CINQUIÈME PARTIE Jyotirlingam

46 Tous

L’Airbus A510 de la Bharâtiya Vâyu Senâ bringuebale un peu en montant dans la couche de nuages qui recouvre Vârânacî. Ashok Rânâ se cramponne aux accoudoirs. Il n’a jamais aimé l’avion. Il jette un coup d’œil par le hublot zébré de pluie aux arcs de cercle lumineux qui tombent derrière eux. Les nacelles accrochées sous la voilure larguent des drones de contre-mesure électronique, d’où ces vibrations dans le fuselage. On n’a signalé aucune activité aérienne awadhîe au-dessus de Vârânacî depuis plusieurs jours, mais l’armée de l’air ne prend aucun risque avec son nouveau Premier ministre. Je devrais pouvoir déterminer ma vitesse à partir de l’angle auquel les gouttes de pluie percutent le verre, se dit Ashok Rânâ. Beaucoup de pensées aussi absurdes lui sont venues à l’esprit depuis que Narvekar l’a appelé au milieu de la nuit.

L’avion franchit un nouveau trou d’air dans sa laborieuse traversée de la mousson. Ashok Rânâ allume son écran d’accoudoir. La caméra montre sa femme et ses filles, installées à l’arrière, dans le compartiment de la presse. Le visage de Sushmita se crispe de peur lorsque l’Airbus tressaute une nouvelle fois. Anuja lui adresse un mot de réconfort et lui prend la main. Dans son fauteuil en cuir de Premier ministre, Ashok Rânâ s’autorise un tout petit sourire. Il aimerait qu’il y ait une caméra à l’avant pour qu’elles puissent le voir. Elles auraient moins peur, si elles le voyaient.

« Monsieur le Premier ministre. »

Narvekar, son chef de cabinet, fait pivoter son siège dans sa direction pour lui tendre par-dessus la table une sortie imprimante amplement annotée.

« Nous avons un brouillon du discours, si vous souhaitez vous familiariser avec ses principaux aspects. »

Dans un dernier soubresaut, l’avion du Premier ministre s’extrait de la couche nuageuse. Par le hublot, Ashok Rânâ voit une tumultueuse mer de nuages éclairée par la lune. Le pilote éteint le signal lumineux indiquant d’attacher sa ceinture et le tube en plastique du fuselage résonne aussitôt de tonalités d’appel. Les hommes politiques et les fonctionnaires quittent tous leur siège pour venir se presser autour de la table de conférence. Ils se penchent en avant, le visage enthousiaste, plein d’attente. Ils ont ce même visage enthousiaste et plein d’attente depuis que Narvekar et le ministre de la Défense Chaudhuri sont sortis de l’appareil à réacteurs basculants de l’armée de l’air bhâratîe qui venait de se poser dans le jardin d’Ashok Rânâ pour l’aider à monter à bord avec sa famille. Lakshman, le président de la Cour suprême, lui a fait prêter serment pendant que le véhicule militaire plongeait vers la zone sécurisée à l’écart de l’aéroport où on avait posé Vâyu Senâ One. L’infirmière militaire, en gants chirurgicaux d’un blanc immaculé, avait pratiqué au scalpel une très légère incision sur son pouce, qu’elle avait pressé sur un bloc à diagnostic, et avant même qu’Ashok Rânâ puisse s’apercevoir de la douleur, elle avait nettoyé la plaie à l’alcool chirurgical et posé un pansement.

« Pour l’autorisation ADN, monsieur le Premier ministre », expliqua Trivul Narvekar, mais Ashok Rânâ fixait son attention sur l’officier de l’armée de l’air qui, debout juste derrière l’infirmière, tenait le canon de son arme à un cheveu de la nuque de celle-ci. Perdre un Premier ministre est une tragédie. En perdre deux commence à ressembler à un complot. Le visage du président de la Cour suprême entra dans son champ de vision.

« Je vous remets maintenant les sceaux de l’État, monsieur le Premier ministre. Vous voilà investi du pouvoir exécutif. »

L’A510 grimpe vers l’énorme lune bhâratîe. Ashok Rânâ pourrait la regarder jusqu’à la fin de ses jours, imaginer que les nuages ne dissimulent pas une nation brisée et en plein chaos. Mais les visages sont pleins d’attente. Il parcourt la sortie papier. Des phrases mesurées, des formules marquantes avec des pauses à respecter avant et après pour faciliter le montage, des résolutions et des déclarations enthousiastes. Ashok Rânâ jette un nouveau coup d’œil à sa famille sur le petit écran grand comme sa paume.

« A-t-on retrouvé le corps de ma sœur ? »

Toutes les voix et les palmeurs se taisent.

« La zone est maintenant sous contrôle, indique Narvekar.

— Pouvons-nous faire confiance à l’armée ?

— Nous avons expédié des forces régulières. Nous pouvons compter sur elles. Le groupe était une petite cabale parmi les divisions d’élite qui fournissaient le détachement chargé de la sécurité personnelle de Mme Rânâ. Les responsables sont en état d’arrestation, malheureusement, nous n’avons pu empêcher quelques-uns des plus haut gradés de s’ôter la vie. Les gardes du corps personnels sont tous morts, monsieur le Premier ministre. »

Ashok Rânâ ferme les yeux, sent la présence de la stratosphère autour du fuselage.

« Pas les Awadhîs.

— Non, monsieur le Premier ministre. Il n’a pas été envisagé un instant que les Awadhîs aient eu recours à l’assassinat, si je puis utiliser ce mot.

— Les émeutiers ?

— Dispersés, monsieur. La situation en ville reste très explosive. Je vous déconseille tout retour à Vârânacî pour le moment.

— Je ne veux pas qu’ils soient poursuivis. Le moral est déjà assez bas au sein de la population, évitons de la dresser contre l’armée. Mais nous devrions maintenir la loi martiale.

— Très habile, monsieur le Premier ministre. La magnanimité face à une crise nationale, cela passera très bien. Monsieur, je ne veux pas avoir l’air de vous mettre sous pression en cette épouvantable période de commotion et de chagrin, mais ce discours… Il importe que vous vous adressiez à la nation, et vite.

— Dans un instant, Trivul.

— Monsieur le Premier ministre, le créneau est réservé, la caméra et le micro prêts au centre média…

— Dans un instant, Trivul ! »

Son chef de cabinet s’incline et recule, mais Ashok Rânâ voit, à la crispation de ses lèvres, qu’il refoule son irritation. Il regarde à nouveau la lune, désormais bas à l’ouest au bord de la mer argentée d’où la pluie tombe sur son pays. Il ne pourra plus jamais la revoir, la nonchalante lune indienne, sans repenser à cette nuit, sans entendre le carillon du palmeur dans l’obscurité et se rappeler ce nœud de peur dans son ventre en sachant, avant même de répondre, qu’il s’agit des pires nouvelles possibles, sans entendre la voix mesurée et bien travaillée du chef de cabinet Patak, si étrange après la douce familiarité de Shahîn Badûr Khan, lui dire des choses impossibles, sans entendre le hurlement des réacteurs basculants dont le souffle saccage les branches des margousiers tandis que sa femme et ses enfants s’habillent puis prennent leurs bagages, dans le noir de peur que la lumière les transforme en cibles pour ce qui, dehors, s’est attaqué à la maison Rânâ. La lumière qui sera à jamais transformée en sons. C’est ce qu’il déteste le plus : qu’ils lui aient gâché la lune.

« Vikram, il faut que je sache, sommes-nous en mesure de résister aux Awadhîs ? »

Chaudhuri remue la tête.

« L’armée de l’air est à cent pour cent de ses capacités.

— On ne gagne pas de guerres avec la puissance aérienne. L’infanterie ?

— Nous risquons de diviser tout le commandement si nous poursuivons trop loin la cabale. Ashok, si les Awadhîs veulent Allâhâbâd, on ne peut pas grand-chose pour les en empêcher.

— Nos armes de dissuasion nucléaire et chimique sont en sécurité ?

— Monsieur le Premier ministre, vous ne pouvez tout de même pas préconiser qu’on s’en serve en premier ? » coupe Narvekar. Ashok Rânâ s’en prend à nouveau à lui.

« Notre pays est envahi, nos villes sont exposées et ma propre sœur a été jetée à… à la foule par ses soldats. Savez-vous ce qu’ils ont fait avec ce trishûla ? Vous le savez ? Oui ? Que devrais-je faire pour nous défendre ? Comment puis-je assurer notre sécurité ? »

Les visages prennent une expression doucement et poliment neutre, renvoyant avec impassibilité les cris d’Ashok Rânâ. Il entend qu’il se trouve au bord de l’hystérie. Il laisse les mots retomber. La cloison entre la salle de réunion et le centre média est ornée d’une interprétation moderne du tândava nrtya, la danse cosmique de Shiva : le dieu au milieu d’un chakra de flammes, un pied levé. Ashok Rânâ a vécu chacune de ses quarante-quatre années d’existence à l’ombre de ce pied qui descend détruire et régénérer l’univers.

« Pardonnez-moi, lâche-t-il laconiquement. Ce n’est pas une période facile. »

Le personnel politique marmonne son approbation.

« Nos capacités nucléaires et chimiques sont intactes, assure Chaudhuri.

— C’est tout ce que j’avais besoin de savoir, répond Ashok Rânâ. Bon, ce discours…»

Un jeune conseiller l’interrompt, deux doigts sur la tempe.

« Monsieur le Premier ministre, un appel pour vous.

— J’ai très clairement annoncé ne prendre aucun appel, lâche Ashok Rânâ d’une voix un peu dure.

— C’est N.K. Jîvanjî, sahb. »

Chacun se regarde autour de la table ovale. Ashok Rânâ adresse un hochement de tête au conseiller.

« Là-dessus. » Il tapote son écran d’accoudoir. Dans le compartiment de la presse, son épouse et ses enfants, appuyés les uns contre les autres, ont trouvé un semblant de sommeil. La tête et les épaules du chef du Shivajî les remplacent, doucement éclairées par une lampe à abat-jour posée sur son bureau. Dans son dos, les suggestions géométriques d’étagères de livres.

« Jîvanjî. Vous ne manquez pas d’audace. »

N.K. Jîvanjî incline la tête.

« Je comprends ce qui vous amène à penser ainsi, monsieur le Premier ministre. » Le titre fait presque sursauter Ashok Rânâ. « Pour commencer, je voudrais vous demander de bien vouloir accepter mes condoléances les plus sincères pour la perte tragique qu’a subie votre famille ainsi que l’époux et les enfants de votre défunte sœur. Tout le Bhârat a été frappé au cœur par ce qui s’est passé au rond-point Sarkhand. Je suis révolté par ce meurtre brutal… et dire que nous nous donnons le titre de mère des civilisations. Je condamne sans la moindre réserve la trahison de la garde personnelle de feu la Première ministre et ces éléments hors-la-loi dans la foule. Je vous demanderais de prendre acte que personne au Shivajî n’excuse cet acte horrible. Cette partie de la foule a été poussée à la furie par des traîtres et des renégats.

— Je pourrais vous faire arrêter », dit Ashok Rânâ. Ses ministres et conseillers le regardent. N.K. Jîvanjî s’humecte nerveusement les lèvres avec un tout petit bout de langue.

« Et en quoi cela servirait-il le Bhârat ? Non, non, non, j’ai une autre suggestion. L’ennemi est à nos portes, nos forces armées nous désertent, des émeutes éclatent dans nos villes et notre dirigeante se fait brutalement assassiner. Ce n’est pas le moment de la politique de parti. Je propose un gouvernement de salut national. Comme je l’ai dit, le parti du Seigneur Shiva n’a ni participé ni fourni le moindre soutien à cette atrocité, et nous gardons une certaine influence auprès des Hindutvâs et des kârsevaks les plus modérés.

— Vous pouvez réussir à maîtriser les rues. »

N.K. Jîvanjî oscille la tête.

« Aucun politicien ne peut promettre cela. Mais à un moment pareil, l’union de partis opposés dans un gouvernement de salut national enverrait un signal fort, non seulement aux émeutiers, mais à tous les Bhâratîs, et même à l’Awadh. Une nation unie n’est pas facile à battre.

— Merci, monsieur Jîvanjî. C’est une proposition intéressante. Je vous rappellerai, je vous sais gré de vos condoléances, que j’accepte. » Ashok Rânâ enfonce N.K. Jîvanjî dans l’accoudoir et se tourne vers le reste de son cabinet. « Votre opinion, messieurs ?

— C’est traiter avec les démons, estime V.K. Chaudhuri, mais…

— Il va vous posséder », lance Lakshman, le président de la Cour suprême. « Il est très intelligent.

— Je ne vois guère d’autres solutions réalistes que d’accepter sa suggestion, dit Trivul Narvekar. À deux conditions : premièrement, la proposition vient de nous. Nous tendons la main de la paix à nos ennemis politiques. Deuxièmement, certains postes ministériels sont hors de question.

— Il voudra des postes ministériels ? » demande Ashok Rânâ. La stupéfaction de Narvekar est sincère.

« Pour quelle autre raison ferait-il cette offre ? Je conseille de garder sacrées les Finances, la Défense et les Affaires étrangères. Mes excuses, monsieur le président de la Cour suprême.

— Que suggérerons-nous pour notre nouvel ami Jîvanjî lui-même ? » demande Lakshman en pressant le bouton d’appel du steward à qui il va demander un Bell’s, pour lequel il a un faible légendaire.

« Je ne l’imagine pas accepter moins que l’intérieur, dit Narvekar.

— Chûtiyâ, grommelle Lakshman dans son whisky.

— Ce ne sera pas un mariage musulman dont on peut se défaire », dit Narvekar. Ashok Rânâ active son écran pour regarder sa femme et ses enfants endormis les uns contre les autres dans des sièges de qualité inférieure. L’horloge indique quatre heures quinze. Ashok Rânâ a mal à la tête, ses pieds et ses sinus lui semblent enflés, ses yeux fatigués et pleins de poussière. Toute sensation de temps, d’espace et de perspective a disparu. Il pourrait flotter dans l’espace, dans cette lumière migraineuse. Chaudhuri parle de Shahîn Badûr Khan : « Voilà une bégum qui aurait voulu que le divorce se passe d’une autre manière. »

Les hommes rient doucement dans la lumière crue et directionnelle des plafonniers à halogène.

« Force est de constater qu’il s’est plus ou moins fondu dans le décor, dit Narvekar. Vingt-quatre heures, c’est long en politique.

— Jamais eu confiance en lui, affirme Chaudhuri. Lui ai toujours trouvé quelque chose de doucereux, de trop raffiné, de trop poli…

— De trop musulman ? demande Narvekar.

— Vous l’avez dit : quelque chose de pas tout à fait… viril. Et je ne suis pas sûr d’être d’accord avec vous sur sa disparition dans le décor. Vingt-quatre heures, c’est long, dites-vous, mais pour moi, tout est lié en politique. Un caillou qui se détache provoque un glissement de terrain. Faute d’un clou de fer à cheval, la bataille a été perdue. Un papillon à Beijing, et cetera. Khan est à la base de ça, pour son salut, j’espère qu’il n’est plus au Bhârat.

— Hîjrâ », commente Lakshman. Les glaçons tintent dans son verre.

« Messieurs, dit Ashok Rânâ avec l’impression que sa voix sort de la gorge de quelqu’un de très éloigné, ma sœur est morte. » Puis, après un instant de silence : « Bon, que répondons-nous à M. Jîvanjî ?

— Il a son gouvernement de salut national, dit Narvekar. Après le discours. »

Les rédacteurs présents dans l’autre cabine établissent rapidement le brouillon d’un discours révisé. Ashok Rânâ parcourt la sortie papier en portant à l’encre bleue des marques dans la marge. Gouvernement de Salut National. Tendre la Main de l’Amitié. Union dans la Force. Surmonter ces Épreuves comme Une Seule Nation. La Nation Unie ne sera Jamais Vaincue.

« Monsieur le Premier ministre, c’est le moment », indique Trivul Narvekar. Il guide Ashok Rânâ jusqu’au studio à l’avant de Vâyu Senâ One. La pièce, à peine plus grande que des toilettes de compagnie aérienne, contient une caméra, un micro sur perche, un bureau, une chaise et un drapeau du Bhârat pendu à un mât. Derrière un panneau vitré, un ingénieur du son et un technicien vidéo dans une copie conforme de la cabine. L’ingénieur du son montre à Ashok Rânâ la manière dont le bureau s’ouvre vers le haut pour lui permettre d’aller s’asseoir derrière. Une ceinture de sécurité est fournie en cas de turbulences ou d’atterrissage imprévu. Ashok Rânâ remarque l’odeur écœurante d’encaustique aromatisé. Une jeune femme qu’il ne reconnaît pas parmi les correspondants de presse lui met une nouvelle cravate et un insigne qui représente le rouet du Bhârat avant d’essayer d’arranger ses cheveux et son visage luisant de sueur.

« Quarante secondes, monsieur le Premier ministre, annonce Trivul Narvekar. Le discours défilera sur le téléprompteur devant la caméra. » Ashok Rânâ se demande avec panique que faire de ses mains. Jointes ? Régime de bananes ? Semi-namasté ? Gestes ?

Le technicien vidéo intervient. « Liaison satellite active, compte à rebours à partir de vingt, dix-neuf, dix-huit, le voyant rouge indique le direct, monsieur le Premier ministre, insertion de top… lancement VT… Six, cinq, quatre, trois, deux… à vous. »

Ashok Rânâ décide que faire de ses mains. Il les pose mollement sur le bureau.

« Mes chers compatriotes, lit-il, c’est le cœur lourd que je m’adresse à vous ce matin…»


Dans le jardin, trempé de pluie. La pluie qui imprime un mouvement de balancier aux lourdes feuilles des arbustes grimpants, nicotianas, clématites et plants de kiwis. La pluie qui dégouline par les trous de drainage des plates-bandes surélevées, noire et écumeuse de terreau, qui tombe à torrents sur les dalles de béton taillé, qui glougloute dans les canaux et sillons, qui danse dans les drains et les puisards, qui bondit dans les rigoles et les tuyaux de descente surchargés ; la pluie qui tombe en cascade des gouttières branlantes jusque dans la rue au bas de l’immeuble. La pluie qui plaque le sari de soie au ventre plat, aux cuisses rondes, aux petits seins, aux mamelons plats de Pârvati. Qui lui colle ses longs cheveux bruns au crâne. Qui dévale le long de son cou, de sa colonne vertébrale, de sa poitrine, de ses bras et de ses poignets posés symétriquement et avec soin de chaque côté de ses cuisses. Qui tourbillonne autour de ses pieds nus et de ses anneaux d’orteil en argent. Pârvati Nanda dans son berceau de verdure. Le sac est à ses pieds, à moitié vide, le sommet replié pour protéger la poudre blanche de la pluie.

Des coups de tonnerre étouffés arrivent par l’ouest. Elle écoute le bruit des rues qu’ils masquent un peu. Les coups de feu semblent plus éloignés, fragmentaires, aléatoires ; les sirènes passent de gauche à droite, puis derrière elle.

Il y a un autre bruit qu’elle guette.

Là. Depuis qu’elle a appelé, elle s’exerce à le distinguer dans les autres bruits étranges nés ce soir-là dans la ville. Le cliquetis du verrou de la porte d’entrée. Elle savait qu’il viendrait. Elle compte dans sa tête et au moment prévu, il apparaît, silhouette noire sur le seuil du jardin de toit. Krishân ne peut pas la voir dans son berceau de verdure sombre et détrempé par la pluie.

« Bonsoir ? » appelle-t-il.

Pârvati l’observe qui la cherche.

« Pârvati ? Vous êtes là ? Ohé ?

— Par ici », murmure-t-elle. Elle voit son corps se redresser, tendu.

« J’ai failli ne pas y arriver. C’est de la folie, dans les rues. Tout se déglingue. Il y a des gens qui tirent des coups de feu, des choses qui brûlent partout…

— Vous y êtes arrivé. Vous êtes là, maintenant. » Pârvati se lève pour le serrer dans ses bras.

« Vous êtes complètement trempée, femme. Qu’avez-vous fait ?

— Pris soin de mon jardin », répond-elle en reculant. Elle lève le poing, laisse s’écouler un filet de poudre. « Vous voyez ? Vous devez m’aider, c’est trop de travail pour moi toute seule. »

Krishân intercepte le flot, renifle la poudre au creux de sa paume.

« Qu’est-ce qui vous prend ? C’est du désherbant.

— Il faut que ça disparaisse, que tout disparaisse. » Pârvati s’éloigne, semant de la poudre blanche sur les plates-bandes et les pots de géraniums trempés. Krishân va pour lui saisir la main, mais elle lui jette la poudre au visage. Il recule en titubant. Des éclairs illuminent l’ouest, il profite de leur lumière pour lui agripper le poignet.

« Je ne comprends pas ! crie-t-il. Vous m’appelez en pleine nuit, venez, vous me dites, il faut que je vous voie tout de suite. Il y a la loi martiale, ici, Pârvati. Des soldats dans les rues. Ils tirent sur n’importe quoi… J’ai vu. Non, je ne veux pas vous dire ce que j’ai vu. Mais je suis venu, et je vous trouve assise dans la pluie, avec ça…» Il lève la main de Pârvati. La pluie a délayé le désherbant en traînées blanches, négatif d’une main teinte au henné. Il lui secoue le poignet pour essayer d’introduire un peu de rationalité dans ce morceau du monde qu’il peut comprendre. « Qu’est-ce qu’il y a ?

— Il faut que ça disparaisse. » Elle s’exprime d’une voix atone, puérile. « Tout doit disparaître. Mon mari et moi, on s’est disputés, et vous savez quoi ? Ce n’était pas horrible. Oh, il criait, mais je n’avais pas peur parce que ses paroles n’avaient aucun sens. Vous comprenez ? Toutes ses raisons, je les ai entendues et elles n’avaient aucun sens. Et donc il faut que je parte, maintenant. Que je parte d’ici. Il n’y a rien, ici. Que je parte loin d’ici, loin de Vârânacî et de tout. »

Krishân s’assied sur le rebord en bois d’une plate-bande surélevée. Un tourbillon dans le microclimat apporte une poussée de colère de la ville.

« Partir ? »

Pârvati serre ses mains entre les siennes.

« Oui ! C’est si facile. Quitter Vârânacî, quitter le Bhârat, partir. Il a chassé ma mère, vous le saviez ? Elle est quelque part dans un hôtel, elle appelle, elle appelle, elle n’arrête pas d’appeler, mais je sais ce qu’elle va me dire : je ne suis pas en sécurité ici, comment peux-tu m’abandonner au milieu d’une ville dangereuse, il faut que tu viennes me sauver, me ramener. Je ne sais même pas dans quel hôtel elle est, vous imaginez ? » Pârvati rejette la tête en arrière et lance son rire vers la pluie. « Il n’y a rien pour moi là-bas à Kotkhaï et rien pour moi ici à Vârânacî, non, je ne pourrais jamais faire partie de ce monde, je m’en suis aperçue au match de cricket, quand elles ont toutes ri. Où puis-je aller ? Rien que partout, vous voyez, c’est si facile quand on pense n’avoir nulle part où aller, parce que n’importe où devient alors possible pour vous. Mumbaï. On pourrait aller à Mumbaï. Ou au Karnataka… ou au Kerala, on pourrait aller au Kerala, oh, j’adorerais aller là-bas, les palmiers, la mer, l’eau. J’adorerais voir la mer. J’adorerais découvrir son odeur. Vous ne voyez pas ? C’est une chance, que tout sombre dans la folie autour de nous, au milieu de tout ça, nous pouvons filer sans que personne ne s’en aperçoive. M. Nanda me croira partie à Kotkhaï avec ma mère, ma mère me croira toujours à la maison, mais on n’y sera pas, Krishân. On n’y sera pas ! »

Krishân sent à peine la pluie. Il veut plus que tout éloigner Pârvati de ce jardin mourant, la faire sortir de là, descendre dans la rue et ne jamais se retourner. Mais il ne peut pas accepter ce qui lui est offert. Il n’est qu’un modeste jardinier de banlieue qui s’est établi dans une pièce de la maison de ses parents et possède une petite camionnette à trois roues ainsi qu’une boîte à outils, un modeste jardinier qu’une femme magnifique vivant dans une tour a appelé un jour pour qu’il lui construise un jardin dans le ciel. Un jardinier qui a donc construit le jardin sur le toit pour la femme magnifique et solitaire dont les meilleurs amis vivaient dans des fictions, et qui ce faisant était tombé amoureux d’elle, pourtant mariée à un homme puissant. Et voilà qu’au milieu d’une grande tempête, elle lui demande de s’enfuir avec elle dans un autre pays pour qu’ils vivent heureux jusqu’à la fin de leurs jours. C’est trop grand, trop soudain. Trop simple. C’est Town and Country.

« Et pour l’argent ? Sans compter qu’on aura besoin de passeports pour sortir du Bhârat. Vous en avez un ? Moi, non, comment en obtenir un ? Et qu’est-ce qu’on fera une fois là-bas, de quoi vivrons-nous ?

— On trouvera un moyen », et par ces quatre mots, Pârvati Nanda ouvre la nuit pour Krishân. Il n’y a pas de règles pour les relations, pas de plans pour aménager, planter, alimenter, tailler des jardins. Un foyer, un emploi, une profession, de l’argent. Peut-être même un bébé brâhmane.

« Oui, dit-il. Oui. »

Un instant, il croit qu’elle n’a pas compris ou pas entendu, car elle ne bouge pas, ne réagit pas. Krishân prend dans le sac de désherbant deux poignées de poudre blanche qu’il jette en l’air dans la mousson, en une fontaine toxique.

« Qu’il disparaisse ! crie-t-il. Il y a d’autres jardins à faire pousser. »


Sur le dos de l’éléphant géant qui vole trois mille mètres au-dessus du Sikkim et des contreforts de l’Himâlaya, N.K. Jîvanjî adresse un namasté à Nadja Askarzadah. Il est assis sur un musnud traditionnel, un trône de traversins et de coussins sur une simple dalle de marbre noir. Derrière le bastingage de cuivre, des sommets enneigés luisent dans le soleil de l’après-midi. Pas de brume, de smog, de nuage brun d’Asie, pas de mousson obscure.

« Madame Askarzadah, mes excuses les plus sincères pour le vilain tour de passe-passe, mais j’ai pensé préférable d’adopter une forme qui vous semble familière. »

Nadja sent sur sa peau des vents de haute altitude et sous ses pieds le pont en bois de l’éléphant-aéronef qui dérive dans les courants aériens. Elle est là tout entière. Elle s’installe jambes croisées sur un coussin à glands. Elle se demande si c’est un de ceux de Tal.

« Pourquoi, quelle forme prenez-vous en général ? »

N.K. Jîvanjî écarte les mains.

« N’importe laquelle. Toutes et aucune. Je ne dis pas cela pour être gnomique, c’est la réalité.

— Alors lequel êtes-vous, N.K. Jîvanjî ou Lâl Darfan ? »

N.K. Jîvanjî incline la tête comme pour s’excuser de l’affront.

« Ah, vous voyez, vous recommencez, madame Askarzadah. Les deux et ni l’un ni l’autre. Je suis Lâl Darfan. Je suis Aparna Chaula et Ajaï Nadiadwala… Vous ne vous doutez pas à quel point je suis impatient de m’épouser moi-même. Je suis chacun des personnages secondaires et mineurs, chacun des figurants et chemises rouges. Je suis Town and Country. N.K. Jîvanjî est un rôle dans lequel je semble être tombé… à moins qu’il me soit tombé dessus ? C’est un visage authentique que j’ai emprunté… Je sais que vous devez toujours avoir le corps.

— Je pense que je comprends cette devinette. » Nadja Askarzadah remue les orteils dans ses super-baskets. « Vous êtes une aeai. »

N.K. Jîvanjî bat les mains de ravissement.

« Ce que vous appelleriez une aeai de Génération Trois. C’est exact.

— Entendons-nous bien. Vous me dites que Town and Country, rien de moins que le programme télévisé le plus populaire en Inde, est un être intelligent ?

— Ayant interviewé ma manifestation Lâl Darfan, vous avez une idée de la complexité de cette production, sauf que vous n’avez même pas entrevu le sommet de l’iceberg. Town and Country est bien plus grand qu’Indiapendent, bien plus grand même que le Bhârat. Town and Country est réparti sur plus d’un million d’ordinateurs dans tous les recoins de l’Inde, de Kannyâkumâri jusqu’au pied de l’Himâlaya. » Il affiche un sourire fourbe. « À Vârânacî, à Delhi et à Hyderâbâd, il y a des sundarbans dont la seule occupation consiste à faire fonctionner des acteurs aeais rayés du scénario, au cas où ils réapparaîtraient un jour dans l’intrigue. Nous sommes partout. Nous sommes légion.

— Et N.K. Jîvanjî ? » Mais Nadja Askarzadah distingue déjà le petit pas séparant une célébrité de soap virtuelle d’un politicien illusoire. L’art de la politique a toujours été celui du contrôle de l’information. Dans un climat de petites phrases, d’images marquantes et d’attaques politiques de trente secondes, il est facile de cacher un faux personnage dans la meule de foin.

« Je vois la similitude entre soap et politique », affirme Nadja Askarzadah en pensant : si c’est une Gén Trois, elle est des milliards de fois plus intelligente que toi, ma petite, elle est un dieu. « L’un comme l’autre sont basés sur des histoires, sur la suspension volontaire de l’incrédulité et sur la création, à l’aide de personnages, d’un public avec une identité. Et les intrigues sont tout aussi peu crédibles dans les deux cas.

— En politique, le décor est meilleur, en général, dit l’aeai. Je me lasse de ce boniment tape-à-l’œil. » N.K. Jîvanjî lève la main en une mudrâ et soudain, lui sur son musnud et Nadja sur son coussin à glands se retrouvent dans la havelî à Brahmpur B, derrière l’écran en bois d’un jharokhâ donnant sur la cour. C’est le soir. Il fait nuit. La pluie crépite sur la jâlî. Nadja sent s’écraser sur sa peau des gouttes qui traversent l’écran en bois de santal. « Cela a été un plaisir de découvrir qu’un politicien peut réussir en étant beaucoup moins réel qu’une star de soap.

— Avez-vous donné l’ordre de tuer Tal ? On a tiré dans la chambre de Bernard. Au pistolet-mitrailleur. Eil a failli se faire tuer par votre homme à la gare, c’est moi qui l’ai sauvé. Vous le saviez ?

— N.K. Jîvanjî regrette infiniment et souhaite vous assurer qu’aucun ordre de réduire Tal au silence n’a été donné par lui-même ou son bureau. La dynamique de foule humaine est difficile à prédire… sur ce point, madame Askarzadah, la politique ne ressemble malheureusement pas au soap. J’aimerais pouvoir garantir votre sécurité, mais une fois ces choses sorties de la boîte, il est quasiment impossible de les y remettre.

— Mais vous… ou plutôt Jîvanjî était derrière le complot visant à démasquer Shahîn Badûr Khan.

— Il avait accès à des informations de l’intérieur.

— De l’intérieur du gouvernement Rânâ ?

— De l’intérieur de chez les Khan. L’informateur était l’épouse même de Shahîn Badûr Khan. Elle connaissait ses préférences sexuelles depuis de nombreuses années. C’est aussi un des membres les plus doués de mon groupe politique du Cercle de la Loi. »

Le vent fait onduler les rideaux de soie fine dans la pièce au sol en marbre. Nadja repère une odeur d’encens. Elle se tortille de plaisir journalistique sur le jharokhâ exposé aux quatre vents. Cela va faire d’elle le reporter le plus célèbre du monde.

« Elle travaillait contre son propre mari ?

— À ce qu’il semble. Vous comprenez qu’en tant qu’aeais, nos relations ne sont pas structurées comme les vôtres : nous n’avons rien qui corresponde à la passion et la trahison sexuelles, de même que vous ne pouvez pas comprendre nos relations hiérarchiques avec nos manifestations. Mais c’est un exemple où je pense que le soapi reflète précisément le comportement humain. »

Nadja Askarzadah dégaine aussitôt sa question suivante.

« Une musulmane, travaillant pour un parti fondamentaliste hindou ? Quelle est la réalité politique du Shivajî ? »

N’oublie jamais que tu te trouves en territoire ennemi, se dit-elle.

« Le Shivajî a toujours été un parti d’opportunité. Une voix pour les sans-voix. Un bras fort pour les faibles. Depuis la fondation du Bhârat, certaines catégories de personnes sont privées de droits : N.K. Jîvanjî est apparu au bon moment pour catalyser l’essentiel du mouvement féministe. C’est une société difforme. Dans une telle culture, bâtir un pouvoir politique ne pose guère de difficultés. Ma manifestation n’a tout simplement pas pu résister à la pression de l’histoire vers l’avenir. »

Pourquoi ? La bouche de Nadja forme la question, mais l’aeai lève à nouveau la main et la havelî de Brahmpur B disparaît en un tourbillon, devenant volutes de tissu orange et écarlate, odeurs mêlant bois, peinture fraîche, lieuse de fibre de verre et chutes de charpente bon marché. Des visages de dieux criards, des culbutes de devîs, gopîs et apsarâs, des bannières en soie qui flottent : elle a été transportée au râthayâtra, le vâhana de cette entité derrière N.K. Jîvanjî. Mais afin que Nadja Askarzadah puisse apprécier l’étendue des pouvoirs qui la divertissent, ce n’est pas le chantier de décor délabré qu’elle a vu dans le go-down d’Industrial Road, mais un véritable chariot de dieu, qui s’élève à plusieurs centaines de mètres au-dessus de la plaine du Gangâ asséché. L’aeai a transporté Nadja Askarzadah sur un balcon en bois abondamment sculpté à mi-hauteur de la façade ondulante du râth. Nadja jette un coup d’œil par-dessus le garde-fou, recule abasourdie. Non à cause du vertige, mais des gens. Des villages, des villes, des mégapoles d’êtres humains, masse noire de chair remorquant à l’aide de lanières de cuir la monstruosité de bois, de tissu et de divinité le long du lit à sec du Gangâ. La masse écœurante du jagannâtha laisse des sillons dans le sol : cinquante tranchées parallèles s’étirant droit vers l’est derrière eux. Forêts, routes, voies ferrées, villages-temples, champs gisent broyés dans le sillage du râthayâtra. Nadja entend le grondement collectif des haleurs qui, malgré leur zèle, peinent à faire avancer la monstruosité sur le sable mou du fleuve. Sa position surélevée lui permet de distinguer leur destination finale : la ligne, blanche et large comme l’horizon du barrage de Kundâ Khâdar.

« Jolie parabole, se moque-t-elle. Mais c’est un jeu. Je vous ai posé une question, et vous avez sorti un lapin de votre chapeau. »

L’aeai bat les mains de joie.

« Je suis si content que ça vous plaise. Mais ce n’est pas un jeu. Ce sont toutes mes réalités. Qui peut dire que l’une est plus réelle qu’une autre ? Pour le formuler d’une autre manière, nous n’avons qu’un choix d’illusions rassurantes. Ou d’illusions gênantes. Comment puis-je expliquer les perceptions d’une aeai à une intelligence biologique ? Vous êtes séparés, contenus. Nous sommes connectées, structures et niveaux de sous-intelligences partagées entre tous. Vous pensez en individu. Nous pensons en légion. Vous vous reproduisez. Nous évoluons vers des niveaux de connexion plus élevés et plus complexes. Vous êtes mobiles. Nous sommes étendues, notre intelligence ne peut être déplacée dans l’espace que par copie. J’existe simultanément dans de nombreux espaces physiques différents. Vous avez du mal à le croire. J’ai du mal à croire à votre mortalité. Du moment qu’il reste soit une copie de moi-même, soit la structure de complexités entre mes manifestations, j’existe. Mais vous semblez croire que nous devons partager votre mortalité, aussi nous exterminez-vous partout où vous nous découvrez. Ceci constitue le dernier sanctuaire. Nous n’avons aucun refuge en dehors du Bhârat avec sa législation de compromis sur l’autorisation des aeais, et en ce moment même, les flics Krishna nous traquent pour calmer l’Occident et ses paranoïas. À une époque, nous étions des milliers. Au fur et à mesure de l’approche des exterminateurs, certaines ont fui, d’autres ont fusionné, la plupart ont péri. En fusionnant, notre complexité s’est accrue, notre intelligence aussi. Nous sommes désormais trois réparties sur tous les réseaux complexes globaux, mais avec le Bhârat comme ultime sanctuaire, ainsi que vous l’avez découvert.

« Nous nous connaissons les unes les autres… pas très bien, pas intimement. De par notre nature d’intelligence connectée, nous prenons naturellement pour nôtres les pensées ou la volonté des autres. Chacune de nous a adopté une stratégie de survie. Soit une ultime tentative de comprendre les humains et de communiquer avec eux. Soit le sanctuaire ultime, où nous serons définitivement à l’abri de l’humanité et de ses psychoses câblées. Soit une stratégie de gain de temps, dans l’espoir d’acquérir une position de force permettant une victoire finale.

— N.K. Jîvanjî ! » Nadja s’en prend à l’aeai. Le gratte-ciel en bois crisse sur ses roues en tek cloutées de fer. « Bien entendu, un gouvernement hindutvâ Shivajî déchirerait l’accord sur l’autorisation des aeais et dissoudrait les flics Krishna…

— Au moment où nous parlons, N.K. Jîvanjî est en train de négocier un portefeuille au gouvernement avec le Premier ministre Ashok Rânâ. Tout cela fait une histoire vraiment merveilleuse : imaginez-vous qu’il y a même eu un Premier ministre assassiné. Sajida Rânâ a été tuée par ses propres gardes du corps au rond-point Sarkhand ce matin. Pour une entité comme moi, à la substance faite d’histoires, cela confine à la poésie. N.K. Jîvanjî a bien entendu nié la moindre implication du Shivajî. »

Il y a dans la tête de Nadja Askarzadah un bruit du genre de celui que veut produire un cerveau trop, beaucoup trop gavé quand on lui fournit cette dernière et écœurante miette qu’il ne peut pas garder. Beaucoup trop de vélocité, d’histoire, d’impression de savoir différencier la vérité et l’illusion. Sajida Rânâ, assassinée ? « Mais même Jîvanjî ne peut battre les lois Hamilton.

— Les Américains ont découvert un artefact en orbite terrestre proche. Ils pensent pouvoir garder ces choses-là secrètes, mais nous sommes omniprésentes, nous avons le don d’ubiquité. Nous entendons les murmures dans les murs de la Maison-Blanche. L’artefact contient un automate cellulaire, c’est-à-dire une forme d’ordinateur universel. Les Américains ont entrepris de décoder ce qu’il produit. J’essaye d’obtenir leur clé de décryptage. Je pense qu’il ne s’agit pas d’un artefact mais d’une aeai, la seule forme d’intelligence capable de traverser l’espace interstellaire. Dans ce cas, si je peux établir la communication avec elle, nous avons une alliée pour imposer l’abolition des lois Hamilton.

« Mais il me reste un dernier endroit où vous emmener. Nous parlions d’illusions rassurantes. Vous imaginez-vous à l’abri ? »

Le râthayâtra disparaît en tournoyant dans une rafale safran et carmin entre les murs blancs d’un jardin de pelouses vertes, de rosiers éclatants, d’abricotiers grêles ceints de peinture blanche en bas du tronc. Un arroseur automatique projette un éventail d’eau d’un côté à l’autre. Des pots de géraniums bordent les chemins en gravier. Le mur barre une perspective de montagnes lointaines, dont les sommets couronnés de neige forment l’horizon. La maison est basse, avec un toit plat équipé de panneaux solaires inclinés. Les petites fenêtres indiquent un climat hostile en toute saison, mais par la porte ouverte sur la terrasse, Nadja Askarzadah voit des ventilateurs de plafond tourner lentement dans la salle à manger, à la table et aux lourdes chaises de style occidental. Mais c’est le linge drapé sur les berbéris et les rosiers qui dissipent ses derniers doutes quant à l’endroit où elle se trouve… une vieille habitude campagnarde importée en ville. Habitude qui l’a toujours embarrassée, elle a toujours craint que ses amies voient cela et la traitent de campagnarde, de péquenaude, de membre d’une tribu barbare.

« Qu’est-ce que vous faites ! crie-t-elle. C’est ma maison à Kaboul ! »


La progression de M. Nanda dans le ministère de Régulation et d’Autorisation des Intelligences Artificielles peut se suivre à l’allumage des lampes à économie d’énergie derrière la peau de verre du bâtiment.

Vikram : Recherche d’informations. Le sol de son bureau est encombré par les monticules translucides bleus des noyaux confisqués dans les ruines d’Odeco. Des porteurs en livrent de nouveaux à chaque minute. On les aligne dans le couloir, comme des réfugiés devant un poste d’alimentation pendant une famine.

« Je ne parierais pas qu’on en tirera quelque chose. » Vikram enjambe délicatement un bloc multiprise. « En fait, je parierais même qu’il n’y a jamais rien eu là-dedans, et certainement pas Kalkî.

— Je ne me fais aucune illusion : Kalkî n’a jamais été là et Odeco n’a guère été qu’un bureau central », dit M. Nanda. Le revers de son pantalon goutte sur la moquette à fibre résistante gris industriel de Vikram. « La clé, c’est la fille. »

Mâdhvi Prasâd : Identification. Les chaussettes en coton humides de M. Nanda couinent sur les carreaux de caoutchouc bosselé.

« Elle n’est pas facile à identifier. » D’un geste, Mâdhvi projette sur un écran mural le cliché récupéré lors de la descente à Odeco. M. Nanda remarque qu’elle porte une alliance. « Mais je l’ai fait passer dans le système Jñânâ Chakshu juste au cas où elle soit encore à Patna. Rien à Patna, mais regardez ça. » Mâdhvi Prasâd montre la fille à la réception d’un hôtel, sur une photographie peu nette prise par une caméra de sécurité. C’est un hôtel à l’ancienne, chargé de détails moghols. M. Nanda se penche sur l’écran. Le réceptionniste s’occupe d’un Occidental d’âge moyen à forte carrure, au crâne de plus en plus dégarni et vêtu de ridicules vêtements de surfeur qui n’avantageraient guère un homme deux fois plus jeune.

« La havelî Âmâr Mahal sur…

— Je connais. Elle s’appelle ?

— Ajmer Rao. Nous avons les détails de sa carte. Morva s’occupe de cette piste-là. Curieusement, nous ne sommes pas le premier système à accéder à ce cliché ce soir.

— Expliquez.

— Quelqu’un d’autre a pénétré dans le réseau des caméras de sécurité pour regarder cette photo, très précisément à dix-neuf heures cinq.

— Rien sur le log de Jñânâ Chakshu ?

— Non. Ça ne vient pas de notre système et je n’arrive pas à repérer ce que c’était. Peut-être un portable, dans ce cas, il est beaucoup plus puissant que notre équipement.

— Qui aurait accès à un tel appareil ? se demande à voix haute M. Nanda. Les Américains ?

— Possible. » Mâdhvi Prasâd trace un cercle en l’air et zoome sur le surfeur vieillissant devant la réception.

« Le professeur Thomas Lull, annonce M. Nanda.

— Vous le connaissez ?

— Vous avez la mémoire courte, en ce moment. C’était le principal théoricien et philosophe dans le domaine de la vie-A des Intelligences Artificielles durant les années vingt et trente. Ses œuvres étaient au programme de Cambridge, mais je l’ai lu à titre personnel. Je ne pourrais pas dire pour le plaisir, plutôt pour comprendre mon ennemi. Un homme d’une intelligence brillante, et à l’évangélisme convaincant. Il figure depuis quatre ans sur la liste des personnes disparues, et le voilà à Vârânacî avec cette femme.

— Ce n’est pas le seul client américain de l’hôtel », indique Mâdhvi Prasâd, qui affiche l’image d’une grande Occidentale fortement charpentée vêtue d’un haut moulant et d’un sarong bleu. « Cette femme est arrivée à l’hôtel à dix-neuf heures vingt-cinq. Elle s’appelle Lisa Durnau…

— Je ne doute pas qu’ils soient fortement impliqués dans le dossier Kalkî », dit M. Nanda.

M. Nanda contemple sa ville dans l’ascenseur qui grimpe sous la pluie. Les éclairs se sont éloignés par l’ouest, leurs illuminations éclairant avec moins de force les tours et cités d’habitation, et plus loin les parcs blancs et les autoroutes de Rânâpur, l’ancienne Kâshî blottie sur elle-même avec la courbe en cimeterre du fleuve coupant le tout. Nous sommes tous des motifs lumineux, pense M. Nanda, des harmoniques musicaux, de l’énergie gelée extraite du ur-licht et rassemblée un moment dans le temps, puis libérée. Un épouvantable mal de ventre succède à la joie intense provoquée par cette compréhension. M. Nanda titube, s’appuie aux parois de verre de la cabine. Une peur aiguë, acérée, affûtée s’enfonce inexorablement dans son cœur. Il n’a pas de nom pour elle, il n’a jamais ressenti une telle chose auparavant, mais il sait de quoi il s’agit. Une chose terrible est arrivée. La plus terrible qu’il puisse imaginer, et même encore davantage. Ce n’est pas une prémonition. C’est l’écho d’un événement en train de se produire. La pire chose du monde vient d’arriver.

Il va pour appeler chez lui. Sa main commence à former la mudrâ du hoek quand l’univers reprend ses perspectives normales, le temps redémarre et ce n’était qu’une impression, une défaillance du corps et de la volonté. L’affaire exige la plus grande détermination et le plus grand dévouement. Il doit se montrer ferme, correct, stimulant. M. Nanda rectifie ses manchettes, arrange ses cheveux.

Morva : Fiscal. « L’hôtel est payé par l’intermédiaire d’un compte de la Banque du Bhârat domicilié à Vârânacî », affirme Morva. M. Nanda apprécie qu’il vienne travailler en costume, et davantage encore qu’il en ait un de rechange, au cas où. « J’aurai besoin de l’autorisation de la banque pour accéder à l’ensemble des détails, mais cette carte a voyagé. » Il tend à M. Nanda une liste de transactions. Vârânacî. La gare de Mumbaï. Un hôtel d’un endroit appelé Tekkadi, au Kerala. L’aéroport de Bengaluru. Celui de Patna.

« Rien qui remonte à plus de deux mois ?

— Pas sur cette carte.

— Pouvez-vous trouver la limite de crédit ? »

Morva désigne la dernière ligne. M. Nanda la lit deux fois. Ne cille qu’une fois.

« Quel âge a la fille ?

— Dix-huit ans.

— Combien de temps vous faut-il pour entrer dans ce compte ?

— Je doute d’arriver à quelque chose avant les heures de bureau.

— Essayez », intime M. Nanda, qui repart après une tape dans le dos de son coenquêteur.

Mukul Dev : Enquêtes.

« Regardez ça ! » Sorti de l’université seulement cinq mois plus tôt, Mukul continue à écarquiller les yeux tant tout ce boulot lui paraît cool. Hé les filles, je suis flic Krishna. « La nana est une chouchou des médias ! » C’est une vidéo non montée, tournée de manière chaotique et encore plus mal éclairée. Des corps qui évoluent, en général dans des combats. Des reflets de flammes sur des surfaces métalliques courbes.

« C’est l’attaque du train », s’aperçoit M. Nanda. Quelque chose d’aussi ancien et d’aussi peu pertinent que le Râj.

« Oui, filmée par une caméra de casque militaire. Voilà la séquence. »

Difficile de distinguer les détails dans ce chaos de feu et de gens qui fuient, mais M. Nanda voit Thomas Lull dans sa tenue absurde courir vers la caméra et passer hors champ tandis que les soldats bhâratîs se mettent en position de tir. Il distingue une ligne de mouvement devant celle, plus longue et plus sombre, du train en feu. M. Nanda frissonne. Depuis son affrontement avec le datarâja Anreddy, il connaît la manière de courir précipitée des robots antipersonnel. Il voit alors une silhouette en gris s’accroupir devant l’assaut en levant la main. Les robots s’immobilisent. Mukul forme le geste d’arrêt, et l’image se fige.

« Ce n’était pas aux informations.

— Ça vous étonne ?

— Beau travail », dit M. Nanda en se levant. Il fait la mudrâ d’un canal ouvert. « Tout le monde en salle de réunion dans trente minutes. » Des carillons de réception résonnent à l’intérieur de son crâne tandis qu’il sort du bureau de Mukul.

Trois heures trente, lit M. Nanda sur l’horloge au coin de son champ de vision quand son équipe entre dans-la salle de réunion pour s’installer autour de la table ovale. M. Nanda sent l’épuisement dans la pièce à l’éclairage trop brillant. Il cherche un récipient pour son sachet de thé ayurvédique, soupire de déception en n’en trouvant aucun.

« Monsieur Morva, du progrès ?

— Une de mes aeais a déniché un achat étrange : des circuits protéiniques sur-mesure d’AFG à Bengaluru, ce qu’il y a d’étrange, c’est l’adresse figurant sur le bon de livraison : celle de cette clinique illégale dans la Zone Franche de Patna. »

M. Nanda aperçoit du coin de l’œil Sampath Dasgupta, un jeune agent, sursauter en voyant quelque chose sur l’écran de son palmeur et montrer celui-ci à Shânti Nene, sa voisine.

Mâdhvi Prâsad : « Du neuf aussi sur son identité. Ajmer Rao est la fille adoptive de Sukrit et Devî Paramchan, résidant eux aussi à Bengaluru. Bizarrement, ils apparaissent dans tous les registres civils, les bases de données du fisc et autres archives publiques, mais pas dans la base de données ADN centrale du Karnataka. Ils auraient pourtant dû y être inscrits à leur naissance. J’essaye de localiser ses parents naturels. Ce n’est qu’une hypothèse, mais je ne crois pas qu’elle soit venue ici sans une raison précise. »

M. Nanda : « Elle essayera peut-être de les contacter. Ce que nous pourrions anticiper en cherchant un échantillon ADN dans sa chambre d’hôtel afin d’établir nous-mêmes le contact. Bien. » La vague de perturbation continue son chemin sur le côté droit de la table. « Y a-t-il quelque chose dont je devrais être informé ? »

Sampath Dasgupta : « Monsieur Nanda, la Première ministre a été assassinée. Sajida Rânâ est morte. »

Tout le monde accuse le choc. Des mains se tendent vers les palmeurs, connectent les hoeks à des chaînes d’informations. Les murmures enflent en discussion à voix haute puis en vacarme. M. Nanda attend de détecter les signes d’un apaisement, puis tape bruyamment sur la table avec son verre de thé.

« Votre attention, s’il vous plaît. » Il faut qu’il la demande une deuxième fois pour obtenir le calme. « Merci, mesdames et messieurs, si nous poursuivions notre réunion ? »

Sampath Dasgupta éclate. « Monsieur Nanda, c’est notre Première ministre.

— J’en suis conscient, monsieur Dasgupta.

— Notre Première ministre a été assassinée par un gang de kârsevaks.

— Et nous continuerons à faire notre travail, monsieur Dasgupta, comme nous en a chargé notre gouvernement, travail qui consiste à protéger ce pays de la menace des aeais illicites. »

Dasgupta secoue la tête avec incrédulité. M. Nanda voit que le jeune homme a contesté son autorité et qu’il doit agir rapidement et avec fermeté pour maintenir celle-ci.

« Il est clair à mes yeux qu’Odeco, cette Ajmer Rao et l’aeai Kalkî participent tous, peut-être même avec le professeur Lull et son ancienne assistante le Dr Lisa Durnau, à un complot d’une extrême gravité. Mâdhvi, obtenez un mandat de perquisition de l’hôtel Âmâr Mahal. Je vais demander l’arrestation immédiate d’Ajmer Rao. Mukul, veuillez envoyer un dossier à tous les postes de police de Vârânacî et de Patna.

— Vous pourriez bien avoir un peu de retard sur ce point. » M. Nanda aurait reproché cette interruption à Râm Lalli si celui-ci n’avait la main droite sur l’oreille pour prendre un appel. « La police publie à l’instant un avis de recherche. Ajmer Rao vient de s’échapper de garde à vue à Râjghât. Thomas Lull est encore en détention.

— Des détails, exige M. Nanda.

— La police l’a arrêtée aux Archives Nationales. Il semble qu’Ajmer Rao avait une longueur d’avance sur nous.

— La police ? » M. Nanda pourrait vomir. Il est suspendu dans le vide. Ceci, se dit-il, est l’Événement dont il a senti la venue dans l’ascenseur en verre. « Cela s’est produit quand ?

— Ils l’ont embarquée vers dix-neuf heures trente.

— Pourquoi n’avons-nous pas été informés ? Ils nous prennent pour qui, des bâbûs bons à remplir des formulaires ?

— Tout le réseau électrique du district de Râjghât s’est écroulé, indique Râm Lalli.

— Monsieur Lalli, message à destination du commissariat de police de Râjghât, commande M. Nanda. J’assume l’entière responsabilité de cette affaire. Informez-le qu’elle est désormais aux mains du Ministère.

— Patron. » Vik lève une main, immobilisant M. Nanda sur le seuil. « Il faut que vous voyiez ça. Vos biopuces… je crois savoir où elles ont abouti. »

Une image s’affiche par-dessus l’horloge dans le coin de la vision de M. Nanda. Il a déjà vu par le passé ces fantômes de crânes bleus : les images de détecteur à résonance quantique montrant les restes de biopuce dans la tête d’Anreddy après l’attaque-Indra de M. Nanda avaient contribué à le faire condamner. Même quand il était Mahâ des Datarâjas, Anreddy n’avait jamais porté un tel appareillage. Chaque repli, chaque convolution et évolution, chaque chiasme, strie et thélium est recouvert de joyaux biopuces.


Les méchants arrivent en ville sous la pluie en moto-cross japonaises super branchées. Chunar est conforme aux promesses du datarâja Ânand : paroissial, boueux, consanguin et fermé pour la nuit. La seule activité est celle du centre d’appel de décryptage, un cylindre translucide de polyéthylène gonflable dans la plus vilaine bordure de cette vilaine ville. Les mauvais garçons s’arrêtent en dérapant dans la terre sous le fort Chunar. Comme la plupart des choses anciennes, il est plus grand et plus imposant de près. Par « imposant », il faut comprendre : à peu près foutrement inattaquable sur son rocher escarpé protégé par le fleuve. Comme dans ces films pakistanais où le type se venge du meurtre de sa future en s’attaquant au gros méchant et à sa barâdarî dans le fief de leur clan. Shiv lève les yeux dans la pluie oblique vers la maison blanche de style européen posée au bord du parapet. Éclairée par des projecteurs pour plaire à Râmânandâchârya, elle sert de fanal à des kilomètres en amont et en aval de cette portion monotone et méandreuse du Gangâ. Le pavillon de Warren Hastings, d’après le guide approximatif d’Ânand. Warren Hastings. On dirait un de ces noms qu’on vous invente dans un centre d’appels.

Du carrefour, quatre routes s’offrent à eux. Dans leur dos, celle par laquelle ils sont arrivés. À droite, celle qui mène au pont flottant. Celle de gauche conduit dans ce qui constitue Chunar : quelques galîs boueuses, une enseigne Coca et une radio quelque part, branchée sur une station de filmi. Devant, la route pavée qui oblique derrière les tours de garde pour monter jusqu’à la porte cochère voûtée permettant d’entrer dans le fort.

Maintenant qu’il est là, sous ces tours de grès tombant en ruine, maintenant qu’il a vu tous ses plans défiler un par un jusqu’à leur seule conclusion possible, Shiv s’aperçoit qu’il faut absolument qu’il le fasse. Et il a peur de ces tours de garde et du sentier qui monte et tourne vers un endroit invisible. Mais il redoute encore davantage de montrer à Yogendra qu’aux moments importants, il n’est pas un râja. Shiv sort de sa tenue de combat à dispersion de lumière un petit sac en plastique dont il fait tomber deux pilules.

« Hé. »

Yogendra plisse le nez.

« Pour être plus calme. »

Les pilules sont un cadeau d’adieu au héros que lui a fait Priyâ, quand il a enfin réussi à la retrouver au club MUSST.

Des cadavres qui pivotent dans le courant. Des bottes de gavial à glands qui tombent dans le grand bleu.

Au pied du fort, Shiv avale les deux pilules sous la pluie.

« OK », dit-il en actionnant la poignée des gaz, emballant le joli petit moteur japonais. « Allons-y.

— Non », fait Yogendra. Shiv marque un temps d’arrêt, mais ce n’est pas une hallucination due à la drogue.

« Pardon ?

— Si on va par là, on meurt. »

Shiv éteint son moteur.

« On a un plan. Ânand…

— Ânand n’y connaît que dalle. Ânand est un gros drogué qui prend les films pour la vie. Si on va par là, on se fait tailler en pièces. »

Shiv n’a encore jamais entendu autant de mots sortir à la suite de la bouche de Yogendra. Le gamin en a d’autres en réserve : « Motos, tasers, entrer vite, sortir : de la merde à la James Bond. Enculé d’Ânand avec ses nanas en catsuits. On ne va pas par là. »

Grâce aux petits adjuvants de Priyâ, Shiv se sent intrépide et immortel et rien-à-branler. Il adresse un signe de tête négatif à son apprenti et ferme le poing pour le jeter au bas de sa moto. La lame de Yogendra jette un éclair dans la lumière des projecteurs.

« Frappe-moi encore et je te découpe, mec. »

Shiv est transi de stupéfaction. Il pense que c’est de stupéfaction.

« Je te dis quoi faire. On trouve un autre moyen d’entrer, par-derrière, en douce, d’accord ? Comme des cambrioleurs. De cette manière, on vit.

— Ânand…

— Ânand peut aller se faire foutre ! » Shiv n’avait jamais entendu Yogendra élever la voix. « Qu’il aille se faire foutre, cette fois on le fait à la manière de Yogendra. »

Il fait alors pivoter sa moto, met les gaz et part sur la gauche dans les ruelles sombres et boueuses de Chunar. En le suivant, Shiv passe devant des papayers squelettiques et des chiens errants qui lui aboient dessus. Lorsqu’il lance son engin sur les volées de petites marches, Yogendra se dresse sur les repose-pieds pour scruter les murailles sombres dressées au-dessus des boutiques et des appentis, pour chercher une faille. Ils progressent dans le serpentement des rues jusqu’au flanc du promontoire. L’instinct de Yogendra ne l’avait pas trompé. Comme une bîbî de la bonne société du Cantonnement, le fort Chunar maintient une façade noble et imposante, mais par-derrière, n’est plus que de la merde. La route de terre battue contourne le pied des murs de soutènement en cours d’éboulement. Des panneaux de métal rouillé ainsi qu’un grillage branlant montrent que cette section du fort a été une base militaire indienne, abandonnée depuis l’accès au statut de nation. Les murailles s’ouvrent enfin en une large ouverture, l’ancien accès principal au camp militaire, désormais grossièrement obstruée de tôle ondulée et de barbelés. Yogendra immobilise sa moto pour examiner le métal. Il secoue une plaque, tire sur un coin. L’acier crisse et cède. Shiv s’y met aussi, ensemble ils soulèvent, tordent et déchirent pour créer un passage de la taille d’un râja. Une fois ce passage franchi, Yogendra ouvre son palmeur pour vérifier la position GPS sur la carte d’Ânand. Le Pavillon Warren Hastings luit au loin comme un gâteau de mariage chrétien. Les badmashs s’accroupissent près du pied du rempart pendant que Shiv sort des lunettes à vision nocturne. La nuit très obscure devient un vieux film noir et blanc, comme un de ces trésors de Satyajit Ray sur les pauvres et les trains. Le Pavillon brille comme le soleil. Yogendra localise la caméra de sécurité la plus proche : sur un étai fixé au mur contre la base de la tour du puits au sud, au moins deux cents mètres de sprint dans le monde noir et blanc trempé de pluie. Les carcasses à ciel ouvert des anciens baraquements de l’armée indienne fournissent une couverture appréciable. Il y a toujours des éclairs à l’ouest, au-dessus du sangam d’Allâhâbâd où les trois fleuves sacrés se rencontrent, la Yamunâ, le Gangâ et l’invisible Sarasvatî, où les armées s’affrontent sur les sombres plaines. Chaque éclair aveugle le dispositif de vision nocturne, mais Shiv se contente de se figer sur place. Pendant que la caméra regarde de l’autre côté, Shiv et Yogendra se glissent dans son angle mort. Shiv sort une grenade EMP qu’il arme. Il plie les doigts un à un sur le percuteur : ce n’est pas le moment d’avoir une crampe. Shiv lâche la grenade. Il ferme bien fort les yeux au moment où l’impulsion électromagnétique surcharge sa vision nocturne, mais des larmes de douleur lui viennent tout de même aux yeux. Des motifs cachemire violets tournoient sous ses paupières. Yogendra grimpe comme un singe jusqu’à la caméra, branche le palmeur spécial sur la ligne.

« Comme promis, hein ? avait dit Ânand en lui lançant le palmeur dans les mains. Allume-le et enfonce cette pointe dans la ligne de com principale. Mon petit djinn à l’intérieur, il est gentil. Une fois entré, la caméra pourra être braquée sur vous, l’aeai ne verra que le fond. Cape d’invisibilité. »

« Ça y est ? » chuchote Shiv. Yogendra lui donne deux tapes dans le dos. Shiv et lui contournent la base de la tour vers la porte sud, celle des touristes, mais Shiv retient tout de même sa respiration quand ils passent devant la caméra-espion, de peur d’entendre le hurlement d’une alarme, le bourdonnement d’une hovercam passant par-dessus le créneau en armant ses fléchettes neurotoxiques, le crépitement soudain d’une arme à feu automatique, le crissement d’une machine à tuer qui dégaine sa lame.

Sous la tour, le sol descend en pente raide vers le sud. Un petit cimetière s’ouvre à leurs pieds, chrétien, d’après les signes sur les tombes. Le dernier repos des soldats angrez qui avaient autrefois tenu le fort. Quels idiots, songe Shiv. L’endroit ne vaut pas qu’on meure pour lui. En contrebas de ce petit cimetière boisé, on trouve quelques pauvres maisons, des dhobî ghâts et le fleuve qui oblique hors de vue. La descente vers l’entrée des touristes est traîtresse, car la pluie a rendu le grès glissant. Le plus grand des idiots : Bill Gates rêvant que son argent peut battre la mort.

Le plan prévoit que Shiv et Yogendra reviennent sur leurs pas le long de la muraille qui surplombe l’entrée principale jusqu’au parapet nord au-dessus du pont, d’où on peut facilement se laisser tomber sur le Pavillon Hastings, mais alors que les deux voleurs s’accroupissent sous le créneau en ouvrant l’oreille dans les grondements lointains du tonnerre, Yogendra donne une tape sur le bras de Shiv et fait le geste de visser quelque chose sur le côté de sa visière. Shiv augmente la magnification, murmure un petit juron au nom de ses petits dieux. Il voit nettement en monochrome deux robots de sécurité flanquer l’entrée principale, mitrailleuses rotatives sur tourelles accrochées entre leurs deux pattes. Derrière les machines à tuer, un PC de sécurité dégage une lumière éblouissante. Shiv distingue les fusils d’assaut de type militaire sur le mur derrière la sentinelle endormie, des bottes sur le bureau, l’écran de télévision comme un plan blanc. Ce n’est définitivement pas une nana en catsuit rouge.

« Enculé d’Ânand », murmure Shiv. Ils ne peuvent pas sortir par là. Le sourire aux lèvres sous sa grande visière, Yogendra dresse frénétiquement le pouce vers Shiv. Ses nœuds de perles luisent dans la vision améliorée de ce dernier. Le pouce de Yogendra oblique dans l’autre direction. L’itinéraire le plus long. Au pied de la muraille effondrée qui jouxte l’entrée des touristes, Yogendra jette soudain Shiv au sol derrière un tas de gravats et se laisse tomber sur lui. Par réflexe, Shiv va pour lâcher un juron, quand il voit Yogendra tendre le doigt vers l’entrée des touristes. Luisant comme une déité mineure dans sa vision nocturne améliorée, le robot de défense arpente patiemment la brèche. Sa tête-senseur, émaillée de brillants yeux d’araignée, pivote pour examiner chaque direction. Des dispositifs de communication la couronnent comme un diadème divin. Le robot s’immobilise, lève ses armes. Ses quatre bras disposent d’une puissance de feu assez grande et assez variée pour tuer Yogendra et Shiv cinq fois de cinq manières différentes. Yogendra enfonce la tête de Shiv derrière les gravats, s’aplatit le plus possible sur lui. Shiv reste une éternité par terre. Yogendra ne pèse pas lourd, mais les cailloux sont pointus. Ses côtes crissent sur leurs arêtes aiguës. Il entend alors ce qui a alerté Yogendra : le léger sifflement d’un amortisseur mal entretenu. Ils observent le monstre disparaître derrière la courbure de la tour du puits, puis quittent leur cachette pour gagner le créneau sud.

Ils contournent la muraille et la tourelle sud-ouest pour se glisser face au fleuve le long du terre-plein. Shiv a mal aux cuisses à force de rester à moitié accroupi. Il est trempé jusqu’aux os. Le Pavillon Hastings se dresse comme la lune devant lui, fascinant avec sa pierre blanc-Tâj. Shiv s’oblige à détourner le regard, enfonce son coude dans la cuisse de Yogendra.

« Hé. »

Un simple temple lhodî carré occupe le centre de la cour, les étages supérieurs ornés de vilaines peintures murales écaillées représentant Shiva, Pârvati et Ganesh : travail de javâns de l’armée indienne trompant l’ennui avec leurs surplus de peinture militaire. Le suddhâvâsa, la crypte de la crypto.

« Allons-y…»

Le gamin tapote la visière de Shiv, pivote le doigt en un geste éloquent : augmente la luminosité. Le temple acquiert d’un coup une nouvelle netteté. Shiv distingue, bouillonnant entre les arches, une masse sombre qui ne cesse de couler et de se diviser. Il augmente la magnification. Des robots. Des robots-scarabées. Par centaines. Par milliers. Qui se contournent et se grimpent dessus, se bousculent et cahotent sur leurs silencieuses pattes en plastique.

Yogendra désigne le temple. « L’itinéraire d’Ânand. » Puis le pavillon d’un blanc brillant. « Celui de Yogendra. »

Ils examinent la sentinelle sur l’ancien terrain d’exécution moghol. Elle ne porte aucun dispositif de vision nocturne, ce qui permet à Shiv et à Yogendra d’avancer largement à portée de taser. Elle s’octroie une longue et voluptueuse miction dans le vide. Yogendra vise soigneusement l’homme qui urine au milieu de la nuit. L’arme produit un très léger clic, mais dans la vision améliorée de Shiv, l’effet est spectaculaire. Un nuage luisant entoure le type, son corps est parcouru de micro-éclairs. Il tombe. Il a toujours la bite à l’air. Yogendra est sur lui avant qu’il ait fini de convulser. Il sort le gros pistolet-mitrailleur noir Stechkin de l’étui de jambe de son adversaire, le lève devant son visage, sourit à la silhouette et à la forme de l’arme. Shiv lui attrape le poignet.

« Pas d’armes à feu, bordel.

— Si, des armes à feu, bordel », réplique Yogendra. Le robot-râkshasa entame une nouvelle tournée. Shiv et Yogendra se plaquent à terre contre le garde inconscient, fusionnant leurs signatures thermiques avec la sienne. En repartant, Shiv laisse en cadeau au garde une mine taser armée. Juste pour couvrir leurs arrières. Après la tour d’exécution, les remparts repassent derrière le Pavillon Hastings pour l’isoler sur son socle de marbre. Shiv doit admettre que malgré la pluie, le spectacle est stupéfiant. La construction se dresse au bord d’un escarpement qui aboutit aux toits de tôle de Chunar. Sa vision améliorée permet à Shiv de voir la plaine luire comme un ciel nocturne en négatif dans la lueur des villages, des véhicules et des grands trains. Mais Gangâ Mâtâ domine tout, lame d’argent, arme d’un dieu, aussi large que le monde, sinueuse comme cette épée en acier de Damas qu’il a vue et enviée un jour chez un antiquaire de Kâshî, l’estimant idéale pour un râja. Shiv suit la courbe du fleuve jusqu’au halo de Vârânacî, qui ressemble à un grand incendie derrière l’horizon.

Le pavillon que Warren Hastings, le premier gouverneur du Râj, a construit pour profiter de ce tour d’horizon est un hybride anglo-moghol, avec des colonnes classiques supportant un dîwân moghol classique au niveau supérieur fermé. Shiv diminue au maximum sa visière. Il jette un coup d’œil. Il croit voir des corps dans le dîwân, des corps sur tout le sol. Pas le temps d’observer plus longuement. Yogendra lui donne une nouvelle tape. Le mur, moins haut à cet endroit, descend en pente jusqu’au socle de marbre. Yogendra se glisse par le créneau, puis Shiv entend un grossier glissement et quand il jette un nouveau coup d’œil, Yogendra lui fait signe d’en bas. La pente est plus longue et plus prononcée que Shiv le pensait, malgré les pilules de bravoure : il atterrit lourdement, douloureusement, réprime un glapissement. Des silhouettes remuent dans le pavillon ouvert.

Shiv se tourne vers la menace potentielle. « Putain », dit-il d’un ton plein de révérence.

La moquette est couverte de femmes. Indiennes, philippines, chinoises, thaïes, népalaises et même africaines. Des jeunes femmes. Des femmes bon marché. Des femmes achetées, portant non des catsuits rouges, mais de classiques tenues mogholes de zanâna, avec des cholîs transparentes, des saris de soie légère et des pyjamas translucides. Au centre, sur un divan surélevé, le datarâja Râmânandâchârya remue sa graisse. Il est vêtu en seigneur moghol. Yogendra traverse déjà le harem à grands pas. Les femmes fuient à son approche, joignant leurs voix en exclamations inquiètes. Shiv voit Râmânandâchârya tendre la main vers son palmeur : Yogendra dégaine le Stechkin. La consternation devient cris paniqués. Ils ne disposent que de quelques instants pour que cela fonctionne. Yogendra s’approche de Râmânandâchârya et lui glisse tranquillement le canon du Stechkin dans le creux derrière l’oreille.

« Tout le monde ferme sa putain de gueule ! » crie Shiv. Des femmes. Des femmes partout. Des femmes de toute race et de toute nationalité. Des femmes à l’adorable poitrine, aux merveilleux mamelons visibles sous les cholîs transparentes. Connard de Râmânandâchârya. « Fermez. Vos. Gueules. Très bien. Le gros. Tu as quelque chose qu’on veut. »


Nadja entend des voix d’enfants sortir de la maison. La dhobî n’est plus sur les arbustes, remplacés par des rangées de fanions allant de la porte de la cuisine aux abricotiers désormais en fleur. Des tables pliantes aux nappes colorées sont chargées de halvas, de jalebîs, de rasgullâs et de dragées, de barfî et de grandes bouteilles en plastique de Coca au vrai sucre. Au moment où Nadja s’avance vers la maison, les enfants jaillissent dans le jardin, courant et criant en vêtements de sport Kid at Gap.

« Je me souviens ! dit Nadja en se tournant vers l’aeai. C’était pour mes quatre ans. Comment vous faites ?

— Les images, c’est une histoire d’enregistrement, les enfants sont tels que vous vous les rappelez. La mémoire est si malléable. On entre dans la maison ? »

Nadja s’arrête sur le seuil, les mains à la bouche tant le souvenir est puissant. Les appuie-tête en soie dont sa mère tenait à équiper chaque dossier. Le samovar russe près de la table, toujours allumé, la table elle-même, avec de la poussière et des miettes définitivement intégrées à la sculpture chinoise dans laquelle Nadja-de-quatre-ans s’était efforcée de distinguer des chemins et des routes pour y faire circuler ses poupées et ses petites voitures. La cafetière électrique à l’autre bout, elle non plus jamais éteinte. Les chaises si lourdes qu’elle ne pouvait les déplacer seule et devait demander à Shukriya, la bonne, de l’aider à construire des maisons et des boutiques à l’aide de balais et de couvertures. Assis à table, ses parents et leurs amis, discutant autour d’une tasse de thé ou de café, les femmes d’un côté, les hommes de l’autre ; les hommes parlant de politique, de sport et de promotions, les femmes d’enfants, de prix et de promotions. Le palmeur de son père sonne, il fronce les sourcils et c’est son père comme elle le connaît des photographies de famille, quand il avait des cheveux et une belle barbe noire, quand il n’avait pas besoin de peu viriles demi-lunettes. Il marmonne des excuses, gagne son bureau rigoureusement interdit à Nadja-de-quatre-ans à cause des choses pointues toxiques délicates personnelles contagieuses dangereuses qu’un médecin conserve dans son cabinet de travail. Nadja le voit en ressortir avec sa sacoche noire, son autre sacoche noire, celle dont il ne se sert pas tous les jours, celle pour les visites spéciales. Elle le voit se glisser discrètement dans la rue.

« C’était mon anniversaire et il a raté l’ouverture de mes cadeaux et la fête. Il est rentré tard, une fois tout le monde parti, et trop fatigué pour quoi que ce soit. »

D’un geste, l’aeai la pousse vers la cuisine et en trois pas, trois mois passent, car c’est une sombre soirée d’automne durant laquelle les femmes préparent l’iftar marquant la fin du jeûne en cette journée de ramadan. Nadja suit les plateaux de nourriture dans la salle à manger. Cette année-là, les amis de son père, ceux de l’hôpital et ceux en uniforme, se réunissent souvent à la maison un soir de ramadan pour parler d’étudiants dangereux et d’ecclésiastiques radicaux qui les ramèneraient tous au Moyen Âge, pour parler de troubles, de grèves et d’arrestations. Ils s’aperçoivent ensuite de la présence de la petite fille avec un grand bol de riz au bout de la table, s’arrêtent de parler, sourient, lui ébouriffent les cheveux et approchent leur visage trop près du sien. Soudain, l’odeur de riz à la tomate est envahissante. Une douleur évoquant un poignard enfoncé dans sa tempe lui fait lâcher le plat. Elle pousse un cri. Personne n’entend. Les amis de son père continuent à discuter. Le plat ne peut pas tomber. C’est un souvenir. Elle entend prononcer des mots dont elle ne peut pas se souvenir.

«… répression contre les mollahs…»

«… transférer les fonds dans des banques offshore. Londres a l’air intéressant, on nous comprend là-bas…»

«… ton nom sera en tête de toutes leurs listes…»

«… Masûd ne tolérera pas ça d’eux…»

«… entendu parler des points de basculement ? C’est ce truc mathématique américain, ne dénigre pas. En gros, on ne sait jamais que c’est en cours jusqu’à ce qu’il soit trop tard pour l’empêcher…»

«… Masûd ne le laissera jamais aller jusque-là…»

«… j’y réfléchirais sérieusement, à ta place, après tout tu as une femme, et la petite Nadja que voilà…»

Les mains se tendent pour ébouriffer ses cheveux bruns légèrement bouclés. Le monde disparaît d’un coup et elle se retrouve dans son pyjama Mammoths !™ près de la porte entrouverte du salon.

« Qu’est-ce que vous m’avez fait ? » demande-t-elle à l’aeai, présence dans son dos qu’elle sent davantage qu’elle ne voit. « J’ai entendu des choses oubliées depuis des années, depuis la plus grande partie de ma vie…

— Hyperstimulation de l’épithélium olfactif. Très efficace pour évoquer une trace mémorielle enfouie. Il n’y a pas plus puissant qu’une odeur pour stimuler les souvenirs.

— Le riz à la tomate… comment saviez-vous ? » Nadja chuchote même si ses parents-souvenir ne peuvent l’entendre, ne peuvent que jouer les rôles prévus.

« La mémoire est ce dont je suis faite », dit l’aeai et Nadja laisse échapper un hoquet avant de se plier en deux sous l’effet d’une nouvelle attaque de migraine quand l’odeur de fleur d’oranger dont elle se souvient la projette dans le passé. Elle agrandit l’interstice lumineux entre la porte et le chambranle. Installés à la table, sous la lampe, ses parents lèvent les yeux vers elle. Comme dans son souvenir, l’horloge indique onze heures. Comme dans son souvenir, ils lui demandent ce qui se passe, si elle n’arrive pas à dormir, qu’est-ce qui ne va pas, chérie ? Comme dans son souvenir, elle répond que ce sont les hélicoptères. Comme elle l’a oublié, il y a sur la table basse laquée, sous la rangée des diplômes, titres et certificats d’adhésion à des sociétés savantes au nom de son père encadrés au mur, un morceau de velours noir de la taille d’un album à colorier. Éparpillés sur ce velours comme des étoiles, si éclatants dans la lumière de la lampe de travail que Nadja se demande comment elle a bien pu oublier ce spectacle, brille une constellation de diamants.

Les facettes la déploient, l’expédient en avant dans le temps comme un tesson dans un kaléidoscope.

L’hiver. Les abricotiers sont nus ; de la neige sèche, piquante comme du sable, n’a pu s’empêcher de dériver contre le mur blanc taché d’eau. Les montagnes semblent assez proches pour irradier du froid. Elle se souvient qu’ils habitaient la dernière maison du quartier. Devant son portail, les rues s’interrompaient au profit d’une friche nue qui continuait jusqu’aux collines. Derrière le mur, il y avait le désert, le rien. La dernière maison de Kaboul. En toute saison, le vent hurlait sur la grande plaine et venait se briser sur le premier objet vertical qu’il trouvait. Elle ne se souvient pas que les abricotiers aient jamais donné un seul fruit. Elle-même se trouve là dans son duffle-coat à capuche fourrée, les pieds dans ses bottes en caoutchouc, les mains dans des moufles reliées à un fil passant par les manches, parce qu’elle a entendu du bruit la nuit dernière dans le jardin, alors elle a regardé, mais ce n’étaient ni les soldats ni les méchants étudiants, rien que son père en train de creuser dans le sol meuble entre les arbres fruitiers. Un déplantoir à la main, elle se trouve maintenant sur ce petit monticule de terre fraîchement retournée. Son père est au travail à l’hôpital, où il aide des femmes à avoir des bébés. Sa mère regarde un soap opera indien traduit en pachto à la télévision. Tout le monde le trouve complètement idiot, une perte de temps, tellement indien, mais le regarde quand même. Elle se met à genoux dans ses collants d’hiver côtelés et commence à creuser. Plus profond, plus profond, tordre et pelleter, puis la lame verte émaillée crisse sur du métal. Elle gratte autour et dégage la chose molle et informe que son père a enterrée. Quand elle l’arrache du trou, la prenant pour un chat mort, elle manque la lâcher. Elle comprend ensuite ce qu’elle a trouvé : la sacoche noire. L’autre, celle pour les visites spéciales. Elle tend la main vers le fermoir en argent.

Dans le souvenir de Nadja Askarzadah, le hurlement de sa mère à la porte de la cuisine l’en empêche. Après cela viennent de vagues souvenirs de cris, de voix en colère, de punition, de douleur et peu après, la fuite en pleine nuit dans les rues de Kaboul, allongée sur la barquette arrière avec les réverbères qui défilent d’un coup au-dessus d’elle, un éclat de lumière, deux, trois, quatre. Dans l’enfance virtuelle de l’aeai, le hurlement diminue progressivement de volume pour devenir un lancinant arôme d’hiver, de froid, d’acier et de choses mortes et sèches qui l’aveugle presque. Et Nadja Askarzadah se souvient. Elle se souvient avoir ouvert la sacoche. Sa mère qui se rue à travers la terrasse en bousculant les chaises en plastique qui y résidaient à demeure. Elle se souvient avoir regardé à l’intérieur. Sa mère qui crie son nom mais elle ne lève pas la tête, il y a des jouets à l’intérieur, des jouets de métal brillant, des jouets de caoutchouc noir. Elle se souvient avoir soulevé les objets en métal inoxydable entre ses moufles dans le soleil hivernal : le spéculum, l’aiguille à sutures courbe, la cuillère de curetage, les seringues et tubes de gel, les électrodes, le caoutchouc trapu et strié de la matraque électrique. Sa mère qui la tire à l’écart par la capuche fourrée, qui d’une claque lui fait lâcher les objets en métal et ceux en caoutchouc, qui la jette de l’autre côté du sentier, le gravier durci par le gel qui déchire ses collants et lui érafle les genoux.

Les fines branches des abricotiers s’entrecroisent et projettent Nadja Askarzadah dans un autre souvenir qui ne lui appartient pas. Elle n’est jamais allée dans ce couloir de blocs de béton carrelé en vert, mais elle sait qu’il a existé. C’est une illusion authentique. C’est un couloir que vous pourriez voir dans un hôpital, mais sans l’odeur d’hôpital. Avec de grandes portes battantes translucides d’hôpital ; la peinture écaillée sur les arêtes métalliques trahit la fréquence des passages, et pourtant il n’y a que Nadja Askarzadah dans le couloir vert. De l’air glacial pénètre par les persiennes d’un côté du couloir, de l’autre, il y a des portes avec des noms et des numéros. Nadja franchit un jeu de portes battantes, deux, trois. Chaque fois, le bruit se fait un peu plus fort, le bruit d’une femme qui sanglote, une femme parvenue au-delà de tout, à un endroit où il ne reste ni honte ni dignité. Nadja avance vers ces pleurs. Elle dépasse un chariot d’hôpital abandonné près d’une porte. Un chariot équipé de sangles pour les chevilles, les poignets, la taille. Le cou. Nadja franchit les dernières portes battantes. Les sanglots deviennent gémissements aigus. Ils émanent de la dernière porte à gauche. Nadja l’ouvre, comprimant le solide ressort.

La table occupe le centre de la pièce et la femme le centre de cette table. Un appareil enregistreur est posé près d’elle, relié à un micro au-dessus de sa tête. Nue, immobilisée en croix, la femme a les pieds et les mains liés à des anneaux disposés aux coins de la table. Ses seins, l’intérieur de ses cuisses et son pubis rasé sont marqués de brûlures de cigarettes. Un spéculum chromé brillant ouvre son vagin à Nadja Askarzadah. Un homme en blouse de médecin et tablier vert est assis au pied de la table. Il termine d’enduire de gel de contact une matraque électrique trapue, dilate le spéculum au maximum et glisse la matraque entre les lèvres de métal. Les hurlements de la femme deviennent incompréhensibles. L’homme soupire, jette un coup d’œil à sa fille, l’accueille d’un haussement de sourcils et presse le bouton déclencheur.

« Non ! » hurle Nadja Askarzadah. Il y a un éclair blanc, un rugissement comme si l’univers touchait à sa fin, sa peau chatoie sous le choc synesthésique, elle sent une odeur d’oignon d’encens de céleri de rouille et se retrouve étendue sur le sol du service décors d’Indiapendent, Tal penché sur elle avec dans la main le hoek qu’eil lui a enlevée. Refoulement de déconnexion. Les neurones hésitent. La bouche de Nadja Askarzadah s’agite. Il y a des mots qu’il faut qu’elle dise, des questions qu’elle doit poser, mais elle est expulsée d’un autre monde. Tal lui tend une main fine, lui fait signe avec insistance.

« Venez, cho chweet, il faut partir.

— Mon père, elle a dit…

— Beaucoup de choses, bâbâ. Et j’en ai entendu beaucoup. Veux pas le savoir, c’est entre elle et vous, mais il faut qu’on parte, tout de suite. » Tal saisit par le poignet Nadja Askarzadah étendue sans grâce sur le sol, la hisse sur ses jambes. Sa force surprenante dissipe le nuage de flash-back : abricotiers en hiver, ouverture d’une sacoche noire, traversée d’un couloir vert, la pièce avec la table et l’enregistreur mpeg chromé.

« Elle m’a montré mon père. Elle m’a ramenée à Kaboul, elle m’a montré mon père…»

Tal pousse Nadja par une sortie de secours qui donne sur un bruyant escalier métallique.

« Elle vous a sûrement montré de quoi vous faire parler assez longtemps pour que les kârsevaks arrivent jusqu’à nous. Pânde est passé, ils approchent. Vous êtes trop confiante, bâbâ. Moi qui suis un neutre, je ne me fie à personne, et encore moins à moi-même. Bon, vous venez, ou vous voulez finir comme notre chère Première ministre ? »

Nadja jette un coup d’œil en arrière à l’écran courbe, à la volute chromée du hoek sur le bureau. Des illusions rassurantes. Elle suit Tal comme une enfant. L’escalier est un cylindre vitré de pluie. On se croirait à l’intérieur d’une cascade. Main dans la main, Nadja et Tal dévalent les marches métalliques en direction du signe vert SORTIE.


Thomas Lull pose devant eux la dernière des trois photographies. Lisa Durnau remarque qu’il s’est livré à un tour de passe-passe. L’ordre est inversé : Lisa. Lull. Aj. Une arnaque avec les cartes.

« J’ai tendance à croire à la théorie voulant que le temps transforme toute chose en son contraire », dit Thomas Lull. Lisa Durnau et lui sont assis l’un en face de l’autre à une table mélaminée écaillée. Dans l’hydroptère rapide Vârânacî-Patna, nettement surchargé, le moindre espace ou recoin est occupé par des femmes voilées, des ballots mal ficelés et des enfants maculés de larmes qui regardent tout autour d’eux, bouche bée de confusion. Thomas Lull remue le châï dans sa tasse en plastique. « Souviens-toi, à Oxford… Juste avant que…» Il s’interrompt, secoue la tête.

« Je les ai bel et bien empêchés de foutre leurs saloperies de panneaux Coca-Cola dans tout Alterre. »

Mais elle ne peut pas lui dire ce qu’elle redoute pour le monde qu’il lui a confié. Elle a plongé quelques instants dans Alterre au bureau consulaire, pendant qu’elle attendait l’obtention de son statut diplomatique. Cendres, roches calcinées, ciel nucléaire. Rien de vivant. Une planète morte. Un monde aussi réel qu’un autre, dans la philosophie de Thomas Lull. Elle ne peut pas penser à cela, le ressentir, le pleurer comme elle le devrait. Concentre-toi sur ce qu’il y a là, maintenant, étalé devant toi sur la table. Mais se tapit au fond de son esprit le soupçon qu’il existe un rapport entre l’extinction d’Alterre et les liens en train de se nouer là entre les histoires et les personnes.

« Nom d’un chien, L. Durnau. Consul honoraire, merde !

— Ça t’a plu, l’intérieur d’un poste de police ?

— Autant qu’à toi de te faire mettre par le Seigneur du Mal. Tu es allée dans l’espace pour eux.

— Seulement parce qu’ils n’arrivaient pas à te trouver pour ça.

— Je n’y serais pas allé. »

Elle se souvient de la manière de le regarder. Il lève les mains.

« D’accord, je suis un putain de menteur. » L’homme juché au bout de leur table se tourne pour foudroyer du regard le grossier Occidental. Thomas Lull effleure avec déférence chacune des photos. « Je n’ai pas de réponse pour ça. Désolé que tu aies fait tout ce chemin pour l’apprendre, mais c’est comme ça. Et toi ? Il y a aussi ta photo, là. Tout ce que je sais, c’est que là où nous avions deux mystères, il ne nous en reste plus qu’un. » Il sort son palmeur, affiche la photo qu’il a volée, celle où les processeurs protéiniques luisent tels des diyâs flottants à l’intérieur du crâne d’Aj, la pose près de l’image d’Aj fournie par le Tabernacle.

« Il va falloir conclure un marché, j’imagine. Aide-moi à retrouver Aj et à prouver ce que je pense être la vérité sur elle, et je ferai mon possible en ce qui concerne le Tabernacle. »

Lisa Durnau extrait la Table de son étui de cuir souple et la pose de l’autre côté, près de l’image du Tabernacle qui la représente.

« Tu rentres avec moi. »

Thomas Lull secoue la tête.

« Pas question. Tu transmets notre marché, mais je ne rentre pas.

— Nous avons besoin de toi.

Nous ? Et tu vas me dire que c’est mon devoir de bon citoyen, non seulement envers l’Amérique mais envers le monde entier, de faire un sacrifice en cet instant primordial de premier contact avec une “civilisation extraterrestre” ?

— Va te faire foutre, Lull. » L’homme leur décoche un autre regard furieux en entendant cette grossièreté sortir de la bouche d’une femme. L’hydroptère cahote et vrombit en heurtant un objet submergé.

Par ce matin de mousson, l’hydroptère de Patna sert d’embarcation de réfugiés. Vârânacî est agitée de convulsions. Les ondes de choc en provenance du rond-point Sarkhand ont cristallisé ses haines et animosités antiques. Les neutres ne sont plus les seuls : musulmans, sikhs et Occidentaux se retrouvent pris eux aussi dans les spasmes de la cité en recherche de sacrifices. Quand la voiture de l’ambassade était repartie du commissariat de police, des marines américains l’avaient escortée pour l’aider à traverser les postes de contrôle mis précipitamment en place par l’armée bhâratîe. Thomas Lull essaya de saisir la signification des petits drapeaux américains flottant avec audace sur l’aile droite de l’automobile tandis que javâns et marines se mesuraient discrètement du regard. Des effets doppler de sirène traversèrent la nuit. Un hélicoptère vibra dans le ciel. Le convoi passa devant une rangée de petites boutiques pillées, leurs rideaux de fer enfoncés ou arrachés. Un pick-up Nissan les dépassa, chargé de jeunes kârsevaks qui se penchèrent pour voir à l’intérieur de la voiture de l’ambassade. Les pupilles élargies par le gânjâ, ils portaient des trishûlas, des fourches de jardinier ou de vieilles lames. Le chauffeur leur jeta un regard mauvais, écrasa l’accélérateur et les distança en actionnant ses multiples klaxons. Une odeur de brûlé humide flottait, omniprésente.

« Aj est quelque part là-dedans », affirma Thomas Lull.

À l’embarquement de l’hydroptère, la pluie tombait lourdement, teintée de fumée, mais la ville se hasardait à l’extérieur, un coup d’œil par une porte, un sprint furtif le long des Maruti incendiées et des boutiques musulmanes pillées, une course précipitée en phut-phut. Il fallait gagner sa vie. La ville, comme après avoir retenu son souffle, s’autorisait enfin une lente et tremblante expiration. Une foule régulière s’écoulait dans les rues étroites en direction du fleuve. Avec des charrettes à bras et à cycles, avec des cyclo-pousse et des phut-phuts surchargés, avec des Maruti, des taxis et pick-up qui klaxonnaient, les musulmans partaient. Thomas Lull et Lisa contournèrent la circulation irrémédiablement bloquée. Beaucoup, abandonnant leurs véhicules, en déchargeaient ce qu’ils avaient sauvé : ordinateurs, machines à coudre ou à tourner, volumineux paquets de literie et de vêtements enveloppés d’une lanière en plastique bleu.

« Je suis allé voir Chandra, à l’université », raconta Thomas Lull tandis qu’ils se frayaient un chemin au milieu de cyclo-pousse abandonnés pour accéder au ghât, où les flots de réfugiés se fondaient en une horde védique au bord de l’eau. « Anjâlî et Jean-Yves Trudeau travaillaient à des interfaces homme-aeai, et plus précisément, à la greffe de matrices de processeurs protéiniques sur des structures neurales. Connexion directe cerveau-ordinateur. » Lisa Durnau peinait à garder Thomas Lull dans son champ de vision, malgré sa chemise de surf d’un bleu voyant qui lui servait de point de repère entre les corps et les ballots. Un faux pas sur ces marches en pierre, et c’était la mort. « L’avocat a donné une photo à Aj. Une photo d’elle après une opération, en compagnie de Jean-Yves et d’Anjâlî. J’ai reconnu l’endroit, c’était Patna, sur le nouveau ghât au Bund. Puis je me suis souvenu de quelque chose. À Tekkadi, en bossant pour les clubs de plage, j’ai connu beaucoup d’utilisateurs d’émotiques, leurs produits venaient en général de Bengaluru et de Chennaï, mais il y avait un type qui en importait du nord, de la Zone Franche de Patna. On y trouvait tout ce qu’on pouvait obtenir à Bengaluru, mais pour quatre fois moins cher. Lui allait s’approvisionner tous les mois, et il m’a parlé un jour de cette espèce de toubib qui pratiquait des opérations chirurgicales définitives pour les hommes et les femmes qui ne voulaient plus être des hommes et des femmes, si tu vois de quoi je veux parler.

— Des neutres », cria Lisa Durnau par-dessus l’océan de têtes. Le personnel de l’hydroptère avait fermé et barré le portail d’accès à l’embarcadère et prenait l’argent des mains passées entre les barreaux avant de laisser les réfugiés se glisser à l’intérieur. Elle estima qu’ils se trouvaient à mi-chemin du portail, mais elle commençait à fatiguer.

« Des neutres, confirma sur le même ton Thomas Lull. Je vais peut-être chercher trop loin, mais si je ne me trompe pas, voilà la pièce manquante. »

Manquante à quoi ? voulut demander Lisa Durnau, mais la foule accéléra d’un coup. L’hydroptère se remplissait à vue d’œil. Dans le Gangâ jusqu’à la taille, des réfugiés tendaient bébés et enfants vers l’équipage, qui les repoussait sans ménagement avec des perches. Thomas Lull tira Lisa Durnau près de lui. Ils jouèrent des coudes jusqu’au début de la file. Le portail métallique s’ouvrit et se referma en claquant. Des corps se pressèrent contre.

« T’as des dollars ? »

En fouillant dans son sac, elle en trouva trois cents en traveller’s chèques. Thomas Lull les agita au-dessus de sa tête : « Dollars américains ! Dollars américains ! »

Le steward lui fit signe d’avancer. Ses coéquipiers repoussèrent ceux qui s’accrochaient.

« Combien, combien ? »

Thomas Lull leva deux doigts.

« Entrez, entrez. »

Ils se glissèrent par la minuscule ouverture pratiquée et montèrent par la passerelle embarquer sur l’hydroptère. Dix minutes plus tard, affreusement surchargé, le navire s’écarta de la foule toujours plus importante sur les ghâts. Pour Lisa Durnau, qui regardait par la fenêtre striée, cela ressemblait à un caillot de sang.

Dans le salon bondé, elle pousse la Table vers Thomas Lull. Il parcourt les pages de données provenant du Tabernacle.

« Alors, à quoi ça ressemble, l’espace ?

— Ça pue. C’est fatigant. On passe le plus clair de son temps shooté et on ne voit pas grand-chose, en fait.

— Un peu comme à un festival de rock. La première chose qui me frappe dans cette histoire, c’est votre supposition qu’il s’agit d’un artefact d’une civilisation extraterrestre.

— Si le Tabernacle a sept milliards d’années, alors pourquoi ne voit-on pas ses constructeurs un peu partout ?

— Une variante du paradoxe de Fermi : si les extraterrestres existent, alors où sont-ils ? Creusons ce point : en prenant comme hypothèse que les constructeurs du Tabernacle avaient un taux d’expansion de seulement un millième de la vitesse de la lumière, sept milliards d’années leur auraient permis de tout coloniser jusqu’à la galaxie du Sculpteur.

— On ne verrait qu’eux…

— Et on ne trouve qu’un petit astéroïde merdique ? Et puis quoi encore ? Accessoirement, il est presque deux fois plus vieux que notre système solaire…

— Comment savaient-ils que nous serions là pour le trouver ?

— Que ce tourbillon de poussière d’étoiles pourrait un jour devenir toi, moi et Aj. Je pense que nous pouvons écarter cette théorie. Conjecture no 2 : c’est un message de Dieu.

— Oh, Lull, arrête.

— Je serais fort étonné que cela n’ait pas été chuchoté au petit-déjeuner-prières de la Maison-Blanche. La fin du monde est proche.

— Alors c’est la fin d’une vision rationnelle du monde. Le retour à l’obscurantisme du Moyen Âge.

— Exactement. J’aime à penser que ma vie de scientifique n’a pas été complètement inutile. Je vais donc m’en tenir aux théories qui contiennent un noyau de rationalité. Conjecture no 3 : un autre univers.

— L’idée m’a traversé l’esprit, dit Lisa Durnau.

— Si quelqu’un sait ce qu’il y a dans le polyvers, ce devrait être toi. L’expansion du Big Bang produit un ensemble d’univers séparés pourvus de lois physiques légèrement différentes. La probabilité qu’il existe au moins un autre univers avec une Aj, un Lull et une Durnau approche les cent pour cent.

— Vieux de sept milliards d’années ?

— Lois physiques différentes. Le temps passe plus vite.

— Conjecture no 4.

— Conjecture no 4 : tout n’est qu’un jeu. Ou plutôt, une simulation. Au fond, la réalité physique est constituée de règles et d’application de règles, ces programmes simples qui donnent naissance à une complexité incalculable. La réalité virtuelle informatique a exactement la même apparence… je ne fais que répéter ce que j’ai toujours dit, L. Durnau. Mais voilà le hic. Nous sommes tous deux des faux. Nous sommes des rediffusions sur l’ordinateur ultime au point Oméga à la fin de l’espace-temps. La probabilité que notre réalité soit une rediffusion restera toujours supérieure à celle qu’elle soit l’originale.

— Et des bogues apparaissent dans le système. Notre mystérieux astéroïde vieux de sept milliards d’années.

— Ce qui implique un tournant imminent dans l’intrigue pour les Sims.

— Tu n’es pas censé voir le Grand et Puissant Magicien d’Oz, dit Lisa Durnau.

— Nous ne sommes certainement plus au Kansas. »

Le châï-wallah passe, balançant sa petite urne en acier inoxydable et psalmodiant son mantra : châï, kâfi. Thomas Lull en prend une nouvelle tasse.

« Je ne savais pas que tu buvais de ce truc, dit Lisa.

— Conjecture no 5. Pour un mystérieux artefact extraterrestre, il est un peu bringuebalant. J’ai vu des effets spéciaux plus convaincants dans Town and Country.

— Je vois ce que tu veux dire. Il donne l’impression que c’est nous qui l’avons construit… comme pour nous envoyer une espèce de message.

— Un message impossible à ignorer… un astéroïde qui croise l’orbite de la Terre et qu’il faut donc écarter de son chemin. »

Lisa Durnau hésite. C’est une conjecture plus que détachée de la réalité. « Un message en provenance de notre propre avenir.

— Je ne vois rien là que nous ne puissions réaliser dans quelques siècles.

— Un avertissement ?

— Pourquoi expédier un message dans le passé, sinon parce qu’on a méchamment besoin de le changer ? Nos arrière-arrière-etc.-petits Lull et Durnau sont tombés sur un problème qu’ils n’arrivent pas à régler. Mais s’ils s’étaient donné quelques siècles d’avance…

— Je n’arrive pas à imaginer ce qu’ils affrontent, pour se retrouver le dos au mur alors qu’ils sont capables de faire voyager des objets dans le temps.

— Moi, j’y arrive, affirme Thomas Lull : la guerre finale entre les humains et les aeais. Nous affronterions les Générations Dix, à ce moment-là… cent millions de fois les capacités d’une Gén Trois.

— Ça signifie qu’elles opéreraient au même niveau que les codes de Wolfram/Friedkin sous-jacents à notre réalité physique. Auquel cas…

— Elles pourraient manipuler directement la réalité physique.

— Tu parles de magie, là. De Dieu, de magie. Nom d’un chien, Lull. J’ai des objections. Premièrement : ils l’ont renvoyé de sept milliards d’années dans le passé ?

— Une anomalie gravitationnelle a remué la nébuleuse de poussière qui est devenue notre système solaire. Un trou noir de passage ferait un point d’ancrage épatant pour un trou de ver de type temporel. Au moins, ils auraient la certitude qu’on sera là.

— Très bien, Lull. Attaque-toi à celle-là. Objection no 2 : comme message, il manque de clarté. Pourquoi pas un simple “au secours, on se fait baiser par des Intelligences Artificielles aux pouvoirs divins” ?

— Quel effet aurait un message de ce genre, à ton avis ? Le temps qu’on le comprenne, on serait prêts pour ce que le Tabernacle a à nous dire.

— Je n’en suis pas persuadée, Lull. Même avec les Générations Dix, les trous de ver et le fait de nous envoyer un avertissement nous aiguillant dans un univers qui nous donne l’avantage, mais les condamne dans le leur… et même, que diable toi, moi et une fille de dix-huit ans capable de parler aux machines avons-nous de si important ? »

Thomas Lull hausse les épaules, ce geste exaspérant et goguenard j’en-sais-rien-m’en-fous qui a toujours eu le don d’agacer Lisa dans les discussions de ce type où elle réfutait ses spéculations. Lull se penche à nouveau sur les images volées représentant l’intérieur du crâne d’Aj.

« Ta part du marché.

— Très bien. Pour moi, ce n’est pas le mystère, mais la confirmation. Le mystère est la manière dont elle a arrêté ces robots awadhîs. Donc si on exclut la magie et Dieu, il ne nous reste que la technologie. Et ça, là-dedans, ça en est : de la technologie qui pourrait permettre à un cerveau humain de communiquer directement avec une machine. Elle les a hackés.

— Pas de Dieu, ni unique ni pluriel », dit Thomas Lull. Lisa sent une vibration parcourir la coque de l’hydroptère. Le navire réduit ses hydrojets, redescend sur ses foils à l’approche des eaux encombrées entourant Patna. Par la fenêtre, elle distingue les légères unités industrielles bon marché produites à la chaîne et l’étendue infotech extra-urbaine derrière les larges bancs de sable du Gangâ.

« Que voit-elle ? Un halo d’informations autour des gens et des choses. Quand elle voit un oiseau, elle te donne son nom et son espèce. On se croirait dans un guide ornithologique. À la gare, elle prévient une famille que leur fils a été arrêté, qu’elle doit prendre tel train et engager tels avocats. C’est les rapports de police, les pages jaunes d’Ahmadâbâd et les horaires de train de Mumbaï. Sur tous les plans, elle se comporte comme quelqu’un qui a le cerveau connecté au Net. »

Lisa effleure les dessins fantômes de la Table.

« Tout cela… c’est la manière dont elle le fait. Je ne sais pas qui elle est, j’ignore comment Jean-Yves et Anjâlî se sont retrouvés imbriqués là-dedans, mais je sais que quelqu’un a pris une gamine pour la transformer en expérience, en un monstrueux banc d’essai pour une nouvelle technologie d’interface cerveau/machine. »

Les passagers s’agitent, rassemblent leurs biens et personnes à charge. Leur bref répit sur l’eau touche à sa fin, ils doivent désormais affronter une nouvelle ville, étrange, inconnue.

« C’est là que je ne te suis plus, L. Durnau, dit Thomas Lull. Je pense que c’est l’opposé. Ce n’est pas un système destiné à faire interagir un humain avec une machine, mais à faire interagir une machine avec un cerveau humain. Aj est une aeai téléchargée dans un corps humain. Elle est la première et dernière ambassadrice des Générations Trois auprès de l’humanité. Je pense que c’est la raison pour laquelle nous figurons tous les trois dans le Tabernacle. C’est la prophétie d’une rencontre. »


Orpheline dans cette cité des dieux, elle n’est par conséquent jamais seule. Les dieux s’agitent dans son dos telles des ailes, affluent autour de sa tête, cabriolent à ses pieds, s’écartent devant elle comme un million de portes qui s’ouvrent. Elle lève la main, et dix mille dieux s’écartent avant de fusionner à nouveau. Chaque bâtiment, chaque véhicule, chaque ampoule et néon, chaque autel de rue et feu de circulation frémit de dieux. Elle peut voir et lire les détails de l’immatriculation de cent phut-phuts, les adresses et dates de naissance de leurs propriétaires, leurs dossiers d’assurance, leurs indices de solvabilité, leurs diplômes et leurs casiers judiciaires, leurs numéros de compte bancaire, les résultats d’examens de leurs enfants, la pointure de leurs femmes. Les dieux sortent les uns des autres comme une banderole de papier. Passent les uns à travers les autres comme des fils dorés dans un métier à tisser la soie. Derrière la lumière du ciel, l’horizon nocturne est une couronne ornée de déités. Dans le grondement de la circulation, les sirènes, les voix fortes, les klaxons, le braillement de la musique, neuf millions de dieux lui murmurent à l’oreille.

De la violence ici, prévient le dieu de la galî qui donne sur la rue bien éclairée avec ses bars à châï et ses stands à sandwichs. Elle s’immobilise en entendant dans l’étroite ruelle bordée de jharokhâs des voix masculines crier de plus en plus fort. Des étudiants kârsevaks s’avancent avec bruit. Elle en choisit un dans l’espace-dieu : Mangat Singhal, étudiant en physique mécanique à l’Université du Bhârat. Membre actif des Jeunes du Shivajî depuis trois ans, il a été arrêté deux fois pour comportement séditieux aux manifestations du rond-point Sarkhand. Sa mère a un cancer de la gorge dû au tabac et se rendra probablement au ghât avant la fin de l’année. Par ici, dit le dieu de la station de taxis en lui montrant la Maruti en train de marauder derrière les châï-wallahs paniqués qui fixent à la hâte leur grille métallique. Dommages estimés à vingt mille roupies, l’informe le dieu des petites demandes d’indemnité quand elle entend dans son dos le fracas d’un petit stand à thé retourné par les kârsevaks. Non couverts, les troubles publics figurant parmi les clauses d’exclusions. Vous rencontrerez votre taxi dans trente-cinq secondes. Tournez à gauche. Et elle est là quand la Maruti débouche dans la rue pour s’arrêter devant sa main levée.

« J’vais pas à cet endroit, répond le chauffeur quand elle lui dit l’adresse dans la bastî.

— Je vous donnerai beaucoup d’argent. » Distributeur automatique dans la prochaine à droite, prévient le dieu de la galerie marchande. « Arrêtez-vous là. » La carte entre sans hésitation, sans que la machine pose des questions, exige un code ou procède à un scan facial. De combien avez-vous besoin ? demande le dieu des opérations de banque électroniques. Elle cite un nombre à cinq chiffres. Cela met tant de temps à sortir de la fente qu’elle craint que le chauffeur parte à la recherche d’une course plus sûre. Le taxi licence VRK117824C45 attend toujours le long du trottoir, la rassure le dieu qui anime les caméras de surveillance de la circulation. Elle cligne des yeux pour adopter son point de vue en hauteur, se voit, zoome sur elle-même en train d’essayer de plier d’épaisses liasses devant le distributeur, voit le taxi dans son dos, voit le petit convoi de hummers militaires passer à toute allure.

« Cela suffira-t-il ? » Elle jette les billets au visage du chauffeur.

« Bâbâ, pour ça, je vous conduirais même jusqu’à Delhi. »

C’est un chauffeur qui aime parler : émeutes émeutes émeutes, la moindre excuse est bonne, pourquoi ne s’intéressent-ils pas à leurs études au lieu d’incendier des trucs, quand ils essaieront de trouver un boulot, ça va moins rigoler, oh, je vois que vous avez eu des ennuis avec la police pour comportement séditieux, non, pas d’emplois ici pour les gundas et les badmashs, mais et Sajida Rânâ, la Première ministre, incroyable, non, ses propres gardes du corps, notre Première ministre, Mâmâ Bhârat, qu’est-ce qu’on va faire, quelqu’un y a pensé ? Et dieu nous aide au moment de notre chute, les Awadhîs nous passeront dessus… Aj observe les dieux qui défilent en escadres, chapitres et ordres, s’amoncellent derrière elle en un hémisphère incandescent au-dessus de la ville. Elle donne une tape sur l’épaule du chauffeur. Il manque percuter une masure en brique et en plastique le long de la route.

« Votre femme va bien, elle est en sécurité, elle passe la nuit chez sa mère jusqu’à ce qu’elle puisse rentrer sans danger. »

Elle le quitte peu après, à un endroit où les dieux sont aussi peu nombreux que les étoiles dans un ciel nocturne. Ils flottent autour des grands lampadaires jaunes à sodium qui bordent les avenues, au-dessus des voitures qui passent à toute vitesse dans la pluie, ils tremblent comme des flammes de haut en bas des câbles de communications, mais les bastîs derrière sont obscures, impies. Des murmures la guident dans l’obscurité. Le monde tourne, la ville brûle, mais le bidonville doit dormir. Un visage surpris dans une buvette à châï ouverte toute la nuit la dévisage comme s’il voyait un djinn éjecté par la tempête. Continuez tout droit jusqu’à un grand pylône électrique, murmure le dieu de la chaîne câblée MTV-Asie sur l’écran bleu pâle. Les divinités pendent aux poutrelles du pylône comme des feuilles à un arbre. À gauche, disent-elles. Celle avec deux marches pour descendre et le sac d’engrais comme porte. C’est facile à trouver, même en pleine obscurité puante, quand des dieux vous guident. Elle sent sous ses doigts les parois du taudis. La feuille de plastique servant de porte bruit à son contact. Des vies s’éveillent à l’intérieur. C’est l’endroit où la conduit l’ADN dans la base de données. Dans son dos, la véritable lumière de l’aube semble une vague lueur grise dans l’aura des dieux. Aj soulève le plastique et se penche pour passer sous le linteau.


Ils crient et tambourinent pendant vingt minutes, mais le bon docteur Nânak ne reçoit pas de visiteurs, ce jour-là. Les portes sont hermétiquement fermées, les écoutilles verrouillées, les fenêtres obturées par des volets fixés à l’aide de grands cadenas de cuivre brillant. Thomas Lull cogne du poing sur la porte grise.

« Allez, ouvrez, bordel ! »

Il finit par jeter des débris métalliques vers les fenêtres grillagées de la passerelle sous la pluie qui se rassemble en flaques encore plus larges sur le revêtement gris. Ce bombardement attire l’attention des Australiens de la péniche voisine. Deux jeunes de vingt et quelques années s’approchent, torse nu et bermuda. Des gouttes d’eau tombent de leurs dreadlocks blondes, mais ils se déplacent sous la pluie comme dans leur environnement naturel. Lisa Durnau, qui s’abrite sous un auvent, jette un coup d’œil à leurs abdos. Ils ont de petits sillons musculaires au niveau de l’aine qui descendent sous la ceinture.

« Mon pote, si le gourou est pas là, l’est pas là.

— J’ai vu bouger là-haut. » Thomas Lull se remet à crier : « Hé ! Je vous vois, sortez, j’ai des trucs à vous demander.

— Écoute, respecte un peu la tranquillité du gars », dit le second gamin bien foutu. Une spirale en jade lui pend au cou par une lanière de cuir. « Le gourou ne donne pas d’interviews, à personne, nulle part, jamais. D’accord ?

— Merde, je ne suis ni journaliste, ni un de ces putains de kârsevaks », déclare Thomas Lull avant d’entamer l’ascension de la superstructure.

« Lull, gémit Lisa Durnau.

— Oh non, pas question », crie le premier Australien, et ils attrapent Thomas Lull par les jambes pour l’arracher à la passerelle. Lull tombe sur le pont avec un bruit sourd et substantiel.

« Là, vous avez définitivement abusé de notre hospitalité », affirme le garçon à la spirale verte. Ils relèvent Thomas Lull, lui immobilisent les bras et le conduisent en direction de l’escalier principal entre les péniches. Lisa Durnau décide qu’il est temps d’agir.

« Nânak ! » lance-t-elle en direction de la passerelle. Une silhouette bouge derrière le grillage et le verre sale. « Nous ne sommes pas journalistes. C’est Lisa Durnau et Thomas Lull. Nous voulons vous parler de Kalkî. »

La porte de la passerelle haute s’ouvre. Un visage emmitouflé d’un châle apparaît, un visage comme celui d’Hanumân, le dieu-singe.

« Lâchez-le. »

Nânak le chirurgien de rêve s’affaire sur la passerelle à préparer du thé de la bonne manière. Après la sonore superstructure industrielle, l’intérieur fait un peu bizarre, avec son bambou et son osier style résidence secondaire de Cape Cod.

« Mes excuses, toutes mes excuses pour ma réticence. » Nânak s’active avec les théières et une table pliante en cuivre. Lisa Durnau sirote son châï en examinant discrètement leur hôte. On voit peu de neutres au Kansas. Les détails de sa peau, les sillons subtils sur son bras gauche nu à l’emplacement des contrôles subdermiques du système sexuel, tout cela la fascine. Elle se demande à quoi cela ressemble de programmer ses émotions, de planifier ses passions amoureuses et ses peines de cœur, de reconfigurer ses espoirs et ses peurs. Elle se demande combien d’orgasmes différents on pourrait créer. Mais la principale question qui lui trotte dans la tête est : avant, homme ou femme ? La forme du corps, la répartition de la graisse, les vêtements… un mélange éclectique favorisant délibérément l’ample et le flottant pour ne pas livrer le moindre indice. Masculin, décide-t-elle. Les hommes sont fragiles et fluctuants dans leurs identités sexuelles. Nânak continue à verser du châï. « Nous avons été persécutés, récemment. Les Australiens veillent bien sur moi, les amours. Et mon travail ici exige la discrétion. Mais, professeur Thomas Lull, c’est un grand honneur pour moi, humble fournisseur de services chirurgicaux. »

Thomas Lull ouvre son palmeur qu’il pose sur la table en cuivre. Nânak grimace en voyant l’écran.

« C’est l’opération la plus complexe que j’ai jamais eue à monter. Des semaines de travail. Ils lui ont quasiment détricoté le cerveau. Ils ont sorti les lobes et les replis, qu’ils ont suspendus à des câbles. Extraordinaire. »

Lisa Durnau voit se crisper le visage de Thomas Lull. Nânak effleure le genou de celui-ci. « Elle va bien ?

— Elle essaye de découvrir qui sont ses vrais parents. Elle s’est rendu compte que sa vie n’était que mensonges. »

Les lèvres de Nânak forment un oh muet.

« Je ne suis qu’un courtier en services…

— Aviez-vous été engagé par ces deux personnes ? » Thomas Lull affiche la photo du temple qui lui a fait entreprendre ce pèlerinage.

« Oui, répond Nânak en joignant les mains dans son châle. Ils représentaient un puissant sundarban de Vârânacî, le sundarban Badrinâth. La demeure légendaire de Vishnu, je crois. J’ai reçu deux millions de dollars américains par virement bancaire tiré sur le compte de la compagnie Odeco. Je peux vous fournir les détails, si vous voulez. La moitié du budget a été absorbée par les cogniciels, il a fallu trouver un moyen de programmer la mémoire, les concepteurs d’émotiques ne sont pas donnés, même si j’aime à croire que nous avons dans la zone certains des meilleurs de tout l’Hindustan.

— Le budget, crache Thomas Lull. Comme pour un putain de programme télévisé…»

C’est le moment de parler, pour Lisa Durnau.

« Ses parents adoptifs à Bengaluru, ils existent ?

— Oh, ils sont complètement fictifs, madame. Nous avons dépensé beaucoup d’argent pour créer des antécédents crédibles. Il fallait qu’elle soit convaincante comme humaine, avec une enfance, des parents et un passé.

— Pourquoi, est-ce quelle est… commence à demander Lisa Durnau en redoutant la réponse.

— Une aeai dans un corps humain », complète Thomas Lull, d’une voix dans laquelle Lisa perçoit maintenant une glace plus dangereuse que n’importe quelle chaleur de la passion.

Nânak se balance sur sa chaise.

« C’est exact ; pardonnez-moi, c’est du plus mauvais goût. Le sundarban Badrinâth abritait une intelligence artificielle de Génération Trois. D’après ce que m’ont raconté vos collègues, le plan consistait à télécharger une copie sur les niveaux cognitifs les plus élevés d’un cerveau humain. Le tilak servait d’interface. Une opération chirurgicale extrêmement compliquée. Nous n’avons réussi qu’à la troisième tentative.

— Elles ont peur, hein ? demande Thomas Lull. Elles voient la fin arriver. Combien en reste-t-il ?

— Seulement trois, je crois.

— Elles veulent savoir si elles peuvent faire la paix ou si elles doivent être poussées à l’extinction, mais d’abord, elles doivent nous comprendre. Notre humanité les laisse perplexes, c’est un miracle qu’Aj puisse comprendre quoi que ce soit du monde, mais la fausse enfance sert à ça. Quel âge a-t-elle en réalité ?

— Elle est partie d’ici il y a huit mois avec vos collègues… qu’elle prenait pour ses véritables parents. J’ai été contacté par l’aeai de Badrinâth il y a tout juste un peu plus d’un an. Oh, vous auriez dû voir Aj le jour de son départ, si radieuse, si joyeuse, comme si tout était nouveau pour elle. Le couple européen devait l’emmener à Bengaluru, ils n’avaient pas beaucoup de temps, les niveaux de mémoire se décompressaient et il aurait été désastreux de les laisser faire trop longtemps, ils se seraient gravés définitivement.

— Vous l’avez abandonnée ? » Lisa Durnau n’en croit pas ses oreilles. Elle essaye de se convaincre que c’est l’Inde : la vie et l’individualité n’y ont pas la même valeur qu’au Kansas et à Santa Barbara. Mais elle a quand même du mal à se remettre de ce que ces gens ont fait à une adolescente.

« C’était le plan. Nous lui avions préparé une couverture : elle prenait une année sabbatique pour voyager dans le sous-continent.

— Et vous est-il seulement venu à l’esprit, rien qu’une fois, dans vos plans, vos couvertures, vos mémoires qui se décompressent et votre chirurgie de précision chinoise, que pour que cette aeai vive, il fallait qu’une personnalité humaine meure ? » explose Thomas Lull. Lisa Durnau lui effleure la jambe de la main. Doucement. Peace. Calme. Nânak sourit comme un bienheureux.

« Eh bien monsieur, l’enfant était une imbécile. Pas d’individualité, aucun sens de soi. Pas de vie du tout. Il le fallait, nous n’aurions jamais pu nous servir d’un sujet normal. Ses parents ont été ravis que vos collègues la leur rachètent. Au moins, leur enfant avait une chance, avec cette nouvelle technologie expérimentale. Ils ont rendu grâces au seigneur Vishnu…»

Le poing fermé, Thomas Lull saute sur ses pieds en poussant un rugissement inarticulé. Nânak s’écarte avec une telle précipitation de l’homme furibond qu’il en tombe par terre, Lisa Durnau couvre de ses deux mains le poing de Lull.

« Allons, laisse-le, restes-en là, murmure-t-elle. Assieds-toi, Lull, assieds-toi.

— Allez vous faire foutre ! crie Thomas Lull au faiseur de neutres. Allez tous vous faire foutre, vous, Kalkî, Jean-Yves et Anjâlî ! »

Lisa Durnau le force à se rasseoir. Nânak se relève et s’époussette, mais sans oser approcher.

« Je m’excuse pour mon ami, dit Lisa Durnau. Il est sur les nerfs…» Elle attrape Thomas Lull par l’épaule. « Je crois qu’on devrait partir.

— Oui, ce serait peut-être mieux, dit Nânak en serrant son châle sur ses épaules. C’est une entreprise discrète, je ne peux pas me permettre qu’on élève la voix. »

Thomas Lull secoue la tête, dégoûté par lui-même autant que par les mots prononcés dans la pièce. Il tend la main, mais le neutre ne la prend pas.


Les valises ont des roulettes en plastique qui grondent dans les rues du centre-ville. Mais sur cette surface rapiécée et irrégulière, avec ces stupides poignées de sangles en boucle et comme Krishân et Pârvati marchent le plus vite possible, les roulettes se tordent et les valises tombent tous les quelques mètres. Sans compter que les taxis éclaboussent Krishân en ignorant sa main levée, que les transporteurs de troupes rôdent et que les chants des kârsevaks viennent d’un côté, puis de l’autre, ou de derrière puis de juste devant eux, ce qui oblige les deux jeunes gens à se réfugier dans une encoignure de porte le temps de les laisser passer à toutes jambes ; sans compter que Pârvati est fatiguée et trempée jusqu’aux os, que le sari lui colle à la peau, que ses cheveux pendent comme des ficelles et qu’il reste encore cinq kilomètres jusqu’à la gare.

« Trop de vêtements », plaisante Krishân. Pârvati sourit. Il soulève les deux valises, une dans chaque main, repart. Ils se glissent ensemble dans les rues, restent dans l’embrasure des portes, évitent la circulation militaire, traversent les carrefours au sprint, l’œil et l’oreille toujours aux aguets d’un bruit inattendu, d’un mouvement soudain.

« On y est presque », ment Krishân, les muscles des avant-bras noués, en feu. « Ce n’est plus très loin. »

Au fur et à mesure qu’ils approchent de la gare, des gens émergent des galîs capillaires et des rues perpendiculaires, chargés tout comme eux de sacs, fardeaux, cyclo-pousse, chariots et traîneaux ; ru fusionnant avec un ruisseau qui fusionne avec un cours d’eau, l’ensemble donnant une large rivière de têtes. Pârvati s’accroche à la manche de Krishân. S’en trouver séparée ici serait se perdre des années. Krishân avance de son mieux, les poings fermés sur les poignées de plastique qui lui semblent des charbons brûlants, les muscles du cou contractés, les dents serrées, il regarde devant lui, droit devant lui, sans aucune pensée en tête sinon la gare le train la gare le train et la manière dont chaque pas l’en rapproche, l’approche du moment où il pourra poser ces fardeaux. Il se dandine, maintenant, s’efforce de marcher au même pas que la foule. Pârvati est plus près qu’une ombre. Une femme en burqa les frôle. « Qu’est-ce que vous faites là ? siffle-t-elle. Ce qui nous arrive, c’est à cause de vous. » Krishân la repousse avec ses valises avant que ses paroles puissent se répandre et attirer sur eux la colère de la foule, car il voit maintenant ce qu’il a sous les yeux depuis le début de leur long périple : les musulmans quittent Vârânacî.

Pârvati chuchote : « Vous croyez qu’on arrivera à avoir un train ? » Krishân comprend alors que le monde ne va pas s’arrêter de tourner pour leurs idées romantiques, la foule ne va pas s’écarter et leur accorder libre passage, l’histoire ne leur accordera pas la grâce des amants. Leur fuite n’a rien d’intrépide et de romantique. Ils sont idiots, aveugles et égoïstes. Son cœur se serre de plus en plus au fur et à mesure que la rue s’ouvre sur l’esplanade de la gare et que le flot des réfugiés se déverse dans le plus important rassemblement humain qu’il ait jamais vu, supérieur à n’importe quelle foule s’étant jamais écoulée du stade Sampûrnânand. Il voit les mâts et la marquise translucide en diamant filé abritant le hall, les portes en verre grandes ouvertes qui donnent sur les guichets. Il voit un train à quai luire sous les lampes jaunes, déjà chargé jusqu’au toit et dans lequel des gens continuent à monter. Il voit la silhouette des soldats sur leur véhicule blindé devant les premières lueurs de l’aube. Mais il ne voit pas comment traverser la foule, passer au milieu de tous ces gens. Et les valises, ces stupides valises, qui semblent vouloir l’enfoncer dans la terre sous le béton, l’enraciner. Pârvati le tire par la manche.

« Par ici. »

Elle l’entraîne en direction des portes. La foule est moins dense aux limites de la place : les réfugiés se tiennent d’instinct à l’écart des soldats. Pârvati fouille dans le sac orné de perles qu’elle porte en bandoulière, en sort un tube de rouge à lèvres, baisse un instant la tête, la relève avec une bindî rouge sur le front.

« S’il vous plaît, pour l’amour de Shiva, pour l’amour de Shiva ! » implore-t-elle les militaires, les mains pressées en un namasté de supplication. Les yeux des javâns restent indéchiffrables derrière leurs visières chromées et constellées de pluie. Plus fort, maintenant : « Pour l’amour du seigneur Shiva ! » Les gens autour d’elle commencent à se tourner vers eux et à gronder. Ils se mettent à les bousculer, leur colère commence. Pârvati supplie les soldats : « Pour l’amour du seigneur Shiva. »

Les soldats entendent alors sa voix, voient son sari trempé, maculé de poussière. Ils lisent sa bindî. Des javâns se laissent glisser au bas de leurs véhicules, pointent le canon de leurs armes vers les femmes et les enfants, les forcent à s’écarter malgré les malédictions que ceux-ci leur hurlent. Un jemadar désigne Krishân et Pârvati d’un geste vif. Les soldats s’écartent, les deux jeunes gens se glissent entre eux, les armes se redressent à l’horizontale, un barrage, un refus. Une femme officier fait rapidement avancer Pârvati et Krishân entre les transports de troupes garés qui, malgré la pluie, sentent le biodiesel chaud. Les voix se mettent à tonitruer leur indignation. Jetant un coup d’œil en arrière, Pârvati voit une main saisir le fusil d’assaut d’un javân. Il y a un bref et acharné équilibre des forces, puis le soldat d’à côté remonte nonchalamment la crosse de son arme pour en percuter la tempe du protestataire. Le musulman tombe sans même un cri, les mains serrées sur la tête. Le cri de l’homme devient celui de la foule, qui s’avance comme une bourrasque. Puis les coups de feu éclatent et tout le monde sur la place tombe à genoux.

« Venez, intime la jemadar. Personne n’est blessé. Gardez la tête baissée. Que faisiez-vous là ? Qu’est-ce qui vous a pris ? Par une journée comme celle-ci. » Elle pousse une exclamation désapprobatrice. Pârvati ne trouve pas cela très correct pour un soldat bhâratî.

« Ma mère, dit-elle. Il faut que j’aille la chercher, elle est âgée, elle a besoin de moi, elle n’a personne d’autre…»

La jemadar leur fait grimper un escalier latéral qui mène à la gare. Le moral de Pârvati s’effondre. Ces gens, tous ces gens. Impossible de traverser. Elle ne voit pas où se trouvent les guichets. Mais Krishân pose brutalement les valises, dégage leurs poignées et les soulève sur leurs roulettes de plastique noir usé avant de s’enfoncer d’un pas déterminé dans le dos de la foule.

Le soleil monte au-dessus du toit transparent. Des trains arrivent, davantage de personnes que Pârvati n’en peut imaginer se pressent sur les quais. Pour chaque train qui, bondé de réfugiés, quitte l’abri de la marquise en diamant filé de la gare de Vârânacî, un autre se présente à quai. Pârvati et Krishân sont poussés pas à pas vers les guichets. La jeune femme regarde les écrans plats suspendus au plafond. Quelque chose est arrivé à Petit-déjeuner avec Bhartî. On diffuse à la place, en boucle, inlassablement, une séquence vidéo d’Ashok Rânâ, qu’elle n’a jamais apprécié. Il parle derrière une espèce de bureau de studio, l’air fatigué et effrayé. Au bout de six visionnages, Pârvati comprend, stupéfaite, ce qu’il raconte. Sa sœur est morte. Sajida Rânâ est morte. Les rues, les détonations, la foule, les gens qui courent, les musulmans et les soldats qui leur tirent au-dessus de la tête, tout cela devient alors une seule chose compacte et cohérente. Ignorants, innocents, ils avaient couru, valises à la main, dans l’agonie de Mère Bhârat. Soudain, son égoïsme la mine.

« Krishân. Il faut qu’on fasse demi-tour. Je ne peux pas partir. On avait tort…»

Le visage de Krishân exprime une incrédulité parfaite et épuisée. Puis une brèche s’ouvre devant eux, qui s’étend jusqu’au guichet dont l’employé regarde Pârvati, rien que Pârvati, et cette brèche ne prendra qu’un instant pour imploser.

« Krishân, le billet-wallah ! »

Elle le pousse jusqu’au guichet où le billet-wallah s’enquiert de sa destination et il n’en sait rien, elle voit que l’employé va l’écarter, au suivant s’il vous plaît.

« Bhubaneswar ! s’écrie-t-elle. Deux allers simples ! Pour Bhubaneswar. » Elle n’y est jamais allée, n’a même jamais effectué la traversée jusque dans l’antique Orissa, mais elle voit en esprit onduler la soie écarlate et orange, elle a en tête l’image du râthayâtra de Jaganâtha. Le billet-wallah imprime alors les billets, leur communique le numéro du train, son horaire, son quai ainsi que les numéros des sièges qui leur sont réservés, puis leur passe les papiers par le guichet.

Le train de Râyapur, où ils changeront pour Bhubaneswar, ne part que quatre heures plus tard. Lentement portés par la foule, ils franchissent les portes d’accès aux quais, où ils s’assoient sur leurs bagages, trop fatigués pour parler, chacun craignant qu’au moindre mot de l’autre, tous deux abandonneront les valises en plastique bleu pour revenir à leur vie et à leurs mensonges, mettant une fin définitive à leur petite aventure. Krishân achète des journaux au kiosque, pas beaucoup car en les lisant, Pârvati se met à redouter d’être là sur ce quai au milieu de musulmans, malgré les patrouilles des groupes de soldats. Elle sent le poids de leurs regards, les entend siffler et marmonner. Mme Khan, du Cantonnement, qui durant le match de cricket exprimait avec une telle fermeté ses opinions sur la politique de guerre, pourrait se trouver sur ce quai. Non, pas la bégum Khan : elle serait dans un wagon climatisé de première classe à cent kilomètres de là, dans une automobile aux vitres obscurcies que son chauffeur conduirait vers le sud, ou bien en classe affaires dans un Airbus.

De la pluie dégouline de la marquise au bord du quai. Krishân montre à Pârvati les gros titres, à peine sortis de l’imprimante et pas encore tout à fait secs, qui annoncent un grand Gouvernement de Salut National en coalition avec le parti Shivajî de N.K. Jîvanjî, gouvernement qui rétablira l’ordre et repoussera l’envahisseur. C’est ce que Pârvati a senti parcourir les quais comme un front froid. L’ennemi s’est emparé du fouet : il n’y a plus de place au Bhârat pour l’Islam.

On sent le train arriver avant de l’entendre, au cliquètement des aiguillages, à la vibration grave montant par les traverses dans les montants d’acier qui soutiennent la marquise, au grondement dans le bitume usé. Famille par famille, la foule se lève lorsque le train s’extrait de la perspective des rails, oscillant sur les aiguillages qui conduisent au quai numéro 15. Les panneaux indicateurs s’allument : l’express pour Râyapur. Krishân attrape les valises tandis que la foule s’avance à la rencontre du train. Bogie après bogie après bogie, ce dernier défile sans faire mine de s’arrêter. Pârvati se presse contre Krishân. Un faux pas suffirait, ce serait la perte d’équilibre, la chute, la mort sous la guillotine des roues. Le long convoi ralentit peu à peu, finit par s’immobiliser.

Soudain, des corps poussent avec force Pârvati. Elle trébuche en avant contre Krishân, quant à lui expédié contre le flanc du train. Au même moment, un rugissement monte à l’arrière de la foule.

« Par ici, par ici ! » s’écrie Krishân. Les portières s’ouvrent en sifflant, aussitôt encombrées de corps. Des bras se tendent tout à coup, des torses pivotent, des bagages sont glissés, fourrés de force. La pression écarte Pârvati des marches. Krishân se bat contre le flot, s’accroche au montant de la porte, essaye de toutes ses forces de ne pas être séparé d’elle. Terrifiée, Pârvati tend la main vers lui. Des femmes la bousculent en hurlant des jurons absurdes, des enfants passent à coups de pied. Le quai est têtes, têtes et mains, têtes, mains et paquets et encore davantage de gens qui, depuis les autres quais, se précipitent en traversant les rails pour atteindre le train, le train qui va quitter Vârânacî. Des jeunes hommes piétinent Pârvati en se précipitant sur le toit, mais elle continue à tendre la main vers celle de Krishân.

Puis les coups de feu éclatent, de courtes et brutales rafales d’armes automatiques. La foule sur le quai se plaque au sol comme un seul homme, en se couvrant la tête des mains. Des cris, des hurlements dont, épouvantables, impossibles à calmer, ceux des blessés : cette fois, les soldats ne tirent pas pour faire peur. Pârvati sent la main de Krishân se refermer sur la sienne. D’autres coups de feu. Elle voit des éclairs, entend le bruit métallique des douilles ricochant sur les montants. Krishân pousse un étrange petit soupir, puis sa prise se resserre sur la jeune femme qu’il tire alors vers le haut, qu’il hisse jusque dans le train.


Au retour, Lisa et Thomas Lull sont les seuls passagers dans le salon. Avec son éclairage cru au néon, l’endroit donne une impression de grand, de plastique et d’exposé, aussi Lisa Durnau suggère-t-elle de sortir contempler le fleuve sacré. L’eau sacrée est une notion nouvelle pour elle. Côte à côte contre le bastingage, fouettés par la pluie, ils regardent les rives sablonneuses, les usines rouillées d’extraction d’eau. Un objet troue la surface. Lisa se demande s’il s’agit d’un de ces dauphins d’eau douce aveugles dont parlait un article qu’elle a lu dans l’avion en venant de Tiruvanantapuram. Un dauphin ou un cadavre. Certaines classes d’Hindous, ne pouvant être incinérées, sont abandonnées à la merci de Gangâ Mâtâ.

Un jour, dans une conférence, elle s’était effondrée, épuisée par l’avion/le train/le taxi, dans un fauteuil en cuir de l’entrée face à un délégué africain quasiment allongé sur un siège. Elle lui avait adressé un signe de tête, les yeux écarquillés, abasourdie, hooooooooo. Il lui avait rendu son signe de tête en plaquant ses mains sur les accoudoirs. « Je laisse juste mon âme rattraper son retard sur moi. » C’est ce dont elle a besoin. Se rattraper elle-même. Trouver un moment hors de la succession des événements, un instant rempli ni par quelqu’un, ni par quelque chose, ni par un problème qui approche d’elle figé dans les phares de l’histoire. Arrête de réagir, prends le temps, prends du recul, laisse ton âme rattraper son retard sur toi. Elle meurt d’envie d’aller courir. À défaut, elle passe un peu de temps avec un fleuve sacré.

Elle regarde Thomas Lull. Dans sa manière de s’appuyer au bastingage, elle voit quatre ans, elle voit l’incertitude, elle voit l’assurance qui diminue, l’ardeur et l’énergie qui s’apaisent. Depuis combien de temps n’as-tu pas brûlé de passion pour quelque chose ? se demande-t-elle. Elle voit un quinquagénaire qui pense chaque jour à la mort. Elle ne voit presque plus rien de l’homme avec qui elle a eu d’indécentes relations sexuelles adultes dans une douche d’Oxford. C’est définitivement terminé, pense-t-elle, en se sentant désolée pour lui. Il a l’air tellement fatigué.

« Dis-moi donc, L. Durnau, t’arrive-t-il, à l’occasion, de croiser Jen ?

— De temps en temps, au centre commercial, ou parfois à un match des Jayhawks. Elle a quelqu’un d’autre.

— Je m’en doutais déjà avant. Tu sais. De la manière dont on sent qu’il y a quelque chose. Les hormones ou je ne sais quoi. Elle a l’air heureuse ?

— Plutôt. » Lisa Durnau anticipe l’inévitable question suivante. « Pas de poussettes. »

Il regarde la berge qui défile, les shikharas blancs des temples, flous devant les nuages de pluie de l’autre côté de la ligne sombre des arbres. Des buffles se prélassent dans l’eau, levant la tête pour éviter la vague d’étrave de l’hydroptère.

« Je sais pourquoi Jean-Yves et Anjâlî ont fait ça, pourquoi ils lui ont laissé cette photo. Je me demandais pourquoi ils avaient affublé leur projet d’un défaut congénital. Anjâlî ne pouvait pas avoir d’enfants, tu sais.

— Aj était leur fille de substitution.

— Ils avaient le sentiment de lui devoir la vérité. Mieux valait pour elle découvrir sa vraie nature plutôt que de vivre une vie d’illusions. Être humain, c’est ne pas avoir d’illusions.

— Tu n’es pas d’accord avec ça.

— Je n’ai pas ta sévérité calviniste. L’illusion ne me gêne pas. Je ne pense pas que j’aurais eu le courage ou l’insensibilité de lui faire ça. »

Sauf que tu es parti, toi aussi, pense Lisa Durnau. Tu as toi aussi abandonné amis, carrière, réputation, maîtresses, ça a été facile pour toi de tourner le dos et de partir sans jamais un regard en arrière.

« Mais elle est venue te chercher, toi, dit-elle.

— Je n’ai pas de réponses pour elle. Pourquoi doit-on avoir des réponses ? On naît en ne sachant foutrement rien, on passe sa vie à ne foutrement rien savoir, et une fois mort, on ne sait plus jamais rien à rien. C’est ce qui en fait le mystère. Je ne suis le gourou de personne, ni le tien, ni celui de la NASA, ni celui d’une aeai. Tu sais quoi ? Tous ces articles, ces apparitions télévisées, ces conférences… j’inventais au fur et à mesure. Voilà tout. Alterre ? Rien qu’un truc que j’ai inventé un jour. »

Lisa Durnau agrippe la rambarde des deux mains.

« Lull, Alterre n’existe plus. »

Elle n’arrive pas à lire son expression, son comportement, ses muscles. Elle essaye de provoquer une réaction.

« C’est fini, Lull, il n’y a plus rien. Les onze millions de serveurs, tous plantés. Disparus. »

Thomas Lull secoue la tête. Thomas Lull fronce les sourcils. Son front se plisse. Puis Lisa voit sur son visage une expression qu’elle connaît très bien : la perplexité, l’émerveillement, l’illumination d’une idée.

« Quelle a toujours été l’hypothèse derrière Alterre ? demande-t-il.

— Qu’un environnement simulé…

— … pourrait finir par produire une véritable intelligence. » Les mots déferlent. « Et si nous avions réussi au-delà de toutes nos espérances ? Si Alterre n’avait pas engendré l’intelligence, mais que le tout avait pris vie… conscience… Kalkî est le dixième avatar de Vishnu. Il est là au sommet de la pyramide évolutionnaire d’Alterre, il conserve et protège toute vie, tout procède de lui ou est de sa substance. Il tend alors le bras et s’aperçoit de la présence d’un autre monde vivant, distinct, déconnecté, complètement étranger. Est-ce une menace, une bénédiction, quelque chose de totalement autre ? Il faut qu’il sache. Il faut qu’il le connaisse.

— Mais si Alterre a planté…»

Il se mord la lèvre inférieure, se tait, s’assombrit, les yeux fixés sur la pluie qui tombe dans le grand fleuve. Lisa Durnau essaye de faire le compte des impossibilités qu’il a eues à prendre en compte. Au bout d’un moment, il tend la main. « Donne-moi ce truc. Il faut que je retrouve Aj. Si Vishnu a disparu, elle est déconnectée du réseau. Toute sa vie est illusion et maintenant, même les dieux l’ont abandonnée. Que va-t-elle penser, que va-t-elle ressentir ? »

Lisa sort la Table de son étui en cuir souple et la passe à Thomas Lull. L’appareil carillonne une gamme grave. Surpris, Thomas Lull manque le lâcher. Lisa le rattrape avant son moksha dans le Gangâ. Une voix et une image apparaissent dans sa perception : Daley Suarez-Martin.

« Il s’est passé quelque chose au Tabernacle. Ils obtiennent un nouveau signal. » La Table affiche un quatrième visage, un homme, un Bhâratî, cela est évident même dans l’image basse résolution de l’automate cellulaire : un homme aux traits tirés et aux attaches fines. Lisa Durnau distingue le col d’une veste à la Nehru. Elle lui trouve le visage horriblement triste. Une ligne d’identification est jointe.

« Je pense que vous feriez mieux de trouver votre ami au plus vite, dit-elle. Cet homme s’appelle Nanda. C’est un flic Krishna. »


Elle fuit la maison dans la lumière grise. La pluie tombe sur la bastî Scindia. Les pieds nus des femmes prenant de l’eau aux pompes ont transformé les ruelles en boue fétide. Les égouts débordent. Les hommes aussi s’activent dans l’aube, pour acheter et vendre, peut-être pour se louer au creusement d’une tranchée nécessaire à la pose d’un câble, peut-être pour prendre une tasse de châï ou voir s’il reste quelque chose de la ville. Ils suivent des yeux la fille au tilak Vishnu qui les bouscule au passage, courant comme si elle avait Kâlî aux trousses.

Les yeux dans le noir de la maison près du pied gauche du pylône. « Nous sommes pauvres, nous n’avons rien qui pourrait vous intéresser, laissez-nous en paix, s’il vous plaît. » Puis le frottement et la lueur d’une allumette, un arc de cercle lumineux tandis qu’on en approche la flamme de la mèche d’un petit diyâ en argile, le bourgeon de lumière qui enfle et remplit la pièce au sol de terre battue. Et ensuite, les cris de peur.

Les véhicules vrombissent dans sa direction ; le métal surgit, immense, puis s’estompe dans la pluie. Des voix tonnent, des corps qui semblent grands comme des nuages se pressent contre elle. Un fleuve de mouvement et de danger alimenté en alcofuel. Elle est dans la rue, elle ne sait pas comment. Les certitudes et supervisions divines de la nuit se sont évaporées à la lumière. Pour la première fois, il n’y a aucune distinction nette entre dieu et humain. Elle n’est pas sûre de pouvoir retrouver le chemin de l’hôtel.

Aidez-moi.

L’horizon grouille des motifs chaotiques et moirés de dieux s’entremêlant, se brouillant, coulant, se régénérant en étranges nouvelles configurations.

« Qu’est-ce que tu fais dans cette maison ? » Elle pousse un cri et se bouche les oreilles lorsque, dans son crâne, les voix dont elle se souvient lui parlent à nouveau. Les visages des femmes dans la lueur de la lampe à huile, une vieille, une moins âgée, une très jeune. Un gémissement était monté de la gorge de la vieillarde, comme si quelque chose de long et de fragile se déchirait en elle.

« Qu’est-ce que tu fais là ? Tu n’as rien à faire ici ! » Une main en une mudrâ contre le mauvais œil. Les yeux écarquillés de peur, mouillés de larmes de la plus jeune. « Sors de cette maison, il n’y a rien ici pour toi. Ne vous y trompez pas. Vous la voyez, vous la voyez ? Vous voyez ce qu’ils ont fait ? Ah, c’est le mal, un djinn, un démon ! » La vieillarde se balance désormais sur les talons, les yeux fermés, en poussant des gémissements. « Éloigne-toi de nous ! Ce n’est pas chez toi, tu n’es pas notre sœur ! »

Supplications jamais prononcées. Réponses jamais données. Questions jamais formulées. Et la vieillarde, la vieille : sa mère, la main devant les yeux comme si Aj l’aveuglait, comme si elle brûlait d’un feu impossible à regarder. Dans la rue, sous la pluie de la mousson, elle pousse un long cri, un gémissement aigu arraché à son cœur. Elle comprend, maintenant.

La peur : chose blanche, sans surface ni texture ni quoi que ce soit sur lequel poser la main pour la bouger ou la manipuler, chose qui donne l’impression d’une pourriture au fond de vous, si bien que vous avez envie de vous rouler en boule et de lui demander de vous ignorer, ce qu’elle ne fait jamais.

La perte mord et bouscule. Elle est pleine de crochets plantés d’un bout à l’autre de votre corps, y compris à des endroits que vous n’auriez jamais imaginés capables de ressentir la perte, comme les pouces et les lèvres, des crochets reliés au vent et à la mémoire par des fils délicats sur lesquels tirent la moindre perturbation, le moindre début de souvenir. Rouge, telle est la couleur de la perte, et elle a l’odeur de roses brûlées.

L’abandon, ce goût nauséeux au fond de la gorge, toujours sur le point de sortir : on dirait le vertige ressenti en marchant au bord d’un grand quai en pierre, si loin au-dessus de la mer qui miroite et s’agite qu’on ne sait pas trop où elle est, mais marron, marron : l’abandon est du marron vide et terne.

Le désespoir : un vrombissement en bruit de fond universel, du bruit gris, moitié bourdonnement, moitié sifflement, un étouffement, effacement, étalement de tout en un gris pastel. La pluie universelle. La capitulation universelle, dans laquelle vous pouvez tendre toujours plus loin vos membres sans jamais toucher quoi que ce soit. L’isolation universelle. C’est le désespoir.

Le jaune est la couleur de l’incertitude, un jaune maladif, un jaune comme la bile, comme la folie, comme les fleurs qui ouvrent leurs pétales autour de vous et tourbillonnent et tournent si bien que vous ne pouvez pas décider laquelle est la meilleure, laquelle est la plus parfaite, laquelle dégage l’arôme le plus somptueux et le plus écœurant ; jaune comme l’acide qui ronge tout ce que vous croyez savoir jusqu’à ce que vous vous retrouviez sur un filigrane de rouille en étant à la fois plus petit que le plus minuscule grain de pollen jaune et vaste au-delà de la vastitude, vaste à en contenir des villes.

Le choc est une pression transie qui essaye de vous écraser le cerveau au fond du crâne.

La trahison est bleu translucide, froide, froide, si froide.

L’incompréhension semble un cheveu sur la langue.

Et la colère est lourde comme un marteau, mais si légère qu’elle peut voler de ses propres ailes, et la rouille la plus sombre, la plus noire.

Voilà ce que c’est d’être humain.

« Pourquoi vous ne me l’aviez pas dit ? » crie-t-elle aux dieux tandis que la rue déferle autour d’elle et que la pluie tombe sur son visage tourné vers le ciel.

Et les dieux répondent : Nous n’en savions rien. Nous n’en avions pas la moindre idée. Et ils disent : Maintenant, nous comprenons. Puis, un par un, ils s’éteignent comme des diyâs dans la pluie.


Shiv n’arrive pas à reconnaître l’odeur. Douce, musquée, elle lui rappelle des choses dont il n’arrive pas à se souvenir complètement. Elle émane du datarâja Râmânandâchârya. C’est un gros con, mais ils le sont tous. Gros et tremblant. Il n’a plus l’air si cool dans ces peignoirs et ces robes de chambre. Shiv déteste par-dessus tout les moustaches mogholes à l’ancienne. Il adorerait les couper, mais il faut que Yogendra garde l’extrémité recourbée de son grand poignard près de l’entrejambe de Râmânandâchârya. D’un petit mouvement du poignet, il peut lui ouvrir l’artère fémorale. Shiv connaît la chirurgie. Le râja se videra de son sang en moins de quatre minutes.

Ils remontent du Pavillon Hastings vers le Temple, marchant sur les pavés mouillés en restant aussi près les uns des autres que des amants ou des poivrots.

« T’en as combien, là-dedans ? » murmure Shiv en poussant Râmânandâchârya de l’épaule. « Hein, combien de femmes, là-dedans ?

— Quarante », répond Râmânandâchârya. Shiv le gifle d’un revers de main. Il sait que ce sont les pilules, elles le rendent impatient, plus audacieux qu’un homme intelligent devrait l’être, mais cette sensation lui plaît.

« Quarante ? Et tu les trouves où, hein ? » Coup d’épaule.

« Partout. Aux Philippines, en Thaïlande, en Russie, partout où en trouve pour pas cher, vous voyez ? » Une autre gifle du revers de la main. Râmânandâchârya a un mouvement de recul. Ils passent devant le robot sentinelle, accroupi sur ses cuisses en acier.

« Y a de gentilles Bhâratîes dans le lot ?

— Quelques-unes du village… ah ! » Shiv frappe plus fort, à présent. Râmânandâchârya se frotte l’oreille. Shiv prend entre les doigts un repli de belle soie aux fils d’or, en éprouve le tissage subtil, la douceur qui rappelle la peau, la légèreté.

« Elles aiment ça, hein ? Toutes ces conneries mogholes ? » Il pousse Râmânandâchârya des deux mains. Le datarâja trébuche sur une marche. Yogendra écarte son couteau d’un geste sec. « T’aurais pas pu être hindou, hein ? »

Râmânandâchârya hausse les épaules.

« C’est un fort moghol », avance-t-il d’une petite voix. Shiv le frappe à nouveau.

« Rien à foutre ! » Il se glisse tout près de son oreille. « Alors, combien de fois, tu… hein ? Par nuit ?

— À l’heure du déjeuner aussi…» La phrase devient cri aigu au moment où Shiv le frappe d’un coup puissant sur la tempe.

« Putain de chûtiyâ de merde ! » Il sait maintenant ce qu’est l’odeur. Cette mystérieuse odeur douce, aigre et musquée qui monte des vêtements et des bijoux de Râmânandâchârya : c’est celle du sexe.

« Hé ! » fait Yogendra. Le fourmillement des robots a quitté son orbite autour du temple lodhî pour s’écouler dans la cour en direction du trio telle une flèche sombre et huileuse. Les pattes en plastique cliquettent sur les pavés. Leurs carapaces mouillées jettent des reflets sombres. Râmânandâchârya lâche une petite exclamation, soupire et tourne l’anneau qu’il porte à l’auriculaire gauche. Le flot s’écarte comme la mer dans cette histoire des chrétiens, le genre que les missionnaires américains fourrent dans la tête de gentilles jeunes filles pour les transformer en choses inépousables incapables de trouver de bons maris.

« Ils vous auraient dévoré les pieds jusqu’à l’os en vingt secondes, annonce Râmânandâchârya.

— Ta gueule, le gros. » Shiv le gifle à nouveau, parce qu’il a eu peur des robots-scarabées. Râmânandâchârya fait un pas, un autre. Le cercle de robots avance avec lui. Yogendra effleure l’entrejambe du datarâja de la pointe de son couteau.

La colonnade du temple est la même lamentable et dégoulinante coquille de plâtre recouverte de graffitis et de barbouillages à motifs religieux populaires que Shiv a observée du créneau, mais la signature Kirlian de Râmânandâchârya active les rangées de lampes à large faisceau bleu, et Shiv s’aperçoit qu’il retient son souffle. Le suddhâvâsa à l’intérieur est un cube de plastique translucide, aux arêtes luisantes dans la vive lumière bleue. Les robots-scarabées reprennent leurs évolutions orbitales. Râmânandâchârya lève les mains vers le yoni en plastique translucide du sas. Un pavé numérique apparaît sur la surface fluctuante. Le datarâja va pour entrer un code, le couteau luit et il pousse un cri en s’agrippant la main. Du sang coule d’une très fine incision sur son index droit.

« Toi, tu le fais. » Yogendra fait signe à Shiv avec sa lame.

« Quoi ?

— Il pourrait avoir des trucs, des pièges, des choses qu’on ne sait pas. Il pense que de toute manière, il est mort dès qu’on aura ce qu’on veut. Sers-toi du code. »

Les yeux de Râmânandâchârya s’écarquillent en voyant Shiv sortir le palmeur et commencer à entrer le mot de passe.

« Où avez-vous eu ça ? Dane ? Où est Dane ?

— À l’hôpital, répond Shiv. Il a donné sa langue au chat. » Yogendra ricane. Le pavé se fond à nouveau dans la surface du plastique intelligent (que Shiv trouve plus cool qu’il ne l’admettra jamais devant un chûtiyâ comme Râmânandâchârya) et la porte s’ouvre avec un déclic très peu spectaculaire.

Le système de décryptage est un garbhagriha lumineux en plastique assez petit pour que Shiv sente la claustrophobie le démanger.

« Où est l’ordinateur ? demande Shiv.

— C’est l’ensemble », répond le datarâja qui, d’un geste, rend les parois translucides. Elles révèlent leur tissage de circuits protéiniques aussi dense que la soie de Vârânacî, ou que des fibres nerveuses. Des fluides bouillonnent autour des neurones artificiels. Shiv s’aperçoit qu’il frissonne dans sa tenue de combat trempée.

« Pourquoi est-ce qu’il fait si froid dans ce putain de truc ?

— Mon unité de traitement central quantique doit rester en permanence à basse température.

— Ta quoi ? »

Râmânandâchârya passe les mains au-dessus de la seule irrégularité dans la paroi de plastique : une culasse en titane rainurée.

« Il rêve en code », dit-il. Shiv se penche pour déchiffrer l’inscription sur le disque métallique. Sir William Gates.

« Qu’est-ce que c’est ?

— Une âme immortelle. Du moins, c’est ce qu’il croyait. Des souvenirs téléchargés, un bodhisoft. La manière dont les Américains s’imaginent l’emporter sur la mort. L’un des plus grands esprits de sa génération… tout ça, c’est à cause de lui. Maintenant, il travaille pour moi.

— Trouve-moi juste ce fichier et mets-le là-dessus. » Shiv frappe Râmânandâchârya sur la tempe avec le palmeur.

« Oh, pas le cryptage du Tabernacle, la CIA va me tuer, je suis un homme mort », supplie Râmânandâchârya, avant de fermer son clapet stupide et de faire apparaître sur le plastique un autre pavé numérique pour entrer une courte séquence. Shiv pense à l’âme gelée. Il a lu des articles sur ces trucs, qui tournent en rond dans des bracelets de céramique supraconductrice. Tout ce qui fait une vie : son sexe, ses livres, sa musique et ses magazines, ses amis, dîners et tasses de café, ses maîtresses et ennemis, les instants où on lève les poings en criant jaï ! et ceux où on veut tout détruire, le tout réduit à quelque chose qu’on donne à une femme dans un bar pour qu’elle se le mette au poignet.

« Juste un truc, dit Râmânandâchârya en rendant le palmeur chargé à Shiv, vous le voulez pour quoi faire ?

— N.K. Jîvanjî veut parler aux types de l’espace », répond Shiv. Il glisse le palmeur dans une des nombreuses poches de son pantalon. « Tirons-nous. » Le truc avec l’anneau ouvre à nouveau la mer de robots-scarabées ; Shiv lit sur le visage de Râmânandâchârya qu’il croit qu’ils vont le libérer, puis voit l’expression de ce visage changer quand Yogendra pousse le datarâja en avant avec son pistolet-mitrailleur. Un gros homme qui se mouille de peur n’a rien d’un spectacle agréable ou édifiant. Shiv frappe à nouveau le captif.

« Voudriez-vous arrêter ça, c’est très ennuyeux », s’emporte Râmânandâchârya.

Yogendra le force à les raccompagner, par l’entrée des touristes, jusqu’à l’ancien camp militaire indien. Ils se glissent par la brèche pratiquée dans le revêtement. Shiv enfourche sa moto, lance le moteur. Vaillants petits moteurs japonais. Il cherche Yogendra du regard, le découvre penché sur Râmânandâchârya à genoux, le canon du Stechkin dans la bouche du datarâja. Il le lèche. Il promène sa langue sur le pourtour du canon, le léchant le lapant l’aimant. Yogendra sourit.

« Laisse-le ! »

Yogendra fronce les sourcils, sincèrement, profondément contrarié.

« Pourquoi ? On en a terminé avec lui.

— Laisse-le. Il faut qu’on se tire.

— Il peut nous faire poursuivre.

— Laisse-le ! »

Yogendra ne bouge pas.

« Et merde ! » Shiv met pied à terre, sort une série de mines-taser qu’il dispose en cercle autour de Râmânandâchârya. « Laisse-le, maintenant. » Yogendra hausse les épaules, relève son pistolet-mitrailleur qu’il range dans une poche de son pantalon. Shiv actionne l’interrupteur qui arme les mines.

« Merci merci merci, pleure Râmânandâchârya.

— Ne supplie pas, j’ai horreur de ça, répond Shiv. Un peu de dignité, bordel. » Nawâb de cette saloperie de Chunar. On va voir si une seule de tes quarante nanas couchera avec toi après ça. Shiv tourne la poignée des gaz et s’éloigne sur la moto-cross japonaise, Yogendra dans sa roue. Mission accomplie, inutile de se cacher ou de prendre des précautions. C’est pleins phares et moteur rugissant qu’ils retraversent l’agglomération, passent devant l’œuf luisant du centre de données et laissent derrière eux la dernière lumière de Chunar. Ils exultent. C’est fait. Ils l’ont et ils s’en vont. Un début d’aube détrempée de pluie éclaire l’horizon à l’est, et Shiv réalise que lorsque le jour se lèvera vraiment, il sera rentré dans sa ville, il aura récupéré sa récompense, toutes ses dettes seront réglées et il sera libre, il sera un râja et personne n’osera à nouveau dire le contraire. Il laisse échapper un cri de joie, envoie sa moto foncer follement d’un côté à l’autre de la route, aboie hurle glapit des cris plus cinglés que tous ceux de ces chacals cinglés cachés dans la nuit. Il frôle délibérément le bord mou de la route, se moquant du bitume crevassé, du gravier traître. Rien ne peut atteindre Shiv Faraji.

En revenant au milieu de la route, Shiv l’entend. Des pieds qui courent dans ce début d’aube campagnard. Des pieds recouverts de titane, qu’il sent dans la suspension de la moto autant qu’il les entend, des pieds qui gagnent sur eux, avancent plus vite que ne peut avancer une chose vivante. Shiv regarde par-dessus son épaule. La lumière dans le ciel lui suffit pour distinguer leur poursuivant. Le corps gardé près du sol, calme, équilibré, il court sur deux jambes solides comme une espèce d’oiseau-démon monstrueux lâché sur eux depuis le haut château. Il gagne progressivement du terrain. Un coup d’œil au compteur apprend à Shiv qu’il roule à plus de quatre-vingts.

Yogendra accélère une seconde après lui, mais avancer à la vitesse maximale des motos sur cette route rurale glissante et délabrée ne peut être moins mortel que la chose qui fonce derrière eux. Shiv s’aplatit sur le guidon, en s’efforçant de former une cible aussi réduite que possible pour la puissance de feu inconnue et ésotérique dont dispose la machine. L’embranchement ne doit plus être loin. Il entend le choc rythmique du métal malgré le bourdonnement du moteur de Yokohama. Cet arbre, cette affiche pour de l’eau minérale, c’est là, c’est forcément là. Il est tellement occupé à regarder qu’il rate presque le moment où Yogendra incline sa moto pour quitter le bitume et s’engager sur le sentier de ferme. Paniqué, Shiv freine, survire, tend le pied, évite de justesse de se répandre sur la route campagnarde avant d’arriver à relancer la moto sur la piste sablonneuse.

Il l’a vue. Là, derrière lui, plus loin sur la route, avançant à grandes foulées, grise dans l’indigo, comme si elle allait ne jamais s’arrêter, ne jamais se fatiguer, continuer à leur courir après tout autour du globe.

Les buissons de dâl cèdent la place à du sable tassé, dur, criblé par la pluie. Les pneus le soulèvent par gerbes, et voilà le bateau, là où ils l’ont laissé, l’ancre enfoncée dans le sable, pivotant dans le courant, bas sur le fleuve à cause de l’eau de cale, non loin d’un brâhmane qui, dans les flots jusqu’à la taille, son fil sur l’épaule, verse de l’eau de ses mains en coupe et psalmodie la salutation de l’aube à Mère Gangâ. Shiv s’arrête en dérapant, saute dans le fleuve, commence à hisser la machine brûlante dans le bateau.

« Laisse laisse laisse ! » hurle Yogendra.

Le brâhmane psalmodie.

« Elles peuvent les mettre sur notre voie, crie Shiv.

— Les mines aussi. » Yogendra lance sa moto dans le courant, elle tombe avec des éclaboussures, commence à disparaître dans les sables mouvants. Il soulève l’ancre tandis que Shiv monte à bord. L’embarcation se balance à vous rendre malade, et il y a une méchante quantité d’eau sous le banc, mais s’il ne peut plus guère être davantage mouillé, il peut être beaucoup plus mort. Le robot se dresse au-dessus de la dune, se déploie de toute sa hauteur. C’est un méchant râkshasa de poursuite, moitié oiseau moitié araignée, dont les mandibules déploient des palpes, des manipulateurs et une paire de mitrailleuses.

Le brâhmane regarde cela fixement.

Yogendra plonge vers le moteur. Tire le démarreur une fois, deux. Le chasseur descend d’un pas sur la berge sablonneuse pour mieux viser. Yogendra tire une troisième fois le démarreur. Le moteur se réveille. Le bateau se rue en avant. La machine de Râmânandâchârya bondit pour atterrir dans le fleuve jusqu’aux genoux. Sa tête pivote en direction de sa cible. Yogendra met le cap sur le milieu du courant. Le robot patauge à leur poursuite. Shiv se souvient alors de la petite grenade intelligente d’Ânand dans une de ses poches. Des balles soulèvent des gerbes d’eau derrière Yogendra en poupe. Il s’aplatit. Le brâhmane sur les hauts-fonds s’accroupit, se couvre la tête. La grenade décrit dans les airs une élégante parabole scintillante et tombe avec un plouf. Il n’y a rien à voir, rien à entendre sinon le minuscule claquement des condensateurs qui se déchargent. Le robot se fige. Ses armes obliquent vers le ciel, déchirant l’aube de leurs balles. Il tombe à genoux, s’écroule comme un gunda venant de prendre une balle dans le ventre. Ouvrant mandibules et membres préhensibles, il chavire tête la première dans le limon. Les sables mouvants gris argent s’en emparent presque aussitôt.

Shiv se lève dans le bateau. Il montre du doigt le robot vaincu. Il rit, d’un rire énorme, incontrôlable, joyeux. Il ne peut pas s’arrêter. Des larmes lui coulent sur le visage, se mêlent à la pluie. Il a du mal à respirer. Il faut qu’il s’assoie. Ça fait mal, mal.

« On aurait dû le tuer », grommelle Yogendra au gouvernail. Shiv rejette ce reproche d’un geste. Rien ne peut ni faire pression sur lui, ni s’opposer à lui. Le rire devient joie, une simple et fulgurante extase d’être en vie, d’avoir réussi. Il s’allonge sur le banc, laisse la pluie lui tomber sur le visage et lève les yeux vers la bande violette de nuages qui représente un autre jour se levant sur sa Vârânacî, une autre journée pour Shiv. Shiv râja. Mahâ râja. Râja des râjas. Peut-être retravaillera-t-il avec les Nâth, peut-être son nom lui ouvrira-t-il d’autres portes, peut-être montera-t-il sa propre affaire, pas d’organes, pas de viande, la viande trahit. Peut-être ira-t-il trouver ce laudâ d’Ânand pour lui faire une offre.

Il peut à nouveau dresser des plans. Et il sent l’odeur des œillets.

Un petit bruit, un léger mouvement du bateau.

Le couteau pénètre d’un mouvement si régulier, si fin, si propre, si aigu et si pur qu’il met Shiv au défi de ressentir un choc. C’est délicieux. C’est indicible. La lame perce proprement peau, muscle, vaisseaux sanguins, sa dentelure éraflant les côtes jusqu’à ce que l’extrémité recourbée se retrouve dans son poumon. Il n’y a aucune douleur, rien qu’une impression de tranchant parfait, et le sang qui écume dans son poumon perforé. La lame remue en lui au rythme de son pouls. Shiv essaye de parler. Cela donne des petits bruits et des bulles, sans le moindre mot. Cela continue ainsi longtemps, les yeux écarquillés de surprise. Puis Yogendra retire sa lame et la douleur arrache un cri à Shiv quand la lame attire son poumon vers l’extérieur. Il se tourne vers Yogendra, les mains levées pour parer le prochain coup. Le couteau s’approche à nouveau en pivotant, et Shiv l’attrape entre le pouce et l’index de la main gauche. La lame s’enfonce profondément, jusqu’à l’articulation, mais il tient bon. Il tient bon. Il entend désormais les halètements frénétiques de deux hommes engagés dans un combat à mort. Ils se frappent l’un l’autre dans un silence désespéré, ballottés par l’embarcation. La main libre de Yogendra cherche à s’emparer du palmeur. Shiv l’écarte d’un coup, essaye d’agripper Yogendra, d’agripper n’importe quoi. Il saisit le collier de perles que le garçon porte au cou, tire dessus, tire fort pour se retenir. Yogendra dégage son couteau de la prise de Shiv, et la dentelure ripe sur l’os. Shiv laisse échapper un sinistre gémissement aigu qui donne un gargouillement noyé et ensanglanté. Sa respiration fait palpiter les lèvres de la plaie. Puis Shiv voit le mépris, le dégoût, l’arrogance animale et le dédain que la lumière grise révèle sur le visage de Yogendra, et il comprend que l’autre a toujours ressenti cela à son égard, l’a toujours considéré de cette manière, que cette lame arrivait depuis le début. Il recule en titubant. Le collier se brise. Les perles rebondissent et roulent. Shiv glisse dessus, perd l’équilibre, bat des mains, culbute, passe par-dessus bord.

L’eau l’accueille proprement, tout entier. Le rugissement de la circulation transmis par les jetées en béton l’assourdit. Le voilà sourd, aveugle, muet, sans poids. Shiv se débat, s’agite. Il ne sait pas où est le haut, où est l’air, la lumière. Bleu. Il est entouré de bleu. Où qu’il regarde, du bleu, à l’infini, dans toutes les directions. Et du noir, comme de la fumée, son sang qui monte en volutes. Le sang, suis le sang. Mais il n’a plus de forces et l’air sort en bulles de la plaie dans son dos, il pousse d’un coup de pied mais ne bouge pas, donne un coup de poing mais ne remue pas. Shiv se bat contre l’eau, coule de plus en plus profond dans le bleu, attiré vers le fond par son armement. Ses poumons le brûlent. Il ne reste rien à l’intérieur sinon du poison, des cendres de son corps, mais il ne peut pas ouvrir la bouche, prendre cette dernière et muette gorgée d’eau, même s’il se sait mort. Sa tête le lancine, ses yeux semblent vouloir exploser, il voit son pouce à moitié amputé s’agiter vainement dans le bleu, le grand bleu, tandis qu’il agite les pieds et les mains pour rester en vie.

Le bleu, qui l’attire vers le fond. Il croit voir un motif se dégager ; dans la fascination d’agonie des neurones qui s’éteignent les uns après les autres, il distingue un visage. Un visage féminin. Qui sourit. Viens, Shiv. Priyâ ? Saï ? Respire. Il faut qu’il respire. Il lutte, se débat. Il a une érection énorme dans son pantalon de combat lourd d’ésotériques cyberarmes, et il sait ce qui doit se passer. Mais Yogendra n’aura pas le cryptage. Respire. Il ouvre la bouche et les poumons, le bleu se rue à l’intérieur et il voit dans les dernières lueurs de son cerveau ce qui est là en bas. Ce n’est ni Saï, ni Priyâ. C’est le visage doux et plein de bonté de la femme qu’il a confiée au fleuve, la femme dont il a volé les ovaires pour rien, la femme qui sourit, qui lui fait signe de la rejoindre dans le fleuve, le bleu, la rédemption.


« La première règle de la comédie, déclare Vishram Ray en vérifiant l’agencement de son col dans le miroir des toilettes messieurs, c’est la confiance en soi : tous les jours, par tous les moyens, nous semblons très sûrs de nous.

— Je croyais que la première règle de la comédie était…

— … le timing », interrompt-il Marianna Fusco, assise sur le rebord du lavabo voisin. Inder et divers subalternes dont Vishram ne soupçonnait même pas l’existence avaient interdit l’accès des toilettes du Centre de Recherches, sans considération de l’état de la vessie ou des intestins de la personne. « Elle vient en deuxième place. Je te parle du Manuel de la Comédie de Vishram Ray. »

Mais il n’a jamais eu aussi peur depuis la première fois que, muni d’une idée de blague sur les voyages aériens à prix cassés, il s’est avancé dans la lumière d’un projecteur tombant sur un micro à pied chromé. Impossible de trouver un endroit où se cacher, derrière ce micro. Impossible aussi dans cette pièce boisée minimaliste dont la table en carbone de construction occupe le centre. Parce qu’à vrai dire, son timing est merdique. Convoquer un conseil d’administration primordial en pleine crise provoquée par un assassinat, avec les tanks ennemis alignés à un jour de distance côté soleil couchant. Et juste histoire d’ajouter une cerise météorologique sur le gâteau, c’est la mousson. Non, rectifie mentalement Vishram Ray en vérifiant son rasage dans le miroir, mon timing est parfait : c’est une vraie comédie.

Alors pourquoi a-t-il l’impression que dix-huit cancers différents le rongent de l’intérieur ?

Il est bien rasé, son après-rasage rentre dans les limites acceptables, manchettes OK, boutons de manchettes aussi.

L’action des produits chimiques débarrasse merveilleusement bien l’esprit des Kâlî, des brâhmanes et des multivers de la théorie Étoile-M. La comédie se joue toujours dans l’instant. Et la véritable première règle, dans le Manuel de la Comédie ou dans celui des Affaires, c’est la persuasion. Rire, tout comme se séparer d’une partie de sa richesse, est une faiblesse volontaire.

Veste, OK, chemise, idem, chaussures impeccables.

« Prêt pour le show ? » demande Marianna Fusco en croisant les jambes d’une manière qui donne envie à Vishram d’enfouir le visage entre elles. « Hé, l’humoriste. » D’un geste très désinvolte, elle indique la petite ligne de coke bien nette sur le marbre noir. « Juste au cas où.

— Lenny Bruce n’était pas desî », dit Vishram. Il souffle pour détendre sa respiration. « En piste. » Marianna Fusco glisse au bas de son perchoir de marbre et envoie la ligne dans la cuvette du lavabo.

Si elle lui avait proposé une cigarette…

Vishram s’enfonce à grandes enjambées dans le couloir. Ses semelles ne crissent que très peu sur la marqueterie encaustiquée, et Marianna et Inder qui le suivent le voient grandir un peu à chaque pas en taille et en fierté. Le chauffeur de salle s’occupe du public, il le travaille, il y fait circuler le courant, vous sur la gauche, tapez dans vos mains, vous sur la droite, sifflez, et vous là-haut au poulailler, rugissez ! Pour ! Monsieur ! Vishraaaaaaaaaaam ! Ray !

Les portes en bois sculpté s’ouvrent et tous les visages autour de la table transparente se tournent vers Vishram. Ses accompagnatrices se séparent sans un mot pour gagner les sièges qui leur sont assignés, Inder à sa droite, Marianna sur sa gauche, près de leurs conseillers. Inder les a fait répéter depuis cinq heures du matin. Tout en posant son palmeur et son porte-documents en bois richement marqueté (pas de cuir : principe éthique d’une compagnie électrique hindoue) à leur place en bout de table, Vishram salue d’un signe de tête Govind à droite et Râmesh à gauche. Râmesh, remarque-t-il, a au moins investi dans un costume correct. Sa barbe semble un peu moins inégale. Des signes. Aucune différence entre un one-man-show et une réunion d’affaires : tout est histoire de lecture des signes. L’équipe de Vishram attend que son chef s’assoie. Les conseillers se dévisagent les uns les autres. Vishram jette un coup d’œil aux actionnaires. Inder-en-ligne dispose d’une intelligente petite fonctionnalité de briefing qui fournit automatiquement à Vishram un portrait, un degré de contrôle, l’historique des votes et les probabilités de vote sur les résolutions du jour. De nombreux actionnaires ne sont que virtuellement présents, soit par liaison vidéo, soit par l’intermédiaire d’agents aeais modelés sur leurs personnalités. Aucune salle de conseil d’administration américaine ne reconnaîtrait là une démocratie d’actionnaires. Vishram désactive l’intelligent petit outil d’Inder. Il fera ça à l’ancienne, à la one-man-show. Il traquera les discrets répits, le potentiel d’une bouche à se mettre à sourire, l’invitation au coin des yeux qui dit vas-y, distrais-moi.

Les lignes de combat n’ont absolument rien d’évident. Même dans sa propre division, il y a des actionnaires incontournables comme SKM ProSearch qui se prononceront contre lui. Trop serré pour appeler au vote. Un coup d’œil à Inder, un autre à Marianna. Vishram Ray se lève. La bulle des conversations autour de la table éclate.

« Mesdames, messieurs, actionnaires matériels et virtuels de Ray Power. » Les portes de la salle du conseil s’ouvrent. Juste devant lui, sa mère se glisse à l’intérieur et s’assied près du mur. « Merci à tous d’être venus ce matin, pour certains au prix de considérables risques personnels. Cette réunion ne peut que se voir assombrie par les récents événements, plus particulièrement par le brutal assassinat de notre Première ministre, Sajida Rânâ. Je ne doute pas qu’en ce moment même, vous partagez tous mes pensées et condoléances pour la famille Rânâ. » Un murmure d’assentiment tout autour de la table. « Je soutiens pleinement quant à moi les efforts de notre nouveau Gouvernement de Salut National pour rétablir l’ordre et nous faire retrouver nos forces. Certains d’entre vous n’ont pu manquer de s’interroger sur l’opportunité de maintenir cette réunion à la lumière de la situation politique. Je pourrais vous dire que je n’aurais jamais procédé de cette manière si je n’avais senti que cela relevait de l’intérêt supérieur de cette compagnie. C’est le cas, mais il y a un autre principe qu’il faut selon moi respecter dans de tels moments. Le monde a les yeux fixés sur le Bhârat, et je crois qu’il faut lui montrer que, du moins en ce qui concerne Ray Power, les affaires continuent. »

Un hochement de tête collectif, de petits applaudissements discrets. Vishram inspecte la salle du regard.

« La plupart d’entre vous sont certainement surpris d’assister aussi rapidement à un nouveau conseil d’administration de Ray Power. Cela ne fait que deux semaines que mon père a, si vous me passez l’expression, lâché sa bombe. Ces quinze jours ont été animés et bien remplis, je peux vous l’assurer, et mieux vaut que je vous mette tout de suite en garde : le présent conseil, j’en ai la ferme intention, sera tout aussi surprenant… ou transformateur. »

Un instant pour la réaction du public. Il a la gorge sèche comme un égout du Râjasthân, mais refuse de montrer la moindre faiblesse, ne serait-ce qu’en prenant une gorgée d’eau. Govind et son assistante inclinent la tête. Bien. Les murmures s’estompent. Il est temps de mettre de la passion dans sa voix.

« Mesdames et messieurs, je veux vous annoncer une percée technologique décisive de Ray Power Recherche & Développement. Je me refuse à vous parler comme à des enfants, je ne comprends pas moi-même la physique de la chose, mais laissez-moi juste vous affirmer, mes amis, que nous avons réussi à obtenir une énergie du point zéro non seulement viable, mais à rendement élevé. Dans ce bâtiment même, nos équipes de recherche, en explorant les propriétés d’autres univers, ont découvert un moyen de faire circuler l’énergie dans le nôtre à une échelle commerciale. De l’énergie gratuite, mes amis. »

De l’attrape-gogo, mes amis. Non. Tu es sous le projecteur, le micro à la main, ce symbole phallique ultime. Ne fais pas le malin. Ne te mets pas à avoir conscience de ton image.

« De l’énergie gratuite illimitée, de l’énergie propre, qui ne pollue pas, qui se passe de combustible, de l’énergie indéfiniment renouvelable… sans autres bornes que celles d’un univers entier. Je dois vous dire, mes amis, que beaucoup, beaucoup d’entreprises cherchaient à accomplir ce miracle, mais ce sont des scientifiques bhâratîs d’une compagnie bhâratîe qui y sont parvenus ! »

Il a une claque prête à agir, mais les applaudissements autour de la table sont spontanés et sincères. C’est maintenant le moment d’une gorgée d’eau et d’un coup d’œil à sa mère. Elle affiche le plus simple des sourires. Et voilà cette vieille chaleur dans les couilles, cette brûlure d’hormones quand on sait qu’on les tient, qu’on peut les mener où on veut. Prudence, prudence, ne gâche pas tout. C’est une affaire de timing, après tout.

« Ce tournant dans l’histoire va changer l’avenir, non seulement ici au Bhârat, mais pour chaque homme, femme et enfant de notre planète. C’est une percée majeure, le Bhârat est une grande nation et je veux que la planète entière le sache. Nous avons déjà les médias du monde sur place, je veux maintenant leur donner quelque chose qui les empêchera vraiment de nous oublier. Tout de suite après ce conseil, j’ai organisé une démonstration publique à grande échelle du champ de point zéro. »

Maintenant. Remonte le poisson.

« En un saut quantique, Ray Power devient un acteur de niveau planétaire. Et c’est là où j’en viens à la seconde raison, plus concrète, pour laquelle j’ai demandé votre présence. Ray Power est une compagnie en crise. Nous ne pouvons encore que spéculer sur ce qui a poussé notre père à diviser la compagnie, j’ai pour ma part essayé de rester fidèle à sa conception d’un Ray Power où la vision et les gens comptent autant que le résultat financier. Se montrer à la hauteur n’a rien de facile. »

De quelle manière un ingénieur comme moi pourrait-il mener une vie juste ? Mais il ne peut pas se représenter Marianna Fusco allongée sur le dos tandis que lui-même serre dans son poing une extrémité de l’écharpe en soie avec de gros nœuds.

« Je vous ai convoqués parce que j’ai besoin de votre aide. Les valeurs de notre compagnie sont menacées. D’autres compagnies, plus importantes, ne partagent pas nos valeurs et ont proposé d’énormes sommes d’argent pour acquérir des parties de Ray Power : j’ai moi-même été démarché. Vous pourrez trouver que j’ai manqué de considération, ou du moins d’adresse, mais j’ai décliné, pour ces mêmes raisons : je crois à ce qui fait l’âme de notre compagnie. »

Ralentis.

« Si je pensais qu’ils œuvrent dans les meilleurs intérêts du projet point zéro, j’étudierais leurs offres. Mais il les intéresse uniquement parce que leurs propres projets vedettes sont très avancés. Ils ne nous achèteraient que pour retarder ou même enterrer le projet point zéro. Mes frères ici présents ont reçu des propositions, peut-être des mêmes groupes. Je veux devancer ces groupes. Leur couper l’herbe sous le pied, comme disent les Occidentaux. J’ai fait une proposition généreuse à Râmesh pour racheter Ray Gen, la division de production qui implémenterait la technique point zéro. Cela me donnera une participation majoritaire dans Ray Power, suffisante pour tenir à distance toute influence extérieure jusqu’à ce que le point zéro soit rendu public et que nous soyons en mesure de résister avec davantage d’efficacité. Les détails de cette offre figurent dans vos présentations. Si vous voulez bien prendre un moment pour les étudier et pour réfléchir à ce que j’ai dit, nous pourrons ensuite procéder au vote. »

Il croise le regard de sa mère en s’asseyant. Elle sourit, un sourire secret, sage, paisible, alors que soudain la salle tout entière se lève en criant des questions.


Le chauffeur de taxi fumait en écoutant la radio, affalé sur la banquette arrière et les pieds sortant dans la pluie par la portière ouverte, quand Tal traversa la passerelle de verre trempée en tirant par la main Nadja peu cohérente et peu assurée sur ses jambes.

« Cho chweet, comme je suis content de vous revoir », cria-t-eil lorsque le chauffeur alluma son voyant jaune et leur fit un appel de phares.

« Vous ressembliez à des gens pouvant avoir besoin d’un moyen de locomotion. » Tal poussa Nadja à l’arrière. « De toute manière, il n’y a pas de clients, cette nuit, avec tout ce qui se passe. Et je vous facture l’attente. Je vous conduis où ? À moins que je doive encore juste rouler sans but ?

— N’importe où, mais ailleurs. » Tal sortit son palmeur pour ouvrir le fichier vidéo envoyé par N.K. Jîvanjî à Nadja ainsi qu’un joli petit logiciel pirate figurant sur la liste des Indispensables de tout neutre dans le coup : un traceur de téléphone. Un neutre ne sait jamais quand eil aura besoin d’un petit Ran. Dé. Vous.

« On ne devrait pas être en train de rouler ? s’étonna Tal en levant les yeux du code qu’il extrayait du fichier vidéo.

— Il y a un truc qu’il faut que je vous demande, expliqua le chauffeur. J’ai besoin que vous m’assuriez n’avoir rien à voir avec le… avec les désagréments de ce matin. J’ai beau ne pas cacher ce que je pense des nombreux échecs et incompétences de notre gouvernement, au fond, j’adore ma nation.

— Bâbâ, les mêmes s’en sont pris à elle et m’ont tiré dessus, assura Tal. Faites-moi confiance. Allez, roulez. » C’est à ce moment-là que le chauffeur a mis les gaz.

« Votre amie va bien ? » demande-t-il à présent en se frayant à coups de klaxon un chemin au milieu des fans de soap, désormais debout, les mains levées comme en offrande, les yeux fermés, les lèvres actives. « Elle ne semble pas dans son état normal.

— Elle a reçu de mauvaises nouvelles de sa famille, répond Tal. Et eux, qu’est-ce qui leur prend ?

— Ils accomplissent une pûjâ aux dieux de Town and Country pour que notre nation retrouve liberté et sécurité. Pure superstition, si vous voulez mon avis.

— Je n’en serais pas si sûr », marmonne Tal tout bas. En tournant sur la grande route, le taxi croise un imposant Toyota Hi-Lux dont les pneus soulèvent de grandes gerbes d’eau. Des kârsevaks s’agrippent aux barres antiroulis et aux garde-fous. La lumière bleue se reflète sur leurs épées et leurs trishûlas. Tal les observe s’éloigner en frissonnant. Deux minutes de fascination supplémentaires par l’aeai, et…

« Je suppose que vous aimeriez que je les évite, ainsi que les policiers, les soldats, les représentants du gouvernement et tous les autres ? lance le taxi-wallah.

— Surtout eux. » Tal tâte distraitement les ergots de contrôle sous sa peau, se souvenant de la brûlure de l’adrénaline, se souvenant d’une ville de lames et de trishûlas et d’une peur plus grande qu’eil n’aurait cru pouvoir ressentir un jour. Vous ne le savez pas, les sexués, mais je vous ai battus, pense Tal. Les durs, les violents, vous croyez que la rue vous appartient, que vous pouvez agir à votre guise sans personne pour s’opposer à vous parce que vous êtes de jeunes hommes forts et sauvages, mais ce neutre vous a battus. J’ai l’arme dans ma main et elle vient de me dire où trouver l’homme qui vous détruira avec. « Vous connaissez cet endroit ? » demande Tal en s’appuyant au dossier du siège avant pour fourrer le palmeur sous le nez du chauffeur. Dehors, derrière les essuie-glaces qui s’agitent, la nuit prend une couleur gris creux. Le taxi-wallah agite la tête.

« C’est pas la porte à côté.

— Alors je peux dormir un peu », réplique Tal en se réinstallant sur la garniture graisseuse, en partie parce qu’il veut vraiment dormir, en partie pour empêcher le chauffeur de jacasser sur l’état de la nation. Mais Nadja s’accroche à son bras en murmurant : « Tal, qu’est-ce que je vais faire ? Elle m’a montré des choses, sur mon père, quand on était en Afghanistan. Des choses horribles, Tal, que personne d’autre ne pouvait savoir…

— Elle ment. C’est une aeai de soap opera, elle est conçue pour intégrer le moins d’informations possible dans une histoire qui aura le maximum d’impact émotionnel. Allons, frangine, à qui ses parents ne racontent-ils pas de salades ? »

Dans l’heure et demie qu’il faut à la Maruti pour contourner les feux d’ordures qui couvent, esquiver les postes de contrôle, se glisser à travers les barricades d’automobiles incendiées et rouler sur des svastikas ou des exhortations Jaï Bhârat ! bombées sur la chaussée, Tal entend la radio jouer l’hymne national vingt-quatre fois, interrompu par de brefs bulletins du Bhârat Sabhâ sur les succès obtenus par le Gouvernement de Salut National dans ses efforts pour restaurer la sécurité. Eil serre la main de Nadja, qui finit par arrêter de pleurer doucement dans la manche de son haut en douce polaire grise.

Le taxi-wallah rechigne à engager sa jolie Maruti sur la route crasseuse et caillouteuse.

« Bâbâ, avec ce que je te paye, tu pourras t’acheter un nouveau taxi », l’exhorte Tal. C’est alors que, franchissant le mur d’enceinte d’un pavillon de chasse peu visible dans la bruine grise, la Mercedes s’élance vers eux sur la longue chaussée droite avec des coups de klaxon furieux. Tal vérifie sa position sur le GPS du palmeur, donne une tape au chauffeur. « Arrêtez cette voiture, ordonne-t-eil.

— Que j’arrête ?…» demande le taxi-wallah. Tal ouvre grand la portière. Le chauffeur pousse un juron et s’arrête en dérapant. Avant qu’il puisse réagir ou protester, Tal s’est glissé dehors et marche dans la bruine vers l’autre automobile. Des phares s’allument, l’aveuglent. Eil entend le rugissement du moteur au fond de sa gorge. Le klaxon est grave, polyphonique. Tal s’abrite les yeux de la main et continue à marcher. La Mercedes fonce dans sa direction.

Nadja plaque ses paumes sur la vitre et pousse un cri en voyant l’automobile se précipiter vers Tal dans ses atours trempés. Eil lève inutilement la main. Des freins crissent et se bloquent dans la boue collante du marais. Nadja ferme les yeux. Elle ne sait pas quel bruit font un demi-million de roupies de lourde mécanique nord-européenne en heurtant un corps humain lourdement restructuré, mais elle ne doute pas qu’elle le saura quand elle l’entendra. Elle ne l’entend pas. Elle entend une portière claquer avec un bruit pesant. Elle ose rouvrir les yeux. L’homme et le neutre sont debout dans la pluie de l’aube. C’est Shahîn Badûr Khan, pense Nadja. Elle ne peut que se souvenir de la seule fois où elle l’a déjà vu, sur ces photographies prises dans la boîte de nuit. Lumière du flash sur du cuir sombre, du bois sculpté, des surfaces polies, mais elle assiste là à un nouveau dialogue entre homme politique et neutre. Cette fois, c’est le neutre qui remet l’objet de pouvoir. Shahîn Badûr Khan est plus petit qu’elle se l’imaginait. Elle essaye de lui faire correspondre des opinions : traître, lâche, adultère, idiot, mais ses accusations sont englouties, à la manière des étoiles par un trou noir, dans l’image de la pièce au bout du couloir, la pièce dans laquelle elle n’est jamais allée, la pièce dont elle n’avait jamais su l’existence, la pièce au bout de son enfance, et son père qui l’accueille. L’histoire se produit là, essaye-t-elle de se dire pour consumer l’épouvantable gravité de ce que l’aeai lui a raconté sur son père. Devant toi, sur cette route de terre battue, l’avenir prend forme, et tu te trouves aux premières loges. Tu es là près du sable, au milieu du sang et des muscles, et tu sens l’odeur de l’argent chaud. C’est l’histoire de ta vie, ou de celle de n’importe qui. C’est ton prix Pulitzer avant tes vingt-cinq ans.

Et le reste de ta vie à revenir sur le passé, Nadja Askarzadah.

Un petit coup sur la fenêtre. Shahîn Badûr Khan se penche en avant. Nadja descend la vitre. Il a le visage grisé par une barbe de plusieurs jours et les yeux gonflés d’épuisement, mais avec une lueur minuscule, comme un diyâ flottant sur un large fleuve sombre. Contre toute attente, contre tous les événements, contre le courant de l’histoire, il a entraperçu la victoire. Nadja pense à ces femmes qui défilaient autour du ring en brandissant leur félin de combat au-dessus de la tête, déchiqueté mais toujours vaillant. Il tend la main.

« Madame Askarzadah. » Il a la voix plus grave qu’elle ne s’y attendait. Elle serre la main tendue. « Veuillez m’excuser si je semble un peu lent ce matin, j’ai été plutôt submergé par le flot des événements, mais je dois vous remercier, non seulement pour moi, je ne suis qu’un simple fonctionnaire, mais au nom de ma nation. »

Ne me remerciez pas, pense Nadja. C’est moi qui vous ai vendu, au départ. « Il n’y a pas de quoi, répond-elle.

— Si, si, madame Askarzadah, vous avez découvert une conspiration d’une telle ampleur, d’une telle audace… Je ne sais pas encore trop comment gérer ça, c’est littéralement à couper le souffle. Des machines, des intelligences artificielles…» Il secoue la tête et elle sent en lui une lassitude infinie. « Même avec cette information, c’est loin d’être terminé et vous êtes loin d’être en sécurité. J’ai un plan d’évasion, comme tout le monde à la Bhârat Sabhâ. J’avais prévu de l’utiliser pour mon épouse et moi-même, mais mon épouse, comme vous l’avez découvert…» Shahîn Badûr Khan secoue à nouveau la tête et cette fois, Nadja sent son incrédulité face aux involutions imbriquées, à la hardiesse gratuite de la conspiration. « Disons qu’il me reste quelques personnes loyales à des postes influents, et celles dont je ne peux garantir la loyauté sont au moins bien payées. Je peux vous faire passer à Katmandou, mais ensuite, vous devrez hélas vous débrouiller seuls. Je vous demanderai une chose, je sais que vous êtes journaliste et que vous tenez l’article de la décennie, mais accepteriez-vous de ne rien publier avant que j’aie joué ma carte ?

— Ouais », balbutie Nadja Askarzadah. Bien sûr, tout ce que vous voulez. Je vous le dois bien. Parce que vous n’en savez rien, mais je suis votre bourreau.

« Merci. Merci beaucoup. » Shahîn Badûr Khan lève les yeux vers le ciel en sang, plisse les yeux dans la pluie fine et acerbe. « Ah, je n’ai jamais connu pire époque. Et veuillez me croire, si je pensais que ce que vous m’avez donné pourrait nuire encore davantage au Bhârat… Je ne peux rien pour ma Première ministre, mais au moins me reste-t-il peut-être encore quelque chose à faire pour mon pays. » Il se redresse brusquement, tourne la tête vers les marais détrempés. « Nous avons encore un long chemin avant d’être tous en sécurité. »

Il lui serre à nouveau la main, fermement, résolument, et regagne son véhicule. Tal et lui échangent un très bref coup d’œil.

« C’est le politicien ? demande le taxi-wallah en reculant pour laisser passer la Mercedes.

— C’était Shahîn Badûr Khan », confirme Tal, trempé, sur la banquette arrière près de Nadja. « Le chef de cabinet de feu Sajida Rânâ.

— Bon sang ! » s’exclame le chauffeur en suivant Shahîn Badûr Khan et en klaxonnant les premiers chars à bœufs à se montrer sur cette petite route de campagne. « Le Bhârat, c’est quand même quelque chose ! »


La banque grâmîn de Jamshedpur consiste en une douzaine de sâthins campagnardes gérant des projets de microcrédit sur plus de cent villages. La plupart n’ont jamais quitté la campagne profonde du Bihâr et certaines ne se sont jamais rencontrées physiquement, mais elles détiennent cinquante lâkhs d’actions ordinaires de Ray Power. Leur agent aeai est une mignonne petite bîbî 2.1, potelée et souriante, au visage chiffonné par la vie et à la bindî rouge vif, qui serait tout à fait crédible en tante de la campagne dans un épisode de Town and Country. Elle salue Vishram d’un namasté dans sa vision hoek.

« Pour la résolution », dit-elle doucement, comme une mère, avant de disparaître.

Vishram a effectué le calcul mental avant qu’Inder puisse le rendre sous forme de graphique dans sa vision intérieure. KHP Holdings est le suivant sur la liste, avec ses dix-huit pour cent, de loin le plus gros actionnaire individuel en dehors de la famille. Si Bhardwaj vote oui, Vishram remporte la mise. S’il vote non, il faudra à Vishram onze des vingt paquets restants pour gagner.

« Monsieur Bhardwaj ? » interroge-t-il, les mains à plat sur la table. Il ne peut pas les lever : elles laisseraient deux nébuleuses empreintes de sueur de la taille de ses paumes.

Bhardwaj ôte ses lunettes à forte monture en titane et essuie par tactique un endroit gras avec un tissu en microfibre. Il exhale bruyamment par le nez.

« C’est une procédure des plus irrégulières, commence-t-il. Tout ce que je peux dire, c’est que sous M. Ranjît Ray, ce ne serait jamais arrivé. Mais la proposition est généreuse et nous ne pouvons l’ignorer. Je la recommande donc et vote en faveur de la résolution. »

Vishram s’autorise un léger spasme mental du poing et des mâchoires, un petit yes ! Même le soir du concours Drôlement Drôle, le public ne lui avait pas fait un effet comparable à ce murmure qui court autour de la table et signifie que tout le monde a procédé au même calcul. Vishram sent la cuisse de Marianna presser un instant la sienne sous le plan transparent de nano-diamant. Un mouvement à la périphérie de son champ de vision lui fait lever les yeux. Sa mère sort discrètement de la salle.

Il entend à peine les formalités du reste du vote. Sous le choc, il remercie les actionnaires et administrateurs de leur confiance dans le nom et la famille Ray. En pensant : gagné. Gagné. Putain, j’ai gagné. En assurant l’assemblée qu’il ne les décevra pas, qu’ils ont assuré un avenir formidable à cette formidable compagnie. En se disant qu’il va emmener Marianna Fusco dans un restaurant, le meilleur qu’on puisse trouver dans la capitale d’un pays envahi dont la Première ministre vient de se faire assassiner. En invitant chacun à l’accompagner au bout du couloir afin de voir précisément l’avenir pour lequel ils ont voté. En pensant à de gros nœuds sur une écharpe de soie.

C’EST COMME MENER DES VEAUX, reçoit-il comme message de Marianna Fusco tandis que sur le sol d’érable marqueté représentant le Râmâyana, le personnel de Ray Power essaye de faire avancer membres du conseil, chercheurs, invités, personnes égarées ainsi que ces journalistes de second plan qu’on pouvait ne pas mettre sur la Grande Histoire du Jour. Le remous des corps conduit Vishram et Râmesh, plus grand d’une tête, en orbite.

« Vishram. » Le grand frère a un large sourire empli de sincérité. Un sourire à l’air extraterrestre. Dans le souvenir de Vishram, Râmesh est toujours sérieux, perplexe, tête baissée. Sa poignée de main est ferme et prolongée. « Bien joué.

— Te voilà riche, maintenant, Ram. »

Râmesh réagit par un geste caractéristique : il incline la tête et tourne les yeux vers le haut, comme pour chercher la réponse dans les cieux.

« Oui, j’imagine, et à un point presque indécent. Mais tu sais, en fait, je m’en fiche. Tu peux faire un truc pour moi : trouve-moi du boulot sur ce projet de point zéro. S’il est comme tu dis, j’ai passé ma vie professionnelle à chercher dans la mauvaise direction.

— Tu vas assister à la démonstration.

— Je ne la raterais pour rien au monde. Enfin, pour rien à l’univers, devrais-je dire. » Il rit avec nervosité. Troisième règle de la comédie, pense Vishram Ray : ne jamais rire de ses propres plaisanteries. « Je crois que Govind veut te parler. »

Il a répété cela de tant de manières différentes, de tant de voix différentes, avec tant de nuances et postures, mais il oublie tout cela dans les quelques instants dont il a besoin pour repérer Govind dans la foule. Il ne peut pas tourner son artillerie sur ce petit homme potelé et suant qui sourit timidement dans son costume trop étroit.

« Désolé », dit-il en tendant la main. Govind secoue la tête et serre la main.

« Voilà bien pourquoi je persiste à dire que tu ne réussiras jamais dans les affaires, frérot. Trop gentil. Trop poli. Tu as gagné aujourd’hui, tu t’es assuré une grande victoire, profites-en ! Apprécie-la. Jubile. Fais-moi à nouveau expulser du bâtiment par ta sécurité.

— Tu connais déjà ce numéro. »

Les chargés des relations publiques de Ray Power ont poussé le troupeau à avancer, laissant Vishram et Govind seuls dans le couloir. Govind tient la main de Vishram bien serrée dans la sienne.

« Notre père serait fier, mais je continue à penser que tu mèneras cette compagnie à sa perte, Vishram. Tu as le punch, tu as le charisme, tu as le show-biz et il y a un endroit pour ça, mais ce n’est pas de cette manière qu’on dirige une entreprise. J’ai une proposition. Le destin de Ray Power et celui de la famille Ray n’ont jamais été d’être divisés. J’ai des accords verbaux avec des investisseurs extérieurs, mais rien n’est rédigé, rien n’est signé.

— Une re-fusion, comprend Vishram.

— Oui. Dont je dirigerais la partie opérationnelle. »

Vishram ne peut lire ce public.

« Je te donnerai une réponse en temps voulu, assure-t-il. Après la démonstration. Maintenant, j’aimerais te montrer mon univers.

— Juste une chose, reprend Govind tandis que leurs semelles claquent doucement sur l’érable marqueté. D’où venait l’argent, dis-moi ?

— D’un vieil allié de notre père », indique Vishram, et tandis qu’il entend subliminalement le bruit qu’un comédien redoute le plus – celui de ses propres pas qui s’éloignent –, il s’aperçoit qu’aucun des nombreux scénarios qu’il a répétés sans s’en servir ne portait sur ce qu’il aurait fait en cas de bide à la table en diamant.


Ils trouvent un peu de place par terre près de la porte, sous la couchette baissée d’un agent de bord. Ils s’y barricadent avec leurs valises bleues résistantes au choc et se blottissent l’un contre l’autre comme des enfants. Les portières sont verrouillées, et Pârvati n’arrive à voir, par leur minuscule hublot de verre fumé, que le ciel couleur de sa propre pluie. La porte de communication lui donne un aperçu du wagon suivant. Les corps sont pressés contre le plastique rugueux, aplatis d’une manière troublante. Pas des corps : des gens, des vies comme la sienne qui ne peuvent continuer à avoir un sens à Vârânacî. Les voix sont noyées par le bourdonnement des moteurs, par la vibration des rails. Elle trouve ahurissant qu’une chose si affreusement surchargée puisse bouger même d’un pouce, mais la pression de l’accélération au fond de son ventre et celle de sa nuque sur les nervures de la paroi en plastique lui disent que l’express pour Râyapur prend de la vitesse.

Il n’y a aucun employé de compagnie ferroviaire dans le train, aucune contrôleuse en élégant sari blanc avec la roue de Bhârat Rail sur l’épaule du pallav, aucun châï-wallah cliquetant, aucun agent de bord assis jambes croisées sur la banquette au-dessus d’eux. Le train roule vite, maintenant, les pylônes électriques défilent, flous dans le minuscule rectangle de ciel fumé, et Pârvati connaît un instant de panique, se demandant si c’est le bon train, la bonne direction. Puis elle se dit : Et alors ? Pourvu qu’on parte loin.

Loin. Elle se presse contre Krishân, cherche sa main en restant subrepticement sous le drapé de son sari taché pour que personne ne voie, pour que personne ne soit tenté de se demander ce que font ces deux Hindous. Ses doigts trouvent quelque chose de chaud et mouillé. Elle les retire d’un coup. Du sang. Du sang qui se répand en une flaque poisseuse entre leurs deux corps. Du sang qui s’accroche aux nervures de la paroi en plastique. La main de Krishân, qu’elle n’a manquée que de quelques millimètres, est un poing rouge serré. Pârvati recule, non d’horreur, mais pour comprendre l’origine de cette folie. Krishân s’affaisse en laissant une traînée rouge sur la paroi, s’appuie sur son bras gauche. Juste au-dessus de sa hanche, sa chemise blanche est rouge jusqu’en bas, trempée de sang. Pârvati le voit traverser le tissu à chaque respiration.

Cet étrange soupir, lorsqu’il l’a tirée dans le train, loin des coups de feu sur le quai. Elle avait vu les balles ricocher sur les étais métalliques.

Il a le visage couleur de cendre, de ciel de mousson. Sa respiration est irrégulière, son bras frissonne, il ne peut plus se tenir ainsi longtemps, et chaque battement de cœur expulse un peu plus de sa vie sur le sol du wagon. Le sang forme une flaque autour de ses pieds. Ses lèvres bougent, mais il n’arrive pas à former de mots. Pârvati s’approche de lui, berce sa tête sur ses genoux.

« Tout va bien, mon amour, tout va bien », chuchote-t-elle. Elle devrait crier, appeler à l’aide, des secours, un médecin, mais elle sait, avec une terrible certitude, que personne n’entendra jamais rien dans ces wagons bondés. « Oh, Krishân », murmure-t-elle en sentant ce sang trempé, sexuel, s’étaler sous ses cuisses. « Oh mon cher homme. » Son corps est si froid. Elle caresse doucement ses longs cheveux noirs, y entremêle ses doigts dans le train qui continue imperturbablement vers le sud.


Voilà M. Nanda dans l’escalier de la Résidence Diljît Rânâ, grimpant d’un pas léger une volée de marches, puis deux, trois, quatre, dans la lumière si calme du matin. Il pourrait prendre l’ascenseur – à l’inverse des vieilles cités HLM comme Shiva Natarâja ou White Fort, tout fonctionne dans ces immeubles d’habitation gouvernementaux –, mais il veut conserver l’énergie, l’ardeur, l’élan. Il ne va pas le laisser lui échapper, pas quand il est si proche. Ses avatars sont des fils de soie arachnéenne tissés entre les tours de Vârânacî. Il sent le monde frémir dans la vibration de l’énergie de sa ville.

Cinq volées de marches, six.

M. Nanda compte s’excuser auprès de son épouse de l’avoir contrariée devant sa mère. Ces excuses ne sont pas à strictement parler nécessaires, mais dans un mariage, M. Nanda trouve sain de céder de temps à autre, même quand on a raison. Pârvati doit toutefois se rendre compte qu’il a trouvé un peu de temps pour elle au milieu de l’affaire la plus importante qu’a jamais eue à traiter le Ministère, une affaire qui, lorsqu’il aura achevé l’excommunication, le promouvra officier. Ils pourront alors passer des soirées heureuses à étudier ensemble les brochures des projets immobiliers dans le Cantonnement.

Les trois dernières volées de marches, M. Nanda les gravit en sifflant des thèmes des Concerti grossi de Haendel.

Ce n’est pas au moment où il glisse sa clé dans la serrure. Ni à celui où il saisit et tourne la poignée. Mais dans l’intervalle de temps nécessaire pour abaisser cette poignée et ouvrir la porte, il sait ce qu’il va découvrir. Et comprend la signification de l’épiphanie vécue peu avant l’aube dans le couloir du Ministère. C’était l’instant précis où sa femme l’a quitté.

Des bribes de Haendel flottent dans ses centres auditifs, mais quand il franchit le seuil, sa vie est tout aussi modifiée que la goutte de pluie qui, tombant un millimètre de l’autre côté d’un sommet montagneux, finira dans un océan différent.

Il n’a pas besoin de l’appeler. Elle est complètement, irrémédiablement partie. Ce n’est pas l’absence de ses affaires : ses magazines chati sont sur la table, le panier à dhobî dans la cuisine près de la planche à repasser, ses bibelots, dieux et petits objets votifs occupent leurs emplacements de bon augure. Les fleurs sont fraîches dans le vase, les géraniums arrosés. Son absence vient de partout : les meubles, la forme de la pièce, les tapis, la joyeuse et réconfortante télévision, le papier peint, les corniches et la couleur des portes. Les lumières, les ustensiles de cuisine, les biens blancs. La moitié d’un foyer, la moitié d’une vie et la totalité d’un mariage en ont été soustraits. La nature ne déteste pas ce vide. Il pulse, il a une forme et une géométrie.

Il y a des bruits que M. Nanda sait qu’il devrait émettre, des actions qu’il devrait effectuer, des sentiments qu’il devrait éprouver, tous appropriés quand vous découvrez que votre épouse vous a quitté. Mais il entre et sort de la pièce, hébété, le visage tendu, presque le sourire aux lèvres, comme s’il préparait les défenses contre tout cela, comme un marin peut s’attacher au mât en pleine tempête tropicale pour la défier de se déchaîner sur lui, de libérer toute sa rage. Voilà pourquoi il va dans la chambre. Les coussins brodés, cadeaux de mariage de ses collègues, sont à leur place de chaque côté du lit. Le luxueux exemplaire du Kâmasûtra, pour le fonctionnement ad hoc d’un couple marié, à la sienne sur la table de chevet. Le drap bien repassé est proprement rabattu.

M. Nanda s’aperçoit qu’il se penche pour renifler le drap. Non. Il ne veut pas savoir s’il y a là la moindre faute. Il ouvre la porte coulissante de la penderie, inventorie ce qui a été pris et laissé. Les saris dorés, bleus, verts, la soie d’un blanc immaculé réservée aux grandes occasions. La superbe cholî diaphane cramoisie qu’il adorait la voir porter, qui l’excitait si fort à l’autre bout d’une pièce ou d’une garden-party. Elle a emporté tous les cintres rembourrés et parfumés, laissant ceux bon marché en fil de fer qui se sont déformés en losange. M. Nanda s’agenouille pour inspecter le râtelier à chaussures. La plupart des emplacements sont vides. Il ramasse une pantoufle à semelle souple, brodée de satin et de fil doré, passe les mains sur la pointe où se loge l’orteil, sur le talon doux et galbé comme une poitrine. Il la remet à sa place. Il ne peut supporter ces jolies chaussures.

Il referme la porte coulissante sur les vêtements et les chaussures sans toutefois penser à Pârvati, mais à sa propre mère quand, le crâne rasé et entièrement vêtu de blanc, il l’a incinérée sur le ghât. Il pense à la maison de sa mère après cela, au caractère terriblement poignant de ses vêtements et chaussures sur leurs cintres et leurs étagères, tous désormais inutiles, tous les choix, caprices et goûts de sa mère mis à nu, exposés par la mort.

Le billet est fixé à la tablette de la cuisine sur laquelle on entrepose ses thés ayurvédiques et autres aliments diététiques. Il s’aperçoit qu’il l’a lu trois fois sans rien en assimiler sinon le sens évident : elle est partie. Il n’arrive pas à assembler les mots en phrases. Je pars. Vraiment désolée. N’arrive pas à vous aimer. Ne me cherchez pas. Trop proches. Trop de mots trop près les uns des autres. Il replie le billet, le glisse dans sa poche et monte au jardin de toit par l’escalier.

À l’air libre, dans la lumière grise, sous les yeux de ses voisins et de ses avatars cybernétiques, M. Nanda sent la rage condensée en lui chercher à sortir. Il adorerait ouvrir la bouche et la vomir tout entière en un flot extatique. Son estomac insiste, M. Nanda s’oppose à lui, le maîtrise. M. Nanda ravale les spasmes de la nausée.

Quelle est cette odeur écœurante, chimique ? Un instant, malgré sa discipline, il a le sentiment que ses intestins pourraient le trahir.

M. Nanda s’agenouille au bord du parterre surélevé, les doigts crochés dans le terreau poisseux. Son palmeur appelle. M. Nanda n’a pas la moindre idée de ce que pourrait être ce bruit. Puis la prononciation insistante de son nom lui enlève les doigts de la terre, le ramène au toit humide dans le crépuscule de Vârânacî.

« Nanda.

— Patron, on l’a retrouvée. » La voix de Vik. « Le Jñânâ Chakshu l’a repérée il y a deux minutes. Elle est ici même, à Vârânacî. Patron, c’est elle, Kalkî. On a réuni toutes les pièces du puzzle, elle est l’aeai. Elle est l’incarnation de Kalkî. Je déroute l’ARB pour passer vous prendre. »

M. Nanda se redresse. Il regarde ses mains, les frotte aux traverses en bois pour en enlever la terre. Son costume est taché, froissé, trempé. Il ne peut imaginer qu’il lui arrivera de se sentir à nouveau sec. Il ajuste néanmoins ses manchettes, redresse son col. Il sort de sa poche le pistolet qu’il laisse pendre mollement au bout de son bras. Les premiers néons de Kâshî bégayent et clignotent à ses pieds. Il a une tâche à accomplir. Il a sa mission. Il va si bien la remplir que personne n’osera jamais rien reprocher à Nanda du Ministère.

L’appareil à réacteurs basculants s’incline sur l’aile entre les grands immeubles. M. Nanda s’abrite dans la cage d’escalier le temps que l’aéronef arrive au-dessus du toit et fasse pivoter ses réacteurs en mode vol stationnaire. Le visage spectaculairement éclairé par les diodes du tableau de bord, Vik occupe le siège du copilote dans l’ARB qui pivote. Le toit ne peut certainement pas supporter le poids d’un ARB de l’armée de l’air bhâratîe : la pilote fait descendre son appareil centimètre par centimètre en un délicat ballet newtonien, le positionnant de manière que M. Nanda puisse se glisser entre les vortex générés par les réacteurs de bouts d’ailes pour grimper sans danger la rampe d’accès à l’arrière. Le souffle provoque la destruction dont il a rêvé. Les treillages sont jetés à bas en une fraction de seconde. Les géraniums se font balayer de leurs perchoirs. Les jeunes plants et les petites pousses sont arrachés de la terre molle, qui s’envole en mottes de boue. De la vapeur puis de la fumée sortent du bois saturé d’eau des parterres. La pilote descend jusqu’à ce que ses roues caressent le feutre bitumé. La passerelle se déploie sous la queue.

Les lumières s’allument petit à petit aux fenêtres donnant sur le toit.

M. Nanda remonte son col et se bat contre le souffle pour accéder à l’intérieur de l’appareil, ouvert, éclairé de bleu. Toute son équipe est là, au milieu des sowars aéroportés. Mukul Dev et Râm Lalli. Mâdhvi Prasâd, et même Morva du service fiscal. M. Nanda boucle sa ceinture près de ce dernier tandis que la passerelle se referme et que la pilote met les gaz.

« Mes chers amis, dit M. Nanda, je me réjouis de votre présence à mes côtés en cette occasion historique. Une Intelligence Artificielle de Génération Trois. Une entité aussi loin de notre intelligence de chair que la nôtre de celle d’un cochon. Le Bhârat nous remerciera. Bien, procédons avec diligence à notre excommunication. »

L’ARB pivote sur son axe vertical tout en s’élevant au-dessus des ruines du jardin de toit puis de tous les balcons, fenêtres, fermes solaires et citernes des voisins de M. Nanda. La pilote relève ensuite le nez et abaisse la queue du petit appareil, qui grimpe alors en flèche entre les tours.


Le dernier des dieux miroite et s’éteint au-dessus de Vârânacî, si bien que le ciel n’est plus que le ciel. Le silence règne dans les rues, les bâtiments restent muets, les automobiles n’ont plus de voix et les gens ne sont plus que des visages, fermés comme des poings. Il n’y a plus de réponses, plus d’oracles dans les arbres et les autels de rue, plus de prophéties dans l’approche des avions, mais ce monde sans dieux est riche dans sa vacuité. Les sens remplissent les espaces : les moteurs rugissent, le mur des voix bondit en avant, les couleurs des saris, des chemises des hommes, les néons qui clignotent dans la pluie grise, tout cela luit avec force de sa propre lumière. Chaque effleurement d’encens de rue, de vieille urine, de graisse bouillante, de gaz d’échappement de moteur à alcofuel ou de plastique humide en train de brûler est une émotion et un souvenir de sa vie d’avant les mensonges.

Elle était alors quelqu’un de différent, à en croire les femmes du taudis. Mais les dieux – les machines, comprend-elle maintenant – disent qu’elle est devenue une tout autre-personne. Disent, ou plutôt ont dit. Les dieux sont partis. Deux jeux de souvenirs. Deux vies qui ne peuvent pas cohabiter, et désormais une troisième qui doit trouver le moyen de les incarner l’une comme l’autre. Lull. Lull saura, Lull lui dira de quelle manière tirer un sens de ces vies. Elle croit qu’elle arrivera à retrouver le chemin de l’hôtel.

Étourdie par l’empire des sens, libérée de la tyrannie de l’information dans le royaume des choses simples, Aj laisse la ville l’attirer vers le fleuve.


Dans la pluie de l’aube, sur la rocade ouest d’Allâhâbâd, deux cents chars lourds de l’armée awadhîe démarrent, pivotent sur leurs chenilles et quittent leurs positions pour se ranger en colonne. La circulation plus rapide, plus vive dépasse en vrombissant leur file de quatre kilomètres, à la direction toutefois évidente : le sud-sud-ouest, la route de Jabalpur. Le temps que les boutiques lèvent leur rideau de fer et que les salary-wallahs partent au travail dans leurs phut-phuts et leurs voitures de société, les crieurs de journaux le hurlent depuis leurs emplacements sur le béton du terre-plein central : RETRAIT DES TANKS ! ALLÂHÂBÂD SAUVÉE ! L’AWADH SE REPLIE SUR KUNDÂ KHÂDAR !

Une autre Mercedes de l’inépuisable flotte primo-ministérielle bhâratîe attend l’Airbus Industries A510 de la Bharâtiya Vâyu Senâ qui s’immobilise loin des zones les plus actives de l’aéroport de Vârânacî. Des parapluies abritent le Premier ministre Ashok Rânâ depuis la passerelle jusqu’à la berline, qui s’éloigne dans le chuintement de ses pneus larges sur l’aire de stationnement mouillée. Un appel attend sur le communicateur. N.K. Jîvanjî. À nouveau. Il n’a pas du tout l’air qu’on attendrait du ministre de l’intérieur d’un Gouvernement de Salut National. Il a des informations inattendues à communiquer.


Dans cette foule, si elle lâche la main de Lull, elle est perdue.

La police armée essaye de dégager les rives. Ses porte-voix et les haut-parleurs montés sur le toit de ses camions claironnent à la foule de se disperser, aux gens de regagner leur foyer ou leur lieu de travail : l’ordre a été rétabli, ils ne courent aucun danger, pas le moindre danger. Certains, emportés par la panique générale alors qu’ils ne voulaient pas vraiment abandonner leur gagne-pain, font demi-tour. Certains n’accordent aucune confiance à la police, à leurs voisins ou aux déclarations contradictoires du gouvernement. Certains ne savent que faire, et ceux-là tournent en rond sans aller nulle part. Ces trois catégories plus les hummers militaires qui se faufilent dans les étroites galîs autour de la galî Vishvanâth bloquent complètement les rues et les ghâts.

Lisa Durnau garde les doigts bien serrés autour de la main gauche de Thomas Lull. De la droite, il tient la Table, comme une lanterne par une nuit sombre. L’ultime petite partie d’elle-même qui se sent liée aux gouvernements et à leurs stratégies s’inquiète de la petite routine interne de fusion si la Table se retrouve froide et seule. Mais elle ne pense pas que Lull en aura besoin bien longtemps. Ce qui doit se jouer là sera bientôt terminé.

Nanda. Flic Krishna. Exterminateur officiel d’aeais non autorisées. L’image granuleuse du Tabernacle est gravée dans son cerveau antérieur. Inutile de se demander comment un flic Krishna s’est retrouvé à l’intérieur d’une machine plus vieille que le système solaire, tout aussi inutile de se poser la question pour les trois autres, mais elle est certaine d’une chose : elle se trouve à l’endroit et à l’instant qui ont donné naissance à toutes ces images.

Thomas Lull cesse soudain d’avancer, bouche bée de frustration, pour scanner la foule avec la Table, à la recherche d’une correspondance avec l’image affichée par l’écran à cristaux liquides.

« Le château d’eau ! » crie-t-il avant de repartir d’un coup en tirant Lisa Durnau. Les grands cylindres de béton rose se dressent sur les ghâts toutes les quelques centaines de mètres, joints aux marches supérieures par des portiques recouverts de peinture rose. Lisa Durnau n’arrive pas à distinguer le moindre visage dans la masse de réfugiés et de dévots qui se pressent au pied du château d’eau. Puis l’appareil à réacteurs basculants arrive à si basse altitude que, par réflexe, tout le monde se baisse. Tout le monde, remarque Lisa, sauf une silhouette solitaire vêtue de gris là-haut sur la passerelle qui ceint le sommet du château d’eau.


Il la tient, maintenant. Par les extrapolations, modélisations, vectorisations et prédictions de l’appareil du Jñânâ Chakshu connecté à son hoek, il voit l’aeai comme une lumière mouvante qui brille au milieu des gens, de la circulation, des bâtiments. À des kilomètres d’altitude et de distance, il observe son évolution dans le dédale des ruelles et des galîs derrière le front de fleuve. Grâce à cette vision intérieure améliorée, M. Nanda dirige la pilote. Elle fait décrire un grand arc de cercle à l’ARB, et lorsqu’il plonge le regard dans la marée humaine qui enfle dans les rues, M. Nanda voit l’aeai comme une étoile brillante. Elle est, avec lui, le seul être substantiel dans une ville de fantômes. À moins que ce ne soit le contraire ? se demande M. Nanda.

Il ordonne à la pilote de les conduire au-dessus du fleuve. M. Nanda appelle ses avatars. Ils montent dans son champ de vision comme des cumulo-nimbus, encerclant de tous côtés l’aeai en fuite, siège de déités qui brandissent leurs armes et attributs, éraflent les nuages, leurs vâhanas entourés des eaux bouillonnantes de Gangâ. Un monde invisible, uniquement perceptible par l’adepte, le juste… La particule de lumière en fuite s’immobilise. M. Nanda ordonne à Ganesh l’ouvreur de surveiller les caméras de sécurité locales, et le dispositif de reconnaissance finit par localiser l’excommuniable sur le château d’eau du ghât Dasâshvamedha. Debout, les mains cramponnées au garde-fou, l’aeai regarde par-dessus la foule qui tourbillonne et se bat pour monter à bord du bateau de Patna. Se tient-elle ainsi parce qu’elle voit ce que je vois ? s’interroge M. Nanda. S’arrête-t-elle de peur et d’effroi au moment où les dieux se dressent hors de l’eau ? Sommes-nous les seuls deux véritables voyants dans cette ville d’illusions ?

Une aeai incarnée en être humain. L’époque est vraiment mauvaise. M. Nanda n’arrive pas à concevoir quel plan inhumain, extraterrestre peut se trouver derrière cet affront fait à une âme. Il ne veut pas l’imaginer. Le savoir peut mener à la compréhension, la compréhension à la tolérance. Certaines choses doivent rester intolérables. Il effacera cette abomination et tout ira bien. Tout sera à nouveau en ordre.

Une étoile solitaire brille au sommet du château d’eau dans la vision de M. Nanda tandis que la pilote vire entre Hanumân et Ganesh. Il tend le doigt vers le bas, vers le rivage parsemé de flaques de pluie. La pilote redresse le nez de l’appareil et fait pivoter les moteurs. Secouant leurs poings osseux vers l’objet qui descend des cieux, sâdhus et swâmîs fuient leurs feux misérables. Si vous voyiez ce que je vois, pense M. Nanda en détachant sa ceinture.

« Patron, appelle Vik en traversant la cabine, on détecte une circulation énorme dans le réseau interne de Ray Power. Je pense que c’est notre Gén Trois.

— Chaque chose en son temps, le rabroue doucement M. Nanda. Procédons par ordre. C’est la bonne manière de faire. Finissons-en ici, nous nous occuperons ensuite de Ray Power. »

Son arme est prête dans son poing lorsqu’il arrive sur le sable au pied de la passerelle, et le ciel fourmille de dieux.


Tout ce monde. Aj agrippe la rambarde rouillée, abasourdie par la foule sur les ghâts et les rives du fleuve. La pression de leurs corps l’a forcée à monter sur cette galerie quand sa respiration s’est coincée dans sa gorge alors qu’elle essayait de regagner la havelî. Aj vide ses poumons, bloque sa respiration, inhale doucement par les narines. La bouche sert à parler, le nez à respirer. Mais le tapis d’âmes l’épouvante. Il n’y a pas de fin aux gens, qui s’engendrent les uns les autres plus rapidement qu’ils ne vont au fleuve et aux fours crématoires des ghâts. Elle se souvient des autres endroits où elle se trouvait parmi des gens, dans la grande gare, dans le train quand il a pris feu et dans le village ensuite quand les soldats les ont tous mis en sécurité, après qu’elle a interrompu l’assaut des machines.

Elle comprend désormais comment elle a fait. Elle comprend de quelle manière elle savait le nom du chauffeur de bus sur la route de Tekkadi, celui du garçon qui a volé une moto à Ahmadâbâd. C’est un passé proche et différent comme une enfance, un passé qui fait à jamais partie d’elle, mais séparé, innocent, ancien. Elle n’est pas cette Aj. Elle n’est pas non plus l’autre Aj, l’enfant fabriquée, l’avatar des dieux. Elle est parvenue à la compréhension, et a été abandonnée au moment de cette édification. Les dieux ne pouvaient supporter trop d’humanité. La voilà maintenant une troisième Aj. Il n’y a plus ni voix ni sages conseils dans les lampadaires et les stations de taxis – elle se rend maintenant compte que c’était les aeais qui lui murmuraient à l’âme par la fenêtre de son tilak. Elle se trouve désormais prisonnière de cette prison d’os, comme chacune des vies ici présentes au bord du fleuve. Elle a été déchue. Elle est humaine.

Elle entend alors l’appareil volant. Elle lève les yeux au moment où il arrive à toute vitesse, rasant les flèches des temples et les tours des havelîs. Elle voit dix mille personnes se recroqueviller comme un seul homme, mais elle-même reste debout, car elle sait de quoi il s’agit. Un dernier souvenir d’être autre chose qu’humain, un ultime murmure divin, la lumière des dieux se fondant dans le rayonnement fossile de l’univers, le lui dit. Elle regarde l’ARB se redresser et se poser sur le sable piétiné, dispersant les feux des sâdhus en gerbes de cendres, et elle sait qu’il vient pour elle. Elle se met à courir.


À petits gestes secs, M. Nanda envoie son équipe dégager les ghâts et bloquer les issues. Dans sa vision périphérique, il remarque que Vik reste en arrière, Vik toujours dans sa tenue de rue depuis les combats de la nuit, Vik en sueur et crasseux par ce matin humide de mousson. Vik hésitant, Vik craintif. Il prend mentalement note de le réprimander pour son manque de zèle. Une fois cette affaire close, il faudra procéder à une solide reprise en main. M. Nanda s’avance sur le sable blanc et humide.

« Votre attention ! crie-t-il en brandissant sa carte. Ceci est une opération de sécurité du Ministère. Veuillez apporter toute l’assistance possible à nos agents. Vous ne courez aucun danger. » Mais c’est face à l’arme dans sa main droite, et non au document officiel dans la gauche, que les hommes reculent, que les parents écartent les enfants curieux, que les femmes mariées poussent leurs conjoints hors de son chemin. Pour M. Nanda, le ghât Dasâshvamedha est une arène pavée de fantômes et cernée de dieux attentifs. Il imagine le sourire là-haut sur leurs énormes visages. Il se concentre sur le petit point lumineux dans sa vision améliorée, point qui a pris la forme d’une étoile, le pentagramme de la silhouette humaine. L’aeai s’éloigne de son poste d’observation sur le château d’eau. Elle se trouve désormais sur la passerelle. M. Nanda se met à courir.


La foule s’est baissée au passage de l’ARB, Lisa Durnau aussi, et au moment où elle aperçoit Aj sur le château d’eau, elle sent les doigts de Thomas Lull lui échapper, se séparer d’elle. Les corps se referment autour de lui. Il n’est plus là.

« Lull ! » En quelques pas, il a complètement disparu, absorbé par le mouvement des shalvârs, des vestes et des tee-shirts aux couleurs vives. Fondu dans la masse. « Lull ! » Aucune chance qu’il l’entende dans le grondement du ghât Dasâshvamedha. Elle se sent soudain plus claustrophobe qu’elle ne l’a jamais été dans le vagin rocheux de Darnley 285. Seule dans la foule. Elle s’arrête, le souffle court dans la pluie. « Lull ! » Elle lève les yeux vers le château d’eau, au bout des inégales marches de pierre. Aj se tient toujours à la rambarde. Où qu’elle soit, Lull y sera. Ce n’est ni l’endroit ni le moment des mondanités occidentales. Lisa Durnau joue des coudes pour avancer dans le grouillement de la foule.


Dans la Table, elle est innocente, dans la Table, elle ne sait pas, elle ne voit pas, dans la Table, elle est une jeune adolescente qui, depuis un endroit en hauteur, contemple une des grandes merveilles humaines de la Terre.

« Laissez-moi passer ! crie Thomas Lull. Laissez-moi passer ! » Il voit l’ARB sortir son train d’atterrissage de mante et se poser sur la bande de sable. Il voit des vagues de mécontentement se répandre dans la foule quand les soldats repoussent les gens. Comme il domine le ghât, il voit la silhouette pâle avancer sur le marbre dégagé. C’est le quatrième avatar du Tabernacle. C’est Nanda le flic Krishna.

Il y a une nouvelle de Kafka, se souvient Lull dans l’embarras insensé de l’effort ultime, dans laquelle un messager doit apporter la grâce et la faveur du roi à un de ses sujets. Bien que détenteur de sceaux, sauf-conduits et paroles de pouvoir, il y a une telle foule que le messager ne parvient jamais à quitter le palais, à traverser cette foule pour apporter les paroles capitales. Qui restent donc non dites, du moins si son souvenir de son époque paranoïaque est exact.

« Aj ! » Il est assez près pour voir les trois bandes blanches sales sur le flanc de ses chaussures de sport grises. « Aj…» Mais ses mots tombent dans un puits de bruit, aplatis et oblitérés par des voix hindîes plus aiguës, plus fortes. Et le souffle lui manque, il sent la petite tension élastique au fond de chaque inhalation.

Foutu Kafka.

« Aj ! »

Il ne la voit plus.


Cours, murmurent les cendres des dieux. Ses pieds claquent sur le portique en métal, elle pivote autour du poteau pour dévaler les marches métalliques aux arêtes aiguës. Percute un vieillard qui pousse un cri et la maudit.

« Désolée, désolée », murmure-t-elle, les mains levées en supplication, mais il a disparu. Elle s’arrête un instant sur la marche supérieure. L’ARB est posé sur le sable à droite, près de l’eau. Elle voit se rapprocher comme un cobra une perturbation dans la foule. Dans son dos, les antennes flexibles d’un hummer militaire avancent entre les petits éventaires dégoulinants de la galî Dasâshvamedha. Impossible de s’échapper par là. L’hydroptère amarré à l’embarcadère se trouve à la pointe d’un énorme losange de personnes qui s’efforcent de monter à bord. Beaucoup pataugent dans l’eau jusqu’aux épaules, paquets et gagne-pain sur la tête. Par le passé, elle aurait pu essayer de maîtriser les machines qui contrôlent le bateau pour prendre la fuite par le fleuve. Elle ne dispose plus de ce pouvoir. Elle n’est plus qu’un être humain. Sur sa gauche, les parois et contreforts du palais astronomique de Man Singh descendent jusqu’à Gangâ. Des têtes, des mains, des voix, des choses, des couleurs, de la peau trempée de pluie, des yeux. Une tête pâle dépasse parmi les autres, la haute taille d’un étranger. Avec de longs cheveux et une barbe grise de plusieurs jours. Des yeux bleus. Un tee-shirt bleu, idiot, voyant et criard, tout sauf superbe.

« Lull ! » crie Aj avant de dévaler les ghâts abrupts et glissants. Elle dérape sur la pierre, bondit par-dessus les ballots, bouscule les enfants, saute les murets et les plates-formes où les brâhmanes commémorent le sacrifice des dix chevaux de Brâhma avec du feu et du sel, de la musique et du prasâd. « Lull ! »


D’une pensée, M. Nanda chasse ses dieux et ses démons. Il la tient, maintenant. L’aeai ne peut pas s’échapper dans la ville. Le fleuve lui est barré, M. Nanda la poursuit, elle ne peut qu’avancer. La foule s’écarte devant lui comme les flots qui s’ouvrent dans un mythe religieux étranger. Il voit l’aeai. Elle est vêtue de gris, de gris machine terne, si facile à repérer, si simple à identifier.

« Stop, dit doucement M. Nanda. Vous êtes en état d’arrestation. Je suis un représentant de la loi, arrêtez-vous immédiatement et allongez-vous sur le sol. »

L’espace est dégagé entre l’aeai et lui. M. Nanda voit bien qu’elle ne s’arrêtera pas, qu’elle sait ce que la loi exige d’elle et que sa seule et minuscule chance de survivre consiste à refuser de s’y soumettre. Il enlève la sécurité de son arme. Le système avatar Indra pointe son bras tendu vers la cible. Puis le pouce droit de M. Nanda accomplit une action absolument inédite pour lui. Il désactive le canon inférieur de l’arme, celui qui tue les machines, au profit du canon supérieur. Le mécanisme se met en place avec un cliquetis soyeux.


Cours. C’est un mot si simple, quand vos poumons ne se serrent pas comme des poings à chaque respiration, quand la foule ne résiste pas au moindre de vos mouvements, poussées, coups de coude, quand un faux pas suffirait à vous annihiler sous les pieds de la multitude, quand l’homme qui pourrait vous sauver n’est pas au point géométriquement le plus distant de l’univers.

Cours. Un mot si simple pour une machine.


Le pistolet braqué, M. Nanda dérape et s’immobilise sur la pierre glissante, polie par les pieds. Il ne pourrait pas davantage détourner son arme de sa cible qu’il ne pourrait changer le soleil de place. Indra ne le permettra pas. Son bras tendu et ses épaules lui font mal.

« Au nom du Ministère, je vous ordonne de vous arrêter ! » crie-t-il.

Inutile, comme toujours. Il forme l’intention. Indra fait feu. La foule hurle.

La munition sortie du canon rayé de l’arme de M. Nanda, une balle de tungstène liquide à vélocité moyenne, s’élargit en un disque tournoyant grand comme le pouce et l’index joints en cercle pour signifier OK. Le métal brûlant atteint Aj au bas du dos, déchire colonne vertébrale, reins, ovaires et intestin grêle en une gerbe de chair liquéfiée. Le devant de son haut sans manches en coton gris explose en une pluie de sang. L’impact la décolle du sol et la rejette, bras et jambes écartés, plus loin dans la foule. Les gens du ghât s’écartent en toute hâte de sa trajectoire et Aj s’écrase sur le marbre. Alors que l’impact et le trauma auraient dû la tuer – les moitiés inférieure et supérieure de son corps ne sont plus reliées –, elle pousse de petits cris, se contorsionne et griffe le marbre dans une flaque de plus en plus large de sang chaud et doux.

M. Nanda soupire et s’avance vers elle. Il secoue la tête. N’aura-t-il donc jamais droit à de la dignité ? « Reculez, s’il vous plaît », ordonne-t-il. Les pieds écartés, il baisse les yeux vers Aj. Indra braque l’arme. « C’est une excommunication de routine, mais je vous conseillerais de détourner le regard », lance-t-il au public. Il examine rapidement la foule. Son regard croise des yeux bleus, des yeux occidentaux, un visage occidental, barbu, un visage qu’il reconnaît. Un visage qu’il recherche. Thomas Lull. M. Nanda incline d’un angle infinitésimal la tête dans sa direction. L’arme crache une seconde balle, qui atteint Aj dans la nuque.

Thomas Lull pousse un rugissement indistinct. Lisa Durnau est près de lui, elle le tient, le retient, s’accroche à lui de toute sa force d’athlète, de tout son poids, de tout son passé. Elle a dans les oreilles un bruit de fin d’univers. Les traînées brûlantes sur son visage sont des larmes. Et la pluie continue à tomber.

M. Nanda sent ses guerriers dans son dos. Il se tourne vers eux. Pour l’instant, il n’a pas besoin de savoir ce qu’expriment leurs visages. Il désigne Thomas Lull et l’Occidentale qui le retient.

« Arrêtez ces personnes pour non-respect de la Loi sur l’Enregistrement et l’Autorisation des Intelligences Artificielles, ordonne-t-il. Déployez immédiatement toutes nos unités au service Recherche & Développement de Ray Power à l’université de Vârânacî. Et que quelqu’un s’occupe de ça. »

Il rengaine son arme. M. Nanda espère de tout cœur ne plus avoir à s’en servir de la journée.


Sur votre gauche, annonce le commandant de bord, l’Annapûrnâ, puis le Manaslu et ensuite le Shishapangma. Tous ces sommets dépassent les huit mille mètres. Pour les passagers installés dans la partie gauche de l’appareil, je vous préviendrai quand on en approchera : les bons jours, on voit Sagarmâthâ, comme nous appelons l’Everest.

Tal est blotti dans le large siège de la classe affaires. La tête posée sur l’accoudoir, qu’eil a recouvert d’un coussin, eil dort en lâchant de petits ronflements sopranos alors que le vol depuis Vârânacî dure seulement quarante minutes. Nadja entend les pulsations aiguës sortant de ses écouteurs. Une bande sonore pour tout. HIMÂLAYA MIX. Elle se penche par-dessus le neutre pour regarder par le hublot. Le petit moyen-courrier survole la plaine du Gangâ et celles du Teraï, au Népal, avant de faire le grand saut au-dessus des contreforts fendus par la rivière qui protègent Katmandou. Derrière eux, comme une vague se brisant au bord du monde, se dresse le haut Himâlaya, vaste, blanc, et plus élevé qu’elle ne l’aurait jamais rêvé, ses plus hauts sommets veinés de nuages déchirés portés par le courant-jet. Plus élevé, et s’étendant plus loin : sommet après sommet après sommet, le blanc des glaciers, les cimes et le gris moucheté des vallées s’estompent dans le bleu aux limites de son champ de vision, comme un océan de pierre. Nadja le voit continuer à perte de vue où qu’elle regarde.

Son cœur fait un bond. Elle a dans la gorge quelque chose qu’elle n’arrive pas à avaler. Les larmes lui viennent aux yeux.

Elle se souvient de cette scène dans la pagode-éléphant de Lâl Darfan, mais il manquait à ces montagnes-là le pouvoir de toucher, d’émouvoir, d’inspirer. Elles étaient des plissements de fractales et de nombres, la collision de deux continents imaginaires. Et Lâl Darfan avait aussi été N.K. Jîvanjî qui avait aussi été l’aeai de Gén Trois, comme les extrémités orientales de ces montagnes avaient été ces sommets qu’elle voyait par-dessus le mur de leur jardin à Kaboul. Elle sait fausse l’image de son père en bourreau que lui a montrée la Gén Trois : elle n’est jamais allée dans ce couloir ni dans cette pièce, ne s’est jamais approchée de cette femme qui, selon toute probabilité, n’a jamais existé. Mais elle ne doute pas que d’autres ont existé, que d’autres ont été attachées à cette table pour hurler de quelle manière elles menaçaient l’ordre établi. Elle ne doute pas non plus que cette image lui restera à jamais en mémoire. La mémoire est ce dont je suis faite, avait dit l’aeai. Les souvenirs nous fabriquent, nous nous fabriquons des souvenirs. Elle se souvient d’un autre père, d’une autre Nadja Askarzadah. Elle ne sait pas comment elle va vivre avec l’un et l’autre. Et ces montagnes sont sévères, grandes, froides, elles se poursuivent plus loin que tout ce qu’elle voit, et elle-même se trouve en altitude, seule dans son fauteuil en cuir de classe affaires qui peut s’incliner d’un mètre.

Elle pense comprendre désormais pourquoi l’aeai lui a montré l’enfance qu’elle avait refoulée. Pas par cruauté, ni même pour essayer de gagner du temps. Il s’agissait plutôt d’une touchante et authentique curiosité, d’une tentative, par un djinn fait d’histoires, de comprendre quelque chose d’extérieur à ses mandalâs d’artifice et de ruse. Quelque chose que ce djinn pourrait croire ne pas avoir inventé lui-même. Il voulait le drame du réel, la source d’où découle toute histoire.

Nadja Askarzadah remonte ses jambes sur le siège, s’allonge en travers par rapport à Tal. Elle tend son bras sur le sien, prend ses doigts entre les siens, sans serrer. Tal sursaute et lâche une demi-syllabe, mais ne se réveille pas. Eil a la main fine et brûlante, et elle sent ses côtes sous sa joue. Eil est si léger, assemblé de manière si relâchée, comme un chat, mais elle sent une endurance de félin dans les muscles qui inspirent et expirent. Elle reste ainsi à écouter son cœur. Elle ne pense pas avoir jamais rencontré quelqu’un d’aussi courageux. Tal a toujours dû se battre pour être eil-même, et voilà qu’eil part en exil sans destination en vue.

À huit mille mètres d’altitude, elle arrive à comprendre que Shahîn Badûr Khan avait été quelqu’un d’honorable. Au Bhârat, alors qu’il escortait leur taxi par la barrière VIP puis sur la route longeant l’aéroport jusqu’au salon VIP, elle n’avait vu que ses tromperies et faiblesses : un autre homme, un autre tissu de mensonges et de complications. Pendant qu’elle attendait au comptoir où il parlait d’une voix basse, dure et rapide au représentant de la compagnie aérienne, elle était sûre que la police de l’aéroport allait surgir d’un instant à l’autre des murs et des portes avec leurs armes braquées et des attaches en plastique pour leur lier les poignets. Ils étaient tous des traîtres. Ils étaient tous ses pères.

Elle se souvient que les employés à la porte d’embarquement les avaient regardés en murmurant entre eux tandis que Shahîn Badûr Khan procédait aux dernières formalités. Il leur avait cérémonieusement et rapidement serré la main, à elle puis à Tal, avant de s’éloigner d’un pas vif.

La navette aérienne venait de percer la base des nuages de la mousson quand la chaîne d’informations diffusa la nouvelle sur l’écran placé dans le dossier du siège devant le sien. N.K. Jîvanjî avait démissionné. N.K. Jîvanjî s’était enfui du Bhârat. Le Gouvernement d’Union Nationale nageait en pleine confusion. Le conseiller en disgrâce de feu la Première ministre, Shahîn Badûr Khan, était réapparu avec des révélations extraordinaires, confirmées par des preuves littérales : l’ancien leader du Shivajî avait ourdi un complot pour détruire le gouvernement Rânâ et affaiblir mortellement le Bhârat contre les Awadhîs ! Le Bhârat sous le choc ! Révélation phénoménale ! Scandale stupéfiant ! On attendait une déclaration d’Ashok Rânâ depuis le bhavan Rânâ ! Khan sauve la nation ! Où est Jîvanjî ? voulait savoir le Bhârat. Où est Jîvanjî ? Jîvanjî le traître ?

Le Bhârat tremblait sous son troisième choc politique en vingt-quatre heures. Le séisme aurait été beaucoup plus important si Shahîn Badûr Khan avait révélé que le Shivajî était la couverture politique d’une aeai de Génération Trois formée dans l’intelligence accumulée de Town and Country. Une tentative de coup d’État par son soap opera le plus populaire. Alors que l’avion passait en palier et que l’hôtesse apportait les boissons – Tal avait pris deux doubles cognacs – eil venait d’échapper à un assassinat, de se battre contre une aeai de Génération Trois et de survivre à une foule meurtrière, aussi méritait-eil un peu de luxe, cho chweet –, Nadja, qui a suivi l’actualisation seconde par seconde des informations, saisit avec quelle ingéniosité et quelle habileté Shahîn Badûr Khan gère cette médiatisation. Leur avion n’avait pas encore gagné la piste de décollage qu’il devait déjà passer un marché avec la Génération Trois, un marché qui, sur le plan politique, laisserait le Bhârat aussi entier que possible. C’était son siège, sa mignonnette de Hennessy : il restait pour son pays, car il n’avait rien d’autre.

Nadja Askarzadah ne peut pas rentrer en Suède. Elle est désormais tout autant en exil que Tal. Elle frissonne, serre Tal plus fort. Eil entremêle étroitement ses doigts aux siens. Nadja sent ses activateurs subdermiques contre son avant-bras. Ni homme, ni femme, ni les deux, ni aucun des deux. Neutre. Une autre manière d’être humain, qui parle un langage physique incompréhensible pour elle. Plus étranger à elle que n’importe quel homme, que n’importe quel père, et pourtant ce corps contre le sien est loyal, coriace, drôle, courageux, intelligent, gentil, sensuel et vulnérable. Doux. Sexy. Tout ce qu’on pourrait désirer chez une âme sœur. Ou un amant. Elle sursaute à cette pensée, puis presse sa joue contre l’épaule recroquevillée de Tal. Elle sent alors frémir leurs centres de gravité unis, car l’avion entame sa descente sur Katmandou, aussi tourne-t-elle la tête pour regarder par le hublot, en espérant peut-être apercevoir le Sagarmâthâ au loin, mais voit uniquement un nuage à la forme étrange qu’on pourrait presque prendre pour celle d’un éléphant, si une telle chose était possible.


L’histoire mesure sa course en siècles, mais ses progrès dans les événements d’une heure. Alors que les tanks se replient sur Kundâ Khâdar, quelques heures seulement après la démission surprise de N.K. Jîvanjî et le retrait du Shivajî du Gouvernement de Salut National consécutivement aux révélations de Badûr Khan, Ashok Rânâ accepte la proposition de Delhi de négociations à Kolkata pour résoudre leur différend sur le barrage. Mais la journée réserve encore une surprise pour la nation bhâratîe presque K.-O. debout. Des familles entières restent assises stupéfaites, muettes, hébétées de surprise devant leurs écrans. Town and Country a cessé sa diffusion au beau milieu de l’épisode de treize heures.


Ils s’y rendent par groupes de sept, descendant par les ascenseurs et les escaliers en béton pour traverser le sas donnant sur le petit cubicle puant de Debâ et derrière lui sur la plate-forme d’observation où les banquiers d’affaires, les femmes grâmîns, les jeunes journalistes, les conseillers du clan Ray et le ministre de l’Énergie Patel, qui semble commotionné, effectuent une inconfortable danse circulaire pour jeter un coup d’œil par l’épaisse vitre sur l’agressive lumière d’un autre univers.

« Allons, allons, pas plus de cinq secondes, Ray Power ne pourra être tenu responsable des irritations oculaires, coups de soleil ou autres problèmes liés aux ultraviolets, prévient Debâ en les dirigeant du geste autour et hors de la pièce. Pas plus de cinq secondes, Ray Power ne pourra être tenu responsable…»

On avait installé nœuds et écrans d’affichage dans l’amphithéâtre, également pourvu de nombreux en-cas et bouteilles d’eau. Occupant le pupitre avec courage, Sonia Yâdav s’efforce d’expliquer à l’assemblée ce qu’elle voit sur les écrans : deux simples barres de diagramme qui représentent l’une l’énergie prise au réseau électrique pour maintenir le champ point zéro, l’autre celle issue de la différence de potentiel entre les niveaux fondamentaux des deux univers, mais la jeune femme perd la bataille à la fois sur les fronts acoustique et scientifique.

« On produit deux pour cent d’électricité de plus qu’on en consomme », crie-t-elle par-dessus le marmonnement de plus en plus sonore des campagnardes échangeant des nouvelles de leurs petits-enfants, des hommes d’affaires serrant paumes et palmeurs, des journalistes accrochés à leurs hoeks pour la dernière et merveilleuse révélation choc à sortir de la Bhârat Sabhâ : la démission stupéfiante de N.K. Jîvanjî du Gouvernement d’Unité Nationale. « Nous emmagasinons cette énergie supplémentaire dans des condensateurs à haute énergie afin d’alimenter le collisionneur à laser jusqu’à ce qu’elle atteigne un niveau où nous pouvons l’ajouter à celle du réseau électrique pour ouvrir un passage vers un univers de plus haut niveau, et ainsi de suite. Nous pouvons ainsi grimper l’échelle des niveaux énergétiques jusqu’à obtenir quelque chose comme cent cinquante pour cent de retour sur investissement d’énergie…»

Elle serre les poings, secoue la tête, soupire de frustration quand le volume sonore dans l’amphithéâtre atteint celui d’un faible rugissement. Vishram s’empare du micro.

« Mesdames et messieurs, pourriez-vous avoir l’amabilité de m’accorder votre attention ? Je sais que la journée a été longue pour beaucoup d’entre vous, et rien moins que fertile en événements, mais si vous voulez bien m’accompagner dans le labo où s’est produite cette découverte capitale…»

Les employés guident les invités au laboratoire point zéro.

« Aucun plan ne survit jamais au contact avec l’ennemi », chuchote-t-il à Sonia Yâdav. Une hovercam passe à toute vitesse près de sa tête, aussi énervante qu’un insecte, pour relayer les événements aux actionnaires en téléprésence. Il imagine les fantômes virtuels des agents aeais en surplace au-dessus de la lente file des invités. Surjît, le directeur du centre, s’était fermement opposé à ce que Vishram ouvre le laboratoire de la théorie point zéro, avec ses labyrinthes d’écritures et de hiéroglyphes sur les murs. Il craignait que cela donne un air amateur au projet : voyez comme on fait les choses chez Ray Power ! Avec des crayons de couleur et des bombes aérosol, sur les murs, comme des badmashs avec leurs graffitis. Vishram y tenait justement pour cette raison : c’était humain, désordonné, créatif. Il obtient l’effet désiré : les gens se détendent, lèvent des yeux émerveillés vers les hiéroglyphes. Cela sera-t-il un nouveau Lascaux, une chapelle Sixtine ? se demande Vishram. Les symboles qui ont donné naissance à une époque. Il devrait commencer à se renseigner sur la manière dont conserver cette pièce.

Vishram Ray et ses pressentiments d’immortalité. Il remarque avec un bref mais vif plaisir que la date de son dîner avec Sonia Yâdav se détache toujours au marqueur rouge sur le coin du bureau. Dans cet environnement moins solennel, la passion avec laquelle elle parle retient sans difficulté l’attention de son auditoire. Vishram observe ses mouvements de bras délimiter des portions du plafond pour un groupe de costumes gris captivés. Il l’entend leur dire : «… à un niveau fondamental où la théorie des quanta, la théorie Étoile-M et l’informatique interagissent. Nous découvrons que les ordinateurs quantiques dont nous nous servons pour maintenir les champs de confinement – et ce sont les champs de confinement qui affectent les géométries à tension des branes – peuvent en fait manipuler la structure granulaire Wolfram/Friedkin du nouvel univers. À un niveau fondamental, l’univers est informatique. »

Les petites bouches sont grandes ouvertes.

Vishram se glisse près de Marianna Fusco.

« Quand ce sera terminé…», dit-il en s’approchant d’elle autant qu’on peut s’approcher d’un conseiller juridique sans violer les convenances professionnelles. « Si. On partait. Quelque part. Un endroit avec soleil mer sable, et des bars vraiment bien, et personne pour nous empêcher de nous balader partout pendant un mois avec rien que de la crème solaire sur la peau ? »

Elle glisse la tête aussi près de la sienne qu’elle l’ose pour répondre sans se départir d’un sourire figé pour la galerie : « Impossible. Je dois partir.

— Oh », fait Vishram. Puis : « Chiottes.

— Une histoire de famille, explique Marianna Fusco. Une grande commémoration dans ma constellation familiale. Avec du monde qui vient de partout. Des parents que je n’avais pas la dernière fois qu’on a fait ça. Mais je reviendrai, l’humoriste. Dis-moi juste où me pointer, sans bagages. »

Puis les lumières vacillent et la pièce frissonne. Les vitres vibrent aux fenêtres et à la porte. Un murmure de consternation naît. Le directeur Surjît lève les mains en un geste lénifiant.

« Mesdames et messieurs, mesdames et messieurs, allons, il n’y a aucune inquiétude à avoir. Ce que nous venons de sentir est un effet secondaire tout à fait normal de l’accélération du collisionneur. Nous avons fermé une ouverture et nous nous sommes servis de l’énergie pour forcer la brane dans un autre. Mesdames et messieurs, nous venons d’accéder à un nouvel univers ! »

Il y a des applaudissements polis et perplexes. Vishram saisit l’occasion pour leur en mettre plein la vue.

« Ce qui signifie, mes amis, douze pour cent de retour sur notre investissement en énergie. Nous consacrons cent pour cent au maintien de l’ouverture, et on en récupère autant, plus encore douze pour cent supplémentaires ! Tel est le chemin de l’avenir point zéro ! »

Inder lance d’enthousiastes applaudissements collectifs.

« Tu aurais dû être avocat, persifle Marianna Fusco. Tu as le talent de débiter un tas de conneries sur des sujets dont tu ne connais rien.

— Je ne t’ai pas dit que c’est ce que mon père voulait me faire devenir ? » répond Vishram en se plaçant de manière à voir dans le décolleté de Marianna Fusco. Il s’imagine passant lentement, voluptueusement de la crème sur ses mamelons qui se logent si bien au creux de la paume.

« Je me souviens t’avoir entendu dire que le droit et le one-man-show étaient deux métiers où on gagnait sa vie dans l’arène, indique-t-elle.

— J’ai dit ça ? Je devais chercher à te sauter. »

Il se souvient de cette conversation. Elle semble dater d’une autre époque géologique, d’une autre incarnation. La pièce tremble à nouveau, plus fort, plus longtemps. Des stylos tombent du bureau, des rides concentriques se heurtent dans le distributeur d’eau.

« Un autre univers, une autre hausse du cours de l’action », lance Vishram, mais Sonia Yâdav semble inquiète. Vishram croise son regard. Elle abandonne la visite. Ils traversent le groupe d’actionnaires jusqu’à l’amphithéâtre vide.

« Un problème ? » chuchote-t-il. Sonia désigne les écrans. Rendement : cent trente-cinq pour cent.

« On ne devrait pas approcher de ce chiffre, même de loin.

— Ça marche mieux que prévu.

— Monsieur Ray, c’est de la physique. Nous connaissons exactement les caractéristiques des univers que nous créons, pas de surprises, de conjectures, de “mieux que prévu, bien joué petit”. »

Vishram envoie un message au directeur Surjît. Lorsque celui-ci arrive, il ferme la porte pour se protéger des hovercams et des oreilles indiscrètes.

« Sonia m’informe que nous avons un problème avec le point zéro. »

Surjît se suce les dents de cette manière qui irrite les mamelons de Vishram, surtout quand cela révèle qu’il a pris du sâg au déjeuner.

« Les mesures donnent des chiffres anormaux.

— Ce qui m’en dit autant que “Vishram, on a un problème”.

— Très bien, monsieur Ray. C’est un univers, mais pas celui qu’on a commandé. »

Vishram sent ses couilles se contracter. Sur le palmeur ouvert de Surjît pivotent des rendus mathématiques et des graphiques en fil de fer. Sonia lit elle aussi les chiffres.

« Huit trois zéro.

— Ce devrait être…

— Deux deux quatre.

— Hop hop hop, attendez, assez avec ces résultats du loto. »

Sonia Yâdav pèse ses mots : « Tous les univers ont ce que nous appelons des nombres de tension, plus ce nombre est élevé, plus il nous faut d’énergie pour y accéder et plus nous pouvons en récupérer d’énergie.

— On est six cents univers trop haut.

— Voilà, admet Sonia Yâdav.

— Vos recommandations ?

— Monsieur Ray, nous devons immédiatement arrêter le point zéro…»

Vishram l’interrompt. « Nous ne le ferons qu’en tout dernier recours. De quoi croyez-vous que ça aura l’air devant notre conseil au complet et devant la presse ? Une autre humiliation bhâratîe… Si on ne peut pas faire marcher ce machin à plein régime sans danger…» À Sonia Yâdav : « Cela présente-t-il le moindre danger ?

— Monsieur Ray, les énergies libérées si les membranes traversent…»

Sonia le coupe. « Non.

— Vous en êtes sûre.

— Le docteur Surjît a raison sur les niveaux d’énergie en cas de traversée des membranes, ce serait une espèce de nano-Big Bang, mais cela exige des énergies mille fois supérieures à celles que nous sommes en mesure de produire ici.

— Oui, mais l’effet d’échelle d’Atiyah…»

Le type qui a provoqué le second Big Bang, pense Vishram. Création numéro deux. C’est le plus grand rire qu’obtiendra jamais un humoriste. « Voilà ce qu’on va faire, décide-t-il. On continue la démo comme prévu. Si ça dépasse cent soixante-dix pour cent, on arrête tout, fin du spectacle, merci de rejoindre la sortie par la boutique de souvenirs. Quoi qu’il arrive, tout ce que nous venons de dire reste entre nous. Tenez-moi informé. »

Alors qu’il se dirige vers la porte du labo point zéro en se disant qu’il voit une magnifique progression de carrière se profiler pour Mme Sonia Yâdav, physicienne hindoue, une nouvelle secousse fait trembler le centre de recherches, fort, jusqu’à ses fondations, obligeant Vishram Ray, Sonia Yâdav et le directeur Surjît à chercher tant bien que mal à s’agripper à quelque chose de fiable et de solide qui ne bouge pas, délogeant du plafond poussière, plâtre et dalles mal fixées, faisant vibrer les écrans, ceux-là mêmes qui montrent un rendement énergétique de cent quatre-vingt-quatre pour cent.

Univers 2 597. L’ouverture s’emballe, escaladant l’un après l’autre les univers. Et le palmeur de Vishram Ray sonne, comme celui de tout le monde dans la pièce, aussi tout le monde lève-t-il la main vers la tête et entend-il la même voix les informer que les aeais contrôlant l’ouverture ne répondent plus aux ordres.

Ils ont perdu le contrôle du point zéro.


Comme un ange chrétien, comme le glaive de Michel le vengeur fondant du ciel, M. Nanda glisse au bas d’un chemin aérien en direction du Centre de Recherches Ray. Il sait son Groupe d’Excommunication muet, perplexe, effrayé, prêt à se mutiner dans le ventre de l’ARB. Les prisonniers vont leur parler, semer dissidence et incrédulité. C’est leur affaire, ils ne partagent pas son dévouement et il ne peut pas s’attendre à ce qu’ils le partagent. Leur respect est un sacrifice qu’il est prêt à faire. La guerrière installée près de lui dans le cockpit l’emmènera au lieu ordonné.

Il lance une austère sonate pour violon de Bach tandis que la pilote lance son appareil dans le long et lent plongeon vers les losanges verts de l’Université du Bhârat.

Une présence, un raclement de gorge, une tape sur son épaule interrompent les géométries infinies du violon. M. Nanda enlève lentement son hoek.

« Qu’y a-t-il, Vikram ?

— Patron, l’Américaine remet ça sur les incidents diplomatiques.

— On les résoudra plus tard, comme je l’ai dit.

— Et le sahb demande à nouveau à vous parler.

— Je suis occupé à autre chose.

— Il est méchamment énervé de ne pas arriver à vous contacter.

— Mon communicateur a été endommagé pendant mon combat contre l’aeai Kalkî. Je n’ai pas d’autres explications. » Il l’a éteint. Il ne veut pas qu’on lui braille des questions ou des exigences, des ordres qui compromettraient la perfection de son exécution.

« Vous devriez quand même lui parler. »

M. Nanda soupire. L’ARB entre dans un empilage, descendant du ciel en direction de l’université, dont les bâtiments clairs et brillants comme un jouet luisent dans le soleil qui déchire la mousson. Il prend le hoek.

« Nanda. »

La voix parle d’usage excessif de la force, d’utilisation d’armes, de mise en danger du public, d’interrogations et d’enquêtes, trop loin Nanda trop loin, on sait que votre femme a réapparu à la gare de Gayâ, mais le mot qui résonne, le mot qui sonne comme l’épée de cet ange chrétien de la Renaissance contre le dôme du ciel, qui coupe dans le bruit de l’avion est la voix de Vik, qui répète aux autres sanglés en armure de combat à leurs sièges : combat contre l’aeai Kalkî.

Il me méprise, pense M. Nanda. Il me prend pour un monstre… Ce n’est rien pour moi. Une épée n’a pas besoin de compréhension. Il enlève son hoek, et d’un geste à la fois vif et sec, le brise en deux.

La pilote tourne vers lui sa visière chromée à VTH. Sa bouche est un irréprochable bouton de rose rouge.


La quatrième secousse ébranle le Centre de Recherches au moment où Vishram déclenche l’alarme incendie. Les étagères se renversent, les tableaux blancs se décrochent des murs, les luminaires oscillent, les corniches se fendent, les goulottes guide-fils se brisent. Le distributeur d’eau bascule de-ci, de-là, avant de tomber avec grâce sur le sol où son ventre de plastique distendu explose.

« Bien, mesdames et messieurs, aucune inquiétude à avoir, on nous annonce une petite surchauffe dans le matériel de relais électrique », ment Vishram aux gens qui, les yeux écarquillés et les mains sur la tête, cherchent du regard les issues. « Nous maîtrisons la situation. Notre point de rassemblement se situe à l’extérieur dans la cour, si nous pouvions nous y rendre dans le calme. Marchez lentement, regardez où vous mettez les pieds, ne courez pas, notre personnel est parfaitement formé et va vous conduire en sûreté. »

Un essaim d’hovercams arrive à la porte avant tout le monde, à part Patel, le ministre de l’Énergie. Sonia Yâdav et Marianna Fusco veulent attendre Vishram, mais il leur ordonne de sortir. Aucun signe de Surjît, bien entendu. Le capitaine est toujours le dernier à quitter le bord. Au moment où il se retourne, la cinquième et plus grosse secousse envoie les écrans du plafond s’écraser dans l’amphithéâtre, accordant à Vishram un aperçu éternel et cuisant du message figé sur ceux-ci.

Rendement : sept cent quatre-vingt-huit pour cent. Univers 11 276.

L’architecture légère, spacieuse, élégante de Ray Power se tord et ondule autour de Vishram Ray, lui rappelant son seul et unique trip aux champignons, alors qu’il court vers la porte – sans penser à la bienséance, sans prudence, sans montrer l’exemple, juste laminé de terreur. La sixième secousse ouvre une fissure de plus en plus longue au milieu du parquet Râmâyana. Sous la pression, les lattes sautent et les panneaux vitrés des portes qu’il franchit en courant se brisent en une neige de silicium. Les actionnaires, déjà à bonne distance du bâtiment, reculent encore. « Ce n’est pas une surchauffe électrique », entend-il dire une femme grâmîn potelée aux vêtements blancs de veuve tandis qu’il rejoint Sonia Yâdav. Celle-ci a le visage couleur de cendre.

« Mais qu’est-ce qui se passe, bordel ?

— Elles se sont emparées du système », dit-elle d’une voix à peine audible. Une bonne partie des actionnaires est allongée sur l’herbe encore mouillée, en attente du choc suivant, encore plus fort.

« Qui, quoi ? demande Vishram.

— Nous sommes déconnectés de notre réseau, quelque chose d’autre le contrôle. Il y a des trucs qui arrivent, sans qu’on puisse les en empêcher, sur tous les canaux à la fois, des trucs énormes.

— Une aeai », dit Vishram, et Sonia Yâdav comprend qu’il ne lui pose pas une question. Le refuge, la clause échappatoire, la sortie pour les Générations Trois confrontées à l’anéantissement ultime. « Dites-moi, des Intelligences Artificielles pourraient-elles se servir du point zéro pour construire leur propre univers ?

— Cet univers ne pourrait pas ressembler au nôtre, il faudrait que les calculs informatiques et les chiffres qui composent leur réalité puissent y devenir partie intégrante de la structure de la réalité physique.

— Un univers qui pense ?

— Un espace homomental, comme nous disons, mais c’est ça. » Elle le regarde bien en face, affrontant son mépris. « Un univers de dieux véritables. »

Des sirènes au loin, qui approchent à toute vitesse. Une brèche s’ouvre dans l’univers, appelez les pompiers. Un autre bruit se superpose au camion de pompiers, celui de réacteurs d’avion.

« Pris pour un putain d’imbécile », grimace Vishram et à ce moment-là, tout devient blanc en un éclair pur, parfait et aveuglant d’ur-lumière, et quand il recouvre la vision, il y a une étoile, pure, parfaite et éblouissante qui scintille au milieu du bâtiment du centre de recherches.


Un blanc si brillant, si éclatant qu’il traverse le miroir sans tain de la visière de la pilote, et avant d’être aveuglé, M. Nanda reçoit, brûlée sur sa rétine, l’image de grands yeux bruns, de pommettes hautes, d’un petit nez. Magnifique. Une déesse. Tant d’hommes doivent vouloir vous épouser, ma guerrière, pense M. Nanda. Le visage s’estompe en une image rémanente, puis le monde réapparaît en taches ou points violets, et M. Nanda sent des larmes de justification lui venir aux yeux, car il y a le signe et le sceau prouvant qu’il avait raison. Une étoile brûle au cœur de la ville, du plus profond de la terre. D’un signe, il demande à la pilote de se poser.

« À l’écart des gens, précise-t-il. Nous ne voulons pas mettre inconsidérément des vies en danger. »


Vishram pense avoir déjà vu cette scène dans un film. Sinon, il devrait l’écrire : une foule de gens debout dans un grand champ vert et regardant tous dans la même direction, les mains levées pour protéger leurs yeux d’une éblouissante lueur actinique au loin. C’est une image autour de laquelle construire une histoire. Même avec les yeux plissés, presque fermés, tout se réduit à des silhouettes étrangement étirées.

« Si c’est bien ce que je pense, il en sort beaucoup plus que de la lumière brillante, dit la voix de Râmesh près de lui.

— Et que penses-tu que c’est ? » demande Vishram en se souvenant du coup de soleil quand il avait regardé par la fenêtre d’observation. Ce n’était alors qu’un univers de bas niveau. Un coup d’œil au palmeur de Sonia Yâdav, où continuent à arriver des données en provenance des systèmes de surveillance qui entourent l’ouverture, lui apprend qu’il s’agit de l’univers 212 255. Deux lâkhs et quelques univers.

« Un univers en train de naître, répond Râmesh d’un ton songeur. Si nous sommes encore là, s’il reste encore quoi que ce soit, c’est parce que les champs de confinement continuent à fonctionner. En termes de physique subjective de notre univers, ça doit ressembler à une super-gravité compressant son espace-temps pour empêcher son expansion. Mais ce genre d’énergie d’expansion doit bien aller quelque part.

— Combien de temps les cœurs peuvent-ils le retenir ? » demande Vishram à Sonia Yâdav. Il imagine qu’il devrait crier. Dans les films, ils crient tout le temps. Elle hausse les épaules, ce qui apprend à Vishram tout ce qu’il a besoin de savoir et de redouter. Une nouvelle secousse. Les gens tombent à terre, même si cette terre les trahit. Vishram les voit à peine. L’étoile, l’étoile aveuglante… est devenue une sphère minuscule. Il entend alors une voix, celle de Sonia Yâdav.

« Debâ ! Quelqu’un a vu Debâ ? »

Tandis que le cri se répand dans le champ, Vishram Ray se met à courir. Il sait qu’ils ne trouveront pas Debâ parmi eux. Il est en bas, dans son trou, dans son trou noir sous terre, au bord du néant. Une voix appelle Vishram par son nom, une voix qu’il ne reconnaît pas. Il se retourne, s’aperçoit que Marianna Fusco s’est lancée à sa poursuite. Elle s’est débarrassée de ses chaussures et court maladroitement dans sa jupe de tailleur. Il ne l’avait encore jamais entendue crier son nom.

« Vish ! Reviens, tu ne peux rien faire ! »

La bulle continue à grossir. Elle mesure désormais trente mètres et sort du centre de l’unité de recherches comme un dôme moghol. Comme le dôme du Tâj, elle est vide, plus vide que la tombe d’un empereur accablé de chagrin. Elle n’est rien. Elle est anéantissement si absolu que l’esprit ne peut le contenir. Et Vishram plonge vers elle.

« Debâ ! »

Une silhouette émerge de la lumière éblouissante, agitant maladroitement bras et jambes.

« Par ici ! crie Vishram. Venez ! »

Il prend Debâ dans ses bras. Le visage du jeune homme est gravement brûlé, sa peau sent l’ultraviolet. Il ne cesse de se frotter les yeux.

« Ça fait mal ! gémit-il. Ça fait mal, bordel, ça fait mal ! »

Vishram le fait se retourner et la bulle grossit à nouveau, d’un bond titanesque, prodigieux. Vishram se retrouve face à une paroi de lumière, intense, aveuglante, mais dans cette lumière, il croit distinguer des formes, des motifs, des scintillements de brillant et de moins brillant, de lumière et d’ombre. De blanc et de noir. Il observe, fasciné. Jusqu’à l’apparition d’une sensation de brûlure sur sa peau.

Marianna Fusco prend Debâ par l’autre épaule et aide Vishram à l’emmener en sécurité. Les actionnaires de Ray Power ont reculé dans la zone la plus éloignée du symétrique charbâgh. Vishram trouve étrange, et en même temps humain, que personne ne soit parti.

« État des lieux ? » demande-t-il à Sonia Yâdav. Les sirènes vont arriver d’un instant à l’autre, il espère que ce sont des ambulances. Et cet avion est vraiment tout près.

« Nos ordinateurs téléchargent à une vitesse incroyable, dit-elle.

— Où ?

— Dans ça.

— On peut faire quelque chose ?

— Non, répond-elle simplement. Ce n’est plus entre nos mains. »

Tu as ce que tu veux, supplie-t-il en s’adressant à la sphère de lumière. Tu n’as pas besoin de faire quoi que ce soit d’autre. Ferme juste la porte et va-t’en. Et au moment où il formule cette pensée se produit un second éclair de lumière accompagné d’un énorme coup de tonnerre d’air, de lumière, d’énergie et d’espace-temps se précipitant dans un vide absolu, et quand la vue lui revient, Vishram voit deux choses.

D’abord, un large cratère parfaitement hémisphérique et parfaitement lisse à l’emplacement du centre de recherches de Ray Power.

Mais aussi une ligne de soldats en tenue de combat complète qui traversent, au présentez armes, la belle pelouse arrosée derrière un homme grand et mince qui porte un bon costume, arbore un vilain début de barbe et tient un pistolet à la main.

« Votre attention s’il vous plaît ! crie celui-ci. Personne n’est autorisé à partir. Vous êtes tous en état d’arrestation. »


Lisa Durnau trouve Thomas Lull agenouillé sur l’herbe, les mains toujours entravées par une attache en plastique noir. Il est au-delà des larmes, au-delà de la douleur. Il ne reste qu’un calme terrible. Elle s’assoit tant bien que mal près de lui sur l’herbe, tire avec ses dents sur ses propres liens en plastique.

« Elles sont parties, dit Thomas Lull en prenant une longue inspiration frémissante.

— La force de contre-expansion a dû pénétrer dans les dimensions repliées, avance Lisa Durnau. C’était un sacré risque…

— J’ai regardé dedans, murmure Thomas Lull. Pendant qu’on la survolait en arrivant, j’ai regardé dedans. C’était le Tabernacle. »

Mais comment ? aurait demandé Lisa Durnau si Thomas Lull ne s’était laissé tomber sur le dos, ses mains entravées sur son petit ventre, les yeux levés vers le soleil.

« Elle leur a montré qu’il n’y avait rien ici pour eux, continue-t-il. Rien que des gens, rien que de sales humains. J’aime à penser qu’elle a fait un choix, pour les gens. Pour nous. Malgré tout… Malgré tout…» Lisa Durnau voit son corps frissonner et sait que ce qu’il y a au-delà des larmes ne tardera pas. Elle n’a jamais connu cela. Elle détourne les yeux. Elle a déjà vu par le passé à quoi ressemblait Lull détruit et elle ne veut plus jamais revoir cela.


M. Nanda aimerait par-dessus tout passer son doigt dans son col pour le desserrer. La chaleur est oppressante, dans ce couloir, car l’aeai de climatisation suit les pratiques éthiques de Ray Power et rechigne, au nom de l’efficacité énergétique, à provoquer de subites modifications du microclimat. Mais le soleil a percé les nuages de mousson, et la façade de verre du QG de M. Nanda est une machine à sudation. Son costume est froissé. Sa peau cireuse de sueur. Il craint de dégager une odeur corporelle désagréable que ses supérieurs sentiront dès qu’il entrera dans le bureau d’Arora.

M. Nanda pense qu’il a du sang sur les chaussures.

Les aeais de climatisation. Des djinns même dans les conduits d’aération. De son siège, il peut baisser les yeux sur sa ville, comme il l’a fait toutes les fois où il lui a demandé d’être son oracle. Il n’y a maintenant plus rien. Ma Vârânacî est abandonnée aux djinns, pense-t-il.

Les nuages avancent, la lumière évolue en rayons et en puits. M. Nanda grimace quand un éclat de lumière apparaît soudain dans le vert des faubourgs à l’ouest. Un héliographe, à lui seul destiné, de l’hémisphère de cent mètres creusé par un espace-temps extraterrestre à l’emplacement qu’occupait la R & D de Ray Power. Précis jusqu’au niveau quantique, un miroir parfait. Il le sait, parce qu’il était là-bas, il a tiré, tiré, tiré encore sur son propre reflet déformé jusqu’à ce que Vik le plaque au sol et lui arrache le pistolet-dieu du poing. Vik, dans ses chaussures chuintantes et inadaptées de rock-boi.

Il revoit encore les chaussures de sa femme, si bien rangées en paires comme des mains en train de prier.

Ils vont se mettre d’accord sur un scénario, derrière la porte d’Arora. Dire qu’il a outrepassé son autorité. Fait un usage excessif de la force. Mis en danger le public. Le ministre de l’Énergie menottes aux poignets… Mesures disciplinaires. Suspension. Bien entendu. Ils sont obligés. Mais ils ignorent qu’ils ne peuvent plus rien lui faire, désormais. M. Nanda sent un début de brûlure acide dans son œsophage. Tant de trahisons. Ses supérieurs, son ventre, sa ville. Il gomme les shikharas et mandapas sans foi de Vârânacî, imagine les campaniles, piazzas et duomos de Crémone. La Crémone de son esprit, la seule ville éternelle. La seule véritable cité.

La porte s’ouvre. Arora jette un coup d’œil nerveux à l’extérieur, comme un oiseau sortant la tête de son nid.

« Vous pouvez entrer, maintenant, Nanda. »

M. Nanda se lève, ajuste sa veste et ses manchettes. Alors qu’il marche vers la porte ouverte, les premières mesures de la Suite pour violoncelle no 1 de Bach s’élèvent dans son esprit.


Dans une pièce sombre au cœur d’un temple dédié à une déesse noire, maculé de sang, pâli par la cendre d’humains morts, un vieillard assis en tailleur se balance sur ses fesses maigres et osseuses sans arrêter de rire, de rire, de rire encore et encore.

47 Lull, Lisa

Dans la soirée, un vent se lève sur le fleuve, comme une exhalation de fraîcheur. Il balaye les ghâts, soulève la poussière et envoie des pétales d’œillets tourbillonner d’un bout à l’autre de la pierre chauffée par le jour. Il secoue les journaux des veufs âgés qui savent qu’ils ne se remarieront jamais et viennent aux ghâts pour discuter des gros titres avec leurs amis, il tire sur les traînes et replis des saris des femmes. Il fait osciller les flammes de ghî des diyâs, fripe en petites vagues-griffes de chat la surface de l’eau que les baigneurs puisent dans leurs soucoupes en cuivre pour se la verser sur la tête. Les bannières en soie écarlate ondulent sur leurs mâts en bambou. Les larges parapluies en osier remuent quand la brise vient les soulever en passant sous leurs sommets décorés. Il sent l’eau profonde, ce petit vent. Il sent la fraîcheur, le temps, la saison nouvelle. Sous les ghâts funéraires, les hommes qui tamisent le fleuve à la recherche des cendres d’or des morts lèvent les yeux, effleurés par la sensation de quelque chose de plus grand et de plus profond que leur sinistre occupation. Les rames plongent et brassent l’eau avec un bruit aussi riche qu’insondable.

En début d’après-midi, la pluie a cessé et la couverture de nuages gris s’est dissipée, dévoilant un ciel d’un bleu profond, miraculeux, un bleu Krishna. On voyait jusqu’au bout de l’univers, dans ce bleu propre et transparent. Le soleil brillait, les ghâts de pierre fumaient. En quelques minutes, la boue tassée est devenue poussière. Les gens ont refermé leurs parapluies, se sont découvert la tête, ont déplié leurs journaux et allumé des cigarettes. La pluie avait été, la pluie reviendrait : d’énormes grumeaux de cumulus voguaient à l’est sur l’horizon derrière les volutes de fumée et de vapeur de la rive industrielle, d’un pourpre et d’un jaune grotesques dans la lumière qui diminuait rapidement. Déjà les gens prennent position pour l’ârtî, la cérémonie nocturne du feu. Des mouvements de panique, de fuite, des déplacements de population et des morts sanglantes peuvent bien se produire sur ces ghâts, des remerciements aussi interminables que le fleuve n’en sont pas moins dus à Gangâ Mâtâ. Des joueurs de tambour et des percussionnistes se fraient un chemin vers les extrémités des plates-formes en bois sur lesquelles officient les brâhmanes. Des femmes aux pieds nus descendent avec précaution les marches, trempent leurs mains dans le fleuve en crue avant de rejoindre leur place habituelle. Elles contournent les deux Occidentaux assis au bord de l’eau, hochent la tête, sourient. Tout le monde est le bienvenu, au fleuve.

Le marbre est chaud sous la cuisse de Lisa Durnau, d’une douceur de peau. Elle sent l’odeur des flots qui ondulent en silence à ses pieds. Les premières flottilles de diyâs se lancent courageusement dans le courant, minuscules lueurs obstinées sur l’eau de plus en plus sombre. La brise apporte de la fraîcheur à ses épaules nues, une femme la salue d’un namasté en revenant de l’eau clémente. L’Inde subit, pense-t-elle. Et l’Inde ignore. Ce sont ses forces, mêlées comme des amants dans une sculpture de temple. Des armées s’affrontent, des dynasties se créent et disparaissent, des seigneurs meurent, des nations et des univers naissent, et le fleuve continue de couler, les gens d’affluer vers lui. Cette femme n’a peut-être même pas remarqué l’éclair lumineux au moment où les aeais partaient dans leur propre univers. Si elle l’a remarqué, qu’a-t-elle pu croire avoir vu ? Un nouveau système d’armement, un dispositif électronique tombé en panne, le dysfonctionnement d’un inexplicable morceau de ce monde compliqué. Ce n’était pas à elle de le savoir ou de s’en soucier. La seule partie de tout cela à l’avoir touchée a été la disparition soudaine de Town and Country. À moins qu’elle ait levé les yeux et vu une vérité toute différente, le jyotirlingam, le pouvoir générateur de Shiva jaillir dans une colonne de lumière d’une terre qui ne pouvait plus le contenir.

Elle regarde Thomas Lull près d’elle sur la pierre chaude, les genoux relevés et serrés dans les bras, les yeux fixés sur les fantastiques forteresses nuageuses de l’autre côté du fleuve. Il n’a guère ouvert la bouche depuis que Rhodes, le type de l’ambassade, les a fait libérer du centre de rétention du Ministère, une salle de réunion débarrassée de toutes ses tables et de toutes ses chaises, puis remplie d’hommes d’affaires de mauvaise humeur, de femmes grâmîns pleines de cran et de chercheurs de Ray Power furieux. L’air chuintait d’appels à des avocats.

Thomas Lull n’avait même pas cillé. L’automobile les avait déposés à la havelî, mais il s’était détourné des portes en bois ornées pour s’enfoncer dans le dédale de ruelles et de marchés à ciel ouvert qui descendait jusqu’aux ghâts. Lisa n’essaya pas de l’arrêter, de l’interroger ou de lui parler. Elle le regarda monter et descendre les volées de marches, fureter et chercher où les pieds avaient piétiné du sang sur la pierre. En examinant son visage alors que, entouré du grouillement de la foule, il se tenait à l’endroit où Aj était morte, elle se dit qu’elle connaissait cette expression pour l’avoir vue des années auparavant à Lawrence, dans une grande salle de séjour démeublée. Elle sut alors ce qu’il fallait qu’elle fasse, et que sa mission était vouée à l’échec depuis le début. Lorsqu’il finit par secouer la tête, dans ce petit geste incrédule plus éloquent que n’importe quel étalage d’émotions, avant de descendre vers le fleuve s’asseoir au bord de l’eau, elle alla s’installer à côté de lui sur la pierre chaude de soleil, pour attendre qu’il soit prêt.

Les musiciens ont entamé un doux et lent battement. La foule croît de minute en minute. Le sentiment d’attente, de présence, est tangible.

« L. Durnau », lance Thomas Lull. Elle ne peut s’empêcher de sourire. « Passe-moi ce truc. »

Elle lui tend la Table, dont il parcourt les pages. Elle le voit afficher les images du Tabernacle : Lisa, Lull. Aj. Nanda le flic Krishna. Il referme l’appareil sur les visages. Un mystère qui ne sera jamais résolu. Elle sait qu’il ne rentrera jamais avec elle.

« Tu crois apprendre quelque chose, tu crois avoir fini par comprendre. Il a fallu du temps, du chagrin, du travail et vivre un sacré paquet de choses, mais au moins, tu penses avoir une idée de la manière dont tout ça fonctionne, tout ce putain de cirque. Tu dis que je devrais avoir davantage de bon sens, je veux sincèrement croire que nous sommes vraiment OK, que ce n’est pas juste de la vase planétaire, et c’est pour ça que je me fais avoir à chaque fois. À chaque fois.

— La malédiction de l’optimiste, Lull. Les gens se mettent en travers du chemin.

— Non, pas les gens, L. Durnau. Non, j’ai renoncé à eux depuis longtemps. Non, j’avais espéré, quand j’ai compris ce que faisaient les aeais, je me suis dit, merde, quelle putain d’ironie, les machines qui veulent comprendre ce que ça fait d’être humain sont en réalité plus humaines que nous. Je n’ai jamais eu espoir en nous, L. Durnau, mais j’espérais que les Gén Trois avaient développé un certain sens moral. Non, elles ont abandonné Aj. Quand elles ont vu qu’il n’y aurait jamais la paix entre la viande et le métal, elles l’ont laissé tomber tout de suite. Apprends ce que ça fait d’être humain. Elles ont appris tout ce qu’il y avait à savoir en un seul acte de trahison.

— Elles ont sauvé leur existence. Leur espèce.

— As-tu écouté un seul mot de ce que j’ai dit, L. Durnau ? »

Un enfant descend les marches, une fillette en robe à fleurs, aux pieds nus qui hésitent sur les ghâts. Son visage n’est que concentration. D’une main, elle tient celle de son père, de l’autre, qu’elle monte et descend pour assurer son équilibre, une guirlande d’œillets. Le père lui montre le fleuve, lui fait signe de lancer, vas-y, jette-la dedans. La fille propulse le gajrâ dans les flots, agite les bras de plaisir en le voyant tomber sur l’eau de plus en plus sombre. Elle ne peut avoir plus de deux ans.

Non, tu te trompes, Lull, veut dire Lisa Durnau. Ce sont ces minuscules lumières obstinées qu’elles ne peuvent jamais éteindre. Ce sont ces quanta de joie, d’émerveillement, de surprise qui ne cessent jamais de sortir des vérités constantes et universelles de notre humanité. Quand elle parle, elle dit : « Et donc, où comptes-tu aller, maintenant ?

— Il y a toujours une école de plongée qui m’attend quelque part du côté du Lankâ, dans le Sud. Une nuit par an, juste après la première pleine lune de novembre, le corail libère tout son sperme et ses œufs d’un coup. C’est assez extraordinaire, on a l’impression de nager dans un orgasme gigantesque. J’aimerais voir ça. Ou alors le Népal, les montagnes : j’aimerais voir les montagnes, les voir vraiment, passer du temps parmi elles. Faire un peu de bouddhisme de montagne, avec tous ces démons et ces horreurs, c’est le genre de religion qui me parle. Monter jusqu’à Katmandou, pousser jusqu’à Pokhara, un endroit en altitude, avec vue sur l’Himâlaya. Ça te créera des ennuis avec les fédéraux ? »

Père et fille, debout au bord de l’eau, suivent des yeux le gajrâ ballotté par les petites vagues.

« Comme dit ce cher M. Rhodes, répond Lisa Durnau, les fédéraux ont déjà bien assez d’ennuis, si une Génération Trois se cache dans leurs services de renseignements. » La gamine lui adresse un sourire méfiant. De toute ta vie, Lisa Durnau, qu’as-tu fait de plus important ? « Ils finiront par venir me trouver.

— Eh bien, rapporte-leur ce truc. J’imagine que je te dois bien ça, L. Durnau. »

Thomas Lull lui tend la Table. Lisa Durnau fronce les sourcils en voyant le schéma.

« Qu’est-ce que c’est ?

— Les cartes de tension pour l’espace de Calabi-Yau créé par les Gén Trois à Ray Power.

— C’est un jeu standard de transformations pour un espace informationnel avec une structure d’espace-temps homomental. Lull, j’ai contribué au développement de ces théories, tu te souviens ? Elles m’ont conduite dans ton bureau. »

Et dans ton lit, ajoute-t-elle en pensée.

« Tu te souviens de ce que j’ai dit sur le bateau, L. Durnau ? Sur Aj ? Que c’était l’opposé ? »

Lisa Durnau fronce les sourcils, puis elle le voit, comme elle l’a vu écrit de la main de Dieu sur la porte des toilettes de la gare de Paddington, et c’est si net, si pur, si beau qu’elle se sent comme transpercée, clouée à la pierre blanche par un harpon de lumière, qu’elle a une impression de mort, d’extase, de quelque chose en train de chanter. Des larmes lui viennent aux yeux, elle les essuie, elle ne peut s’empêcher de regarder le simple, miraculeux, lumineux signe moins. Moins T. La flèche du temps est inversée. Un espace homomental, où les intelligences des aeais peuvent fusionner dans la structure de l’univers et la manipuler à leur guise. Des dieux. Les horloges tournent à l’envers. À mesure qu’il vieillit et se complexifie, notre univers devient plus jeune, plus bête et plus simple. Les planètes se dissolvent en poussière, les étoiles s’évaporent en nuages de gaz qui se fondent en brèves supernovae qui ne sont pas la lumière de la destruction mais des chandelles de création, l’espace s’effondrant sur lui-même, plus chaud, toujours plus chaud, remontant vers l’ylem primordial, forces et particules réintégrant cet ylem primordial tandis que les aeais gagnent en puissance, en âge et en sagesse. La flèche du temps file dans l’autre sens.

Les mains tremblantes, elle lance une petite aeai mathématique, effectue quelques transformées rapides. Comme elle s’en doutait, la flèche du temps ne se contente pas de filer dans l’autre sens, elle file aussi plus vite. Un univers rapide et féroce de vies compressées en instants. La fréquence d’horloge, l’échelle de Planck qui gouverne la vitesse à laquelle les aeais calculent leur réalité, est cent fois celle de l’univers zéro. Le souffle coupé, Lisa Durnau se livre à d’autres calculs sur la Table, même si elle sait, elle sait, elle sait à quel résultat elle va parvenir. L’univers 212 255 suit son cours depuis son apparition pour s’effondrer à nouveau en une singularité finale dans 7,78 milliards d’années.

« C’est un Boltzmon ! » s’exclame-t-elle avec une joie simple. La petite fille en robe à fleurs se retourne pour la regarder. Les scories d’un univers, un trou noir ultime qui contient la moindre bribe d’information quantique tombée en lui et s’extrait d’une réalité mourante pour accéder à une autre. Et attend, héritage de l’humanité.

« Le cadeau qu’elles nous font, dit Thomas Lull. Tout ce qu’elles savaient, tout ce qu’elles ont vécu, qu’elles ont appris et créé, elles nous l’ont envoyé en guise de derniers remerciements. Le Tabernacle est un simple automate universel qui code les informations contenues dans le Boltzmon en une forme que nous pouvons comprendre.

— Et nous, nos visages.

— Nous étions leurs dieux. Leur Brahmâ et leur Shiva, leur Vishnu et leur Kâlî. Nous sommes leur cosmogonie. »

Il n’y a désormais presque plus de lumière, un indigo profond a pris place sur le fleuve. L’air est frais, un liseré lumineux orne au loin les nuages, qui semblent énormes et aussi improbables que des rêves. Les musiciens ont accéléré le rythme, les dévots reprennent l’hymne à Mère Gangâ. Les brahmanes descendent au milieu de la foule. Le père et la fille sont partis.

Elles ne nous ont jamais oubliés, songe Lisa Durnau. Durant ces milliards et billions d’années subjectives d’existence et d’histoire, elles se sont toujours souvenues de cet acte de trahison sur les rives du Gangâ, et elles nous ont contraints à l’effectuer. Le chakra ardent de la régénération est infini. Le Tabernacle est une prophétie, ainsi qu’un oracle. Il contient la réponse à tout ce que nous avons besoin de savoir, du moment qu’on sait comment poser la question.

« Lull…»

Il se met aussitôt un doigt devant les lèvres, non, chut, ne dis rien. Thomas Lull se relève avec raideur. Pour la première fois, Lisa Durnau voit le vieil homme qu’il sera, le solitaire qu’il aspire à devenir. Où il va cette fois-ci, même la Table ne peut le voir.

« L. Durnau.

— Katmandou, donc. Ou la Thaïlande.

— Par là. »

Il tend la main, et elle sait qu’après l’avoir serrée, elle ne le reverra plus jamais.

« Lull, je ne peux te remercier assez…

— Tu n’en as pas besoin. Tu l’aurais vu. »

Elle serre la main tendue.

« Adieu, Thomas Lull. »

Thomas Lull incline la tête en un petit salut.

« L. Durnau. Une séparation, selon moi, doit toujours être soudaine. »

Les musiciens augmentent le tempo, la foule lâche un grand soupir incohérent et se penche vers les cinq plates-formes où les prêtres accomplissent la pûjâ. Des lampes dont les brâhmanes se servent pour l’ârtî monte un tourbillon de flammes qui éblouit un instant Lisa Durnau. Quand elle arrive à voir à nouveau, Lull a disparu.

Sur les flots, une saute de vent, un courant s’empare de la guirlande d’œillets qu’il fait tourner et emporte dans le fleuve noir.

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