— Nogaro, cria-t-il.
— Je vous attendais, Jerg Algan, dit Nogaro.
Algan avança vers la table. Il fixa un homme aux cheveux roux et aux yeux brillants comme des rubis, et l’homme sourit.
Ainsi, songea Algan, c’étaient là les hommes qui dominaient la Galaxie humaine. Il se demanda ce qu’étaient devenus les Marchands d’Ulcinor. Les Maîtres lui avaient dit de les négliger. Puis son regard se posa de nouveau sur Nogaro. Une seule solution était concevable. Nogaro était immortel. Tous ces hommes étaient immortels. C’était pourquoi ils dominaient la Galaxie. Les Marchands d’Ulcinor avaient imaginé une autre sorte de continuité dans le temps, fondée sur les voyages à la vitesse de la lumière et sur les distorsions temporelles, mais ces hommes-ci étaient pleinement et authentiquement immortels.
Presque aussi puissants que les Maîtres, pensa-t-il. Puis cette idée s’envola. Rien n’était comparable à la puissance des Maîtres. Il se rappela certains faits qui l’avaient surpris, autrefois, dans le comportement de Nogaro et dans l’influence qui était attachée à son nom. Il comprenait maintenant.
— Ainsi vous êtes immortel, dit l’un des hommes en se penchant vers lui.
— Tout comme vous, Nogaro, dit Algan. Cela explique beaucoup de choses.
— Beaucoup plus de choses que vous ne pensez, Algan, dit Nogaro. Cela explique la stabilité de cette civilisation, la première qui ait résisté aux pires convulsions de l’Histoire. Nous sommes quelque chose, Algan, comme les cellules cérébrales d’un individu, quelque chose qui vit aussi longtemps que cet individu, aussi longtemps que cette société. Et nous sommes bien cachés, Algan, tout comme le cerveau d’un homme est bien caché à l’intérieur de son crâne. Mais vous nous avez trouvés, finalement, Algan.
— Après un long détour, dit-il.
— Quel besoin éprouvez-vous de lui expliquer tout cela, Nogaro, dit Olryge. Interrogez-le plutôt. Je suppose qu’il ne nous a pas cherchés pour entendre raconter notre histoire.
— Il n’est peut-être pas inutile qu’il la connaisse, dit Nogaro.
— Et vous avez caché votre immortalité pendant tout ce temps ! dit Algan.
Il sentit une sorte de rancœur l’envahir. La haine qu’il avait longtemps portée en lui se dilua en quelque chose de plus vague et de plus froid.
— Ainsi vous avez réussi ? demanda Nogaro.
— Oui, dit Algan.
— Vous avez atteint le centre de la Galaxie ?
— Je l’ai atteint, dit-il. Il vit les huit visages se tendre vers lui et une sorte de nausée l’envahit. Sa gorge se dessécha.
— Et vous êtes revenu. Après deux cents ans. Pourquoi ?
— J’ai un message à vous transmettre, dit-il.
Il n’aimait pas sentir sur sa peau le contact de ces regards ! Durant ces longues années, il avait oublié les hommes et, maintenant, il les retrouvait, face à face, sans plaisir.
— De la part de qui ? dit Nogaro.
— J’ai le temps, dit-il. Nous avons tous le temps. Vous saurez tout.
— N’essayez pas de nous jouer, dit Albrand. Vous avez accompli une longue et périlleuse mission. Nous vous en serons reconnaissants. Mais n’essayez pas de nous jouer.
Algan se mit à rire.
— Je n’essayerai pas, dit-il d’une voix rauque.
— Vous êtes transformé, Algan, dit Nogaro. Que vous est-il arrivé ?
— Oui, je suis transformé, dit Algan. Je suis immortel, maintenant. Mais vous ne vous en inquiétiez guère lorsque je suis parti. Vous ne vous souciiez guère alors des transformations que je pourrais subir. Vous vous êtes servi de moi, n’est-ce pas ?
— Je n’avais pas le choix. Vous avez accepté.
— Je ne vous en veux pas. Je ne vous reproche rien. Autrefois peut-être, je vous en aurais voulu. Mais plus maintenant. Je vous en suis même reconnaissant. D’une façon que vous ne pouvez pas comprendre.
— Je crois que je comprends, Algan, dit Nogaro. Moi aussi, j’ai vécu longtemps. Et j’étais et je suis encore votre ami.
— Ça n’a plus beaucoup d’importance, maintenant. Les choses vont changer, vous savez.
— L’Immortalité, dit Olryge.
Algan le regarda drôlement.
— L’Immortalité et bien d’autres choses.
— Comment avez-vous fait pour vous déplacer dans l’espace ? dit Olryge. Vous aviez un astronef, n’est-ce pas ? Un astronef plus rapide que les nôtres ? Il a échappé à tous nos détecteurs.
— Je n’avais pas d’astronef, dit Algan. Et vous saurez comment j’ai fait. Ne vous inquiétez pas. Je suis venu pour vous le dire.
Il fit une pause.
— A vous et à tous les autres hommes.
Il y eut un silence. Les huit immortels se regardèrent.
— La Galaxie humaine va s’effondrer, si vous le faites, dit Stello. L’avez-vous bien compris ?
Algan hocha affirmativement la tête.
— Ne croyez pas que nous allons vous laisser faire, dit Olryge. Ne croyez pas que vous avez gagné la partie, même si vous êtes immortel.
— Pensez-vous que je le fasse pour mon compte personnel ? demanda Algan. Croyez-vous que mon existence ait la moindre importance dans ce qui va se dérouler ? Je suis simplement venu vous avertir. Rien de plus. Amicalement.
— C’est un ultimatum ? demanda Voltan.
— Ai-je posé des conditions ?
— Ainsi les légendes disaient vrai ? dit Nogaro.
— Elles n’étaient pas inexactes, répondit Algan. Elles étaient seulement très incomplètes.
— L’échiquier ?
— Vous saurez, dit Algan. Vous saurez tout. Vous dominerez l’échiquier comme je l’ai fait. C’est ce que je suis venu vous apporter. A vous et à tous les hommes.
— Les hommes ne sont pas mûrs, dit Luran. Le jour où ils seront mûrs, nous leur donnerons l’immortalité.
— Pour quoi faire ? L’Immortalité et l’échiquier n’ont pas d’importance. Ce qui a de l’importance, c’est ce que je vais vous dire.
— Nous vous écoutons.
— Cela peut attendre. N’avez-vous pas de questions à me poser ? Des questions importantes ?
Ils se regardèrent de nouveau. Algan pouvait lire une vague crainte au fond de leurs yeux.
— Ainsi, il existe une forme de vie au centre de la Galaxie, dit Nogaro.
— Oui, dit Algan.
— Et une civilisation ?
— Oui.
— Plus évoluée que la nôtre ?
— Cela dépend du sens que vous donnez au terme de civilisation, et au terme de vie. La vie et la civilisation signifient pour vous des formes d’organisation qui s’inscrivent dans l’espace et qui changent au long du temps selon des directions autodéterminées. Mais ce qui existe là-bas est très différent de ce que vous pouvez imaginer.
— Ils sont… hostiles ?
— Vous voulez dire hostiles à l’égard des humains. Pourquoi le seraient-ils ? Pourquoi m’auraient-ils alors envoyé parmi vous ?
Olryge se leva et se pencha vers Algan ; s’appuyant des deux mains sur la table de cristal.
— Vous êtes un ennemi, dit-il. Vous étiez un humain, autrefois. Mais ils vous ont transformé. Vous n’êtes plus qu’une coque vide habitée par un être étranger. Vous vous êtes glissé parmi nous pour nous détruire. Mais nous ne nous laisserons pas faire.
Il glissa sa main droite dans une fente de son costume et en tira un mince stylet étincelant qu’il brandit vers Algan. Un faisceau doré jaillit de la pointe de l’instrument et caressa la poitrine d’Algan.
— Non, dit Algan. Ceux qui m’ont envoyé m’ont prémuni contre cette sorte d’attaque. Vous ne pouvez rien contre moi. Je pourrais au contraire vous arracher votre arme et la retourner contre vous. Je vous croyais plus intelligent. Je pensais que les années vous avaient apporté plus d’expérience. Vous êtes détraqué. Mais n’ayez crainte. Nous vous guérirons.
— Peut-être pourriez-vous maintenant nous exposer le but de votre retour ? dit Stello.
— Peut-être le pourrais-je en effet, dit Algan. Mais je me demande si vous êtes prêts à m’entendre. Je voudrais vous dire auparavant ce que j’ai fait ; j’ai contemplé l’espace, les yeux nus, j’ai fixé les étoiles dans tout leur éclat, la Galaxie dans toute son étendue et dans toute sa splendeur, j’ai sondé des profondeurs dont vous n’avez pas idée, j’ai écouté le chant de l’hydrogène, j’ai vu la lumière et le temps couler autour de moi comme les vagues d’un fleuve illimité. Et tout cela vous appartient aussi. Lorsque j’ai vécu cela, j’ai compris que c’était ce pour quoi l’homme est fait, et qu’il n’est pas né pour vivre dans les sombres tanières qu’il édifie à la surface de planètes fangeuses, ou pour se retrancher dans des astronefs d’acier et de verre, épouvanté, terrorisé à l’idée de l’univers qui l’environne ; j’ai compris qu’il devait conquérir l’univers, mais les mains vides, et non pas pour son propre compte.
— Pour le compte de qui, alors ? cria Olryge.
— Vous le saurez plus tard, dit Algan. Et tout cela, que j’ai vu ou que j’ai vécu, vous appartiendra aussi. Mais, pour l’obtenir, il faut connaître un certain nombre de choses.
Il vit leurs mains trembler sur la surface de cristal de la table. Il vit leurs traits se tendre et leurs yeux briller.
— La première partie de mon message, dit-il, est simple et tient en peu de mots. Mais je crains qu’il ne vous faille longtemps pour l’admettre.
Il recula d’un pas et respira profondément. Il sentit l’air emplir les plus profondes cavités de ses poumons. Une sorte de tristesse tranquille l’envahit.
— Une seule phrase, poursuivit-il. Les hommes sont des robots.
Il entendit Nogaro murmurer :
— Je le savais. J’ai toujours pensé à quelque chose de semblable.
— Et ceux qui vous envoient sont nos… constructeurs, dit Stello avec difficulté.
— Si vous voulez, dit Algan. Imaginez une race qui ne pense pas en termes d’années, ni de siècles, ni même de millénaires, mais en termes de millions d’années, pour qui la naissance, la vie et la mort d’une étoile représentent une durée comparable à celle d’un individu pour les humains. Imaginez que sa conscience se trouve ramassée au centre de la Galaxie. Imaginez qu’elle désire s’étendre et occuper les espaces qui l’entourent… non, ce n’est pas cela… imaginez plutôt qu’elle veuille tendre une toile de vie, une toile de chaleur et d’intelligence dans ce vide qui l’environne, qu’elle désire faire se rejoindre ces points lointains qui brillent dans le noir, qu’elle souhaite accomplir ce que nous avons nommé la conquête de l’espace. Il se pourrait qu’elle utilise des astronefs comme les vôtres, mais il se pourrait aussi qu’elle utilise d’autres voies, plus conformes à sa conception de l’espace et du temps, qu’elle décide de se servir de Machines qui lui permettront de franchir l’espace, qui accompliront pour elle les calculs compliqués qu’une telle translation nécessite.
» Imaginez donc qu’elle conçoive un plan, étendu sur des millions d’années et destiné à lui assurer l’empire de toute une Galaxie, qu’elle le réalise lentement, mais sûrement, avec une sorte de minutie paisible qui néglige l’écoulement des années, qu’elle se déplace lentement et lourdement à travers l’espace afin de mettre en place les morceaux du puzzle, un peu comme les hommes ont semé un peu partout dans le vide des fragments de leur civilisation pour reconstituer à la longue un ensemble qui se nommait la Galaxie humaine.
» Imaginez donc que, dans un passé très reculé, cette race ait décidé de construire des Machines, et que, pour ce faire, elle ait semé sur des dizaines de mondes, sur des milliers de mondes, peut-être sur des millions de mondes, de la vie, et les conditions propres au développement de cette vie, et d’autres choses encore qui se révéleront nécessaires par la suite. Et qu’elle ait attendu, un temps très court, à son échelle, mais extrêmement long selon les unités des hommes, que ces éprouvettes disséminées à travers le vide, se mettent à bouillonner. Imaginez donc que cette race ait surveillé le développement de foyers de vie, tout autour du centre de cette Galaxie qu’elle occupait, qu’elle ait vu toutes sortes de règnes se succéder les uns aux autres, selon la logique implacable du plan, qu’elle ait contemplé de nombreux échecs, dus à d’infinitésimales variations des conditions tout d’abord élaborées, mais qu’elle ait constaté que, somme toute, le plan se déroulait normalement. Imaginez qu’au sein de ces multiples éprouvettes, la vie que nous connaissons se soit développée, que les multicellulaires l’aient emporté sur les protozoaires, que les animaux soient nés des végétaux, que les mammifères aient succédé aux grands sauriens, en une chaîne de plus en plus complexe, de plus en plus délicate, de maillons s’acheminant vers la Machine destinée à assurer l’empire de l’espace à la race des Créateurs. Imaginez que l’homme soit un jour apparu, non pas seulement en cet endroit précis de la Galaxie, mais en des milliers d’autres points, peut-être en des millions, et que toute cette interminable histoire ne se soit pas déroulée en beaucoup plus d’une seconde pour cette race, peut-être en beaucoup moins de temps que n’en représente une seconde pour un humain normal.
» Imaginez que les hommes à leur tour aient progressé, de plus en plus vite, selon la logique du plan qui accélérait constamment le déroulement de la chaîne au long du temps, qui faisait chaque étape plus courte que celle qui l’avait précédée ; qu’ils aient conquis, maladroitement, avec les faibles moyens dont ils disposaient l’espace qui les entourait, d’abord sur le monde qui les portait, puis au-delà de ce monde ; qu’ils se soient emparés ici et là de fractions entières de la Galaxie, mais en ignorant toujours ce qu’ils étaient en réalité et pourquoi ils existaient, en ignorant qu’au-delà d’immenses abîmes d’espaces, d’autres éprouvettes avaient donné des résultats très proches de ce qu’ils étaient eux-mêmes. Alors le plan tire à sa fin. Car les abîmes d’espaces qui séparent les différents empires humains s’amenuisent d’année en année, au point qu’il ne subsiste plus bientôt que de minces pellicules d’inconnu qu’une expédition peut percer un jour, par hasard, ou encore parce que les hommes s’inquiètent d’atteindre les régions mêmes d’où est parti l’effort des Créateurs, les régions centrales de la Galaxie. Un beau jour, un homme, une Machine, un robot atteint ces régions et le plan est arrivé à son terme. L’immense organisation bâtie dans l’espace par cette race va pouvoir commencer à fonctionner. Les distances vont être abolies. Et les humains vont trouver leur véritable sens.
» Mais l’accepteront-ils ? là est la question. Car des variations infinitésimales dans le déroulement du plan ont pu amener les hommes à oublier certaines données, à en négliger d’autres, à bâtir une civilisation désordonnée, mais autonome.
» Les hommes sont des Machines, mais des Machines quelque peu détraquées. Il va falloir les réparer, il va falloir leur apprendre ce qu’ils ont oublié, il va falloir leur donner cette immortalité dont ils ont besoin pour résoudre les problèmes posés à cette race très ancienne par l’immensité de l’espace.
» Et par une étrange ironie du sort, ou du plan, ces hommes ont été amenés à construire pour la résolution de leurs propres problèmes des Machines, très inférieures à celles bâties en des millions d’années par les Créateurs, mais d’une puissance et d’une intelligence nullement négligeables. Grâce à ces Machines, ils ont pu trouver la clef de nombreux problèmes. Sauf d’un.
» Qui ils étaient et d’où ils venaient et pourquoi ils se révélaient toujours, en dernière analyse, malheureux et inadaptés, pourquoi ils souhaitaient perpétuellement sauter d’un monde à l’autre, abandonner hier pour atteindre demain ?
» Mais il suffit qu’un jour l’un d’entre eux atteigne les régions que dominent les Maîtres pour que tout rentre dans l’ordre, pour qu’après un bref détour le plan s’achève. Les hommes vont pouvoir résoudre les problèmes pour lesquels ils sont faits et ils vont ainsi échapper à la névrose.
» De quel genre de problème s’agit-il. D’un problème pour lequel ils sont particulièrement bien équipés. D’un problème que toutes leurs civilisations ont appris à maîtriser plus ou moins parfaitement. D’un problème qui paraissait gratuit bien qu’il allât en réalité au fond des choses.
Algan fit une pause.
— Du jeu d’échecs, dit-il. Bien entendu, poursuivit-il, les hommes ne sont pas seulement équipés pour résoudre des problèmes d’échecs. Il faut aussi qu’ils survivent en tant qu’individus et en tant qu’espèce. Ils sont construits pour se maintenir en bon état et pour se multiplier. Ce sont des Machines presque parfaites. Vous pouvez admirer l’ingéniosité des Créateurs. Ils auraient pu imaginer des Machines qui fussent plus efficaces dans un domaine donné, qui fussent plus rapides ou moins sujettes à l’erreur, ou plus résistantes. Mais il leur aurait fallu choisir. Ils ont préféré une sorte de synthèse, une Machine qui fût capable d’exister par elle-même, indépendamment du problème précis qui devait lui être posé, qui fût capable de se déplacer, de se réparer à l’intérieur de certaines limites. Chez certains, les fonctions secondaires l’ont emporté sur le but primordial impliqué par le plan, mais tous peuvent à des degrés divers jouer aux échecs. Il suffira, pour que les Maîtres puissent utiliser les hommes, qu’ils choisissent les plus doués et qu’ils entraînent ou rejettent les autres. Selon des normes que les hommes ont eux-mêmes utilisées lors de la fabrication de leurs petites créations.
» Du reste ces fonctions endormies chez l’homme, qui ne les utilisait pratiquement pas, peuvent être réveillées par certaines drogues. Le zotl, par exemple.
» Le plan, vieux de millions d’années et qui est en train de s’achever, reposait sur trois éléments. Sur certaines notions physiques qui permettent de se déplacer dans l’espace et que symbolise le jeu d’échecs avec ses soixante-quatre cases et ses milliards de possibilités. Sur l’homme, qui permet de résoudre les problèmes posés par la translation dans l’espace, problèmes purement mécaniques que la race qui peuple le centre de la Galaxie préfère laisser à d’autres. Et enfin sur le zotl, cette drogue étrange qui est aussi nécessaire aux nouvelles fonctions de l’homme que l’air ou la nourriture le sont à ses fonctions vitales. Par une admirable économie de moyens, les Maîtres ont fait en sorte que l’homme et le zotl sortent de la même éprouvette, ou d’éprouvettes proches, que nous appelons la vie. D’autre part, le zotl permit aux Maîtres de contrôler la conquête de leurs nouvelles fonctions par les hommes. Ils le placèrent sur d’autres mondes que ceux sur lesquels les hommes naquirent. Ceci afin d’éviter que les hommes ne découvrent trop tôt le secret de leur origine et des déplacements dans l’espace. Les Maîtres voulaient attendre que l’homme fût prêt, qu’il eût bâti une civilisation de l’espace, comme la vôtre. Alors seulement, il pourrait découvrir le zotl et se servir de ses qualités.
» Quant au jeu d’échecs, c’est un symbole. J’ai découvert, moi-même, qu’à la résolution d’un certain problème d’échecs sur ces échiquiers fort anciens qui circulent dans la Galaxie humaine, correspondait un déplacement dans l’espace. Mais il ne s’agit pas d’un procédé magique. L’homme contient les mécanismes qui lui permettent de se déplacer entre les étoiles, mais il lui faut les déclencher. Les cases du jeu d’échecs représentent un certain nombre de coordonnées nécessaires. Huit cases représentent par exemple huit dimensions. La solution d’un problème d’échecs correspond à la solution d’un problème d’itinéraire dans l’espace, et, dès que l’itinéraire est déterminé, le corps humain, ce navire stellaire le plus parfait qui soit, plonge entre les mondes selon des trajectoires presque nulles à une vitesse immense. Il n’y a rien là que nous ne puissions comprendre. Les Maîtres utilisèrent ces mêmes notions que nous découvrîmes longtemps après et selon lesquelles fonctionnent nos navires. Mais ils les employèrent presque à la perfection.
» Ils bâtirent, il y a de cela des millions d’années, d’immenses citadelles noires qui sont l’équivalent colossal de nos ports stellaires. Ils disséminèrent dans la Galaxie des échiquiers préparés. Puis ils attendirent. Jusqu’à aujourd’hui. Et aujourd’hui, le plan est presque achevé. Les Maîtres vont pouvoir se déplacer dans l’espace, explorer les plus lointaines frontières du vide. Leur toile est tendue entre les étoiles. Et les humains vont bondir pour eux d’un point à l’autre de l’univers.
— C’est inhumain, dit Stello d’une voix changée.
— Je n’en suis pas sûr, dit Jerg Algan. Croyez-vous qu’il soit plus humain de réserver l’immortalité à un petit nombre de privilégiés ? Croyez-vous qu’il soit humain d’assurer la solidité de son empire sur des hommes recrutés par la force ? Croyez-vous qu’il soit humain de périr misérablement au fond des marais empoisonnés d’une planète perdue sous le prétexte d’agrandir la Galaxie humaine ? Je crois au contraire que nous allons devenir réellement humains, que nous allons accomplir enfin ce pour quoi nous sommes faits. Nous sommes tous des hommes de l’espace, mais, jusqu’ici, nous n’avions fait que guerroyer contre lui. Demain nous le posséderons réellement.
— Nous ne serons plus nos maîtres, cria Olryge.
— L’avez-vous jamais été, dit Algan, ailleurs que dans vos rêves ? Ou l’étiez-vous parce que votre pouvoir s’appesantissait sur des millions d’hommes ?
Ils se turent. Le regard de Nogaro erra sur les parois de la salle. Des milliers de noms, songea-t-il. Des milliers de noms d’immortels, une chaîne maintenant brisée. Faut-il le regretter ?
— L’échiquier des étoiles, dit-il. Les citadelles noires. Ainsi tout était vrai.
— Tout était vrai, répondit Algan. Il y a, enfouie dans la masse de cette planète, à quelques centaines de mètres sous vos pieds, l’une de ces citadelles, ensevelie sous d’épaisses couches de limon et d’alluvions. Vous auriez pu la découvrir par hasard. Mais fut-ce un hasard que vous ne l’ayez point fait ? Fut-ce un hasard que le sol de la grande salle de la Machine ait reproduit exactement le dessin de l’échiquier ? Fut-ce un autre hasard que vous m’ayez envoyé en expédition vers le centre de la Galaxie, et que l’un des marchands m’ait remis un échiquier ancien ? Parfois je me le demande. Les Maîtres ne me l’ont pas dit.
— Un immense réseau de citadelles, souffla Nogaro comme dans un rêve. Et toute notre conquête en pure perte. Tous ces millions d’hommes morts en vain. Un énorme gâchis. Toute cette valeur que nous nous attribuions.
— Le temps du gâchis est terminé, dit doucement Algan. Et je ne crois pas que nous ayons perdu quoi que ce soit de notre valeur. Je pense au contraire que nous l’avons enfin retrouvée après un long détour. Un détour bien plus long encore que mon voyage. Quant au réseau des citadelles, à cette immense toile d’araignée étalée sur l’espace, sa nécessité n’est pas absolue. Son utilité sera grande dans les premiers temps. Puis les hommes apprendront à se mouvoir seuls sur les grandes routes du vide.
— Peu importe, dit Nogaro, quoi qu’il arrive, j’irai avec vous. Je veux voir le centre de la Galaxie. Je veux assister à la transformation de l’espèce humaine.
— Les hommes, des robots, dit Stello. Je ne puis m’accoutumer à cette idée.
— Vous aurez le temps pour vous y faire, dit Algan en souriant. Tout le temps. Lorsque vous vous promènerez entre les étoiles.
Olryge frappa de son énorme poing sur la table de cristal.
— Vous n’êtes qu’un ramassis de traîtres, cria-t-il, et ceux qui vous envoient, Algan, ne sont qu’une bande de lâches. Oh ! je les vois d’ici. Ils vous ont envoyé dans l’espoir que nous nous rendrions sans coup férir, que nous nous remettrions dans leurs mains sur la foi de belles légendes. Je ne crois pas votre histoire.
— Personne ne vous demande de croire quoi que ce soit, coupa Algan.
— Nous ne nous laisserons pas faire ainsi, rugit Olryge. Ainsi le jour que nos ancêtres prévoyaient déjà est arrivé. Il va nous falloir combattre. Pour ma part, je ne m’en plains pas. Ce sera la guerre, Algan, et nous vaincrons. Vous pouvez aller le dire à vos maîtres. Nous ne les craignons pas. Ils ne nous réduiront pas en servitude parce qu’ils habitent le centre d’une Galaxie qui appartient à l’homme.
— Il n’y aura pas de guerre, dit Algan d’une voix sèche.
Il s’avança vers la table et les dévisagea les uns après les autres. Et, brusquement, ils se sentirent flotter en l’air tandis qu’une longue vibration ébranlait les parois de la salle souterraine. Leurs corps ne pesaient presque plus rien. Olryge en eut le souffle coupé. Les mains de Luran se mirent à trembler. Le visage de Nogaro demeura impassible, tandis que les yeux de Stello s’arrondissaient d’étonnement.
— La gravité vient de varier, annonça Algan, sur toute la surface de cette planète. Ils peuvent faire cela. Ils peuvent anéantir une étoile en une seconde. Ils cloueraient vos navires au sol. Il n’y aura pas de guerre. Pensez-vous que les hommes seront décidés à vous suivre, lorsque l’immortalité et l’empire des étoiles leur seront accordés ?
— Mais qui sont-ils, demanda Nogaro. Ressemblent-ils aux hommes ? Quelle est leur forme ? Sont-ils donc éternels ?
— Non, dit Algan, ils ne sont pas éternels, quoique leurs existences couvrent plus de vies humaines qu’il n’y en a eu depuis que l’homme existe. Ils se savent mortels. Et vous les connaissez. C’est vers eux que les hommes, toujours, se sont tournés. Ce sont les étoiles.
Il se tut un instant, réfléchissant à ce qu’il allait dire, scrutant leurs visages et lisant l’effroi, ou le scepticisme, ou un étrange soulagement. Et il sentait les mots qu’il allait prononcer se former dans sa tête. Il les avait portés longtemps en lui, tandis qu’il croisait dans l’espace, tandis qu’il frôlait comètes et nébuleuses, tandis qu’il explorait le jardin de l’homme, l’univers. Il leur dit qui étaient les Maîtres, sans les quitter des yeux. Les étoiles.
Il leur dit ce qu’étaient les étoiles, des points de lumière rassemblés en immenses familles qui strient le ciel comme des gouttes de lait, perdus dans un immense espace noir et froid ; il leur dit qui étaient les Maîtres.
Les étoiles, ou plutôt quelque chose qui habitait les étoiles, qui naissait, vivait et mourait avec les étoiles, qui était apparu quelques milliards d’années plus tôt, dans l’immense explosion des atomes, dans le choc de milliards de particules jetées les unes contre les autres, quelque chose qui s’était amassé, lentement, au centre de la Galaxie, au point de devenir un noyau de conscience, quelque chose qui désirait douloureusement jeter un réseau de lumière et de chaleur sur le vide glacé.
Il leur parla de la solitude des étoiles que les hommes ne pouvaient comprendre ni concevoir, mais seulement essayer d’imaginer, et de leur immense volonté d’établir entre elles d’autres liens que ceux de la lumière. Il leur dit que le grand plan élaboré des millions d’années plus tôt ne faisait que commencer, et que par-delà les étoiles visibles il en existait d’autres, et qu’eux, les hommes, seraient comme l’intelligence, la conscience, le sang des étoiles se déplaçant dans les veines de l’espace, faisant reculer sans cesse le froid des ténèbres et le désordre de l’inorganisé. Il leur dit qu’il existait d’autres Galaxies, et d’autres univers et que les hommes étaient destinés à les explorer jusqu’à ce que les étoiles s’éteignent, et qu’au-delà de cette mort gelée de l’univers ils continueraient peut-être à porter le flambeau d’une existence glorieuse et stellaire.
Il leur décrivit la beauté des mondes tournoyant dans le vide, qu’aucun d’eux n’avait jamais réellement vus, la splendeur des étoiles doubles ou triples, la magnificence des ciels du centre de la Galaxie, où les étoiles se touchaient, coopéraient à leur grande œuvre sans commencement et sans fin.
Il leur expliqua que pour la première fois l’univers était à la taille de l’homme. Qu’il pourrait se jeter à corps perdu dans la mêlée contre la nuit et savoir, tant qu’il verrait luire la lumière d’un soleil, que rien n’était perdu.
Il leur dit que les étoiles elles-mêmes ne savaient pas d’où elles venaient, mais qu’elles se contentaient d’être ce qu’elles étaient et d’accomplir la tâche qui était la leur, et qu’elles pensaient parfois qu’elles étaient pour d’autres êtres plus grands ce que les hommes étaient pour elles, qu’elles représentaient peut-être des points privilégiés de l’univers, et qu’elles tenaient peut-être une place glorieuse ou muette dans une lutte plus vaste qu’elles ne pouvaient comprendre.
Il leur parla des autres hommes qu’ils rencontreraient, des mondes étranges et merveilleux qu’ils relieraient, portant ici et là la flamme de la vie, de la connaissance, et le message des étoiles, étant les yeux et les oreilles, la voix et les mains des soleils. Il n’y avait pas de honte à servir les étoiles, dit-il enfin.
Il attendit et il lut finalement sur leurs visages quelque chose qui ressemblait à de la compréhension.
Il leur parla du monde étonnant des cristaux, des gaz et des vapeurs répandus dans l’espace, des mouvements incessants des atomes se déroulant dans le temps et des infatigables combinaisons de la matière.
Ils n’étaient, dit-il, que des enfants. Il leur fallait réapprendre à regarder le ciel avec des yeux d’enfant. Un ciel dans lequel brillerait une multitude de sphères embrasées et palpitantes. Et, brusquement, ils franchirent les grandes portes, largement ouvertes, de l’espace, et ils pénétrèrent, les yeux encore clos, dans le domaine infini qui s’étend au-delà.