L’univers était sillonné d’autant de fils invisibles qu’il était de trajectoires concevables pour un navire. Ces fils formaient comme une toile. Chacun des nœuds de cette toile était un monde, un port. Et le plus ancien de tous ces nœuds stellaires, celui d’où étaient partis les premiers navires en quête de mondes inimaginables, était le port de Dark. Ç’avait été comme une explosion de spores en ces temps héroïques. Avec les siècles, l’expansion s’était ralentie. Non que tous les mondes fussent explorés ou que tous les mondes explorés fussent peuplés, mais parce que les hommes se faisaient rares. Des systèmes entiers n’étaient peuplés que de quelques familles. Les planètes les plus peuplées ne comptaient pas cent millions d’habitants, quoiqu’il existât dans la Galaxie plusieurs villes de plus de cinquante millions d’hommes.
C’était un temps fait de paradoxes. Celui de ces villes énormes et de ces planètes désertes n’était pas l’un des moindres. Mais l’activité même d’un port, de par sa dimension, exigeait la présence d’un toujours plus grand nombre d’hommes. Les Machines avaient constitué une ébauche de solution. Dans les temps héroïques, alors que pour un marin à bord d’une nef stellaire, il fallait dix mille hommes à terre pour entretenir et réparer les agencements du port, l’histoire avait connu des villes de cent millions d’habitants, s’étalant sur la face entière d’un continent. Mais les Machines avaient permis d’envoyer la plus grande partie des habitants des villes à la conquête des mondes neufs. Les plus anciennes villes, comme Dark sur la Terre, Tugar sur Mars, Olnir sur Tetla n’étaient que les ombres des capitales colossales qu’elles avaient été jadis. Ç’avait été, et c’était encore, mais sur des marches plus lointaines, un temps de conquête et de splendeur. Un homme pouvait y être son propre maître, mais sa vie ne pesait pas lourd.
Il arrivait qu’une région stellaire entière se tût. L’on ne savait parfois qu’avec un siècle de retard ce qu’étaient devenus ses habitants. Ils avaient parfois disparu et la planète était classée dangereuse. Parfois, ils avaient seulement abandonné toute civilisation technique et avaient négligé de faire fonctionner la transradio. Les sociologues étudiaient avec une vive attention ces néo-primitifs lorsque leur attention n’était pas retenue ailleurs par la multiplicité des mondes et des sociétés qui s’édifiaient, vivaient et mouraient.
L’humanité essaimait dans l’espace, mais elle s’égarait aussi dans le Temps. Les planètes elles-mêmes ne voyaient pas le temps s’écouler à la même vitesse selon que leurs masses ou les vitesses avec lesquelles elles parcouraient leurs orbes différaient, ou selon qu’elles se trouvaient plus ou moins loin du centre de la Galaxie. Et la partie des voyages spatiaux qui s’effectuait à la vitesse de la lumière tendait d’étranges pièges chronologiques aux voyageurs. L’Histoire en tant que déroulement continu n’avait plus de sens. Durant ces cinq siècles de conquête, mesurés en temps de la Terre, l’Histoire avait été une sorte de matière fibreuse dans laquelle il était malaisé de discerner la cause et l’effet. Les guerres avaient perdu tout sens. Le gouvernement central n’était plus guère qu’un symbole d’unité qu’évoquait chaque pouvoir local. Mais ce gouvernement central, installé sur une planète géante dans la région de Bételgeuse, était un symbole efficace et durable aussi bien dans l’espace que dans le temps. Il semblait que les rayons de l’immense étoile rouge, visible d’un bout à l’autre de la Galaxie humaine, portassent au loin les volontés de l’autorité centrale. Bien que la planète du gouvernement ne tournât point autour de la géante rouge, mais autour d’une étoile mineure, toute proche, spatialement parlant, les siècles avaient consacré la confusion ; c’était vers Bételgeuse que se tournaient les regards craintifs ou étonnés de ceux qui redoutaient ou admiraient le centre de la plus vaste civilisation humaine. C’était le nom de Bételgeuse qu’on se chuchotait, comme si l’éclat de l’étoile avait témoigné de la puissance de ses voisins.
Si des cultures et des civilisations originales avaient pu s’édifier sur chaque planète, le gouvernement central n’aurait pu, cependant, durer ni maintenir son influence.
Mais cette distorsion dans le temps de toutes les sociétés humaines, qui dépendaient des voyages intersidéraux, avait empêché la naissance de particularismes. Il existait au travers de toute la Galaxie, une sorte de fidélité traditionnelle au gouvernement central de Bételgeuse parce que sa pérennité en faisait la seule chose dont on pût être sûr dans ces temps de permanente dislocation.
Le gouvernement central envoyait ses fonctionnaires, ses chercheurs et ses pionniers dans tous les mondes connus de la Galaxie. Lorsqu’ils revenaient, porteurs de résultats vieux de plusieurs siècles, les hommes qui décidaient du sort de la Galaxie, sur Bételgeuse, avaient changé. Les noms de ceux qui avaient décidé de leur départ étaient même le plus souvent oubliés. Mais cela importait peu. Les archives et les résultats s’entassaient dans les mémoires géantes des ordinateurs de Bételgeuse, et les plans s’édifiaient, minutieusement, destinés à s’exécuter cinq cents ans plus tard dans un secteur lointain de la Galaxie.
Car le problème de l’Homme, pour survivre au sein de la Galaxie, était de la connaître. Le risque était de négliger les dangers. Il était nécessaire de s’y habituer, mais sans jamais les oublier. Les premiers explorateurs étaient morts dans des proportions effrayantes soit parce qu’ils n’avaient rien vu de ce qui les menaçait, soit parce qu’ils avaient été trop affolés pour réagir. La tâche du gouvernement central était de mettre sur pied un entraînement qui pût assurer la survie du plus grand nombre des pionniers.
Algan crut qu’il ne survivrait pas à l’entraînement. Avant même d’avoir quitté le port, tandis qu’il peinait dans les profondeurs des immenses caves, il pensait qu’il ne reverrait jamais Dark. Mais les biologistes et les psychologues avaient soigneusement composé leurs programmes et les avaient fixés à la limite de la résistance humaine. L’espace lui-même s’inquiète peu de cette limite.
Les épreuves portaient à la fois sur la résistance physique et mentale des sujets.
La première fois qu’Algan fut ficelé dans le grand fauteuil, il commença par plaisanter. Puis, vers la troisième minute, il se mit à hurler :
— Laissez-moi sortir d’ici. Arrêtez votre mécanique.
Mais ils n’en firent rien, tandis qu’il les couvrait d’injures. Ils savaient ce qu’Algan éprouvait, car ils étaient passés eux aussi par le grand fauteuil. Ils savaient aussi que c’était pour Algan la seule chance d’échapper à la folie lorsqu’il se trouverait placé dans certaines conditions. Ils savaient enfin qu’Algan, plus tard, considérerait ces mêmes conditions comme extrêmement agréables et reposantes à côté de ce qu’il endurerait. Ils espéraient seulement pour Algan qu’ils ne s’étaient pas trompés lorsqu’ils l’avaient étudié.
Algan avait l’impression de tomber dans un espace infini et obscur où ne brillait pas même une étoile. Il tombait sans fin. Son estomac se tordait. Son cœur s’accélérait selon les ordres qui lui étaient transmis par les électrodes du fauteuil.
Algan hurlait.
— Laissez-moi sortir. Arrêtez.
Il tombait sans fin. Ce n’était qu’une simple chute, mais au sein du néant. Rien qu’il puisse attraper et déchirer dans sa fureur. Il savait, à chaque instant, qu’il allait s’écraser sur un corps immense et sombre qu’il devinait juste au-dessous de lui. Mais la fin de la chute ne venait pas, reculée de seconde en seconde. Il crut qu’il était devenu aveugle.
Vers la quatorzième minute, il s’arrêta de crier parce que sa gorge était trop sèche pour émettre un son. Il savait qu’il venait de franchir les limites de l’univers. Il savait qu’il tomberait maintenant sans fin. Il n’avait plus besoin d’avoir peur, parce que quelque chose de pire que la peur venait de la remplacer dans son crâne.
Vers la seizième minute, il eut l’impression qu’il n’était plus qu’un point. Il essaya de se souvenir du temps où il avait des mains et des jambes mobiles, mais c’était trop ancien et trop incroyable.
Aux alentours de la dix-huitième minute, il crut qu’il était en train de gonfler.
C’était une intolérable sensation que d’être un point en expansion. Il finit par occuper, tout en tombant, un espace infini, dans un grand écartèlement de ses nerfs.
Vers la vingt et unième minute, il sentit qu’il explosait. D’infinies parcelles de lui-même voltigèrent au-delà de tout espace imaginable. Il devint un brouillard infiniment ténu. Son esprit essayait de suivre dans leur course chacune de ces particules et de les retenir, mais il s’y épuisait en vain. Puis il céda lui-même.
Il n’y avait plus rien de cohérent ni d’ordonné en Algan. Il n’était plus que chaos et désordre. Un peu moins d’une demi-heure de chute totale avait eu raison de lui. Il était détruit, désintégré.
Le peu de conscience qui demeurait en ce qui avait été Algan comprit que l’univers était un ensemble hostile. Et cette compréhension lui rendit de la force. Un noyau d’intelligence soutenu par cette ultime connaissance commença à réorganiser des souvenirs épars, une expérience ancienne. Une flamme de haine se mit à brûler dans le cerveau d’Algan. La chute lui apparut soudainement sans importance. Il retrouva lentement le chemin de ses propres nerfs. La haine le forçait à découvrir, profondément enfouies, de nouvelles réserves de force et d’équilibre.
C’était ce qu’avaient voulu les experts. Plusieurs voies conduisaient au même résultat. Certains avaient franchi les épreuves, des siècles plus tôt, avec la seule arme de leur enthousiasme pour de nouveaux mondes.
Chez d’autres, la peur seule avait agi, les forçant à trouver en eux-mêmes de quoi la surmonter.
Mais les chemins de l’ombre avaient conduit Algan en d’autres régions, par d’autres détours. Et, si les experts avaient pu sonder l’esprit de Jerg Algan, peut-être auraient-ils été moins satisfaits.
Car au moment où il atteignit le noyau de son être, la haine s’empara de toute son énergie. Ses nerfs obéirent. Ses glandes déversèrent des produits complexes dans ses veines.
Vers la trente-sixième minute, il se retrouva entièrement, au travers de la haine. Il avait plus appris pendant les cinq dernières minutes à propos de l’homme et de l’univers que pendant ses trente-deux années précédentes de vie.
Il se relaxa. Il cessa de tomber. Il sortit brusquement de la nuit.
Lorsqu’ils accoururent vers lui pour le tirer chancelant du grand fauteuil, ils commirent l’erreur de ne point remarquer dans ses yeux un éclat froid, avant qu’il ne s’évanouît.
Le grand fauteuil constituait l’aboutissement de l’art de l’illusion. Ses électrodes se substituaient au monde réel et pouvaient suggérer n’importe quel univers imaginable, grotesque ou terrifiant. Sur certaines planètes, des versions simplifiées du fauteuil étaient en usage dans les salles de spectacle. Sur d’autres, ou parfois sur les mêmes, le fauteuil servait d’instrument de torture. Dans tous les ports, il était utilisé pour éprouver les pilotes et les pionniers.
Le fauteuil était le résultat de trois siècles de recherches dans le domaine nerveux. Il permettait de contrôler chaque fibre, de faire ou de défaire une multitude de synapses. Il constituait dans le cas de névroses rebelles le seul traitement existant, pourvu toutefois que les malades lui survivent.
Le fauteuil était un univers à lui tout seul. La légende racontait que le grand Tulgar lui-même, qui avait construit le premier fauteuil en vérifiant certains principes énoncés dix siècles plus tôt par le génial précurseur Berger, s’était suicidé après avoir essayé son œuvre sans lui avoir trouvé d’autre utilité que celle d’un paradis et d’un enfer potentiels et indissolublement réunis. Mais à peine un siècle plus tard, lorsque la Conquête commença, on se souvint de Tulgar et l’on alla dénicher dans le grenier d’une université le fauteuil qui contenait toutes les merveilles et toutes les terreurs de l’univers.
Algan apprit à tomber au sein de la nuit la plus obscure et à avoir conscience de l’immensité de l’espace qui l’entourait sans ciller.
La haine était sa bouée de sauvetage. Il ne savait pas au début qui haïr au juste, et sa haine était un sentiment brut, informe, vital. Puis il se mit à détester le port, cet élément étranger imposé à la vieille planète, et à imaginer froidement sa destruction. Mais sa colère froide remonta bientôt vers ceux qui avaient construit le port. Vers la deuxième semaine d’entraînement, alors qu’il avait l’impression d’avoir passé dix ans dans les régions souterraines du port stellaire, il décida de détruire le gouvernement central.
La conquête des étoiles et des mondes étrangers ne signifiait rien pour lui. Il savait seulement qu’on l’arrachait de force à la Terre. Eh bien, il serait le grain de sable qui détraquerait lentement et méthodiquement la grande mécanique humaine jetée à l’assaut des étoiles.
Lorsqu’il eut appris à maîtriser la nuit et la chute, on le lâcha sur des mondes hostiles ou seulement différents de tout ce qu’il connaissait. Un jour, il descendit en planant vers une immense surface étincelante. Il se retrouva allongé sur le sol, incapable de faire un mouvement. Il savait qu’il devait se lever et marcher, mais il était collé à cette énorme sphère de métal, plus vaste que la Terre, et le ciel noir et lourd, semé d’étoiles, l’écrasait.
Il se redressa péniblement sur les genoux. L’air était sec et froid, si sec et si froid qu’il lui brûlait et lui déchirait les poumons.
Il devait marcher dans une certaine direction, mais il ne pouvait même pas bouger ni faire un pas. La peur l’entourait, le submergeait comme une vague, et il n’y avait rien nulle part qu’il pût craindre. Pas un seul obstacle sur cette plaine qu’il pût observer, terrifié.
La peur était en lui. Il était seul. Jamais il n’avait redouté la solitude. Il avait franchi seul d’énormes distances à la surface des océans et des continents de la Terre. Mais ce n’était pas comparable avec ce qu’il éprouvait ici.
Il sut, comme le voulaient les techniciens qui surveillaient son entraînement, qu’il est mortel de se trouver seul à la surface d’un monde étranger, que seul le groupe survit là où l’individu a toutes les chances de périr.
Mais la leçon ne s’arrêtait pas là. Il fallait, de surcroît, qu’il fût capable de survivre si, par aventure, il ne pouvait compter sur aucune aide lors d’une expédition.
Il se mit à ramper sur la surface glacée. Quelque chose le poussait en avant sans qu’il pût définir en quoi le point de l’horizon vers lequel il se dirigeait était privilégié. Il s’efforça de ralentir son rythme respiratoire. Il se traîna ainsi pendant quelques centaines de mètres. Puis la surface entière de la planète bascula. Il fut précipité en avant, et commença à glisser, de plus en plus vite. Ses mains cherchaient fébrilement une prise à quoi se raccrocher, mais il n’y en avait nulle part. Finalement, il se laissa glisser sur la grande plaine lisse, les mains en avant, prêtes à amortir un choc imprévisible.
Sa chute s’accéléra. Il vit le ciel lentement changer, et la couleur de la plaine s’éclaircir. La surface d’acier poli devint lentement lumineuse. En même temps, sur l’horizon net se levait un énorme soleil rouge.
Il sut qu’il tombait vers ce soleil et que rien ne pourrait le sauver. Le soleil rouge semblait juste collé à l’horizon. Mais, alors qu’Algan se rapprochait de lui, il montait dans le ciel, et flottait parmi les étoiles, éclipsant les plus proches, dévorant la nuit.
Puis le vent saisit et emporta Algan.
Il fut enlevé comme un fétu, alors qu’un simple souffle d’air courait sur la plaine polie et maintenant rougeoyante. La tempête se déchaîna et se mit à mugir. Elle le souleva dans les airs et il n’avait aucun moyen de contrôler sa trajectoire. Il survolait la surface de la planète, et il avait l’impression de la voir défiler sous lui à une vitesse énorme. Il aperçut une forme immense et sombre qui s’agitait sur la plaine et qui semblait projeter dans l’espace vers lui, d’informes tentacules. Il voulut crier mais l’air lui fit défaut.
Puis il comprit que ce n’était que son ombre, qu’il passait juste au-dessous du soleil rouge et géant.
Il montait. La tempête l’éleva au point qu’il vit la planète entière comme un disque de dimension presque impensable, concave, tel l’intérieur d’un bol. Puis le vent se calma brusquement. Il ne respirait plus. Il se trouvait à la hauteur des étoiles et tandis que ses poumons se desséchaient, que son cœur s’épuisait, que le sang abandonnait sa peau, il sut qu’il allait mourir, planant aux frontières du vide.
Il fit un effort. Il essaya d’échapper à cet équilibre mortel. Mais ses réflexes l’abandonnaient, son cerveau fonctionnait à vide, sans résultat.
Il se roula en boule et se détendit brutalement. Il se mit à haïr le soleil rouge qui commençait à disparaître derrière le disque d’acier. Et brusquement il plongea.
Algan eut l’impression d’un piège sans issue. Il pouvait rejoindre le sol et ramper de nouveau et redécouvrir le soleil rouge, et être balayé par un autre cyclone, ou par le même faisant sans cesse le tour de la planète. Il se mit à écumer de fureur dans le vide, tombant sans plus rien contrôler, maudissant le fauteuil et les techniciens, le port, la Terre et Dark, l’espace, les navires interstellaires et, plus que tout, le gouvernement central de Bételgeuse.
« Je suis un jouet, pensa-t-il. Un pantin. J’attraperai celui qui tient les fils. »
Il n’y avait rien ici qu’il pût attaquer ou détruire. Mais derrière cette face hostile et froide de l’univers veillait quelqu’un.
Quelqu’un qui riait devant ses efforts vains.
Quelqu’un qui se moquait des hommes.
Quelqu’un qui fabriquait des décors.
« Je l’aurai », se dit Algan. Il s’aperçut qu’il ne voulait pas mourir.
Pas sur ce monde désolé et glacé. Pas avant d’avoir détruit ce décor intolérable.
Il se retrouva sur la surface glacée, dans l’obscurité. Le soleil rouge avait disparu.
Il se mit à ramper avec une froide détermination. Il vit se lever un nouveau soleil, une sphère bleue entourée de brouillards, environnée de trois soleils plus petits et tournoyants, dont les couleurs changeaient avec leur position.
Une ombre apparut sur l’horizon et grandit lentement.
Il se traîna plus rapidement. Etait-ce un nouveau décor ? Un nouveau piège ? De la sueur se mit à perler sur sa peau. Le sol semblait se réchauffer au fur et à mesure qu’il se rapprochait de l’ombre. La poigne d’acier qui pesait sur lui s’allégea. Il se redressa sur les genoux. Il parvint à se mettre debout.
Il inspecta l’horizon de toute la hauteur de sa taille. Il se retourna. L’ombre multiple de son corps projetée par la lumière du soleil nain et de ses satellites était le seul accident de la plaine.
Il se mit à courir.
C’était une ville qui se dressait au bord de ce monde. Une ville de rêve. Ses tours de cristal dominaient la plaine d’acier, ses hauts murs semblaient des falaises lumineuses défiant le froid et la nuit du désert. Des ponts anciens reliaient ses palais, dont la silhouette se détachait sur le fond noir du vide.
Et il y avait des gens à l’intérieur, toute une population prête à l’accueillir et à le fêter. Des drapeaux flottaient au sommet des tours. Des musiques de fête bourdonnaient à ses oreilles.
Il se mit à crier, à danser, alertant les guetteurs placés sur les tourelles. Il s’arrêta. Il attendait un son, le claquement d’un pistolet, la gerbe d’une fusée se déployant dans le ciel.
Rien. Personne.
Il recommença à courir. Un horrible pressentiment l’envahit. Il vit grandir sous la clarté froide du soleil bleu les hautes portes de bronze de la ville. Un vague souvenir s’éveilla dans sa mémoire. Ces portes ne lui étaient pas inconnues.
Le haut mur était tout proche. Il se jeta contre les immenses portes, dix fois plus hautes que lui et se mit à frapper sans relâche. Les portes de bronze résonnaient comme de grands gongs.
Personne. Rien.
Il s’arc-bouta et poussa les immenses battants, qui cédèrent lentement. Leur masse était si considérable qu’il crut d’abord ne pas réussir à les ébranler. Puis les hautes portes s’entrouvrirent et il se glissa par l’étroite fissure qui venait d’apparaître dans cette muraille de bronze.
« Je l’ai fait, pensa-t-il, je l’ai fait. »
Il s’avança dans l’ombre du porche colossal, puis sous la lumière froide du soleil bleu, sur une place immense et déserte, cernée de hauts murs blancs et polis. Juste en face de lui se dressaient les hautes tours et un énorme bâtiment qui plongeait dans le ciel et paraissait toucher les étoiles.
Silence.
« J’ai déjà vu cela », pensa-t-il.
Il se dirigea vers le centre de la place. Il jeta un coup d’œil circulaire. Personne.
Il se mit à rire, brusquement. Il se souvenait. Il avait rejoint le port d’où il était parti des milliers d’années plus tôt et maintenant tous les hommes étaient morts et la planète morte, et les étoiles éteintes. Il ne quitterait jamais la Terre. Il était le dernier homme sur une planète froide.
Algan essuya la sueur qui coulait sur son front. Il se laissa, tomber à terre, s’allongea sur le sol, et regarda le soleil bleu et ses satellites qui décroissaient lentement dans le ciel.
« Ce n’est pas vrai, pensa-t-il, ce n’est pas vrai », et il ferma les yeux et il cherchait le noir et essayait de tomber dans un espace sans étoile. Et, en une certaine façon, il rencontra une sorte de paix. Il se mit à haïr, froidement et méthodiquement, à remplir l’espace d’une myriade d’étoiles de haine.
Il se sentit bien.
C’est alors qu’ils le réveillèrent.
L’entraînement dans les souterrains du port stellaire dura cinq semaines. Pendant tout ce temps, Algan vécut seul. Cela faisait partie de l’entraînement. Il ne voyait que les ombres des techniciens et ceux-ci ne lui adressaient jamais la parole. Il vivait dans une sorte de nuit mentale, peuplée de réflexes et hantée des aventures passées dans le fauteuil. Il fut parachuté sur des planètes d’eau et nagea pendant des heures à la surface d’océans plus salés que ceux de la Terre, il se traîna dans d’innombrables marais, il gravit des falaises abruptes, suspendu entre deux abîmes, il franchit des gouffres en équilibre sur un fil presque invisible, il sauta du haut de pics effrayants, fut lentement avalé par des sables sans consistance, fut aveuglé par des soleils brûlants, étouffé par des tempêtes, asphyxié par des nuages de poussière pourpre, écrasé par des roches spongieuses et molles, écœurantes au toucher.
Puis, vers la fin de la cinquième semaine, lorsque l’éclat de ses yeux se fut durci, lorsque ses orbites se furent creusées et qu’on put lire dix années d’expérience de l’espace dans ses traits émaciés, ils le laissèrent remonter à la surface.
Il découvrit alors seulement le Port Stellaire. Il était logé dans l’immense bâtiment surmonté de la haute tour de contrôle qui défiait l’espace de ses antennes. Il erra librement entre les fusées, interrogea les pilotes, les marins et les pionniers. Il apprit peu à peu à connaître la marque laissée par l’homme dans les étoiles.
Les étoiles recélaient d’innombrables richesses et des sources de puissance presque infinies. Les étoiles étaient l’enfer et le paradis réunis comme l’avait laissé entrevoir le fauteuil. Mais, si inhumaines qu’elles fussent, les étoiles étaient l’univers, un piège splendide et inéluctable, que les hommes tâchaient d’enserrer du filet de leurs voyages.
Les noms des navires évoquaient des contrées multiples et étrangères. Leurs contours variaient selon qu’ils venaient du bord de la Galaxie ou des régions situées plus au centre. Seuls les noirs navires de Bételgeuse demeuraient immuables, avec leurs formes démodées ; mais leurs propulseurs puissants leur permettaient de donner la chasse à n’importe quel cargo stellaire ou d’atteindre n’importe quel monde habité.
Les cargaisons enfermées dans les soutes représentaient tous les coins de la Galaxie. Les racines de zotl parfumaient l’air d’un coin du port, tandis que les monceaux de fourrure sans poids d’Aldragor frémissaient sous la moindre brise. Dans leurs cages transparentes, des animaux splendides ou répugnants attendaient leur destin, araignées géantes au corps rose et poli comme un crâne humain, vampires aux ailes pourpres, amphibies de Zuna aux formes changeantes et vaguement écœurantes, pierres animées d’Algol qui brillaient comme autant de brasiers enfermés dans un bloc de verre déformable.
Algan apprit à discerner la provenance des marins rien qu’à la teinte de leur peau, au contour de leur crâne, à la couleur de leurs yeux et à l’accent de leur voix. Il devint capable de dire à une année près l’âge d’un navire d’après sa construction. Certaines des coques avaient été construites sur la Terre même, quatre siècles plus tôt, au début de la Conquête. Elles sillonnaient encore les froids courants du vide.
Algan parcourait, des journées entières, le haut chemin de ronde qui surmontait les murs et il redécouvrait la vieille ville vue du port stellaire. Elle lui semblait curieusement lointaine, étrangère. Algan croyait presque être descendu d’un navire et apercevoir pour la première fois cette cité grouillante aux immeubles entassés les uns sur les autres, aux ruelles étroites et sordides. Il savait qu’il ne redescendrait plus dans la ville avant son départ. Il pouvait tout aussi bien avoir déjà quitté la Terre, tant le port stellaire était un monde froid et semblable aux navires. Le port stellaire se présentait comme un corps étranger à la ville, un météore tombé du ciel et profondément incrusté dans la planète, mais tout juste toléré par elle. Algan savait qu’il appartenait à la vieille ville et il se considérait comme un prisonnier du port. Ce n’était pas une impression agréable.
— Vous êtes un homme étrange, dit le psychologue à Algan.
Ils regardaient ensemble du haut de la tour géante le mouvement incessant du port, les arrivées et les départs vrombissants des petits cargos qui assuraient le service des autres villes de la terre, ou l’envol puissant des lourdes fusées.
— Je suppose qu’il y avait beaucoup d’hommes comme vous lorsque la conquête a débuté. Des gens attachés à leur planète, qui ne voyaient dans la conquête de l’espace qu’une infinie extension de leur propre monde.
— Le problème est de savoir ce que notre civilisation peut faire de gens comme vous.
— Je n’ai pas demandé qu’elle fasse quoi que ce soit de moi, dit sourdement Algan.
— Je sais, dit le psychologue, je sais. Il leva les yeux et examina le ciel lourd de nuages. Mais votre avis n’a pas une telle importance. Les hommes forment un grand corps dans l’espace. Croyez-vous que l’avis d’une seule cellule ait une telle importance ?
Il regardait rêveusement l’entassement hétéroclite de la vieille ville.
— Vous pensez selon la façon ancienne, dit le psychologue. Peut-être avait-elle son charme. Je ne sais pas. Mais voilà que l’homme est affronté à des problèmes comme il n’en avait jamais connu au cours de son histoire. Il faut que les anciennes façons de penser cèdent.
Il fixa Algan de ses yeux clairs et froids. La lumière dansait sur son crâne chauve.
— Tant de liberté, dit-il, tant de puissance. Voilà une équation. Et la solution est une nouvelle façon de penser. Elle est en train de naître, vous savez, sur tous les ports de la Galaxie, au fond des jungles les plus reculées, à bord des navires les plus louches. Elle ne dépend plus du temps ni de l’histoire, elle est faite de petites escarmouches contre l’espace, et d’une grande dépendance des hommes par-delà le temps et l’espace, d’un bout à l’autre de la Galaxie peuplée. Un navire a quitté une lointaine planète il y a trois ans de son temps relatif, et cinquante ans du temps de la Terre, et son mouvement peut décider de votre sort alors que sa trajectoire a été déterminée avant votre naissance. Ce sont des choses contre lesquelles on ne peut rien. Je suppose que les premières méduses qui se sont agglutinées pour former un être multicellulaire, éprouvaient des sentiments comparables aux vôtres quoique sur une échelle différente ; elles devaient se sentir effroyablement prisonnières, et diminuées. Mais c’était pour elles le seul moyen d’être moins dépendantes de leur milieu et de conquérir les océans, puis la terre, et de devenir ce que nous sommes. Je suppose que si vous aviez été une méduse en ce temps-là, vous auriez essayé de tuer un de ces êtres multiples. Je présume qu’en ce moment même, vous seriez ravi de détruire cet être-humanité encore mal dégrossi, en train de se former. C’est pour cela que vous m’intéressez. Je n’espère pas vous convaincre. Mais vous appartenez à une espèce aujourd’hui rare, celle du rebelle. Il en subsiste peut-être quelques millions sur ce monde-ci, que nous envoyons un à un défricher l’espace. Il y a eu un temps où vous régniez sur ce monde. C’était un temps de misère et de guerres. Mais c’était aussi une époque de grandeur. Notre grandeur est différente. Elle est faite de l’effort de milliards d’hommes, de millions de marins, de milliers de savants. Savez-vous à quoi l’on travaille sur Bételgeuse en ce moment ? A la rédaction d’une encyclopédie galactique. Quelque chose comme la mémoire de la Galaxie entière, qui s’accroîtra aux hasards des découvertes.
» Est-ce que vous pouvez concevoir cela ?
— Laissez-moi tranquille, dit Algan.
Vers la fin de sa deuxième semaine de liberté, il s’aventura dans la haute tour qui dominait le port. Les portes s’ouvraient sans difficulté devant lui. Les circuits électroniques qui les déclenchaient avaient dû être munis de son signalement et de celui de tous les autres pionniers et ils pouvaient circuler dans le port, au hasard, se familiarisant avec ses détours qui étaient ceux, à peu de détails près, de tous les autres ports disséminés dans la Galaxie explorée. Mais Algan rencontrait rarement ses futurs compagnons. Il les évitait même. La plupart d’entre eux étaient des hommes à qui il n’eût pas adressé la parole dans Dark, sans tenir bien en évidence une arme chargée. Mais ils étaient ici inoffensifs et semblaient désorientés, plus perdus encore qu’Algan. Ils demeuraient à longueur de journée dans leurs quartiers, jouant et se disputant mais sans oser se battre. Ils se sentiraient plus à l’aise sur les mondes neufs, une hache à la main et une arme à la ceinture, luttant contre quelque ennemi précis et discernable. En gravissant lentement les longs plans inclinés, entraîné par la douce poussée des champs antigravité, porté sur une plate-forme invisible et immatérielle, Algan comprenait quel était l’intérêt de lieux comme Dark pour la Galaxie. C’était une réserve humaine, soigneusement entretenue, peut-être artificielle, dans laquelle le gouvernement de Bételgeuse puisait, lorsqu’il avait besoin d’hommes habitués à vivre comme des loups pour occuper des mondes mal connus. Qu’il le voulût ou non, Algan n’était rien de plus qu’une cellule dans la Galaxie. Sa haine se renforçait à cette idée, alors même qu’il admirait les passages immenses qui conduisaient vers les hauteurs du grand donjon.
La partie supérieure de la tour, vue de l’intérieur, semblait flotter dans l’espace. Ses murs étaient d’immenses glaces ouvertes sur l’activité du port et sur le ciel, mais ces glaces laissaient entrer la lumière pour ne plus la laisser ressortir. Vue de l’extérieur, la tour semblait être un piton opaque, dépourvu d’ouvertures, massif, taillé dans quelque montagne tombée du ciel sur la Terre. De l’intérieur elle apparaissait comme une fragile architecture de verre et de métal microcristallisé, aussi doux au toucher que de l’ancien velours. Mais sa résistance devait être formidable. Un astronef en perdition, plongeant sur elle du haut du ciel, ne l’aurait sans doute pas ébranlée.
Tout en haut de la tour, surveillant les mouvements des navires marchands, coordonnant l’activité des noirs astronefs de Bételgeuse, se trouvaient les centres de contrôle du port stellaire.
Franchissant une porte, Algan pénétra dans la station de transradio de la tour. Avant même de voir s’ouvrir la paroi, il savait ce qui l’attendait au-delà. Bien qu’il pénétrât pour la première fois dans cette région du port, il se dirigeait sans hésiter dans le labyrinthe des couloirs et des puits verticaux. Il savait qu’on avait gravé hypnotiquement dans les couches inférieures de sa mémoire nombre de notions qui se manifestaient lorsqu’il en éprouvait le besoin. C’étaient toujours des connaissances pratiques. Il ignorait comment fonctionnaient ces portes et les formidables installations qu’il avait découvertes, mais il était capable de les utiliser. Les techniciens qui l’avaient instruit sans qu’il s’en doutât s’inquiétaient peu de savoir s’il avait compris. Il leur importait seulement qu’il pût servir le dessein qui avait été prévu pour lui.
Algan se demanda à plusieurs reprises combien d’entre les techniciens eux-mêmes comprenaient au juste les agencements du port. Peut-être n’en était-il aucun sur la Terre ? Peut-être s’agissait-il de secrets jalousement gardés par Bételgeuse et peut-être était-ce l’une des raisons de cette étonnante cohésion de la Galaxie humaine, par-delà les océans du vide et les abîmes d’années ?
La station de transradio se présentait comme un puits dont les parois étaient couvertes de petits alvéoles desservis par une spirale qui entraînait le visiteur jusqu’à la coupole supérieure. Dans chacun des alvéoles, un homme surveillait des cadrans, manipulait des instruments, écoutait et parlait. Toutes les voix du vide se faisaient entendre. Au-delà de la Galaxie faite d’étoiles, au-delà de la Galaxie des navires et des hommes, il existait un autre ensemble stellaire, fait de mots égrenés, d’information éparse, de signaux clignotant dans l’espace, de souffles, de voix et de murmures.
Tandis qu’il avançait sur la spirale et qu’il dépassait un à un les alvéoles, les voix assaillirent Algan. C’étaient des voix déformées, graves, étirées, des voix sans corps, des voix exprimant quelque effroyable souffrance subie par-delà l’espace et le temps, des voix de larves se traînant dans les bas-fonds du vide, implorant sans espoir quelque inimaginable salut. C’étaient des voix d’une autre durée et d’un autre monde.
Et tandis qu’il fixait les visages calmes des techniciens, Algan essayait de ne plus entendre ces appels lointains, torturés, distordus, lourdement vibrants, ces cris rauques, ces hurlements de matière en fusion, ces sifflements sinistres.
Des mots.
Il pouvait comprendre des mots. C’étaient des positions de navires, les nouvelles planètes situées à dix années de voyage, dans le temps de la Terre, des formules, des noms, des dates qui n’avaient plus de sens, des rapports secs et méticuleux, des appels au secours gémis hors de toute atteinte humaine, tout cela broyé, affaibli, dilué dans le temps.
Le Temps.
Le Temps, vif ici et lent là-bas, selon le mouvement de ces navires, de ces planètes. Le Temps variable et trompeur, destructeur d’information, transformant une voix chaude et humaine en un protoplasme sonore, presque informe, à peine audible sur le fond grésillant de la mélodie de l’univers, chant des étoiles explosant, grincement des particules projetées par une autre Galaxie et accomplissant leur éternel voyage au travers du vide, ébranlant des antennes une fois tous les millions d’années.
Le Temps.
Chaque planète, chaque astronef, chaque étoile, chaque fragment d’univers accomplit son périple à sa vitesse propre et possède son temps propre. Seule la transradio niait le temps en défiant l’espace. Elle permettait de transmettre des quantités infinitésimales d’énergie en passant par des dimensions complexes qui raccourcissaient les plus longs chemins de l’univers, mais qui n’auraient pas laissé passer les astronefs, ni même le plus petit grain de matière, sans les altérer profondément.
La transradio fonctionnait sur le même principe que les navires interstellaires, mais d’une façon infiniment plus fruste.
Les astronefs ne pouvaient aller plus vite que la lumière, mais il existait dans l’espace des chemins moins longs que ceux que décelaient les télescopes optiques. Ils plongeaient au sein même de l’univers selon des courbes plus courtes et réduisaient à une année un voyage qui eût pris un siècle. Mais il y avait une limite. Plus le chemin se trouvait raccourci et moins bonne était la qualité de la transmission. Plus la dimension choisie pour le transfert était complexe, et plus le navire était transformé, à son arrivée, parfois d’une façon qui impliquait son anéantissement. Aussi les savants avaient-ils défini des marges de sécurité. Les chemins qui restaient à parcourir dans l’espace pour sauter d’une étoile à l’autre, quoique raccourcis, demeuraient considérables. Mais la transradio n’avait pas à s’inquiéter de ces problèmes. Elle pouvait emprunter des directions de l’espace par lesquelles les distances se trouvaient réduites à presque rien. Il importait peu que le message fût transformé en cours de route, que l’information se trouvât altérée, érodée, pourvu que son contenu demeurât intelligible lors de sa réception.
Ainsi la transradio mettait-elle en contact des temps différents, des durées contradictoires, le temps de la Terre et celui des astronefs lancés à la vitesse de la lumière, et ceux des planètes tournoyant à des vitesses variables autour de leur soleil.
Et cela expliquait la déformation des voix. Une minute passée sur un navire qui approchait et qui décélérait déjà équivalait à trois minutes passées sur la Terre, et la voix devenait lente, grave, spectrale, étirée comme une pâte molle.
Seuls étaient compréhensibles les messages émis d’un point de l’univers se plaçant à une vitesse sensiblement comparable à celle de la Terre. Mais il arrivait que les différences fussent considérables, surtout dans le cas des astronefs rapides qui voyageaient presque à la vitesse de la lumière. Alors un mot était étiré pendant une heure, le mouvement des lèvres lointaines et presque inimaginables était ralenti à l’extrême. Un message déroulait sa trame d’information pendant une semaine, parfois pendant un mois. Il existait des codes destinés à éviter ces inconvénients. Le navire émetteur pouvait enregistrer son message et l’envoyer dans l’espace par la transradio à une vitesse accélérée. Et, si ces méthodes se révélaient encore insuffisantes lors de la réception sur la Terre, des machines écoutaient au long des heures les grognements des voix humaines et les transformaient au terme de leur longue écoute en voix normales, compréhensibles pour un humain.
Le Temps.
A chacun des pas qu’il faisait dans le port, Algan rencontrait la marque du Temps. Et il sentait confusément que l’homme commençait à coloniser le Temps, comme, lentement, il avait colonisé l’espace.
Et, tandis qu’il montait vers la coupole ouverte sur le ciel qui couronnait la tour, il se dit que dans moins d’un mois, il n’y aurait d’autre trace de lui sur la Terre que l’une de ces voix profondes et déformées émanant de son navire, abandonnée dans le sillage des antennes.