IV Les planètes puritaines

Le nom de la planète brillait en lettres de feu sur les hautes portes de bronze du port stellaire : Ulcinor. C’était un nom de l’ancien temps, léger, chantant, et lourd d’une atmosphère de mythe, de souvenirs brumeux et inquiétants, un nom sonnant haut et clair, environné de chuchotements troubles.

Algan franchit le seuil et, lorsqu’il eut passé les lourds battants des hautes portes de bronze, les faubourgs extérieurs de la ville lui apparurent ; il ne vit tout d’abord que des toits entre lesquels serpentaient, comme de minces rigoles, des rues étroites. Puis il distingua, dans le lointain, les ombres colossales de la ville neuve. Il était libre pour de longs jours, libre d’aller et de venir sur la planète, mais non de la quitter. Il savait que le gouvernement de Bételgeuse se souciait peu de perdre une recrue fraîchement engagée ; il savait aussi qu’il préférerait sans nul doute la vie des navires stellaires à celle que l’on menait sur Ulcinor, pour peu que le dixième des légendes qui couraient sur le compte des noirs mondes puritains fût exact.

Avant d’entrer dans la ville, il glissa ses mains dans de longs gants noirs, et recouvrit son visage d’un masque sombre. Le masque dérobait aux regards toutes les ouvertures de la tête, il voilait le nez et les oreilles sous de légers filtres qui n’empêchaient ni l’air, ni les sons, ni les odeurs de passer, il couvrait soigneusement la bouche et ne laissait apparaître que les yeux et le front.

On avait recommandé à Algan de ne jamais omettre de porter le masque. Sortir le visage nu équivalait pour les puritains d’Ulcinor à une grossière insulte, ou plutôt à un attentat délibéré à la pudeur ; les peines qui frappaient le délinquant étaient lourdes, fût-il protégé en tant que pionnier par la toute-puissante administration de Bételgeuse.

Algan déambula dans de vieilles rues que ne hantait plus aucun véhicule, et derrière ces murs immuablement blancs, mais parfois fissurés, craquelés par la chaleur et le froid d’innombrables saisons, il ne percevait que le mouvement d’une vie larvaire. Il aimait cela. Il retrouvait là quelque chose de la Terre ; quoique les mondes puritains comptassent parmi les plus violemment opposés à la façon de vivre de la Terre, il lui plaisait de découvrir ici une histoire et une décadence qui fussent comparables à celles du vieux Dark.

Il se rappela ce que lui avait dit Nogaro, avant qu’il quittât la nef : « Les mondes puritains ont peur de vieillir et leur peur est si grande qu’elle les a chargés en un instant du poids des ans. » Et c’était vrai, il le comprenait maintenant, admirant une fois de plus l’esprit étrange de Nogaro : les puritains avaient voulu créer une civilisation éternelle, et ils l’avaient rigidement conçue, et dès sa naissance elle portait le poids de cette malédiction, elle était condamnée à la sclérose.

Mais peu à peu, tandis qu’il avançait, les rues s’animèrent. A l’origine, les puritains étaient des marchands, et ils ne l’avaient jamais oublié ; ils avaient été des pionniers prompts à s’emparer de ce qui leur plaisait sur les mondes nouveaux, quitte à le revendre sur les planètes riches. Aussi leurs différents ports rassemblaient-ils tous les biens qui font l’objet d’un commerce dans la Galaxie humaine.

Algan croisa bientôt des hommes qui n’étaient plus des ombres furtives, mais d’importants personnages vêtus de velours sombre, noir ou bleuté selon leurs fonctions et leur rang, et dont les masques s’enrichissaient de pierreries étincelantes. Et les boutiques proposaient, dans un cadre toujours sévère, les biens de mondes innombrables, bois polis et antiques d’Atlan, fourrures légères et soyeuses d’Aldragor, ou encore les produits des artisanats indigènes, des châles aux couleurs étincelantes, des blocs de verre dans lesquels se déroulaient des vues multidimensionnelles et kaléidoscopiques, des plaques de bronze gravées de signes incompréhensibles, des cristaux aux formes et aux couleurs étranges, des abeilles de verre, des insectes géants dont la fidélité et les pinces étaient également puissantes.

Il n’y avait pas de limites aux richesses de la Galaxie humaine, et ce qu’elle produisait de mieux, était rassemblé ici, sur Ulcinor.


Mais Jerg Algan se sentait seul, tandis qu’il feuilletait les vieux livres dont les signes demeuraient pour lui muets, ou tandis qu’il palpait la douceur d’une étoffe. Il éprouvait une solitude qu’il n’avait que rarement connue sur la Terre. Pour la première fois de sa vie, il se sentait perdu au sein d’un monde neuf et déroutant, sans ami, sans même un guide qui pût frayer sa piste et le protéger. Et sans liberté.

Il rejeta l’étoffe sur l’éventaire, au grand dépit du marchand, dont les yeux luisaient de cupidité derrière le masque. La cupidité était une vertu sur cette planète où la plupart des sentiments humains étaient pourtant catalogués parmi les vices, et les habitants d’Ulcinor cultivaient sans répit cette rare qualité.

Algan remarqua sous un amas d’étoffes, de toiles peintes et de livres brodés, un échiquier ancien. Il balaya de la main les tissus légers et l’examina. Les soixante-quatre cases semblaient avoir été taillées dans deux essences de bois, l’une aussi bleue que la nuit, et l’autre aussi rose qu’une peau délicate ; et sous ce rapport l’échiquier était parfaitement normal. Mais chacune des cases était ornée d’une fine gravure. Et ces dessins retinrent l’œil curieux d’Algan.

Ils étaient remarquables par la minutie du détail, et par leur gratuité. Il était presque inconcevable qu’ils eussent été imaginés par un esprit humain. Ils n’étaient pas en effet assez visibles pour que leur but fût d’être décoratifs, et, de toute évidence, ils ne présentaient pas le moindre rapport avec le jeu d’échecs.

Pourtant, ils éveillèrent de vagues souvenirs dans la mémoire de Jerg Algan, et cela acheva de l’intriguer. Il avait entendu parler de tels signes, sur la Terre, à propos d’une science très ancienne, ou plus exactement d’une religion… non, il se souvenait à présent, à propos d’une superstition qui avait nom l’astrologie. Certains des signes gravés sur l’échiquier ressemblaient à certains symboles qui avaient servi à désigner certaines parties du ciel, certains groupes d’étoiles, du temps où les hommes croyaient que leurs destins se trouvaient inscrits dans le firmament.

Mais les autres ne ressemblaient à rien de ce qu’aurait pu imaginer un esprit humain. C’étaient soit des entrelacs de figures géométriques, soit des dessins représentant des êtres fantastiques, mais étrangers aux légendes humaines. Et cela n’avait apparemment aucune liaison avec le jeu d’échecs. Cela ressemblait plutôt à l’un de ces carrés mystiques que les peintres ou les graveurs de l’Antiquité s’étaient plu parfois à composer.

Algan posa sa main sur l’échiquier et le caressa légèrement du bout des doigts. Il se pouvait qu’il ne fût pas fait de bois, car la matière dans laquelle il avait été taillé présentait un grain plus fin que celui du bois aux fibres les plus serrées. Mais ce n’était pas non plus une ordinaire matière synthétique, car à considérer la façon dont la lumière jouait sur les carrés pâles et sombres, la structure chimique devait en être éminemment complexe.

La petite taille de l’échiquier surprit Algan. Ses deux mains recouvraient presque totalement la surface quadrillée.

Puis sa curiosité s’émoussa. Il se dit qu’il devait s’agir d’un jeu ayant appartenu à un navigateur, qui avait échoué là, au hasard de l’espace ou du jeu des transactions ou des vols. Cependant, il fit signe au marchand qui s’approcha avec empressement. Il ne possédait rien de ce qui se trouvait dans sa boutique, car les habitants d’Ulcinor considéraient comme immoral que l’on pût vendre quelque chose qui vous appartînt, mais ils n’en tenaient pas moins la cupidité pour l’un de leurs premiers et principaux devoirs.

— D’où tenez-vous cette pièce ? demanda Algan d’un ton dégagé.

— C’est un échiquier très ancien, dit le marchand. Ses petits yeux jaunes brillaient. – Très ancien. Peut-être mille ans. Peut-être dix mille ans, peut-être plus. Une affaire très intéressante. Etes-vous collectionneur ?

— Comment cela pourrait-il avoir dix mille ans ? dit Algan, la conquête de l’espace n’est pas si vieille. Comment pourriez-vous savoir que cet échiquier est si ancien ? Vous essayez de me voler, n’est-ce pas ?


Mais il éprouvait quelque difficulté à le croire. Il savait que la probité des marchands puritains était exemplaire ; jamais ils ne vantaient une qualité inexistante de leurs produits. Il arrivait seulement qu’ils oubliassent de mentionner certains défauts de ce qu’ils vendaient.

— C’est plus ancien que nous tous, dit le marchand. Il lissa son masque sur son visage. C’est plus ancien que cette ville. Croyez-moi. C’est une affaire intéressante. Personne ne sait de quand ça date. Cela vaut peut-être une fortune. Mais je suis obligé de m’en séparer. Les affaires vont si mal.

— Vraiment, dit Algan, souriant. Combien en demandez-vous ?

— Ne parlons pas de prix, monsieur. Du moins pas pour l’instant. Nous sommes l’un et l’autre amateurs de belles choses anciennes, n’est-ce pas ? Regardez cet échiquier. Pouvez-vous me dire de quoi il est fait ? Il y a d’anciennes légendes…

— Dites-moi plutôt où se trouvent les pièces, et vous me raconterez ensuite vos anciennes légendes.

Le marchand lui jeta un coup d’œil soupçonneux.

— Les pièces ? dit-il. Il n’y a pas de pièces. Pas avec cette sorte d’échiquiers. Je croyais que vous étiez connaisseur. Avez-vous seulement remarqué les dessins qui couvrent le damier ?

— Comment joue-t-on, alors ?

— Personne ne le sait. Je vous ai dit que cet échiquier était fort ancien, sans âge. Personne ne sait plus jouer avec ces échiquiers-là, monsieur. Ils existaient avant que l’homme sût déplacer des pions sur les soixante-quatre cases.

— D’où vient celui-ci ?

— Je n’en sais rien, monsieur. Je crois qu’un marin me l’a apporté un jour pour le vendre. Il venait des mondes qui bordent la Galaxie humaine. Je ne sais pas au juste où il a trouvé cet échiquier. Il ne me l’a pas dit, monsieur. Mais je sais que ces échiquiers sont très anciens. Pas très rares, monsieur, nous en avons vu beaucoup sur Ulcinor. Pas très rares, mais très anciens. Très antérieurs à la présence de l’homme.

— Il a donc existé d’autres civilisations dans la Galaxie avant celle de l’homme ?

Le marchand le regarda d’un air attristé.

— Comment pourrais-je vous répondre, monsieur ? Je ne sais rien de plus que vous. Les pionniers, dont mes ancêtres étaient et les vôtres aussi sans doute, ont découvert ici et là des races intelligentes, humanoïdes ou non, mais jamais aucune qui fût pleinement civilisée ni qui fût parvenue à quitter sa planète natale. Mais je crois… je crois, monsieur, que nous ne sommes pas les premiers à nous poser sur certaines planètes. Je crois qu’ils nous guettent. Je crois qu’ils nous attendent. Peut-être ces échiquiers sont-ils leur œuvre.

— Qui sont-ils ? demanda Algan d’une voix sèche.

— Qui le sait, monsieur, qui le sait ? Certainement pas un pauvre marchand d’Ulcinor qui n’a pas quitté trois fois sa planète. Mais des histoires courent, monsieur, des histoires bien curieuses.

— Quel genre d’histoires ?

— Oserai-je parler, monsieur ? Ces sujets sont d’habitude interdits. Cependant, je lis dans votre regard que vous êtes l’un de mes amis, et je suis persuadé que vous me donnerez un bon prix de cet échiquier, dont l’ancienneté et la valeur sont si grandes.

— Soit, dit Algan.

— Alors, suivez-moi, dit le marchand.

Algan jeta un coup d’œil autour de lui. Une foule animée se pressait contre les éventaires des marchands, des voitures silencieuses, noires et longues parcouraient les rues. Mais toute l’activité de la ville se déroulait dans un si grand silence que l’atmosphère était sinistre ; les masques et les vêtements sombres ajoutaient encore à cette sombre impression.

Algan s’engagea par la porte basse et étroite, dans la boutique ; ce n’était, tout au plus, qu’un étroit réduit, dans lequel se trouvaient entassées d’inconcevables richesses, des étoffes d’une légèreté et d’un éclat incomparable, des fourrures d’une tiédeur et d’une finesse idéales, des objets de métal travaillé.

Le marchand s’assit sur un monceau de fourrures et invita Algan à prendre place dans un haut fauteuil de cuir, de toute évidence en provenance de la Terre. La lumière était incertaine dans le réduit, mais les yeux d’Algan s’habituèrent bientôt, et il laissa son regard parcourir les recoins de la boutique.

— Je vois que ma boutique vous plaît, monsieur, dit le marchand. Cela me réchauffe le cœur.

Il se pencha vers Algan avec un sourire complice et lui dit :

— Aimez-vous le zotl ?

— Il y a bien longtemps que je n’en ai bu, soupira Algan. Mais je croyais que les mondes puritains…

— Il y a des accommodements, monsieur, dit le marchand. Nous avons un proverbe : « La façade seule compte pour qui ne franchit pas le seuil. » C’est un très vieux proverbe. Ne vous plaît-il pas ?

Le marchand prit une racine de zotl sur une étagère et la glissa dans une petite machine à presser le zotl qui avait extérieurement l’aspect tout à fait inoffensif d’une sculpture. Il attendit un temps que la dure racine se fût entièrement décolorée et que le jus se fût décanté. Puis il versa la liqueur ambrée dans de hauts gobelets d’argent.

— Attendez, dit-il, ne buvez pas tout de suite. Je désire vous montrer quelque chose. Je sais que je puis vous faire confiance.

Le ton du marchand s’était imperceptiblement transformé. Il était moins obséquieux, moins visiblement commercial, il s’était fait plus dur, plus net, plus tranchant. Le marchand entendait être obéi et Algan voulait savoir où il désirait en venir.

— Placez l’échiquier sur vos genoux, monsieur, posez votre main droite sur les cases, c’est cela, un doigt sur chaque case. Peu importe lesquelles. Et maintenant écoutez-moi.

— Nous voyons bien des gens, monsieur, sur une planète comme Ulcinor. Et d’habitude, on nous fait confiance, car on sait que nous sommes d’une probité au-dessus de tout éloge. Nos coutumes ne sont pas toujours appréciées comme elles devraient l’être, et notre intolérance, cependant légitime, nous déconsidère souvent. Pourtant les étrangers nous font dans l’ensemble confiance, et c’est une chose bien rare dans toute l’étendue de l’espace, croyez-moi. Aussi nous racontent-ils des choses qu’ils ne diraient nulle part ailleurs et que Bételgeuse elle-même, dans son orgueilleuse puissance, ignore.

» Vous n’aimez pas Bételgeuse, monsieur, inutile d’essayer de me détromper. J’ai tout de suite vu à votre costume que vous étiez un pionnier et que vous veniez de la Terre, et je sais comment Bételgeuse recrute les pionniers sur la Terre, quoique le gouvernement central ne s’en vante pas beaucoup. Eh bien, nous aussi, nous avons de bonnes raisons de ne pas aimer Bételgeuse.

» Voilà trois siècles et plus que notre domaine se trouve limité aux mondes que vous appelez puritains, alors qu’il existe tant de planètes non colonisées dans l’espace. Bételgeuse veut bien de nos hommes, mais pas notre société. Elle nous craint et nous empêche de nous étendre.

» Aussi écoutons-nous attentivement les récits des voyageurs, monsieur, et cherchons-nous toujours quelque secret qui nous donne une ombre de supériorité sur Bételgeuse. Et nous trouverons un jour. Nous savons par exemple qu’il existe sur certains mondes des ruines plus anciennes que l’homme.

Il se tut et ses yeux jaunes et enfoncés dans leurs orbites fouillèrent le visage impassible de Jerg Algan.

— Cela ne vous surprend pas ? demanda-t-il.

— J’ai déjà entendu une histoire semblable, dit Algan.

— Peut-être. Ou peut-être êtes-vous très habile à cacher vos sentiments ? Peut-être n’aurais-je pas dû parler si vite ? Mais peu importe. Je sais que vous détestez Bételgeuse autant que nous.

» Ecoutez-moi bien. Plusieurs expéditions ont découvert et photographié des ruines colossales sur des planètes en marge de la Galaxie humaine. Malheureusement aucune de ces expéditions n’est revenue.

— Accident ? demanda Algan. Sa voix ne laissait rien filtrer de son étonnement.

— Elles ont simplement disparu. Peut-être ont-elles été détruites. C’est ce que croit Bételgeuse. Ou peut-être sont-elles simplement parties. C’est ce que nous croyons.

— Parties ? dit Algan.

— Imaginez que ces ruines aient été des sortes de portes s’ouvrant sur tout ce que vous pouvez concevoir ; imaginez que ces expéditions se soient engagées innocemment dans de nouveaux univers et qu’elles n’aient jamais pu revenir.

— Absurde, dit Algan.

— Sans doute, dit le marchand, sans doute. Mais une fois ou deux des hommes sont revenus. Oh ! après de bien longs détours. Et généralement sous d’autres noms. Bételgeuse ne les a jamais revus, elle, bien qu’ils lui eussent prêté serment des années auparavant. Mais nous, nous les avons trouvés. Ils avaient quelque chose à vendre, et ils sont venus nous le proposer.

— Que leur était-il arrivé ?

— Rien. Ne croyez pas que je cherche à vous cacher la vérité, mais il ne leur était jamais rien arrivé. Leurs histoires étaient le plus souvent étonnamment semblables. Ils avaient été laissés en arrière par le gros du corps d’exploration, le plus souvent afin de garder un camp. Mais personne n’était jamais venu les relever de leur garde. Alors ils avaient fui en emportant ce qui avait le plus de valeur dans le camp et quelquefois après avoir pris quelques photographies.

» Toutes les photographies sont entre nos mains. Ces ruines existent.

— Trop anciennes, dit Algan.

— Croyez-vous ? Ces expéditions ont disparu après tout.

— Admettons-le. Quel rapport cela peut-il avoir avec cet échiquier, et pourquoi me le dites-vous à moi ?

Le masque de soie noire du marchand se plissa si bien qu’Algan vit qu’il souriait.

— Posez vos doigts sur l’échiquier, monsieur, les doigts de n’importe quelle main, chaque doigt sur une case. Bon. Buvez votre zotl maintenant.

Algan souleva son masque et vida lentement son verre. Son cœur était plein d’une déchirante nostalgie. Il se rappelait la Terre et les bars louches de Dark, et ce pays imaginaire que le zotl lui permettait d’explorer. Un désert gris sous un ciel bas et vert, des roches irisées et mouvantes. Des soleils lointains et invisibles vibrant comme des cordes de harpe. Mais cette fois-ci, le zotl ne l’emporta pas au bout de ses nerfs, il ne se mit pas à entendre les couleurs, ni à voir les sons.

Il lui sembla qu’il se tenait sur l’échiquier et qu’il n’était qu’un pion posé sur une case blanche, et il ne pouvait apercevoir les limites du damier. Il restait rigide, les yeux ouverts et fixes, tenant son verre à bout de bras, sans même frémir. Il n’était plus en lui-même. Il voyageait sur l’échiquier.

Une force irrésistible l’emporta. Puis les cases commencèrent à changer et à grandir autour de lui. Le ciel s’obscurcit, il y vit luire des étoiles, il plana un petit temps au-dessus d’une étendue verdoyante, puis il descendit verticalement et se posa doucement parmi de hautes herbes souples.

Les herbes lui montaient jusqu’aux épaules, mais il les oublia brusquement lorsqu’il regarda autour de lui, car sous ce ciel mauve orné d’une gigantesque étoile bleue, étincelaient les noires murailles polies de ruines cyclopéennes.

Ce n’était rien de plus qu’un mur. Mais il se mit à crier. Il le vit se fissurer, s’effondrer, et l’écraser. Ce n’était qu’un rêve, mais il battit des paupières. Ce mur était trop vaste, trop uni, trop lisse pour avoir été une œuvre humaine, il était trop noir, aussi. Il ne se dressait pas verticalement, mais il était nettement incliné, il surplombait l’endroit de l’atterrissage d’Algan et c’était ce qui lui avait donné l’impression de voir le mur s’effondrer.

Puis Algan leva la tête vers le ciel et chercha à déterminer de quel soleil il pouvait s’agir, mais il sentit brusquement un poids au bout de son bras, il cligna des yeux et il aperçut le visage masqué du marchand penché vers lui.

— Qu’est-ce ? dit-il, avant même de poser le gobelet sur la table.

— Comment voulez-vous que je le sache ? Je n’étais pas avec vous, dit le marchand.

— Vous saviez ce qui allait m’arriver. Vous m’avez dit de poser une main sur l’échiquier. Le zotl seul ne m’a jamais envoyé là-bas.

— Sans, doute non, sans doute non, dit le marchand. Eh bien, vous en savez autant que moi, maintenant. Et soyez persuadé que cet endroit existe réellement, tel que vous l’avez vu, sachez que ces murailles tombent depuis des milliers d’années vers cette portion de terrain que vous avez occupée. Le soleil dans le ciel était-il bleu, ou rouge, ou jaune encore ?

— Une énorme étoile bleue, dit Algan.

— C’est le cas le plus fréquent. Voyez-vous, de nombreux éléments changent dans ces visions. La végétation, par exemple, ou encore la teinte du ciel, ou la couleur du soleil, mais jamais ces murailles ne varient. Sur tous ces mondes qui ont quelque rapport avec cet échiquier et avec le zotl se dressent ces forteresses colossales. Dieu seul sait quelles richesses elles contiennent.

— Ou quelles armes, dit Algan.

Ils se turent un instant et se regardèrent.

— Une illusion, dit Algan.

— Sans doute, dit le marchand, sans doute, une illusion qui tue.

— Pourquoi n’avez-vous jamais envoyé d’expéditions ?

— Bételgeuse, dit le marchand. Il n’y a de navires et de techniciens que pour les expéditions de Bételgeuse. Vous savez combien les hommes sont rares. Mais nous avons appris bon nombre de choses tout de même, comme vous voyez. Oui, oui, bon nombre de choses.

— Et maintenant, dit Algan, vaguement mal à l’aise, dites-moi pourquoi vous m’avez raconté tout cela ?

Les yeux du marchand se fermèrent presque entièrement.

— Vous vous intéressiez à l’échiquier, dit-il. Je pensais que ces questions vous passionnaient. Ai-je eu tort ?

— Non, reconnut Algan, mais je doute qu’en cela tienne toute l’explication.

— Nous aimons beaucoup raconter des histoires, nous autres puritains, dit le marchand. Nous aimons aussi beaucoup en entendre. Imaginez que vous voyiez quelque chose ou même que vous entendiez seulement parler de quelque chose, d’un grand mur oblique et noir, par exemple, je suis persuadé que nous serions assez heureux de l’apprendre pour vous offrir un très haut prix en échange de vos confidences. Un très haut prix, en vérité.

— Je ne suis qu’un pionnier, dit Algan. Il hésitait à répondre affirmativement. Il n’était pas sûr de la sincérité du marchand et craignait de se fourrer dans un guêpier. J’ignore même où j’irai lors de mon premier voyage. Je ne pourrai vous être d’un grand secours.

— Qui sait ? dit le marchand. Ses yeux clignotaient maintenant comme s’il transmettait en morse quelque message secret à un assistant invisible. Qui peut le savoir ? Peut-être voyagerez-vous librement demain entre les étoiles ? Quoi qu’il vous arrive, ne nous oubliez pas.

— J’y veillerai, dit Algan. Et combien me demanderez-vous pour cet échiquier.

— Rien, dit le marchand. Sa voix était lourde de regret comme s’il était en train de commettre un péché trop lourd pour sa conscience, et c’était bien en vérité ce qu’il était en train de faire.

— Rien, dit-il, je vous le donne.


La situation est plus compliquée qu’elle n’avait semblé au premier abord, se dit Jerg Algan en marchant dans les rues de la ville.

Nogaro avait eu raison sur presque tous les points. La Galaxie humaine ne formait pas un bloc monolithique, mais une sorte de levain tiraillé en tous sens par des ambitions diverses. Un seul choc suffirait peut-être à faire s’écrouler la puissance de Bételgeuse. Cette idée n’était pas pour déplaire à Jerg Algan.

Mais ce qui le surprenait plus encore c’était cet intérêt envers les races non humaines qu’avaient témoigné Nogaro et, après lui, le marchand. Cet intérêt correspondait certainement à certains éléments que lui, Algan, ignorait. Il se pouvait même qu’ils fussent en rapport avec l’instabilité du pouvoir de Bételgeuse dans la Galaxie, ou qu’une connaissance approfondie du problème permît de mettre Bételgeuse en échec. Les mondes puritains attendaient de la découverte des forteresses de pierre noire une sûre victoire sur Bételgeuse. Sans doute en savaient-ils plus que le marchand n’en avait voulu dire à Algan. Mais quel rôle, lui, Jerg Algan, jouait-il sur cette scène gigantesque ? se demandait-il, angoissé, tandis qu’il palpait la surface lisse de l’échiquier.

Il n’y avait pas de réponse possible.

Chacune des pistes qu’il explorait mentalement conduisait à une impasse.


* * *

Ulcinor était une planète peuplée d’ombres, de hautes flammes noires qui couraient dans les rues.

Ce n’étaient, partout, que masques noirs et longues capes dérobant leurs porteurs aux regards indiscrets. L’animation des rues avait même quelque chose de furtif, comme si les habitants d’Ulcinor à force de vouloir ressembler à des fantômes asexués, avaient fini par prendre des habitudes de spectres craintifs. Les voitures qui circulaient sur la chaussée étaient longues et noires, et leurs glaces, vues de l’extérieur, n’étaient que des miroirs qui renvoyaient au passant sa propre image. Elles roulaient silencieusement, souplement, à une allure rapide et régulière. Elles avaient quelque chose de funèbre jusque dans leurs chromes sobres, mais étincelants.

Et personne ne portait d’arme. Cela surprit Algan qui avait vu, de tout temps, les hommes de Dark porter en évidence à leur ceinture des radiants de toute espèce. La sécurité, ici, était telle qu’il ne venait jamais à la pensée de personne que l’on dût parfois compter sur sa rapidité et sur son adresse pour survivre.

Ulcinor était un monde qui avait de solides traditions. La Terre en avait eu, elle aussi, se dit Algan, mais elle n’était plus maintenant – il s’en rendait compte pour la première fois avec une poignante certitude – que chaos et décomposition.

La ville neuve surprit Algan. Il comprit brusquement que Dark, malgré sa splendeur, n’était qu’une cité du passé en train de mourir. Ici, les immenses bâtiments blancs et noirs étaient plus hauts et plus majestueux que ceux de Dark. Et des tours se dressaient vers le ciel qui eussent écrasé de leur masse même la tour du port stellaire de la Terre.

Mais il ne régnait, songeait Jerg Algan, dans la ville puritaine que l’ennui et l’angoisse. C’était une ville froide, peuplée d’ombres qui avaient oublié leur sort d’hommes, qui chuchotaient au lieu de parler à voix haute, qui couraient le long des murs en frappant à peine le sol du talon, c’était une ville déjà morte, enfouie déjà dans le linceul de son silence, comme l’étaient ces milliers de visages derrière leurs masques.

L’idée des anciens puritains avait été que chaque homme, en face d’un univers immense mais non inaccessible, était et devait être définitivement seul, qu’il ne devait compter que sur lui-même ou que sur le jeu de lois mathématiques destinées à assurer seulement sa protection ou sa survie. L’homme de l’espace ne pouvait plus être ni l’homme d’une époque ni celui d’un monde. Il fallait qu’il fût détaché de tout et interchangeable. Il fallait qu’il fût inodore et incolore, presque invisible, presque insaisissable.

Et en quelques centaines d’années, il l’était effectivement devenu. Du moins sur les Mondes Puritains. On pouvait quitter Ulcinor et la retrouver un siècle plus tard sans la moindre surprise. Les rues étaient identiques, et les façades blanches et noires avaient à peine senti passer sur elles le souffle du Temps. Quant aux hommes, ils avaient peut-être changé derrière leurs masques, mais nul ne pouvait le savoir.

Jerg Algan se souvint des hommes et des femmes de la Terre, de leurs voix fortes et sonores, de leurs costumes colorés et parfois originaux. C’était à peine s’il pouvait reconnaître ici les femmes à leurs longs cheveux flottant dans le vent léger, et à leur taille plus fine. Mais leurs traits, leurs lèvres et leurs joues étaient cachés derrière les masques lisses et immuables et la souplesse de leurs corps disparaissait sous les amples capes de nuit.

Ceci était le monde de l’avenir, se disait Jerg Algan, fixant les façades nues et aveugles qui auraient été riches, sur Terre, de tant de lumières, de tant de fenêtres, de rideaux entrouverts comme des paupières sur la chaleur tranquille de chambres accueillantes. Et ses mains tremblaient de colère dans leurs longs gants noirs. Et ses lèvres frémissaient d’angoisse et d’inquiétude sous le léger masque de soie.

Ou bien un autre avenir surgirait-il à temps des profondeurs de l’espace ? Né sur d’autres mondes incroyablement anciens. Ou à naître sur certains mondes encore jeunes ?

Personne ne pouvait le dire, songeait Jerg Algan, tandis qu’il marchait dans les larges rues d’Ulcinor, essayant d’imiter ceux qui l’entouraient et de restreindre la longueur de ses pas.

Une main se posa sur son épaule. Il se retourna vivement, mais silencieusement. Sa main se glissa instinctivement vers sa ceinture. Mais aucune arme, aucun fourreau n’y étaient attachés.

— Je vois que vous vous intéressez aux antiquités et aux histoires des marchands, dit la voix de Nogaro, assourdie, affaiblie par le masque, mais nette et légèrement ironique.

— Comment le savez-vous ? dit brusquement Algan.

— Peu importe. L’air porte toutes sortes de bruits à mes oreilles. Connaissez-vous les toits d’Ulcinor ? Croyez-moi, c’est une chose qui vaut la peine d’être vue, pour un étranger. Venez. J’ai à vous parler. Nous serons plus tranquilles là-haut.

Nogaro prit le bras de Jerg Algan et l’entraîna. Ils franchirent le porche d’un édifice colossal et s’engagèrent dans une enfilade de salles blanches. Une multitude de masques allaient et venaient. Et, tout au bout de ce long couloir, Algan aperçut une immense spirale qui semblait tournoyer sur elle-même. Puis il comprit, lorsqu’ils s’engagèrent sur la spirale. C’était un chemin mouvant qui les entraînait vers les parties supérieures de l’édifice.

Algan n’avait jamais rien vu de semblable sur la Terre.

— Il est inutile de me raconter ce que vous a dit le marchand, dit Nogaro. Je le sais. J’aimerais seulement vous prévenir d’un certain nombre de phénomènes qui ne manqueront pas de vous arriver.

Jerg Algan se tourna vers Nogaro.

— Croyez-vous qu’il y ait quelque chose de vrai dans tout cela ? demanda-t-il. Croyez-vous réellement qu’il existe dans l’espace une autre civilisation plus ancienne que celle de l’homme ?

— J’aimerais bien en être sûr, répondit évasivement Nogaro.

— L’échiquier et le zotl ?

— Je n’en sais pas plus que vous.

— Les expéditions perdues ?

— Tout ce que vous a dit le marchand sur ce point est exact, sauf en ce qui concerne Bételgeuse. Bételgeuse en sait autant que les marchands, ni plus ni moins, mais juste autant. Et, comme les marchands, Bételgeuse aimerait bien en savoir plus. Peut-être l’apprendra-t-elle de vous ? Qui sait ?

— Je ne suis qu’un pionnier. Je ne sais même pas sur quel monde je vivrai l’année prochaine.

— Qui sait ? répéta Nogaro. Il sembla à Algan qu’il souriait sous son masque. Peut-être voyagerez-vous librement demain, entre les étoiles ? Peut-être conduirez-vous demain une expédition ?

Un endroit précis du cerveau d’Algan se glaça.

— Le marchand m’a déjà dit cela, dit-il lentement. Et c’est votre tour, maintenant. Il semble que je sois le moins bien renseigné sur mon propre avenir.

— Il se pourrait, en effet, que vous le fussiez, mon ami, dit Nogaro, d’une voix froide et tranchante. Bételgeuse et les marchands échafaudent certains projets sur votre compte.

Algan réfléchit. La spirale les avait maintenant entraînés presque au sommet de l’immeuble. Il leva la tête et vit au-dessus d’eux s’arrondir une coupole transparente. Des points noirs qui étaient des navires stellaires, voguaient dans le ciel.

— Il se pourrait par exemple, poursuivit Nogaro, que Bételgeuse mette un navire rapide à votre disposition. Oh ! un petit navire. Une simple vedette d’exploration, susceptible d’être pilotée par un seul homme. Alors, vous pourriez sillonner les cieux lointains qui abritent les citadelles noires. Mais, comme Bételgeuse n’aimerait pas que cela se sache, il se pourrait qu’elle vous demande de vous emparer, par la force, d’un navire, sur un port stellaire, celui d’Ulcinor, par exemple. Cela s’est déjà vu. Et la chose serait aisée. La négligence des responsables du port est, en pareil cas, incroyable. Donc, vous partiriez sur ce navire volé, et vous ramèneriez après une longue exploration, des données intéressantes. Alors commencerait à votre sujet une longue, longue lutte entre Bételgeuse et les Puritains. Comprenez-vous cela, mon ami ?

— Je commence à comprendre, dit Algan. Mais pourquoi moi, pourquoi m’ont-ils choisi ? Et pourquoi les Puritains me donnent-ils des informations qui serviront Bételgeuse si je pars ?

— C’est ici que les choses se compliquent. Pour Bételgeuse comme pour les Puritains, vous n’êtes qu’un pion. Mais à partir du moment où l’un des camps vous a choisi, l’autre s’occupe aussi de vous. Vous ne saurez jamais sans doute lequel des deux a commencé par s’intéresser à vous, mais cela n’a pas d’importance.

» Mettons que vous n’êtes pas un pionnier normal, même parmi ceux qui viennent de la Terre. Vous êtes capable de survivre dans un environnement hostile, seul. Mais par-dessus le marché, vous haïssez Bételgeuse et les Puritains à la fois. Vous haïssez le monde actuel. Vous souhaitez découvrir au fond de l’espace une façon de le détruire. Vous chercherez fébrilement si l’occasion vous en est donnée. Cela suffit. Bételgeuse comme les Puritains espèrent bien découvrir grâce à vous une façon de détruire le pouvoir qui les inquiète, le gouvernement central pour les Puritains, et les Dix Planètes pour Bételgeuse. Quant aux renseignements qui vous ont été donnés par le marchand, ils sont sans intérêt. Bételgeuse les détient déjà. Ils vous ont été donnés uniquement pour endormir votre méfiance.

Ils se trouvaient maintenant juste sous la coupole. La ville s’étendait au-dessous d’eux, tout autour du port stellaire, tel un jeu de dominos blancs et noirs disposés en lignes régulières sur une table plane. Une immense nef noire aux couleurs de Bételgeuse tournoyait comme un insecte géant au-dessus du port stellaire. Le ciel était plein, au-dessus de la ville, des traînées blanches laissées par les navires en partance.

— L’espace n’est donc pas assez vaste pour que les Puritains et Bételgeuse coexistent, dit Algan.

— Non, souffla Nogaro. Ou plutôt, il est trop vaste, et les hommes sont trop peu nombreux pour que l’un des deux empires puisse tolérer le partage. Tout changerait peut-être si les hommes rencontraient dans le ciel un allié puissant. Mais ils n’ont encore découvert, en fait de races intelligentes, que des espèces primitives, peut-être des échecs de l’Histoire ou du Temps.

— Mais qui êtes-vous donc, demanda Jerg Algan. Comment savez-vous tout cela ? Pour le compte de qui travaillez-vous ? Est-ce pour vous-même ?

— Non, dit Nogaro. Il détourna les yeux et regarda la ville. Tout cela m’intéresse, mais en fait, il est bon que je vous le dise, je crois, mon ami : je représente Bételgeuse.

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