception occidentale du génie : quelqu’un d’inhumainement bon dans un domaine très étroit.


Un large matin se présentait en cramoisi et safran derrière les faisceaux de câbles électriques et téléphoniques quand Yogendra partit en voiture procéder à l’enlèvement. Des périodes troublées s’annonçaient. Peut-être même la mousson si longtemps promise. Soudain frigorifié, Shiv serra sa veste sur ses épaules. Il allait rendre visite à son conseiller technique, Ânand, un datarâja en herbe qui gérait une petite étable d’aeais de niveau 2,5 non autorisées à l’arrière de la cordonnerie de son oncle à Panch Koshî. C’est de cette manière que Shiv avait fait sa connaissance, en apportant des chaussures. Il travaillait bien le cuir. Il avait très bien recousu, sous les yeux de Shiv, jamais celui-ci n’avait vu une si belle couture à la main. Ânand servait le café aux clients, du bon et puissant café de style arabe, avec, pour ceux qui le désiraient, un copeau de Temple Ball népalais fondu dans le liquide noir sucré et brûlant.

Ce matin-là, sous ses lunettes enveloppantes Gucci, Ânand cachait des yeux bizarrement rouges. Il vivait à l’heure américaine. Shiv se plia sur le divan bas, prit une tasse minuscule et entreprit de siroter le breuvage au merveilleux arôme. Des mainates caquetaient et commentaient l’arrivée du matin rouge dans leurs cages accrochées aux poutres en bois du balcon ouvert. Il pencha la tête en arrière pour laisser agir le gânjâ népalais.

« Dévaliser un sundarban. » Ânand pinça les lèvres et hocha la tête à la manière des datarâjas en herbe pour signifier impressionnant. « Mon premier conseil serait : si tu peux éviter, évite.

— Et le deuxième ?

— Surveillance, surveillance, surveillance. Bon, je peux te cultiver des softs qui te rendront probablement invisible aux aeais de surveillance les plus courantes… peu d’entre elles dépassent ne serait-ce que le Niveau Un, mais par définition, ces gonzes-là ne suivent pas les normes industrielles. Tant que je ne sais pas auquel tu t’attaques, on reste dans les conjectures. » Ânand gonfla les joues : perplexité, dans le langage des datarâjas en herbe.

« On est en train de travailler sur ce point. »

Yogendra devait arriver à destination. La place de parking devant l’hôtel avait été réservée, en accord avec le portier. Il devait baisser la vitre électrique et prendre le pistolet à air comprimé sur le siège près de lui. Pas d’armes à feu. Shiv les détestait. Tu n’as pas le droit à l’erreur, boy, ne rate pas ton coup.

Shiv se cala sur le divan bas brodé. Le café bouillonnait sur son trépied au-dessus du brasero au charbon de bois. Ânand servit deux autres tasses. Il a peut-être l’air con comme un laudâ, se dit Shiv, mais il fait les choses correctement.

« Ma question suivante ?

— Quelle foi accordes-tu aux théories du complot ?

— Je n’accorde que peu de foi à une théorie, quelle qu’elle soit.

— Tout le monde a une théorie, mon pote. La théorie est la base de tout. Le frère de la femme de mon cousin travaille dans le traitement de données pour l’Agence Spatiale Européenne, et une rumeur court, là-bas. Tu te souviens qu’il y a quelque temps, les Américains, les Russes, les Chinois et les Européens ont annoncé qu’ils allaient envoyer une mission inhabitée vers Tierra ? »

Shiv secoua la tête. Sous l’effet de la deuxième tasse, la voix d’Ânand lui semblait se déployer en un remous d’histoire, comme celle de sa mère quand elle lui racontait une histoire héroïque avec Râma et l’audacieux Hanumân.

« La première EXP ? Earth-like Extrasolar Planet, exoplanète de type terrestre ? Non ? Bref, ils ont découvert cette planète nommée Tierra et il y a eu un grand tarrâh et tout sur les chaînes d’informations comme quoi ils allaient construire une sonde et l’y envoyer. Écoute bien, voilà le complot : il n’y a pas de mission Tierra. Il n’y en a jamais eu. Ce n’est qu’un écran de fumée pour cacher ce qu’ils trafiquaient vraiment là-haut. D’après la rumeur, ils ont trouvé quelque chose. Quelque chose qui n’a pas été créé par Dieu et que nous n’avons pas mis là. Une espèce d’objet, très ancien. Très très ancien. Autrement dit âgé non pas de millions, mais de milliards d’années. T’imagines ça ? Des arabs d’années. L’échelle de temps de Brahmâ. Ils en ont fait dans leur culotte de trouille, à tel point qu’ils sont prêts à risquer leur sécurité pour filer ça aux seules personnes capables de faire du décryptage quantique correct. Nous. » Il pointait les pouces vers sa poitrine.

L’Américain doit sortir, maintenant, songea Shiv, qui flottait avec la douce fumée de plus en plus haut dans le cube d’air remplissant la cour, de plus en plus loin des mots creux, de plus en plus près de la rue où les femmes travaillaient et où la grosse voiture de location attendait avec une aiguille à l’intérieur. Le type sort par la porte, pâle, cillant, frigorifié. Il jette même un coup d’œil à l’automobile. Il pense à son café et à son beignet, café et beignet, café et beignet. Ce sont nos habitudes qui nous tuent. Shiv entendit le pistolet à air comprimé cracher son aiguille. Il vit les genoux de l’homme corpulent céder quand les produits chimiques surchargèrent ses neurones moteurs. Il vit Yogendra le charger tant bien que mal dans le coffre de la voiture. Il sourit au spectacle du maigre gamin des rues tirant le gros homme sur le hayon.

Shiv se redressa, les mains autour des genoux, sur le coussin mou. Les bandes des premiers nuages se consumaient, le ciel bleuissait. Une autre journée sèche comme la mort. Il entendait une radio au loin. Pour une raison inconnue, le présentateur semblait surexcité. Des voix de plus en plus fortes, des discussions, un ton dénonciateur. Il pencha la tête en arrière pour observer la vapeur dégagée par le café monter en boucle jusqu’à ce qu’il puisse, en plissant les yeux, la faire fusionner avec les traînées de condensation des avions à réaction. Crois, lui dit le gânjâ du Temple Ball : crois que rien n’est solide, que tout est crédible. L’univers est grand. Merde. L’univers était étroit, mauvais, fourré dans un coin de luminosité, de musique et de peau long de quelques décennies et pas plus large que votre vue périphérique. Ceux qui ne partageaient pas cette opinion étaient des amateurs.

« Et ma troisième question ? »

Yogendra devait l’avoir, maintenant, devait s’être débrouillé pour le mettre dans le coffre avant que les spasmes se calment, devait être reparti dans la circulation, en envoyant chier les voitures taxis phut-phuts camions bus vélomoteurs et vaches sacrées, il devait revenir avec lui.

Les yeux d’Ânand s’écarquillèrent comme s’il comprenait une vérité trop grande même pour un datarâja en herbe partisan de la théorie du complot.

« Voilà le plus dingue. Tu ne fricotes pas avec les Nâth, mais des rumeurs courent sur qui travaille avec eux, sur qui leur client pourrait être.

— Complots et rumeurs.

— Si Dieu n’existe pas, il ne te reste que cela.

— Le client ?

— Personne d’autre que M. Cordialité en personne, l’ami des pauvres, le champion des opprimés, le fléau des Rânâ et pourfendeur des Awadhîs : l’honorable N.K. Jîvanjî. »

Shiv refusa une troisième tasse de café enrichi.


Shiv se relève et descend, lentement comme l’exige le script, vers le premier rang. C’est le signal pour Yogendra de sauter en bas sur le sable. Il s’avance nonchalamment vers Hayman Dane, désormais pantelant. Yogendra lui tourne la tête d’un côté, puis de l’autre, le détaille comme s’il découvrait un nouveau fruit. Yogendra s’accroupit, s’assure que Hayman Dane voit ce qu’il fait et ramasse le lobe sectionné. Il gambade jusqu’au microsabre en cage et lâche d’un geste délicat le morceau d’oreille entre les barreaux. Un claquement de mâchoires. Shiv entend le crissement de la chair sous les dents, léger mais net. Hayman Dane commence à crier, un gémissement strident, celui d’un homme qui mouille son pantalon, d’un homme dans la dernière peur de son existence, d’un homme qui n’en est plus un. Ce vilain bruit indécent fait grimacer Shiv. Il se souvient de la première fois qu’il a vu l’Américain, quand Yogendra l’a amené dans l’arène par le tunnel, Yogendra qui le poussait devant lui des deux mains, le gros homme qui, de peur de perdre l’équilibre, se précipitait en avant de quelques pas mal assurés, regardait bouche bée autour de lui, clignait des yeux pour essayer de comprendre dans quel genre d’endroit il se trouvait. Shiv voit maintenant la tache d’urine s’élargir, tiède et sombre, comme les eaux de la naissance, sur le short marron clair. Il n’arrive pas à croire que ce génie blanc occidental louant ses services à qui veut les rémunérer puisse se résoudre à une fin aussi stupide.

Yogendra bondit à nouveau sur la rambarde. Saï va jusqu’à la cage. Elle lève le microsabre au-dessus de sa tête et entame sa parade, mettant lentement, délibérément un pied devant l’autre. Un pas, deux, trois, virage. Un pas, deux, trois, virage. La danse rituelle qui a séduit et envoûté Shiv la nuit où il a vu la fille, dans cette arène, sur ce sable. La nuit où il a tout perdu. Et voilà qu’elle danse pour lui. Les mouvements de cette femme qui arpente la zone de combats ont quelque chose d’antique, de puissant, une danse de Kâlî. Le microsabre devrait lui avoir ouvert le poignet, arraché la moitié de la tête. Il reste immobile sous les caresses, hypnotisé.

Shiv arrive enfin au premier rang. S’assied.

« Je vous pose la question, Hayman Dane : où est le sundarban ? »

Saï s’accroupit devant l’Américain, une jambe repliée, l’autre tendue sur le côté. Elle plonge son regard dans les yeux larmoyants de Hayman Dane. Elle se drape le félin autour du cou. Shiv retient sa respiration. Il n’avait jamais vu faire cela. Il se retrouve sans tarder avec une puissante et agréable érection.

« Chunar, sanglote Hayman Dane. Le fort de Chunar. Râmânandâchârya. Il s’appelle Râmânandâchârya. Détachez-moi les mains ! Détachez-moi les mains, bordel !

— Pas encore, Hayman Dane, dit Shiv. Il y aura un nom de fichier, ainsi qu’un code. »

L’homme est désormais hystérique, simple animal sans pensée ni intelligence.

« Oui ! crie-t-il. Oui, mais détachez-moi juste les mains ! »

Shiv adresse un hochement de tête à Yogendra. Se pavanant comme un coq, celui-ci trottine jusqu’à l’Américain dont il déverrouille les menottes. Hayman Dane pousse un cri quand le sang se remet à circuler dans ses poignets.

« Allez vous faire mettre, bordel, allez vous faire enculer », marmonne-t-il, mais ce n’est plus d’un ton de défi.

Shiv lève le doigt. Saï caresse la tête abîmée de son microsabre, à quelques millimètres de son œil droit.

« Le nom et la clé, Hayman Dane. »

L’homme lève les mains : voyez, je suis sans armes, sans défense, je ne représente ni menace, ni danger. Il prend quelque chose dans la poche de poitrine de sa chemise voyante. Il a de plus gros seins que certaines des femmes que Shiv a baisées. Il brandit son palmeur.

« Vous voyez ? C’était dans ma putain de poche depuis le début. »

Shiv lève un doigt. Yogendra arrache le palmeur à l’Américain et bondit jusqu’aux sièges par-dessus la rambarde. Saï caresse la tête balafrée de son microsabre.

« Laissez-moi partir… Vous avez ce que vous voulez, laissez-moi partir, maintenant. »

Yogendra a déjà remonté la moitié de l’allée. Saï, qui s’est relevée, repart vers le tunnel. Shiv grimpe une par une les petites marches.

« Hé, je fais quoi, maintenant ? »

Saï est à la porte. Elle regarde Shiv, en attente. Shiv lève un doigt. Saï se tourne et lance le microsabre sur le sable ensanglanté de l’arène. C’est l’heure du cochon.

27 Shahîn Badûr Khan

Vêtue d’un yukata blanc, Sajida Rânâ se penche sur la balustrade de pierre taillée et souffle de la fumée dans l’obscurité parfumée qui précède l’aube.

« Vous me l’avez bien foutue dans le cul, Khan. »

Quand, à trois heures du matin, sa voiture officielle s’était glissée dans les rues pour se rendre au bhavan Rânâ, Shahîn Badûr Khan avait cru ne pas pouvoir ressentir un effroi plus écœurant, une culpabilité plus oppressante, un anéantissement plus complet. Il avait regardé monter le thermomètre sur le tableau de bord. La mousson vient, en fin de compte, avait-il pensé. Il fait toujours une chaleur insupportable avant qu’elle arrive. Il vit pourtant de la glace, de la glace bangladaise. Les États du Bengale et leur iceberg apprivoisé avaient fait merveille. Il s’efforça de l’imaginer, amarré dans le golfe du Bengale, avec ses feux de position clignotant. Il vit les mouettes tourner au-dessus. Quoi qu’il arrive, la pluie s’abattra sur moi et sur ces rues. Il pensa : je suis fini. Au plus bas. Impossible de tomber encore plus bas. Sur la véranda du bhavan Rânâ, il comprend qu’il en est encore très loin. La plaine abyssale s’étend dix kilomètres sous lui, tout au fond de la terrible obscurité. Il y a de la glace au-dessus de lui, de la glace qu’il ne pourra jamais briser.

« Je ne sais pas quoi dire. »

C’est si faible. Et c’est un mensonge. Il sait quoi dire. Il l’a répété en revenant à sa havelî en phut-phut. Les mots, l’ordre des confessions, la révélation des secrets d’une vie entière, tout lui était venu d’un bloc, d’un jet, parfaitement formé dans son esprit. Il savait ce qu’il devait faire. Mais il fallait qu’on l’y autorise. Elle doit lui accorder cette grâce.

« Je pense mériter quelque chose », dit Sajida Rânâ.

Shahîn Badûr Khan lève une main dans une douleur lancinante, mais il n’y a pas d’apaisement, d’amélioration. Il ne mérite aucune pitié.

Chez lui, Shahîn avait trouvé les lampes allumées à l’intérieur du vieux zanâna. Debout dans le cloître, il s’était efforcé de comprendre ce que disaient les femmes dont il entendait les voix. Il y avait des invitées presque tous les soirs : des écrivaines, des avocates, des politiciennes, des meneuses d’opinion. Elles discutaient des heures derrière le vieux pardâ. Il fallait que Bilqis sache, avant tout le monde, avant même sa Première ministre, mais pas devant des invités. Pas question, devant des invités.

Le visage chiffonné, Gohil, le chauffeur, arriva clopin-clopant avec une chaussette non remontée. Il étouffa un bâillement et avança la voiture officielle dans la cour.

« Le bhavan Rânâ, ordonna Shahîn Badûr Khan.

— Qu’est-ce qui se passe, sahb ? demanda Gohil qui franchissait le portail automatique pour les insérer dans le flot perpétuel de la circulation. Une affaire d’État d’une importance capitale ?

— Oui, répondit Shahîn Badûr Khan. Une affaire d’État. » Le temps que la voiture atteigne le carrefour, il avait rédigé sa lettre de démission sur le bloc-notes gouvernemental intégré à l’accoudoir. Il sortit alors son hoek, le régla en mode audio seulement et appela le numéro qu’il conservait près du cœur depuis le jour où on l’avait convoqué dans le bureau du Premier ministre pour lui proposer le rôle de Grand Vizir, le numéro qu’il avait espéré avec confiance ne jamais avoir à composer.

« Shah. » Il entendit frémir la respiration de Sajida Rânâ. « Bénis soient les Dieux, c’est vous : j’ai cru qu’on nous avait envahis. »

Shahîn Badûr Khan l’imagina au lit. Il serait blanc, large et blanc. La lumière, un petit rond créé par une lampe. Sajida Rânâ serait penchée sur un meuble de chevet, ses cheveux défaits cernant de noir son visage. Il essaya d’imaginer ce qu’elle portait au lit. Tu as trahi ton gouvernement, ta nation, ta foi, ton mariage, ta dignité, et tu te demandes si ta Première ministre dort nue. Narendra se trouverait à ses côtés, retourné en un cylindre blanc muet, dors, affaire d’État. Il était de notoriété publique qu’ils dormaient encore ensemble. Sajida Rânâ était une femme d’appétit, mais qui tenait à garder son nom de famille.

« Madame la Première ministre, je dois vous remettre ma démission avec effet immédiat. »

J’aurais dû remonter la cloison, se dit Shahîn Badûr Khan. J’aurais dû placer cette vitre de séparation entre Gohil et moi. Pourquoi se donner cette peine ? Au matin, il verra tout. Comme tout le monde. Au moins, il aura une bonne histoire, émaillée de bavardage et de conversations entendues. Tu lui dois au moins ça, à ce brave et fidèle chauffeur.

« Shah, qu’est-ce que vous racontez ? »

Shahîn Badûr Khan se répéta mot pour mot, puis ajouta : « Madame, je me suis placé dans une position qui a permis de compromettre le gouvernement. »

Un léger soupir, comme le départ d’un esprit. Un soupir si fatigué, si las. Un bruissement de fin coton blanc, immaculé, sentant le propre.

« Je pense que vous devriez venir me voir.

— Je suis en chemin, madame », répondit Shahîn Badûr Khan, mais elle avait déjà coupé la communication et il n’entendit que le bourdonnement zen des cyberparasites dans le sanctuaire de son crâne.

Sajida Rânâ s’appuie sur la balustrade blanche, qu’elle agrippe fermement des deux mains.

« Les détails sont précis ?

— On voit nettement mon visage. Personne ne doutera qu’il s’agit bien de moi. Madame la Première ministre, on m’a photographié donnant de l’argent au neutre. »

Elle découvre les dents, secoue la tête, allume une autre cigarette. Shahîn Badûr Khan n’aurait jamais cru qu’elle fumait. Un autre secret sur sa Première ministre, comme son langage grossier. Ce doit être pour cela qu’elle l’a fait venir dehors : pour éviter qu’il y ait de la fumée dans le bhavan Rânâ. Extraordinaire, comme il remarque des détails.

« Un neutre. »

C’est là qu’il commence à mourir intérieurement. Ce simple mot contient tout le dégoût, l’incompréhension, le sentiment de trahison et la rage de Sajida Rânâ.

« Ils sont… un genre…

— Je sais ce qu’ils sont. Ce club…»

Un autre morceau lui est arraché. Cela lui fait un mal de chien, mais qui disparaît une fois le morceau extirpé. Il ressent une joie pure à pouvoir dire la vérité, pour une fois.

« C’est un endroit où les gens vont rencontrer des neutres. Les gens sexuellement attirés par les neutres. »

La fumée s’élève tout droit de la cigarette de Sajida Rânâ avant de partir en zigzags paresseux et fantomatiques. L’air est d’une immobilité merveilleuse. Même le vrombissement perpétuel de la ville s’est fait discret.

« Dites-moi une chose, que croyiez-vous pouvoir faire avec eux ? »

Il n’a jamais été question de faire, veut s’écrier Shahîn Badûr Khan. Vous n’arriverez jamais à le comprendre, ramollie par vos moments au lit et avec l’odeur de votre mari qui s’attarde sur vous. Les neutres l’ont toujours compris. Il ne s’agit pas de faire. Mais d’être. Voilà pourquoi nous allons là, dans cette boîte de nuit, pour voir, pour nous trouver parmi les créatures de nos fantasmes, des créatures que nous avons toujours désiré être, mais que nous n’avons jamais eu le courage de devenir. Pour ces quelques moments brûlants de beauté. Sajida Rânâ ne le laisse pas dire ces mots, elle lui coupe la parole : « Je n’ai pas besoin d’en savoir davantage. Bien entendu, il est hors de question que vous restiez au gouvernement.

— Je ne l’ai pas envisagé un seul instant, madame la Première ministre. On m’a piégé.

— Ce n’est pas une excuse. Ça ne fait même que rendre… Où aviez-vous la tête ? Non, ne répondez pas. Ça dure depuis combien de temps ? »

Une autre question à côté de la plaque, une autre question pleine d’incompréhension.

« La plus grande partie de ma vie. Depuis aussi loin que je m’en souvienne. Depuis toujours.

— Quand vous m’avez dit, la fois où on revenait du barrage, quand vous m’avez parlé de cette période de froid avec votre femme… bordel, Khan…» Sajida Rânâ écrase le mégot du talon de sa pantoufle en satin blanc. « Vous lui avez dit, n’est-ce pas ?

— Pas ça, non.

— Quoi, alors ?

— Elle connaît mes… prédilections. Elle les connaît depuis un moment. Depuis un bon moment.

— Depuis combien de temps ?

— Des dizaines d’années, madame la Première ministre.

— Arrêtez de m’appeler comme ça ! Ne m’appelez pas comme ça. Vous mettez ce gouvernement en danger depuis vingt ans et vous avez encore le culot de me donner du madame la Première ministre. J’avais besoin de vous, Khan. On pourrait perdre. Oui, on pourrait perdre cette guerre. Les généraux m’ont tous montré leurs photos satellite et leurs modèles aeais, en affirmant tous que les Awadhîs déplacent des troupes dans le nord en direction de Jaunpur. Je n’en suis pas si sûre. C’est trop évident. Jamais les Awadhîs n’ont été évidents. J’avais besoin de vous, Khan, pour vous opposer à cet idiot de Chaudhuri.

— Je suis désolé, vraiment désolé. » Mais il ne veut pas entendre ce que sa Première ministre a à dire. Il a déjà entendu tout cela, il n’a cessé de se le répéter tandis que la voiture glissait dans le matin étouffant. Shahîn Badûr Khan veut parler, laisser tout ce qu’il a gardé en lui sa vie durant se déverser comme l’eau des lèvres en pierre d’une fontaine dans une ville européenne décadente. Il est libre, désormais. Il n’y a plus de secret, plus de contrainte, et il tient tellement à ce qu’elle comprenne, qu’elle voie ce qu’il voit, sente ce qu’il sente, souffre là où cela le brûle.

Sajida Rânâ s’appuie lourdement à la balustrade.

« Il pleut au Marâtha, vous le saviez ? La pluie nous arrivera avant la fin de la semaine. Elle est en train de traverser le Dekkan. Au moment où nous parlons, des enfants dansent dessous à Nâgpur. Encore quelques jours, et ils danseront dans les rues de Vârânacî. Trois ans. J’aurais pu attendre. Je n’avais pas besoin de prendre le barrage. Mais je ne pouvais pas risquer de ne pas le prendre. Je vais me retrouver avec des javâns bhâratîs en train de patrouiller sous la pluie sur le barrage de Kundâ Khâdar. De quoi ça aura l’air aux yeux des citoyens lambda de Patna ? Vous aviez raison depuis le début. N.K. Jîvanjî, on la lui a bien mise dans le cul. Sauf que maintenant, il me rend la monnaie de ma pièce. Nous l’avons sous-estimé. Vous l’avez sous-estimé. On est foutus.

— Madame la… Madame Rânâ, nous ne savons pas…

— Qui d’autre ? Vous n’êtes pas aussi intelligent que vous le pensez, Khan. Aucun de nous ne l’est. Votre démission est acceptée. » Sajida Rânâ serre alors les dents et écrase le poing sur la rambarde de calcaire sculpté. Du sang se met à couler de ses phalanges. « Pourquoi vous m’avez fait ça ? Je vous aurais tout donné. Et votre femme, vos garçons… Pourquoi les hommes risquent-ils ces choses ? Je vous désavouerai.

— Bien entendu.

— Je ne peux plus vous protéger. Shahîn, je ne sais pas ce qu’il va vous arriver maintenant. Disparaissez de ma vue. Si on est encore vivants demain, on pourra s’estimer heureux. »

Pendant que Shahîn Badûr Khan repart sur le gravier ratissé en direction de la voiture officielle, les arbres et buissons obscurs autour de lui s’illuminent de chants d’oiseaux. Il s’imagine un moment qu’il s’agit, résonnant dans son oreille interne, du chant produit par tous les mensonges qui constituent sa vie en se frottant les uns aux autres dans leur envol collectif vers le jour. Il se rend compte ensuite que c’est l’ouverture du chœur de l’aube, les oiseaux messagers qui chantent au plus profond de la nuit. Shahîn Badûr Khan s’arrête, se tourne, lève la tête, écoute. L’air est chaud mais d’une présence et d’une propreté pénétrante. Il respire de pures ténèbres. Il sent la présence des cieux comme un dôme au-dessus de lui, chaque étoile une épingle de lumière descendant percer son cœur. Shahîn Badûr Khan sent l’univers tourner autour de lui. Il est à la fois axe et moteur, sujet et objet, tourné et tourneur. Une chose minuscule, une petite chanson au milieu d’innombrables autres perdues dans le noir. Le temps aplanira ses faits et méfaits, l’histoire aplatira son nom dans la poussière générale. Ce n’est rien. Pour la première fois depuis que ces petits pêcheurs se sont éclaboussés et aventurés dans le crépuscule kéralais, il comprend libre. La joie s’embrase dans le puits de son manipûra-chakra. Le moment sûfi de désintéressement, d’intemporalité. Dieu dans l’inattendu. Il ne le mérite pas. Le mystère est que cela n’arrive jamais à ceux qui s’imaginent le mériter.

« Destination, sahb ? »

Responsabilités. Après l’illumination, le devoir.

« La havelî. » Tout est plus facile, maintenant. Une fois dits, les mots sont faciles à répéter. Sajida Rânâ avait raison. Il aurait dû lui en parler d’abord. L’accusation l’avait surpris : Shahîn Badûr Khan s’était vu rappeler, sévèrement, qu’il avait pour Premier ministre une femme, une femme mariée qui refusait de prendre le nom de son mari. Il polarise la fenêtre pour se protéger des regards indiscrets.

Bilqis ne mérite pas ça. Elle mérite un bon mari, un vrai homme qui, même si elle ne l’aime plus et ne partage plus ni son lit ni sa vie, ne la déshonorerait pas en public, sourirait, dirait ce qu’il faut, ne lui ferait jamais se couvrir le visage de honte au milieu du Cercle des Dames de la Loi. Il avait tout eu – comme Sajida Rânâ l’avait dit –, et ne pouvait pourtant s’empêcher de détruire tout cela. Il méritait vraiment ce qui lui était arrivé. Puis, sur le cuir des sièges craquelé par le soleil d’une voiture gouvernementale bhâratîe, Shahîn Badûr Khan change d’opinion. Il ne mérite pas cela. Personne ne le mérite, et tout le monde le mérite. Qui peut garder la tête droite, et qui se permettrait de juger ? Il est un bon conseiller, le meilleur. Il a servi son pays avec sagesse et dévouement. Celui-ci a encore besoin de lui. Peut-être pourrait-il se réfugier dans l’obscurité, s’enfouir comme un crapaud au fond de la boue en attendant la fin de la sécheresse.

Un début de lumière se répand dans les rues où la voiture officielle bourdonne doucement, comme un papillon de nuit. Shahîn Badûr Khan s’autorise un sourire dans son cube de verre noirci. La voiture prend le virage où le sâdhu est assis sur une dalle de béton, un bras maintenu en l’air par une sangle reliée à un lampadaire. Shahîn Badûr Khan connaît le truc : on finit par perdre toute sensation. L’automobile s’arrête d’un coup. Shahîn Badûr Khan doit tendre les mains pour ne pas tomber.

« Qu’est-ce qui se passe ?

— Des ennuis, sahb. »

Shahîn Badûr Khan dépolarise la fenêtre. La route devant lui est bloquée par la circulation du matin. Les gens ont quitté leurs taxis et s’appuient aux portières ouvertes pour observer ce qui les a arrêtés. Des corps défilent par le carrefour : des hommes indistincts en chemise blanche et pantalon foncé, des jeunes hommes avec leur première moustache, qui avancent à petites foulées régulières et rageuses en levant et abattant d’un coup leurs lâthîs. Une batterie de percussionnistes passe, un groupe de femmes au visage farouche et anguleux vêtues de rouge Kâlî, puis des nâgâ sâdhus, blancs de cendres, qui brandissent de grossiers trishûlas de Shiva. Shahîn Badûr Khan voit pesamment arriver une immense effigie rose de Ganesh en papier mâché, criarde, presque fluorescente dans les premières lueurs du jour. Elle oscille bord à bord, dirigée avec une certaine maladresse par des marionnettistes aux jambes nues. Derrière Ganesh, un spectacle encore plus extraordinaire : les ondulations orange et la flèche rouge d’un râthayâtra. Et des torches. Dans chaque main, avec chaque accompagnateur ou coureur, du feu. Shahîn Badûr Khan ose entrouvrir la fenêtre. Une avalanche de sons lui tombe dessus : un vaste rugissement inachevé. Des voix s’en détachent, entonnent un thème, se fondent à nouveau : des chants, des prières ; des slogans, des hymnes nationalistes ou kârsevaks. Il n’a pas besoin d’entendre les paroles pour savoir qui sont ces gens. Le grand tourbillon de manifestants qui encerclait le rond-point Sarkhand se déverse désormais dans Vârânacî. Cela ne peut arriver que s’il a plus important à détester. Shahîn Badûr Khan sait où ils vont avec du feu dans les mains. L’information a filtré. Il avait espéré disposer de davantage de temps.

Shahîn Badûr Khan regarde par-dessus son épaule. La route est encore dégagée.

« Sors-moi de là. »

Gohil obtempère sans discuter. La grande automobile recule, fait demi-tour, klaxonne brutalement les autres véhicules en montant sur le terre-plein central en béton pour redescendre sur la chaussée opposée. Alors qu’il noircit les fenêtres, Shahîn Badûr Khan aperçoit des volutes de fumée monter à l’est dans le ciel, huileuses sur le jaune de l’aube comme de la graisse en feu sortant d’un bûcher funéraire.

28 Tal

Le phut-phut roule sans destination précise. Comme Tal a dit au chauffeur en lui jetant une poignée de roupies : roulez, c’est tout.

Il lui faut s’enfuir. Abandonner emploi, logement, tout ce qu’eil s’est acquis à Vârânacî. Aller quelque part où personne ne connaît son nom. Mumbaï. Retourner à maman Mumbaï. Trop près. Trop rosse. Tout au sud, Bengaluru, Chennaï. Ils ont une importante industrie des médias, là-bas. Un bon décorateur y trouvera toujours du travail. Même Chennaï pourrait ne pas être assez loin. Si seulement eil pouvait changer à nouveau de nom, de visage. Eil pourrait passer par Patna, acheter de nouvelles opérations chirurgicales à Nânak. Les faire mettre sur sa note. Si Nânak acceptait de lui faire encore crédit. Tal aurait très vite besoin de travail. Oui, c’est cela : prendre toutes ses affaires, puis le chemin de la gare, et une fois à Patna, une nouvelle identité.

Tal tapote l’épaule du chauffeur. « White Fort.

— Pas à cette heure de la nuit.

— Je vous paierai double. »

Eil aurait dû prendre l’argent. Le liquide dans son sac file comme de l’eau sur du sable. Celles de ses cartes de crédit qui n’ont pas encore atteint leur plafond en approchent. Un crore de roupies, qui ne laissent aucune trace et sont acceptées partout, un crédit qui pourrait l’emmener n’importe où. À n’importe quel endroit de la planète. Mais cela reviendrait à accepter son rôle. Qui a écrit que Tal devait être puni ? Laquelle de ses actions mérite l’opprobre général ? Eil considère sa petite vie, décortique les terribles vulnérabilités qui l’ont transformée en une arme politique aveugle. Étranger, seul, isolé, nouveau. Ils l’observaient depuis son arrivée en shatabdi. Tranh, la nuit de délire torride à l’hôtel de l’aéroport – jamais eil n’avait connu un tel plaisir sexuel –, la fête au temple, l’invitation couleur crème au bord doré qu’eil avait exhibée partout au bureau comme une icône… Chacun des verres déversés dans sa précieuse gorge… On avait joué d’eil comme d’une bansurî.

S’apercevant qu’eil serre les poings de fureur, Tal est surpris par l’intensité de sa colère. Un neutre raisonnable, sain d’esprit, sage prendrait la fuite. Mais eil veut savoir. Veut regarder une bonne fois en face le visage qui a décrété tout cela pour eil.

« Bon, l’ami, je ne vous emmène pas plus loin. » Le chauffeur agite sa radio. « Ces cinglés du Shivajî ont la bougeotte. Ils se sont échappés du rond-point Sarkhand.

— Vous m’abandonnez avec eux dans les parages ? » crie Tal au phut-phut qui s’éloigne. Eil entend la rage de Hindutvâ enfler et refluer dans les canyons des rues. Et celles-ci s’éveillent, échoppe après boutique après kiosque après dhâbâ. Une camionnette décharge des ballots de journaux du matin sur le béton du terre-plein central. Les crieurs de journaux affluent comme des milans noirs. Craignant que ses traits le trahissent, Tal relève son col. Son crâne rasé lui semble affreusement vulnérable, un fragile œuf marron. Deux routes jusqu’à la sécurité. Eil voit les façades émaillées de paraboles satellite de White Fort derrière les panneaux solaires et les réservoirs d’eau sur les toits. Eil se glisse le long de la file de véhicules, tête baissée, évitant de croiser le regard des commerçants qui remontent leurs rideaux de fer et des ouvriers des équipes de nuit qui reviennent d’une période de travail à l’heure de la côte Pacifique. Tôt ou tard, plus tôt que tard, quelqu’un verra ce qu’eil est. Tal jette un coup d’œil aux ballots de journaux. Une, gros titres, photos couleur.

Le bruit de la foule se déplace dans son dos, à gauche, puis à droite, puis tout près dans son dos. Tal se met à courir à petites foulées, le manteau collé au menton malgré la chaleur croissante. Les gens regardent, maintenant. Encore un carrefour. Encore un carrefour. Le rugissement sans voix se déplace à nouveau, semble désormais devant, puis gagne d’un coup en volume et en véhémence. Tal jette un coup d’œil de tous côtés. Ils sont derrière. Une rangée d’hommes en chemise blanche débouche au petit trot sur l’avenue depuis une rue latérale. Il y a un moment de silence. La circulation elle-même s’immobilise et se tait. Puis un rugissement ciblé frappe Tal avec une force presque physique. Eil laisse échapper un petit gémissement de peur, jette son stupide manteau encombrant pour se mettre à courir. Des glapissements et des aboiements s’élèvent dans son dos. Les kârsevaks bondissent à sa poursuite. Pas loin. Pas loin. Pas. Loin. Pas. Loin. Pas. Loin. Tout. Près. Tout. Près. Tal se lance dans la forêt de piliers qui soutiennent White Fort. Des cris et mugissements résonnent, s’écrasent sur les piliers en béton. On se rapproche. On est rapides. Plus rapides que toi, petite chose pervertie et contre nature. Petite chose bourrée de vice et d’anormalité. On va te piétiner, mollusque. On va t’entendre exploser sous nos bottes. Des projectiles tombent et rebondissent : canettes, bouteilles, fragments de vieux circuits. Et Tal faiblit, faiblit. Se fane. Il ne reste plus rien en eil. Les batteries sont à plat. À zéro. Tal tapote les commandes subdermiques de son avant-bras. Quelques secondes plus tard, la décharge d’adrénaline se produit. Eil la paiera plus tard, au prix fort. Eil paierait n’importe quel prix, maintenant. Tal reprend de l’avance sur ses poursuivants. Voit les ascenseurs. Fais qu’il y en ait un. Ardhanârîshvara, dieu des choses divisées, fais qu’il y en ait un, et qu’il fonctionne. Les chasseurs claquent des mains sur les piliers de béton huileux. On. Vient. Te. Tuer. On. Vient. Te. Tuer.

Lumière verte. La lumière verte est salut, la lumière verte est vie. Tal plonge vers la lumière verte de l’ascenseur dès que les portes s’écartent. Eil se glisse dans la fente sombre, écrase le bouton. Les portes se referment. Des doigts s’insinuent entre elles, cherchant les capteurs, les interrupteurs, la chair à l’intérieur, n’importe quoi. Centimètre par centimètre, ils écartent les portes.

« Il est là, ce chûtiyâ ! »

Eil ! Eil ! hurle intérieurement Tal en écrasant les doigts avec ses poings, avec les talons pointus de ses chaussures. Les doigts se retirent. Les portes se collent l’une à l’autre. L’ascension commence. Tal s’arrête deux étages en dessous du sien pour les attirer, attend que les portes s’ouvrent et se referment, puis monte à l’étage supérieur au sien. Alors qu’eil redescend sans bruit par l’escalier, dont les marches luisant du passage régulier de pieds nus puent l’ammoniaque humide même en pleine sécheresse, eil entend, de plus en plus nettement, des gens discuter. Tal tourne tout doucement le coin. Ses voisins sont massés dans la porte ouverte de Mâmâ Bhârat. Tal descend une autre marche. Tout le monde parle, gesticule, certaines femmes, horrifiées, se pressent le dupattâ sur la bouche. Certaines s’inclinent et se relèvent dans les rituels du chagrin. Les voix des hommes tranchent dans les bavardages et les mélopées, un mot ici, une phrase là. Oui, la famille vient, elle arrive, qui aurait laissé une vieille femme ici toute seule, une honte, une honte, la police les trouvera.

Encore un pas.

La porte de l’appartement de Mâmâ Bhârat, enfoncée, gît sur le sol. Par-dessus la tête des hommes furieux, Tal voit la pièce profanée. Murs, fenêtres, peintures de dieux et d’avatars sont constellés de trous. Tal en reste ébahi, refuse de comprendre. Des balles ont percé ces trous. C’est un ébahissement trop long. Un cri.

« Il est là ! »

La voix plaintive de Paswan, son voisin. La foule s’écarte, ouvrant une relation directe entre Tal, le doigt accusateur de Paswan et les pieds par terre. Tout le monde tourne la tête. Ils ont les pieds dans une mare de sang. Une mare étonnamment brillante de sang frais et rouge, frais de vie et d’oxygène, qui déjà attire les mouches. Les mouches sont dans la pièce. Les mouches sont dans la tête de Tal.

On peut se passer de toi, maintenant, avait dit Tranh.

Les pieds dans du sang frais, luisant. Ils sont encore dans l’immeuble. Eil fait demi-tour, se remet à courir.

« Il est là, le monstre ! » rugit Paswan. Les voisins de Tal reprennent le cri. La voix collective vrombit dans le puits de béton de la cage d’escalier. Tal agrippe la rampe métallique à pleines mains, se hisse vers le haut. Son corps entier est douleur. Son corps entier hurle, gémit, l’avertit qu’il est proche de la fin, qu’il n’en peut plus. Mais Mâmâ Bhârat est morte. Mâmâ Bhârat a été abattue et par ce matin d’août avec l’aube qui descend de la coupole crasseuse tout là-haut par les flancs de la cage d’escalier, la haine, le mépris, la peur et la colère du Bhârat sont tout entiers focalisés sur un neutre en train de grimper des marches en béton. Ses voisins, les gens au milieu desquels eil vivait si paisiblement ces derniers mois, veulent déchirer son corps de leurs mains.

Tal passe devant deux hommes sur le palier du septième. Ils lui rappellent vaguement quelque chose, aussi jette-t-eil un coup d’œil en arrière. Ils sont jeunes, habillés pauvrement en pantalon baggy et chemise blanche, l’uniforme standard du jeune de la rue bhâratîe, mais il y a quelque chose d’incongru chez eux. Quelque chose qui n’est pas White Fort. Leurs regards se croisent. Tal se souvient où eil les a vus. Ils portaient alors des costumes, de beaux costumes sombres. Ils l’avaient croisé sur le palier, au moment où Mâmâ Bhârat sortait sa poubelle et où eil était passé en gambadant, lui envoyant un baiser, tout excité et jubilant de partir pour la fin de tout ça. Ils avaient regardé par-dessus leur épaule, comme lui en ce moment. Un bon décorateur n’oublie jamais les détails.

On peut se passer de toi.

Dans l’instant qu’il leur faut pour réaliser leur erreur, Tal a gagné un étage et demi, mais ce sont des jeunes hommes en bonne forme physique, qui ne portent pas de bottines dernier cri et n’ont pas couru toute la nuit, comme Tal a l’impression de l’avoir fait.

« Place ! » crie Tal en fendant la tête de la procession quotidienne de porteuses d’eau en train de descendre les escaliers sans fin avec une dame-jeanne en plastique en équilibre sur la tête. Il faut qu’eil gagne l’extérieur. White Fort est un piège, une grande machine à tuer en béton. Eil doit sortir de là. Fonds-toi dans la foule, au milieu des gens. Ils te feront un bouclier de leurs corps. Tal change de direction au palier suivant, ouvre avec violence la porte pour se jeter sur la passerelle extérieure.

Les urbanistes de Diljît Rânâ, en bons adeptes du néo-corbusianisme, ont conçu White Fort comme un village dans le ciel et prévu de larges terrasses ensoleillées pour l’agriculture urbaine. La plupart des parcelles à micro-irrigation sont redevenues terre et poussière dans la longue sécheresse et la crise de la plomberie, ou bien accueillent des bosquets de cannabis génétiquement modifié entretenus avec un amour méticuleux et de l’eau minérale en bouteilles. Des chèvres redevenues sauvages, à cinq générations de leurs premiers ancêtres urbanisés, paissent les tas de déchets et les jardins maraîchers desséchés. Elles ont le pied aussi sûr sur les passerelles de béton et les garde-fous de White Fort qu’au-dessus des précipices de leur milieu naturel. Les robots de maintenance les combattent avec acharnement à coup de tasers haute tension. Les chèvres adorent le goût de l’isolant électrique.

Tal court. Les chèvres lèvent la tête en ruminant. Les mères se dépêchent d’écarter leur progéniture du chemin de la chose démente et pervertie qui file à toute vitesse. Bidîs aux lèvres, les vieillards qui font leurs mots croisés aux premiers rayons du soleil suivent Tal du regard en se réjouissant du spectacle, quel qu’il soit. Les jeunes hommes désœuvrés poussent acclamations et sifflements.

Le coup de pouce chimique diminue, disparaît. Tal n’est pas construit pour la course. Eil jette un coup d’œil par-dessus son épaule. Des armes à feu se lèvent et s’abaissent dans les mains de ses poursuivants. Des armes dures et noires. Cela change tout, aux niveaux agricoles de White Fort. Les femmes font disparaître leurs enfants à l’intérieur. Les vieillards se cachent. Les jeunes hommes s’éclipsent.

« À l’aide ! » s’écrie Tal. Eil attrape des poubelles, des tas de papiers, des paniers, tout ce qui pourrait les ralentir d’une seconde, les retarder. Saris, dhotîs, lungîs, la lessive du jour pend à des cordes plus ou moins bien tendues au-dessus des larges ruelles aériennes. Tal se baisse pour passer sous la dhobî en train de s’égoutter, le bras tendu pour faire tomber l’un après l’autre les supports des étendages. Eil entend des jurons étouffés, regarde derrière lui, voit ses prédateurs se dépêtrer d’un sari vert mouillé. Le sanctuaire est en vue, au bout de la rue, un ascenseur de service qui se remplit de départs à l’école. Tal se précipite entre les portes qui se referment, esquive le virevoltant chaperon. L’ascenseur s’ébranle et entame sa descente. Tal entend des voix, lève la tête, aperçoit les deux dacoïts penchés sur la rambarde. Ils brandissent leurs armes. Au milieu des écolières aux yeux noirs en bel uniforme soigné, Tal les salue d’un geste.

Le soleil déverse une lumière torride dans les rues-canyons de Vârânacî. Tal avance dans la foule de l’heure de pointe, se glisse entre les écoliers à pied et les bicyclettes des fonctionnaires en chemise blanche, entre les marchands ambulants et les ouvriers d’usine, entre les gens qui ont dormi sur les porches et les étudiants en vêtements de marque et chaussures japonaises, entre les chariots livrant des piles de carton de sous-vêtements Lux Macroman et les jolies dames sous l’auvent de cyclo-pousses. À tout moment, quelqu’un dans cette foule pourrait reconnaître en Tal la personne représentée en une du journal qu’il ou elle tient plié sous le bras, dans le bulletin d’informations matinal que diffuse son palmeur, sur les affiches des kiosques à journaux ou les écrans publicitaires qui défilent à chaque intersection ou chauk. Un cri, une main tendue pour attraper la manche d’une veste, un Hé, vous ! Arrêtez ! et ce grouillement d’individus se cristalliserait en une foule, un esprit, une volonté, une intention.

Tal dévale les marches jonchées d’ordures du métro de Vârânacî. Même si les tueurs l’ont suivi dans la cohue du matin, ils n’ont aucune chance d’y arriver dans le labyrinthe du métro. Tal évite la file pour le lecteur rétinien pour s’immiscer dans celle des femmes, qui n’autorisent pas à la compagnie de transport une telle liberté avec leurs yeux, lâche cinq roupies dans le réceptacle et se faufile de l’autre côté de la barrière avant que les dames de New Vârânacî puissent se plaindre.

Eil avance sur le quai jusqu’à la section des femmes et parcourt du regard la foule des voyageurs en cherchant à repérer dans celle-ci le sillage de tueurs. Il serait si facile de mourir là. Une poussée dans le dos au moment où la rame surgit du tunnel. Et le contrecoup arrive, les cendres de la poussée d’adrénaline artificielle s’évacuant de son système sanguin. Tal frissonne, seul, petit et très, très paranoïaque. Une vague d’air électrique, d’une chaleur écœurante : la rame déboule dans la station. Tal monte dans le wagon réservé aux femmes et en redescend deux arrêts plus loin. Eil laisse passer une rame, puis une autre, avant de monter à nouveau dans la section réservée aux femmes. Eil ne sait absolument pas si c’est la bonne chose à faire, s’il y a une bonne chose à faire, s’il existe des manuels pour apprendre à semer des tueurs dans le métro urbain.

La rame automatique repart dans les sous-sols de Vârânacî en cahotant sur les aiguillages. Tal se sent nu au milieu des corps féminins. Eil les entend penser : Ce n’est pas votre place, nous ne savons pas ce que vous étiez, mais vous n’êtes plus des nôtres, hîjrâ. Puis son cœur se fige. Serrée entre un étançon et un extincteur, une employée de bureau a trouvé assez de place pour lire le Bhârat Times. Elle en parcourt la dernière page, celle qui donne les résultats de cricket. Un titre en quatre-vingts points et une photo d’une demi-page s’étalent à la une. Eil se regarde, visage pâle à cause du flash, yeux écarquillés comme deux lunes.

La rame passe sur un nouvel aiguillage. Les voyageurs oscillent comme du blé dans le vent. Tal lâche la bride et traverse le wagon pour se placer face aux grandes manchettes. La fille abaisse le haut de son journal pour regarder Tal, puis replonge dans les potins sur le héros du test-match V.J. Mazumdar et son mariage imminent avec une célébrité. En bas de la une, un sous-titre annonce : PLUSIEURS MORTS DANS L’INCENDIE CRIMINEL D’UN CLUB DE PERVERS.

Gare de Vârânacî, prévient l’aeai dans le chahut des radios et des conversations. Tal s’échappe sur le quai, prenant de l’avance sur la tache des banlieusards qui s’élargit lentement. Il aura le temps de s’arrêter pour méditer sur cette une plus tard, quand le shatabdi aura pris de la vitesse et l’aura emporté à plus de cent kilomètres de Vârânacî.

L’escalier mécanique hisse Tal dans le grand hall. Son palmeur lui a permis d’identifier le prochain départ : le train à grande vitesse pour Kolkata. Droit par la ligne de métal jusqu’aux États du Bengale. Patna et Nânak peuvent attendre. Davantage qu’un nouveau visage, Tal a besoin d’une nouvelle nation. Les Bangladais sont des gens civilisés, cultivés, tolérants. Kolkata deviendra son nouveau foyer. Mais la réservation en ligne est lente, lente, lente, et les guichets entourés d’une foule mortelle. Des journaux abandonnés parsèment le béton entre les bols d’âlû ou de dâl en feuille de manguier. Des chiffonniers fourragent et fouillent. Tous le livreraient pour une poignée de roupies.

Trente minutes avant le départ du train.

La réservation en ligne est encore bloquée. Et le guichet automatique est recouvert d’affichettes portant au marqueur la mention Hors Service.

Foutu Bhârat.

« Hé, dites-moi l’ami, vous voulez acheter un billet très très rapidement ? » Le revendeur, un jeune homme vêtu à la mode sportive avec un duvet comme moustache, se tient tout près de lui, en une intimité faisons-affaire. Il déploie un éventail de billets. « Sûrs et sans arnaque. Réservation garantie. Vous regardez, vous trouvez votre nom dans le wagon, personne ne vous demande rien. On a hacké le système de Bhârat Rail. » Il brandit un palmeur en piètre état.

Allons, allons. Eil ne va pas y arriver. Eil ne va pas y arriver.

« Combien ? »

Le garçon en tenue de sport annonce un prix qui, à n’importe quel autre moment, dans n’importe quelle autre situation, aurait fait éclater de rire le neutre.

« Tenez, voilà. » Eil tend une liasse de roupies.

« Hé, chaque chose en son temps, dit le garçon en conduisant Tal vers les quais. Quel train, quel train ? »

Tal lui répond.

« Venez avec moi. » Il lui fait traverser la foule entourant la buvette à châï où les banlieusards sirotent leur thé sucré avec beaucoup de lait dans de minuscules tasses en plastique. Il glisse une souche de billet vierge dans la fente d’impression du palmeur, saisit l’identité de Tal, presse quelques icônes. « Voilà. Bon voyage. » Il tend le billet avec un grand sourire. Le sourire se fige. La bouche s’ouvre. Un minuscule point rouge apparaît sur le col de son tee-shirt Adidas, s’élargit en un léger flot. Son visage, qui affichait une satisfaction béate, exprime d’abord la surprise puis la mort. Le jeune homme s’effondre sur Tal, un cri monte d’une femme en sari violet, un cri repris par toute la foule au moment où Tal voit par-dessus l’épaule du revendeur abattu l’homme en impeccable veste à la Nehru, pistolet noir à silencieux au poing, hésiter entre s’enfuir après avoir bâclé sa mission et viser posément pour la mener à bien ici, maintenant, devant tout le monde.

Puis un vélomoteur surgit de la foule, se faufilant ici ou là en klaxonnant. La jeune femme qui le conduit se dirige droit sur le tueur, qui l’entend, la voit et réagit avec une toute petite milliseconde de retard. Le deux-roues le percute au moment où il va braquer son arme. Le tueur hurle. Le pistolet lui échappe des mains. L’homme en noir recule en titubant sur le quai, se heurte à un train, glisse entre le bord du quai et le wagon, sous le train pour Kolkata, sur les rails.

La fille fait pivoter son engin face à Tal tandis que la foule se précipite vers le tueur pour voir ce qu’il est devenu. « Montez ! » crie-t-elle en anglais. Une main sort de sous le wagon. Des bras se tendent pour aider l’homme à se relever. « Si vous voulez vivre, venez avec moi. »

Tout autre choix serait encore plus insensé. La fille fait monter Tal, qui se glisse contre elle et s’accroche. Elle actionne la poignée des gaz et s’éloigne dans la foule sans cesser de klaxonner comme une forcenée. Elle atteint l’extrémité du quai, lance le vélomoteur cahotant sur les rails et les traverses, coupe la voie à un train local qui avance au pas, accélère le long de l’accotement jonché d’ordures tout en écartant à coups de klaxon les banlieusards à qui il sert d’itinéraire.

« Je devrais me présenter, lance la fille par-dessus son épaule. Vous ne me connaissez pas, mais j’avais plus ou moins l’impression de vous devoir quelque chose.

— Quoi ? crie Tal, la joue plaquée à son dos.

— Je m’appelle Nadja Askarzadah. C’est moi qui vous ai fourré là-dedans. »

29 Banana Club

À onze heures, à force de charges à la lâthî, la police a dégagé les rues. Les policiers pourchassent individuellement les kârsevaks dans les galîs, mais ce ne sont que des voyous, de la racaille toujours là quand il se passe quelque chose sur son terrain. Les ruelles sont trop étroites pour les camions de pompiers, aussi faut-il dérouler les tuyaux sur la chaussée et les relier pour agrandir leur rayon d’action. De l’eau fuit des joints. Les résidents de Kâshî regardent cela avec envie depuis leurs vérandas et leurs devantures ouvertes. Tous ces efforts viennent trop tard. C’est terminé. La vieille havelî en bois s’est effondrée sur elle-même en un tas de braises luisantes et cliquetantes. Les soldats du feu ne peuvent plus rien, sinon les tasser pour les empêcher d’incendier les bâtiments voisins. Ils glissent et tombent sur une couche de peaux de bananes.

L’attaque a été aussi minutieuse qu’efficace. Le feu a pris et s’est propagé à une vitesse stupéfiante. Sec comme de l’amadou. Cette sécheresse, cette longue sécheresse. Des brancards emportent les morts. Vârânacî, cité d’incinérations. Ceux qui se sont enfuis par la porte de devant se sont heurtés à toute la colère du Shivajî. Leurs corps jonchent la ruelle. L’un porte, brûlé jusqu’à la carcasse, un pneumatique autour du cou. Le corps est intact, la tête un crâne noirci. Un autre a été transpercé par un trident de Shiva, un troisième éviscéré, et l’espace ainsi pratiqué rempli de déchets en plastique enflammés. Les policiers les piétinent pour les éteindre et traînent la chose à l’écart en essayant de la toucher le moins possible. Ils craignent le contact polluant du hîjrâ, le sans-sexe.

Hovercams et caméras portables s’approchent pour des gros plans. Dans le studio de direct, les responsables de journaux télévisés étudient les images en décidant quelle posture adopter : opinion progressiste scandalisée ou colère populaire face à l’hypocrisie du gouvernement Rânâ. N.K. Jîvanjî publiera un communiqué à onze heures trente. Les responsables de journaux télévisés adorent une histoire qui décolle. Le cricket s’est terminé avant l’apogée, la guerre n’a rien donné à part des heures de transports de troupes blindés qui parcourent d’un bout à l’autre la longue courbe du barrage Kundâ Khâdar, mais ce scandale sexuel lié aux Rânâ échappe à tout contrôle et conduit à des corps calcinés, à des combats de rue. Un plan en particulier sera repris dans toutes les informations télévisées du matin : celui de la pauvre aveugle, le côté de la tête fracassé par un coup de massue au moment où la fureur l’a rattrapée. Personne n’arrive à comprendre pourquoi elle tient une banane à la main.

30 Lisa

Derrière la frange de chaume de coco dégoulinante d’eau, la pluie réduit le monde à un flux. Palmiers, église, étals le long de la route, route elle-même et véhicules qui y passent dans un sens ou dans l’autre, tout est nuance de gris, délavé, liquide, tout se mélange comme dans une peinture à l’encre japonaise. Les phares des camions sont blafards et délayés. Terre, fleuve et ciel se succèdent sans discontinuité.

Sous son informe cape en plastique, Lisa Durnau ne voit même pas l’extrémité de la passerelle. Dans la cabine voisine, le Dr Ghotse se penche sur le réchaud à gaz pour fournir le châï et le réconfort promis. Lisa Durnau peut se passer du châï. Chaque fois qu’elle a essayé d’en obtenir un uniquement préparé avec de l’eau et sans un grain de sucre, on le lui a servi quand même sucré et plein de lait. Glacé, ce serait délicieux. Sous son étouffante cape imperméable, la sueur lui colle à la peau. La pluie tombe en cascade de l’avant-toit.

Il pleuvait quand elle avait atterri à Tiruvanantapuram. Un boy muni d’un parapluie l’accompagna jusqu’aux arrivées, de l’autre côté de l’aire de stationnement ruisselante. Les Occidentaux des classes économiques traversaient celle-ci en courant et en jurant, vestes et journaux au-dessus de la tête. Les Indiens se laissaient mouiller, l’air heureux. Lisa Durnau a connu de nombreuses pluies différentes : celle gris métal des printemps du Nord-Est, le crachin perçant qui tombait plusieurs jours d’affilée dans le Nord-Ouest, les terrifiantes grosses averses des États des Plaines, semblables à une cascade dans le ciel, qui engendraient crues subites et érosion en nappe. La pluie bienvenue était une nouveauté pour elle. L’eau de crue parsemée d’ordures dans les rues montait jusqu’aux essieux du taxi qui l’avait déposée à l’hôtel. Les vaches s’embourbaient jusqu’aux jarrets. Les cyclo-pousse labouraient le liquide brun et dansant, soulevant dans leur sillage des odeurs de bière. Elle vit un rat traverser à la nage devant le taxi, la tête bravement levée. Plus tôt dans la journée, alors qu’elle slalomait entre les flaques pour atteindre la passerelle, Lisa Durnau a vu une petite fille remonter le bras mort à la nage en poussant un léger radeau, pas plus de trois tiges de bambou attachées ensemble, avec une marmite de métal cabossée en équilibre dessus. Malgré ses cheveux qui lui collaient au crâne comme le pelage lustré d’un mammifère aquatique, la fillette arborait un visage radieux.

Le briefing de la CIA avait négligé d’informer Lisa Durnau que c’était la mousson au Kerala.

Servir de barbouze au gouvernement ne lui plaît pas. À peine la capsule s’était-elle posée, baignée de plasma en feu, que les leçons avaient commencé. Son premier briefing avait eu lieu dans le bus qui la conduisait au centre médical, encore affaiblie et endolorie par son retour dans la gravité. Elle n’avait même pas eu le temps de se changer avant qu’ils l’emmènent et la déposent dans le vol pour New York. À l’aéroport Kennedy, on l’avait briefée sur les liaisons d’ambassade, et sur les mots de passe de sécurité dans la limousine l’amenant à la suite VIP, où un homme et une femme en costume lui enseignèrent, dans un champ de silence du centre des affaires, le bon usage du dispositif de localisation. À la porte d’embarquement, ils lui remirent une petite valise contenant des vêtements convenables à sa taille, avant de lui serrer gravement la main en lui souhaitant un bon voyage et bonne chance dans sa mission. Lisa ouvrit ce bagage alors que le taxi s’arrêtait devant l’hôtel. Tout à fait ce qu’elle craignait. Aucun des tee-shirts n’avait de manches du bon type, quant aux sous-vêtements, ils étaient tout bonnement innommables. Deux élégants tailleurs noirs étaient pliés au fond. Elle s’attendit presque à voir Daley Suarez-Martin sortir du minibar. Le lendemain, munie de sa carte de crédit noire sans plafond de dépenses, Lisa alla au bazar remplir la valise pour un prix total inférieur à celui d’un slip Abercrombie & Fitch. Vêtements de pluie inclus.

« Oui, c’est un merveilleux spectacle », lance le Dr Ghotse. Lisa Durnau sursaute. Elle s’est laissé hypnotiser par les doigts de pluie sur le chaume. Debout devant elle, l’homme tient une tasse de châï dans chaque main. Le breuvage est conforme à ses craintes, mais il la réconforte en effet un peu. Le bateau sent l’humidité et le manque d’entretien. L’idée que Thomas Lull s’est retrouvé là ne lui plaît guère. Elle n’arrive pas à imaginer le bateau sous un autre climat que cette perpétuelle pluie blanche. Elle a lu les symboles tantriques sur les nattes du toit, remarqué le nom peint en blanc sur la proue : Salve Vagina. Aucun doute, Thomas Lull a vécu là. Mais elle avait appréhendé ce qu’elle y trouverait : les affaires de Lull, la vie de Lull après elle, après Alterre, le nouveau monde de Lull. Maintenant qu’elle a vu le peu qu’il y avait à voir, la pauvreté et le dénuement des trois cabines à toit de chaume, l’appréhension se transforme en mélancolie. C’est comme s’il était mort.

Le Dr Ghotse la prie de s’asseoir sur un des divans en tissu qui occupent une longueur de la cabine. Lisa Durnau se défait de sa cape de pluie, qu’elle laisse s’égoutter sur la natte de fibre tendre. Le châï est bon, sensuel.

« Eh bien, là-haut dans le sombre Nord, ils ont commencé une guerre pour elle. Ce ne sont pas des gens civilisés. Perclus de castes. Bon, mademoiselle Durnau, que voulez-vous à mon bon ami Thomas Lull ? »

Lisa Durnau s’aperçoit qu’il existe deux manières de jouer cette scène, ou toute autre du même acabit. Elle peut supposer que Lull a raconté à son bon ami le Dr Ghotse ce et ceux qu’il avait abandonnés. Ou bien, conformément à ses briefings, supposer que personne ne sait rien ni ne peut rien savoir.

Tu es en Inde, maintenant, LD.

Une puce de sonates pour piano de Schubert s’est frayé un chemin entre les coussins.

« Mon gouvernement m’a chargée de retrouver Lull pour lui transmettre certaines informations. Je dois si possible le persuader de rentrer aux États-Unis avec moi.

— Quelles sont ces informations ?

— Je n’ai techniquement pas le droit de le révéler, docteur Ghotse. Je me contenterais de préciser qu’elles sont de nature scientifique et que la perspicacité unique de Lull est nécessaire à leur interprétation.

— Lull. C’est comme ça que vous l’appelez ?

— Il vous a parlé de moi ?

— Suffisamment pour que je sois surpris de vous voir vous soucier des affaires de votre gouvernement. »

Occupe-t’en correctement. Empêche-les de foutre des bandeaux publicitaires Coca-Cola sur les nuages, lui avait-il demandé. Le souvenir de Lull ce soir-là dans le bar étudiant d’Oxford est encore plus proche, plus vivant que cette demeure dans laquelle il vivait tout récemment. Elle ne le sent pas, ici, sous cette canopée de bruit de pluie. Elle l’imagine courir sous cette pluie, fendre à la manière d’une loutre l’eau tiède du bras mort, comme la fillette du radeau avec sa marmite en étain. Que t’ont-ils demandé de devenir ?

Lisa Durnau sort et ouvre le bloc de données. Le Dr Ghotse, assis les chevilles croisées, a posé sa tasse sur la table basse sculptée.

« Vous avez raison. La vérité, la voilà. Vous ne la croirez peut-être pas, mais pour autant que je sache, tout est exact. » Elle affiche l’image de Lull produite par le Tabernacle.

« Le professeur Lull, reconnaît le Dr Ghotse. La photo n’est pas très bonne. Beaucoup trop de grain.

— C’est parce qu’elle a été générée par un artefact extraterrestre découvert par la NASA dans un astéroïde appelé Darnley 285. Artefact qu’on appelle le Tabernacle.

— Ah, le tabernacle, comme le sanctuaire qui abritait l’arche d’Alliance des Hébreux.

— Je ne suis pas sûre que vous ayez entendu ce que je viens de dire. Le Tabernacle n’est pas une création humaine, mais celle d’une intelligence extraterrestre.

— Je vous ai bien entendu, mademoiselle Durnau.

— Vous n’êtes pas surpris ?

— L’univers est très vaste. La surprise serait qu’il n’en soit pas ainsi. »

Lisa pose le bloc sur la table entre les tasses de châï.

« Il y a autre chose que j’ai besoin que vous compreniez. Cet astéroïde Darnley 285 est très vieux. Plus âgé que notre système solaire. Vous arrivez à comprendre ça ?

— Mademoiselle Durnau, les cosmologies occidentales et hindoues font l’une comme l’autre partie de mon éducation. C’est en effet un prodige qu’un objet ait survécu à la destruction survenue à la fin du Dvâpara Yuga, voire à des millénaires avant celle-ci. Ce Tabernacle pourrait être un vestige de l’Âge de Vérité lui-même.

— Si je veux trouver Thomas Lull, c’est pour lui demander pourquoi son visage apparaît à l’intérieur d’un corps rocheux vieux de sept milliards d’années.

— Ce serait une question », reconnaît le Dr Ghotse.

La pluie a réussi à traverser le chaume de coco. Un petit égouttement, mais qui prend de l’ampleur, tombe sur la table basse aux sculptures représentant deux amants tantriques entrelacés. La mousson au-dessus de Lisa Durnau, sous elle, derrière et devant elle, dissolvant les certitudes de l’aéroport Kennedy, de New York, de l’hypersonique. Cette pluie, cette Inde.

Le rugissement, la pluie, l’odeur d’égouts, d’épices et de pourriture, l’incessant chaos de la circulation, le chien crevé à demi réduit en os noirs dans le caniveau, le vol circulaire des milans aux yeux de charognard, les bâtiments écaillés aux taches de moisissure, la douce puanteur d’alcofuel au sucre de canne et de ghî en train de brûler en provenance des vendeurs de pûrîs, les enfants se pressant autour d’elle, propres et nourris mais réclamant roupie roupie, stylo stylo, les colporteurs, vendeurs, diseurs de bonne aventure et masseurs se dirigeant sur une femme blanche sous la pluie : le peuple. Les gens. À moins de cent mètres de son hôtel, le Kerala la terrassa. Ce qu’elle entendit, ce qu’elle sentit ou ressentit, ce qu’elle vit, tout se combina en une attaque massive contre sa susceptibilité. L. Durnau la fille de prêcheur. C’était le monde de Thomas Lull. Elle devait s’y frotter aux conditions de Thomas Lull.

Elle se fit couper les cheveux par un aveugle au salon de coiffure Gangâ Devî et ne s’aperçut qu’après, en tapotant sa coupe au carré, que celle-ci la faisait ressembler à l’image du Tabernacle. Accomplissement de la prophétie. Elle acheta des bouteilles d’eau au milieu de la mousson, ainsi que des vêtements de pluie légers et efficaces, puis fit reproduire à des dizaines d’exemplaires la photo de Thomas Lull tirée du bloc de données – qu’elle commençait à considérer comme une des Tables de la Loi – dans une petite imprimerie coincée derrière un pîpal aux branches duquel pendaient des cordons brahmanes rouges et orange. Elle commença ensuite son enquête.

Le conducteur de cyclo-pousse semblait avoir douze ans. Lisa doutait qu’un garçon aussi maigre arrive à transporter le moindre passager, mais il lui colla aux basques sur trois pâtés de maisons, en la hélant, « Hello, hello, madame », tandis qu’elle slalomait entre les parapluies. Elle l’arrêta à l’endroit où la route se rétrécissait, à l’entrée du fort.

« Tu parles anglais ?

— Anglais-indien, américain ou australien, madame ?

— J’ai besoin de garçons parlant anglais.

— Il y en a plein, madame.

— Voilà cent roupies. Si tu en ramènes autant que tu peux dans une demi-heure au salon de châï qui est là, je t’en donnerai deux cents autres. J’ai besoin de garçons qui parlent anglais, savent tout et connaissent tout le monde. »

Il fourra le billet dans une poche de son pantalon Adidas, remua la tête de la manière qui, avait appris Lisa, signifiait d’accord.

« Hé ! Comment tu t’appelles ? » lui cria-t-elle alors qu’il repartait dans la circulation en jouant mélodieusement de la sonnette. Il lui sourit par-dessus son épaule sans cesser de pédaler dans l’eau tourbillonnante.

« Kumâramangalam. »

Lisa Durnau s’installa dans le salon de thé et surfa une demi-heure sur Alterre. Une semaine équivalait littéralement à une époque géologique, au rythme de vingt mille ans par heure. Des floraisons algales dans le Biome 778, dans le Pacifique Est, avaient généré un microclimat océanique auto-entretenu qui provoquait un changement de direction des vents similaire à El Niño sur VraieTerre. Les forêts humides des montagnes mouraient, les complexes écosystèmes symbiotiques des arbres à fleurs, les colonies d’oiseaux pollinisateurs et les complexes sociétés arborico-sauriennes de la canopée se désagrégeaient. En quelques jours, une dizaine d’espèces avaient peu à peu disparu, ainsi qu’un système équilibré d’une rare beauté. Lisa savait devoir prendre en compte la nature bouddhique d’Alterre : ce n’étaient que des espèces virtuelles qui se disputaient la mémoire, les ressources et un ensemble de paramètres mathématiques de onze millions d’ordinateurs. Pourtant, chaque extinction la chagrinait. CyberTerre pouvait avoir une véritable existence physique quelque part dans le polyvers post-expansion, elle l’avait prouvé. C’était une véritable mort, une véritable annihilation, véritable et définitive.

Jusqu’à ce jour. Dans un salon de châï kéralais, on aurait dit des jeux, des jouets. Une mini-exhibition de monstres. Les clients regardaient tous le soap sur l’écran plat. Elle avait lu que les aeais en avaient créé non seulement les personnages, mais aussi les acteurs qui les interprétaient. Un vaste édifice artificiel menaçait de submerger la dramatique, comme les énormes tours incrustées qui dominaient l’architecture des temples dravidiens. Il n’y a pas qu’une CyberTerre, s’aperçut-elle. Il y en a des milliers.

Kumâramangalam revint au bout de la demi-heure. C’était quelque chose qu’elle découvrait, dans ce monde étranger. Il n’avait que l’apparence du chaos. Les choses se faisaient, et se faisaient bien. Vous pouviez compter sur les gens pour porter vos bagages, nettoyer vos vêtements, retrouver votre ancien amant. Les garçons des rues s’entassèrent dans le salon de thé, dont le propriétaire jeta plusieurs regards courroucés à l’effrontée Occidentale. Les autres clients déplacèrent leurs sièges en se plaignant à voix haute de ne pas entendre la télévision. Kumâramangalam se plaça près de Lisa d’où il cria sur l’un puis sur l’autre, et ils semblèrent lui obéir. Il se plaçait déjà en position de lieutenant. Comme l’avait soupçonné Lisa, la plupart n’avaient qu’une connaissance petit-nègre de l’anglais, mais elle disposa les photographies de Thomas Lull en éventail sur la table.

« Une chacun », ordonna-t-elle à Kumâramangalam. Des mains arrachèrent les photos imprimées au fur et à mesure que le conducteur de cyclo-pousse les tendait. Il en renvoya certains sans photo, en harangua longuement d’autres en malayâlam. « Bon, j’ai besoin de trouver cet homme. Il s’appelle Thomas Lull. Il est américain. Il vient du Kansas, vous comprenez ? »

Kansas, répétèrent les garçons des rues. Elle brandit le cliché. Celui dont se servait son éditeur pour les relations publiques, celui qui le représentait en homme sensible appuyé sur une main et souriant avec sagesse. Il avait détesté.

« Voilà à quoi il ressemblait il y a quatre ans. Il est peut-être encore là, il est peut-être reparti. Vous savez où vont les touristes et où vont les gens qui décident de rester. Je veux savoir soit où il est, soit où il est parti. Vous comprenez ? »

Un murmure océanique.

« D’accord. Je vais donner de l’argent à Kumâramangalam. Voilà cent roupies. Il y en aura quatre cents autres si vous me rapportez l’information. Je la vérifierai avant de vous payer. »

Kumâramangalam traduisit. Certains hochèrent la tête. Elle prit son nouveau lieutenant à part pour lui remettre la liasse de billets.

« Et voilà tes deux cents, et encore mille si tu gardes un œil sur eux.

— Madame, je les garderai en rang, comme vous dites en américain. »

Durant sa première année au Keble College, Lisa Durnau avait suivi le cours intensif d’anglophilie et lu tout Sherlock Holmes. Les gamins des rues qu’employait à l’occasion ce dernier lui avaient toujours semblé mériter davantage de place. Et voilà qu’elle avait les siens. Tandis que Kumâramangalam la ramenait sous la pluie à son hôtel, elle les imagina courir dans toute la ville, ici dans une boutique, là dans un café, un restaurant, un temple, une agence de voyages, un bureau de change, un cabinet d’avocats, une agence immobilière ou de financement. Cet homme, cet homme ? Cela lui plut beaucoup. Les femmes font les meilleurs détectives privés. À l’hôtel, elle nagea cinquante longueurs dans la piscine extérieure, tandis que la pluie s’abattait autour d’elle et que le personnel regroupé sous un auvent la regardait d’un air grave. Elle enfila ensuite un sarong et un haut imprimé de dieux d’un bleu criard, puis partit en phut-phut faire le tour des endroits qu’aurait visités Thomas Lull : les bars à touristes avec des filles.

La pluie ajoutait un nouveau vernis lugubre aux bars d’étage et aux boîtes de nuit. Les Occidentaux assez stupides pour se faire coincer en ville par les pluies abondantes étaient tous des barbouzes travaillant pour des gouvernements ou de grosses entreprises. Les propriétaires de boîtes de nuit, baristas et restaurateurs qui secouèrent la tête en pinçant les lèvres quand elle leur montra ses photographies étaient cent ce-que-Lull-avait-pu-devenir : avec des kilos en trop et de moins en moins de cheveux, vêtus de chemises de plage extra-larges qui leur pendaient comme une grand-voile sur le ventre. Les clients autochtones quittèrent leurs tabourets pour venir bavarder et tenter de glisser la main dans son slip brésilien. Elle fit vingt bars avant d’en avoir assez. En rentrant dans le vrombissement du phut-phut, elle se laissa à moitié hypnotiser par le rythme de la pluie dans les phares et se demanda comment les nuages pouvaient se vider ainsi sans jamais s’assécher. À l’hôtel, elle essaya de regarder CNN, mais la chaîne lui sembla aussi étrangère et aussi peu pertinente qu’Alterre. Une image se logea en elle : la pluie chaude de la mousson tombant sur un iceberg dans le golfe du Bengale.

Kumâramangalam tournait autour de l’hôtel sur son cyclo-pousse quand elle se hasarda à l’extérieur le lendemain matin. Il l’emmena par un grand demi-tour dans la circulation jusqu’à un cybercafé de l’autre côté de la rue. Personne ne marchait, dans ce pays. Tout comme dans celui où habitait Lisa.

« Ce garçon a l’information », dit-il. Lisa n’était même pas sûre l’avoir vu dans la bande de la veille. Le gamin agita la photographie.

« Quatre cents roupies quatre cents roupies.

— On vérifie l’info d’abord. Tu auras ton argent ensuite. »

Kumâramangalam lança un regard furieux à l’insolent. Ils partirent sur son cyclo-pousse. Le garçon ne voulut pas faire le trajet à l’arrière avec une Occidentale : il s’installa devant Kumâramangalam, les pieds sur les écrous d’essieux et les fesses sur le guidon, d’où il dirigea le cyclo-pousse-wallah dans la circulation. Ce fut un trajet long et pesant. Kumâramangalam dut descendre et pousser à plusieurs reprises. Le garçon l’aida. Lisa Durnau s’agrippa à son sac, assaillie par une culpabilité presbytérienne sur l’éthique du travail. Ils finirent par dévaler une pente et passer sous une arche illégalement constellée d’affiches de filmis pour arriver dans une cour entourée de balcons et de cloîtres en bois dans le style kéralais. Une vache mâchait de la paille détrempée. Des hommes quittèrent un instant des yeux une batterie de machines à coudre pour les regarder. Le garçon les conduisit à l’étage, où tous trois passèrent devant un actuaire et un grossiste ayurvédique avant d’arriver à un bureau ouvert sous une enseigne écaillée qui annonçait Location de bateaux Au Lotus Flottant Gunaratna. Un Malayâli grisonnant et un Occidental plus jeune en tee-shirt de marque de surf levèrent les yeux.

« Vous venez pour l’homme sur la photographie ? » demanda l’autochtone, Gunaratna. Lisa Durnau hocha la tête. M. Gunaratna chassa d’un geste les deux garçons de son bureau. Ils s’accroupirent sur le balcon, l’oreille tendue.

« Cet homme. » Elle fit glisser la Table sur le bureau, comme on donne des cartes au poker. Gunaratna la montra à son associé. L’homme au tee-shirt de surf hocha la tête.

« Ça fait un bail. » Il était océanien, australien ou peut-être néo-zélandais, Lisa n’avait jamais pu faire la différence, mais il y avait bien des gens incapables de distinguer les Canadiens français des Américains.

« Plusieurs années », confirma Gunaratna. Lisa comprit d’un coup qu’ils attendaient un bakchich. Elle déploya trois mille roupies.

« Pour vos recherches documentaires », suggéra-t-elle. Gunaratna fit disparaître l’argent en douceur.

« On ne se souvient de lui que parce qu’il nous a acheté un bateau, dit l’Australien.

— Nous dirigeons un service sur mesure d’affrètement d’embarcations sur les bras morts, intervint Gunaratna. Il est très rare que quelqu’un veuille acheter, mais une telle offre…

— En liquide. » Le jeune Océanien avait posé une fesse sur un coin du bureau.

« En liquide, impossible de refuser. C’était un très bon bateau. Avec non pas un, mais deux certificats officiels de navigabilité.

— Vous avez une trace de la transaction ?

— Madame, nous sommes une entreprise intègre à la réputation irréprochable. Toutes nos transactions sont archivées en triple exemplaire, conformément à la régulation fiscale. »

L’Australien déploya un écran déroulant grâce auquel il interrogea une base de données.

« Voilà votre homme. »

22 juillet 2043. Houseboat/kettuvallam de dix mètres aménagé avec mobilier et moteurs à alcofuel de dix chevaux, dernière révision le 18/08/42, amarré à Alumkadavu. Vendu à J. Noble Boyd, citoyen américain, passeport numéro… Tout à fait Lull, de se servir comme fausse identité du nom du pasteur du Kansas qui avait considéré de son devoir religieux de s’opposer aux hérésies évolutionnistes d’Alterre. Lisa Durnau nota l’immatriculation du bateau dans la Table.

« Merci, vous m’avez été très utiles. »

L’Australien repoussa mille des roupies dans sa direction.

« Si vous retrouvez le Dr Lull, pourriez-vous le persuader de faire une autre série du genre Living Universe ? Je n’avais pas vu de meilleures émissions scientifiques depuis des années. Elles faisaient réfléchir. Il n’y a plus que du soap, maintenant. »

En sortant, elle donna au garçon ses quatre cents roupies. Au fond du cyclo-pousse que Kumâramangalam poussait sur la longue pente douce conduisant au centre-ville, Lisa Durnau put pour la première fois mettre à contribution toute la puissance de la Table. Le temps que Kumâramangalam remonte en selle, elle avait sa réponse. Les bureaux du district de Palakkâd de la Ray Power avaient enregistré sous le numéro 18736BG un branchement au kettuvallam Salve Vagina, à Tekkadi, amarrage de la route St Thomas. Au nom de J. Noble Boyd. Du révérend J. Noble Boyd.

Salve Vagina.

L’hydroptère côtier ne fonctionnait pas pendant les mois de mousson, aussi Lisa Durnau passa-t-elle quatre heures appuyée à la vitre d’un car express climatisé à regarder les buffles dans les étangs des villages ou les paysannes ployer sous leur fardeau le long des sentiers surélevés qui séparaient les champs inondés, en s’efforçant d’ignorer le tch tch tch qui sortait des oreillettes du lecteur de fichiers de son voisin, bruit aussi irréfutable et aussi ennuyeux que la narine siffleuse de la commandante Beth. Elle n’arrivait pas à croire qu’elle était allée dans l’espace. Elle sortit la Table et parcourut les données du Tabernacle. Hé, eut-elle envie de dire à son voisin amateur des Hindî Hits !, regardez ça ! Avez-vous la moindre idée de ce que ça signifie ?

C’était la question qu’elle devait poser à Thomas Lull. Elle s’aperçut qu’elle redoutait cette rencontre. Quand sa disparition avait traversé la limite subtile mais nette entre temporaire et définitive, Lisa Durnau avait souvent imaginé ce qu’elle dirait si, à la Elvis, elle tombait sur Thomas Lull dans une allée de supermarché ou un duty-free d’aéroport. Rien de plus facile que de trouver des répliques spirituelles quand on sait qu’on n’aura jamais à s’en servir. Désormais, chaque kilomètre dans la pluie, chaque palmier dégoulinant la rapprochait de cette rencontre impossible, et elle ne savait pas ce qu’elle allait dire. Elle mit ce problème de côté au moment de chercher un phut-phut dans le tourbillon de gens et de véhicules trempés à l’endroit plus large de la route qui constituait la gare routière de Tekkadi. Mais alors qu’elle contournait en cahotant des flaques grandes comme un lagon sur la longue route droite qui longeait le bras mort, son appréhension réapparut, devint une épouvantable sensation nauséeuse dans son abdomen. Elle doubla un vieillard en énorme tricycle rouge qui avançait laborieusement sous la pluie. Le chauffeur du phut-phut la déposa au mouillage, où Lisa Durnau resta paralysée sous la pluie. Puis le tricycle rouge la dépassa en grinçant, effectua un virage à angle droit et cahin-caha, monta par la passerelle sur le pont arrière.

« Eh bien, mademoiselle Durnau, reprend le Dr Ghotse, même si je ne vois pas bien en quoi le professeur Lull peut vous aider, vous vous êtes montrée franche avec moi, il ne serait pas convenable que je ne vous rende pas la pareille. » Il sort dans la pluie fouiller dans le coffre de son tricycle, revient avec une feuille de papier repliée et imbibée d’eau. « Tenez. »

C’est un tirage papier d’un courrier électronique. Âmâr Mahal Hotel, Ghât Mânasarovar, Vârânacî. Mon cher Dr Darius. Ban, ce n’est pas la petite école de plongée que je m’étais promise. Malgré tous vos bons conseils, je suis dans le sombre Nord avec Aj. La fille asthmatique, vous vous souvenez ? Il y a là un profond mystère… et je n’ai jamais pu résister à un mystère. C’est le dernier endroit sur Terre où je devrais être… j’ai déjà été mêlé à un petit incident ferroviaire dont vous avez peut-être entendu parler… mais pourriez-vous me faciliter mon séjour dans cet enfer en expédiant le reste de mes affaires à cette adresse ? Je vous rembourserai par virement électronique.

Suit une liste de livres et d’enregistrements, dont le Schubert niché entre les coussins.

« Aj ? »

Le Dr Ghotse corrige sa prononciation. « Une jeune femme que le professeur Lull a rencontrée en boîte. Il lui a enseigné une technique pour contrôler son asthme.

— La méthode Buteyko ?

— En effet. Très inquiétant. En tant que médecin, je ne la recommanderais pas. Il a été perturbé au plus haut point que cette jeune femme sache qui il est.

— Stop. Je ne suis pas la première ?

— Je doute qu’elle représente un gouvernement quelconque. »

Lisa Durnau frissonne malgré la chaleur moite qui règne à l’intérieur de la cabine. Elle affiche la première image du Tabernacle sur la Table, qu’elle tourne vers le Dr Ghotse.

« Encore une fois, la photographie n’est pas très bonne, mais c’est bien la jeune femme en question.

— Docteur Ghotse, c’est aussi une image venant de l’artefact découvert à l’intérieur de Darnley 285. »

Le Dr Ghotse se laisse aller sur le dossier du divan.

« Eh bien, mademoiselle Durnau, comme le dit le professeur Lull dans sa lettre, il y a en effet là un profond mystère. »

Dehors, la pluie semble enfin se calmer un peu.

31 Lull

Dans le bureau de l’homme de loi, fenêtres et volets sont grands ouverts. Le vacarme qui monte de la rue est accablant.

« Toutes mes excuses, dit maître Nagpal en conduisant ses visiteurs aux fauteuils club au cuir craquelé avant de s’installer quant à lui derrière son bureau richement sculpté. Mais sans ça, la chaleur… notre climatisation, c’est au propriétaire de la maintenir en bon état. Une lettre bien sentie, je pense. Je vous en prie, prenez du châï. Pour ma part, dans une chaleur aussi torride, rien ne me paraît plus rafraîchissant que du châï brûlant. »

Thomas Lull ne partage pas ce point de vue, mais l’avocat a actionné sa petite sonnette pour appeler le wallah de bureau.

« J’ai entendu dire qu’il pleuvait déjà au Jhârkhand. » Le boy apporte sur un plateau de cuivre du châï brûlant et douceâtre, dont il sert une tasse à chacun. Nagpal vide la sienne d’un coup. Maître Nagpal, du cabinet Nagpal, Pahelvân et Dhâvan, se comporte en homme plus âgé qu’il n’est. Thomas Lull a longtemps adhéré à la théorie voulant que chaque être humain ait un âge spirituel intérieur auquel il restait toute sa vie. Lui-même est coincé à vingt-cinq ans. L’avocat approche de la soixantaine, même si à en juger à son visage et à ses mains, Thomas Lull ne lui donnerait pas plus de trente ans. « Bien, en quoi puis-je vous être utile ?

— Votre cabinet a envoyé une photographie à ma collègue ici présente », explique Lull.

Nagpal fronce les sourcils, pince les lèvres en un petit oh ? Aj pousse son palmeur sur le bureau. Elle reste calme et détendue, malgré la température qui, estime Thomas Lull, dépasse les quarante degrés. Son tilak semble briller dans l’ombre du bureau.

« On me l’a envoyée le jour de mes dix-huit ans, précise-t-elle.

— Ah, oui, je vois ! » Nagpal déplie son palmeur protégé par un étui en cuir façonné à la main, ouvre un dossier. Thomas Lull interprète le jeu des doigts de l’avocat, le mouvement de ses pupilles, la dilatation de ses narines. De quoi avez-vous peur, maître Nagpal, avec vos diplômes et certificats sur le mur ? « Voilà, Ajmer Rao. Vous avez fait tout ce chemin de Bengaluru, vraiment extraordinaire, surtout en ces temps troublés. La photographie représente, je crois, vos parents naturels.

— Foutaises, intervient Thomas Lull.

— Monsieur, la photographie montre…

— Jean-Yves et Anjâlî Trudeau. Des chercheurs en vie-A réputés, avec qui j’ai travaillé des années. Et à l’époque où Aj a théoriquement été conçue, j’étais en contact quotidien avec Anjâlî et Jean-Yves à Strasbourg. S’il y avait eu grossesse, je l’aurais su.

— Sans vouloir vous offenser, monsieur Lull, il y a des techniques modernes, des mères porteuses…

— Maître Nagpal, Anjâlî Trudeau n’a pas produit un seul œuf viable de sa vie. »

L’avocat se mâche la lèvre inférieure de dégoût.

« Nos questions sont donc les suivantes : qui sont les parents naturels d’Aj, et qui vous a chargé d’expédier cette photo ? Quelqu’un s’amuse à la tromper.

— Je regrette sincèrement la confusion dans laquelle se trouve Mlle Rao, mais il ne m’est pas permis de divulguer cette information, monsieur Lull. C’est une question de secret professionnel.

— Je peux toujours leur parler directement. Je ne suis ici que pour la forme.

— Je ne pense pas, monsieur. Veuillez pardonner ma brutalité, mais M. et Mme Trudeau sont décédés. »

Thomas Lull a l’impression que la pièce sombre, étouffante et désordonnée se retourne entièrement.

« Hein ?

— J’ai le regret de vous informer que M. et Mme Trudeau ont trouvé la mort hier matin dans l’incendie d’un appartement. Dans des circonstances peu claires qui font l’objet d’une enquête de police.

— Vous voulez dire qu’ils ont été assassinés ?

— Je suis en mesure d’ajouter, monsieur, que l’incident a attiré l’attention du service gouvernemental qu’on appelle familièrement le Ministère.

— Les flics Krishna ?

— Comme vous dites. L’appartement aurait été le site du sundarban Badrinâth.

— Ils travaillaient avec les datarâjas ? »

Maître Nagpal écarte les mains.

« Je ne suis pas en mesure de faire de telles suppositions. »

Thomas Lull parle lentement et distinctement afin que l’avocat ne puisse se méprendre sur son propos.

« Le sundarban Badrinâth vous a-t-il chargé d’envoyer la photographie à Aj ?

— Monsieur Lull, j’ai une mère, des frères, une sœur mariée avec trois enfants, que la clémence des dieux soit sur elle. Je suis notaire et magistrat suppléant dans un endroit moins que salubre. Il y a en jeu dans cette affaire des forces que je n’ai pas besoin de comprendre pour savoir puissantes. Je n’ai fait que suivre mes instructions et encaisser mes honoraires. Je ne peux répondre à aucune de vos questions, veuillez le comprendre. Mais je peux exécuter la dernière instruction de mes clients. »

Nagpal actionne sa sonnette, lance un ordre en hindî à son bâbû qui revient avec un étui de la taille d’un livre, enveloppé dans de la soie de Vârânacî. L’homme de loi dénoue le carré de soie tissée à la main et dévoile ainsi deux objets : une photographie et une boîte à bijoux en bois sculpté. Il tend la première à Aj. C’est un cliché de type familial, avec une mère, un père et une fille souriant près de l’eau devant les tours d’une ville étincelante. Mais l’homme et la femme sont désormais morts, et la fille qui cligne des yeux dans le matin radieux a le crâne rasé, avec une cicatrice dénotant une récente intervention chirurgicale.

Aj se passe la main sur les cheveux.

« Je suis désolé de vos ennuis, dit maître Nagpal. C’est la deuxième partie de ce qu’ils désiraient vous donner. » Il lui passe la petite boîte à bijoux pour qu’elle l’ouvre. Thomas Lull sent l’odeur du bois de santal tandis qu’elle soulève le fermoir en cuivre.

« Mon cheval ! »

Elle tient entre le pouce et l’index le cercle universel du chakra embrasé. Au centre danse un cheval blanc cabré.


Derrière les tours de craquage et les dépôts pétroliers de la rive orientale, s’étend un ciel d’obsidienne, courtine d’une forteresse de dix kilomètres de haut. De là où il est assis, sur les marches supérieures du ghât Dasâshvamedha, Thomas Lull en sent la pression dans ses sinus. Un vague soleil jaune recouvre la cité et le fleuve. Les larges bancs de sable de la rive est, où les nâgâs exécutent leurs actes d’ascétisme, sont blancs sur fond de ciel noir. Le vent transporte les pétales d’œillets d’un bout à l’autre du ghât Dasâshvamedha, fait tanguer les embarcations sur le fleuve. Même au Kerala, Thomas Lull n’a jamais connu pareille humidité. Il imagine la chaleur, l’humidité, les substances chimiques se lovant autour de ses voies respiratoires avant de les resserrer.

Le nez sert à respirer, la bouche à parler.

Il règne dans la ville une atmosphère tendue. Canicule et guerre. La colère de Sarkhand a débordé dans les rues. Des incendies. Des morts. Les neutres d’abord, puis les musulmans, comme toujours. Désormais, des pick-up Mahindra enfoncent les devantures des magasins des chaînes de restauration rapide américaines de la Nouvelle Ville et les kârsevaks déversent de l’alcofuel sur les hamburgers à la blasphématoire viande de bœuf. Pour la première fois, Thomas Lull a conscience de son accent et de sa couleur de peau.

L’officier militaire lui avait pris son passeport en l’abandonnant seul dans la réserve aveugle du centre médical du petit village dans lequel les Forces de Défense Bhâratîes s’occupaient des rescapés de l’attaque du train. Thomas Lull resta assis sur la chaise métallique placée sous l’ampoule nue, soudain effrayé, soudain nu tandis que dans la pièce voisine, des hommes parlaient fort en hindî de son passeport au téléphone. Il n’avait jamais consciemment cru à la grâce américaine, que ce petit livret faisait de lui un aristocrate dans le monde, le parait d’invulnérabilité, et pourtant, pris dans l’affrontement de deux forces incompréhensibles, il l’avait brandi comme un crucifix. Il n’avait pas pensé que cela pourrait faire de lui un acteur, au mieux le partisan d’une puissance hostile, au pire un espion. Thomas Lull passa trois heures dans cette pièce, tandis que les claviers crépitaient sous les doigts des bâbûs militaires saisissant les témoignages d’un flot de voix et que des femmes gémissaient dehors dans la rue. Puis un lieutenant potelé, avec un joli tilak bleu au milieu de la langue à force de lécher la pointe de son stylo, arracha des fiches et tamponna des pages avant de tendre à Thomas Lull une poignée de papiers, rose, bleu et jaune, ainsi que son respectable passeport noir.

« Voici un permis de voyager, votre carte d’identité temporaire et votre billet, indiqua-t-il en les désignant tour à tour avec son stylo. Les bus partent devant le temple de Durgâ, le vôtre est le 19. Permettez-moi, au nom du gouvernement du Bhârat, de regretter les épreuves que vous avez subies et de vous souhaiter une bonne fin de voyage. » Son stylo fit ensuite signe à la femme qui suivait Lull dans la file.

« Ma compagne de voyage, une jeune femme avec un tilak de Vishnu ?

— Tous les bus, tout le monde, devant le temple. Que Dieu vous garde, monsieur. »

Le lieutenant chassa Thomas Lull du bout de son stylo. La rue du village était éclairée par les phares des véhicules. Thomas Lull avança entre deux rangées de cadavres, étendus les uns près des autres comme des amants. Le temps qu’il arrive à mi-chemin des bus blancs, l’armée, à court de housses mortuaires, laissait les cadavres à découvert. Il s’efforça de ne pas respirer la puanteur de la chair brûlée. Des médecins militaires s’affairaient déjà à prélever les cornées.

« Aj ! » cria-t-il. À la recherche d’images, les équipes des chaînes d’informations déclenchèrent leurs flashes et dressèrent les torches de leurs caméras. Derrière la forêt de perches à micros, les camions satellite déployèrent leurs paraboles comme des coquelicots en train de fleurir. « Aj !

— Lull ! Lull ! » Une main pâle s’agitant à la fenêtre d’un bus. Un reflet sur le tilak. Lull se fraya un chemin dans la foule, tournant le dos aux caméras porteuses de logos américains. « Vous en avez mis, du temps, lui dit-elle au moment où il se laissait tomber à ses côtés.

— Ils voulaient s’assurer que je n’étais pas un agent d’une puissance étrangère. Et vous ? J’aurais cru, avec cette manifestation de…

— Oh, ils m’ont relâchée tout de suite. Je crois qu’ils avaient peur. »

Le bus roula le reste de la nuit et toute la journée. Les heures se brouillaient dans la chaleur, dans la platitude et les villages aux peintures publicitaires pour de l’eau ou des sous-vêtements, dans le vacarme permanent des klaxons. Ce que vit Thomas Lull, ce fut des cadavres aux yeux rouges allongés dans la rue du village et Aj un genou à terre, la main tendue, et les robots ennemis qui lui obéissaient.

« Il faut que je vous demande…

— J’ai vu leurs dieux et je leur ai demandé. C’est ce que j’ai raconté aux soldats. Je ne pense pas qu’ils m’ont crue, mais bon, ils semblaient avoir peur de moi.

— Les robots ont des dieux ?

— Tout le monde en a un, monsieur Lull. Il faut juste le trouver. »

À la pause toilettes suivante, Thomas Lull acheta un journal pour se convaincre que tous ses fragments d’impressions et de vécu n’étaient pas un faux souvenir. Des extrémistes du Hindutvâ bhâratî avaient attaqué un shatabdi d’Awadhî Rail dans un regrettable excès de zèle patriotique (disait l’éditorial), mais les courageux javâns de la division d’Allâhâbâd avaient repoussé la brutale riposte lancée sans justification par les Awadhîs.

Si occidental progressiste qu’on soit, il y a toujours une partie de l’Inde qui vous choque. Pour Thomas Lull, c’est cette strate enfouie de colère et de haine qui peut, d’un coup, faire se précipiter un homme chez son voisin de toujours pour le couper en deux à la hache, puis brûler sa femme et ses enfants dans leurs lits, avant de reprendre sa vie de voisin une fois tout cela fait et consommé. Même sur les ghâts, au milieu des fidèles, des dhobî-wallahs et des colporteurs pourchassant les derniers touristes, la foule hystérique n’est qu’à un cri de distance. La philosophie de Thomas Lull n’a rien pour expliquer cela.


« À un moment, j’ai envisagé de collaborer avec les sundarbans, explique Thomas Lull. Je venais de témoigner auprès de la Commission Hamilton. Elle avait raison de se montrer soupçonneuse : Alterre cherchait aussi à mettre en place un écosystème alternatif dans lequel l’intelligence pourrait évoluer selon ses propres termes. Je ne pense pas que j’aurais pu rester aux US. J’aime croire que je me suis montré noble et inflexible sous la persécution, comme Chomsky durant les guerres de Bush, mais je suis une vraie poule mouillée face au pouvoir armé. Ce dont j’avais peur, c’était qu’on m’ignore. D’écrire, de parler et de discuter sans que personne ne fasse attention à moi. Enfermé dans la salle blanche. À crier dans son oreiller. C’est pire que la mort. C’est ce qui a fini par avoir la peau de Chomsky. Étouffé par la stupidité.

« Je savais ce qu’ils avaient ici, tous ceux qui s’intéressaient aux aeais savaient ce qu’ils cachaient dans leurs cyberâbâds. Le mois précédant l’entrée en vigueur des lois Hamilton, ils faisaient sortir des bévaoctets d’informations des États-Unis. Washington a exercé une pression incroyable sur tous les États indiens pour qu’ils ratifient l’Accord International sur l’Enregistrement et l’Autorisation des Intelligences Artificielles. Et je me suis dit qu’ils pourraient au moins avoir quelqu’un pour prendre leur défense, une voix américaine qui défende l’opinion inverse.

« Jean-Yves et Anjâlî voulaient me faire venir… Ils savaient que même si l’Awadh s’alignait sur Washington, ils ne pourraient jamais obtenir mieux des Rânâ qu’un compromis national sur les aeais autorisées, histoire de protéger leurs soapis. Ma femme s’est ensuite barrée avec la moitié de mes biens terrestres, et moi qui me croyais équilibré, raffiné et cool, je n’étais rien de tout ça. J’étais l’opposé de tout ce que je croyais être. J’ai perdu la tête un certain temps, je pense. Je ne l’ai pas encore retrouvée. Mon Dieu, je n’arrive pas à croire qu’ils sont morts.

— Sur quoi travaillaient-ils, au sundarban, à votre avis ? »

Aj est assise les jambes croisées sur le niveau en bois où les prêtres accomplissent la pûjâ nocturne à Gangâ Devî. Les fidèles regardent longuement son tilak, celui d’un vaïshnava au cœur du fief de Shiva.

« À mon avis, ils avaient une Génération Trois, là-dedans. »

Aj triture un tortillon de pétales d’œillets.

« Avons-nous atteint la singularité ? »

Thomas Lull sursaute en entendant ce mot abstrus tomber comme une perle des lèvres d’Aj.

« Bon, dites-moi, mystérieuse jeune fille, qu’entendez-vous par singularité ?

— Cela ne désigne-t-il pas le point théorique où les aeais deviennent d’abord aussi intelligentes que les humains, pour les dépasser rapidement ensuite ?

— Je répondrais oui et non. Oui, à n’en pas douter, il existe des Générations Trois en tous points aussi vivantes, conscientes et pourvues d’un sentiment de personnalité que quelqu’un comme moi. Mais elles ne vont pas nous réduire tous en esclavage, ou faire de nous leurs animaux domestiques, ou simplement nous atomiser, parce qu’elles ont l’impression qu’elles et nous nous disputons la même niche écologique, ça c’est la manière de penser d’Hamilton, et c’est ne pas penser du tout. Ce qui constitue la partie “non” de ma réponse : elles sont intelligentes, mais pas à la manière humaine. L’intelligence aeai est étrangère. C’est une réaction à des conditions et des stimulus spécifiques du milieu ambiant, et ce milieu est CyberTerre, où les règles sont très, très différentes de celles de VraieTerre. La première règle de CyberTerre : on ne peut pas déplacer l’information, il faut la copier. Sur la VraieTerre, déplacer physiquement une information, c’est du gâteau : on le fait chaque fois qu’on se lève avec ce sentiment de personnalité dans la tête. Les aeais ne peuvent pas faire ça, mais elles peuvent faire autre chose dont nous sommes incapables. Se dupliquer. Bon, ce que devient alors le sentiment de personnalité, je n’ai aucun moyen de le savoir, et techniquement, je ne peux pas le savoir. Nous trouver à deux endroits à la fois est philosophiquement impossible pour nous, pas pour les aeais. Pour elles, les implications philosophiques de ce qu’on fait de sa copie quand on se rend dans une nouvelle matrice sont d’une importance fondamentale. Une personnalité complète disparaît-elle, ou bien fait-elle partie d’une gestalt plus large ? Nous voilà déjà dans une façon de voir les choses complètement étrangère. Donc, même si les aeais ont atteint la singularité et se dirigent à toute vitesse vers des QI à six chiffres, qu’est-ce que ça signifie en termes humains ? Comment le mesurons-nous ? À quoi le comparons-nous ? L’intelligence n’est pas absolue, elle dépend toujours de l’environnement. Les aeais n’ont pas besoin de provoquer des krachs boursiers, de lancer les missiles nucléaires ou de bousiller notre réseau planétaire pour remettre l’humanité à sa place, il n’y a pas concurrence, ces choses n’ont ni signification ni pertinence dans leur univers. Nous sommes voisins dans des univers parallèles, et du moment que nous nous comportons en voisins, nous vivrons en paix dans notre intérêt mutuel. Mais les lois Hamilton signifient que nous nous sommes dressés contre nos voisins et les conduisons à l’annihilation. À un moment ou à un autre, elles vont se battre, comme tout ce qui se retrouve le dos au mur, et ce sera une bataille terrible, cruelle. Il n’y en a pas de plus terribles que celles que se livrent les dieux, et nous sommes chacun les dieux de l’autre. Nous sommes des dieux pour une aeai. Nos mots peuvent modifier l’apparence de n’importe quelle partie de leur monde. C’est la réalité de leur univers : des entités non matérielles qui peuvent annuler n’importe quelle partie de la réalité font tout autant partie de sa structure que l’incertitude quantique et la théorie Étoile-M de la nôtre. Nous habitions un univers qui pensait de cette manière, autrefois : les esprits, les ancêtres et le reste faisaient partie du monde divin. Nous avons besoin les uns des autres pour maintenir nos mondes.

— Il y a peut-être un autre moyen, rétorque doucement Aj. Une guerre n’est peut-être pas inévitable. »

Thomas Lull sent une variation de la brise sur son visage, le ronronnement de tigre du tonnerre au loin. Ça arrive.

« Ce serait quelque chose, hein ? dit-il. Ce serait une première, je crois ? Non, non, c’est l’Âge de Kâlî. » Il se lève, époussette ses vêtements, sur lequel le vent a déposé du sable et des cendres humaines. « Venez. » Il tend la main à Aj. « Je vais à la fac d’informatique de l’université de Vârânacî. »

Aj penche la tête sur le côté.

« Le professeur Naresh Chandra y est, aujourd’hui, mais dépêchez-vous. Veuillez me pardonner de ne pas vous accompagner, Lull.

— Où allez-vous ? » Question posée sur un ton froissé de petit ami.

« Les Archives Nationales Bhâratîes, sur Râjâ Bâzâr, ferment à dix-sept heures. Comme les autres méthodes ont échoué, je pense qu’un test d’ADN mitochondrial me dira qui sont mes vrais parents. »

Le vent de plus en plus fort ébouriffe sa courte chevelure de garçon et agite comme des drapeaux les jambes de pantalon de Lull. En bas, sur les eaux soudain agitées, tous les bateaux à rames se dirigent vers la berge.

« Vous en êtes sûre ? »

Aj tourne et retourne son cheval d’ivoire entre ses doigts.

« Oui. J’y ai réfléchi, il faut que je sache.

— Bonne chance, alors. » Sans préméditation, sans le vouloir, Thomas Lull la serre dans ses bras. Elle est frêle, osseuse, et si légère qu’il craint de la briser entre ses bras comme une tige de verre.


Thomas Lull se flatte de posséder ce don masculin de n’avoir besoin de visiter qu’une seule fois un endroit pour être capable de s’y orienter jusqu’à la fin de ses jours. Il se perd donc moins de deux minutes après être descendu du phut-phut sur les pelouses vertes et drues de l’université du Bhârat à Vârânacî. Elle était encore à quatre-vingts pour cent inachevée quand Thomas Lull avait donné une conférence à la toute nouvelle faculté d’informatique.

« Excusez-moi », se renseigne-t-il auprès d’un mâlî inexplicablement chaussé de bottes en caoutchouc dans la plus grande sécheresse de la brève histoire du Bhârat. Agités de fragments d’éclairs, les nuages s’accumulent et s’épaississent derrière les lumineux et spacieux bâtiments universitaires. Le vent brûlant souffle désormais avec force, le vent électrique. Il pourrait emporter cette fragile université dans les nuages. Qu’il pleuve qu’il pleuve qu’il pleuve, prie Thomas Lull en grimpant les marches quatre à quatre avant de passer devant le chowkidar puis de franchir les doubles portes du secrétariat de la faculté, où huit jeunes hommes et une quinquagénaire s’éventent avec des magazines de soapis. Il choisit de s’adresser à la femme.

« J’aimerais voir le professeur Chandra.

— Le professeur Chandra n’est pas disponible pour le moment.

— Oh, je tiens des plus hautes instances qu’il est là dans son bureau. Si vous pouviez juste le prévenir…

— C’est tout à fait irrégulier, contre la secrétaire. Les rendez-vous doivent être pris à l’avance par l’intermédiaire de ce bureau, et portés sur le registre approprié le lundi avant dix heures. »

Thomas Lull pose son cul sur un coin de la table de travail. Il fait venir un cumulo-nimbus sur lui, mais sait que les seuls moyens de traiter avec la bureaucratie indienne sont la patience, la corruption et le grade. Il se penche en avant et appuie sur tous les boutons de l’interphone à la fois.

« Voudriez-vous avoir l’obligeance d’informer le professeur Chandra que le professeur Thomas Lull a besoin de lui parler ? »

Au bout du couloir, une porte s’ouvre.

32 Pârvati

Cela avait commencé à la gare. Les porteurs étaient des voleurs et des gundas, les contrôles de sécurité un grossier manque de courtoisie envers une respectable veuve vivant dans un village loyal d’un district paisible, le chauffeur de taxi avait cogné sa valise en la fourrant dans son coffre, et quand il s’était mis au volant, il avait choisi l’itinéraire le plus long et slalomé à toute vitesse entre les bus pour terrifier une vieille femme de la campagne, puis, une fois celle-ci à moitié morte de peur, il avait exigé une rallonge de dix roupies pour monter sa valise en haut de tous ces escaliers, et elle avait dû les lui donner, elle n’y serait jamais arrivée avec l’horrible pollution de cette ville qui lui faisait presque cracher ses poumons. Et maintenant le châï servi par la cuisinière a un arrière-goût aigre, il n’y a jamais de bonne eau pure dans cette ville.

Pârvati Nanda chasse la cuisinière maussade, accueille sa mère avec l’adéquate ferveur filiale, puis demande à la balayeuse de porter ses bagages dans la chambre d’amis et de l’y installer.

« Je vais te préparer une véritable tasse de châï, nous irons la prendre sur le toit. »

Mme Sâdhurbhaï se ramollit comme une sculpture en ghî à un melâ.

La balayeuse annonce que la chambre est prête. Pendant que sa mère va inspecter la pièce et défaire ses bagages, Pârvati s’active avec la bouilloire, essuie, range, efface les restes de son humiliation au match de cricket.

« Tu ne devrais pas avoir à faire ça, dit Mme Sâdhurbhaï en s’imposant près de Pârvati devant la bouilloire. Le moins qu’on puisse attendre d’une cuisinière est de savoir préparer une tasse de châï. Et cette balayeuse t’escroque. C’est une fille extrêmement paresseuse. Tous ces moutons que j’ai trouvés sous le lit ! Il faut se montrer ferme avec le personnel. Tiens. » Elle pose sur le comptoir un paquet de thé à l’emballage criard. « Quelque chose qui a vraiment de l’arôme. »

Elles s’installent dans l’ombre légère d’une charmille de jasmin. Mme Sâdhurbhaï inspecte les travaux, puis les toits avoisinants.

« Ce n’est pas très isolé, ici », commente-t-elle en se tirant le dupattâ sur la tête. En ce début d’heure de pointe, les klaxons des voitures font concurrence à leur conversation. Une radio bêle des tubes depuis un balcon situé de l’autre côté de la rue. « Ce sera bien quand ça aura poussé un peu. Tu auras davantage d’intimité. Bien entendu, tu ne peux pas t’attendre à en avoir autant qu’avec les grands arbres du Cantonnement, mais ce sera plutôt agréable le soir, si tu es encore là.

— Mère, demande Pârvati, que fais-tu ici ?

— Une mère ne peut pas rendre visite à sa propre fille ? C’est une nouvelle mode de la capitale ?

— Même à la campagne, l’usage veut qu’on prévienne.

— Prévenir ? Je suis quoi, une crue subite, une invasion de criquets, une attaque aérienne ? Non, je suis venue parce que je m’inquiétais pour toi, dans cette ville, étant donné la situation actuelle… oh, tu m’envoies tous les jours des messages, mais je sais ce que je vois à la télévision, tous ces soldats, ces tanks, ces avions, et ce train en feu, épouvantable, vraiment. Et ici, en levant les yeux, je vois ces choses. »

Des avions-aeais patrouillent aux limites de la mousson et leurs ailes blanches reflètent la lumière du couchant quand ils virent et tournent à plusieurs kilomètres d’altitude au-dessus de Vârânacî. Ils peuvent rester là-haut des années, avait dit Krishân à Pârvati. Sans jamais toucher le sol, comme les anges des chrétiens.

« Mère, ils sont là pour nous protéger des Awadhîs. »

Elle hausse les épaules.

« Ach. C’est ce qu’on veut te faire croire, mais je sais ce que je vois.

— Mère, que veux-tu ? »

Mme Sâdhurbhaï remonte le pallav de son sari.

« Je veux que tu rentres à la maison avec moi. »

Pârvati lève les mains au ciel, mais Mme Sâdhurbhaï coupe court à ses protestations en reprenant la parole.

« Pârvati, pourquoi prendre des risques inutiles ? Tu te dis en sécurité, ici, et tu l’es peut-être, mais si toutes ces merveilleuses machines échouaient et que les bombes tombaient sur ton adorable jardin ? Ce risque n’est peut-être pas plus gros qu’un grain de riz, mais pourquoi le prendre ? Rentre avec moi à Kotkhaï, les machines de guerre awadhîes ne t’y trouveront jamais. Juste un moment, jusqu’à la fin de ces frictions. »

Pârvati Nanda repose son verre de châï. Le soleil, bas sur l’horizon, la force à s’abriter les yeux pour lire l’expression sur le visage maternel.

« Quelle est la vraie raison ?

— Je ne suis pas sûre du tout de savoir de quoi tu parles.

— Du fait que tu n’as jamais été persuadée que mon mari me respectait suffisamment.

— Oh, mais pas du tout, Pârvati, pas du tout. Tu t’es mariée dans notre jâtî et c’est un trésor sans prix. Ça me chagrine juste que des femmes ambitieuses… non, ce soir, nous dirons les choses comme elles sont : des resquilleuses de caste, voilà, c’est dit, cela me chagrine que des resquilleuses de caste fassent étalage de leur fortune, de leur mari et de leur situation sociale auxquels elles ont moins le droit que toi. Ça me blesse, Pârvati…

— Mon mari est un important fonctionnaire très respecté. Je ne connais personne qui parle de lui avec le plus infime manque de respect. Je ne manque de rien. Tu vois ce beau jardin ? Cet appartement gouvernemental est l’un des plus recherchés.

— Oui, mais c’est un appartement gouvernemental, Pârvati.

— Je n’ai pas la moindre envie de m’établir dans le Cantonnement. Ce que j’ai ici me satisfait. Je n’ai pas la moindre envie non plus de repartir avec toi à Kotkhaï dans une espèce de stratagème pour que mon mari fasse davantage attention à mes besoins parce que tu estimes qu’il ne m’apprécie pas à ma juste valeur.

— Pârvati, je n’ai jamais…

— Oh, pardonnez-moi. » Les deux femmes se taisent en entendant cette troisième voix. Krishân se tient en haut des escaliers, vêtu de sa meilleure tenue pour le cricket. « J’ai besoin de, euh, de vérifier la micro-irrigation.

— Mère, je te présente Krishân, mon jardinier-paysagiste. Tout ceci, il l’a fait de ses mains. »

Krishân salue d’un namasté.

« Une transformation remarquable, lâche Mme Sâdhurbhaï à contrecœur.

— Les jardins les plus beaux poussent souvent sur les terrains les moins prometteurs », répond Krishân avant de s’éloigner pour triturer inutilement tuyaux, robinets et régulateurs.

« Il ne me plaît pas », murmure Mme Sâdhurbhaï à sa fille. Pârvati croise le regard de Krishân qui, le ciel perdant de sa luminosité, allume des petites lampes à huile en terre cuite le long des plates-bandes. Les flammes minuscules tremblent et oscillent dans le vent apparu sur les toits. Le tonnerre gronde à l’est dans l’obscurité. « Il se montre familier. Il regarde en douce. Ce n’est jamais bon quand ils vous regardent en douce. »

Il est venu me voir, pense Pârvati. Il m’a suivie jusqu’ici pour être avec moi, me protéger des langues des resquilleuses de caste, être fort pour moi quand j’en ai besoin.

Le jardin est transformé en une constellation de lampes. Krishân s’incline devant les dames de la maison.

« Je vous souhaite une bonne nuit et espère vous retrouver en bonne santé demain matin.

— Tu aurais dû lui faire ramasser ces noyaux d’abricots, jette Mme Sâdhurbhaï dans le dos de Krishân qui redescend les escaliers. Ça risque d’attirer les singes. »

33 Vishram

Marianna Fusco a vraiment des mamelons superbes, pense Vishram en la regardant se hisser hors de la piscine et gagner sa chaise longue en dégoulinant sur le carrelage. Il les regarde sous le lycra mouillé : ronds, se logeant au creux de la paume, les pores plissés en petits sous-mamelons, veloutés, substantiels. L’eau froide les a fait se dresser comme des bouchons de champagne.

« Ah, mon Dieu, c’est génial », déclare Marianna Fusco en secouant ses cheveux trempés avant de se nouer un châle en soie autour de la taille. Elle se laisse lourdement tomber sur son siège près de Vishram, s’allonge, met des lunettes de soleil. Vishram fait signe au garçon de servir le café.

Il n’avait pas fait exprès de s’installer dans le même hôtel que sa conseillère juridique. La guerre avait donné une grande valeur aux suites : dans chaque hôtel de Vârânacî, le parking débordait de camionnettes satellite et le bar de correspondants étrangers se racontant des bribes de leur ennuyeuse existence entre les conflits. Il ne s’était même pas aperçu qu’il s’agissait du même hôtel auquel il l’avait déposée après ce désastreux trajet en limousine le soir de leur arrivée, avant de la voir arriver en ascenseur dans le grand hall de verre de l’hôtel. Il reconnaîtrait n’importe où la coupe de ce tailleur.

La suite est d’un confort irréprochable, mais Vishram n’arrive pas à y dormir. Les motifs de vrille hypnagogiques peints sur le plafond de sa chambre lui manquent. Le réconfort érection-du-matin des gravures érotiques de Shanker Mahal lui manque. Les relations sexuelles lui manquent. Vishram observe la sueur perler sur le bras de Marianna avant même que les gouttes d’eau aient séché.

« Vish. » Elle ne l’a encore jamais appelé ainsi. « Je risque de ne plus rester bien longtemps. »

Vishram repose sa tasse de café en prenant soin qu’aucun cliquetis ne trahisse son désarroi.

« À cause de la guerre ?

— Le siège social m’a appelée : les Affaires étrangères conseillent à tout détenteur d’un passeport britannique de partir s’il peut se le permettre, et ma famille s’inquiète aussi, surtout après les émeutes…» Sa famille, cette querelleuse constellation de remariages ou concubinages brassant cinq races différentes dans des maisons mitoyennes en brique rouge du sud de Londres. Le devant de son maillot a séché au soleil, mais la partie près du siège, encore humide, continue à lui coller au corps. Vishram a toujours eu un faible pour les maillots une pièce. Dissimuler pour séduire. Le tissu moite et moulant met en valeur les courbes et la musculature de la région lombaire de Marianna Fusco. Vishram sent sa bite se réveiller dans son slip en soie de Vârânacî. Il adorerait la prendre là puis dans la piscine, leurs jambes entremêlées dans l’eau clapotante, avec le vrombissement de la circulation à l’heure de pointe du matin qui monte de la rue par-dessus le mur.

« Il faut que je te dise, Vish, je ne voulais pas vraiment de cette mission. Je travaillais sur d’autres projets.

— Ce n’est pas vraiment le boulot que j’avais en tête non plus, réplique Vishram. J’avais entamé une bonne carrière d’humoriste. J’étais drôle. Je faisais rire les gens. Ce n’est pas quelque chose qu’on balaye d’un geste : dis donc, Vishram, tu fais quoi comme bêtises en ce moment ? Eh bien arrête tout de suite et viens, il faut que tu t’occupes de trucs importants ici. Et tu sais ce qu’il y a de pire, ce que j’ai le plus de mal à avaler ? J’adore ça. J’adore ça, bordel. J’adore cette société, les gens qui y travaillent, ce qu’ils essayent de faire, ce qu’ils ont dans ce centre de recherches. Et ça m’embête vraiment, que ce salaud n’ait rien eu à foutre de mes sentiments et qu’il ait vu juste depuis le début. Je me battrai pour sauver cette compagnie, avec ou sans toi, et si c’est sans toi, si tu me quittes, j’ai besoin de te dire deux ou trois trucs, le premier étant que j’adore voir tes mamelons sous ce maillot, et le deuxième, qu’il n’y a pas un instant, que ce soit pendant une réunion, un briefing, au bureau ou au téléphone, où je ne pense pas à ce que nous avons fait à l’avant d’un BhâratAir 375. »

Les mains de Marianna Fusco sont posées à plat sur les accoudoirs. Elle semble morte, les yeux ainsi cachés par ses lunettes de soleil italiennes.

« Monsieur Ray. »

Oh putain.

« Viens, alors. »

Marianna Fusco est assez professionnelle et assez excitée pour ne pas s’ébahir de la taille de la suite avec terrasse qu’occupe Vishram au moment où ils en franchissent le seuil tout tremblants de désir. Il se souvient tout juste de se déshabiller comme il faut, à la manière des gentlemen, en commençant par le bas, puis elle arrache son sarong en soie et s’approche de Vishram en tordant le tissu translucide en une corde sur laquelle elle pratique une série de gros nœuds, comme ferait un thug. Le tissu extensible du maillot de bain résiste, mais c’est ce qu’elle veut et Vishram s’empresse de lui rendre ce service, il adore le contact du lycra dans ses poings quand il le déchire pour dénuder la jeune femme. Il essaye de se glisser dans son vagin, mais elle s’écarte en disant non non non, je ne laisse pas entrer ce truc là-dedans. Elle le laisse insérer trois doigts dans ses deux orifices, blasphème et s’agite violemment sur le tapis au pied du lit. Elle l’aide ensuite à insérer doucement en elle le châle en soie, nœud après nœud, puis l’enfourche, ses gros mamelons se détachant sur la lumière jaune de la tempête, le branle jusqu’à ce qu’il ait joui et se remet ensuite sur le dos pour qu’il lui masturbe le clitoris avec la base de son gros orteil, et quand elle se met à jurer et à taper des poings sur le tapis, elle se place dans la posture charrue du yoga, il enroule l’extrémité libre du châle autour de sa main libre pour le ressortir doucement, un blasphème et une convulsion de tout le corps accompagnant chaque nœud.

Le temps qu’ils retrouvent l’usage de la parole, il est onze heures vingt sur l’horloge murale rétro datant de la première décennie du siècle. Allongés côte à côte sur le tapis, ils boivent à la bouteille du whisky pur malt trouvé dans le minibar, tressaillent à chaque éclair et grognement de l’orage qui approche.

« Je ne pourrai plus jamais, jamais regarder ce châle de la même manière, avoue Vishram. Où as-tu appris ça ?

— Qui dit qu’il a fallu l’apprendre ? » Marianna Fusco roule sur le flanc. « Vous autres Indiens, il vous faut toujours un gourou. »

Un éclair plus fort emplit la pièce d’une lumière bleue de flash. Vishram repense à la photographie qu’il a vue ce matin-là en une de son site d’actualités : les visages blanchis par le flash de l’appareil, celui de l’homme bouche bée, celui du neutre à la beauté extraterrestre et asexuée avec des billets dans la main. Que font-ils ? se demande-t-il. Que pensent-ils pouvoir faire ? Et quoi qu’ils puissent faire, cela mérite-t-il de détruire la carrière et la famille d’un homme ? Il a toujours considéré et pratiqué les relations sexuelles comme un tout, un seul ensemble d’actions et de réactions, quelle que soit l’orientation sexuelle, mais alors qu’il se trouve là sur le sol avec Marianna Fusco, avec autour d’eux les lambeaux de son maillot une pièce et du serpent à nœuds du châle qu’il lui a amoureusement sorti du côlon, il s’aperçoit que c’est une nation comptant de nombreuses zones érogènes et réactions, autant de langues et de cultures que l’Inde.

« Marianna, dit-il, les yeux fixés sur le plafond, ne pars pas.

— Vish. » À nouveau le surnom. « Cette fois, il y a vraiment quelque chose qu’il faut que je te dise. » Elle s’assied. « Vish, je t’ai raconté que j’avais été engagée par ton père pour superviser la passation de pouvoir.

— Engagée, ah, d’accord, alors qu’est-ce que cela fait de ce qu’on vient de faire ?

— Tu sais, les véritables comiques que j’ai connus n’essayent pas d’être drôles dans la vraie vie. Vish, j’ai été engagée par une autre compagnie. Par Odeco. »

Vishram a l’impression de tomber à travers le plancher. Ses muscles se détendent, ses mains s’ouvrent, un involontaire âsana du cadavre.

« Eh bien, tout s’explique enfin, à ce que je vois ? On amadoue l’obsédé sexuel, et ensuite on le poignarde…

— Hé ! » Marianna Fusco se redresse, se penche sur lui. Ses cheveux lui tombent autour du visage, douce silhouette sombre devant les fenêtres. « Ce n’est pas vrai et ce n’est pas juste. Je ne suis pas payée pour… faire la pute. On n’a pas baisé à cause d’un complot ou d’une conspiration. Va te faire foutre, Vishram Ray. Je te l’ai dit parce que j’avais confiance en toi, parce que tu me plais, parce que j’aime coucher avec toi. Tu m’as mis la main dans le cul, tu veux quoi d’autre, comme preuve de confiance ? »

Vishram compte les intervalles entre les éclairs et les coups de tonnerre. Un Odeco, deux Odeco, trois Odeco, quatre… La pluie est presque sur eux.

« Je n’ai pas la moindre putain d’idée de ce qui se passe, lance-t-il en direction de l’insipide plafond de style international. Qui est derrière quoi, qui finance quoi, qui a un intérêt dans quoi et enfin qui travaille pour qui et pour quelle raison.

— Tu crois que j’en sais davantage ? » répond Marianna Fusco en roulant sur le côté pour presser son long corps ferme contre celui de Vishram. Il sent la douce caresse de ses poils pubiens contre sa cuisse. Il s’émerveille des secrets yoniques qu’elle lui cache. « Je suis associée adjointe dans un cabinet d’avocats londonien. On s’occupe de fusions-acquisitions, d’OPA hostiles. On n’est pas très bons pour l’espionnage, les combines douteuses et les théories du complot.

— Tu peux donc me dire ce qu’est Odeco ?

— Odeco est un groupe international de capital-risque basé dans divers paradis fiscaux. Il se spécialise dans la technologie sans but pratique et dans ce que certains considéreraient comme l’économie grise : des industries sans rien de strictement illégal mais à la réputation douteuse, comme les darwinwares. Il a investi dans les Silicon Jungles dans des cyberâbâds de tous les pays en voie de développement, y compris un sundarban ici même, à Vârânacî.

— Et il a fourni l’argent pour l’accélérateur du centre de recherches. J’ai rencontré Chakraborti, ou plutôt, c’est lui qui m’a rencontré.

— Je sais. M. Chakraborti me sert de contact ici à Vârânacî. Crois-moi si tu veux, mais Odeco veut la réussite du projet point zéro.

— Chakraborti m’a dit être ravi que j’organise une démo grandeur nature. Les seules personnes à qui j’en avais parlé étaient nos amis d’EnGen.

— EnGen n’est pas Odeco.

— Alors comment Chakraborti est-il au courant ? »

Marianna Fusco se mord la lèvre supérieure.

« Il faudra que tu le lui demandes. Je n’ai pas le droit de te le dire. Mais crois-moi, quelle que soit la somme qu’EnGen t’a proposée pour arrêter l’expérience, Odeco te proposera la même pour la poursuivre. Voire davantage.

— Parfait, dit Vishram en s’asseyant. Parce que je suis disposé à prendre leur argent. Peux-tu m’arranger une rencontre avec ton contact ? À supposer qu’il ne soit pas déjà informé, par télépathie ou je ne sais quoi ? Et est-ce qu’on peut recommencer ça très, très bientôt ? »

Marianna Fusco rejette en arrière ses cheveux encore humides et parfumés au chlore.

« Je peux t’emprunter un peignoir ? Je ne crois pas que je devrais prendre l’ascenseur comme ça. »

Quarante minutes plus tard, douché, rasé, habillé, Vishram Ray fredonne dans la cabine d’ascenseur qui traverse le toit en verre du hall de l’hôtel. La voiture attend au milieu des camionnettes satellite. Un châle en soie trempe dans le bain à remous, toujours noué, histoire de choquer le personnel de chambre indiscret.


Œillets sur eau noire. Dans un bateau sans pont, Vishram a l’impression, à voir la muraille de nuages, que le marteau de Dieu est levé au-dessus de sa tête. Le vent du début de mousson fait clapoter le fleuve. Les buffles se pressent à proximité du rivage, et leurs narines sorties de l’eau frémissent pour sonder le changement de saison. Le long des ghâts, des baigneuses s’efforcent d’empêcher leurs saris de se soulever. Cela fait partie des contradictions éternelles de sa nation que cette culture d’une pudibonderie aussi glaciale alors qu’elle a écrit et illustré le Kâma Sutrâ. Les habitants du froid, humide et chrétien Glasgow brûlent avec plus d’ardeur. Il soupçonne que dans le peu progressiste Bihâr, ce qu’il vient de faire avec Marianna Fusco lui vaudrait vingt ans de taule.

Le batelier, un garçon de quinze ans au large sourire figé, se bat contre les courants et les remous. Vishram se sent nu et exposé à la foudre. Déjà, les usines de l’autre rive ont allumé leurs lumières.

« Ça m’ennuie de vous le dire, mais avec EnGen, j’ai eu le droit à un ARB… pour aller dans une réserve de tigres… avec des gardes armés et un repas vraiment excellent. Et un personnel de bord bien plus attirant que lui.

— Mmh ? » fait Chakraborti. Debout au milieu de l’embarcation, il observe d’un air distrait la vie défiler dans sa diversité sur la berge. Vishram aimerait bien qu’il arrête. Il se souvient d’un vieux morceau de la comédie musicale Guy and Dolls qu’avait montée la Société de Théâtre de la fac. Assieds-toi, tu fais tanguer le bateau. Et le diable te tirera dessous… Ça me travaille, aujourd’hui, songe-t-il, le péché chrétien, le jugement et la damnation.

« Je disais : c’est un peu agité. »

Le batelier sourit. Il a une chemise bleue propre et des dents très blanches.

« Ah oui, un peu turbulent, en effet, monsieur Ray. » Chakraborti porte à ses lèvres un doigt qu’il agite ensuite en direction des ghâts luisants. « Ne trouvez-vous pas réconfortant de savoir que vous terminerez là, sur ces marches, près de cette rive, sous les yeux de tout le monde ?

— Je ne peux pas dire que j’y ai beaucoup réfléchi. » Le bateau tangue, obligeant Vishram à s’agripper au plat-bord.

« Vraiment ? Mais vous devriez, monsieur Ray. Je pense un peu chaque jour à la mort. C’est très polarisant. C’est d’un grand réconfort de savoir que nous quittons le particulier pour rejoindre l’universel. Qui est selon moi le moksha de Gangâ. Nous rejoignons le fleuve de l’histoire comme une goutte de pluie, nos histoires racontées et intégrées au flot du temps. Dites-moi, vous qui avez vécu en Occident, est-il exact qu’on y brûle les morts en secret, en cachette, comme s’ils étaient un objet de honte ? »

Vishram se remémore des funérailles dans un quartier de grès crasseux de Glasgow. Il ne connaissait pas très bien la défunte, ancienne colocataire d’une fille avec qui il couchait à cause de sa réputation de metteuse en scène prometteuse à la Société de Théâtre, mais n’a pas oublié le choc ressenti en apprenant qu’elle s’était tuée en faisant de l’escalade dans Glen Coe. Ni le sentiment d’horreur au crématorium, le chagrin étouffé, l’éloge funèbre par un étranger qui s’était trompé dans le nom des amis de la défunte, l’enregistrement de Bach tandis que le cercueil scellé avançait par à-coups sur l’estrade pour disparaître lentement ensuite dans sa descente vers le four.

« C’est vrai, répond-il à Chakraborti. Ils sont incapables de regarder, ça leur fait peur. Pour eux, c’est la fin de tout. »

Sur les marches parsemées de cendres qui mènent au fleuve, le processus de la mort et de moksha se poursuit. Près de la ligne des hautes eaux, un bûcher s’est écroulé, la tête et les épaules du mort pendent à l’extérieur, bizarrement ignorées des flammes. Voilà un homme en train de brûler, pense Vishram. Le vent fait tourbillonner la fumée et les cendres sur le ghât en feu. Vishram Ray regarde l’homme en cours d’incinération s’effondrer sur son bûcher, s’affaisser et s’écrouler en étincelles et en charbon, et il se dit que Chakraborti a raison : il vaut bien mieux finir ici, mort au milieu de la vie, quitter le particulier pour rejoindre l’universel.

« Monsieur Chakraborti, j’aimerais obtenir de vous une très importante somme d’argent.

— De combien avez-vous besoin ?

— Assez pour racheter la part de la compagnie que possède Râmesh.

— Autrement dit, d’une somme avoisinant les trois cents milliards de roupies. Je peux vous la donner en dollars américains, s’il le faut.

— J’ai juste besoin de savoir que je pourrais disposer de cette somme. »

M. Chakraborti n’hésite pas.

« Vous pouvez.

— Autre chose. Marianna m’a dit qu’il y avait une question que je devrais vous poser, à laquelle vous seul pourriez répondre.

— Quelle question, monsieur Ray ?

— Qu’est-ce qu’Odeco, monsieur Chakraborti ? »

Le jeune batelier lève ses rames, laissant le courant emporter le canot, qui dépasse les bûchers et s’approche du temple du ghât Sindhia, penché dans la boue craquelée.

« Odeco est l’une des sociétés-écrans de l’Intelligence Artificielle de Génération Trois connue officieusement sous le nom de Brahmâ.

— Je vais vous reposer la question, dit Vishram.

— Et vous obtiendrez la même réponse.

— Allez, arrêtez. » Le Bengali aurait tout aussi bien pu dire Jésus, James Bond ou Lâl Darfan. Chakraborti se tourne vers Vishram.

« Quelle partie de ma réponse ne croyez-vous pas ?

— Les aeais de Génération Trois, c’est de la science-fiction.

— Je vous assure que mon employeur existe bel et bien ; Odeco est en effet une holding de capital-risque, il se trouve juste que le capital-risqueur est une intelligence artificielle.

— Les lois Hamilton, les flics Krishna…

— Il existe des endroits où une aeai peut vivre. Surtout dans quelque chose comme les marchés financiers internationaux, qui exigent une régulation peu contraignante pour profiter de leurs soi-disant libertés du marché. Ces aeais ne ressemblent pas du tout à notre genre d’intelligence : elles sont distribuées, en de nombreux endroits à la fois.

— Vous voulez dire que ce… Brahmâ, c’est le marché boursier venu à la vie ?

— Les marchés financiers internationaux se servent d’aeais de bas niveau pour acheter et vendre depuis le siècle dernier. Au fur et à mesure que la complexité des transactions financières augmentait, celle des aeais augmentait aussi.

— Mais qui créerait une telle chose ?

— Brahmâ n’a pas été créé, monsieur Ray, pas plus que vous-même. Il a évolué. »

Vishram secoue la tête. La chaleur aux limites de la mousson est terrible, insensée, elle vous vide de toute sensation et de toute énergie.

« Brahmâ ? s’étonne-t-il d’une voix faible.

— Un nom. Un titre. Il ne signifie rien. L’identité est une construction bien plus large et bien plus lâche, dans CyberTerre. Brahmâ est une entité géographiquement dispersée sur de nombreux nœuds et de nombreux sous-composants, des aeais de plus bas niveau, qui ne réalisent pas forcément qu’elles font partie d’un être conscient de plus grande envergure.

— Et cette… Génération Trois… est ravie de me donner cent millions de dollars américains.

— Ou davantage. Il faut que vous compreniez, monsieur Ray, que pour une entité comme Brahmâ, il n’y a rien de plus facile que de gagner de l’argent. Cela lui est aussi facile que de respirer, pour vous.

— Pourquoi, monsieur Chakraborti ? »

L’avocat s’assoit, maintenant. D’un mouvement de rames, le batelier empêche la petite embarcation de vider ses passagers dans les eaux de Gangâ, qui lavent de tout karma ceux qu’elles accueillent.

« Mon employeur désire voir le projet point zéro protégé et concrétisé.

— Une fois encore : pourquoi ? »

M. Chakraborti hausse en un geste lent et expressif les épaules de son costume noir bien taillé.

« C’est une entité disposant du pouvoir financier de détruire des économies entières. Je ne détiens pas ce genre d’informations, monsieur Ray. Sa compréhension du monde humain reste partielle. Dans les marchés financiers qui sont sa niche écologique, Brahmâ dépasse de loin l’intellect humain, comme nous celui des serpents, mais s’il vous arrivait de lui parler directement, il vous semblerait naïf, névrosé, voire un peu autiste.

— Il faut que je vous le demande… mon père sait-il, ou plutôt savait-il ? »

Chakraborti penche la tête. Oui.

« L’argent peut être transféré sur votre compte dans l’heure.

— Et il faut que je décide à qui je fais confiance : à une bande de raiders américains qui veulent mettre en pièces ma compagnie, ou à une aeai portant juste par hasard le nom d’un dieu et capable d’effacer chaque compte bancaire de la planète.

— En résumé, oui, monsieur.

— Je n’ai pas vraiment le choix, hein ? »

Vishram adresse un signe au batelier. Celui-ci se penche sur sa rame gauche et fait pivoter le canot sur l’eau noire en direction du grand ghât Dasâshvamedha. Vishram croit sentir une goutte de pluie sur sa lèvre.

34 Nadja, Tal

Un murmure : « Il ne peut pas rester ici. »

Malgré l’atmosphère fétide et étouffante, la personne sur le matelas dort du sommeil de Brahmâ.

« Ce n’est pas il, mais eil », répond à voix basse Nadja Askarzadah. Sur le seuil de la chambre sombre, Bernard et elle ressemblent à des parents en train de surveiller un enfant qui souffre de coliques. Minute par minute, la lumière diminue et l’humidité s’accroît. Les voiles de gaze tombent tout droit, lourds, figés par la gravité.

« Je m’en fiche, eil ne va pas rester.

— Eil a failli se faire assassiner, Bernard », siffle Nadja. Cela lui avait semblé audacieux et habile, de traverser en vélomoteur la pelouse de polo sous le nez des mâlîs en colère puis de longer la véranda et d’esquiver tables ou étudiants en année sabbatique pour atteindre la chambre de Bernard. Un endroit où se cacher. Un endroit auquel ils ne penseraient jamais, mais proche. Bernard n’avait pas dit un mot quand Tal et elle avaient franchi sa porte, le neutre à demi conscient, tenant de son étrange voix à l’accent prononcé des propos délirants où il était question d’adrénaline. Eil s’était endormi aussitôt mis au lit par Nadia et Bernard. Celui-ci lui avait ôté ses bottes avant de reculer, effrayé. Puis tous deux s’étaient disputés à voix basse dans l’embrasure de la porte.

« Et du coup, tu fais de moi une cible aussi, critique Bernard. Tu aurais pu réfléchir. Tu arrives tout feu tout flamme en t’attendant à ce que tout le monde applaudisse parce que c’est toi l’héroïne.

— Bernard, j’ai toujours su que le seul cul qui t’intéressait vraiment était le tien, mais je ne t’imaginais pas tomber si bas. » La pique de Bernard porte toutefois : elle adore l’action. Elle trouve dangereusement séduisante, elle adore cette apparence de cinéma, de films d’action. Illusion. La vie n’est pas du cinéma. Les points culminants et évolutions de l’intrigue sont des coïncidences, ou un complot. L’héroïne peut se casser la gueule, les gentils mourir à la dernière bobine. Aucun d’entre nous ne survivrait à la vie telle qu’on la voit sur grand écran. « Je ne savais pas où aller », confesse-t-elle faiblement. Bernard part peu après. En se refermant, la porte provoque un petit courant d’air chaud, avec des odeurs de sueur et d’encens. Les voiles et rideaux ondulent autour du corps recroquevillé en position fœtale. Nadja ronge la peau squameuse de son pouce en se demandant si elle est capable de faire quelque chose correctement.

Elle sent encore le craquement des côtes du tueur quand elle l’a percuté, le contrecoup dans le cadre du vélomoteur et dans ses hanches au moment où elle a envoyé l’assassin kârsevak rouler sur le quai. Elle commence à trembler dans la chambre sombre et étouffante. Elle ne peut pas s’en empêcher. Elle trouve une chaise et s’y assied, les bras autour du corps pour se protéger du froid qu’elle ressent en elle. Tout cela est folie, et tu t’es précipitée dedans. Un neutre et une petite journaliste suédoise. On pourrait vous faire disparaître des dix millions d’habitants de Vârânacî sans que personne ne bronche.

Elle tourne sa chaise pour surveiller à la fois la porte et la fenêtre de la chambre. Elle fait pivoter les persiennes en bois afin de pouvoir regarder dehors sans qu’un méchant ait une vision claire de l’intérieur. Elle se rassied et observe la progression des rubans de lumière sur le sol.

Nadja se réveille en sursaut. Du bruit. Du mouvement. Elle se fige, puis se précipite vers la cuisine et ses couteaux français. Elle pousse la porte d’un coup, quelqu’un devant le réfrigérateur fait volte-face en se saisissant d’une lame. Lui. Eil.

« Désolé désolé, dit-eil de son étrange voix d’enfant. Il y a à manger ? J’ai une de ces faims. »

Le réfrigérateur de Bernard contient des restes, des amuse-gueules et une bouteille de champagne. Bien entendu. Le neutre les renifle et commence à manger à même la clayette…

« Pardon pardon, dit-eil. J’ai trop faim. Les hormones… j’ai forcé la dose.

— Je peux vous préparer du thé ? » demande Nadja, héroïne à la rescousse ayant encore besoin d’un rôle à jouer.

« Du châï, oui, du châï, merveilleux. »

Ils s’assoient sur le matelas avec les petits verres. Eil aime son thé à l’européenne : noir et sans sucre. Nadja sursaute à chaque ombre sur les persiennes.

« Je ne pourrais jamais assez vous remercier…

— Je ne le mérite pas. C’est moi qui vous ai fourré là-dedans.

— Oui, vous l’avez dit à la gare. Si ça n’avait pas été vous, ç’aurait été quelqu’un d’autre. Qui ne se serait peut-être pas senti aussi coupable. Était-ce par culpabilité ? »

Nadja Askarzadah ne s’est jamais retrouvée aussi près d’un neutre. Elle a entendu parler des neutres, de ce qu’ils sont, de la manière dont ils le sont devenus et de ce qu’ils peuvent faire de leur personne. Elle comprend même plus ou moins ce qu’ils apprécient les uns chez les autres, et elle accepte tout cela avec le calme scandinave adéquat, mais ce Tal a une odeur différente. Elle sait que c’est à cause de ce qu’eils peuvent faire avec leurs hormones et leurs substances neurochimiques, mais elle craint que Tal s’en aperçoive et l’imagine neutrophobe.

« Je me suis souvenue, dit-elle. En voyant les photos, je me suis rappelé où je vous avais déjà vu. »

Tal fronce les sourcils. Dans le crépuscule doré sur les tulles, cela ne ressemble en rien à une expression humaine.

« À Indiapendent », précise-t-elle spontanément.

Tal se tient la tête entre les mains et ferme les yeux. Nadja trouve ses longs cils absolument magnifiques.

« Ça me blesse. Je ne sais pas quoi en penser.

— J’interviewais Lâl Darfan. On m’a fait visiter les lieux. Et plus tard, quelqu’un m’a donné les photos.

— Chûtiyâ ! s’exclama Tal. On nous a piégés tous les deux ! Aï ! » Eil se met à trembler, les larmes lui montent aux yeux et eil lève les mains comme un lépreux ses moignons. « Ma chère Mâmâ Bhârat, ils l’ont prise pour moi, ils se sont trompés d’appartement…» Les tremblements deviennent de gros sanglots dus à l’épuisement et au choc. Nadja s’éloigne discrètement pour aller refaire du thé jusqu’à ce qu’elle entende les pleurs diminuer. Pour une Afghane, elle a une crainte très nord-européenne des émotions fortes.

« Encore du châï ? »

Tal s’est enroulé dans le drap. Eil hoche la tête. Le verre tremble dans sa main.

« Comment saviez-vous que je serais à la gare ?

— Intuition de journaliste », répond Nadja Askarzadah. Elle a envie de toucher son visage, son cuir chevelu si nu, si tendre. « C’est ce que j’aurais fait.

— Vos intuitions de journaliste sont puissantes. J’ai été idiot ! À sourire, rire et danser en pensant que tout le monde m’aimait ! Le neutre tout juste débarqué en ville que tout le monde veut connaître, viens à la grande fête, viens au club…»

Nadja tend la main pour toucher, rassurer, réchauffer Tal. Elle se retrouve avec Tal soudain pressé contre sa poitrine, sa tête lisse et onctueuse lui effleurant la joue. Elle a l’impression de serrer un chat dans ses bras : tout est os et tension. Ses doigts effleurent les alvéoles sur le bras du neutre, comme des rangées symétriques de morsures d’insecte. Elle a un mouvement de recul.

« Non, là, s’il vous plaît », dit Tal. Elle presse doucement le point indiqué, sent des fluides se déplacer sous la peau. « Et là, si vous voulez bien ? » Eil guide son doigt vers un emplacement près du poignet. « Et aussi là. » Une largeur de main en dessous du coude. Le neutre frissonne dans ses bras. Sa respiration redevient régulière. Ses muscles se contractent. Eil se lève en tremblant, se déplace avec nervosité dans la chambre. Nadja sent l’odeur de cette nervosité, de cette tension.

« J’ai du mal à imaginer comment on vit quand on peut, comme vous, choisir ses émotions, dit-elle.

— Nous ne choisissons pas nos émotions, juste nos réactions. C’est… intense. Nous ne vivons guère au-delà de soixante ans. » Tal marche désormais de long en large, soucieux, une mangouste en cage, écartant les persiennes pour jeter un coup d’œil dehors, les relâchant d’un coup.

« Comment pouvez-vous… ?

— Faire ce choix ? C’est assez long pour la beauté. »

Nadja secoue la tête. De plus en plus incroyable. Tal cogne du poing contre le mur.

« Imbécile ! Je devrais mourir, mourir, je suis trop bête pour vivre.

— Il n’y a pas que vous : j’ai été stupide aussi, de croire que j’avais une ligne directe avec N.K. Jîvanjî.

— Vous avez rencontré Jîvanjî ?

— Je lui ai parlé, en vidéo, quand il a organisé la rencontre où on m’a donné les photographies. »

Une ombre sur les persiennes. Neutre et femme se figent. Tal s’accroupit lentement sous la fenêtre et fait signe à Nadja de le rejoindre contre le mur. Écoutant de tout son corps, Nadja traverse les pans de voiles en marchant à quatre pattes sur le tapis. Puis une femme prononce quelques mots en allemand. Le ventre de Nadja se décontracte. Un instant, elle s’est crue sur le point de vomir de peur.

« Il faut qu’on sorte du Bhârat, chuchote Tal. Ils m’ont vu avec vous. On est dans le même bain, maintenant. Il faut trouver un moyen sûr de quitter le pays.

— On ne devrait pas aller trouver la police ?

— Vous ne savez donc rien de la manière dont fonctionne ce pays ? La police est soit aux mains de Sajida Rânâ, qui me recherche comme traître, soit contrôlée par Jîvanjî. Il nous faut quelque chose qui nous donnera assez de valeur pour qu’on nous protège. Vous avez dit avoir parlé à Jîvanjî en vidéo. J’imagine que vous avez eu l’intelligence de conserver cette vidéo. Montrez-la-moi. Elle contient peut-être quelque chose. »

Ils s’asseyent côte à côte contre le mur. Nadja sort son palmeur. Sa main tremble : Tal lui attrape le poignet d’un geste apaisant.

« Ce n’est pas un très bon modèle », dit-eil.

Le volume est douloureusement élevé quand Nadja rejoue la séquence. Ils entendent, dehors, le poc et le toc des balles de tennis. Sur l’écran, les ondulations du pavillon tendu de kalamkaris de N.K. Jîvanjî semblent une divine inversion de cette chambre sombre et surchauffée, étouffante de peur.

« Pause pause pause. »

Nadja actionne maladroitement la commande.

« Qu’est-ce que c’est ?

— N.K. Jîvanjî.

— Je vois bien, idiote. Où est-il ?

— Dans son bureau, ou son appartement personnel, ou à son râthayâtra, je n’en sais rien.

— Mensonges mensonges mensonges, crache Tal. Je sais, moi. Il ne s’agit ni de l’appartement, ni du râthayâtra, ni du bureau de monsieur N.K. Jîvanjî. C’est la chambre nuptiale d’Aparna Chaula et Ajaï Nadiadwala pour le mariage de l’année dans Town and Country. J’ai dessiné ces kalamkaris moi-même.

— Un décor ?

— Mon décor. Pour une scène qu’on n’a pas encore tournée. »

Nadja Askarzadah sent ses yeux s’écarquiller. Elle aimerait avoir un menu subdermique à appeler pour noyer sa paralysante incrédulité dans un flot de neurotransmetteurs.

« Personne n’a jamais rencontré N.K. Jîvanjî en personne, rappelle-t-elle.

— Notre passeport, dit Tal. Il faut que j’aille à Indiapendent. Il faut qu’on parte maintenant, tout de suite.

— Vous ne pouvez pas vous en aller comme ça, on vous repérera à un kilomètre, il faut qu’on vous trouve un déguisement…»

Le bruit des balles de tennis et les cris des joueurs disparaissent d’un coup. Tal et Nadja plongent et roulent sur le sol au moment où les ombres touchent les persiennes. Des voix. Pas allemandes. Pas féminines. Sans se relever, Nadja va dans le couloir pousser le vélomoteur jusque dans la cuisine. Elle s’accroupit d’un côté, Tal de l’autre. Ils savent ce qu’il leur faut attendre, même si c’est l’attente la plus effrayante du monde. Clic Clic. Puis la chambre explose en rafales automatiques. Sans perdre un instant, Nadja démarre le petit moteur à alcool et se jette sur la selle. Tal bondit derrière elle. Les balles pleuvent, pleuvent, pleuvent. Ne regarde pas en arrière. Il ne faut jamais regarder en arrière. Elle contourne la table pliante de Bernard, ouvre la porte de derrière et jaillit entre les broussailles derrière le bar. Les serveurs lèvent la tête lorsqu’elle passe entre les caisses de Kingfisher et de Schweppes.

« Dégagez, bordel ! » hurle Nadja Askarzadah. Ils s’éparpillent comme des pies. Sa vision périphérique repère deux silhouettes sombres débouchant de l’aile des chambres, deux silhouettes aux mains qui s’activent. « Oh mon Dieu », prie-t-elle tandis que le vélomoteur grimpe les trois marches en béton menant aux cuisines du club. « Place place place place ! » crie-t-elle en contournant par embardées des réfrigérateurs en acier inoxydable de la taille d’un char d’assaut, des sacs de riz, de dâl et de pommes de terre, des cuisiniers avec des plateaux, des cuisiniers avec des couteaux et d’autres avec de la matière grasse brûlante. Elle dérape et pivote sur une flaque de ghî, s’engouffre par les portes battantes dans la salle à manger, remonte les allées entre les tables couvertes de nappes, klaxonne un couple vêtu de tee-shirts hawaïens et de lunettes de soleil assortis, arrive dans le couloir. Le grand hall accueille un cours du soir de yoga : Nadja et Tal le traversent à toute vitesse, l’avertisseur grinçant avec brutalité tandis que tout autour d’eux, les chandelles sarvangâsana s’effondrent comme une forêt abattue. Par les portes-fenêtres, toujours ouvertes pour permettre l’aération des femmes en lycra, par les parterres de fleurs mourant de soif, par le portail, ils arrivent dans l’anonymat et la sécurité que procure la circulation en ce début d’heure de pointe. Nadja rit. Le tonnerre lui fait écho.

35 M. Nanda

M. Nanda présente les éléments qui incriminent Kalkî sous la forme d’un globe flottant dans la vue-hoek de ses supérieurs, globe assez petit pour tenir sous le dôme d’un crâne humain et assez grand pour envelopper la tour de verre du Ministère comme un poing se saisissant d’une orchidée. Ce globe tourne dans la vision intérieure du préfet Arora et du directeur général Sudarshan pour leur exposer de nouvelles perspectives informationnelles. Un paysage de pages, fenêtres, images et cadres, grand comme un continent, se déploie en une carte bidimensionnelle d’informations. L’aeai qui parle en voix off porte le nom de Sarasvatî, la déesse de l’éloquence et de la communication. Sur un schéma lumineux du système informatique de Pasta-Tikka Inc., Sarasvatî remonte la piste de l’aeai illicite jusqu’au pétillement neural de Kâshî, puis zoome, un niveau fractal après l’autre, dans le flou dendritique du réseau local de Janpur, nœud de Malâviri, sous-site Jashwant le jaïn (tous ses petits cybertoutous, squelettes fantomatiques noueux de leurs actionneurs et grappes de processeurs, Jashwant quant à lui amas flasque et bleu de chair nue). La fenêtre d’informations suivante consiste en une vidéo de la police scientifique montrant la carapace carbonisée du sundarban Badrinâth. L’hovercam traverse des pièces noircies, s’attarde un instant sur des squelettes plus ou moins décharnés, sur des coques de processeurs fondues comme des chandelles, sur M. Nanda en train d’inspecter le boîtier de contrôle avec son stylo-torche. Deux masses recroquevillées de charbon noir se déploient en Occidentaux vivant et souriant sur la photo de leur passeport : Jean-Yves Trudeau, Annecy, France, Union Européenne, né le 15/04/2022, Anjâlî Trudeau, née Patîl, Bengaluru, Karnataka, le 25/11/2026.

« Jean-Yves et Anjâlî Trudeau, ex-chercheurs en informatique à l’Université de Strasbourg, laboratoire de Vie Artificielle », détaille Sarasvatî de sa voix empruntée à Kalpânâ Dhupia, de Town and Country. « Chercheurs attachés depuis quatre ans à l’université du Bhârat, ils étaient placés sous l’autorité du professeur Chandra, le directeur de la faculté d’informatique sur le campus de Vârânacî, et travaillaient à l’application des paradigmes darwiniens aux circuits à matrice protéinique. »

Les Trudeau se détachent de leur quadrant dans la sphère pour flotter en orbite stationnaire. Une fenêtre vidéo affiche, avec un grain visible, l’intérieur d’un appartement. Au premier plan, un adolescent de dix-huit ans, nu, tient de la main droite son début d’érection. Pose affectée, cambré, sexe pointé sur le centre de l’objectif. Un sourire de cinglé sur le visage. Résidence Shânti Rânâ, étage intermédiaire, fenêtre ouverte. Balcon, du linge. Sur l’autre paroi du canyon de la rue, des fenêtres d’appartement et les boîtiers rouillés de climatiseurs. Une pointe blanche traverse le carré montrant l’extérieur. Puis le châssis de la fenêtre s’emplit de flammes. Le bandouilleur se retourne, crie au micro de la caméra quelque chose de saturé par la compression numérique. Image figée, cul maigre sur fond de flammes et de verre qui explose, main gauche se tendant vers un peignoir de soie.

« Le système Krishna a exploré l’intégralité des communications sur le réseau du quartier entre une heure avant et une heure après l’incendie, dit Sarasvatî de sa voix mélodieuse. La chance a voulu qu’une webcam ait filmé ceci dans un appartement situé juste en face de la scène du crime. » La séquence revient en arrière jusqu’à l’éclat blanc, se fige, réduit le cadre, zoome, recadre et zoome à nouveau. Cela donne un tas de pixels, mais les systèmes de traitement d’image en améliorent la netteté et transforment l’ensemble de carrés aux divers niveaux de gris en une machine volante, un oiseau blanc avec des bouts d’aile en équerre, un aileron de queue et le bulbe d’une hélice carénée sous le ventre. Les routines graphiques en tracent le contour, l’isolent, appliquent des procédures de rendu et de morphage, aboutissent aux très explicites spécifications catalogue d’un drone de défense aérienne Ayyappa, version de licence bhâratîe, armé d’un laser infrarouge.

Des panneaux de données surgissent, couverts de manifestes flottants qui démontrent que l’attaque du Drone de Défense Aérienne 7132 sur le sundarban Badrinâth correspond au trou inexplicable dans les archives militaires. M. Nanda suit tout cela des yeux, mais il pense au professeur Naresh Chandra, très choqué d’apprendre les circonstances du décès de ses collègues. La plus grande partie de son équipe assurait des prestations de consultant à l’extérieur – c’est dans la nature des financements de recherche –, mais un sundarban… Il lui avait docilement ouvert leur bureau. M. Nanda avait déjà appelé l’unité de fouille. Il avait fait la moue devant leurs nombreuses cafetières – un mélange différent pour chaque occasion, apparemment – pendant que les flics Krishna parcouraient les fichiers. M. Nanda aurait beaucoup aimé pouvoir boire du café sans avoir l’impression que son estomac se dissolvait. Ils n’avaient mis que quelques minutes à trouver le lien.

Les graphiques peuvent bien chatoyer et séduire, tout ordre d’excommunication réussi atteint un point où les machines échouent et où les poursuites reposent sur l’élément humain. M. Nanda sort de la poche de sa veste à la Nehru un mouchoir de soie qu’il déplie. Il lève, noirci par le feu, l’image-disque d’un cheval blanc en train de se cabrer.

« Kalkî, annonce-t-il. Le dixième avatar de Vishnu, qui termine l’Âge de Kâlî. Un nom approprié, comme nous le verrons, pour une alliance contre nature entre une entreprise privée, Odeco, l’université et le sundarban Badrinâth. Odeco finance même certaines recherches de Ray Power. Mais qu’est-ce qu’Odeco ? »

Derrière lui, le globe virtuel se déploie en une projection de Mercator de la planète. Villes, nations, îles se dressent sur la surface, comme arrachées à la gravité : des flèches bleues apparaissent entre elles, traçant des arcs de cercle dans la stratosphère virtuelle. C’est la piste de l’argent, les sociétés-écrans imbriquées, les bureaux-devantures, les holdings et les cartels. La toile lumineuse enveloppe la carte, la projection se réduit à une sphère tandis qu’un rayon de lumière monte des Seychelles pour plonger en parabole vers Vârânacî : un jyotirlingam inversé, la lumière créatrice de Shiva qui jaillit de la terre de Kâshî, de retour après avoir longé la courbure de l’univers.

« Odeco est un fonds de capital-risque domicilié dans des paradis fiscaux, poursuit M. Nanda. Ses méthodes sont… peu orthodoxes. Il possède une petite vitrine à Kâshî, mais préfère opérer par l’intermédiaire d’un réseau de systèmes de négociation aeais. L’excommunication de Tikka-Pasta impliquait justement un système de ce genre, involontairement transmis par Jashwant. Il avait été hybridé par Badrinâth pour gérer un système de paris illégal, mais son noyau opérationnel ne cessait de fonctionner pour Odeco, de négocier pour lui en tâche de fond.

— Dans quel but ? demande Arora.

— À mon avis, financer la création de Kalkî, une intelligence artificielle de Génération Trois. »

Des murmures des haut gradés du Ministère. M. Nanda lève la main, et la sphère d’informations s’effondre sur elle-même. Les hommes du Ministère clignent des yeux dans l’éclat du soleil.

« Impressionnante présentation, Nanda, encore une fois, commente Arora en enlevant son hoek.

— Une présentation stimulante mais précise est le moyen le plus efficace d’établir les faits. » M. Nanda pose le disque d’ivoire sur la table.

« Le sundarban Badrinâth a été détruit, dit Sudarshan.

— Oui, par l’aeai Kalkî, pour effacer ses traces, d’après moi.

— Vous avez indiqué qu’Odeco finançait aussi Ray Power. Jusqu’où cela va-t-il ? Suggérez-vous que nous nous en prenions à Ranjît Ray ? Ce type est quasiment devenu un Mahâtmâ.

— Je suggère une enquête approfondie sur son plus jeune fils, Vishram Ray, qui a pris la tête de la division Recherche & Développement.

— Avant de vous attaquer à un Ray, vous avez intérêt à avoir quelque chose de sacrément solide.

— Monsieur, il s’agit d’une enquête sur une aeai de Génération Trois. Toutes les possibilités doivent être envisagées. Odeco a aussi financé une installation médicale extraterritoriale dans la Zone Franche de Patna, par l’intermédiaire d’une compagnie de gestion d’actifs américaine du Midwest. Il faut aussi enquêter là-dessus. Pour le moment, je n’exclus rien.

— Odeco est votre première cible », dit Arora. Dans son dos, le lourd front nuageux se brise comme une vague noire sur les fenêtres panoramiques.

« Je crois qu’il ne nous reste plus d’autre lien avec la Génération Trois. J’ai besoin d’une unité de soutien tactique aéroportée complète, avec renfort policier, et d’un embargo immédiat sur toute circulation d’informations en provenance ou à destination d’Odeco. Je demande aussi…

— Monsieur Nanda, notre pays est sur le point de livrer une guerre.

— J’en ai conscience, monsieur.

— Nos ressources militaires sont occupées à plein temps à protéger notre nation des menaces qui pèsent sur elle.

— Monsieur, il s’agit d’une aeai de Génération Trois. D’une entité dix mille fois plus intelligente que chacun de nous. C’est là, je crois, une menace pour notre nation.

— Il va falloir que je convainque le ministre de la Défense, dit Arora. Et il y a le problème des kârsevaks… Ils pourraient à nouveau exploser n’importe quand. » Il avait le visage de qui a avalé un serpent. « Nanda, à quand remonte notre dernière demande d’une unité de soutien tactique complète ?

— Comme vous le savez, monsieur…

— Mon collègue Sudarshan ne le sait peut-être pas.

— À la capture et l’incarcération en haute sécurité de J.P. Anreddy.

— Expliquez à mon collègue Sudarshan.

— M. Anreddy était un datarâja notoire, le huit de pique dans le paquet de cartes des personnes les plus recherchées par le FBI. Il s’était déjà évadé deux fois en se servant de microrobots pour infiltrer sa prison. J’ai demandé une unité de soutien militaire complète pour le recapturer et l’incarcérer dans une unité panoptique à surveillance maximale spécialement conçue.

— Voilà qui a dû coûter cher, marmonne Sudarshan.

— Monsieur Nanda, vous ne le savez peut-être pas encore, mais J.P. Anreddy a porté plainte contre vous pour harcèlement. »

M. Nanda cille.

« Je l’ignorais, monsieur.

— Il affirme que vous l’avez interrogé sans représentation légale, que vous avez eu recours à des tortures psychologiques et que vous l’avez exposé à la menace d’une mise en danger physique de sa vie.

— Si je puis me permettre, monsieur, je ne me soucie guère des allégations de M. Anreddy pour le moment. Qu’est-ce que…

— Nanda, il faut que je vous pose la question : tout va bien, à la maison ?

— Monsieur, met-on en cause mon professionnalisme ? »

Mais c’est comme si une balle à chemise d’acier lui avait arraché la moitié de la colonne vertébrale et que seul le choc de la mort le tenait encore debout.

« Vos collègues ont remarqué que vous vous absorbiez dans votre travail… que vous vous y absorbiez trop. Il me semble qu’ils ont dit : de manière intense.

— Un homme ne doit-il pas s’occuper sérieusement de son travail ?

— Si, mais pas au détriment du reste.

— Monsieur, mon épouse est le trésor de ma vie. Elle est ma colombe, ma bulbul, ma lumière. Quand je rentre à la maison, elle me ravit…

— Merci, Nanda, l’interrompt Sudarshan à la hâte. Nous avons tous largement de quoi occuper notre attention, en ce moment.

— Si je semble absorbé, ou même distrait, c’est uniquement parce que cette Génération Trois est selon moi la menace la plus grave à laquelle notre service a dû faire face depuis sa création. Si je peux me permettre de donner mon opinion…

— Votre opinion est toujours très appréciée, ici, Nanda, assure Arora.

— Ce service a été créé parce que notre gouvernement souhaitait qu’on le voie se conformer à l’accord international sur l’autorisation des intelligences artificielles. Ne pas agir contre une aeai de Génération Trois pourrait donner aux Américains une raison de pousser leurs alliés awadhîs à nous envahir, sous prétexte que le Bhârat est un asile pour les cyberterroristes. »

Arora examine le grain de la table. Sudarshan se cale au fond de son fauteuil en cuir, se tapotant le bout des doigts tandis qu’il réfléchit à la plaidoirie de M. Nanda. « Excusez-nous un instant », finit-il par dire. Sudarshan lève la main, et l’air se fige autour de M. Nanda. Son supérieur a fait appel à un champ de silence. Les deux hommes pivotent sur leur siège, tournant vers lui leurs dossiers en cuir. M. Nanda joint les mains en un namasté inconscient et observe les éclairs scintiller au front de la mousson. Il faut que ça éclate. Ce soir. Ça va éclater.

Ma lumière. Ma colombe, ma bulbul. Le trésor de ma vie. Elle me ravit, quand je rentre à la maison. Quand je rentre à la maison. M. Nanda ferme les yeux face à la soudaine attaque de panique qui l’étreint. Quand il rentrera à la maison, il ne sait pas ce qu’il trouvera.

L’air figé redevient espace et son. Le conciliabule est terminé.

« Votre argumentation ne manque pas d’intérêt, Nanda. De quoi avez-vous besoin au juste ?

— J’ai préparé des instructions militaires, monsieur, il ne me faut qu’un instant pour les envoyer.

— Vous aviez tout planifié, dit Sudarshan.

— Il faut le faire, monsieur.

— Aucun doute là-dessus. J’autoriserai votre action contre Odeco. »

36 Pârvati, M. Nanda

Ce matin, Bhartî, sur sa Banquette de Petit-Déjeuner, a son Visage des Informations Graves. Merci à Râj pour cette analyse des répercussions que peut avoir le scandale Khan pour Sajida Rânâ, et maintenant un message de toute l’équipe de Petit-déjeuner avec Bhartî aux courageux javâns à Kundâ Khâdar : tenez bon, les gars, vous faites du super boulot, on est tous derrière vous. Mais tout de suite le dernier gupshup en provenance de Town and Country, tout le monde parle du mariage imminent d’Aparna et Ajaï, c’est vraiment l’événement de la saison, et en Exclusivité pour le Petit-Déj : un coup d’œil sur la robe d’Aparna.

Ravie, Pârvati Nanda rentre dans la cuisine où elle tombe sur sa mère qui remue une casserole de dâl sur le fourneau.

« Mère, que fais-tu ?

— Je te prépare un bon petit-déjeuner. Tu ne prends pas soin de toi.

— Où est Ashu ?

— Oh, l’empotée ? Je l’ai congédiée. Je suis certaine que cette paresseuse te volait. »

La joie procurée de bon matin par l’exclusivité sur Town and Country s’évapore.

« Tu as fait quoi ?

— Je l’ai renvoyée. Avec une semaine de gages comme indemnités. C’est-à-dire mille cinq cents roupies que j’ai prises dans mon propre porte-monnaie.

— Mère, ce n’était pas à toi de décider.

— Il fallait bien que quelqu’un le fasse. Elle te volait éhontément, et ne parlons même pas de sa cuisine.

— Il faut à M. Nanda un régime spécial. As-tu la moindre idée de la difficulté à trouver une cuisinière correcte, de nos jours ? Tu as vu mon mari, au fait ?

— Il est parti tôt. Il travaille sur une affaire très importante et très difficile, m’a-t-il dit. Il n’a pas voulu petit-déjeuner. Il faut que tu le prennes en main, que tu lui dises que le petit-déjeuner est le repas le plus important de la journée. Le cerveau ne peut pas fonctionner si l’estomac n’est pas bien garni. La stupidité des gens qui se disent instruits ne cesse de me stupéfier. S’il avait eu un peu de mon dâl et de ma rotî…

— L’état de santé de mon mari ne lui permet pas d’en manger.

— Taratata. C’est de la bonne nourriture qui tient au corps. Ce régime fade et insipide de la ville ne lui vaut rien. Il se flétrit. Il suffit de le regarder : il est tout le temps pâle et fatigué, sans énergie pour rien, tu vois de quoi je parle. Il lui faut de la nourriture correcte et solide de la campagne. Ce matin, quand il est entré, je l’ai pris pour un de ces machins hîjrâs/neutres que je venais de voir au journal télévisé.

— Mère ! » Pârvati abat ses mains sur la table. « Tu parles de mon mari.

— Eh bien, il ne se conduit pas en mari, déclare Mme Sâdhurbhaï. Je suis désolée, mais il fallait que ce soit dit. Un an que vous êtes mari et femme, et est-ce que j’entends des âyâs chanter des berceuses, est-ce que j’entends des petits rires ? Pârvati, il faut que je te pose la question, il fonctionne correctement ? Tu peux faire vérifier ça, il y a des médecins spécifiques pour les hommes. J’ai vu des pubs dans les journaux du dimanche. »

Pârvati se lève en secouant la tête d’incrédulité.

« Mère… Non. Je monte dans mon jardin. Je compte y passer la matinée.

— J’ai moi-même quelques courses à faire. Des choses à acheter pour le dîner. Au fait, où mets-tu l’argent des courses pour la cuisinière ? Pârvati ? » La jeune femme a déjà quitté la cuisine. « Pârvati ? Tu devrais vraiment prendre un peu de dâl et de rotî. »


Ce matin-là, Krishân tuteure des jeunes plants, amarre les plantes grimpantes et couvre les semis pour les protéger de la tempête qui approche. En une nuit, la muraille de nuages a avancé d’un bond, donnant à Pârvati l’impression qu’elle va lui tomber dessus, l’écraser sous sa noirceur, elle, ses jardins et l’immeuble d’habitation gouvernemental tout entier. La chaleur et l’humidité la rebutent, mais elle ne peut pas redescendre, pas encore.

« Vous êtes venu me voir, hier », dit-elle. Krishân est en train d’arrêter le système d’irrigation.

« Oui, répond-il. Quand je vous ai vue vous lever et vous enfuir, je me suis demandé…

— Qu’est-ce que vous vous êtes demandé ?

— Si c’était à cause de quelque chose que j’avais dit, ou fait, ou bien à cause du cricket, peut-être…

— J’ai adoré le cricket. J’adorerais y retourner…

— L’équipe est rentrée dans son pays. Son gouvernement l’a rappelée, elle n’était plus en sécurité, avec la guerre.

— Ah, oui, la guerre.

— Pourquoi vous êtes partie comme ça ? »

Pârvati étend une darî par terre sous la tonnelle parfumée. Elle dispose les coussins et les traversins avant de s’installer dessus.

« Venez vous allonger près de moi.

— Madame Nanda…

— Personne ne regarde. Et même, ils s’en ficheraient. Venez vous allonger près de moi. »

Elle tapote le sol. Krishân se débarrasse de ses bottes de travail et vient s’allonger sur le flanc à côté d’elle, en s’appuyant sur un coude. Couchée à plat dos, Pârvati a les mains croisées sur la poitrine. Le ciel est crémeux, proche, un dôme de chaleur. Elle a l’impression qu’il suffirait de tendre la main pour l’enfoncer dedans. Qu’il serait laiteux, épais.

« Que pensez-vous de ce jardin ?

— Ce que j’en pense ? Ce n’est pas vraiment mon rôle d’en penser quelque chose, je me contente de le construire.

— Eh bien, en tant que constructeur de ce jardin, qu’en pensez-vous ? »

Il roule sur le dos. Pârvati sent de l’air chaud venir lui effleurer le visage.

« De tous mes projets, celui-ci est le plus ambitieux et sans doute celui dont je suis le plus fier. Je crois que si les gens pouvaient le voir, ça m’aiderait beaucoup sur le plan professionnel.

— Ma mère le trouve indigne de moi », dit Pârvati. Le tonnerre est plus près, ce jour-là, familier. « Elle estime que je devrais avoir des arbres, pour l’intimité, des rangées d’ashokas comme dans les jardins du Cantonnement. Moi, je trouve ça intime, ici, pas vous ?

— Je pense, oui.

— C’est étrange, on dirait qu’on ne peut pas avoir davantage d’intimité. Dans le Cantonnement, malgré les jardins clos, les ashokas et les charbâghs, tout le monde est au courant de vos moindres activités.

— Il s’est passé quelque chose, au cricket ?

— J’ai été idiote, voilà tout. Complètement idiote. Je me suis imaginé que la caste et la classe étaient la même chose.

— Qu’est-ce qui s’est passé ?

— J’ai fait la preuve de mon absence de classe. Ou plutôt, j’ai montré ne pas avoir la bonne classe. Krishân, ma mère veut me ramener à Kotkhaï. Elle dit s’inquiéter à cause de la guerre. Elle craint une attaque sur Vârânacî. Personne n’a jamais attaqué Vârânacî en trois mille ans, elle veut juste me retenir en otage pour que M. Nanda me promette un million de choses, la maison dans le Cantonnement, la voiture avec chauffeur, le bébé brâhmane. »

Elle sent Krishân se crisper à côté d’elle.

« Vous irez ?

— Je ne peux pas aller à Kotkhaï et je ne peux pas aller au Cantonnement. Mais je ne peux pas rester non plus, Krishân, pas sur ce toit. » Pârvati se redresse, tendant l’oreille, sur le qui-vive. « Quelle heure est-il ?

— Onze heures et demie.

— Il faut que j’y aille. Mère sera rentrée. Elle ne raterait pas Town and Country pour un million de roupies. » Pârvati époussette de la main ses vêtements aux endroits qui ont reçu de la saleté du toit, arrange le drapé de son sari, rejette ses longs cheveux raides sur son épaule gauche. « Je suis désolée, Krishân. Je ne devrais pas vous importuner. Vous avez un jardin à faire pousser. »

Elle retraverse le toit, le pied nu et léger. Quelques instants plus tard, Krishân entend le thème tonitruant de Town and Country monter par l’escalier. Il passe de plate-bande en plate-bande attacher ses plantes en train de pousser.


M. Nanda repousse son assiette sans y avoir touché.

« C’est de la nourriture brune. Je ne peux pas manger de nourriture brune. »

Sans enlever la thâlî, Mme Sâdhurbhaï reste d’un air résolu près du fourneau.

« C’est de la bonne nourriture de campagne. Qu’est-ce que vous trouvez d’immangeable, dans ma cuisine ? »

M. Nanda pousse un soupir.

« Blé, légumes secs, pommes de terre. Glucides glucides glucides. Oignons, ghî à l’ail. Des épices, un tas d’épices.

— Mon mari…», commence Pârvati, mais M. Nanda l’interrompt.

« Je suis astreint à un régime blanc. Tout est ayurvédiquement calculé et équilibré. Qu’est-il arrivé à la liste d’aliments de mon régime blanc ?

— Oh, ça, elle est partie avec la cuisinière. »

M. Nanda agrippe le rebord de la table. Cela a mis du temps à arriver, comme la mousson qui lui pèse sur les sinus. Avant que Mme Sâdhurbhaï débarque comme les troupes d’élite de Sajida Rânâ, avant la réunion de l’après-midi où la réalité de la politique a foulé aux pieds son dévouement et la manière dont il voit sa mission, avant même cette affaire Kalkî, il a été en proie à la sensation qu’il se battait contre la folie, que l’ordre avait un champion à opposer au chaos croissant, que tous les autres pouvaient tomber, mais qu’il devait en rester un pour lever l’épée qui mettrait fin à l’Âge de Kâlî. Et voilà ce chaos maintenant chez lui, dans sa cuisine, autour de sa table, lovant ses racines blanches et aveugles par l’intermédiaire de sa femme.

« Vous venez chez moi, vous mettez ma maisonnée sens dessus dessous, vous renvoyez ma cuisinière, vous jetez les instructions pour mon régime. Je rentre d’une journée de travail exigeante et exténuante, et on me sert une mixture que je ne peux pas manger !

— Chéri, vraiment, Mère essaye juste de nous aider », plaide Pârvati, mais les jointures de M. Nanda sont blanches, désormais.

« D’où je viens, un fils respecte sa mère, réplique Mme Sâdhurbhaï. Vous n’avez aucun respect pour moi, vous me prenez pour une paysanne ignorante et superstitieuse sortie de sa campagne. Vous pensez que personne ne sait rien comparé à vous, à votre travail important, à votre éducation d’Angrez, à votre horrible musique occidentale discordante et à votre insipide nourriture blanche, on dirait de la nourriture pour bébés, ce n’est pas ce qu’il faut à un vrai homme qui fait un vrai travail. Vous vous prenez pour un gorâ, vous vous croyez meilleur que moi et que votre femme, ma fille, je le sais, mais vous ne l’êtes pas, et vous n’êtes pas un firengi, si les Blancs vous voyaient, ils se moqueraient de vous, voyez ce bâbû qui se prend pour un Occidental ! Je vous le dis, personne n’a de respect pour un gorâ indien. »

M. Nanda est stupéfait par la blancheur de ses jointures. Il voit les vaisseaux sanguins sous la peau.

« Madame Sâdhurbhaï, vous êtes une invitée sous mon toit…

— Vous parlez d’un toit, il appartient au gouvernement…

— Oui », dit M. Nanda d’une voix lente et prudente, comme si chaque mot était un seau d’eau remonté d’un puits. « Un toit qui appartient au gouvernement, et auquel j’ai le droit grâce au soin et au dévouement que je consacre à mon métier. Un toit sous lequel je m’attends à trouver la paix, le calme et l’ordre domestique qu’exige ce métier. Vous ne savez rien de ce que je fais. Vous ne comprenez rien aux forces que je combats, aux ennemis que je traque. Des créatures aux ambitions divines, madame. Ces choses que vous ne pourriez même pas commencer à comprendre, qui menacent toutes nos croyances en ce monde, je les affronte jour après jour. Et si mon horrible musique occidentale discordante, si mon insipide régime blanc de firengi, si ma cuisinière et ma balayeuse me fournissent cette paix, ce calme, cet ordre domestique qui me permettent de faire face à une autre journée de travail, est-ce déraisonnable ?

— Non », renvoie Mme Sâdhurbhaï. Elle sent qu’elle court à l’échec, mais comprend aussi qu’il est idiot de mourir sans avoir tiré toutes ses cartouches. « Ce qui est déraisonnable, c’est que Pârvati n’a aucune place dans tout cela, à ce que je vois.

— Pârvati, ma fleur. » L’atmosphère dans la cuisine est d’une épaisseur de sirop. M. Nanda sent l’inertie et le poids de chacun de ses mots, de chacun de ses mouvements de tête. « Es-tu malheureuse ? Te manque-t-il quelque chose ? »

Pârvati va pour répondre, mais sa mère la prend de vitesse.

« Ce que veut ma fille, c’est sentir qu’on voit en elle l’épouse d’un professionnel attentionné et dévoué, et non une femme cachée en haut d’un immeuble du centre-ville.

— Pârvati, c’est vrai ?

— Non, dit-elle. Je pensais que peut-être…» Une fois encore, sa mère ne fait aucun cas d’elle.

« Elle aurait pu choisir n’importe qui, n’importe qui : un fonctionnaire, un avocat, un homme d’affaires… Et même un politicien, il l’aurait prise et installée là où elle doit l’être et exhibée comme une fleur, il lui aurait offert ce à quoi elle a droit.

— Pârvati, mon amour, je ne comprends pas. Je croyais que nous étions heureux, ici.

— Alors vous ne comprenez en effet rien si vous ne savez pas que ma fille aurait pu avoir toutes les richesses des Moghols et qu’elle y aurait renoncé juste pour un enfant…

— Mère ! Non ! s’écrie Pârvati.

— … un enfant convenable. Un enfant digne de son statut. Un véritable héritier. »

L’atmosphère est désormais irrespirable. M. Nanda arrive à peine à tourner la tête vers Mme Sâdhurbhaï.

« Un brâhmane ? C’est ce que vous voulez dire ? Pârvati, c’est vrai ? » Elle pleure au bout de la table, le visage dissimulé dans son dupattâ. M. Nanda sent ses sanglots secouer la table. « Un brâhmane. Un enfant génétiquement conçu. Un enfant humain qui vit deux fois plus longtemps, mais vieillit deux fois moins vite. Un être humain qui ne peut jamais avoir ni le cancer, ni la maladie d’Alzheimer, ni de l’arthrite ni aucune des maladies dégénératives qui nous tomberont dessus, Pârvati. Notre enfant. Le fruit de notre union. Est-ce ce que tu veux ? Que nous emmenions notre semence chez les médecins pour qu’ils l’ouvrent, la désassemblent et la modifient si bien qu’elle ne serait plus la nôtre, puis l’amalgament avant de mettre ça dans ton ventre, Pârvati, qu’ils te gavent d’hormones et de médicaments contre la stérilité, qu’ils te le fourrent dans le ventre jusqu’à ce qu’il prenne et te fasse gonfler, cet étranger en toi.

— Pourquoi lui refusez-vous ça ? s’exclame Mme Sâdhurbhaï. Quel parent repousserait l’occasion d’avoir un enfant parfait ? Vous refuseriez ça à une mère ?

— Parce qu’ils ne sont pas humains ! crie M. Nanda. Vous les avez vus ? Moi, je les ai vus. Je les vois chaque jour dans les rues et les bureaux. Ils ont l’air si jeunes, mais il n’y a là rien de notre connaissance. Les aeais et les brahmanes sont la destruction de chacun de nous. Nous sommes redondants. Des culs-de-sac. Je lutte contre des monstres inhumains, je ne vais pas en inviter un dans le ventre de ma femme. » Ses mains tremblent. Ses mains tremblent. Ce n’est pas juste. Tu vois à quoi ces femmes t’ont conduit ? M. Nanda recule sa chaise et se lève. Il se sent mesurer des kilomètres de haut, immense et diffus comme un avatar de sa boîte, remplissant les immeubles. « Je sors. J’ai à faire. Je ne rentrerai peut-être pas avant demain, mais à mon retour, ta mère sera partie d’ici. »

La voix de Pârvati le suit dans l’escalier.

« C’est une vieille femme, il est tard, où ira-t-elle ? Vous ne pouvez pas jeter une vieille femme à la rue. »

M. Nanda ne répond pas. Il a une aeai à excommunier. Au moment où il sort de l’immeuble d’habitation qui appartient au gouvernement pour s’approcher de l’automobile qui appartient au gouvernement, des pigeons s’envolent autour de lui en un applaudissement d’ailes bruissantes. Il serre l’image du Kalkî d’ivoire dans sa main.

37 Shahîn Badûr Khan

Sur cette tourelle, les joueurs de tambour accueillaient autrefois les invités qui arrivaient par la chaussée traversant le marécage. Des oiseaux aquatiques s’envolaient de chaque côté de celle-ci : des aigrettes, des grues, des spatules ainsi que les canards sauvages à cause desquels Moazam Ali Khan avait choisi cet endroit pour construire son pavillon de chasse, dans la plaine d’inondation d’hiver de la Ghâghra, au niveau du lac Râmghar. Le lac est maintenant asséché, les marécages sont devenus boue fissurée, les oiseaux ont disparu. Aucun tambour n’a résonné sur le naqqârkhânâ du vivant de Shahîn Badûr Khan. Le pavillon se trouvait déjà plus ou moins à l’abandon du temps de son père, Asad Badûr Khan, qui dort dans les bras d’Allah sous un simple rectangle de marbre du cimetière familial. Durant la vie de Shahîn Badûr Khan, on a abandonné à la chaleur et à la poussière d’abord les chambres, puis les suites et les ailes ; les tissus pourrirent et se déchirèrent, le plâtre se tacha et s’écailla dans l’humidité de la mousson. Le cimetière lui-même est recouvert d’herbes bonnes ou mauvaises, désormais flétries et jaunies par la sécheresse. L’un après l’autre, les ashokas qui donnaient de l’ombre ont été abattus et emportés par les gardiens comme bois de chauffe.

Shahîn Badûr Khan n’a jamais aimé le vieux pavillon de chasse de Râmghar Kothî. Voilà pourquoi il est venu s’y cacher. Seuls ceux en qui il a confiance savent cet endroit encore debout.

Il dut klaxonner dix minutes avant qu’il vienne à l’idée des gardiens que quelqu’un pourrait vouloir visiter le pavillon. C’était deux musulmans pauvres et âgés, mais pleins d’orgueil, un instituteur à la retraite et son épouse. En rémunération de leur lutte contre l’entropie, ils obtenaient l’usage gratuit d’une aile ainsi qu’une poignée de roupies par semaine pour le riz et le dâl. Le vieux Mûsâ ne put dissimuler sa surprise en ouvrant les deux battants du portail. Peut-être à cause de cette visite inattendue après quatre ans d’oubli. Ou parce qu’il savait tout, ayant écouté les informations de la Voix du Bhârat. Shahîn Badûr Khan entra à l’abri du cloître des écuries, puis ordonna au gardien de barricader le portail.

Devant le mur noir auquel ressemblait l’horizon à l’est, Shahîn Badûr Khan s’avança entre les tombes poussiéreuses de son clan. Ses ancêtres moghols avaient baptisé la mousson le Marteau de Dieu. Ce marteau s’était abattu, et Shahîn Badûr Khan vivait encore. Il pouvait dresser des plans. Il pouvait rêver. Il pouvait même espérer.

Le mausolée de Moazam Ali Khan se dressait parmi les épaisses souches d’arbres dans la partie la plus ancienne du cimetière. C’était le premier Khan inhumé là, sur une éminence caillouteuse au-dessus du limon apporté par les inondations. Au fil des saisons, les Mûsâ avaient coupé le feuillage qui donnait de l’ombre, mais l’intendant actuel de Râmghar approuvait ce dépouillement. Il permettait à la tombe, petite mais aux proportions classiques, d’étirer ses os, laissait respirer sa peau de grès, dévoilait la construction. Shahîn Badûr Khan se pencha pour passer sous l’arche orientée à l’est et arriver sous le dôme intérieur. Les délicats écrans jâlîs s’étaient depuis longtemps écroulés, et Shahîn Badûr Khan savait depuis ses aventures d’enfance que des chauves-souris hantaient le caveau en dessous, mais la tombe du fondateur de la dynastie politique des Khan, même délabrée, enchantait le visiteur. Moazam Ali avait vécu une existence d’accomplissement et d’intrigue, relatée par les chroniqueurs ourdous, comme Premier ministre des nababs de l’Awadh à l’époque où le pouvoir des Moghols de moins en moins flamboyants établis à Âgrâ connaissait une hémorragie au profit de leurs liges symboliques à Lakhnau. Il avait supervisé la transformation d’une ville commerçante médiévale sordide en un fleuron de la civilisation islamique, puis, sentant la fragilité de tout cela dans la lotion capillaire des représentants de la Compagnie anglaise des Indes orientales, s’était retiré de la vie publique avec son modeste mais célèbre harem de poétesses persanes afin d’étudier le mysticisme sûfi dans le pavillon de chasse au gibier offert par la nation reconnaissante. À l’époque où Moazam Ali et ses poétesses menaient une vie studieuse au milieu des oiseaux chanteurs des marais n’avait succédé qu’un lent déclin vers la poussière. La lumière sous le dôme diminuait de seconde en seconde avec l’avancée de la mousson sur Râmghar Kothî, avec sa promesse de marécages revivifiés et de lacs rétablis. Les doigts de Shahîn Badûr Khan tracèrent le contour du mihrab, la niche indiquant la direction de La Mecque.

Deux générations après, Mushtâq Khan repose sous une élégante chhatrî, ouverte au vent et à la poussière. Sauveur de la réputation et de la fortune familiales en restant loyal au Râj au moment de la mutinerie du nord de l’Inde. Des gravures de journaux de 1857 le montrent défendant, un pistolet dans chaque main et sous des volutes de fumée d’armes à feu, sa propriété et sa famille assiégées par des hordes de cipayes. La vérité était moins spectaculaire : un petit détachement de mutins qui attaquait Râmghar avait été repoussé sans pertes à l’aide d’armes de poing, mais cela suffit pour lui valoir, auprès des Britanniques, le titre de Fidèle Mahométan et, auprès des Hindous, celui de Khan le Tueur, titres de gloire parmi les Seigneurs du Râj qu’il convertirait prudemment en une campagne pour une reconnaissance politique particulière des musulmans. Comme il a dû se sentir fier, pensa Shahîn Badûr Khan, d’avoir vu ces graines donner naissance à une nation musulmane, un Pays des Purs. Comme il aurait eu le cœur brisé en voyant ce Pays des Purs devenir une théocratie médiévale puis se laisser déchirer par le factionalisme tribal. Les prophéties de la Parole de Dieu sorties d’un canon d’AK47. Le temps, la mort et la poussière. Les cloches du temple tintèrent de l’autre côté du marécage mort. Du sud lui parvint la sirène d’un train, actionnée en permanence. Un léger coup de tonnerre ébranla l’atmosphère.

Et là, recouvert par cette stèle de marbre sur le banc de gravier, au seul endroit assez profond pour une tombe, repose son grand-père, Sayid Raiz Khan, juge et bâtisseur de nation qui a gardé son épouse et sa famille en sécurité au moment des Guerres de Partition et de leur million de morts, toujours fermement persuadé qu’une Inde devait exister et que pour être tout ce qu’avait déclaré Nehru ce minuit-là en 1947, cette Inde devait accorder une place d’honneur aux musulmans. Là, son père : avocat militant et membre de deux Parlements, l’un à Delhi, l’autre à Vârânacî. Il avait livré ses propres Guerres de Partition. Les Fidèles Mahométans Khan, chaque génération luttant contre les réalisations de la précédente, jusqu’à la dernière goutte.

Les phares de l’automobile sont visibles à des kilomètres sur ce terrain plat et nu. Shahîn Badûr Khan descend les marches délabrées de la tourelle des joueurs de tambour pour ouvrir le portail. Les domestiques de Râmghar, âgés et dociles, méritent de dormir. Il sursaute en sentant la pluie sur sa lèvre, la goûte doucement du bout de la langue.

J’ai provoqué une guerre pour ça.

La Lexus entre dans la cour. Sa carapace d’un noir luisant est constellée de pluie. Shahîn Badûr Khan ouvre la portière. Bilqis Badûr Khan sort, vêtue d’un sari de soirée bleu et or, le dupattâ tiré sur la tête. Il comprend. Cache ton visage. Shahîn appartient à un peuple qui, autrefois, pouvait mourir de honte.

« Merci d’être venue », dit-il. Elle lève la main. Pas ici. Pas maintenant. Pas devant les domestiques. Il désigne la chhatrî à colonnes de la tourelle, cède le passage à son épouse qui soulève son sari pour escalader les marches abruptes. La pluie a désormais acquis un rythme, l’horizon au sud-est est une cérémonie d’éclairs. La pluie dégouline en continu du bord du toit en dôme qui coiffe la tourelle moghole octogonale. Shahîn Badûr Khan prend la parole : « Avant tout, je dois te dire que je suis vraiment très, vraiment profondément désolé de ce qui s’est passé. » Les mots ont un goût de poussière sur ses lèvres, la poussière de ses ancêtres vers lesquels s’infiltre la pluie. Ils gonflent dans sa bouche. « Je… non. Nous avions un accord, je ne l’ai pas respecté, cela s’est ébruité d’une manière ou d’une autre. Le reste appartiendra à l’histoire. J’ai été d’une imprudence intolérable et cela m’est retombé dessus. »

Il ne sait pas à quel moment elle a commencé à avoir des soupçons, mais après la naissance de Dârâ, il était devenu évident que Bilqis ne pouvait être tout ce qu’il désirait. Leur union était le dernier mariage moghol, un mariage de dynastie, de pouvoir et d’opportunisme. Ils n’en avaient parlé ouvertement qu’une seule fois, après le départ de Jehân à l’université, dans une havelî soudain sonore et remplie de trop nombreux domestiques. Cela avait été une conversation forcée, sèche, douloureuse, aux phrases remplies d’allusions et d’élisions car rien n’échappait au personnel de maison, tout juste assez longue pour établir l’accord qu’il ne laisserait jamais cela menacer la famille et le gouvernement, que Bilqis resterait une épouse d’homme politique convenable et dévouée. À ce moment-là, ils n’avaient pas couché ensemble depuis dix ans.

Ça. Ils n’avaient jamais donné de nom à la chose entre eux. Shahîn Badûr Khan ne sait plus trop vraiment s’il en existe un. Son affliction ? Son vice ? Sa faiblesse, sa bête noire ? Sa perversion ? Il n’y a pas de mots pour les ça dans la langue entre deux personnes.

La pluie tombe si fort que Shahîn Badûr Khan a du mal à se faire entendre.

« Il reste quelques personnes qui me doivent un service, ce qui m’a permis d’organiser une sortie du Bhârat, par un vol direct pour Katmandou. Entrer au Népal ne présentera aucune difficulté. De là, nous pouvons repartir n’importe où dans le monde. En ce qui me concerne, je préférerais l’Europe du Nord, la Finlande ou la Norvège, peut-être. Ce sont de grands pays sous-peuplés où nous pouvons vivre dans l’anonymat. J’ai de l’argent de côté, des traites bancaires transférables, suffisamment pour qu’on s’achète une propriété et une vie convenables, mais peut-être moins confortables que ce dont nous avons pris l’habitude ici au Bhârat. La vie y est chère et nous aurons du mal à nous adapter au climat, mais je pense que la Scandinavie est ce qu’il y a de mieux pour nous. »

Bilqis a les yeux fermés. Elle lève la main.

« Arrête, s’il te plaît.

— On n’est pas obligés d’aller en Scandinavie. La Nouvelle-Zélande est un autre pays éloigné où…

— Ni la Scandinavie ni la Nouvelle-Zélande. Shahîn, je ne t’accompagne pas. J’en ai assez, tu n’es pas le seul à devoir des excuses. J’en dois moi aussi. Shahîn, j’ai rompu notre accord. Je leur ai dit. Tu crois être le seul à avoir une vie secrète, eh bien non ! C’est faux ! Tu as toujours été comme ça, si arrogant, si sûr que personne d’autre ne pouvait avoir de mensonges et de secrets. Sache que depuis cinq ans, je travaille pour N.K. Jîvanjî. Pour le Shivajî, Shahîn. Moi, la bégum Bilqis Badûr Khan, je t’ai livré aux Hindutvâs. »

Shahîn Badûr Khan sent la pluie, le tonnerre, la voix de son épouse se mêler en un léger sifflement. Il comprend maintenant ce qu’on doit ressentir en mourant de surprise.

« Mais enfin, s’entend-il dire, c’est n’importe quoi, n’importe quoi, tu dis n’importe quoi, femme.

— J’imagine que ça ressemble à du n’importe quoi, une femme qui livre son mari à ses pires ennemis. Mais je l’ai fait, Shahîn. Je t’ai livré aux Hindous. Moi, ton épouse. Dont tu t’es détourné chaque nuit à l’époque où nous dormions encore ensemble. Cinq conceptions, cinq coups tirés. Je les ai comptés, cinq, une femme n’oublie pas ça. Et seulement deux autorisés à aller à terme pour devenir nos beaux-fils. Cinq coups tirés. Je suis désolée, ma vulgarité te choque ? Ce n’est pas de cette manière que doivent s’exprimer les bégums du beau monde ? Tu devrais voir comment ces gentilles bégums parlent entre elles, Shahîn. Entre femmes. Oh, tes oreilles en rougiraient de honte. Quelles créatures sans vergogne nous faisons, dans nos chambres et nos sociétés. Elles savent, toutes les femmes savent. Khan cinq coups. Je leur ai dit, mais pas ça. Ça, je ne leur ai pas dit, Shahîn.

« Je ne le leur ai pas dit parce que je pensais encore, c’est un grand homme, une étoile montante dans un ciel noir, qu’attendent de hautes charges et de grandes réalisations, même s’il fait lit à part et rêve de choses que je ne peux même pas considérer humaines. Mais une femme peut enfouir certaines choses au fond de son esprit si elle pense avoir un époux qui s’élèvera jusqu’à la grandeur, une grandeur valant bien celle de tous tes ancêtres enterrés ici, Shahîn. Une femme qui aurait pu choisir des hommes capables de l’aimer de cœur et de corps, capables peut-être aussi d’obtenir des postes importants. Une femme qui, malgré sa propre éducation et son propre potentiel, a dû aller dans le pardâ doré parce que pour chaque avocate, il y a cinq avocats masculins. Tu comprends ce que je veux dire, Shahîn ? Une telle femme a des attentes. Et si cette étoile s’élève, puis que son ascension s’interrompt sans reprendre, si d’autres étoiles s’élèvent plus haut, brillent plus fort… Que doit alors faire cette femme, Shahîn ? Que doit faire cette épouse et bégum ? »

De honte, Shahîn Badûr Khan s’enfouit le visage dans les mains, mais il ne peut arrêter les mots qui tranchent dans la pluie, le tonnerre, ses propres doigts. Il se croyait bon et loyal conseiller à son chef, à son gouvernement et à son pays, mais il se souvient maintenant de sa réaction au moment où Sajida Rânâ lui a offert une place au gouvernement pendant qu’ils revenaient de Kundâ Khâdar en ARB : la peur d’être découvert, la peur que le ça lui échappe comme du sang d’une gorge tranchée. Il voit maintenant toutes les fois, tous les moments de sa carrière où il aurait pu franchir le pas pour devenir un homme de pouvoir public mais avait reculé, paralysé par la chute inévitable.

« Jîvanjî ? » fait-il d’une voix faible. Le cœur de la folie dans cette vieille tourelle moghole au cœur d’une tempête de mousson : sa femme un agent de N.K. Jîvanjî. Elle rit. Il n’existe pas de bruit plus horrible.

« Oui, Jîvanjî. Tous ces après-midi où je recevais le Cercle de la Loi, pendant que tu étais à la Sabhâ, à quoi croyais-tu qu’on s’occupait ? À discuter de prix immobiliers, d’enfants brahmanes et de résultats de cricket ? Non, Shahîn : de politique. Les meilleures avocates de Vârânacî, comment crois-tu qu’on se divertirait sans cela ? Nous étions un cabinet fantôme. Nous faisions tourner des simulations sur nos palmeurs. Je vais te dire, il y avait davantage de talent dans mon jharokhâ que dans la Salle du Conseil de Sajida Rânâ. Oh, Sajida Rânâ, la grande mère qui a rendu impossible à toute autre femme de l’égaler. Eh bien, dans notre Bhârat, Shahîn, il n’y avait pas de guerre de l’eau. Dans notre Bhârat, il n’y avait pas trois ans de sécheresse, pas d’hostilité avec les États-Unis parce que nous étions dans la poche des datarâjas. Dans notre Bhârat, nous avons conçu un plan de Gestion de l’Eau de la Vallée de Gangâ avec l’Awadh et les États du Bengale. Nous avons mieux géré notre pays que toi, Shahîn, et tu sais pourquoi ? Pour voir si nous pouvions. Pour voir si nous pouvions faire mieux. Et nous avons fait mieux.

« Toute la capitale en parlait, d’ailleurs, mais tu n’écoutes pas ce genre de paroles, n’est-ce pas ? Celles des femmes. Un bavardage sans importance. Mais N.K. Jîvanjî a entendu, lui. Le Shivajî a entendu, et là aussi, je ne peux pas pardonner. Un politicien hindou a reconnu le talent, peu importe son sexe, peu importe sa religion, que son mari ne voyait pas. Nous sommes devenues le service politique du Shivajî, notre petit groupe de l’après-midi qui prenait le châï dans nos jardins. C’était un jeu qui valait désormais le coup d’être joué. Je me suis mise à espérer qu’en rentrant à la maison, tu ne me raconterais pas ce qui se passait à la Sabhâ, pour que je puisse essayer de lire dans ton esprit, de me demander ce que tu ferais, de deviner et de faire mieux que toi. Chaque fois que tu es rentré énervé par ce maudit Jîvanjî qui semblait toujours avoir une longueur d’avance, c’était moi. » Elle se touche la poitrine, elle ne voit plus son mari, ne voit pas la pluie se déverser sur Râmghar, voit seulement son souvenir d’un grand jeu qui avait fini par régir sa vie.

« Jîvanjî, murmure Shahîn Badûr Khan. Tu m’as vendu à Jîvanjî. » Le barrage le contenant depuis si longtemps se brise alors, ce barrage si grand, si épais, et Shahîn Badûr Khan découvre que toutes ces années, tous ces mensonges et dissimulations en lui ne sont qu’un grondement, un mugissement mal défini comme le rien avant la création. Cela sort de lui, de sa gorge, il ne peut pas s’en empêcher, il n’arrive pas à le retenir. Son vide tire sur ses organes internes. Il est à genoux. Il se traîne à genoux en direction de sa femme : tout est détruit. Il s’était autorisé à espérer, et pour cet orgueil, on lui a enlevé l’espoir, on lui a tout enlevé. Il ne peut pas espérer. Le hurlement animal se brise en gros sanglots glapis. Bilqis recule. Elle a peur. Cela n’a jamais fait partie de sa stratégie, des plans de son jeu. Désormais à quatre pattes comme un chien, Shahîn Badûr Khan aboie de douleur.

« Arrête, arrête, supplie Bilqis. S’il te plaît, non. Je t’en prie, un peu de dignité. »

Shahîn Badûr Khan lève les yeux vers elle. Elle porte la main à sa bouche, horrifiée. Il n’y a là rien qu’elle arrive à reconnaître. Le jeu les a détruits tous les deux.

Elle s’éloigne de la ruine qui, recroquevillée sur le sol de grès lisse de la tourelle, a le cœur soulevé par le pus infecté de sa vie. Elle retrouve les marches de grès et fuit dans les rideaux de pluie.

38 M. Nanda

Dans l’avion à réacteurs basculants qui vire sur l’aile au-dessus du fleuve, l’austère polyphonie du Magnificat de Bach tournoie autour de M. Nanda. Le vent chaud, héraut de la mousson, secoue les ghâts. Des irrégularités du front de la tempête éparpillent les flottilles ordonnées de diyâs sur toute la largeur de Mère Gangâ. L’ARB tangue dans les bourrasques. M. Nanda voit des éclairs se refléter dans la visière de la pilote avant que celle-ci fasse virer l’appareil de bord d’une main sûre. Devant lui, les trois autres aéronefs de l’escadrille sont des motifs de lumières mouvantes devant la lueur plus importante de la ville. Kâshî. Cité de lumière.

Dans la vision augmentée de M. Nanda, des dieux se dressent au-dessus de Vârânacî, encore plus immenses que la mousson, leurs vâhanas traînant dans le béton et la merde, leurs couronnes fendant la stratosphère. Des dieux comme des nuages orageux, attributs brandis et crépitant d’éclairs, bras multiples exécutant les mudrâs sacrées avec une circonspection météorologique. L’endiguement a commencé quand la force d’excommunication a décollé du terrain militaire. À part les quelques centaines d’aeais de Niveau Un fuyant par le réseau câblé que Prasâd a interceptées, tout a été calme comme la mort ou l’innocence dans les bureaux du cinquième étage. L’escadrille se sépare, les feux de navigation filent acrobatiquement entre Ganesh, Kârttikeya, Kâlî et Krishna. Les lèvres de M. Nanda prient Magnificat magnificat en silence au moment où l’appareil vire sur l’aile et plonge à travers Ganesh en une pluie de pixels de la taille d’une main. Une lance dans le flanc, pense M. Nanda. La pilote bascule les réacteurs situés en bouts d’aile puis fait descendre l’appareil, déchirant des voiles de lumière divine. M. Nanda désactive les visuels. Les dieux disparaissent comme par incroyance, mais des années d’intimité permettent à M. Nanda de sentir leur présence, une espèce de courant électrique au fond de son crâne. Son arme lui pèse sur le cœur comme un poids sombre.

Le siège social d’Odeco est situé dans un modeste immeuble de bureaux au milieu d’un labyrinthe de boutiques vendant des uniformes scolaires et des saris. La pilote fait tourner l’ARB pour le glisser dans la rue étroite : les ailes éraflent les balcons et les poteaux électriques quand elle le pose sur le carrefour. Le souffle des réacteurs renverse des rangées de bicyclettes de l’autre côté de la rue. Une vache s’écarte tranquillement. Les commerçants s’accrochent à leur marchandise qui claque et ondule. Le train d’atterrissage se déploie, embrasse le béton. M. Nanda rejoint le détachement militaire et son équipe d’excommunication : Râm Lalli, Prasâd, Mukul Dev, Vik mal à l’aise dans son armure antiémeute par-dessus son accoutrement de rock-boyz StarAsia.

L’ARB s’enfonce sur ses amortisseurs. Rien ne bouge, rien ne s’agite sinon le vent en limite de la mousson, emportant dans les ruelles étroites papiers et lambeaux d’affiches de filmis. Un chien errant aboie. La passerelle descend au moment où les réacteurs s’éteignent. Les ARB se posent précisément aux deux autres endroits prévus, le quatrième pivote dans les airs face aux tours de néon de New Vârânacî, bondit de l’autre côté de l’immeuble de bureaux et positionne ses moteurs pour un vol stationnaire. Le rugissement dans les ruelles évoque le choc d’armées védiques dans le ciel. Son ventre s’ouvre, lâche des sowars aéroportés bhâratîs qui glissent au bas de filins. Sur l’affichage de casque de la pilote, ils descendent en rappel dans un canyon béant de dieux. Des charges creuses ouvrent le toit comme une boîte de ghî. Communiquant par signes, les sowars fixent maintenant leurs mousquetons au panneau solaire, puis plongent.

M. Nanda traverse un cimetière de bicyclettes. Il touche son oreille droite pour activer son hoek et Indra, dieu de la pluie et de l’éclair, fait son apparition au-dessus du quartier des merciers de l’ancienne Kâshî. Monté sur son vâhana, l’éléphant aux quatre défenses Airâvata, il brandit de la main droite le vajra du jugement. M. Nanda pose la sienne sur son arme. De véritables éclairs zèbrent le ciel derrière le corps d’un rouge translucide d’Indra : M. Nanda lève les yeux. De la pluie. Sur son visage. Il s’arrête, essuie les gouttes sur son front, les regarde avec émerveillement. Au même moment, Indra fait volte-face et il sent l’arme le viser.

Les robots bondissent hors de la galî non éclairée, dans le pépiement de leurs pieds et leurs griffes minuscules sur le sol. Robots-singes robots-chats robots comme des oiseaux sans ailes ou des insectes à grandes pattes, une vague de mouvement cliquetant déferlant en direction de la rue principale. M. Nanda lève son arme, tire, vise tire vise tire vise tire. Les grandioses contrepoints de Bach résonnent dans ses oreilles. Il ne manque jamais sa cible. Indra le guide de manière fiable et sûre. Les robots tournoient sur eux-mêmes, se heurtent, se cognent aux portes et aux murs tandis que les grosses gouttes tombant ici ou là deviennent pluie. M. Nanda remonte la galî, le pistolet braqué devant lui, trouvant infailliblement ses cibles de son œil laser rouge, les envoyant virevolter fumantes et brûlantes dans des pulsations précises de rayonnement électromagnétique. Les robots-singes escaladent les câbles, les affiches de mag-chatis et les panneaux publicitaires métalliques vantant une eau minérale ou une école de langue, se ruent vers les toits et les câbles téléphoniques. Indra les abat à coups d’éclairs. Derrière M. Nanda, les agents du Ministère, en rang, abattent ceux qui parviennent dans la zone d’excommunication. M. Nanda fait taire Jean-Sébastien et lève la main.

« Cessez le feu ! »

Les lignes électriques crépitent sous la surcharge tandis qu’on expédie au rebut les derniers évadés. Jetant un coup d’œil par-dessus son épaule, M. Nanda lit le dégoût sur le visage de Vik qui se débat avec son gros fusil d’assaut multifonctions. C’est ce que tu voulais, pense M. Nanda. Participer à l’action. Le flingue et l’équipement.

La pluie tombe, lumineuse dans les projecteurs ventraux de l’ARB en vol stationnaire. Le souffle des réacteurs et la tempête en approche font tourbillonner les gouttes en voiles brillants.

« Il y a quelque chose de pas normal », annonce M. Nanda d’un ton tranquille, et la mousson éclate alors sur Vârânacî. En un instant, M. Nanda se retrouve trempé jusqu’aux os, le costume gris colombe collé au corps. Il s’efforce d’essuyer ses yeux aveuglés par la pluie. Insensible à la mousson, Indra se dresse dans les éclairs et les trombes d’eau au-dessus de Kâshî, cité vieille de cinq millénaires.

Les sowars traversent le toit et s’écrasent sur les tables, les meubles de rangement et les ventilateurs tombés du plafond, renversant écrans, tasses de châï et distributeurs d’eau. Armes braquées, ils quadrillent le bureau paysager avec leurs visions nocturnes. C’est un bureau sans vie et plongé dans l’obscurité au milieu d’un déluge. La pluie se déverse par les trous qu’ils ont pratiqués à l’explosif dans le toit. La subedâr-chef fait signe à ses sowars de protéger les preuves. Tandis qu’ils font glisser cubes et piles de processeurs à l’abri du déluge, elle appelle M. Nanda par son micro de gorge. Une autre mudrâ et ses troupes se redéploient, activant leur batterie de détecteurs à la recherche de traces d’activité aeai. Les éclairs lui font un visage effrayant. Elle entend monter les javâns de la police régulière dans les niveaux inférieurs. Elle fait signe à ses guerriers de prendre position. Il n’y a rien. L’esprit qui demeurait à cet endroit a fui.

M. Nanda indique à son équipe de se rapprocher.

« Qu’est-ce qui n’est pas normal ? » demande Vik. Il a les cheveux divisés en mèches plaquées au crâne, le nez et les plis de ses amples vêtements qui dégoulinent. Il lève les yeux vers Indra, là-haut au-dessus de la chaotique ligne de toits de Kâshî.

« C’est un leurre. » M. Nanda donne un coup de pied au cadavre d’un robot de maintenance, recroquevillé comme un poing serré. « Ce n’est pas la Génération Trois se divisant en sous-aeais pour s’échapper. C’est délibéré. Ils veulent que nous détruisions tout. » Il parle dans son gant-palmeur. « À toutes les unités, cessez le feu, n’engagez pas le combat. »

Mais les deux sections au nord et à l’ouest sont trop occupées à pourchasser les robots-singes par-dessus les balles de soie de sari et entre les présentoirs d’uniformes d’écolières, tandis que les propriétaires lèvent les mains au ciel en se lamentant à voix haute et que les pulsations électromagnétiques effacent la mémoire de leurs tiroirs-caisses. Dans leurs tenues de combat qui prennent la couleur des saris devant lesquels ils passent, les javâns courent en criant derrière les machines qui sautent et bondissent, traversant les réserves, passant devant les chowkidars cachés les mains au-dessus de la tête dans des encoignures de portes, montant plusieurs escaliers en béton jusqu’à pousser le dernier des robots sous le feu des sowars. C’est comme un tir aux pigeons du Râj. Pendant quelques instants, la lueur des charges électromagnétiques induites surpasse celle des éclairs.

M. Nanda pénètre dans le bureau détruit. Il regarde les chutes d’eau circulaires s’écraser sur la mauvaise moquette. Il regarde les robots fumants, les écrans fracassés, les meubles défoncés. Contrarié, il pince les lèvres.

« Qui est l’officier responsable ? »

Le casque de la subedâr-chef s’ouvre et se rétracte dans le capuchon de sa tenue de combat.

« Subedâr-chef Kaur, monsieur.

— Ceci est une enquête sur une scène de crime, subedâr-chef Kaur. »

Des voix, des bruits de pas à la porte. Les sowars retiennent un Bangladais de petite taille mais de toute évidence vigoureux, d’une élégance de mainate dans son costume noir inexplicablement sec.

« J’exige de voir…

— Laissez-le passer », ordonne M. Nanda. Des projecteurs placés sur le toit éclairent les lieux par les trous dégoulinants du toit. Le Bangladais promène sur les lieux un regard scandalisé quand les soldats reculent.

« Que signifie tout cela ? somme-t-il.

— Monsieur, vous êtes… ? demande M. Nanda avec une conscience très nette de son costume détrempé.

— Je m’appelle Chakraborti, je suis avocat dans cette société. »

M. Nanda lève la main gauche, exposant sur sa paume la main ouverte qui sert de symbole au Ministère. Une paume dans une paume.

« Je mène une enquête sur l’hébergement illégal d’une Intelligence Artificielle de Niveau Trois, en infraction avec la Section vingt-sept du Traité International de Lima », annonce M. Nanda. Le Bangladais cligne des yeux.

« Bouffon.

— Monsieur, ce sont bien les locaux d’Odeco Incorporated ?

— En effet.

— Veuillez lire ce mandat. »

Les sowars ont lancé un groupe électrogène et placent des lampes à fixation rapide un peu partout dans le bureau.

Chakraborti tourne la main de M. Nanda dans la lumière de la lampe la plus proche.

« C’est ce qu’on appelle familièrement un ordre d’excommunication.

— Émanant du ministre de la Justice en personne.

— Je ferai officiellement appel et lancerai une action au civil pour dommages.

— Libre à vous, maître. Tout autre comportement ne serait pas professionnel. Veuillez maintenant prendre garde, mes agents ont du travail et il y a ici des armes sous tension. »

Des sowars techniciens amarrent des bâches imperméables au-dessus des trous du plafond. Des javâns déroulent des câbles électriques jusqu’aux processeurs. Vik est déjà sur les terminaux, auxquels il a connecté sa version personnelle de la boîte à avatars.

« Rien ici.

— Montrez-moi. »

M. Nanda sent Chakraborti sourire d’un air suffisant près de son épaule tandis qu’il se penche sur Vik accroupi devant l’écran déroulant. Vik parcourt des piles de registres.

« S’il y a eu une Gén Trois ici, elle est partie depuis longtemps, dit-il. Mais, tiens donc, regardez ça ! Notre ami Vishram Ray.

— Monsieur. » Mâdhvi Prasâd devant un autre écran. Elle tire deux chaises de dactylo au dossier brisé. M. Nanda s’installe à ses côtés. Ses chaussettes grincent dans ses chaussures, bruit indigne qui lui arrache une grimace. Il n’est pas bon de mener la plus importante enquête de sa carrière en chaussettes de coton qui grincent. Il est encore pire d’être traité de bouffon par un avocat bangladais tiré à quatre épingles. Le pire de tout reste néanmoins de se faire accuser de n’être pas un homme, mais un hîjrâ sans couilles, dans sa propre cuisine, sous son propre toit, par la mère de son épouse, par une campagnarde veuve et desséchée. M. Nanda repousse l’humiliation. Ces sâdhus nus qui dansent dans la pluie endurent davantage.

« Qu’est-ce que c’est ? » demande M. Nanda. Prasâd tourne l’écran vers lui.

C’est une matinée radieuse au nouveau ghât de Patna. Ferrys et hydroptères se pressent sur les bords du cliché, hommes d’affaires et employés en peuplent le fond, avec derrière eux les tours du nouveau Commercial Bund qui scintillent dans la lumière venue de l’est. Au premier plan, trois personnes sourient. L’une est Jean-Yves Trudeau, l’autre sa femme Anjâlî. Ils enlacent une troisième personne placée entre eux, une jeune adolescente presque adulte, à la complexion blanche comme sur les meilleures publicités matrimoniales. Elle mesure une tête de moins qu’eux, mais rayonne d’un grand sourire malgré son crâne rasé sur lequel M. Nanda distingue, très fines, les cicatrices d’une récente opération chirurgicale.

M. Nanda se penche plus près. Rafraîchie par la pluie, son haleine se condense dans l’intime lueur bleue des néons adhésifs.

« Voilà ce qu’ils voulaient qu’on détruise. » Il effleure du doigt le visage de la fille. « Celle-ci est toujours vivante. »

39 Kundâ Khâdar

Dix jours durant, les missiles lents ont traversé les terres plates et roussies du Bhârat occidental. Alors même que la garnison awadhîe de Kundâ Khâdar fuyait devant les intrépides javâns bhâratîs, les unités d’artillerie réparties sur les quatre-vingts kilomètres de front ouvraient leurs silos cylindriques courtauds pour relâcher deux à trois cents drones autonomes. De la taille et de la forme d’un petit félin à la musculature compacte, chacun d’eux transporte dix kilogrammes de puissants explosifs. Ils passent la journée à dormir dans les creux du sol ou dans des piles en demi-lune de laddhûs de bouses séchées. À la nuit tombée, ils déploient des antennes vers la lune, remuent leurs pattes de métal pliées pour traverser furtivement champs et canaux d’irrigation à sec avec une discrétion et une prudence félines, s’orientant à la lueur de la lune ainsi que par de brèves et silencieuses communications GPS. Surpris par les phares d’un camion, ils se figent, s’en remettant à leur rudimentaire camouflage caméléon. Personne ne les voit, personne ne les entend, même s’ils passent à quelques centimètres du mécanicien de tracteur endormi sur son charpoï. Le temps que les premiers brâhmanes saluent le soleil sur les rives du Gangâ sacré, ils se sont enfouis dans le sable ou accrochés aux chevrons dans les fumées et les ombres du plafond du temple, ou encore se sont immergés au fond de la citerne du village. Ce sont des aeais de niveau 1,4, mais aux cellules énergétiques alimentées par une réaction à base de méthane modérée au tungstène. Ils convergent dans le Bhârat en naviguant de pet de vache en pet de vache.

Dans les dernières heures d’un soir de juillet, les missiles lents atteignent leur cible. Les deux nuits précédentes, ils ont avancé dans les rues de la ville, longeant le plus vite possible les murs des jardins des pavillons de banlieue, effrayant les chats en maraude, bondissant de toit en toit par-dessus les étroites ruelles des quartiers défavorisés, sautant au bas d’un balcon élevé pour franchir sans bruit les rues dans l’obscurité, se regroupant par deux et trois, par dizaines et douzaines, enfin par centaines, grouillement de pieds en plastique et de moustaches-antennes flexibles qui fait aboyer les chiens errants. Mais personne ne se soucie des aboiements des chiens errants.

À vingt-deux heures trente, deux cent vingt missiles lents infiltrent tous les systèmes clés de la principale station de répartition électrique Ray Power d’Allâhâbâd et explosent au même moment. L’ouest du Bhârat, d’Allâhâbâd à la frontière, se retrouve tout entier plongé dans le noir. Les lignes de communication ne communiquent plus rien. Les centres de commande et de contrôle, paralysés, lancent en hâte leurs systèmes de secours. Les stations de communication satellites deviennent aveugles. La défense aérienne passe sur auxiliaire. Le démarrage des systèmes de secours prend trois minutes. La restauration des communications et des réseaux de commande deux de plus. Et il en faut encore trois pour que le Bhârat retrouve l’intégralité de ses capacités de défense.

Durant ces huit minutes, cent cinquante hélicoptères de largage awadhîs, protégés par des aéronefs-aeais d’appui-sol, sortent de furtivité et déchargent des fantassins ainsi que des unités de blindés légers à cinq kilomètres de la frontière, côté bhâratî. Le temps que les transports de troupes traversent les poussiéreux villages frontaliers et que les équipes de mortiers établissent des positions avancées, des unités de blindés lourds sous appui aérien quittent leurs positions d’attente pour se diriger vers l’extrémité nord du barrage. Au même moment, deux divisions blindées perforent la frontière bhâratîe à Rewâ, où elle est peu défendue, avant de remonter la route de Jabalpur en direction d’Allâhâbâd.

Le temps d’activer l’alimentation électrique de secours puis de rétablir les systèmes de commande et de renseignement, les unités d’artillerie positionnées dans l’ouest du Bhârat se retrouvent face aux canons des chars lourds Frank, des essaims de robots-rats détruisent les champs de mines défensifs et les premiers obus de mortier sifflent d’une manière sinistre sur le barrage de Kundâ Khâdar. Cerné, coupé de la structure de commandement et vulnérable aux attaques aériennes, son soutien immobilisé à Allâhâbâd, le général Jhâ se rend. Cinq mille soldats déposent les armes. Ce sont les huit plus grandes minutes de triomphe de l’histoire militaire de l’Awadh. Les huit plus honteuses de celle du Bhârat.

À vingt-deux heures quarante, le réseau de téléphonie portable redémarre. En moins de dix minutes, les palmeurs sonnent dans toute Vârânacî malmenée par la pluie.

40 Vishram

Suivant les consignes du vieux Râm Dâs, le personnel d’extérieur emporte le mobilier de jardin à l’abri des généreux porches du Shanker Mahal. Vishram croise une rangée de fonte blanche et d’osier qui traverse la pelouse. Sa mère est assise seule à l’autre bout du jardin, petite femme pâle à une petite table blanche qui se détache sur le noir imposant de la mousson. Comme une douairière britannique, elle attendra que la tempête soit sur elle avant d’abandonner sa redoute. Vishram ne manque pas de souvenirs similaires : sa mère sur les pelouses, à ses tables blanches, sous ses grappes de parasols, avec ses dames et son châï sur un plateau d’argent. Vishram a toujours préféré la maison sous la pluie, quand elle semblait flotter en liberté devant la verdure et les nuages noirs. Les fantômes déshydratés de la demeure reprenaient alors vie et sa chambre résonnait de leurs craquements et grincements. Durant cette saison, le Shanker Mahal sent le vieux bois, l’humidité, la croissance, comme si les motifs végétaux qui décorent le plafond de sa chambre pouvaient d’un coup bourgeonner et fleurir. Dans la pluie, les silhouettes entremêlées sur les piliers et appliques se détendent.

« Vishram, mon oiseau. Ce costume te va bien. »

Il courbe le doigt pour se faire apporter la dernière chaise de jardin. Les éclairs luisent derrière les ashokas. Dans leur dos, des phares balafrent les ténèbres.

« Mâmâjî. » Vishram incline la tête. « Je ne vais pas te retenir. J’ai besoin de savoir où il est.

— Qui, mon chéri ?

— À ton avis ?

— Ton père est un homme qui ne plaisante pas avec la vie spirituelle. S’il a choisi de se retirer du monde en suivant la voie des sâdhus, il faut respecter ce choix. Que veux-tu de lui ?

— Rien », répond Vishram Ray. Il croit voir sa mère réprimer un sourire espiègle au moment où elle porte sa tasse de darjeeling à ses lèvres. Un vent brûlant et électrique maltraite les parterres de fleurs, les paons poussent des cris paniqués. « Je veux l’informer d’une décision que j’ai prise.

— Concernant les affaires ? demande Mâmatâ Ray. Tu sais que je n’ai jamais été douée dans ce domaine.

— Mère », fait Vishram. Elle a entretenu toute sa vie ce petit mensonge : la simple Mâmatâ ne comprend rien aux affaires, ne veut pas s’en mêler ; les affaires, l’argent, le pouvoir, cela regarde les hommes. Aucune décision n’a jamais été prise, aucun investissement effectué, aucun achat conseillé, aucune recherche autorisée sans que Mâmatâ Ray n’ait pas affirmé qu’elle n’y connaissait rien, mais qu’arriverait-il si, et comment cela se passerait-il, et se pourrait-il qu’à long terme… ? Vishram ne doutait pas que ses questions posées d’un ton hésitant aient été à la base de cette division shakespearienne de Ray Power, que ce soit sa bénédiction à elle qui ait permis à Ranjît Ray de se retirer du monde.

Vishram se verse une tasse d’odorant darjeeling. Il en trouve le goût trop sophistiqué, mais cela lui occupe les mains. Première Loi de la Comédie. Toujours avoir quelque chose à faire de ses mains.

« Je rachète la part de Râmesh. J’ai convoqué un conseil d’administration extraordinaire.

— Tu as parlé à M. Chakraborti. »

Les yeux de sa mère sont des lentilles de plomb, reflet du bouillonnant ciel gris.

« Je sais ce qu’est Odeco.

— C’est ce que tu veux dire à ton père ?

— Non. Je veux lui dire que j’ai très peu de choix possibles et que j’ai fait celui qui me paraît le meilleur. »

Mâmatâ Ray repose sa tasse sur la table et la fait pivoter sur la soucoupe pour placer l’anse exactement à gauche. Jardiniers et valets se rapprochent, anticipant une action. Le vent de plus en plus puissant tire sur leurs turbans et leurs pompons.

« Je m’y suis opposée, tu sais. À la décision de partager l’entreprise. Tu vas peut-être trouver ça surprenant. Je m’y suis opposée à cause de toi, Vishram. Je pensais que tu gâcherais tout, que ce serait du gaspillage. Je ne suis pas différente de Govind sur ce plan. Seul ton père avait foi en toi. Il s’est toujours beaucoup intéressé à ce que tu faisais dans cet horrible pays d’Écosse. Il te respectait beaucoup d’avoir eu le courage de tes propres convictions… tu l’as toujours eu, Vishram. J’ai dit ne pas être douée pour les affaires, c’est peut-être pour juger les gens, pour juger mes propres fils. Je suis peut-être trop vieille pour changer d’opinion. » Mâmatâ Ray lève les yeux. Vishram sent la pluie sur son visage. Il repose sa tasse – le thé est froid, amer – et les mâlîs la soulèvent, puis la table. La pluie s’écrase lourdement sur les feuilles des bougainvillées.

« Ton père accomplit la pûjâ au temple de Kâlî à Mirzapur », lance Mâmatâ Ray en queue de la procession de meubles de jardin. La violence de la pluie ne suffit pas à masquer le bruit de moteurs d’un avion qui approche. « Il accomplit la pûjâ pour la fin d’un âge. Le pied de Shiva descend. La danse commence. Nous avons été consacrés à la déesse de la destruction. »

Au moment où ils atteignent l’abri de la véranda est, les nuages crèvent. Un coup de tonnerre coïncide avec l’arrivée de l’ARB au-dessus du jardin d’eau. Ses feux de navigation transforment en rideau les gouttes denses tandis que ses réacteurs basculent en mode descente et que ses roues s’abaissent vers le gazon ras de Râm Dâs. Le personnel de jardin s’abrite les yeux.

« En fait, tu avais raison, j’ai toujours été un petit con », dit Vishram Ray à sa mère avant de relever le col de son bon costume en se précipitant sous la pluie vers son moyen de transport. Installée sur la banquette arrière, Marianna Fusco lui adresse des signes excités.


Le vieux Shâstrî guide Vishram et Marianna Fusco dans les ruelles escarpées de Mirzapur. Les passages, étroits, sombres, sentent l’urine et le vieil encens. Des gamins suivent à la queue leu leu la petite procession qui monte péniblement depuis les ghâts en béton. Vishram jette un coup d’œil par-dessus son épaule à l’ARB au bord du fleuve. Le pilote a ôté son casque et, assis sur le sable à distance respectueuse des réservoirs d’essence, fume une cigarette. La mousson qui éclatait sur Vârânacî, soixante kilomètres à l’est, n’a pas encore atteint Mirzapur. Les ruelles concentrent la chaleur de manière presque tangible, les détritus tourbillonnent dans les djinns d’air étouffant et fétide. Marianna Fusco avance d’un pas régulier, laissant glisser hors de sa vision périphérique les regards des jeunes hommes et des vieillards.

Le temple de Kâlî est un socle de marbre enserré de tous côtés par des boutiques vendant des ex-voto, des gajrâs et des icônes de la déesse imprimées à la demande à partir d’une énorme base d’images. Kâlî est le principal commerce de cette partie de Mirzapur, ville rurale sur le déclin qui a raté la révolution de l’information et continue à se demander ce qui s’est passé. Encore bondés de dévots à cette heure tardive, les sentiers montent jusqu’aux marches de marbre, lavées à l’eau. Des cloches ne cessent de tinter. Des barrières métalliques guident les adorateurs vers le garbhagriha. Une vache flâne de haut en bas des marches, son ossature évoluant librement sous son sac de peau jaune. Quelqu’un lui a badigeonné de la pâte tikka jaune et rouge entre les cornes.

« Je vais rester là, décrète Marianna Fusco. Il faut bien que quelqu’un surveille ces chaussures. » Vishram comprend l’appréhension qu’il décèle dans sa voix. L’endroit ne correspond à rien dans son vécu, il est essentiellement, inexplicablement indien. Sans la moindre concession à d’autres sensibilités : toutes les contradictions et les oppositions du Bhârat sont incarnées dans ce lieu d’amour et de dévotion à la manifestation courroucée de la féminité primordiale. Kâlî la noire avec sa guirlande de têtes et sa terrible épée rapide. Même Vishram sent l’étrange lui serrer l’abdomen tandis qu’il passe sous le linteau orné de Mahâvidyâ musiciennes, les dix sagesses qui émanent du yoni de la déesse noire.

Shâstrî reste avec Marianna Fusco. Vishram se mêle au flot de pèlerins qui s’enfoncent d’un pas traînant dans le labyrinthe. Le temple est bas, enfumé, on s’y sent claustrophobe. Vishram salue les sâdhus, reçoit leurs tilaks pour une poignée de roupies. Le garbhagriha est minuscule, mince fente genre cercueil dans lequel l’image noire aux yeux globuleux est recouverte d’une flopée de guirlandes d’œillets. L’étroit passage est presque infranchissable tant la foule se presse autour du sanctuaire, fourrant les mains dans la fente yonique pour allumer un bâton d’encens, offrir des libations de lait, de sang et de ghî teinté de rouge. Kâlî l’assoiffée réclame sept litres de sang par jour. Que fournissent désormais les chèvres, dans des agglomérations raffinées comme Mirzapur. Les yeux de Vishram croisent ceux de la déesse qui voient le passé, le présent et l’avenir, perçant toute illusion. Darshan. La pression de la foule le force à continuer à avancer. Le tonnerre secoue le temple. La mousson est arrivée dans l’Ouest. La chaleur est intense. Les cloches résonnent. Les dévots psalmodient des hymnes.

Vishram trouve son père dans un sous-temple noir sans fenêtres. Il manque trébucher sur lui dans l’obscurité épaisse, s’appuie au linteau pour ne pas perdre l’équilibre, sent quelque chose lui mouiller la main. Du sang. Une épaisse couche de cendres recouvre le sol. Ses yeux s’habituent au manque de lumière et il distingue une fosse rectangulaire au milieu d’une pièce. Shmashâna Kâlî est aussi la déesse des ghâts. C’est un crématorium. Assis jambes croisées dans les cendres, Ranjît Ray porte la dhotî, le châle et le tikka rouge de Kâlî, comme un sâdhu. Sa peau est grisée par la vibhûti : la cendre blanche sacrée strie ses cheveux et sa barbe de plusieurs jours. Pour Vishram, ce n’est pas son père. C’est une chose qu’on voit assise près d’un autel de rue ou étendue nue et de tout son long au seuil d’un temple : un être d’un autre monde.

« Père ? »

Ranjît Ray hoche la tête. « Vishram. Assieds-toi, assieds-toi. » Vishram regarde autour de lui, mais ne voit que de la cendre. C’est probablement une réaction matérialiste de se soucier de son costume. Mais il est assez matérialiste pour savoir qu’il peut en obtenir un autre. Il s’assoit près de son père. Le tonnerre secoue le temple. Les cloches résonnent, les dévots prient.

« Père, qu’est-ce que vous faites là ?

— J’accomplis la pûjâ pour la fin d’un âge.

— Cet endroit est horrible.

— À dessein. Mais l’œil de la foi n’a pas la même vision, et pour moi, il n’est pas si horrible. Il est correct. Approprié.

— La destruction, père ?

— La transformation. La mort et la renaissance. La roue tourne.

— Je rachète la part de Râmesh, annonce Vishram assis pieds nus dans les cendres des morts. Ce qui me donnera le contrôle des deux tiers de la compagnie et me débarrassera de Govind et de ses associés occidentaux. Je ne vous demande pas, je vous informe. »

Vishram voit passer dans l’œil de son père un reflet de son ancien matérialisme.

« Je suis sûr que vous devinez d’où vient l’argent.

— Mon bon ami Chakraborti.

— Vous savez qui, ou plutôt la chose, qu’il représente ?

— Oui.

— Vous le savez depuis quand ?

— Depuis le début. Odeco m’a contacté quand nous nous sommes lancés dans le projet point zéro. Chakraborti s’est montré d’une franchise admirable.

— C’était sacrément risqué, si les flics Krishna s’en étaient aperçus… Ray Power, l’énergie avec de la conscience, qui demande peu à la planète, tout ça ?

— Je ne vois pas la contradiction. Ce sont des créatures vivantes, intelligentes. Nous leur devons de nous soucier d’elles. Certains des banquiers grâmîns…

— Créatures. Vous avez dit créatures.

— C’est vrai. Il semble exister trois aeais de Génération Trois, mais bien entendu, leurs univers subjectifs ne se chevauchent pas forcément, même s’il peut leur arriver de partager certaines sous-routines. Je crois savoir qu’Odeco est un canal commun entre au moins deux d’entre elles.

— Chakraborti a appelé Brahmâ l’aeai d’Odeco. »

Un petit sourire entendu se dessine sur les lèvres de Ranjît Ray.

« Vous avez déjà rencontré Brahmâ ?

— Vishram, en quoi consisterait une rencontre ? J’ai rencontré des hommes en costume, parlé à des visages au téléphone. Ces visages peuvent avoir été réels, avoir aussi été Brahmâ ou ses manifestations. Comment rencontrer au sens propre une entité distribuée ?

— Ont-ils jamais dit pourquoi ils voulaient financer le projet point zéro ?

— Tu ne comprendras pas. Je ne comprends pas. »

Un éclair illumine un instant l’intérieur du crématorium. Le tonnerre le suit de très près, assourdissant, et d’étranges vents soulèvent la cendre.

« Dites-moi. »

Le palmeur de Vishram sonne. Il grimace d’exaspération. Les dévots regardent avec colère cette interruption profane dans leur sanctuaire. Un appel haute priorité. Vishram n’active que le mode audio. Quand Marianna Fusco a fini de parler, il glisse le petit appareil dans une poche intérieure.

« Père, il faut partir tout de suite. »

Ranjît Ray fronce les sourcils.

« Je ne comprends pas de quoi tu parles.

— Il faut qu’on parte immédiatement. Cet endroit n’est pas sûr. Les Awadhîs se sont emparés du barrage de Kundâ Khâdar. Nos soldats se sont rendus. Il n’y a rien entre eux et Allâhâbâd. Ils pourraient être ici en vingt-quatre heures. Père, vous m’accompagnez. Il y a de la place dans l’avion. Tout ceci doit finir maintenant, vous êtes un homme important à la réputation internationale. »

Vishram se lève, tend la main pour aider son père à en faire autant.

« Non, je ne t’accompagne pas et je ne suis pas une veuve gâteuse qui reçoit des ordres de son propre fils. J’ai pris ma décision, je me suis retiré et je ne ferai pas machine arrière. Je ne peux pas : ce Ranjît Ray-là n’existe plus. »

Exaspéré, Vishram secoue la tête.

« Père.

— Non. Il ne m’arrivera rien. Le Bhârat qu’ils ont envahi n’est pas celui dans lequel je vis. Ils ne peuvent pas m’atteindre. Va. Pars, va-t’en. » Il pousse son fils au niveau des genoux. « Tu as des choses à faire, vas-y. Rien ne doit t’arriver. Je prierai pour toi, tu auras une protection. Pars, maintenant. » Ranjît Ray ferme les yeux, se compose un visage aveugle et sourd.

« Je reviendrai…

— Tu ne me trouveras pas. Je ne veux pas qu’on me trouve. Tu sais ce que tu as à faire. » Au moment où Vishram se penche pour passer sous le linteau couvert de sang, il ajoute : « J’allais te dire, pour Odeco, Brahmâ, l’aeai… J’allais te dire ce quelle cherche dans le projet point zéro. Une porte de sortie. Là, dans tous ces replis de la théorie Étoile-M, il y a un univers où elle peut exister avec ses semblables, où elles peuvent vivre libres et en sécurité sans que nous les trouvions un jour. Voilà pourquoi je suis là dans ce temple, parce que je veux voir la tête de Kâlî quand son âge se terminera. »


Vishram ressort du temple sous une pluie régulière. Le marbre est gras d’eau et de poussière. Les ruelles étroites autour du temple sont toujours bondées, mais l’humeur des gens a changé. Ce n’est pas le zèle de la dévotion religieuse, ni la célébration collective de la pluie tombant sur une ville souffrant de la sécheresse. La nouvelle de l’humiliation à Kundâ Khâdar a circulé et les galîs fourmillent de brahmanes et de veuves en blanc, d’adorateurs de Kâlî en rouge et de jeunes hommes en colère vêtus de jeans de Grandes Marques et de chemises immaculées. Ils regardent des écrans de télévision, arrachent ce qui sort des imprimantes, se regroupent autour des radios des pousse-pousse ou des garçons recevant les fils d’actualités sur leurs palmeurs. Le bruit dans les rues augmente au fur et à mesure que les informations deviennent rumeurs qui deviennent fausses informations qui deviennent slogans. La défaite des intrépides javâns bhâratîs. La Gloire du Bhârat écrasée. Les divisions awadhîes déjà sur la rocade d’Allâhâbâd. Le sol sacré envahi. Qui va le sauver ? Qui va le venger ? Jîvanjî Jîvanjî Jîvanjî ! Des kârsevaks-guerriers se sont mis en marche pour repousser l’envahisseur par des vagues de leur propre sang. Le Shivajî va racheter la honte des Rânâ.

« Où est votre père ? »

Les chauffeurs de pousse-pousse bousculent Vishram en train de remettre ses chaussures.

« Il ne vient pas.

— Je ne pensais pas qu’il le ferait, monsieur Ray. » Bizarre d’entendre ces mots de la bouche de Shâstrî. Monsieur. Ray.

« Alors puis-je suggérer qu’on parte d’ici, parce que je me sens très blanche, très occidentale et très femme », dit Marianna Fusco. Les ruelles escarpées, ruisselantes de pluie, sont traîtresses. « Comment faites-vous pour que tout se termine toujours en émeutes ? » demande Marianna Fusco, mais l’humeur de la rue est agressive, horrible, contagieuse. Vishram aperçoit entre les bâtiments l’ARB posé sur la grève. Dans son dos, un choc, des voix qui paniquent. Il se retourne, voit le chariot métallique d’un vendeur de samosas sur le flanc, son contenu de triangles épicés éparpillés dans la galî, l’huile brûlante qui s’étale sur les petites marches. Elle effleure le réchaud à gaz allumé et le feu se répand dans toute la ruelle. Des cris, des hurlements.

« Viens. » Vishram prend Marianna par le coude et l’entraîne vers le bas des marches.

Le pilote a déjà fait chauffer les moteurs quand Vishram et Marianna plongent sur leurs sièges derrière lui. Shâstrî recule à l’abri du souffle des réacteurs avant de lever les mains en un geste de bénédiction. L’ARB se hisse dans le déluge tandis que les gens dévalent les marches comme des rats qui se ruent dans l’eau ; ils agitent des lâthîs, ramassent des bâtons et des pierres pour les jeter sur l’étranger, sur l’envahisseur. Le pilote est déjà trop haut. Quand il fait pivoter son appareil, Vishram voit l’incendie, mare de chaleur qui se répand comme un liquide de bâtiment en bâtiment, sans craindre la pluie.

« L’Âge de Kâlî », murmure-t-il. Le jet de dés le plus faible quand la discorde humaine et la corruption abondent et que le paradis est fermé, que les oreilles des dieux n’entendent plus, que l’entropie est à son maximum et qu’il n’y a pour ainsi dire plus d’espoir. Quand la terre est détruite par l’eau et le feu, pense Vishram alors que l’ARB passe en vol horizontal, quand le temps s’arrête et que l’univers renaît.

41 Lisa

À l’abri de la voûte devant laquelle la pluie tombe comme un rideau, Lisa Durnau, installée dans un siège en osier sur le marbre du cloître, en est à son troisième gin. Il n’y a personne d’autre sur la terrasse, sinon deux hommes en sandales et costumes bon marché en train de prendre le thé. De sa place, elle voit à la fois le portail d’entrée et la réception. La pluie s’écrase sur la vieille pierre avec un bruit incroyable. C’est une sacrée tempête, même selon les normes du Midwest. Avec des éclairs et tout.

Encore vide. Elle fait signe au garçon. Ce sont tous de jeunes Népalais timides habillés en Râjputs, dans Vârânacî la Bhâratîe. Elle n’arrive pas à comprendre. Elle ne comprend pas grand-chose à ce sombre Nord. À peine avait-elle commencé à s’habituer au beau Sud civilisé et à sa douce anarchie qu’elle se retrouvait au milieu d’une nation et d’une ville à la même apparence et aux mêmes vêtements, mais complètement différentes.

Prenant les mots consulat américain comme une invite à l’arnaquer, le chauffeur de taxi lui avait fait faire le tour d’un rond-point avec une grande statue de Ganesh sous un petit dôme rigolo et un panneau publicitaire pour Sensationnel ! Pantalons de velours côtelé à pinces.

« Rond-point Sarkhand ! cria-t-il. Danger argent danger argent. »

On avait bombé des svastikas sur la moindre surface plane. Lisa ne se rappelait plus quel sens était le bon et lequel était le fasciste, mais de toute manière, cela la mettait mal à l’aise.

Rhodes, l’officier consulaire, parcourut ses accréditations.

« Qu’est-ce que cela vous autorise au juste à faire ici, madame Durnau ?

— Retrouver un homme.

— La période n’est pas favorable. L’ambassade conseille à tous les ressortissants américains de quitter le pays. Nous ne pouvons garantir votre sécurité. Les intérêts américains sont pris à partie. Ils ont incendié un Burger King.

— Extra-grillé à la flamme. »

Il avait lâché le plus étroit, le plus minuscule des sourires. Il leva un sourcil en voyant la Table. Lisa Durnau aurait aimé pouvoir faire cela. Il lui rendit sans tarder ses documents. « Eh bien, tous mes vœux de réussite dans votre mission, quelle qu’elle soit. Si vous avez besoin de notre aide, nous ferons de notre mieux. Et quoi qu’on en dise, c’est une ville superbe. »

Mais pour Lisa Durnau, Vârânacî avait l’air d’une ville de cendres, malgré tous ses néons, ses tours et ses shikharas éclairés par des projecteurs. Il y a des cendres dans la rue, sur les sanctuaires et les temples, sur le front des saints, sur les ailes carénées et les toits des Maruti et des phut-phuts. Un ciel de cendres, sombre et se brisant en une vague molle de suie. Même dans la climatisation de sa chambre d’hôtel, elle sentait la cendre grasse d’hydrocarbure sur sa peau. L’hôtel de Lull était une adorable vieille maison de ville islamique, avec des sols en marbre, des niveaux et balcons inattendus, mais Lisa ne trouva pas sa chambre très propre. Il n’y avait rien dans le minibar. Un ruban de serviette hygiénique restait coincé dans la cuvette des W.-C. Les étages et balcons grouillaient de journalistes et de techniciens des médias. Elle jeta un coup d’œil à la douche, en souvenir du passé.

Il y avait une autre réservation associée à celle de Lull. Ajmer Rao. La Table retrouva une image basse-rés dans la caméra du hall : elle. La minette de l’espace. Plus petite que Lisa ne se l’imaginait. Large de cul, mais c’était peut-être à cause de l’angle de prise de vue. C’était quoi, sur son front ?

Ajmer Rao. Mais la première pensée de Lisa Durnau fut de se réjouir que Lull ne couche pas avec elle. Et Lull lui-même. Plus mince. Le visage plus doux. Des vêtements vraiment, vraiment horribles. De plus en plus chauve, portant les cheveux longs sur la nuque pour compenser. En tous points semblable à l’image qu’elle avait vue apparaître sur les pixels frémissants du Tabernacle.

Les yeux fixés sur la pluie, Lisa Durnau s’aperçoit qu’elle est en colère, qu’elle bouillonne de colère. Toute sa vie, elle s’est battue contre la doctrine calviniste de prédestination que professait son père, et voilà qu’elle se retrouve à regarder la mousson tomber sur Vârânacî à cause de forces karmiques vieilles de sept milliards d’années. Elle, Lull, la fille au gros cul, tous trois suivent un scénario aussi prédéterminé et fataliste qu’un épisode de Town and Country. Elle fulmine parce qu’elle n’y a pas échappé un seul instant. Les comportements complexes d’Alterre, de ses espaces mentaux de Calabi-Yau, la bagarre des automates cellulaires sur son moniteur, tous avaient pour origine des règles simples et implacables. Des règles si simples qu’on ne s’apercevait pas forcément qu’elles nous gouvernaient.

Elle se connecte sur Alterre. Pour le plaisir, elle entre sa position GPS actuelle, corrigée de la dérive continentale, se place en proprioception complète et pénètre en enfer. Elle se tient sur une plaine plissée de lave noire veinée de rouge et parcourue de fentes luisantes. Le ciel est caillé de fumée illuminée d’éclairs, une pluie de cendres tombe autour d’elle. Le soufre et les gaz de combustion manquent l’étouffer, aussi désactive-t-elle les perceptions olfactives. La plaine monte en pente douce vers une rangée de cônes bas déversant d’épais et rapides torrents de magma. Des cascades d’étincelles barrent l’horizon. Elle voit à vingt kilomètres à la ronde, sans pour autant apercevoir le moindre être vivant.

Paniquée, Lisa Durnau ressort, retrouve Vârânacî sous la pluie. Son cœur bat à tout rompre, la tête lui tourne : c’est comme si, en tournant dans une rue, elle était tombée sans avertissement sur Ground Zero. Elle est physiquement secouée. Elle craint de faire le geste qui la réinjecterait dans Alterre. Elle ouvre le mode fenêtré. La boîte de commentaires lui apprend que les trapps du Dekkan sont entrés en éruption.

Un demi-million de kilomètres cubes de lave sortis d’une volute de magma montant du manteau par-dessus ce qui sera, soixante-cinq millions d’années plus tard, l’île de la Réunion. Le mont Saint Helens n’avait craché qu’un simple petit kilomètre cube quand il avait secoué le nord-ouest des États-Unis. Un demi-million de mont Saint Helens. Étalez-les, vous obtiendrez deux kilomètres de basalte liquide sur les États de Washington et de l’Oregon. Les véritables trapps du Dekkan avaient formé une couche de deux kilomètres d’épaisseur sur le centre-ouest de l’Inde, à l’époque où ce sous-continent se précipitait (géologiquement parlant) vers l’Asie pour une collision frontale qui donnerait naissance à la plus grande chaîne de montagnes de la planète. Le CO2 libéré avait bouleversé tous les mécanismes d’enfouissement du carbone encore existant et tiré le rideau sur le crétacé. La vie sur Terre a failli disparaître plusieurs fois. Alterre n’aurait pas été une évolution alternative sans mécanismes d’extinction de masse comme le volcanisme, la migration des pôles ou les collisions célestes. Les jouets des membres de l’équipe première de Dieu. Ce qui effraie Lisa Durnau n’est pas l’éruption des trapps, mais que les flots de basalte du Dekkan n’ont jamais atteint la plaine indo-gangétique. Dans Alterre, Vârânacî est enfouie sous une plaine de basalte luisant.

Lisa active la vision divine. Un brin de culpabilité hérité de son enfance de pratiquante la taraude tandis qu’elle tourne loin au-dessus de l’océan australo-indien. La vue n’a jamais été aussi bonne, dans le vrai espace. L’Europe est un arc de cercle d’îles et de péninsules sur la courbure du globe à l’ouest, l’Asie une étendue de terre se dirigeant vers le nord. Le nord de l’Asie brûle. Des nuages de cendres recouvrent la moitié du continent. Les incendies illuminent le côté sombre de la planète. Lisa Durnau ouvre une fenêtre de données. Elle pousse un petit cri inarticulé. Les trapps de Sibérie sont eux aussi en éruption.

Alterre se meurt, piégée entre les feux à sa tête et à sa taille. Associé au carbone produit par l’incendie des forêts, le dioxyde de carbone de la croûte terrestre libéré par le basalte écumeux et gazeux créera un intense effet de serre qui élèvera les températures océanique et atmosphérique à un niveau suffisant pour déclencher une explosion de clathrates : du méthane, piégé dans des cages de glace loin sous le fond de l’océan, libéré en un titanesque dégazage. Les océans bouillonneront comme une canette de soda lâchée par terre. Le taux d’oxygène baissera tandis que les températures grimperont. La photosynthèse cessera dans les océans. Les mers deviendront des foyers de plancton en putréfaction.

La vie pourrait survivre à une fusion. La Terre avait survécu, mais en perdant le quart de ses espèces vivantes, à l’impact de Chicxulub et à la fusion du Dekkan qu’il avait provoquée de l’autre côté de la planète. L’éruption des trapps de Sibérie, deux cent cinquante millions d’années plus tôt, avait mis fin à la multiplication de la vie connue durant le permien, entraînant l’extinction de 95 % des organismes vivants. La vie avait titubé au bord de l’abîme et s’en était éloignée. Deux éruptions simultanées signifient la fin de la biologie sur Terre.

Lisa Durnau regarde son monde tomber en pièces.

Ce n’est pas la nature. C’est une attaque. Thomas Lull avait protégé Alterre des inévitables piratages par un système immunitaire vigoureux. Pour qu’une attaque réussisse, les aeais gérant les systèmes géophysique, océanologique et climatologique doivent accéder aux bases de registres centrales. Le coup vient de l’intérieur.

Lisa Durnau ressort d’Alterre et retrouve la terrasse de la havelî sous la pluie estivale. Elle tremble. Un jour, à Londres, elle s’était fait agresser devant une station de métro. Cela avait été court, soudain et sans brutalité particulière, juste rapide et professionnel : son argent, ses cartes, son palmeur, ses chaussures. C’était fini avant qu’elle s’en rende compte. Elle avait vécu le détroussement dans une espèce de consentement engourdi, presque de curiosité scientifique. La peur était venue après, avec les tremblements, la colère, l’indignation envers ce qu’on lui avait fait et à son absence complète de réaction.

Là, c’était un monde entier qu’on avait volé.

Elle commence par réflexe à appeler le département. Quand elle s’en aperçoit, elle annule l’appel, replie la Table qu’elle remet dans sa poche. Elle ne peut pas compromettre sa couverture. Elle ne sait pas quoi faire. Et elle le voit : Thomas Lull, penché sur le comptoir de la réception pour demander sa clef, vêtu d’un tee-shirt de surf trempé et d’un short baggy, de l’eau dégoulinant de ses cheveux collés pour aller former des flaques de plus en plus grandes sur le marbre blanc. Il ne l’a pas vue. Il la croit à l’autre bout du monde, sur une colline du Kansas. Lisa Durnau s’apprête à l’appeler quand les deux types en sandales et costumes bon marché s’approchent du comptoir. L’un montre à Thomas Lull un objet dans sa main. L’autre lui pose fermement la main sur l’épaule. Lull a l’air abasourdi, confus, puis le premier homme ouvre un grand parapluie noir et tous trois traversent d’un pas pressé le jardin détrempé jusqu’au portail où une voiture de police vient de s’arrêter en projetant des gerbes d’eau.

42 Lull

C’est le jeu du gentil et du méchant flic. Vous êtes dans une salle d’interrogatoire. Qui pourrait être une cellule de prison, un confessionnal ou une chambre de torture, l’important étant que vous ne voyez ni n’entendez rien de ce qui se passe à l’extérieur. Vous ne savez que ce que les flics vous disent. Vous avez un complice dans une pièce identique. Car on vous accuse.

On vous a donc mis dans cette salle d’interrogatoire verte qui sent la peinture et l’antiseptique. Vous savez, votre complice/pote/amant/maîtresse ? Dès qu’on a branché le magnéto, il/elle a tout déballé, y compris sur vous. C’est la décision que vous devez prendre. Ils disent peut-être la vérité. Ou bien ils essayent de vous entourlouper pour que vous mouchardiez votre complice. Vous n’en savez rien, et les méchants flics ne vous le diront pas. Ils sont méchants. Ensuite ils vous laissent mijoter sans même un mauvais café.

Vous voyez le marché de cette façon : si vous niez tout et que votre complice/pote/amant/maîtresse nie tout, vous pourriez obtenir votre libération tous les deux. Manque de preuves. Si vous avouez tous les deux, et si les flics ne se révèlent pas si méchants que ça, parce qu’ils détestent la paperasse plus que tout et que vous venez de leur en épargner un bon paquet, ils demanderont une peine non privative de liberté. Ou alors vous niez tout et dans l’autre cellule, on se met à table. Votre complice/pote/etc. sort libre et tout vous retombe dessus. Que vaut-il mieux faire, dans votre propre intérêt ? Vous avez la réponse avant que le bruit de leurs pas arrive au bout du couloir. Vous cognez sur la porte. Hé, oh, revenez, je veux tout vous dire dans les moindres détails.

Ce jeu s’appelle le Dilemme du Prisonnier. Il n’est pas aussi drôle que le black-jack ou Donjons & Dragons, mais c’est un outil dont les chercheurs en vie-A se servent pour étudier les systèmes complexes. Jouez-y suffisamment et vous verrez apparaître toutes sortes de vérités humaines. Long terme bon, court terme mauvais. Traite les autres comme tu voudrais qu’ils te traitent, et sinon, fais-leur ce qu’ils te font. Thomas Lull a joué des millions de fois au Dilemme du Prisonnier et à un certain nombre d’autres jeux à information limitée. C’est très différent d’y jouer pour de vrai.

La salle est verte et sent le désinfectant. Mais aussi le moisi, l’urine rance et le ghî brûlant, ainsi que l’humidité à cause des vêtements trempés des flics. Ce ne sont ni des gentils ni des méchants flics, juste deux flics qui préféreraient rentrer chez eux retrouver femme et enfants. L’un ne cesse de se balancer sur sa chaise et de regarder Thomas Lull en haussant les sourcils, comme en attente d’une épiphanie, l’autre d’inspecter ses ongles avec un désagréable bruit de bouche qui rappelle à Thomas Lull de vieux films avec Tom Hanks.

Fais ce que tu as besoin de faire, Lull. Ne joue pas au malin, au petit rusé. Débrouille-toi pour sortir d’ici. Il sent sa poitrine se serrer de plus en plus.

« Écoutez, je l’ai dit aux soldats. On voyage ensemble, elle a de la famille à Vârânacî. »

Celui qui se balance sur sa chaise bascule vers l’avant pour gribouiller quelques mots en hindî sur un bloc-notes à spirale. L’enregistreur vocal ne fonctionne pas. Qu’ils disent. Tom Hanks fait à nouveau ce truc avec sa bouche. Cela commence vraiment à agacer Thomas Lull. Ce qui pourrait aussi faire partie du jeu.

« Des javâns de province se contenteraient peut-être de cette explication, mais on est à Vârânacî, monsieur.

— Je ne comprends rien à ce bordel.

— C’est très simple, monsieur. Votre collègue a interrogé la base de données ADN nationale. Un scan de sécurité de routine a révélé certaines… structures anormales à l’intérieur de son crâne. La sécurité l’a interpellée et nous l’a remise.

— Vous n’arrêtez pas de dire ça : des structures anormales, qu’est-ce que ça veut dire, en quoi consistent ces structures anormales ? »

Tom Hanks inspecte à nouveau ses ongles. Sa bouche semble mécontente.

« C’est désormais une affaire de sécurité nationale, monsieur.

— Merde, c’est plutôt du Franz Kafka, oui. »

Tom Hanks regarde son collègue, qui écrit le nom sur son bloc-notes.

« Un écrivain tchèque, précise Thomas Lull. Mort depuis cent ans. J’essayais un peu d’ironie.

— Monsieur, évitez l’ironie. C’est une affaire très sérieuse. »

Le type qui se balance raye posément le nom et rebascule en arrière pour observer Thomas Lull d’un œil nouveau. Il règne dans cette pièce aveugle une chaleur incroyable. L’odeur de policier humide est accablante.

« Que savez-vous de cette femme ?

— Je l’ai rencontrée à une fête sur la plage de Tekkadi, au Kerala. Je l’ai aidée à surmonter une crise d’asthme. Elle m’a plu, elle partait dans le Nord, je l’ai accompagnée. »

Tom Hanks soulève un coin du dossier posé sur le bureau pour faire semblant de consulter un bout de papier.

« Monsieur, elle a stoppé une section de robots anti-insurrectionnels awadhîs d’un simple mouvement de la main.

— C’est un crime ? »

Le flic qui se balance repart d’un coup en avant. Les pieds de sa chaise claquent sur le béton poli par le frottement des chaussures.

« Les divisions aéroportées awadhîes viennent de prendre le barrage de Kundâ Khâdar. La garnison entière s’est rendue. Ce n’est peut-être pas un crime, mais vous devez admettre que la coïncidence est… extrême.

— C’est une blague, bordel. Comment pouvez-vous penser qu’elle a un rapport avec ça ?

— Je ne plaisante pas avec une affaire touchant à la sécurité de mon pays, dit Tom Hanks. Tout ce que je sais, c’est le contenu de ce rapport et que votre compagne de voyage a déclenché l’alarme en essayant d’accéder à la base de données ADN nationale.

— Je ne sais rien de ces anomalies. »

Tom Hanks tourne la tête vers son collègue.

« Vous savez qui je suis ?

— Le professeur Thomas Lull.

— Vous ne croyez pas que je pourrais être plus à même que vous d’émettre une hypothèse sur cette histoire ? Si je savais de quoi vous parlez ? »

Le flic qui se balance échange quelques brèves paroles en hindî avec Tom Hanks. Thomas Lull n’arrive pas à décider lequel est le supérieur de l’autre.

« Très bien, monsieur. Comme vous le savez, nous sommes en état d’alerte renforcée à cause de la situation avec notre voisin, l’Awadh. Nous avons tout naturellement pris des mesures de cyberprotection, comme l’installation d’un certain nombre de scanners à des endroits sensibles pour détecter les missiles lents, les agents infiltrés, les espions, ce genre de choses. Comme on sait que les agents secrets volent des identités, on a systématiquement équipé les archives de systèmes de surveillance. Les scanners des archives ADN ont repéré à l’intérieur du crâne de cette femme des structures ressemblant à des circuits protéiniques. »

À présent, Thomas Lull ne sait plus ce qui est jeu et ce qui est vrai, ni ce qu’il y a derrière l’un ou l’autre. Il pense au choc qu’il a infligé à Aj dans le train en lui révélant les mensonges qui constituaient sa vie. Lui-même vient à l’instant de ressentir un choc dix fois plus important.

Tom Hanks pousse un palmeur sur le bureau en direction de Thomas Lull. Celui-ci ne veut pas regarder, ne veut pas voir la partie non humaine à l’intérieur d’Aj, mais tourne l’appareil vers lui. C’est une pseudo-radio aux rayons X en fausses couleurs reconstituée à partir de scans à infrasons. Le joli crâne d’Aj est bleu pâle. Ses globes oculaires, les racines enchevêtrées auxquelles ressemblent les nerfs optiques, les canaux spectraux des sinus et des vaisseaux sanguins sont gris sur encore plus gris. La jeune femme est un fantôme d’elle-même : son cerveau est la partie la plus spectrale, tissu de fibres hanté par une intelligence. Il y a un fantôme dans le fantôme : des lignes et rangées de nanocircuits allant en arc de cercle d’un bout à l’autre du crâne. Le tilak est une passerelle sombre dans son front, comme le darwaz d’une mosquée. Des chaînes et réseaux de câblage protéinique en partent pour se faufiler dans les lobes frontaux et par-dessus la fissure centrale jusque dans le lobe pariétal, sondant le corps calleux, s’entortillant étroitement autour du système limbique, plongeant au plus profond du bulbe rachidien tout en entourant le lobe occipital de torsades de processeurs protéiniques. Le cerveau d’Aj est un chapelet de circuits.

« Kalkî », murmure-t-il, et la pièce est soudain plongée dans l’obscurité. Pas de lumière, pas d’alimentation électrique de secours, rien. Thomas Lull fouille dans sa poche pour en sortir son palmeur. Des voix crient en hindî dans le couloir, de plus en plus véhémentes.

« Professeur Lull, professeur Lull, n’essayez pas de bouger ! gémit Tom Hanks d’une voix paniquée. Pour votre propre sécurité, je vous ordonne de rester à votre place le temps que je vérifie ce qui s’est passé. »

Les voix dans le couloir se font plus fortes. Un frottement, une flamme : le flic qui se balance sur sa chaise vient de gratter une allumette. Trois visages dans une bulle de lumière, puis l’obscurité. Thomas Lull agit avec rapidité. À tâtons, il repère puis ouvre la fente de la carte mémoire, sur le côté du palmeur de police. Un frottement, il retire ses mains d’un coup, et la lumière. Tom Hanks est près de la porte. Le flot de voix s’est fait intermittent, des appels, des réponses. Au moment où l’allumette s’éteint, Thomas Lull croit voir une ligne de lumière fluctuante sous la porte, une torche en déplacement. Il extrait la puce mémoire. Une autre allumette. La porte est désormais ouverte, Tom Hanks discute avec un policier invisible dans le couloir.

« Qu’est-ce qui se passe, Vârânacî est attaquée ? » lance Thomas Lull. N’importe quoi du moment que cela peut semer le doute. L’allumette s’éteint. Thomas Lull sort la puce mémoire de son propre palmeur. En quelques mouvements adroits, il les a interverties.

Il a entraperçu d’autres fantômes quand il a jeté un coup d’œil dans le crâne d’Aj, des fantômes qui pourraient confirmer ses soupçons sur ce qu’on a fait à la jeune femme, et pour quelle raison.

« Votre amie s’est échappée », annonce Tom Hanks en braquant la torche sur le visage de Thomas Lull. Dans l’ombre, ses mains referment les fentes.

« Comment y est-elle arrivée ? s’étonne-t-il.

— J’espérais que vous pourriez me le dire.

— Je suis resté là en face de vous depuis le début.

— Tous les systèmes se sont éteints », dit Tom Hanks. Sa bouche redouble d’activité. « On ne sait pas jusqu’où s’étend la panne, au moins le quartier.

— Et elle est tout simplement partie ?

— Oui, répond le policier. Vous comprendrez que nous vous retenions pour plus ample interrogatoire. » Il jette quelques mots en hindî à son collègue, qui se lève et sort en refermant la porte. Thomas Lull entend qu’on tire un verrou manuel à l’ancienne.

« Hé ! » crie-t-il dans le noir. Il pense à ce à quoi pense un quinquagénaire enfermé par la police dans l’obscurité d’une salle d’interrogatoire. Ses soupçons, ses calculs, ses hypothèses prennent des proportions telles qu’ils remplissent la pièce, géants de peur et de surprise qui l’oppressent, lui vident les poumons. Le nez sert à respirer, la bouche à parler. L’esprit à imaginer le pire. Kalkî. Elle est Kalkî, le dernier avatar. Tout ce dont il a besoin, c’est de la preuve qu’il a aperçue gravée dans le scan.

Au bout d’un moment hors du temps, seulement dix minutes d’après l’horloge murale, les lumières reviennent. La porte s’ouvre et Tom Hanks recule pour laisser entrer un Noir en imperméable mouillé qui trahit tout de suite sa nationalité et son emploi.

« Professeur Thomas Lull ? »

Lull hoche la tête.

« Peter Paul Rhodes, du bureau consulaire des États-Unis. Veuillez m’accompagner. »

Il tend la main. Thomas Lull hésite à la serrer.

« Qu’est-ce qui se passe ?

— Monsieur, le ministère de la Justice du Bhârat a reçu l’ordre de vous remettre entre mes mains, étant donné votre statut diplomatique auprès de notre ministère des Affaires étrangères.

— Des Affaires étrangères ? » Thomas Lull sait qu’il a l’air complètement idiot, comme un petit délinquant stupide et brisé. « Le sénateur Joe O’Malley sait que je suis dans un commissariat de police bhâratî et veut que j’en sorte ?

— Exactement. On vous expliquera tout. Veuillez m’accompagner. »

Thomas Lull serre la main, mais fourre son palmeur dans sa poche. Tom Hanks les escorte jusqu’au bout du couloir. Devant le guichet, il y a beaucoup de policiers, ainsi qu’une femme. Celle-ci se lève du banc en bois sur lequel elle patientait, une flaque d’eau de pluie à ses pieds. Elle a les vêtements et les cheveux mouillés, le visage luisant d’humidité, plus fin, plus âgé, mais il le reconnaît aussitôt, ce qui achève de rendre la situation complètement dingue.

« L. Durnau ? »

43 Tal, Nadja

Huit mille cinq cents roupies suffisent à suborner le chowkidar. Il compte les billets de ses doigts maigres devant Nadja Askarzadah qui dégouline dans l’entrée de marbre et de verre d’Indiapendent. L’homme se sert ensuite de son passe-partout pour les accueillir d’un namasté de l’autre côté des demi-portes en verre.

« Je n’ai jamais cru que c’était vous, Taljî », crie dans leur dos Pânde, le veilleur de nuit, tout en introduisant la liasse de billets remise par Nadja dans la poche de poitrine de sa veste à col haut. « De nos jours, on peut faire faire n’importe quoi aux images. »

« On m’a tiré dessus, vous savez », lance Tal alors qu’ils se dirigent vers les ascenseurs.

Ce n’est jamais comme ça au cinéma, pense Nadja Askarzadah tandis que la cabine de verre descend telle une perle de lumière. Ils auraient dû se frayer un chemin à coups de bévaflingue et d’arts martiaux au ralenti incluant coups de pied à la tête et pivotements en l’air. L’héroïne cool n’aurait pas dû avoir à appeler ses parents en Suède pour leur demander de lui virer électroniquement l’argent du pot-de-vin. La seule scène d’action qu’elle avait vue : Pânde le veilleur de nuit palpant sa généreuse liasse de billets. Mais c’est un étrange petit complot, davantage Bollywood qu’Hollywood.

Les parois de verre de l’aile métasoap dégoulinent de pluie. Celle-ci a commencé à tomber juste au moment où le taxi dans lequel ils s’étaient cachés toute la journée arrivait devant Indiapendent Productions. Le parking était une bastî d’appentis de brique et de carton, avec des groupes de fans de soapis regroupés sous des bâches en plastique.

« Ils sortent toujours, pour un mariage, l’informa Tal. C’est comme une religion. Lâl Darfan est toujours à la hauteur. D’après les relations publiques, on lui a attribué vingt naissances miraculeuses. »

Tal conduit Nadja au bureau le plus éloigné, derrière les cubicles de travail obscurs. Eil tire deux chaises, ouvre une session à l’aide de ses identifiants personnels – « impossible de faire autrement, bâbâ » –, déploie l’écran panoramique et les lâche dans Brahmpur, la ville du célèbre soapi d’Indiapendent.

Tal la fait passer à toute vitesse dans les rues, galîs, ghâts et centres commerciaux de cette ville virtuelle. Nadja est stupéfaite. Le niveau de détail est absolu, jusqu’aux panneaux publicitaires et au grouillement des phut-phuts. À Brahmpur comme à Vârânacî, il fait nuit et il pleut. La mousson est arrivée sur la ville imaginaire. Nadja est trop orgueilleuse pour avoir regardé un épisode entier de Town and Country, mais même une néophyte comme elle s’aperçoit qu’il y a des quartiers entiers de cette ville d’illusions dans lesquels l’intrigue ne se rend jamais et que des exaoctets de puissance de calcul les ont tendrement construits puis entretenus juste pour que le reste tienne debout. Tal lève les mains et leur vol de djinn s’arrête soudain devant une havelî tombant en ruine au bord de l’eau. Nadja a l’impression qu’elle pourrait toucher le stuc qui s’écaille. Une mudrâ, et ils traversent les murs jusqu’à la pièce principale de la havelî Nadiadwala.

« Ouaouh », fait Nadja Askarzadah. Elle voit même des craquelures sur les canapés bas en cuir.

« Oh, ce n’est pas le vrai Brahmpur », dit Tal. Un autre geste élégant, et le temps file dans le flou. « Eh bien, les acteurs pensent que si, mais nous l’appelons Brahmpur B. C’est la métaville dans laquelle se déroule le métasoap. Je nous passe juste en avance rapide jusqu’au mariage Chaula/Nadiadwala. Vous avez préparé la vidéo ? »

Mais Nadja est stupéfaite par le passage tremblotant des intrigues futures dans le calme de la pièce. Le jour et la nuit défilent en éclairs stroboscopiques. Tal ouvre la main comme une pince, pivote le poignet, et le temps ralentit jusqu’à un halètement de lumière et d’obscurité. Elle voit désormais les gens passer à toute vitesse dans la fraîche et élégante pièce de marbre. Tal ralentit à nouveau le temps, et des tentures colorées décorent soudain la pièce. Tal lève plus haut sa paume ouverte : le temps se fige.

« Allons, allons. » Tal claque impatiemment des doigts. Nadja lui tend son palmeur. Eil en transfère les données sans quitter l’écran des yeux. Un trou s’ouvre au milieu de la pièce virtuelle, s’emplit de N.K. Jîvanjî. À délicats petits mouvements de doigts, Tal incrémente l’image jusqu’à ce qu’elle s’intègre parfaitement au décor, puis trace un cadre autour de la tenture et l’extrait du monde de N.K. Jîvanjî pour le lâcher dans le faux Brahmpur. Nadja Askarzadah elle-même constate que cela correspond.

« C’est dans six mois de notre métasoap », l’informe Tal en laissant le point de vue subjectif parcourir la pièce, fondre sur les invités au mariage, figés et vêtus de haute couture, et sur les simulacres de reporters de mag-chati du monde réel dans leurs tenues les plus habillées à texture plaquée, tout ce petit monde attendant l’arrivée du faux futur marié sur son cheval blanc. « Ils existent dans plusieurs cadres temporels à la fois. »

Nadja se souvient du fantastique pavillon-éléphant volant de Lâl Darfan au-dessus des sommets de l’Himâlaya. Qui de nous peut se fier à ce qu’il croit se rappeler ? avait-il demandé. Elle avait pensé échanger des sophismes avec un acteur aeai, mais Tal joue à un jeu plus sophistiqué, le méta-méta-jeu. Nadja se souvient d’un conte de fées de son enfance raconté par une baby-sitter un soir d’hiver, un conte dangereux, troublant comme seule peut vous troubler une véritable fée, dans lequel les royaumes féeriques étaient imbriqués les uns dans les autres comme des poupées russes, mais chacun était plus grand que celui qui le contenait, si bien qu’au milieu, il fallait franchir une porte plus petite qu’un grain de moutarde, mais qui renfermait des univers entiers.

« On a écrit le script assez détaillé des huit prochains mois. On n’a pas les conditions météo : il y a une sous-aeai qui les prédit vingt-quatre heures à l’avance et les applique. Au moment où ce script arrive en temps réel, on modifie leur mémoire et ils ne se souviennent pas que ça a été autrement. On a une aeai d’actualités pour s’occuper du gupshup, des résultats sportifs et des trucs de ce genre. Les personnages principaux sont écrits bien plus à l’avance que les secondaires, si bien qu’on travaille dans plusieurs dimensions temporelles à la fois… à proprement parler, ce sont des vecteurs temporels qui s’écartent du nôtre.

— C’est bizarre.

— J’aime le bizarre. Mais le fait est que personne d’extérieur à Indiapendent n’a accès à ça.

— Satnam ? »

Tal fronce les sourcils.

« J’ignore s’il saurait faire marcher le système. D’accord, attendez. On va passer en prop’complète. Je vous mets un hoek, tenez. »

Tal positionne son propre hoek, du plastique intelligent qui épouse les courbes de son crâne, puis équipe Nadja du second dispositif. Ses doigts sont très agiles, très légers et très doux. Si elle n’était en train d’entrer illégalement dans un système sécurisé en compagnie d’un neutre que recherchent toutes les polices, qui pourrait avoir provoqué la chute du gouvernement et qu’elle a sauvé d’un assassin le matin même à la gare, elle se mettrait peut-être à ronronner.

« Je vais entrer dans les bases de registres. Ça risque de vous désorienter un peu. »

Nadja Askarzadah manque de tomber à la renverse. Elle est lâchée au centre d’une vaste sphère remplie de longueurs de codes de registre, tous superposés sur la pièce sombre, la courbe de l’écran liquide et la pluie qui dégouline sur les épaisses vitres bleues. Elle se trouve au centre d’une galaxie de données, où qu’elle pose les yeux, des torrents de codes s’éloignent d’elle. Tal tourne les mains et la sphère pivote, les lignes deviennent floues dans tout le champ visuel de Nadja. Prise de vertige, elle s’agrippe à sa chaise.

« Ouh là.

— Vous vous y habituerez… Si quelqu’un est allé dans mon joli mariage, il aura laissé une trace dans la base de registres, c’est ce que je suis en train de regarder. Les dernières entrées apparaissent au milieu, elles repoussent les plus anciennes vers l’extérieur. Ah. » Tal montre un endroit. Des lignes de codes, comme les étoiles quand on saute dans l’hyperespace. Nadja Askarzadah est sûre de sentir le vent des données dans ses cheveux. Le cybermouvement s’interrompt sans inertie devant un fragment de code vert. La sphère d’adresses de fichiers luisantes semble identique. Le centre partout, la périphérie nulle part. Comme l’univers. Tal s’empare du code.

« Ça, c’est bizarre.

— Du bizarre comme vous aimez ?

— Justement, non. Quelqu’un a accédé à mes fichiers de déco, mais je ne reconnais pas ce code. Il n’a pas l’air de venir de l’extérieur.

— Un autre bout du logiciel accède à vos fichiers ?

— On dirait plutôt que les acteurs réécrivent leurs propres scripts. Je plonge. Si vous avez la tête qui tourne, fermez les yeux. »

Elle ne suit pas son conseil, si bien que son estomac fait des loopings au moment où l’univers de codes en dérivation lente sursaute, pivote, zoome, se gauchit autour d’elle. Tal hypersaute d’un amas de code à l’autre. « C’est très très étrange. Ça vient bien de l’intérieur, mais d’aucun de nos acteurs. Regardez, vous voyez ? » Tal rassemble des lignes de codes qu’il dispose sur une grille dans l’espace. « Ces bouts-là sont tous communs. Pour économiser de l’espace-mémoire, beaucoup de nos acteurs-aeais mineurs sont des sous-applications d’aeais de niveau plus élevé. Anita Mahâpâtra contient aussi Narinder Rao, Mme Devgan, la bégum Vora, qui eux-mêmes contiennent peut-être cinquante chemises rouges.

— Des chemises rouges ?

— Des figurants sacrifiables. Je crois que c’est une expression américaine. Voici une liste de tous les accès récents au système de conception des décors. Vous voyez ? Quelqu’un a régulièrement farfouillé dans mes fichiers au cours des dix-huit derniers mois. Mais ce qui est bizarre, c’est que toutes ces sections de code commun pointent vers un acteur d’encore plus haut niveau, un qui contient Lâl Darfan, Aparna Chaula et Ajaï Nadiadwala. C’est comme s’il y avait quelque chose d’autre qui tourne là-dedans, mais trop gros pour qu’on le voie. »

Dans la maison couleur crème près de l’eau, il y avait un atlas de la taille d’un petit enfant. À huit ans, les soirs d’hiver où il gelait, Nadja le descendait tant bien que mal de l’étagère pour l’ouvrir par terre et se perdre dans d’autres climats. Avec ses parents, elle jouait à un jeu qu’on remportait en étant le premier à désigner sur la carte le nom qu’un autre venait de donner. Elle comprit vite que le meilleur moyen de gagner consistait à choisir le gros, l’évident. En scrutant les villes, villages et gares du Mato Grosso, l’œil pouvait rater le nom BRÉSIL étalé sur la carte en lettres gris passé grosses comme son pouce. Caché de manière très visible au milieu des petits caractères.

Nadja cligne des yeux pour se couper de la spirale des codes et d’adresses de fichiers de Tal, retrouve les bureaux obscurs. Elle est piégée dans un cube de pluie. Un scénario maître s’écrivant lui-même ? Un soap opera comme les sept millions de dieux indiens ; des avatars et émanations descendant par niveaux de divinité depuis Brahman, l’Absolu, l’Unique ?

Elle voit alors Tal s’écarter de l’ordinateur, la bouche ouverte de peur, la main levée pour écarter le mauvais œil. Elle voit en même temps Pânde dans sa veste à col haut et son turban jaune débouler dans le service.

Tal : « C’est impossible…»

Pânde : « Madame monsieur, madame monsieur, venez vite, la Première ministre…»

Le hoek de Nadja Askarzadah la passe alors en prop’complète et elle est emportée loin de Tal et de Pânde, loin d’Indiapendent sous la mousson, dans un endroit lumineux, en altitude, drapé de soie au milieu des nuages. Elle reconnaît cet endroit. Elle y a déjà été appelée. C’est le pavillon-éléphant volant de Lâl Darfan qui navigue le long de l’Himâlaya. Sauf que ce n’est pas Lâl Darfan qui se tient assis devant elle sur les coussins du trône, mais N.K. Jîvanjî.

44 Shiv

Yogendra sort le bateau au milieu d’un défilé de diyâs allumés. Les vents de la mousson brassent Gangâ, mais les petites et délicates soucoupes en feuilles de manguier continuent à flotter sur les eaux agitées. Assis jambes croisées sous l’auvent de plastique, Shiv s’agrippe au plat-bord en essayant de trouver son équilibre. Il prie pour ne pas tomber. Il jette un coup d’œil par-dessus son épaule à Yogendra, accroupi à l’arrière, la main fermement posée sur le gouvernail du moteur à alcofuel, les yeux déchiffrant le fleuve. Sa peau est constellée de pluie, qui lui dégouline des cheveux sur le visage, et ses vêtements lui collent au corps. Shiv pense aux rats qu’il a vus nager dans les égouts à ciel ouvert le long de la route. Mais les perles nouées autour du cou de Yogendra brillent.

« La pompe, la pompe », ordonne Yogendra. Shiv se penche vers la petite pompe de cale. La pluie remplit le bateau – une habile petite embarcation sportive d’eaux vives avec une iconographie du Nord-Ouest Pacifique sur la proue, même si Shiv aurait préféré un Œil de Shiva – plus vite que la pompe à main n’arrive à l’en débarrasser. Ce n’est pas un calcul que Shiv veut examiner de trop près. Il ne sait pas nager. Dans l’eau, un râja ne sait que se prélasser dans le côté peu profond d’une piscine au milieu de filles et de boissons sur leurs plateaux flottants.

Du moment que cela les conduit à Chunar.

« Vous débarquez par là. » Ânand posa sur sa table basse la carte A4 imprimée en haute résolution de Chunar et de sa région. Du café au kif mijotait sur son réchaud. Ânand tapota un endroit de la carte. « La ville de Chunar est à environ cinq kilomètres au sud. J’appelle ça une ville juste par politesse parce qu’il y a un pont sur le Gangâ. Chunar est un trou paumé bourré d’incestes et de gens qui baisent des vaches. La seule chose intéressante, c’est le vieux fort. Tenez, j’ai imprimé ça. » Ânand distribua une poignée de clichés brillants, que Shiv parcourut. L’histoire du Gangâ était celle de forts comme celui de Chunar, attirés par l’inévitabilité historique sur des promontoires et des collines où le fleuve change de direction, attirant à eux pouvoir, dynasties, intrigues, emprisonnements, sièges, assauts. Un dernier assaut. Il regarda plus longuement les intérieurs, l’architecture râj-moghole recouverte de marquises plongeantes en carbone de construction, blanche comme du sel au soleil. « Râmânandâchârya est un chûtiyâ frimeur, mais c’est le seul valable. Tout comme le sundarban, il a un centre d’appels. Si vous voulez pénétrer dans le système de votre mari, voir ce qu’il traficote, ou bien modifier cette liste noire des organismes de crédit, on vous craquera le code en une minute.

« Chaque âdivâsî est loyal au chef. Vous entrez, vous faites ce que vous avez à faire, vous sortez, vous ne traînez pas pour remercier ou faire la bise. Bon, les défenses du fort de Chunar…»


Les avions passent si bas et dans un tel vacarme que Shiv se couvre la tête. En poupe, Yogendra se lève et se tourne pour suivre leurs feux du regard : quatre ARB militaires en formation serrée. Shiv voit les dents du garçon luire dans les lumières de la ville.

« La pompe, la pompe ! »

Il actionne la pompe à main grinçante, regarde les flaques d’eau autour des paquets scellés sous plastique. Il ferait mieux de jeter cette stupide mécanique par-dessus bord pour écoper à mains nues. Les Américains et leurs machines. Une pour chaque tâche. Apprenez que les gens donnent de meilleurs résultats et sont meilleur marché. On peut les punir et ils retiendront la leçon.

La tempête s’éloigne vers l’ouest. Dans son sillage, la pluie redouble. Sur la rive gauche, les flammes de gaz des usines de traitement cèdent la place à la lourde masse de grès du fort Râmnagar, imposant imposteur dans les projecteurs. Yogendra fait passer le bateau sous le pont flottant, épée de bruit même dans le déluge. Shiv observe Râmnagar, ses rangées de maisons et de pavillons qui se dressent, les pieds dans l’eau, derrière les courtines rouges. Reste là, pense Shiv. Attends que je revienne, que j’aie pris ta sœur en amont, et on verra si tu as toujours l’air fier et rebelle avec tes murailles et tes tourelles. Un véritable travail de râja, prendre un château d’assaut. Pas en l’assiégeant ou à la tête de mille éléphants, mais avec ruse, avec style. Shiv Faraji, héros de film d’action.

Le petit bateau rapide approche du nouveau pont. Yogendra devine l’étale et s’y engage. Un camion sorti de la chaussée s’est enlisé dans les bas-fonds, chicot de métal décoratif qui ne ressemble plus guère à un véhicule. Une odeur d’alcofuel flotte encore sur l’eau. Derrière la puanteur du carburant, un parfum. Shiv lève la tête en reconnaissant l’odeur mièvre des œillets. Les odeurs sont les clés de la mémoire. Il se rappelle un instant où il a déjà senti celles-là : quand les gros pneus de son SUV Mercedes écrasaient les pétales en grimpant sur la berge. Des œillets qui masquaient la chair pourrissante, le corps de plus en plus gonflé qu’il glissait dans les eaux du Gangâ, sur lesquelles il se déplaçait maintenant. Il a retracé le trajet du cadavre, à l’écart du moksha.

« Hé ! » Yogendra enlève l’oreillette de son palmeur et la montre à Shiv. « Radio Kâshî. » Shiv se branche sur la station. Des voix pressantes s’interrompent les unes les autres pour communiquer des informations, parlent de soldats, de frappes aériennes, de machines de combat. Kundâ Khâdar. Les Awadhîs ont pris Kundâ Khâdar. Les Awadhîs ont profané le sol sacré du Bhârat. Les Awadhîs ne vont pas tarder à s’emparer d’Allâhâbâd, la cité sainte du Kumbh Melâ. Les troupes de Sajida Rânâ fuient devant eux comme des souris devant un feu de chaume. Les javâns tant vantés de Sajida Rânâ ont jeté leurs armes et levé les mains. Le plan de Sajida Rânâ a apporté la ruine au Bhârat. Sajida Rânâ a manqué à ses devoirs envers le Bhârat, humilié le Bhârat, mis à genoux le Bhârat. Que va maintenant faire Sajida Rânâ ?

Shiv éteint la radio.

« En quoi ça nous concerne ? demande-t-il à Yogendra. Quand les éléphants se battent, les rats continuent à vaquer à leurs occupations. » Le garçon agite la tête et met les gaz. Le bateau relève sa proue et remonte le courant sous les trombes d’eau.


« C’est un bon matériel. Pas génial, hein, mais bon. Je vais vous détailler le contenu. Voici des tasers plasma. Vous savez comment ils fonctionnent ? Simple : armez ici, avec le bouton jaune, visez et tirez. Vous n’avez même pas besoin de très bien viser, c’est ce qui en fait l’intérêt et vos armes de préférence. Leur réservoir contient assez de gaz pour douze coups. Vous en avez cinq chacun, ça devrait suffire. Jetez-les après usage, ils ne peuvent plus servir. Ils arrêteront les machines, mais le mieux est de les utiliser sur des cibles biologiques. Notre ami Râmânandâchârya est un fan de technologie, faiblesse fatale, mais il garde un peu de monde autour de lui pour le sexe et les flingues. Il aime les femmes. Beaucoup. Il se prend pour James Bond, d’après Mukherjî. Enfin, vous avez vu le château ? Bon, je ne sais pas si elles sont en catsuits rouges, mais vous pourriez avoir à en tasériser quelques-unes, juste pour leur apprendre, vous comprenez ? Et chaque plouc lui est loyal par asservissement mental. Ajoutez à ça quelques vrais durs armés et doués en arts martiaux, d’après Mukherjî, mais il y a un moyen de s’en occuper, c’est de ne pas trop les laisser approcher. Vous croyez que les nanas sont en catsuits rouges ? Vous pourriez me rapporter des photos ? Tasers pour les gens. Pour les machines, il vous faut des armes à dégâts de zone. Il vous faut ces petites chéries. Des grenades EMP. Vraiment cool. Comme si on versait du kérosène sur des scorpions. Faites juste gaffe à ne pas être sur hoek ou quoi que ce soit, sinon vous vous retrouverez sourd et aveugle. Gaffe aussi quand il y a des softs dans les parages : inutile de vous dire qu’elles grilleront n’importe quel système logiciel. Bon, parlons du suddhâvâsa où il garde ses décrypteurs. Il a reconverti un vieux temple de Shiva présent dans l’enceinte… à cet endroit de la carte. Le cryptage ne sera pas très gros, peut-être juste quelques gigas, mais je ne vous recommande pas d’essayer de l’expédier à l’extérieur. Tout rentrera sur un palmeur. Soyez juste prudents avec les EMP dans le coin, d’accord ? Comme vous avez le nom du fichier maître et la clé quantique, même vous devriez pouvoir arriver à le sortir du suddhâvâsa. Bon, on se demande pourquoi notre bien-aimé N.K. Jîvanjî veut ça, mais on ne va pas poser la question. Pas aux Nâth, en tout cas.

« Pour ressortir, eh bien, c’est toujours là que ça reste un peu vague. Vous aviserez au fur et à mesure. Ça ne veut pas dire qu’il n’existe aucune über-stratégie. Le truc, c’est de ne pas perdre de temps. Vous entrez, vous les descendez, vous chopez le machin, vous ressortez, le tout sans vous laisser distraire. Les distractions détruisent. Ressortez sans vous arrêter pour rien ni personne et encore moins pour l’Igor du village. Il y a suffisamment de décharges de taser, si on a l’air de vouloir vous poursuivre, larguez un autre champ de mines derrière vous. Remontez dans le bateau et revenez ici, tu seras alors libre, Shiv Faraji, libre, tu seras un dieu et ami que j’acclamerai et saluerai comme tel.

« Comment je sais tout ça ? Vous croyez que je fais quoi, toute la journée ? Je joue à des jeux d’infiltration et je regarde des tonnes de films. Vous connaissez un autre moyen de savoir tout ça ? »


Ils remontent le fleuve depuis une heure et demie quand le déluge de la mousson se réduit à une pluie régulière. Shiv, qui jouait à Commando Attack sur son palmeur, lève les yeux en entendant le changement de rythme sur le plastique arrondi au-dessus de sa tête. Ce serait le comble de l’ironie qu’après trois ans de sécheresse et une guerre de l’eau livrée au milieu d’un déluge, la mousson salvatrice s’épuise en une seule nuit.

Au-delà de Râmnagar, le fleuve est plus sombre que l’obscurité. Yogendra navigue par points GPS sur les hauts-fonds et au jugé en ce qui concerne le courant. Shiv a senti le sable gratter la quille. Les hauts-fonds changent et se reforment trop vite pour que les satellites, dix mille kilomètres plus haut, arrivent à les répertorier. Le bateau tangue : Yogendra vient de laisser brutalement tomber la barre. Il coupe le moteur, le hisse à bord. Le bateau va s’échouer sur la plage. Yogendra passe sous l’auvent et saute à terre.

« Viens, viens. »

Sous les pieds de Shiv, le sable mou de la berge s’enfonce et est emporté par le courant. L’obscurité est intense, à cet endroit. Shiv se souvient qu’il ne se trouve qu’à quelques petites dizaines de kilomètres de son club avec barman. Une grappe de lumières au sud : Chunar. Dans l’immense silence de la nuit au milieu de la campagne, il entend la circulation sur le ponton et le halètement incessant des usines d’extraction d’eau en aval. Des chacals et des chiens errants glapissent au loin. Shiv s’arme rapidement. Il donne la moitié des mines taser à Yogendra, mais conserve le déclencheur. Le nom de fichier et la clé de Hayman Dane sont dans le palmeur du gros homme, que Shiv porte en sautoir.

Au milieu des champs de dâl de Chunar, que bordent des haies d’épineux, Shiv s’équipe pour la bataille. C’est de la folie. Il va mourir là, dans ces champs, parmi ces os.

« OK, dit-il avec un grand soupir frémissant. Fais-les sortir. »

Yogendra et lui peinent à tirer sur le sable les deux volumineux rectangles sous film plastique. Arêtes et longerons, courbes et renflements se pressent sous la peau plastifiée. Yogendra produit une longue lame.

« Qu’est-ce que c’est ? » s’enquiert Shiv.

Yogendra lui montre le couteau, en l’orientant de manière à ce que les lumières de la ville au loin se reflètent sur l’acier. Long comme l’avant-bras, l’objet est dentelé, avec une extrémité recourbée et une virole. Yogendra éventre le plastique tendu de deux coups rapides. Il range la lame dans son étui de cuir, qu’il porte à même la peau. Dans le plastique, tout juste sorties d’usine, attendent deux moto-cross japonaises aux chromes brillants, réservoir plein, prêtes à l’emploi. Elles démarrent au premier kick. Shiv en enfourche une. Yogendra se promène un peu dans le sable avec la sienne pour en évaluer les capacités. Puis Shiv lui adresse un signe de tête, et, accélérant les moteurs made in Yokohama, ils s’enfoncent dans les champs de dâl détrempés par la pluie.

45 Rond-point Sarkhand

Il est onze heures et demie quand le groupe de parapluies se détache du porche du bhavan Rânâ pour s’approcher de la Mercedes garée sur le gravier. Ils sont blancs, une teinte inhabituelle pour des parapluies. Ils se pressent les uns contre les autres comme une phalange de combat. Pas une goutte de pluie ne passe. Il pleut désormais à torrents, un véritable déluge ponctué de tonnerre et traversé d’éclairs pesants. Au centre de l’essaim de parapluies se trouve la Première ministre Sajida Rânâ, vêtue d’un sari de soie blanc bordé de vert et d’orange. Elle part s’occuper de l’affaire la plus grave de la soirée. La défense de son pays et de sa propre autorité. Dans tout Vârânacî, des Mercedes identiques s’éloignent de bungalows gouvernementaux de bon goût.

Les parapluies se collent au flanc de l’automobile comme des porcelets à la mamelle d’une truie noire. Sèche et hors de danger, Sajida Rânâ se glisse sur la banquette arrière. Elle s’assied par réflexe à gauche. Shahîn Badûr Khan devrait se tenir à sa droite pour l’alimenter en analyses, conseils et impressions. Elle a l’air seule au moment où les portières se verrouillent et où la Mercedes s’éloigne sous la pluie. Elle a l’air de ce qu’elle est, une femme d’un certain âge qui porte sur ses épaules le poids d’une nation. Les parapluies se séparent pour repartir à pas précipités vers l’abri des profondes vérandas du bhavan Rânâ.

Sajida Rânâ feuillette le document de briefing préparé à la hâte. Les faits sont maigres et sommaires. L’attaque awadhîe a été techniquement parfaite. Brillante. Sans la moindre effusion de sang. Les écoles militaires l’enseigneront pendant des décennies. Les blindés et l’infanterie mécanisée awadhîes se trouvent à moins de vingt kilomètres d’Allâhâbâd, les systèmes antiaériens et ceux de communication ont subi une attaque aeai prolongée et le bataillon de défense, en plein désarroi, son contrôle sur le barrage de Kundâ Khâdar décapité, essaye désespérément de rétablir la liaison avec le quartier général de division à Jaunpur. Et puis il pleut. Sajida Rânâ perd une guerre de l’eau sous la pluie. Mais celle-ci vient trop tard. Sa nation peut mourir de soif dans un déluge.

Ils savaient. Ces salauds avaient tout calculé à la minute près.

Dans son sari blanc, vert et or, Sajida Rânâ essaye d’imaginer le goût qu’auront dans sa bouche les paroles de reddition. Seront-elles boursouflées et va-t-elle s’étouffer dessus, ou bien sèches et acides, sortiront-elles aussi facilement qu’un musulman répudiant son épouse ? Talâq talâq talâq.

Khan. Le musulman déloyal. Qui l’avait trahie avec quelqu’un d’autre, avec une chose. Alors qu’elle a besoin de ses mots, de sa perspicacité, de sa présence à ses côtés sur le cuir crème. Si Jîvanjî et ses kârsevaks savaient qu’elle se déplace sur du cuir couleur vache… Laissez Jîvanjî faire le travail à votre place, avait conseillé Khan. Et voilà qu’il allait l’écraser sous son chariot. Non. Elle est une Rânâ, fille d’un fondateur de nations, d’un créateur de dynasties. Elle est le Bhârat. Elle se battra. Que le Gangâ déborde de sang.

« Où allons-nous ?

— La circulation, m’dame », répond le chauffeur. Sajida Rânâ se laisse aller sur le dossier et regarde par la fenêtre striée de pluie. Des néons et des feux arrière, les voyantes illuminations de Divâlî des camions. Elle active l’interphone.

« Ce n’est pas le chemin habituel pour la Bhârat Sabhâ.

— Non, m’dame », répond le chauffeur en écrasant l’accélérateur. Déséquilibrée, Sajida Rânâ chancelle. Elle essaye d’ouvrir la portière en sachant que cela ne sert à rien, puisqu’elle a entendu le claquement net, de conception allemande, produit par la fermeture centralisée. Elle ouvre son palmeur, appelle sa sécurité. La Mercedes atteint le cent vingt.

« Code d’urgence de la Première ministre. Repérez mon signal GPS, on me kidnappe, je répète, ici Sajida Rânâ, on est en train de me kidnapper. »

Un sifflement. Puis la voix de son chef de la sécurité répond : « Madame la Première ministre, je ne ferai pas ça. Personne ne vous aidera. Vous avez trahi le Bhârat sacré et le Bhârat vous punira. »

La Mercedes tourne alors sur le rond-point Sarkhand, et le hurlement commence.

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