17.

Les jours qui suivirent furent occupés à remettre un peu d’ordre dans le territoire. Selon un premier recensement effectué sous la direction de Burton, il y avait eu cette nuit-là vingt mille tués, blessés grièvement, disparus ou enlevés par les Onondagas. Le Romain Tullus Hostilius avait apparemment réussi à s’échapper. Les esclaves nommèrent un gouvernement provisoire. Targoff, Burton, Spruce, Ruach et deux autres formèrent un comité exécutif doté d’un pouvoir considérable, mais en principe temporaire. John de Greystock figurait au nombre des disparus. On l’avait vu au début des combats, puis soudain plus personne n’avait remarqué sa présence.

Alice s’installa, sans faire aucun commentaire, dans la hutte de Burton. Plus tard, elle donna les raisons de son attitude :

— D’après Frigate, dit-elle, toute cette planète est construite sur le même modèle. Le Fleuve, la vallée, les montagnes au loin comme une barrière. Le Fleuve doit avoir au moins trente millions de kilomètres de long. Cela paraît incroyable, mais notre résurrection ne l’est pas moins. D’autre part, on peut estimer à trente-cinq ou quarante milliards le nombre d’êtres humains répartis le long du Fleuve. Dans ces conditions quelles chances aurais-je jamais de retrouver mon mari ? Par-dessus le marché, je t’aime. Je sais que je ne me comporte guère comme si je t’aimais. Mais quelque chose a changé en moi. Peut-être à cause de tout ce que je viens de subir. Sur la Terre, je ne crois pas que j’aurais jamais pu t’aimer. Tu m’aurais fascinée, oui, peut-être, mais tu m’aurais horrifiée, effrayée en même temps. Je n’aurais jamais pu faire une bonne épouse pour toi. Ici, je crois que c’est possible. Je serai ta concubine, puisqu’il n’existe ici aucune autorité, civile ou religieuse, qui ait le pouvoir de nous marier. Cela te montre à quel point j’ai changé, pour accepter tranquillement l’idée de vivre avec un homme qui n’est pas mon mari… ! Mais voilà, c’est ainsi.

— Nous ne sommes plus à l’époque victorienne, répondit Burton. Comment appeler cette période où nous vivons ? L’Ere du Chaos, le Temps du Brassage ? Finalement, toutes ces cultures en présence donneront peut-être la civilisation du Fleuve, ou plutôt les civilisations du Fleuve.

— A condition que cela dure. Tout a commencé subitement, tout peut prendre fin de la même façon.

Pourtant, médita Burton, ce grand Fleuve, cette plaine, ces collines boisées et ces montagnes aux sommets inaccessibles n’étaient certainement pas de la substance dont on fait les rêves. Tout cela était concret, tangible, aussi réel que le petit groupe qui s’approchait en ce moment de la hutte en discutant avec animation. Il y avait là Frigate, Lev Ruach, Monat et Kazz. Il sortit pour les accueillir. Ce fut le Néandertalien qui parla le premier :

— Il y a longtemps, quand moi pas savoir encore bien parler, moi voir une chose bizarre. Essayé d’expliquer, mais Burton-nak pas compris. Kazz voir un homme qui n’a pas la marque sur le front.

Il posa l’index au milieu de son front, puis fit le même geste sur le front de chacun des autres.

— Je sais, poursuivit-il, que tu ne la vois pas. Pete et Monat non plus. Personne ne la voit. Mais elle est sur tout le monde. Trois fois seulement, moi pas voir cette marque. La première, il y a longtemps, quand Kazz a essayé d’attraper un homme qui s’est enfui. La deuxième fois, c’était une femme, sur la rive. Nous à bord du bateau. Kazz rien dit à personne. Et maintenant, il y a quelqu’un d’autre.

— Il veut dire, intervint Monat, qu’il est capable de percevoir certains caractères ou symboles sur le front de chacun d’entre nous. Il ne les voit qu’en pleine lumière, et seulement sous un certain angle. Mais tous ceux qui sont ici portent ce signe, à l’exception des trois personnes qu’il a mentionnées.

— Il doit voir un peu plus loin que nous dans le spectre, dit Frigate. De toute évidence, ceux qui nous ont marqués du signe de la bête – c’est la première comparaison qui vient à l’esprit – ignoraient cette faculté propre à l’espèce à laquelle appartient Kazz. Ce qui, au moins, nous prouve qu’« ils » ne sont pas omniscients.

— Ni infaillibles, renchérit Burton. Sinon, je ne me serais jamais réveillé dans cet endroit étrange, avant d’être ressuscité. Mais qui est cette personne qui ne porte pas le signe sur le front ?

Il avait posé la question posément, mais son cœur battait à coups redoublés dans sa poitrine. Si Kazz ne se trompait pas, il avait peut-être repéré un agent travaillant pour le compte de ceux qui avaient ressuscité l’espèce humaine tout entière. Des dieux déguisés ?

— Il s’agit de Robert Spruce ! dit Frigate.

— Avant de conclure trop hâtivement, suggéra Monat, n’oublions pas que l’absence de marque pourrait être le fait d’une erreur.

— Nous découvrirons bien la vérité, déclara Burton d’une voix qui ne présageait rien de bon. Mais quelle peut bien être l’utilité de ces symboles ? Pourquoi nous marquer au front ?

— Probablement pour nous identifier et nous recenser, dit Monat. Mais qui peut savoir au juste, à part ceux qui nous ont mis ici ?

— Allons demander à Spruce ce qu’il en pense, fit Burton.

— Il faudra d’abord l’attraper, déclara Frigate. Kazz a eu le tort de lui dire qu’il connaissait l’existence de ces symboles. Cela s’est passé ce matin, au petit déjeuner. Je n’étais pas présent, mais ceux qui l’ont vu disent qu’il est subitement devenu très pâle. Quelques instants plus tard, il s’est excusé et personne ne l’a revu depuis. Nous avons lancé des patrouilles à sa recherche, en amont et en aval du Fleuve, dans les collines et même sur l’autre rive.

— Sa fuite est un aveu, dit Burton. (Il enrageait. A quel sinistre sort l’humanité était-elle donc promise, pour qu’on l’eût ainsi marquée au front ?)

Au cours de l’après-midi, les tam-tams annoncèrent la capture de Spruce. Trois heures plus tard, il comparaissait devant un Conseil de sécurité réuni en hâte dans le nouveau bâtiment édifié pour abriter le gouvernement provisoire. Pour éviter d’alarmer la population, il fut décidé que le Conseil siégerait à huis clos. Kazz, Monat et Frigate assistaient aux débats comme témoins.

Burton, qui présidait, s’adressa à Spruce sans autre préambule :

— Je dois vous prévenir que nous ne reculerons devant aucun moyen pour vous arracher la vérité. Ceux qui sont assis à cette table répugnent à utiliser des moyens de persuasion violents mais estiment unanimement que la gravité des circonstances justifie l’abandon de certains principes.

— Il ne faut jamais abandonner ses principes, répondit Spruce calmement. Jamais la fin n’a justifié les moyens, même si le contraire signifie la mort, la défaite ou l’ignorance éternelle.

— L’enjeu est beaucoup trop important, déclara Targoff. J’ai moi-même été la victime d’individus sans principes. Ruach, ici présent, a été torturé plusieurs fois. Pourtant, avec les autres, nous sommes tous d’accord pour utiliser sur vous le silex et le feu, si c’est nécessaire pour vous faire avouer. Dites-nous si vous êtes l’un des responsables de notre résurrection.

— Si vous me torturez, vous ne vaudrez pas mieux que Goering et ses pareils, fit Spruce d’une voix un peu moins assurée. Vous serez pires, en fait, car vous vous forcez à lui ressembler dans le seul but de découvrir quelque chose qui n’existe peut-être même pas. Ou, si cela existe, qui peut ne pas valoir le prix que vous êtes prêts à payer.

— Dites-nous la vérité, et il ne vous sera fait aucun mal, insista Targoff. N’essayez pas de nous mentir. Nous savons que vous êtes là pour nous espionner. Pour le compte de qui ? Que savez-vous des responsables de notre résurrection ?

— Il y a un feu qui brûle à l’intérieur de cette cavité que vous voyez là-bas, dit Burton. Si vous ne vous décidez pas à parler sur-le-champ, vous… Disons que le fait de rôtir à petit feu ne sera rien en comparaison de ce qui vous attend. Je fais autorité dans le domaine des méthodes de torture orientale ou extrême-orientale. Je peux vous assurer qu’il existe des moyens raffinés de vous extirper la vérité, et que je n’aurai aucun scrupule à les employer.

Spruce avait pâli et transpirait abondamment.

— Vous risquez de vous priver de la vie éternelle si vous faites une chose pareille, Burton. Vous régresserez sur la voie qui conduit au but final.

— De quoi parlez-vous ?

— Nous ne pouvons supporter la douleur physique, gémit Spruce en ignorant la question de Burton. Nous sommes trop sensibles.

— Allez-vous parler ? demanda Targoff d’un air menaçant.

— L’idée même d’autodestruction nous est pénible et ne doit être envisagée qu’en cas de nécessité absolue, reprit Spruce sur le même ton. Et pourtant, nous savons que la mort n’est pas définitive.

— Placez-le au-dessus du feu, dit Targoff aux deux hommes qui le maintenaient.

— Une seconde, intervint Monat. Ecoutez-moi bien, Spruce. La civilisation à laquelle j’appartenais était beaucoup plus avancée que celle de la Terre. Je suis donc le plus qualifié pour émettre quelques hypothèses scientifiques qui vous éviteront peut-être d’avoir à choisir entre la torture physique et la douleur morale de celui qui trahit sa cause. Si vous vous contentez d’approuver ou de dénier mes suppositions, votre trahison n’en sera pas une.

— Parlez, dit Spruce.

— Selon ma théorie, vous n’êtes pas un extra-terrestre. Vous venez de la Terre, mais vous appartenez à une époque largement postérieure à 2008. Vous devez être le descendant des rares personnes qui ont survécu à la catastrophe que j’ai provoquée. A en juger par le niveau de technologie nécessaire pour aménager cette planète comme vous l’avez fait, vous devez venir d’une époque très éloignée de la nôtre. Disons, au hasard, le cinquantième siècle après J.— C. ?

Spruce jeta un regard oblique en direction du feu, et répondit d’une voix étranglée :

— Ajoutez une vingtaine de siècles.

— Cette planète paraît être des dimensions de la Terre. Nous évaluons à quarante milliards, au maximum, le nombre d’humains qu’elle peut contenir. Cela est peu, comparativement à la durée de vie de l’humanité. Où sont donc les autres ? Où sont les mort-nés, les enfants morts avant cinq ans, les idiots, les demeurés, où sont ceux qui sont nés après le vingtième siècle ?

— Ils sont ailleurs, balbutia Spruce.

— Certains savants de mon peuple, poursuivit Monat, professaient une théorie selon laquelle il serait possible, un jour, de jeter un regard sur notre passé. Grosso modo, ils disaient que des émanations visuelles du passé pourraient être captées, puis enregistrées. Naturellement, cela n’a rien à voir avec le rêve chimérique du voyage dans le temps. Mais pourquoi votre civilisation n’aurait-elle pas pu accomplir ce dont nous avions théoriquement envisagé l’existence ? Supposons que vous possédiez le moyen de reproduire artificielle ment tous les êtres humains qui ont existé. Supposons que vous ayez choisi cette planète pour l’aménager en une immense réserve à notre intention. Supposons toujours. Quelque part, peut-être dans les profondeurs mêmes de cette planète, vous installez des convertisseurs énergie-matière qui puisent, par exemple, leur énergie dans la chaleur du noyau planétaire. Grâce à d’immenses banques de matrices individuelles, vous recréez tous ceux qui sont morts et vous leur faites subir un traitement biologique de réparation et de rajeunissement, restaurant les membres et les yeux perdus, etc., en profitant de l’occasion pour corriger les défauts physiques. Ensuite, vous constituez de nouveaux enregistrements de ces corps tout neufs et les conservez dans d’immenses mémoires. Puis vous détruisez ces corps sans qu’ils aient jamais vécu. Il ne vous reste plus qu’à les recréer une bonne fois à l’aide du métal conducteur. Les conduites pourraient être enterrées sous le sol. La résurrection ne demande ainsi aucun recours au surnaturel. Mais la grande question, c’est : Pourquoi faites-vous ça ?

— Si vous aviez le pouvoir de faire toutes ces choses que vous décrivez si bien, votre devoir éthique ne serait-il pas de les réaliser à tout prix ?

— C’est bien possible, mais je ferais au moins une sélection parmi ceux que je ressusciterais.

— Et si vos critères n’étaient pas les mêmes que ceux des autres ? Vous croyez-vous assez bon et assez sage pour juger ? Qui êtes-vous donc, pour vous hausser à l’égal de Dieu ? Non ; tout le monde doit avoir une seconde chance, quelle que soit la stupidité, la bassesse ou la mesquinerie dont il a fait preuve au cours de sa vie. C’est à chacun de se déterminer selon…

Spruce s’interrompit subitement, comme s’il regrettait d’en avoir trop dit.

— En route, reprit Monat, je suppose que vous profitez de l’opération pour étudier l’humanité telle qu’elle a existé depuis le commencement. Vous devez recenser les langages que l’homme a parlés, les mœurs, les doctrines philosophiques, les biographies des grands hommes. Pour accomplir cela, vous avez besoin d’observateurs, déguisés en ressuscités, qui puissent se mêler aux autres pour les étudier sans éveiller l’attention. Combien de temps ces recherches dureront-elles ? Mille ans ? Deux mille ? Dix ? Un million ? Et quel sort nous attend ensuite ? Sommes-nous ici pour l’éternité ?

— Vous resterez ici aussi longtemps qu’il faudra pour vous réhabiliter ! hurla Spruce. Ensuite, vous serez…

Il serra obstinément les lèvres, leur jeta un regard de colère et murmura d’une voix lasse :

— A votre contact, même les plus aguerris d’entre nous finissent par vous ressembler. Nous-mêmes, nous devrons être réhabilités. Déjà, je me sens impur…

— Mettez-le au-dessus du feu ! dit Targoff. Nous voulons toute la vérité !

— Jamais ! s’écria Spruce. Il y a longtemps que j’aurais dû faire ça. Qui sait ce que…

Il s’écroula à terre. Son visage prit une couleur cyanosée. Le Dr Steinborg, qui faisait partie du Conseil, l’examina aussitôt, mais sa mort ne faisait de doute pour personne.

— Occupez-vous de lui tout de suite, docteur, demanda Targoff. Faites son autopsie. Nous attendrons vos conclusions ici.

— Avec des couteaux de pierre, sans microscope et sans produits chimiques, quelles sortes de conclusions voudriez-vous que je vous fournisse ? demanda Steinborg. Mais je vous promets de faire de mon mieux.

Il sortit et deux gardes vinrent aussitôt enlever le corps. Burton prit la parole :

— Nous avons tout de même récolté quelques renseignements, grâce à Monat. Si Spruce avait refusé de parler, nous n’aurions pas pu continuer longtemps à bluffer.

— Tu veux dire que vous n’aviez pas vraiment l’intention de le torturer ? demanda Frigate. Je l’espérais un peu, à vrai dire. Si vous aviez fait une chose pareille, je serais parti d’ici et je n’aurais plus jamais accepté de revoir aucun d’entre vous.

— Nous voulions seulement lui faire peur, dit Ruach. Si nous l’avions torturé, c’est lui qui aurait eu raison. Nous aurions été pires que Goering. Mais nous aurions peut-être essayé d’autres moyens de persuasion. L’hypnotisme, par exemple. Burton, Monat et Steinborg étaient experts en ce domaine.

— L’ennui, c’est que nous n’avons aucun moyen de savoir s’il nous a dit la vérité ou pas, commenta Targoff. Après tout, c’était trop facile pour lui. Monat a fait une série de suppositions plus ou moins gratuites. L’occasion était trop bonne de nous lancer sur une fausse piste, si elles ne correspondaient pas à la réalité. Ce qui fait que nous ne sommes pas tellement plus avancés qu’avant.

En attendant, tous étaient d’accord sur un point. Les chances qu’ils avaient de découvrir un autre espion grâce à l’absence de marque sur son front étaient maintenant réduites à zéro. « Ils » allaient prendre des mesures pour que l’erreur qui avait permis à Kazz de tout découvrir ne se renouvelle pas.

Steinborg fut de retour trois heures plus tard dans la salle du Conseil.

— Rien ne permet de le distinguer d’un autre homme, dit-il. A part ceci.

Il leur montra une petite boule noire et brillante, de la taille d’une tête d’allumette.

— Je l’ai découverte à la surface de l’encéphale. Elle était reliée à certains nerfs par des filaments si minces qu’on ne pouvait les déceler que sous un certain angle, selon les conditions d’éclairage. Si je devais émettre une théorie, je dirais que Spruce s’est suicidé au moyen de cet appareil. Il lui a sans doute suffi de souhaiter sa propre mort. Le résultat, comme vous l’avez vu, a été instantané. Cette petite boule doit avoir le pouvoir d’amplifier certaines impulsions mentales, ou peut-être de libérer au niveau du cerveau un poison que mes faibles moyens ne me permettent pas d’analyser.

Après avoir exposé son rapport, il fit passer la boule aux membres du Conseil pour que tout le monde puisse l’examiner.

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